À Rome, les artistes touchent le fond

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À Rome, les artistes touchent le fond
lundi 27 octobre 2014 LE FIGARO
34 CULTURE
Un noir Verdi
dans les salles
obscures
À
THIERRY HILLÉRITEAU
£@thilleriteau
ENVOYÉ SPÉCIAL À LONDRES
l’applaudimètre, impossible de les départager ! Le 14 octobre dernier, le Royal Opera House s’offrait le luxe d’un casting d’exception,
en confrontant la vedette du lyrique
Placido Domingo à l’étoile montante
Francesco Meli, pour le retour du moins
connu des Verdi : son opéra de jeunesse
I Due Foscari.
Dans ce tragique récit qui oppose,
dans la Venise du XVe siècle, le doge
Francesco Foscari à son fils Jacopo
(soupçonné de meurtre, torturé, puis
condamné à l’exil), les chanteurs sont
mis à rude épreuve. Scènes de torture,
implacable injustice, complaintes déchirantes et dilemmes shakespeariens
traversent d’un bout à l’autre cette
œuvre, directement inspirée par la pièce de Lord Byron écrite en 1821. Las, si
la partition, ciselée par un Verdi qui,
pour son sixième opéra, s’impose déjà
en dramaturge de génie, offre de nombreuses et lumineuses respirations, ce
n’est pas le cas de la mise en scène de
Thaddeus Strassberger.
Pour cette production, créée il y a
deux ans au Los Angeles Opera (fief de
Domingo), le jeune scénographe américain ne fait pas dans la dentelle. Des décors, visuellement cinématographiques
mais écrasants et rehaussés d’une lumière glauque, aux costumes d’époque
que l’on dirait sortis d’un studio hollywoodien, tout semble fait pour rendre l’atmosphère plus pesante encore.
Jusqu’au hiératique mur penché, évoquant une Sérénissime en train de sombrer dans la lagune.
Cette absence de distance - y compris lorsque l’on passe le héros à la
question - tourne bien souvent à l’illustration au premier degré. Ainsi, lorsque
Jacopo, enfermé dans sa cage suspendue, interpelle la Venise ingrate au début de l’acte I, des mendiants défilent
devant un cortège de prélats, qui reste
ROYAL OPERA/CATHERINE ASHMORE
OPÉRA Le rare « I Due Foscari », avec
Placido Domingo en tête d’affiche, est
projeté ce soir en direct de Covent Garden
dans une centaine de cinémas français.
Le ténor espagnol Placido Domingo dans I Due Foscari, opéra de jeunesse de Giuseppe Verdi, au Royal Opera House de Londres.
insensible à leur main tendue. Un traducteur en langue des signes n’aurait
pas fait moins…
Francesco Meli
aussi vaillant qu’émouvant
Mais la vedette du spectacle n’est pas le
metteur en scène. En endossant les habits de doge vénitien, Placido Domingo
s’offre, à 73 ans, sa vingt-huitième prise de rôle sur la scène de Covent Garden ! Si sa voix de baryton, registre vers
lequel l’ex-« tenor-hero » a décidé de
se tourner il y a cinq ans, semblera aux
Verdiens purs et durs manquer encore
d’épaisseur dans le médium grave,
quelle subtilité dans l’intonation ! Et
quelle pureté dans une ligne de chant
qu’il porte avec toute la maturité qui
sied idéalement à son personnage ! Sa
complainte au début du dernier acte,
où il brûle littéralement les planches,
rappelle en outre quel acteur de génie,
à l’écrasante présence scénique, sommeille sous ce chanteur à la carrière
superlative.
La performance, au cœur d’un plateau qui ne le met guère en valeur, mérite d’être saluée. Elle le fut à juste titre
lors de la première à Londres, où le public fit également un triomphe au jeune
Francesco Meli, aussi vaillant qu’émouvant (en particulier dans son déchirant
duo avec son épouse à l’acte II). Dominique Meyer, dès 2008, nous avait
avertis des talents de cette étoile montante de l’opéra italien. L’actuel directeur de l’Opéra de Vienne aura eu du
flair. Belle découverte aussi, avec la Lucrezia de la soprano Maria Agresta, qui
accompagne l’évolution de son personnage de la passion vers la folie avec une
agressivité assumée et convaincue. Assez confondant…
Le vrai héros de la soirée, toutefois, ne
sera peut-être ni Meli ni Domingo, mais
le chef : Antonio Pappano. Le directeur
musical du Royal Opera House, qui
n’avait plus retravaillé avec Domingo
depuis 2010, prouve une fois de plus qu’il
est l’un des grands ambassadeurs actuels
de Giuseppe Verdi. Dirigeant avec beaucoup d’engagement un orchestre qui
n’hésite pas à le suivre dans des recoins
plus nuancés, il trouve, au milieu d’un
plateau surchargé de noirceur et sans
fantaisie (à l’exception d’un ridicule lion
de carnaval), cette lumière chaude qui
fait tant défaut à la mise en scène. ■
Ce soir, à 20 h 15, en direct de Covent
Garden. Liste des cinémas participant
sur www.roh.org.uk/showings/i-duefoscari-live-2014
À Rome, les artistes touchent le fond
EXPOSITION À travers 50 œuvres, la Villa Médicis montre une Ville éternelle loin des fastes et de sa splendeur du XVIIe siècle.
pénombre, clairs-obscurs contrastés :
autant de sujets traités de manière caravagesque, avec une violence dans la
peinture. Le Caravage, qui devra fuir
Rome en 1606 après avoir assassiné un
compagnon de jeu, est présent avec un
singulier Bacchus malade au teint jaune.
RICHARD HEUZÉ [email protected]
ROME
G
ueux, brigands, prostituées,
tavernes peuplées d’ivrognes, tricheurs aux cartes et
bohémiennes faisant les poches de leurs clients en leur
lisant les lignes de la main : le temps
d’une saisissante exposition, la Villa
Médicis fait plonger, hors des fastes
d’une papauté triomphante, dans les
antres de la Rome populacière, triviale
et grouillante de vices et de débauche
du début du XVIIe siècle.
Heureuse initiative que cette présentation d’une cinquantaine d’œuvres intitulée « Les bas-fonds du baroque ».
Loin de l’académisme d’un Poussin ou
d’un Ingres qui ont fait l’objet d’autres
expositions à la Villa, l’itinéraire conçu
par deux commissaires, Annick Lemoine et Francesca Cappelletti, fait découvrir un monde obscur et parallèle. À
l’ombre des grands palais prospéraient
des bouges fréquentés assidûment par
les artistes arrivés de toute l’Europe,
« dans cette Rome qui était à l’époque le
centre culturel le plus vivant d’Europe ».
Bande de joyeux drilles
aux mœurs dissolues
Bartolomeo Manfredi, Réunion des buveurs, 1619-1620.
Claude Lorrain, Valentin de Boulogne, Sébastien Bourdon, Leonaert Bramer, Bartolomeo Manfredi ou Jan Miel
font partie de ces artistes fascinés par la
communauté interlope qui se développe entre 1600 et 1620-1630 au pied de la
COLLECTION PRIVÉE
Villa, entre la place d’Espagne et la place du Peuple, au cœur de Rome. Scènes
de vie quotidienne, portraits de gens
humbles comme l’étonnant Mendiant
plein d’humanité de l’Espagnol Jusepe
de Ribera, visages se détachant de la
Simon Vouet, qui arrive à Rome en
mars 1613, déjà auréolé d’une bonne réputation, propose un Jeune homme à la
figue, au regard lascif visiblement fatigué par la débauche. Ainsi qu’une Diseuse de bonne aventure, composition
hardie montrant deux bohémiennes détroussant sans vergogne un jeune paysan au rire niais. Le Lorrain, lui, produit
un très beau paysage de Rome en pleine
lumière avec une scène de prostitution
en premier plan, et Sébastien Bourdon
une embuscade de brigands. Avec sa
Scène de carnaval dans une auberge romaine, le peintre hollandais dominant,
Pieter van Laer, s’affirme comme le chef
de file de l’école dite des « Bentvueghels » (les « Oiseaux de la bande »),
bande de joyeux drilles aux mœurs dissolues qui réunissaient de nombreux
EN BREF
Mickey Mouse dans un trou de nazis
BD Enfermé à Gurs, un prisonnier juif allemand a croqué la célèbre souris pour dénoncer l’horreur.
FRANÇOIS MÉNIA [email protected]
A
C
ela peut paraître sidérant, et
pourtant, Mickey, qui vient
de fêter ses 80 ans, a montré
le bout de son museau dans
les camps de la Seconde
Guerre mondiale. Avec Mickey à Gurs,
l’historien de la Shoah Joël Kotek et le
spécialiste de la bande dessinée Didier
Pasamonik publient l’intégralité des
planches d’un dessinateur juif enfermé
dans le camp pyrénéen.
1933, Hitler arrive au pouvoir et Horst
Rosenthal, juif allemand, migre en France. Il pense que le pays des Droits de
l’homme ne cédera pas au régime nazi.
Mais en 1940, le dessinateur est envoyé
au camp de Gurs. Il y passera deux ans,
durant lesquels il sera certain d’être libéré. Pour le prouver, les deux auteurs ont
enquêté pendant plus de deux ans et
trouvé des planches d’une valeur inestimable. Outre La Journée d’un hébergé et
Petit guide à travers le camp de Gurs,
Horst Rosenthal se mettra en scène dans
la peau de Mickey.
surprise des gens qui découvraient cette
horreur. Ils en avaient entendu parler, mais
ça restait de la fiction ». Plutôt que montrer les atrocités, le natif de Breslau peint
la machine bureaucratique à l’œuvre
dans les camps. Il voulait dépeindre « la
« Figure de l’innocence »
Pour Didier Pasamonik, ce choix
est simple, le personnage phare
de Walt Disney représentant « la
figure de l’innocence » : « Le Journal de Mickey arrive en France en
1934. C’est alors un symbole de
modernité. Enfermé à Gurs, Rosenthal reste naïf, mais se rend
compte de l’atrocité. » Mis à part la
première case et la dernière, où
Mickey s’enfuit, la souris aux
grandes oreilles prend toujours un
air surpris, ce qui caractérise pour
Didier Pasamonik « l’étonnement et la
Mickey au camp de Gurs.
HORST ROSENTHAL/CALMANN- LÉVY,
peintres d’Europe du nord et professaient un culte immodéré à Bacchus. Des
scènes de mendiants, de charlatans, de
bagarres dans les tavernes, de mascarades, de voyageurs détroussés dans les
forêts complètent cette galerie.
Les tableaux proviennent de collections privées romaines, mais aussi du
Louvre et de la National Gallery. Loin
d’être un genre mineur, ils avaient obtenu une certaine notoriété à leur époque. Princes et dignitaires de l’Église les
exposaient dans leurs palais, parfois
avec l’indication : « Mauvais exemple à
ne pas suivre. » Puis ils ont sombré dans
l’oubli avant d’être redécouverts au
XXe siècle. Éric de Chassey, directeur
de la Villa Médicis, déclare avoir accueilli avec « grande joie » cette « exaltation ambiguë de la misère, des vices et
des excès ». « L’exposition a le mérite de
reconstruire un milieu de peintres que
l’on connaissait mal et d’offrir un regard
différent sur cette époque en mettant en
valeur la dimension subversive de l’art »,
conclut-il. ■
« Les bas-fonds du baroque »,
Villa Médicis, Rome, jusqu’au 18 janvier.
Puis au Petit Palais (Paris VIIIe),
du 24 février au 24 mai 2015.
déshumanisation qui enlevait (aux prisonniers) la qualité d’être humain. Il s’intéresse à l’absurdité de l’époque ».
Horst Rosenthal - dont les auteurs ne
trouveront pas la photo - s’est donc, bien
avant Art Spiegelman et son Maus, mis en
scène dans le corps d’un animal. Une
façon de supporter la réalité. Bien
qu’enfermé, il fait attention à respecter
la loi : il précise que l’ouvrage est « publié sans l’autorisation de Walt Disney »
et signe « Pour copie conforme ». Pour
Pasamonik, ceci démontre une « honnêteté naïve jusqu’à la signature ».
Dans la dernière case, datant de
1942, Mickey réalise qu’il n’est « qu’un
dessin animé » et qu’il peut tout effacer d’un « coup de gomme ». Mickey
s’en va en Amérique, déçu par la
France. La même année, Horst Rosenthal sera déporté à Auschwitz. Il n’en reviendra pas. ■
Julien Prévieux,
Prix Duchamp 2014
Le jury du prix Marcel-Duchamp
2014 s’est réuni vendredi. À l’issue
de la présentation des travaux des
quatre finalistes, Théo Mercier,
Florian et Michaël Quistrebert,
Evariste Richer et Julien Prévieux,
c’est ce dernier qui a été préféré.
Son œuvre, What Shall We Do
Next ?, est construite à la fois
comme une chorégraphie et un
film. Elle met en scène les gestes
nécessaires à l’emploi de divers
outils du monde contemporain.
Le Centre Pompidou montrera
ce travail en septembre 2015.
L’Association pour la diffusion
internationale de l’art français,
qui rassemble 350 collectionneurs
français, a remis 35 000 €
au lauréat et participera
à la production de l’exposition
à hauteur de 30 000 €. Julien
Prévieux, 40 ans, est originaire de
Grenoble. Il vit et travaille à Paris.