LIGNES DE FAILLE

Transcription

LIGNES DE FAILLE
LIGNES DE FAILLE
ADAPTATION À LA SCÈNE DU ROMAN DE NANCY HUSTON MISE EN SCÈNE CATHERINE MARNAS
ENTRETIENS AVEC
CATHERINE MARNAS
PARNAS
COMPAGNIEDRAMATIQUEPARNAS
direction artistique direction générale administration communication | diffusion Catherine Marnas
Claude Poinas [email protected]
Fanny Catier [email protected] Olivier Quéro [email protected]
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Entre théâtre du Globe et théâtre de cuisine
Entretien entre Nancy Huston et Catherine Marnas
Nancy Huston : (…) On entre dans le spectacle comme on entre dans un livre… On n’en reçoit pas plein la figure… Il y a un
magnifique travail sur le son, sur l’image, sur l’équilibre, la
scène avait l’air d’un tableau. Si je fermais les yeux à moitié,
et que je voyais cela de loin, tout était très réfléchi, très harmonieux… Et en même temps, je n’avais pas l’impression que
l’on me montrait le génie de la mise en scène… On avance,
comme dans une ballade, inquiétante, dans une forêt inquiétante, de récits, de relations et tout çà... J’ai beaucoup apprécié cette chose-là, que l’on puisse entendre les voix, les
histoires…
Catherine Marnas : Ca me fait plaisir car ç’a été vraiment
une obsession tout le temps : il ne faut jamais que l’on voie
la mise en scène… Il ne s’agit pas d’une adaptation dans le
sens où il y aurait transformation totale de l’écriture, ce qui
m’a intéressé, c’est le passage de l’écriture même du roman
à la scène. Les gens pouvaient s’imaginer que ça allait être
entièrement dialogué… Ce qui serait beau, c’est que l’on ressente cela comme une évidence, que l’on ne se pose pas la
question, que tout soit absolument évident et limpide…
N.H.: Je n’ai jamais rien vu de tel, c’est vrai ! Je n’ai jamais
vu une chose comme ça sur scène (Rires). Je crois que les
spectateurs mettent un peu de temps à comprendre dans
quel pacte ils s’engagent parce que le début est drôle, et donc
on se dit : c’est ce pacte-là, c’est une comédie, une satire de
la société américaine ou encore des relations parents enfants
ou je ne sais pas quoi… Et puis l’on commence à attraper des
choses qui viennent d’un passé plus lointain, qui sont comme
des trouées vers les régions sombres et on se dit, non, non il
ne s’agit pas de cela. Ensuite, le temps, la durée s’installe et
là on ne sait plus où l’on va et donc il y a un moment où il faut
lâcher prise, Il faut dire ok je l’accepte parce que c’est passionnant ce que j’entends, ce que je vois, et je laisse venir(…)
Et c’est très très bien aussi de ne pas avoir coupé : « a dit
Papa », « a dit Maman », c’est-à-dire de rester dans la voix de
l’enfant, tout le temps, tout le temps…
C.M. : Ce qui est compliqué : c’est les coupes…
N.H. : Ce que tu coupes reste dans le roman ! (Rires) Non,
Lignes de faille | Entretiens avec Catherine Marnas | page 2
l’important, c’est de créer une œuvre théâtrale aussi aboutie,
aussi impeccable, irréprochable possible et si cela donne
envie aux gens après cela de lire le roman, c’est tant mieux,
sinon ce n’est pas grave. Le livre continue d’exister aussi il ne
faut pas que tu aies de scrupules vis-à-vis de cela (…) C’est
vrai que ce n’est pas une épopée mais c’une saga… Et les
gens commencent à s’imprégner de cette idée que leur histoire aussi est formée par des tas de choses qu’ils ignorent,
des tas de détails, tel objet qui a eu une signification dans une
autre époque, telle parole qui a été transmise et qui a changé
de sens en passant d’une génération à l’autre ou d’un pays à
l’autre. Et hier soir après la représentation, des spectateurs
sont venus me parler pour me dire que ça leur avait fait
réfléchir autrement à leur famille et leur histoire et en cela
c’est génial.
C.M. : Il y a même des spectateurs qui sont très très troublés,
bouleversés…
N.H. : Oui, Ce que les gens comprennent ou ce dont ils se
souviennent c’est que l’enfance est très grave. Moi je me souviens comme j’ai été soulagée de grandir, de devenir adulte,
capable de maîtriser à peu près les codes du monde. J’ai un
tel souvenir d’angoisse, enfant, de ne pas comprendre, de ne
pas savoir, de ne pas avoir le droit. Enfant, on est très impuissant, et surtout on est dans le pouvoir des gens puissants.
Et ce qui était aussi fantastique dans le spectacle, c’est que
la taille même du comédien(…) le rendait encore plus vulnérable.
C.M. : Oui au départ l’inquiétude était de savoir : qu’est-ce
que c’est que l’enfance portée par des adultes….
N.H. : Y’a pas de problème !
C.M. : Le principe du spectacle, je l’avais visionné avant et
les intuitions étaient bonnes et le principe était juste. Ce que
j’appelle le principe, c’est les arabesques dans l’espace et le
glissement permanent entre le récit du monologue et comment ça coule entre le dialogue et les scènes. Par contre le
travail le plus compliqué, c’était le travail avec les narrateurs,
qu’est-ce que c’est que cet endroit de l’enfance, mais qui
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n’est pas un vrai endroit de l’enfance, et comment travailler
avec un acteur sur un certain endroit d’enfance sans jamais
imiter un enfant, ce qui serait ridicule…
N.H. : (…) Ce qui est bien aussi c’est qu’à la fin de la deuxième
partie, on comprend comment ce petit garçon là : Randall va
devenir l’homme « Randall » assez déplaisant que l’on a rencontré au début. Et pareil pour Sadie, on comprend comment
cette mère presque insupportable va devenir une grand-mère
finalement assez rigolote en chaise roulante et tout ça c’est
bien rendu.
N.H. : (…) Oui je voulais dire… Cette idée de table est remarquable parce que si on croyait la littérature mondiale, on
dirait que les deux lieux essentiels de l’activité humaine, sont
le lit et le champ de bataille. Ce qui est juste, mais la table est
un troisième lieu extrêmement important, et je crois que dans
la vie des enfants, en particulier, c’est un haut lieu de sens,
de réception de sens, de construction de sens. Et donc j’ai
adoré qu’il y ait une table constamment en train d’être mise
et débarrassée. C’est vraiment une des situations archétypes
de notre espèce : être autour d’une table.
C.M. : (…) Cette idée du théâtre de cuisine… C’est effectivement étrange, le théâtre de cuisine ne me ressemble pas (...)
Ce qui m’intéressait dans le questionnement sur le théâtre
aujourd’hui, c’est cette tension entre le théâtre du Globe et
théâtre de cuisine, le théâtre du Globe où tu considères comme Shakespeare que la scène est le monde, la métaphore de
la planète que tu vois de haut, ce qui correspondrait aux maquettes du décor et d’autre part le niveau du quotidien de la
table de cuisine. C’est dans cette tension-là que j’avais envie
que se situe la mise en scène du spectacle.
Extraits de l’échange enregistré entre Nancy HUSTON et
Catherine MARNAS à l’issue de la création de la première
partie à Gap le vendredi 26 février 2010.
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Entretien entre Catherine Marnas et Viviane Fauré
Viviane Fauré : Le travail fait sur le roman de Nancy Huston
est assez différent des spectacles montés précédemment
d’abord parce qu’il s’agit de l’adaptation théâtrale d’un roman. Pourquoi l’envie de monter un texte non théâtral et ce
texte-là en particulier ?
Catherine Marnas : La différence avec les précédents spectacles est plus sensible dans le thème que dans le fait de
choisir un roman car finalement si je réfléchis, mon tout
premier spectacle Rashomon est l’adaptation d’une nouvelle
; après j’ai fait Les Journaliers de Marcel Jouhandeau qui
n’est pas non plus un texte théâtral. Je suis et d’une époque
et d’une influence certaines par mon maître Antoine Vitez qui
me pousse à bien aimer m’attaquer à des matériaux qui ne
sont pas que des matériaux théâtraux. Et d’ailleurs, quand
je fais des collages, est-ce qu’il s’agit de pièces, est-ce qu’il
s’agit d’adaptation ?
La chose la plus surprenante dans ce nouveau travail, c’est
le thème : s’attaquer à un roman avec une narration au sens
le plus classique du terme, une histoire avec un suspens, des
péripéties, et surtout le rapport au psychologique et à l’intime
qui est beaucoup plus évident que dans les autres spectacles.
J’ai remarqué qu’il y a quand même une tendance. Il y a
quelque chose qui dans notre époque nous pousse, non pas
au repli, ce qui serait négatif, mais à l’analyse à notre portée même si un sociologue l’analyserait sans doute de façon plus
fine.
V. F. : Dans un échange avec Nancy Huston, vous parlez d’une
tension qui existe aujourd’hui entre le « théâtre du Globe »
et le « théâtre de cuisine ». Est-ce que vous pouvez préciser
cette idée ?
C.M. : Moi j’aime énormément Koltès et Shakespeare, avec
cette idée que le plateau de théâtre est un lieu de grossissement. Les joies, les peines passent sur le plateau par une
espèce de grandissement ; les émotions traversent dans un
grand souffle. Et c’est Shakespeare qui le dit, « le monde
vu de haut où l’on voit les pantins qui s’agitent », le monde
comme un théâtre donc. Alors que là, il y a un effet de zoom
même si les maquettes qui nous ramènent au « théâtre du
Globe » et nous donnent l’impression qu’on s’est détaché du
Lignes de faille | Entretiens avec Catherine Marnas | page 5
quotidien, il y a néanmoins un effet de quotidien avec cette
table de cuisine.
Le théâtre, c’est ce qui nous permet de décoller du quotidien et j’avais l’impression d’être engluée dans l’intime pendant les répétitions, surtout l’année dernière. Or, on fait du
théâtre pour échapper à cela. Du coup, c’est ce paradoxe-là
qui m’intéresse : comment on part de l’intime, car il y a beaucoup d’intime chez Nancy Huston, et en même temps la table
est là, et il y a les maquettes et on essaie de montrer une
sorte de vide autour de cette table de cuisine qui fait que tout
à coup ça résonne avec une dimension poétique beaucoup
plus universelle. C’est pourquoi, on a besoin d’un plateau si
grand pour éviter de revenir justement à du quotidien, à du
réalisme. Il s’agit bien de ramener de la métaphore malgré la
présence de la table de la cuisine.
V. F. :Les deux premières parties ont été créées en 2010.
Cette année, vous créez les quatre parties. Quels sont les
problèmes particuliers que pose ce texte sur un plateau et
comment avez-vous réinvesti le travail mis en œuvre l’année
dernière ?
C.M. : Comme Nancy Huston le dit très justement, on a
l’impression qu’on commence avec du clair et du comique
et au fur et à mesure on s’enfonce dans ce qu’elle appelle
une forêt obscure. Ça veut donc dire retravailler les deux
premières parties à la lumière, ou plutôt à l’ombre, des deux
suivantes. D’abord raccourcir, faire davantage de coupures.
Ma première idée, comme on remonte dans le temps, était de
remonter aussi dans les styles de théâtre. En schématisant,
la première partie, postérieure au 11 septembre, est d’une
modernité absolue, une esthétique à la Bob Wilson, très
clean, très épurée et on pouvait remonter comme cela jusqu’à
Stanislavski. J’ai travaillé sur un mode de jeu différent : on va
de quelque chose de plus froid, davantage dans l’énonciation,
à quelque chose de plus incarné, de beaucoup plus interprété
dans la dernière partie notamment. Et comme il y a quelque
chose de psychanalytique dans ce roman, le fait de s’enfoncer
vers les zones les plus sombres de l’inconscient, ça marque
aussi forcément la première partie.
Parallèlement, je ne voulais pas faire de mise en scène hyper évidente. Je ne voulais pas qu’on se dise : « On voit bien
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l’intervention du metteur en scène ; on voit bien où est son
invention ». Mais cette simplicité apparente est très complexe
car il ne s’agit pas de raconter le roman, de l’illustrer bêtement.
La question est de savoir ce que ça amène de monter ce roman au théâtre. Le travail au plateau ne se substitue pas au
livre. C’est un objet différent. Je pense que l’écho n’est pas
le même. Comment un déplacement, le rythme d’un corps
derrière un texte prononcé provoque des images, des échos
qui sont différents du rapport qu’on a avec un texte lorsqu’on
lit. C’est forcément notre rythme qu’on impose – la voix
intérieure. Alors que là, c’est un autre rythme des corps, des
respirations, des mouvements sur le plateau. Quand je parle
d’arabesque, c’est l’idée qu’on commence à tirer un fil dans la
tête de quelqu’un et ce fil circule en onde sur le plateau pour
provoquer dans la tête du spectateur des ondes qui vont aller
toucher des zones de l’inconscient. Il y a donc des choses
qui sont beaucoup plus douces rythmiquement, plus coulées
que dans la plupart de mes spectacles. Je suis pourtant
quelqu’un qui aime beaucoup les ruptures, mais il y en a très
peu cette fois-ci. En fait, c’est comme dévider un fil – le fil
d’une enquête sur l’humain. Ce qui n’est pas une nouveauté
dans mon répertoire. Pour moi le théâtre est le lieu de cette
interrogation-là. Mais le fait de suivre cet humain, notamment
à travers l’histoire d’une famille, et l’Histoire tout court, j’ai
l’impression que ça touche d’autres zones de réception que
d’habitude. C’est en tout cas ce que je cherche sur ce spectacle.
V. F. : Nous sommes les enfants, petits-enfants, arrièrepetits-enfants de la deuxième moitié du XXe siècle. Est-ce
une façon de dire aux jeunes générations que dans la famille
comme dans l’histoire, si on n’a pas apuré les comptes, on ne
peut pas aborder sereinement le XXIe siècle ou en tout cas
comprendre ce qui s’y joue ?
C.M. : Oui. C’est la chose qui m’a vraiment intéressée. Si le
roman avait été une recherche purement psychologique, sur
une grand-mère par exemple victime d’un viol, je crois que ça
ne m’aurait pas intéressée. Ce que j’aime, c’est comment ça
fait écho : l’après-11 septembre, l’islamophobie, l’axe du mal
jusqu’à la remontée au nazisme, c’est quelque chose qui me
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passionne.
Le choc pour Sadie par exemple n’est pas la trahison de sa
mère mais la révélation de l’holocauste par son beau-père
Peter. Elle va passer sa vie avec ce « pourquoi » auquel personne n’a répondu, mais ce n’est pas une raison pour ne
pas essayer d’y répondre. Pour moi, le nazisme est la faille
principale et c’est ce qui fait que le personnage d’Erra est
un personnage qui a fermé la porte ; qui s’en sort mais qui a
laissé de sacrés valises aux générations suivantes. Même le
conflit israélo-palestinien, comment l’aborder sans comprendre ce qui s’est passé pendant la dernière guerre ? Et pas de
manière simpliste.
Aron, qui est juif, nous rappelle qu’on est libre. Ce qui est très
beau dans le roman de Nancy c’est qu’il n’y a pas de déterminisme.
Nancy a d’ailleurs été très marquée par l’espèce de discours
ambiant nihiliste teinté de cynisme qu’elle a analysé dans
Professeur de désespoir.
Si on prend le personnage de Sol par exemple, c’est un petit
garçon de six ans. Il va tomber amoureux d’une femme formidable ou il va rencontrer un professeur et ce sera peut-être
un bonhomme formidable. C’est l’idée du hasard et du déplacement. Le fait de se déplacer, de changer de pays nous
façonne. Elle aurait bien résumé son roman par « Comment
on acquiert un accent » et le fait de changer de pays, de
changer de culture, de changer de langue, c’est tout cela qui
nous constitue. Il n’y a pas un déterminisme.
V. F. : Pourquoi avoir choisi un auteur Nord Américain ?
C.M. : ça revient à ce que je disais sur la narration. Nancy
Huston a une analyse très lucide sur son propre parcours
d’écrivain. Quand elle a commencé à écrire pendant ses
études aux Etats-Unis, elle écrivait des histoires, des narrations avec des drames. Et puis elle est arrivée à la Sorbonne,
elle s’est retrouvée avec Barthes, Lacan, les structuralistes,
le Nouveau Roman, elle s’est rendue compte que ce qu’elle
faisait c’était totalement « ringard ». Elle s’est vraiment
censurée. Elle s’est mise à écrire des essais, mais elle avait
l’impression de s’être amputée de quelque chose. Elle continuait à écrire en quelque sorte en « cachette » des vraies
histoires. Maintenant, elle assume les deux aspects – l’aspect
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essai et l’aspect roman– et les fait même se rejoindre. C’est
le cas dans son dernier roman notamment. Et c’est ça qui m’a
attirée. Là encore, on peut parler de tendance. Si on prend le
succès de Wajdi Mouawad, il y a une totale désinhibition par
rapport aux histoires. Au départ, certains étaient très condescendants, mais maintenant Wajdi assume totalement. Il dit :
ce qui me plait c’est l’émotion. Notre rapport à la fiction et à
l’émotion est en train de changer. Pour le meilleur et pour le
pire. Espérons que nous éviterons le pire. Propos recueillis le 5 mars 2011 par Viviane FAURÉ pour le
Théâtre La passerelle - Scène nationale de Gap et des Alpes
du Sud.
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