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L'ENTRETIEN DU CEVIPOF — DECEMBRE 2008 La Force du nombre. Femmes et démocratie présidentielle Entretien avec Mariette Sineau1, directrice de recherche, Sciences Po, Centre de recherches politiques (CEVIPOF), CNRS. La force du nombre. Femmes et démocratie présidentielle2. Bien qu’elles aient accédé au droit de vote et d’éligibilité en 1944, les Françaises sont restées, de fait, en état de dépossession démocratique jusqu’en 1965, date de la première élection du président de la République au suffrage universel. C’est à partir de ce bouleversement constitutionnel qu’elles vont pouvoir “prendre en main leur avenir”. Analysant la place des femmes dans la démocratie politique en France, l’ouvrage de Mariette Sineau montre que l’accession des femmes à certains droits fondamentaux résulte de la conjonction de deux facteurs : une scène présidentielle qui leur permet de s’exprimer et de porter leurs revendications sur la place publique et l’explosion d’un féminisme radical, innovant dans ses actions. Dans cet ouvrage, vous développez la thèse – a priori surprenante – selon laquelle le présidentialisme à la française a été une chance pour les femmes. Je pars auparavant du constat que l’inclusion tardive des Françaises dans la cité politique, en 1944, a été impropre à créer les conditions de leur émancipation ; que leur parole a été longtemps confisquée par les professionnels de la politique. Et la principale interrogation à laquelle j’essaie de répondre est la suivante : est-ce que la réforme de 1962, qui fait du chef de l’Etat un élu de la Nation, n’a pas été de nature à bouleverser l’exercice par les femmes de leur citoyenneté ? Dans la version initiale de la Constitution de 1958, les femmes étaient minoritaires dans le collège de notables qui élisaient le président. Après la réforme, elles forment la majorité du corps électoral qui fait et défait le chef de l’exécutif. Les Françaises détiennent désormais un atout maître pour peser sur le contenu des programmes et revendiquer les droits d’une citoyenneté « moderne ». Car à l’aube des années 60, les femmes en France sont encore des citoyennes de seconde zone. Quasi absentes des instances du pouvoir politique, elles sont privées de certains droits civils fondamentaux. Les inégalités dont elles souffrent sont flagrantes : inégalité devant l’adultère inscrite dans la loi pénale, inégalité devant le Code civil puisque, sous le régime matrimonial légal, les épouses sont délestées de la plupart de leurs droits au profit des maris. Elles ne disposent d’aucun droit reproductif, contraception et avortement étant interdits ; tandis que le divorce par consentement mutuel n’existe pas. La comparaison internationale (notamment avec les pays scandinaves et le Royaume-Uni) désigne la France comme pays attardé. Or, en un laps de temps assez court, entre 1965 et le milieu des années 70, les Françaises, bien qu’absentes de la scène parlementaire, vont bénéficier d’un rattrapage qui va métamorphoser leur statut juridique. Elles le doivent en partie à la constitution d’une scène présidentielle, qui va leur servir, ainsi qu’aux mouvements féministes qui parlent en leur nom, de tribune pour se faire entendre. Cependant, les femmes devront attendre l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 pour participer en nombre au gouvernement ? 1 Oui, parce que, dans un premier temps, l’élection du président de la République au suffrage universel est un « combat de chefs », qui accentue le caractère masculin de la vie politique et partisane. Ce d’autant plus que l’institution présidentielle s’est d’abord incarnée en un « homme fort », le général de Gaulle, chef charismatique par excellence. Le fondateur de la Ve ne voulait d’ailleurs pas de femmes dans l’exercice de l’autorité politique, celles-ci étant, à ses yeux, un élément de désordre qui introduisait émotion et sensibilité, là où il ne fallait que froideur et distance. L’élection présidentielle, qui remplit des fonctions symboliques fondamentales, a ainsi donné consistance aux représentations sociales associant pouvoir suprême et masculinité. Par ailleurs, l’agenda politique de cette période est dominé par la politique étrangère et la décolonisation. Ce n’est qu’en 1974, avec l’élection de Valéry Giscard d’Estaing et l’affirmation d’un mouvement féministe important, que des femmes commencent à accéder au pouvoir exécutif et que sont votées plusieurs lois « émancipatrices ». Mais c’est aussi, à cette date, qu’une femme – Arlette Laguiller – ose, pour la première fois, faire acte de candidature à l’élection du chef de l’Etat. Plus précisément, vous expliquez que l’émergence des femmes sur la scène politique est la résultante de plusieurs facteurs. En effet. Au cours des années qui suivent l’installation de la Ve République, plusieurs facteurs vont se conjuguer pour favoriser la prise de parole des femmes et leur donner une place dans la vie politique française. D’une part, c’est le moment où les générations de l’après-guerre arrivent à la conscience politique. Elles accèdent massivement à l’enseignement secondaire et supérieur et les filles vont bientôt dépasser numériquement les garçons sur les bancs des lycées et de l’Université. D’autre part, on assiste, après Mai 68, à l’explosion d’un féminisme radical. Le MLF va faire œuvre pionnière en sachant créer l’évènement et pratiquer l’irruption médiatique en faveur de la cause des femmes. L’élection présidentielle de 1965, première élection au suffrage universel, opposant, au second tour, Charles de Gaulle à François Mitterrand apparaît comme une répétition générale de ce qui va suivre. Dès sa première campagne, Mitterrand, candidat unique de la gauche, conscient de la puissance numérique de l’électorat féminin, intègre dans son programme présidentiel ce qu’on nomme alors le « contrôle des naissances », une revendication portée depuis dix ans par les associations féministes et le Planning familial. La personnalisation de l’élection présidentielle, la nationalisation des enjeux et le développement de la médiatisation des campagnes, avec le rôle grandissant que prennent la télévision et les sondages dans la vie politique, vont faire de l’élection présidentielle au suffrage universel une tribune, un porte-voix pour ces générations féminines mutantes. Les « questions de femmes », vues auparavant comme mineures, deviennent des « faits politiques » de première importance. Elles n’auraient pas eu autant d’écho, toutefois, s’il n’avait existé dans le même temps un mouvement féministe actif et innovant, permettant à ces questions de femmes d’émerger dans l’opinion publique, obligeant les candidats à les inscrire dans leur agenda politique. 1974 et les années qui suivent sont donc une période charnière pour l’accession des femmes à leurs droits et au pouvoir politique. Oui, pour plusieurs raisons, la campagne de 1974 a valeur d’exemple pour comprendre les interactions entre la stratégie des féministes et celle des candidats à la présidence. Dans le contexte protestataire du moment, les femmes sont un enjeu central de l’affrontement droite/gauche et chacun des deux candidats présents au second tour, prend en compte certaines revendications « féministes ». Ils le font certes sur un mode prudent pour ne pas effrayer la fraction la moins libérale de leur électorat respectif. On doit reconnaître à Valéry Giscard d’Estaing un volontarisme certain en direction des femmes. Il a parfaitement pris conscience de l’importance des mouvements féministes, et une fois au pouvoir, il en tire les conséquences. Il leur ouvre l’accès au cercle gouvernemental, persuadé qu’elles apporteront « des capacités et des idées nouvelles ». Son action va donc imposer la nomination de femmes à des postes de l’exécutif, dont 2 Simone Veil, nommée ministre de plein exercice à la Santé, et Françoise Giroud, à la tête d’un secrétariat d’Etat à la Condition féminine. C’est sous le septennat de V. Giscard d’Estaing que seront votées plusieurs lois « émancipatrices », dont la loi Veil autorisant l’avortement et la loi prévoyant le divorce par consentement mutuel. Le mouvement de montée en puissance des femmes au sein de l’exécutif s’amplifiera durant les années Mitterrand. L’Elysée s’apparente à une « prépa », faisant passer les femmes par le moule de la professionnalisation propre à la Cinquième République. Faute d’être élues au Parlement, c’est du Président, clé de voûte du système, qu’elles vont tirer leur légitimité politique. F. Mitterrand a « inventé » toute une génération de femmes politiques. Ségolène Royal, Martine Aubry, Elisabeth Guigou, Catherine Tasca… toutes énarques, ont fait leurs classes soit au cabinet élyséen, soit dans d’autres états-majors, avant d’être repérées par le chef de l’Etat comme ministrables. Vous évoquez un autre phénomène important, c’est l’évolution du vote des femmes. A partir du milieu des années 70, on assiste à un basculement du vote des femmes - lent mais inexorable - de la droite vers la gauche de l’échiquier. Et toute la stratégie de la gauche et du leader qui la fédère a consisté à « faire bouger les lignes », en incitant les Françaises, par un programme novateur, à voter pour le candidat de la gauche socialiste. Le PS se fait le porte-parole des nouvelles générations des classes moyennes salariées. La mue de l’électorat féminin s’effectue sous l’effet des grandes transformations des Trente glorieuses : croissance du salariat féminin dans le tertiaire et démocratisation de l’enseignement secondaire et supérieur. « L’effet travail »3, c'est-à-dire l’exercice par les femmes d’une activité professionnelle, modèle profondément leurs comportements. Les femmes salariées sont plus portées à s’intéresser à la chose publique. Plus informées, elles deviennent des électrices critiques, à même de juger les programmes et les hommes politiques, plus enclines aussi à voter à gauche. Le conservatisme des femmes, que l’on croyait « atavique », disparaît peu à peu. Certes, en 1981, François Mitterrand est encore légèrement minoritaire dans l’électorat féminin. Néanmoins, il a beaucoup progressé chez ce dernier par rapport aux deux précédentes présidentielles de 1965 et 1974. Et, en 1988, il est réélu avec un soutien encore plus massif de la part des électrices… Puis, l’écart hommes/femmes sur le vote de gauche va tendre à s’estomper et à disparaître. A partir de 1995, le genre n’est plus un déterminant majeur de l’orientation gauche/droite du vote. Il va devenir prédictif en revanche de la probabilité de voter ou non en faveur de JeanMarie Le Pen, lequel fait irruption dans la compétition présidentielle à partir de 1988. Or, les femmes sont moins portées que les hommes à voter pour le leader de l’extrême droite. Lors des scrutins de 1988, 1995 et 2002, l’écart sur son nom n’a jamais été inférieur à six points. En outre, en 2002, le gender gap fait figure de scoop, puisque J-M. Le Pen n’aurait pas été qualifié au second tour si seules les femmes avaient voté. Le leader frontiste fait ses plus mauvais scores chez deux groupes de femmes que tout oppose. D’un côté, les jeunes, marquées par les valeurs féministes, sont peu portées à voter pour un parti qui prône la régression du leurs droits. De l’autre, les seniors, souvent pratiquantes catholiques, rejettent un parti qui prône la violence, fustige les immigrés… etc., positions qui choquent des consciences imprégnées d’un certain humanisme chrétien. On retrouve ici l’effet de la pratique religieuse sur le vote, et l’effet propre de la socialisation religieuse sur les femmes. Le « vote Le Pen » reste donc, aujourd’hui, le dernier vote sexué. On assiste parallèlement, dans l’opinion publique, à un changement radical des représentations quant au rôle des femmes en politique. Deux chiffres sont éloquents. En 1974 : près de 70% des personnes interrogées sont opposées à ce qu’une femme devienne présidente de la République, alors qu’aujourd’hui, plus de 90 % y sont favorables. Cette mutation de l’opinion, qui voit les femmes comme une relève démocratique « obligée », contraste avec l’antiféminisme persistant de la 3 classe politique, qui paraît, lui, relever d’une prédisposition quasi immuable ou intemporelle. Durant la campagne présidentielle 2007, l’incarnation de la figure socialiste dans un corps de femme a servi de révélateur à ce tropisme de la vie politique française qu’est ce vieux fonds misogyne latent, toujours prompt à réapparaître quand les enjeux de pouvoir sont forts. L’accès à des rôles politiques éminents reste toujours plus difficile pour les femmes ; elles sont contrôlées plus durement. Comment analyser la défaite de Ségolène Royal au second tour de l’élection présidentielle de 2007 ? Ségolène Royal a-t-elle subi une défaite honorable ou a-t-elle perdu une élection imperdable ? Les réponses à cette question divergent. Et il n’est pas dans mon propos de trancher le débat. J’observe simplement que Ségolène Royal n’a pas su transformer sa logique de popularité, notamment auprès des femmes, en logique électorale. A partir du moment où elle sort victorieuse de la primaire et devient la candidate officielle du parti socialiste, elle cède peu à peu de terrain dans l’opinion et ceci dès mi-janvier 2007. En particulier, le lien entre elle et ses électrices se distend progressivement. Pourquoi ? La sociologie du vote, telle qu’analysée à travers les enquêtes du panel électoral français 2007, apporte quelques éléments de réponse. Portée au zénith électoral par les jeunes femmes, elle s’est vue rejetée par les femmes âgées, les plus nombreuses dans l’électorat. Ce désaveu de la candidate socialiste par les seniors n’aurait pu être contrebalancé que par un ralliement massif des femmes du peuple et des salariées. Or, Ségolène Royal n’a pas su les convaincre du bien-fondé de son projet, ni faire du salariat féminin une question emblématique des inégalités sociales en France. Pour autant la défaite de Ségolène Royal à la présidentielle de 2007 ne signe pas la défaite des femmes en politique. On peut même penser, au contraire, que les quelque 17 millions de voix recueillies par elle au second tour marque une étape importante dans le processus de légitimation des femmes dans l’espace politique. Plus récemment, d’ailleurs, le principal parti d’opposition a vu sa direction être l’objet d’une compétition entre deux femmes… 1 Parmi les autres publications de Mariette Sineau, citons: Profession : femme politique. Sexe et pouvoir sous la Cinquième République, Presses de Sciences Po, 2001 ; « Effets de genre, effets de génération ? Le vote hommes/femmes à l’élection présidentielle 2007 », Revue française de science politique, vol. 57, n° 3, juin 2007, p. 351-367. 2 Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, octobre 2008. 3 Mossuz-Lavau J., Sineau M., Enquête sur les femmes et la politique en France (PUF, 1983). CEVIPOF 98, rue de l'Université — 75007 Paris, France Email — Tél. : 33 (0)1 45 49 51 05 — Fax : 33(0)1 42 22 07 64 4