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EntrEpriSE
Dirigeant,
un rôle de composition
Étienne Candel
et
VÉronique riChard
Chercheurs au Gripic-Celsa, université Paris-Sorbonne
Les chercheurs du Celsa (université de Paris-Sorbonne) et les équipes du groupe i&e
et de l’Institut de l’entreprise ont mené une étude dont l’objectif était d’aboutir à
une meilleure compréhension de l’image des dirigeants de grandes entreprises dans
l’opinion publique ; elle examine conjointement les représentations des entreprises et
des dirigeants, ainsi que le contexte médiatique de leur élaboration.
L
a « figure du dirigeant » est une notion abstraite, une représentation globale et générale, empreinte de stéréotypes. L’analyse du discours de presse
permet l’identification des grands modèles qui la structurent. Le donné
des discours et des représentations permet de dégager des récurrences, des
références culturelles ancrées profondément, qui élaborent les modes de présence du
dirigeant dans les médias.
Pour cette étude, un corpus de presse de trois cent vingt-sept articles a été réuni,
donnant lieu à des approches à la fois qualitatives et quantitatives ; une dizaine
d’entretiens semi-directifs avec des dirigeants de grandes entreprises ont permis
d’appuyer l’analyse sur une enquête sociologique.
Ce que la tête est au corps
Le terme le plus récurrent, quantitativement, pour désigner les dirigeants d’entreprise est le mot « patron ». Avec cette dénomination, c’est tout un champ de représentations du pouvoir qui est soulevé, accompagné de connotations plus marquées
que la catégorie de « dirigeant d’entreprise », ou que l’énoncé d’une fonction. On
perçoit à travers ce mot le rapport complexe qui lie une personne à sa position, un
individu à sa fonction. La figure du dirigeant a partie liée avec l’image de l’entreprise,
et l’interrelation entre le dirigeant et l’entreprise est signifiante.
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Comment l’image du dirigeant se trouve-t-elle liée à l’image de l’entreprise ? Le
premier élément à remarquer est leur interchangeabilité relative dans le discours
social. Un dirigeant enquêté souligne qu’il « doit s’investir dans sa marque comme
dans un drapeau ». En termes de communication, le dirigeant et l’entreprise composent ensemble une entité synthétique, dont le statut s’explique par le rôle central du
dirigeant dans les grandes options stratégiques de l’entreprise.
Le discours de presse tend à assimiler les choix opérés par l’entreprise à des décisions émanant de l’individu qui la dirige. Cette forme de métonymie s’explique par
une métaphore structurante : le « patron » serait à l’entreprise ce que la tête est au
corps. La figure du dirigeant est celle d’un être hybride. Par exemple, dans Le Nouvel
Observateur, Marius Kloppers est ainsi décrit : « Leader de la production mondiale
de fer, Marius Kloppers, patron de BHP, se fait fort de devenir alors le premier fournisseur de la Chine et de l’Inde. » C’est le dirigeant qui serait leader de la production de fer, c’est lui qui fournirait la Chine et l’Inde. Cette hybridation procède d’une
constante circulation entre des référents humains et non humains. Le dirigeant ne
se limite pas à « diriger » l’organisation : il semble être l’organisation. Corps et tête,
machine et direction, ce paradigme métaphorique manifeste que le pouvoir du dirigeant est un pouvoir sur le « corps » social, celui des personnes dirigées.
On peut ainsi expliquer la force de la critique qui s’exerce
contre les patrons quand se déclenche une affaire,ou quand
la chronique de presse devient scandale : s’il est admis que
les hommes doivent être gouvernés, il est plus difficile
d’accepter que les orientations prises par le pouvoir soient
mauvaises. La position de gouverner comporte en quelque
sorte une obligation de résultat, parce qu’elle est pensée
sous l’aspect de la charge publique, quasi-politique.
S’il est admis
que les hommes
doivent être
gouvernés, il
est plus difficile
d’accepter que
les orientations
prises par le
pouvoir soient
mauvaises.
Dans les moments de crise liés à un échec, cette conception de la responsabilité personnelle se traduit à plein régime ; dans les moments de crise liés à des exactions, la
. Le Nouvel Observateur, au 8 novembre 007.
. L’image de la tête et du corps est marquante dans la philosophie politique (Platon, Phèdre, La République). Elle
trouve une illustration particulièrement vive dans Le Léviathan de Hobbes, où le souverain est figuré comme un
géant dont le corps est composé des corps de ses sujets, et qui tient dans les mains les symboles du pouvoir.
. 20minutes.fr donne de cette responsabilité une illustration très vive : « Motorola débarque son PDG après son
fiasco dans les téléphones portables » (0 novembre 007).
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responsabilité devient culpabilité, elle relève d’une rupture contractuelle dans laquelle
l’intérêt privé a pris le pas sur l’intérêt général.
La stratégie incarnée
Dépositaire de l’avenir de l’entreprise, le dirigeant apparaît comme son stratège ;
mais, simultanément, il est une part de sa stratégie : il est ainsi décrit comme « asset »
ou comme « média de l’entreprise » par les enquêtés. Comment expliquer cette personnification récurrente de l’entreprise, et cette personnalisation des choix stratégiques ?
Parce que le dirigeant est un individu, une personne, il fait l’objet d’un traitement
médiatique particulier. Face à la masse indistincte des anonymes composant l’organisation, le patron se distingue par sa « photogénie » : si le patron est la tête de
l’entreprise, il doit en être le visage, l’apparence, l’incarnation. En ce qu’il est un
homme, le « patron » tend à donner à l’entreprise une apparence saisissable, tangible,
manifeste.
Le dirigeant est ce dont l’entreprise se dote pour apparaître. L’investiture fonctionnelle d’un
dirigeant est un investissement moral et symbolique de l’entité économique. Le questionnement est récurrent : l’entreprise a-t-elle acté une bonne orientation stratégique en l’investissant du rôle de stratège ? Le pouvoir patronal est toujours en quête de légitimité.
L’investiture d’un dirigeant est donc une prise de risque pour l’entreprise. Le corpus
comporte par exemple un article général sur les risques liés à la fragilité psychologique du dirigeant et sur les moyens d’éviter cet écueil. Et la reconnaissance d’un
échec semblera toujours liée à une (mauvaise) action patronale, ou du moins elle
mènera à remettre en cause cette action.
L’investissement du pouvoir de décision dans un individu rompt l’égalité a priori
entre les hommes. La responsabilité est une question symbolique et culturelle : la
figure du dirigeant comporte en quelque sorte « deux corps », parce qu’il est un
humain incarnant un pouvoir qui lui est supérieur et en fait transcendant, parce
qu’il est être de chair en même temps qu’être de pouvoir. La question du risque se
comprend ici comme celle d’une potentielle disjonction entre l’homme et la fonc. « Prévenir plutôt que guérir », Le Nouvel Économiste, novembre 007.
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tion. La dualité entre le corps et la fonction impose la réussite, c’est-à-dire, de fait, la
légitimité, la justification et la reconnaissance du pouvoir investi.
Miroir déformant
Le discours médiatique construit la figure du dirigeant au croisement des grandes
représentations du pouvoir, de sa légitimité, des responsabilités qu’il implique. Pour
autant, il est reçu de manière ambiguë par les dirigeants eux-mêmes, qui d’une part en
reconnaissent la force, mais d’autre part en dénoncent les approximations et les limites.
Les journalistes apparaissent souvent aux yeux des dirigeants enquêtés comme des
professionnels de l’à-peu-près, voire comme des incompétents ou des démagogues.
Selon les dirigeants, le travail de l’image médiatique devient une nécessité dès lors
que leur fonction, les spécificités de leur entreprise ou l’actualité particulière de leur
branche d’activité les exposent au discours des médias.
S’ils soulignent que l’image d’un dirigeant est au moins aussi importante pour les publics
internes de l’entreprise que pour les publics externes, les enquêtés considèrent que leur
image interne tend à être meilleure ; mais ils notent une importance considérable, en
interne, de l’image développée par les médias. Ces derniers occupent donc une place de
pivot dans la construction de l’image du dirigeant, y compris auprès de ses plus proches
collaborateurs. Un dirigeant mentionne par exemple, au cours de l’entretien : « La crédibilité et l’intérêt qu’accorde l’interne aux médias est très fort. Le Monde est sûrement
beaucoup plus lu que le journal interne. » Cette assertion témoigne d’une rétroaction
particulièrement forte, sur l’interne, de l’image des dirigeants dans la presse.
La capacité à taire
Le discours médiatique se distingue par le fait qu’il contribue à construire une image
que l’on pourrait dire synthétique, car il donne une existence publique, une visibilité
. De ce fait, l’excès est un vice, comme le laisse apparaître Marianne dans le traitement du sujet des rémunérations
des dirigeants. On peut y lire par exemple : « Les grands patrons français barbotent dans une opulence toujours plus
spectaculaire » (« Ce que l’on ne dit jamais sur le salaire des patrons », er décembre 007).
. Un des entretiens réalisés évoque certains journalistes comme « de vrais amateurs ». Un autre entretien souligne
que, si le discours journalistique est dangereux, il est cependant normé, à la différence des discours tenus sur Internet
qui composent un état d’insécurité permanente parce qu’ils ne sont pas régulés par une éthique ou une tradition.
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à l’ensemble des représentations et des construits sociaux. Les enquêtés relèvent fréquemment qu’un dirigeant sera plus médiatisé s’il est à la tête d’une entreprise dont
les produits et les services concernent directement le grand public. Une large part de
l’activité économique est ainsi laissée dans l’ombre.
Un jeu constant entre l’opacité et le dévoilement semble travailler le discours médiatique7. Un cas majeur de ce type de stratégie médiatique est celui des « affaires » qui
secouent régulièrement le monde économique : dans l’« affaire » UIMM, le mot de
« caisse noire8 » connote ainsi non seulement l’illégalité, mais aussi et surtout l’opacité et l’invisibilité des fonctionnements économiques.
Quand un patron est interviewé et s’exprime sur la conjoncture0, ou sur la stratégie
de son entreprise, c’est en tant qu’expert qu’il parle. Ce statut d’expert donné au dirigeant repose lui aussi sur un jeu dialectique entre l’opaque et l’ouvert : le dirigeant
est convié à rendre visibles des choix habituellement cachés, ou à donner un avis de
spécialiste. L’expert tient son savoir de son expérience. Son intervention est toujours une explicitation, une mise au jour.
Le « patron » peut aussi être placé dans un rôle communicationnel de stratège. Deux
grandes qualités apparaissent dans les portraits de dirigeants : la capacité à faire, la
capacité à taire. Cette figuration du dirigeant en communicant stratège est une
des voies par lesquelles s’établit un discours de presse positif à l’égard des patrons :
la communication minimale, l’« infracommunication », devient une vertu. D’une
part, elle est reconnue comme le signe d’une capacité stratégique, et d’autre part, elle
. Par exemple, c’est comme l’envers du décor qui est dévoilé quand Paris Match, introduisant une interview de
Daniel Bouton, commence par décrire ainsi l’entreprise : « Dimanche 7 janvier 008. 8 heures. La tour de la
Société générale à la Défense ne brille pas dans la nuit. […]. Mais quelques étages restent allumés, notamment
le e, l’étage de la “prèze”, comme le disent les salariés de la troisième banque française – la “présidence”. » (Paris
Match, janvier 008).
. Entre autres exemples, on trouve cette expression en titre (« La caisse noire de l’UIMM ») dans l’édition du
Nouvel Observateur du 8 au octobre 007.
. Sur l’affaire de l’UIMM, on peut encore lire en titre d’un article du Point ( octobre 007) : « Petites enveloppes
et gros secrets », l’opacité étant ici rapprochée de la nature même du monde des affaires.
0. La nécessité, de plus en plus forte pour le dirigeant, de s’exprimer sur les choix futurs de l’entreprise est relevée
dans l’un des entretiens réalisés comme un élément imposant la conception fine de sa communication.
. Le Figaro Réussir consacre tout un dossier au dirigeant comme expert (« Expert ou manager, il faut choisir »,
février 008).
. La capacité à (se) taire comme qualité stratégique du dirigeant est très manifeste, par exemple dans l’article que
Le Figaro Magazine ( décembre 007) consacre à la stratégie réussie de Bertrand Meheut concernant l’achat des
droits de la Ligue de football.
. « Caméléon » est ainsi le titre d’un article de Challenges (0 janvier 008) consacré au PDG de Casino, précisant :
« Le patron de Casino sait changer de costume quand la situation l’exige. Une façon aussi de passer inaperçu. »
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paraît ménager aux médias des moments de dévoilement et de mise en scène de l’expertise. Ainsi, à l’opposition pouvoir/public s’ajoute une opposition savoir/ignorance.
L’action médiatique est donc sous l’effet d’une double détermination.
Les médias endossent une mission didactique pour leurs publics. Informer, c’est apporter au lectorat érigé en « peuple » un savoir, une lumière qui sont comme dérobés :
• d’une part, les journalistes pourront aller recueillir l’information auprès de patrons
apparaissant comme des spécialistes ou des experts (interviews et avis d’experts) ;
• d’autre part, le discours journalistique peut inverser cette conception de l’intermédiation des savoirs : la possession du capital de savoir par les patrons est
alors coupable, elle manifeste une inégalité, et la complexité du savoir de l’expert paraît remplacée par l’opacité du pouvoir.
Un équilibre entre deux excès
L’« infracommunication » peut manifester un choix stratégique de la part des dirigeants, mais elle est aussi mobilisée pour éviter le risque d’un excès de communication. Le risque du trop médiatique est ainsi récurrent dans les entretiens.
Les excès que l’on reproche à Messier – souvenir traumatique et repoussoir récurrent – sont assimilables aux faiblesses d’une personne chargée d’une mission trop
grande pour elle : dans les interactions entre le dirigeant et ses publics, un patron
qui pèche par incompétence ou par orgueil rompt le contrat tacite qui légitime symboliquement la position de pouvoir.
La communication est considérée avec une certaine suspicion par les dirigeants qui
peuvent la concevoir comme le domaine du débordement et de l’erreur7. Les entretiens soulignent une observation critique des professionnels de la communication
qui paraissent trop spécialisés ou semblent manquer de hauteur de vue stratégique.
Le directeur de la communication fait régulièrement exception : à la fois rare et de
. Le délit d’initié est sans nul doute le cas majeur de cette forme de figuration du dirigeant, dans laquelle le savoir
est, de fait, coupable. Voir par exemple l’article du Nouvel Observateur consacré à EADS ( au 7 octobre 007).
. Un dirigeant enquêté énonce ainsi : « Moins on est people et mieux ça vaut. »
. Un des dirigeants parle de « contamination » pour évoquer cette dérive. Challenges relève que Jean-Bernard Lévy,
« plus pragmatique que charismatique, détonne au royaume du très divertissant Vivendi » : la discrétion s’établit en
valeur positive, par référence implicite au passé médiatique de J.-M. Messier.
. Dans un des entretiens réalisés, le communicant professionnel est comparé à un « courtisan » dont les propositions sont souvent de mauvais conseils, voire des « pièges ».
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La conception
d’une duplicité
du patron comme
stratège pour
l’entreprise et
option stratégique
de l’entreprise
est intériorisée
par les dirigeants
eux-mêmes.
valeur, il est avant tout pensé comme un individu chargé
d’« encadrer » le dirigeant,et éventuellement de le « retenir » dans les possibles excès liés à sa position. C’est une
garantie, un « verrou » contre les excès du pouvoir. La
conception d’une duplicité du patron comme stratège
pour l’entreprise et option stratégique de l’entreprise est
intériorisée par les dirigeants eux-mêmes.
Certains des dirigeants interrogés se décrivent d’ailleurs,
avant toute chose, comme des communicants, mais
conservent à l’égard de la communication une position de prudence et de retenue8.
Une communication excessive est considérée comme « illégitime » par plusieurs des
dirigeants enquêtés. Mais simultanément, communiquer trop peu, c’est risquer de
donner libre cours, dès l’apparition d’une crise, à la mise en œuvre d’un discours
médiatique reposant sur la polémique de l’opacité plutôt que sur la rhétorique de
l’expertise. En somme, le dirigeant doit assumer le rôle de signe de son entreprise, et
trouver un équilibre entre deux excès.
Une histoire à conter
C’est la survenue d’un événement qui provoque le discours de presse sur le dirigeant ;
ainsi, l’orientation stratégique adoptée par les entreprises compose la première origine de la médiatisation, suivie par les grandes « affaires » qui font l’actualité, et par
les articles qui évoquent – hors contexte particulier – la personne d’un dirigeant.
Le discours journalistique est ainsi un discours composé d’actualités avant d’être un
discours d’actualité. Nombre d’articles – généralement brefs – sont ainsi consacrés
à l’entrée en fonction ou à la nomination d’un dirigeant, la presse semblant tenir la
chronique des choix stratégiques des entreprises.
L’investiture marque le moment où s’enclenche l’investissement médiatique dans sa
figure. En de telles occasions, les médias semblent suspendre leur jugement, ou aborder un point de vue délibérément neutre ; ils n’exercent pas, à ce moment, la fonction
polémique qui sera souvent la leur au cours de l’action.
. « N’accordons pas trop d’importance à la communication […]. Le dirigeant doit être lui-même, ne pas s’occuper
de son image et faire son travail », note ainsi l’un des dirigeants interrogés.
. « Faire et ne pas dire, c’est dommage ; mais dire sans faire, c’est un véritable danger », explique un des enquêtés.
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Deux thèmes président au portrait qui peut être dressé du dirigeant à son entrée en
fonction : les enjeux de l’entreprise à cet instant de la vie économique, et le passé
du dirigeant. Dans cette figure du dirigeant « conquérant », l’expérience passée peut
constituer un atout ou un défaut pour la confrontation de l’homme à la conjoncture.
Le discours de presse est comme une narration, une mise en action et une mise en
récit0 imbriquant la vie des entreprises et le mandat des dirigeants.
Les portraits de dirigeants dans la presse sont significatifs du fait que les médias
travaillent la figure du patron ; l’image n’y est pas un élément contrôlé par la communication d’entreprise, elle fait l’objet d’une élaboration créatrice par le discours
journalistique. Leur caractère stéréotypé incite à questionner cette présentation.
Les articles biographiques relèvent d’un travail de mythographie : dans le portrait
médiatique, des figures stéréotypées surdéterminent la description. Dans un article sur
François-Henri Pinault, on peut lire ainsi : « Breton par son père, d’origine irlandaise
par sa mère, François-Henri Pinault en a hérité une propension à tracer sa route avec
obstination. » La convocation de stéréotypes permet d’élaborer la personne – l’être
privé – en personnalité – c’est-à-dire en individu public agissant dans le monde.
Dès son entrée dans le discours médiatique, le dirigeant tend à être réduit à un personnage. Travaillée en figure typique, son image lui échappe. Quand Henri Proglio est
décrit par Le Nouvel Observateur, la partie vaut pour le tout, et le vêtement vaut pour le
caractère : « Lui si modeste et discret figure en gros plan parmi les invités du président ;
brun, de taille moyenne, sanglé dans son éternel costume gris. » Ce costume « éternel »,
est érigé en signe codifié de la réserve et de la discrétion. Cette relation entre l’apparence
et l’être est une relation naturalisée, passant outre la complexité du monde social.
Ici, le discours journalistique ambitionne d’être un discours vrai sur ce qui pourra se
passer dans l’avenir.
0. Vladimir Propp, Morphologie du conte, 8 [], Paul Ricœur, Temps et récit, 8.
. « Il s’appelle Pinault, François-Henri Pinault », L’Express, 8 février 008.
. Le Nouvel Observateur, novembre au décembre 007.
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Mise en scène
La présentation du dirigeant relève de sa mise en action, de sa dramatisation au sens
fort. Et cette dramatisation engage des figures stéréotypées de l’action, proches de
personnages de théâtre ou de cinéma. Ainsi, la photographie de Jean-Cyril Spinetta
qui est placée au début de l’article que L’Express lui a consacré présente le dirigeant
d’entreprise en conquérant, voire en visionnaire : sur fond d’une ville qui apparaît
comme en contrebas, l’homme, en légère contre-plongée, tendant le bras gauche,
regarde au loin vers la droite et s’apprête à lancer dans les airs une maquette d’Airbus aux couleurs d’Air France. Son geste est élancé, semblable par sa posture à celui
de certaines statues semblant montrer le chemin. La représentation de la conquête
dans les figurations du dirigeant est récurrente. La personne du dirigeant est ici traitée en persona, en personnage de théâtre.
Le modèle de la dramatisation théâtrale aide à comprendre à la fois le rapport
entre le personnage et la situation, et le caractère souvent simplifié de la description
journalistique. Le personnage élaboré par le journal doit relever d’un type pour faire
l’objet d’une appropriation facile par le lecteur. Dans la plupart des articles étudiés,
le traitement quasi théâtral formalise cette métamorphose des personnes en personnages. La comparaison avec le théâtre est d’ailleurs intériorisée par certains dirigeants, qui mentionnent dans les entretiens que, dans sa communication, le dirigeant
d’entreprise doit savoir être « spectaculaire » (sont décrites de cette manière des actions que l’on pourrait dire
Le dirigeant
héroïques, comme « aller à la conquête du monde »,
d’entreprise
« enrayer le processus de délocalisation », et des actions
doit savoir être
à la visibilité accrue par le cadrage médiatique, comme
« spectaculaire ».
« produire des innovations techniques » et « créer des
emplois »).
. Du grec drama, « action ».
. L’Express, octobre 007.
. Un des enquêtés souligne l’importance du visuel dans la construction d’une bonne image, et l’importance que
peut avoir, à ce titre, la presse magazine ou la télévision. Le sourire et l’apparence sont d’après lui très importants
dans la réception qui sera faite de l’action du dirigeant. Un article critique ou erroné dans ses propos pourra paradoxalement apparaître comme une médiation positive pour l’entourage ou pour le public si l’image qui l’accompagne
est avantageuse.
. Le travail de dramatisation est manifeste par exemple dans la présentation des « acteurs du drame » par Le Point
( octobre 007) : « Les cordes sont prêtes. Le scandale autour des délits d’initié d’EADS semble devoir mener
au gibet toujours plus de monde. Avec en vedette Thierry Breton, ancien ministre des Finances, une vingtaine de
dirigeants du groupe aéronautique, des têtes célèbres, Noël Forgeard, Thomas Enders et, derrière, quelque 00
cadres… » Hybridé au spectacle théâtral, le genre populaire du western semble ici convoqué comme modèle de
compréhension de l’intrigue.
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On trouve ainsi un travail important sur les rôles dans les articles retraçant un parcours, un itinéraire biographique ou le récit d’une affaire dans son ensemble. Les
différents protagonistes sont parfois présentés sous la forme de vignettes – photographies de petites dimensions, semblables à des photos d’identité, suivies d’une
légende et s’intégrant comme des encadrés dans la lecture de la page. Le travail
journalistique prend une dimension pédagogique, visant à permettre au lecteur de se
repérer parmi les protagonistes d’un récit. Les dirigeants et responsables sont décrits
comme parties prenantes d’un récit et comme incarnations de rôles simplifiés : dans
l’article déjà mentionné sur J.-C. Spinetta, les images de différents personnages sont
présentées sous des surtitres très significatifs du déroulement d’une action : « sa
garde rapprochée » – « ses mentors » – « ses adversaires ».
La figure patronale est une figure en action, saisie à un instant t. Cette particularité
est spécialement visible dans la chronique de la vie des affaires : les départs et nominations sont souvent relayés sous la forme de brèves. Dans ces productions médiatiques, on dispose d’une sorte d’épure de la conception journalistique du monde
des affaires : comme dans une sorte de Who’s who, ces articles résument la vie des
personnages et leurs fonctions de manière comparable aux « carnets » du Monde ou
du Figaro. Le dirigeant y est saisi principalement par ses actions : le temps qui prédomine dans ce type d’articles, c’est le passé composé, ce que la grammaire contemporaine nomme l’accompli du présent. L’accompli du présent n’est pas le temps d’un
passé révolu, mais celui d’un passé dont les effets se font sentir dans le présent. Le
dirigeant est en quelque sorte une figure dont le présent est entièrement lié à ce qu’il
a accompli auparavant.
La mise en œuvre de figures de « conquérants » comme celle de figures de « délinquants » ou de dirigeants « défaillants » sont les différents versants d’une même activité de réception culturelle de la vie des entreprises et de leurs dirigeants. Comme
le mentionne un des dirigeants interrogés, « on [l’opinion] veut des leaders qui s’imposent mais on veut aussi démolir des icônes ». La relation au pouvoir décrite ici est
liée aux lieux communs d’une approche tragique. L’ascension ou la chute des gouvernants illustrent un rapport au pouvoir théâtralisé. Si le dirigeant réussit, il apparaît
dans l’accomplissement normal de sa fonction ; s’il échoue, il est dans l’issue codifiée
de son rôle. Un autre enquêté remarque d’ailleurs que le dirigeant une fois à terre
devient immédiatement une cible pour le discours médiatique7. Issue heureuse ou
. À l’occasion de la crise rencontrée par la Société générale, Marianne titre ainsi « Daniel Bouton, la faillite des
élites à la française » ( février 008).
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issue malheureuse, l’action doit trouver son dénouement. En dehors de la polarisation positive ou négative du discours, seul le silence des médias peut être une issue.
Storyboard
Le temps médiatique est spécifique en raison des modèles narratifs qui président à
son écriture, et le dirigeant connaît dans la presse une série d’avatars typiques, qui
correspondent aux différentes étapes d’une histoire.
Le dirigeant « conquérant »8 est une figure initiale : il est placé en situation d’agir et
son action est censée se dérouler dans le cadre d’une conjoncture problématique. Le
discours de presse est comme un récit qui fait évoluer, par l’intervention du dirigeant,
une « situation initiale » vers une « situation finale ». Dans ce schéma, le dirigeant
occupe à la fois la position de protagoniste et celle d’élément perturbateur. Le succès
de l’entreprise face à la conjoncture sera en effet assimilé à l’action du dirigeant ; l’échec
sera avant tout une manifestation du fait que le dirigeant est devenu un obstacle.
C’est pourquoi les articles de bilan sont fréquents et apparaissent plus facilement en
cas d’échec du patron. Le bilan négatif motive la description d’une nouvelle situation
initiale, dont les enjeux sont aggravés par l’action du dirigeant ; tandis qu’un bilan
positif ne laisse guère de place à un nouveau récit. Le discours journalistique serait
donc marqué par une prédisposition narrative au positionnement négatif.
Les périodes faibles du discours de presse – la « chronique » des décisions, le compte
rendu des « affaires courantes » – sont donc ponctuées de temps forts – qui articulent le récit autour de rebondissements et de péripéties0.
Il faut souligner le caractère moral des histoires ainsi proposées par les médias à leurs
lecteurs : exorbitant, anormal, primitivement illégitime, parce qu’il sort du commun,
le pouvoir est toujours à légitimer, à justifier. Tout ce qui s’apparente à l’excès et au
. Un enquêté évoque l’image de « bâtisseur » comme élément contribuant à la figure positive du dirigeant, avant
de mentionner les « actions positives de conquête ».
. Au moment d’une investiture, Les Échos ( décembre 007) soulignent par exemple : « Une chose est sûre,
Vikram Pandit n’arrive pas à la tête de Citigroup en position de force », avant de mentionner la crise qui frappe
l’entreprise et la nécessité d’une transformation structurelle du groupe.
0. La discordance entre le temps médiatique et le temps de l’action est perçue par certains dirigeants enquêtés
comme un problème, la nécessité de communiquer en externe pouvant nuire au travail en interne qui devrait rester
prioritaire.
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Dirigeant, un rôle de composition
délit dans l’exercice du pouvoir compose les éléments d’un récit à portée morale, qui
à la fois réaffirme le lien de la collectivité, et doit servir de leçon aux futurs hommes
de pouvoir.
L’affaire des rémunérations des dirigeants est à cet égard très significative. Thématique
de presse à part entière, les rémunérations sont comme la représentation emblématique
de la distance qui sépare les dirigeants du commun des
thématique de
hommes : les rémunérations offrent un élément qui à la
presse à part
fois est de l’ordre de la commensurabilité (les sommes en
entière, les
jeu permettent de comparer les revenus des dirigeants à
rémunérations
ceux d’autres individus), tout en évoquant le domaine de
sont comme la
représentation
l’inimaginable.
emblématique de la
distance qui sépare
Il faut donc penser le dirigeant non pas simplement
les dirigeants
du commun des
comme une fonction dans l’entreprise ou un statut dans
hommes.
une société, mais comme un être doté par la presse
d’une existence symbolique, communicationnelle, qui
traduit une série de représentations culturelles, faisant intervenir des idéaux politiques autant que des considérations sociales.
. Ainsi, un dirigeant enquêté souligne que la question des rémunérations, comme celle des rapports avec le pouvoir politique, travaille l’imaginaire d’un pouvoir possédé par un « clan » fermé abusant de sa position.
. Elle est d’ailleurs décrite par les enquêtés eux-mêmes comme un domaine où se manifeste une inégalité qui peut
apparaître comme illégitime et injuste.
. L’Expansion.com titre ainsi, au décembre 00, « Un patron du CAC gagne 00 fois plus qu’un patron de
PME », et L’Humanité « Un grand patron français touche SMIC par mois » ( octobre 007). La comparaison, en révélant la démesure de l’inégalité, implique une approche polémique du pouvoir.
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