Les graves risques d`une psychiatrie au rabais, par Jean

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Les graves risques d`une psychiatrie au rabais, par Jean
POINT DE VUE
Les graves risques d'une psychiatrie au rabais, par
Jean-Pierre Olié et Raphaël Gaillard
LE MONDE | 10.01.05 | 14 h04
Le drame survenu à l'hôpital psychiatrique de Pau a justement suscité une forte émotion. Ce
fut l'occasion d'évoquer la situation de la psychiatrie, menacée à force de restrictions
budgétaires. Trois points préoccupants n'ont pas été suffisamment soulignés. D'abord le
manque de psychiatres dans les hôpitaux, de plus en plus contraints à recruter des
médecins non qualifiés ou venus de pays leur ayant dispensé d'inégales formations. Ensuite
le manque de structures d'hébergement pour des malades ayant perdu une partie de leur
autonomie : la fermeture de lits d'hôpitaux ne s'est pas accompagnée des nécessaires
alternatives médico-sociales. Enfin l'expansion des demandes faites à la psychiatrie, au-delà
du champ de la maladie mentale, pour l'éducation, l'accompagnement des soins somatiques
ou diverses formes de déviance sociale.
Aujourd'hui la psychiatrie publique embauche et donne le statut de spécialistes à deux fois
plus de médecins non spécialisés que de psychiatres, en propulsant psychiatres des hôpitaux
des médecins étrangers et des généralistes. Deux tiers des psychiatres français de demain
auront été formés au rabais ! Cela ne va pas améliorer la qualité du service, même si
certains de ces collègues auraient eu toutes les capacités pour bénéficier d'une formation
qu'ils n'ont pas reçue. Cette pénurie va aller en s'accentuant. Pour l'ensemble de la
psychiatrie, les effectifs devraient s'être réduits de 36 % entre 2002 et 2025. Sans parler
du manque d'infirmier (e) s : les budgets réels ne permettent plus de recruter l'effectif
théoriquement prévu ! Pour n'être pas en faillite, bien des hôpitaux fonctionnent avec 50 ou
100 infirmier (e) s en moins par rapport à l'effectif théorique !
Concernant les hébergements alternatifs à l'hospitalisation au long cours, des centaines de
psychotiques chroniques vivent seuls dans des hôtels faisant fonction de "résidences
thérapeutiques" (!). Nombre de handicapés mentaux sont orientés vers des institutions
belges, auxquelles la Sécurité sociale française paie un prix de journée : les familles ne
peuvent les visiter que de loin en loin ! Sans parler des psychotiques délirants hallucinés qui
vivent dans la rue ou se retrouvent en prison.
Or les schizophrènes commettent plus souvent que la population générale des actes hétéroagressifs : lorsqu'ils ne sont pas soignés, qu'ils prennent des stupéfiants ou sont
désocialisés. La psychiatrie a pour mission de prévenir ces situations. La seule question licite
est de savoir quelles structures sanitaires sont les mieux adaptées. Etonnant de voir notre
société s'émouvoir d'un manque de sécurité, en mettant à la rue des colonies de malades
qui ne demanderaient qu'un lieu de vie suppléant leur manque d'autonomie. Etonnant de
constater que des psychiatres experts auprès des tribunaux soutiennent l'envoi de
schizophrènes ayant commis crime ou délit en prison, en lieu et place de l'hôpital. Les
Romains y avaient déjà renoncé : on n'a jamais montré que la punition prévienne ou
amende les états psychotiques ! Le soin est le meilleur mode de protection sociale.
Dans ce contexte, il convient de se demander ce qui définit le métier de psychiatre.
L'Organisation mondiale de la santé a montré que les pathologies mentales existent dans
toutes les sociétés. De même, la dépression n'est l'apanage ni des cadres ni des chômeurs.
Il s'agit d'une pathologie complexe, multidéterminée par des facteurs de vulnérabilité
(génétique et événements traumatiques de la petite enfance) et par des facteurs
déclenchants.
Pourquoi laisser perdurer la confusion entre psychologie et maladie, au point d'ignorer la
réalité de la maladie psychiatrique ? Par exemple en soutenant que la dépression est un
événement structurant. Il y a, certes, des moments de découragement dans toute
existence, qui sont parfois à l'origine de réaménagements psychologiques ou sociaux
nécessaires. Mais cela n'a rien à voir avec les états pathologiques d'impuissance
douloureuse caractéristiques de la maladie dépressive, contemporaine de divers
dérèglements neurobiologiques. A l'évidence, les psychiatres n'ont pas su mener le travail
d'information nécessaire pour que la maladie psychiatrique soit appréhendée comme autre
chose qu'un indice d'une trop forte pression sociale sur l'individu. La psychiatrie doit savoir
reconnaître cette éventualité, mais sans ignorer les lignes de fragilité individuelle dans le
processus pathologique.
L'usage des médicaments psychotropes est un autre thème récurrent, à l'origine de
réquisitoires fondés sur une supposée "surconsommation française". Chacun sait que nous
sommes "champions du monde" pour les dépenses de santé, le nombre de jours
d'hospitalisation, d'interventions chirurgicales, la consommation d'antibiotiques,
d'hypocholestérolémiants et... de psychotropes. Est-ce bien ou mal ? Le point de vue n'est
pas le même pour le gestionnaire et l'usager ! La Caisse nationale d'assurance-maladie
s'étonne que 10 % des Français consomment des antidépresseurs. Or l'épidémiologie indique
que 10 % des Français souffrent de troubles justifiant ces prescriptions. La question est de
savoir si les prescriptions concernent bien ceux qui en ont besoin. Dans les pays (de moins
en moins nombreux) où moins de 10 % de la population reçoit ce type de prescription, une
seule certitude : tous ceux qui le nécessiteraient ne sont pas soignés !
Certes, on a tardé à reconnaître le risque de dépendance aux benzodiazépines (pour 25 %
des usagers au long cours). On a trop vite affirmé que les antidépresseurs soignent la
dépression en quelques mois. La dépression est moins réversible qu'on ne l'a cru. Il est
également vrai que les premiers médicaments neuroleptiques antipsychotiques avaient
beaucoup d'effets indésirables graves. Mais tout cela ne doit pas conduire à oublier une
autre réalité : les psychotropes sont nécessaires pour soulager les anxieux pathologiques,
les déprimés, les schizophrènes et autres délirants.
La psychiatrie reste donc mal connue, encore trop souvent confondue avec la psychanalyse.
La théorie inventée par Freud il y a plus d'un siècle éclaire la compréhension de certains
comportements, tout comme la neurobiologie aide à comprendre certains processus
psychiques. La psychiatrie ne s'apprend ni dans la littérature ni dans les laboratoires, mais,
après une formation théorique médicale, auprès des malades. Ni la psychanalyse ni la
neurobiologie ne résument la psychiatrie, science clinique destinée à identifier et traiter les
formes pathologiques de la vie psychique et comportementale. Chacun doit avoir l'humilité
de le reconnaître : médicaments et psychothérapies traitent les symptômes des maladies
psychiatriques, et non leurs mécanismes. Beaucoup de progrès restent à faire pour mieux
appréhender les causes et mécanismes des affections psychiatriques. Cela nécessite un
investissement fort dans des programmes de recherche.
Quel paradoxe ! Alors que la psychiatrie est progressivement dépouillée des moyens
indispensables à son exercice, les exigences formulées à son égard sont toujours
croissantes. En dix ans, le nombre de patients dans les services publics de psychiatrie a
augmenté de 65 %. La durée moyenne d'hospitalisation passait de 86 à 45 jours, diminution
que l'on souhaiterait davantage liée aux progrès thérapeutiques qu'au manque chronique de
lits. Comment répondre aux nouvelles exigences formulées à l'égard de la psychiatrie ? Qu'il
s'agisse des choix que notre société doit faire en matière d'éducation ou de la question des
traitements ou sanctions imposés aux délinquants sexuels, pas un jour ne passe sans que la
psychiatrie soit interrogée.
La question est : quels moyens pourraient être alloués à ces nouvelles compétences ? De
même, les psychiatres doivent désormais répondre à une autre demande légitime : celle de
patients atteints d'une pathologie organique (cancer, maladies chroniques) et en souffrance
psychologique. Mais là encore se pose la question des moyens et de leur bon emploi. Si son
expertise doit, comme pour les autres spécialistes, être sollicitée, le psychiatre doit-il pour
autant se substituer au cancérologue et au psychologue ?
La psychiatrie ne saurait se réduire à ces exercices satellites, quelle qu'en soit la légitimité,
en laissant sur le chemin les patients souffrant de pathologies mentales. La communauté
des psychiatres doit désormais s'exprimer sur les modalités de partage de compétences
avec médecins généralistes, psychologues et autres personnels sanitaires. Et les psychiatres
ne peuvent dispenser ni le médecin somaticien d'une écoute du malade, ni l'éducateur d'une
réflexion sur son expérience, ni l'autorité sociale de la responsabilité qui lui incombe de
sanctionner les déviances. Et, en amont de ces questions sociales et de coordination des
soins, il faut garantir aux jeunes psychiatres une formation de qualité qui intègre toutes les
dimensions de cette spécialité tout en sachant garder sa cohérence.
Il y a urgence à mesurer les besoins requis pour que la psychiatrie réalise la mission qui lui
est propre : reconnaître et soigner ceux qui souffrent d'affections psychiatriques, tout en
aidant au développement des meilleures conditions de santé mentale pour tous.
Jean-Pierre Olié est chef de service à l'hôpital Sainte-Anne de Paris. Raphaël Gaillard
est vice-président de l'Intersyndicatnational des internes des hôpitaux.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.01.05
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