Avril 1942 La cause des femmes

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Avril 1942 La cause des femmes
Avril 1942
3 – La lutte politique
La cause des femmes
1er-2 avril
3 avril
De Saint-Ex à PMF
New York – « Mon cher Mendès,
Toutes les nouvelles ou presque, outre votre lettre du 4 mars, me sont parvenues ici à la fois.
Permettez-moi de vous dire que rarement Légion d’Honneur fut plus méritée que celle qui
vous échoit. Après votre quatrième citation à palme, elle allait de soi. Ou elle serait allée de
soi, devrais-je dire plutôt, si le maître de nos Défenses nationales ne se comportait pas d’une
manière aussi haïssable, en général, et ne se faisait, en particulier, gloire de son ingratitude.
Voilà un homme qui ne se soucie pas plus d’être apprécié par ses camarades qu’aimé par ses
subordonnés ! Je n’en suis que plus surpris qu’il vous ait enfin accordé la Belle Rouge plus
un quatrième galon. Peut-être a-t-il voulu compenser votre radiation du personnel navigant.
Ce serait assez de son genre.
Quels que soient les motifs du Grand Sémaphore, je vous félicite du fond du cœur. Si le
champagne m’attend encore à l’Aletti, aux bons soins du barman Edmond, nous en boirons
plus d’une coupe quand je viendrai à Alger cet été – en juillet si c’est possible. On s’est enfin
décidé en haut lieu à m’accorder une permission. On n’avait, d’évidence, guère envie de me
voir traîner mes guêtres à moins de mille lieues du siège du Pouvoir. Je préfère imaginer que
l’on redoutait l’écroulement des gratte-ciel de Manhattan, à l’instar des murailles de Jéricho,
si je quittais le territoire des États-Unis. À quelles extrémités la solidarité entre alliés ne
pousse-t-elle pas ceux qui nous gouvernent !
Il est temps que je change d’air. Je me lasse de jouer les maîtres de relais de poste exotiques,
même si les Stratoliner remplacent les diligences. À vous, je puis confier que je me meurs
d’ennui.
L’écriture elle-même ne suffit pas à me divertir. Mon Pilote de Guerre, traduit sous le titre
Flight to Arras, a rencontré quelque succès, ce qui m’a valu maints déjeuners, dîners,
cocktails, signatures, rendez-vous galants, interviews, conférences et tutti quanti. Un temps,
ces festivités et les jolies femmes m’ont un peu amusé. Elles ne m’amusent plus. J’ai tout de
même achevé mon conte illustré pour enfants, Le Petit Prince. Vous me pardonnerez d’avoir
repris le dessin que je vous avais donné à Marrakech pour le personnage de l’Ivrogne. Votre
sobriété à toute épreuve étant devenue proverbiale, vous n’y verrez, je l’espère, qu’un signe
d’amitié.
Je m’attache maintenant – j’ai trop de loisirs – à mettre au net des monceaux de notes d’un
disparate à faire peur. Il y a là, me semble-t-il, la matière de plusieurs livres. Si Dieu me
prête vie, je commencerai par une suite à mon Pilote dont je n’ai rédigé encore que le titre,
Orphelins du Ciel. Vous-même et vos petits cos de promo de Marrakech y apparaîtrez au
premier plan. Qu’en pensez-vous ?
J’avais cru (non : j’avais voulu croire) qu’on ferait de moi, précisément, le pilote d’essai des
avions américains que nous acquérons, qu’il s’agisse d’appareils entièrement nouveaux ou de
versions nouvelles. Il n’en est rien. On me laisse le manche pendant dix minutes, on prend
une photo, et le tour est joué. Si au moins on me versait un cachet digne d’Hollywood !
Je vois que je jacasse, si je puis m’exprimer ainsi, comme une commère au lavoir alors que je
ne devrais vous parler que de vous.
Je ne sais si cette lettre vous trouvera encore à l’hôpital, ou si vous avez pu entamer votre
convalescence. Dans le premier cas, guérissez vite, je vous en prie, et dans l’autre, reposezvous énergiquement. Je vous donne l’ordre (je suis votre ancien) d’être sur vos deux pieds
quand je viendrai à Alger.
À bientôt, mon cher Mendès, portez-vous bien, et croyez-moi plus que jamais votre ami fidèle.
Antoine de Saint-Exupéry »
4 au 9 avril
10 avril
Décoration
Alger – La nuit est bien avancée et les convives commencent à quitter la réception donnée au
Cercle des Officiers, qui a réuni le tout-Alger politique et militaire. Verre en main, un groupe
de jeunes officiers de cavalerie commente avec impertinence l’histoire cachée de l’événement
du jour : l’hommage au général de brigade (de cavalerie) Denis Clouet des Perruches, 61 ans
et admis depuis le 1er janvier précédent dans les cadres de réserve. Atteint par la nouvelle
limite d’âge comme de nombreux autres officiers depuis dix-huit mois, l’accession du général
au grade d’Officier de la Légion d’Honneur, moins de deux ans après avoir été fait Chevalier
de la Légion d’Honneur pour ses exploits en Libye, a donné l’occasion de lui éviter un
anonyme départ des cadres actifs et de célébrer sa carrière.
Denis Marie Joseph Félix Clouet des Perruches1 aurait pu n’être qu’un officier de cavalerie
comme tant d’autres, si le Sursaut et la fortune de la guerre n’avaient transformé une
affectation de second rang (le commandement de la 6e Division Légère de Cavalerie en
Afrique, loin du théâtre d’opérations européen) en une occasion unique de laisser une trace
dans l’Histoire. Le gouvernement ayant décidé de poursuivre la guerre en Afrique et
d’attaquer la Libye, le général Clouet des Perruches s’était retrouvé en pointe lors de
l’opération Scipion, à la tête du Groupement Mécanisé bâti sur la base de la 6e DLC avec la
plupart des éléments mécanisés, blindés ou non, dont disposait l’Afrique Française du Nord.
Chef de cette division mécanisée qui n’en avait pas le nom, Clouet des Perruches avait joué le
premier rôle dans la conquête de la colonie italienne, assurant tel un Guderian la rupture du
front ennemi puis, dans la plus pure tradition d’un Lasalle ou d’un Murat, et avec des moyens
décuplés par la puissance du moteur, menant la poursuite de l’ennemi battu pour lui interdire
tout redressement…
Après la Libye, Clouet des Perruches avait pris le commandement d’une nouvelle grande
unité de cavalerie, le 6e Groupement de Reconnaissance de Corps d’Armée, formé à partir de
« sa » 6e DLC. Il avait organisé cette unité, puis l’avait conduite au combat en Grèce au
printemps 1941. C’était d’ailleurs pour cela qu’il n’avait pas été nommé divisionnaire : le 6e
GRCA n’était finalement, comme la 6e DLC, qu’un gros régiment, avec des fonctions
essentielles, certes, mais un gros régiment. En compensation, il y avait eu des médailles…
En Grèce, la dispersion de son unité en de nombreux groupements tactiques et autres colonnes
volantes avait limité les occasions pour le 6e GRCA et pour son chef d’être cités dans le
Bulletin ou à l’ordre du jour de l’Armée d’Orient ; ses troupes n’en avait pas moins conduit
de rudes combats et connu de brillantes victoires tactiques défensives (hélas sans impact sur la
conclusion de la campagne) à Kumanovo, dans la haute vallée du Vardar, puis sur la ligne
Aliakmon… Et Clouet des Perruches avait reçu de nouvelles médailles, des anglaises,
françaises, grecques, même une yougoslave !
1
Rien à voir avec l’ornithologie : en Anjou (entre autres régions), une perruche est un terrain pierreux.
De retour en AFN à l’été 41, il avait œuvré à la réorganisation de son unité, tout en
collaborant activement aux réflexions doctrinales de la jeune arme blindée-cavalerie… Avant
d’être inexorablement rattrapé par la limite d’âge imposée par De Gaulle à l’été 1940.
Clouet des Perruches quitte le service actif sans nostalgie : il a fait son devoir et même connu
la gloire… Place aux jeunes désormais : il pense en particulier à son fils, saint-cyrien comme
lui et officier d’aviation, en mission quelque part en France occupée. Il se dirige résolument
vers sa nouvelle vie, prêt à servir autrement son pays : dans moins de deux semaines, un avion
doit le conduire aux Etats-Unis, pour une série de conférences et de rencontres destinées à
promouvoir l’effort de guerre allié auprès du public américain.
Mais ce n’est pas là ce qui fait faire des gorges chaudes à nos jeunes officiers. Non, ils
s’amusent d’un problème de taille, sinon d’importance. Il paraît que, lors du Conseil des
ministres qui a décidé de nommer Clouet des Perruches Officier de la Légion d’Honneur, le
Président Reynaud a interpellé le Général (autrement dit, le ministre de la Défense et de la
Guerre) : « Mon général, connaissez-vous Clouet des Perruches ? Je lui remettrais volontiers
en personne sa décoration. Si tous nos officiers des blindés avaient eu ses qualités en
Quarante, nous serions peut-être encore à Paris… »
Le Général n’a pas fait mine de se vexer de cette petite pique. Il a levé un sourcil avant de
répondre : « Je le connais, votre Clouet des Perruches, il a le culot d’avoir trois centimètres
de plus que moi ! » Un ange (dit-on) est passé à haute altitude, puis le petit Reynaud, ayant
sans doute imaginé avec horreur le moment où il tenterait d’épingler une décoration sur la
poitrine de Clouet des Perruches, a conclu : « Oh, si vous le connaissez, mon Général, mieux
vaut sans doute que vous le décoriez vous-même… en tant qu’inspirateur de la renaissance de
notre Arme Blindée-Cavalerie… » Pour le coup, le Général n’a pas pu refuser !
11 au 17 avril
18 avril
L’opinion à témoin
Alger – Depuis un mois, le gouvernement multiplie consultations et tribunes dans les
colonnes de la presse et sur les ondes de la radio, prenant l’opinion à témoin pour faire
évoluer la commission et préparer l’utilisation éventuelle du décret si rien ne bouge.
Havas Libre, dans ses dépêches fait état, à l’attention du reste du monde, de la volonté du
gouvernement français de faire évoluer la cause des femmes. Cette attitude ne passe pas
inaperçue – nous en possédons de nombreuses preuves, telles qu’un échange de lettres inédit
entre Eleanor Roosevelt et Irène Joliot-Curie sur ce sujet.
Pour illustrer cette position du gouvernement, on entend par exemple le général de Gaulle
déclarer, comme incidemment : « Une fois l’ennemi chassé du territoire national, tous les
hommes et toutes les femmes de chez nous éliront l’Assemblée nationale qui décidera
souverainement des destinées du pays. »
Sur les ondes de Radio-Alger, Maurice Schumann lui fait écho : « Si, dans la dernière guerre,
la femme a donné des centaines d’héroïnes à la liberté, pour la première fois, dans cette
guerre, elle lui donne des centaines de milliers de combattantes ! La délivrance de la Patrie
entraînera l’émancipation de la Française. »
Lors d’une interview parue dans l’Echo d’Alger, Pierre Mendès-France commente la seule
expérience de suffrage universel complète connue par les femmes en France, menée à
Louviers à son initiative2. Il en tire des enseignements nuancés mais positifs.
Et De Gaulle, à nouveau, défendant le pacte de rénovation républicaine prôné par Paul
Reynaud, y intègre le vote des femmes. Comme, à ce sujet, un journaliste américain fort bon
connaisseur de la France observe que le pays ne fait jamais de réformes mais seulement des
révolutions, le Général répond : « C’est inexact – en réalité, la France ne fait de réformes que
dans la foulée des révolutions. »
19 au 30 avril
2
Mendès-France a repris une idée expérimentée ailleurs mais avec des modifications importantes. L’élection de
décembre 1936 à Louviers est dans le droit fil du programme de mai 1935 de la « liste républicaine » dont il a
pris la tête : si celui-ci ne fait qu’une vague allusion à la participation éventuelle (et épisodique, semble-t-il) de
femmes au travail municipal, on peut y lire dans le chapitre consacré aux œuvres sociales, après l’aide au
dispensaire, aux crèches, aux garderies et à la lutte contre les taudis : « Introduction de femmes chaque fois que
cela sera opportun au sein des commissions municipales, et notamment des commissions d’urbanisme ». Le 25
juillet 1936, le conseil municipal décide la création de six postes de conseillères adjointes. L’originalité de
l’initiative lovérienne tient au mode de désignation de ces conseillères : l’élection au suffrage universel complet,
par les hommes et par les femmes. Le règlement établi par la commission désignée à cet effet et publié en
octobre fixe les deux tours de l’élection aux 13 et 20 décembre et invite les Lovériennes à s’inscrire sur une liste
électorale spéciale ouverte à leur intention. Les conditions sont les mêmes que pour les hommes : être âgée de 21
ans avant le 31 mars 1936 et être domiciliée à Louviers.
Si moderne qu’il se veuille, un réformateur doit composer avec les pesanteurs de son époque et lui-même n’est
pas à l’abri des idées reçues. Pierre Mendès-France a voulu donner aux femmes toute leur place dans la vie
publique. Il n’en pensait pas moins que leur activité devait se déployer avant tout dans le secteur social.