la confiture de melon-intérieur.qxp

Transcription

la confiture de melon-intérieur.qxp
i.
Le soleil venait à peine de se lever sur les vastes collines
du petit village de cinq cents habitants. Une odeur de bois
brûlé s’échappait des hautes cheminées. Le chant du coq
annonçait l’aube, mais ce cinq mars mille neuf cent quatre-vingt-seize, les rues de Saint Martial de Nabirat
grouillaient déjà d’une effervescence inhabituelle. Chaque
premier dimanche de ce mois, le village de Dordogne
célébrait la fête de l’arbre.
Stephan était réveillé depuis longtemps. Il n’avait pas
trop bien dormi. Ce n’était pas vraiment le départ qui le
tourmentait, mais l’idée de quitter définitivement sa campagne.
Après plusieurs années d’études à l’université de lettres
de Toulouse, il avait décroché une maîtrise d’Anglais.
Pendant ses quatre années estudiantines dans la ville rose,
il remontait chaque week-end à Saint Martial.
Pourtant il était persuadé de faire le bon choix. Cette
soif de découvrir de nouveaux horizons ne l’avait jamais
quitté. Lorsqu’il était adolescent, alors que ses copains
dépensaient leur argent de poche dans les cigarettes et
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passaient leurs après-midi au café du coin, lui préférait
économiser les pièces de dix francs qu’il recevait pour tondre les pelouses du voisinage et aider son cousin menuisier sur les chantiers.
Stephan s’évadait ainsi à travers les livres d’aventure
qu’il collectionnait. Quelles que soient les destinations, il
dévorait toutes les histoires vécues ou fictives et s’imaginait souvent à la tête d’une expédition.
Ce matin, ce n’était pas le chapitre d’un nouveau
roman qu’il visualisait, mais son aventure cette fois réelle
qui commençait dans vingt-quatre heures. Soudain une
odeur familière le tira de ses songes. Les parfums d’oranges sucrées mélangées à un fruit dont l’origine lui rappelait les couleurs blanches d’un village d’Andalousie. Sa
tante préparait son petit déjeuner préféré. Du pain perdu
au miel d’acacia, et des tartines de pain grillé qu’elle badigeonnait de confiture de melon d’Espagne.
La porte d’entrée claqua, un petit homme fort comme
un bœuf au visage rond et sans cheveux brisa le silence
matinal de sa voix rauque. Il portait une salopette bleu
marin, quelques brindilles de paille s’étaient accrochées
aux bretelles à boucles. Il venait de nourrir les bêtes et
ramenait une bouteille de lait frais.
- Stephan, réveille-toi, il est six heures et demie !
Montou était éleveur de bêtes et cultivateur de tabac.
Originaire d’un village voisin, il avait rencontré son épouse
lors d’un bal traditionnel. Depuis quarante ans, ils habitaient une vaste et solide maison construite en pierres du
Périgord. Aucune construction moderne n’égalait la structure des bâtisses de la région. Les murs atteignaient parfois
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un mètre cinquante d’épaisseur. Chaque pierre apparente
était choisie avec minutie et le résultat extérieur était d’une
beauté architecturale incomparable. Les deux grandes toitures étaient supportées par d’énormes poutres en chêne
laissant place à d’immenses chambres mansardées.
Dès l’approche du printemps, Jeannette ajoutait à sa
demeure quelques notes de couleurs. A chaque fenêtre,
elle suspendait des pots rectangulaires desquels jaillissaient des guirlandes de géraniums grimpants. Parterre
autour des murs, œillets d’Inde, violettes et roses formaient une frise naturelle délimitée par de la rocaille. Il
n’était pas rare de voir des touristes prendre la maison en
photo.
Stephan s’étira longuement, puis d’un bond il sortit du
chaud confort de l’édredon en plumes d’oie. Il portait un
caleçon blanc et un tee-shirt gris à manches courtes. A
vingt-trois ans, c’était un jeune homme au physique svelte
et musclé.
En ouvrant les fenêtres et les volets de sa chambre, il
respira profondément l’air frais matinal.
- Super, pas un seul nuage. Je crois qu’on va avoir une
belle fête de l’arbre.
Stephan avait décoré sa chambre lui-même. Tapisserie
beige et moquette marron, certes ce n’était pas le travail
d’un professionnel. Mais son oncle et sa tante ne roulaient pas sur l’or, et il ne voulait pas leur occasionner des
frais inutiles.
Sur les deux grands murs, il avait punaisé trois posters
géants. L’un représentait le site inca du Machu Picchu, le
second une vue aérienne du Hoggar et enfin un lever du
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soleil sur le Grand Canyon. A l’angle du lit, une petite
valise en toile verte était ouverte. A l’intérieur, quelques
vêtements y étaient soigneusement pliés. Dans un sac de
sport noir, des livres en anglais ainsi que des fiches étaient
méticuleusement rangés dans des pochettes transparentes.
Sur le gros meuble en bois de chêne trônaient plusieurs
photos. Stephan saisit le portrait en noir et blanc de ses
parents et retira le peu de poussière accumulée durant la
nuit avant de le déposer dans le sac Adidas. Le jeune
homme enfila rapidement son jean délavé et un pull noir
avant de descendre les escaliers du couloir quatre par quatre.
Jeannette leva les bras au ciel.
- Tu me fais peur, un jour tu finiras par te casser les
deux jambes et tu le mériteras car tu ne m’écoutes jamais.
- Bonjour ma petite Manette, bonjour tonton.
Il embrassa sa tante tendrement.
Ses voisines l’appelaient Jeannette. Elle était encore en
robe de chambre, une écharpe en laine sur les épaules. A
soixante ans c’était une femme robuste au teint clair. Ses
tâches de rousseurs lui donnaient un air jovial, et ses rondeurs témoignaient de sa gourmandise insatiable.
- Mais ne t’inquiète pas ma petite Manette, je te parie
que je pourrais les descendre d’un seul bond.
- Oui, et te retrouver à l’hôpital.
D’un geste rapide, il saisit sa tante par les bras et
entama un pas de deux.
- Tu as peut-être raison, je crois aussi que tu as peur que
je ne puisse plus te faire valser.
- C’est vrai que ça va me manquer. Quand je pense à
tous ces bals qu’on ne ratait jamais.
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Nous étions jeunes à l’époque, aujourd’hui c’est la
mode des discothèques avec de la musique à vous rendre
sourd...
Stephan abandonna sa cavalière et s’empara d’un morceau de pain grillé.
- Ah non ! Tu vas te débarbouiller d’abord et dépêchetoi au lieu de faire le mariole riposta Jeannette.
Il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour se laver le
visage à l’eau froide et passer la brosse sur ses cheveux
noirs épais. Son oncle était déjà attablé. Il coupait trois
grosses tranches d’une tourte encore chaude achetée le
matin chez le boulanger. La croûte craqua sous la lame
aiguisée du couteau.
- Ce matin, c’est une bonne fournée, dit-il.
Montou se plaignait souvent de la qualité du pain, surtout depuis que le nouveau boulanger s’était installé. Si
bien qu’il lui arrivait parfois d’aller acheter une tourte à
dix kilomètres de Saint Martial simplement parce qu’elle
était cuite au feu de bois.
Sur la grande table en noyer, Jeannette venait de poser
le cantal, le saucisson, des cornichons et des olives mélangées à des piments verts.
- Assieds-toi maintenant ordonna t-elle à Stephan.
Tiens, voilà ta confiture, ton chocolat au lait ne doit pas
être très chaud. Tu veux que je te le réchauffe un peu ?
- Non merci, tu me connais, je le préfère tiède.
- Je t’ai préparé quatre tartines de pain perdu. Ça te
suffira ou je t’en fais une de plus ?
- C’est largement suffisant Manette, merci. Je veux garder
un peu de place pour grignoter quelque chose sur la place.
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- Ne mange pas trop de bêtises quand même, j’ai
décongelé des cèpes pour te faire des pommes de terre sarladaises.
- Quoi, pour midi ? Je ne sais pas si j’aurais le temps de
prendre une longue pose déjeuner !
- Ah non, j’ai prévenu Jacques. Vous aurez toute l’après-midi pour continuer vos ventes.
- Chut ! Taisez-vous, c’est la météo. Jeanne, augmente
le son, ordonna Montou de sa voix rauque.
Elle amplifia le son du transistor et tous les trois écoutèrent la voix rassurante de la présentatrice.
- Temps agréable dans le Sud Ouest, quelques brumes
matinales mais elles finiront par se dissiper. Les températures resteront fraîches et en-dessous des normales saisonnières, avec un maximum de quinze degrés à Sarlat. Les
…
Jeannette avait aussitôt éteint la radio sous prétexte que
le reste de l’actualité était sans intérêt.
Toc, toc, toc. Montou s’était levé afin de régler le baromètre. Accroché au mur de la salle à manger, le précieux
indicateur météorologique ne se trompait jamais. Montou lui donnait tous les matins trois petits coups avant
d’ajuster l’aiguille rouge.
- Qu’est-ce qu’il prévoit aujourd’hui, tonton ?
- L’aiguille redescend un peu vers le variable. Elle était
restée sur le beau temps trop longtemps, ça ne va pas
durer, répondit-il en haussant les épaules.
Stephan connaissait bien l’importance de ces informations quotidiennes. Son oncle et sa tante n’étaient pas
les seuls tributaires des caprices du ciel. La survie des
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habitants de Saint Martial de Nabirat et des villages alentours dépendait des conditions climatiques de la région.
Etre agriculteur était un métier dur et parfois ingrat.
Les orages d’été pouvaient être très violents et en quelques
heures ravager les récoltes de la saison. Des grêlons aussi
gros que des balles de ping-pong tombaient avec une telle
puissance, qu’ils ne laissaient aucune chance aux fragiles
pieds de tabac. Les feuilles de raisin ne représentaient
qu’une mince protection contre les forces de la nature.
Les grappes étaient broyées dans la terre, laissant place à
un spectacle désolant. L’été dernier avait été particulièrement chaud et sec. Les mois s’étaient succédés sans la
moindre pluie. La terre se réchauffait et s’asséchait rapidement et la végétation manquait désespérément d’eau. La
Dordogne représentait le dernier espoir afin de sauver les
cultures. A l’aide d’énormes pompes, les fermiers puisaient inlassablement le précieux liquide pour arroser leur
plantations. Vers la fin du mois de juillet, le Céou, petit
affluent de la Dordogne, était à sec.
Stephan avait achevé son petit déjeuner et regardait
autour de lui, l’air songeur. Dans cette grande pièce, il
remarqua pour la première fois qu’aucun confort n’existait. Il n’y avait pas de fauteuils ou de canapés. Le coin
cheminée avait été remplacé par le poêle que l’on remplissait de charbon de bois. Le mobilier était disposé sans
détail esthétique. La grande table à rallonges trônait au
milieu de cet espace salon / salle à manger. Neuf chaises
en bois, certaines ne tenant pas trop sur leurs pieds,
étaient placées un peu partout, comme pour boucher un
trou. Pourtant cette immense pièce qui faisait office de
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