Lecture anthropologique de l`œuvre romanesque de Pierre Jean

Transcription

Lecture anthropologique de l`œuvre romanesque de Pierre Jean
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Uniwersytet Warszawski
Instytut Romanistyki
Dorota Nowak-Baranowska
Lecture anthropologique
de l’œuvre romanesque
de Pierre Jean Jouve
Rozprawa doktorska napisana pod kierunkiem
Prof. dr hab. Zbigniewa Naliwajka
Warszawa 2013
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3
Abréviations utilisées :
Dans les Années profondes : DLAP
En Miroir : EM
Hécate : H
Le Monde désert : MD
Paulina 1880 : P
Vagadu : V
La Victime : Vic.
Les références de pages renvoient à l’Œuvre de Pierre Jean Jouve, tomes I (poésie) et II
(romans et proses), Mercure de France, édition établie et présentée par Jean Starobinski,
publiée en 1987.
4
Table des matières
Introduction ..................................................................................................................... 6
I. De l’intertextualité à l’interdisciplinarité
1. 1. Les enjeux de l’intertextualité ................................................................................. 16
1. 2. L’intertextualité « anthropologique » ou comment dépasser
le paradigme structural ? ................................................................................................. 22
1. 3. Le potentiel de la lecture et ses résultats ................................................................. 26
1. 4. Jouve et l’intertextualité externe ............................................................................. 29
1. 5. Jouve et l’intertextualité interne .............................................................................. 40
1. 6. L’anthropologie – une totalité humaine .................................................................. 47
1. 7. L’anthropologie et la littérature – convergences multidisciplinaires ...................... 52
1. 8. L’anthropologie, la psychanalyse et l’imaginaire .................................................. 63
1. 9. L’image – le paradigme anthropologique ............................................................... 69
1. 10. Jouve révisité – une lecture anthropologique ........................................................ 74
II. Sur le rituel
2. 1. L’esthétique de rupture et de cycle.......................................................................... 78
2. 2. La dualité du monde – l’idée universelle ................................................................ 83
2. 3. Du récit mythique... ................................................................................................. 88
2. 4. ...À la structure rituelle ............................................................................................ 93
2. 5. Le travail du rituel dans la construction des personnages ..................................... 105
2. 6. Le mouvement initiatique des personnages .......................................................... 111
2. 6. 1. Paulina – par les ténèbres du purgatoire à une illumination cathartique ........... 112
2. 6. 2. Jacques, Baladine, Luc – le fameux chiffre trois en quête de l’union ............... 120
2. 6. 3. Catherine Crachat – une longue aventure spirituelle ........................................ 124
2. 6. 4. La femme-initiatrice .......................................................................................... 132
5
III. Sur tabou
3. 1. Les origines et les implications du tabou .............................................................. 139
3. 2. Les personnages à l’entre-deux ............................................................................. 144
3. 3. L’androgyne – l’union impossible ........................................................................ 161
3. 4. L’inceste ................................................................................................................ 167
3. 5. Substances souillantes et les enjeux de l’abjection ............................................... 175
3. 5. 1. Le sang ............................................................................................................. 182
3. 5. 2. La pauvre condition humaine ............................................................................ 190
3. 6. Les Beaux Masques ou la porno-graphie............................................................... 191
IV. Sur le fétiche
4. 1. Le fétiche et ses sources anthropologiques ........................................................... 201
4. 2. Le fétichisme en tant qu’une déviation sexuelle ................................................... 203
4. 3. Le fétiche dans la littérature .................................................................................. 205
4. 4. Jouve-fétichiste ? ................................................................................................... 206
4. 5. Le fétiche et ses implications animistes et alchimiques : l’eau et le feu ............... 210
4. 6. La femme fatale en tant qu’un fantasme-fétiche ................................................... 219
4. 7. Le corps immobilisé : la femme statue .................................................................. 224
4. 8. Le corps en fragments ........................................................................................... 228
4. 8. 1. La bouche .......................................................................................................... 229
4. 8. 2. Les jambes ......................................................................................................... 231
4. 8. 3. Les yeux ............................................................................................................ 232
4. 8. 4. La Chevelure ..................................................................................................... 234
4. 8. 5. La Chevelure d’Hélène ...................................................................................... 237
4. 9. Les odeurs ............................................................................................................. 243
4. 10. Le voyeurisme ..................................................................................................... 250
Conclusion .................................................................................................................... 262
Bibliographie................................................................................................................ 267
6
Introduction
Je m’intéresse aux cas humains1.
Dans la multitude de courants littéraires et artistiques en France des années vingt et
trente, Pierre Jean Jouve (1887-1976) ne peut se trouver une place bien à lui et d’ailleurs, il
n’y aspire point. Par sa polyvalence et sa richesse, l’œuvre de Jouve n’est pas aisément
classifiable et c’est sans doute l’une des raisons pour laquelle il n’a pas eu une grande
reconnaissance de son vivant. Des crises personnelles des années vingt le marquent
profondément et provoquent chez lui une rupture inédite – le reniement de toute son œuvre
antérieure : « La crise de 1922-1925 devait m’ammener à faire cet acte de volonté, que peu de
personnes voulourent comprendre : rejeter, en bloc, tout ce que j’avais écrit et publié
jusqu’alors » (EM, p. 1072). Non seulement il rejette ses propres textes mais aussi toutes les
croyances d’avant. L’œuvre romanesque, cette cathédrale jouvienne2 est bâtie, avant tout, sur
le vécu. Il y a le goût du réel et le goût du moi. Il s’agit d’être toujours près de l’humain :
Cette rupture qui se reflète dans la vie de l’auteur et dans la structure de son
œuvre est également, selon Jouve, le point de départ de toute pensée, ainsi que le
commencement de l’existence humaine3.
Par le biais de ses cinq grands romans écrits en dix ans, Jouve explore la matière
humaine. Car, aux yeux de l’écrivain, seul le roman peut fidèlement transposer le réel et la
vérité. Ce n’est pas par accident que pour parler de ses romans, Pierre Jean Jouve, utilise la
métaphore de la cathédrale qui ne peut être admirée que dans sa globalité. Après s’être
intéressé à la psychanalyse, au rêve et à l’inconscient, l’auteur prend le goût pour cette
matière humaine paradoxale qui concerne nous tous et qui est pourtant si difficile à capter :
1
P. J. Jouve, l’un des entretiens avec Michel Manoll, intitulé « Romans 1 : Paulina, Le Monde désert ».
« Il faut avoir le courage de penser que l’on a construit, sa vie durant, une cathédrale », EM, p. 1078-1079.
3
K. Schärer, Thématique et poétique du mal dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve, Paris, Bibliothèque des Lettres
modernes, 1984, p. 8.
2
7
Je me proposais le style de roman dans une langue de pure prose absolument
différente de la langue de poésie. Je voulais les moyens et les fins du roman, dont la
tension ne se produit pas entre des systèmes d’images, mais entre des réalités et
caractères de personnages. Un fort désir de « réel » ne trouvait pas toute son issue dans
la poésie. Je fis donc d’abord un assemblage de personnages vivants, aussi intenses
que possible et empruntant leur réalité très étroitement à mon expérience vécue, qui
devaient projeter par l’intensité quelques-uns de mes thèmes ou mes problèmes dans
leur existence apparente. Projection qui mélangeait inextricablement, pour moi, le
souvenir et la fiction, sous un jour un peu faussé pour atteindre au plus vrai.
L’efficacité du personnage, sa surréalité, était la chose importante ; si importante à
mon esprit, que toutes les altérations dans les aspects et les situations que je faisais
subir au personnage pour l’éloigner de son modèle, ne faisaient que le rendre en
quelque sorte plus pesant de vérité ; au point que je pus enfin, par la suite, confondre
l’expérience, la réalité romanesque, et la vérité, et tenir Paulina ou Hélène pour
beaucoup plus vraies que les pâles figures de femmes qui les avaient suscitées (EM, p.
1085-1086).
Cette « hyperréalité » jouvienne au lieu d’imiter la réalité, invente son propre réalisme,
beaucoup plus riche et beaucoup plus vrai. L’intensité des caractères et l’intensité des
identités permet de présenter la vie intérieure des personnages à l’état pur. L’auteur veut
rendre compte du réel et afin de le décrire de manière la plus complète, il n’hésite pas à mettre
en scène des situations extrêmes qui font des personnages des êtres encore plus intenses. Le
romanesque jouvien est peuplé de héros troublants, à une identité mal définissable, à une
personnalité sophistiquée qui ne se laisse jamais saisir. La narration, menée selon les mêmes
principes, est déchirée, coupée et rompue. Par l’extrême et par la transgression, l’écrivain veut
accéder au réel et au mystère de l’être humain4. L’image qui s’en dégage ne doit pas être
considérée comme un résultat d’un roman singulier mais comme un effet global qui découle
de la lecture de tous ses romans composés dans les années 1925-1935.
Pierre Jean Jouve est généralement beaucoup plus connu comme poète que comme
romancier. S’il devient « plus » romancier après 1925 cela ne veut nullement dire qu’il arrête
sa production poétique. Celle-ci se poursuit toujours. De son métier de poète, l’auteur emporte
une certaine « poéticité », pour utiliser le terme Jean Starobinski5. Une écriture poétique peut
devenir plus atemporelle et symbolique car le personnage vu par le romancier-poète n’est pas
semblable à celui d’un pur romancier : « La tendance du poète est de faire le personnage
unique, le personnage symbole » (EM, p. 1089).
4
L’idée de montrer des extrêmités est exprimée dans Aventure de Catherine Crachat par le personnage éponyme
qui après une aventure charnelle avec un inconnu déclare : « Je trouve qu’une aventure aussi saugrenue montre
au naturel un être [...] Quand le défi se présente à nu dans mon esprit, c’est une tentation terrible, je ne trouve
rien qui m’empêche de passer outre. [...] je fais l’effort de l’être dans la région douce, obscure, de moi (p. 409410).
5
J. Starobinski, P. Alexandre, P. Eigeldinger, Jouve, poète et romancier, Neuchâtel, La Baconnière, 1946.
8
Le personnage-symbole ou bien le personnage-mythe est effectivement une
« spécialité » jouvienne. Certains chercheurs pensent même que tous ses romans sont des
histoires à un seul et même personnage à chaque fois. Par ce « deuxième fond » que possèdent
toutes les héroïnes principales, l’auteur obtient un effet singulier, celui d’une extrême densité
qui traduit le microcosme de l’être humain par le biais des personnages qui cherchent aussi,
comme leur auteur, à trouver le mystère humain6. L’une des conséquences de cette démarche
est sans doute la construction des personnages qui sont les éléments les plus importants dans
chaque roman. Intenses, extrêmes, symboliques, mythiques – les protagonistes portent tous
ces qualificatifs en eux-mêmes. Ils sont également sans cesse exposés à des situations
« saugrenues » car l’objectif de l’artiste consiste à « exprimer toute la vie possible » (EM, p.
1092) dans le roman. Les personnages romanesques sont de véritables « cas » que leur auteur
dissèque et analyse au fil des pages.
L’auteur insiste sur la transposition du réel et de l’humain dans la langue de prose, ce
moyen étant le mieux approprié à remplir cette tâche. L’auteur, avant d’entamer sa création
romanesque, insiste sur le côté quasi symbolique de ce fait et il y attache une grande
importance. Il a consciemment voulu marquer ce passage séparant cette décennie romanesque
du reste de sa création. Pour ces raisons-là, à la lumière de ce travail qui vise une lecture
anthropologique, nous n’avons choisi pour notre corpus que les romans7. Vu le caractère bien
indépendant de cette période, nous allons le traiter séparément de l’œuvre poétique à laquelle
nous allons nous référer seulement pour compléter ou enrichir nos propos.
Pendant toute sa vie, Jouve ne cesse d’explorer le réel en désirant en même temps
« garder un secret ». Puisque la matière humaine, est-elle susceptible à être percée ? Le secret
va durer selon la volonté de son créateur. Et c’est peut-être en cela que Jouve a achevé sa
grandeur en tant que romancier – dans son œuvre artistique il y a toujours quelque chose qui
nous échappe.
L’œuvre comme Cathédrale
6
La recherche du mystère humain chez Jouve et le point de départ d’analyse sous l’angle anthropologique de M.
Watthee-Delmotte, présentée dans Littérature et ritualité Enjeux du rite dans la littérature française
contemporaine, Bruxelles, Peter Lang, 2010.
7
Nous avons choisi de prendre pour corpus le cycle romanesque jouvien officiel, c’est-à-dire tous les romans
non reniés. Nous n’avons donc pas intégré à notre étude La Rencontre dans le carrefour, (1911), Hôtel-Dieu,
récits d’hôpital en 191 ainsi que le manuscrit jamais édité, « La Journée de Florence » (1921, confié à Andrée
Chapelier, sa première épouse). Nous suivons en cela le choix de l’auteur qui a décidé de « retirer du domaine
intellectuel » les œuvres antérieures à 1925.
9
L’acte de devenir Jouve-romancier ressemble lui-même à un acte rituel car il ne passe
pas inaperçu, il est bien conscient et, encore plus, il est sacrifié : l’auteur nie totalement sa
création antérieure. C’est un acte de passage « de Jouve à Jouve ». Comme la vita nuova de
l’écrivain coïncide avec la vita nuova dans la vie privée, il est logique que les deux sphères
vont s’interpénétrer, surtout dans le premier roman d’après la rupture, Paulina 1880, publié en
1925. Il peut être lu comme une histoire du moi jouvien. Puisque le personnage principal est
marqué fortement par la dualité, par la transgressivité ( « j’ai peur de moi parce que je suis
double », dit Paulina, p. 48), il peut facilement passer pour un alter ego de son créateur qui
affirme, comme Flaubert : « Paulina, c’est moi ». Ce premier roman, officiellement accepté
par l’auteur, ouvre la période de la création romanesque prolifique qui va durer dix ans :
Paulina 1880 survint alors en une couleur absolument imaginée, née de toutes
mes mémoires d’Italie, en utilisant seulement quelques éléments de la chronique
familiale de B. Mais en plaçant Paulina dans le centre de ma mémoire italienne j’avais
créé de toutes pièces un personnage comme je le désirais, et très intime à moi-même
(EM, p. 1086).
Ce roman marque fortement « la conversion » de l’auteur vers le nouveau genre.
Même si Jouve a déjà écrit des textes en prose (La Rencontre dans le carrefour, en 1911),
c’est avec Paulina qu’il affine sa technique romanesque afin de construire tout un univers qui
va s’achever avec Les Années Profondes :
Je fis donc d’abord un assemblage de personnages vivants aussi intenses que
possible et empruntant leur réalité très étroitement à mon expérience vécue, qui
devaient projeter par l’intensité quelques-uns de mes thèmes ou mes problèmes dans
leur existence apparente. Projection qui mélangeait inextricablement, pour moi, le
souvenir et la fiction, sous un jour un peu faussé pour atteindre au plus vrai (EM, p.
1085-1086).
Ce premier récit d’après la rupture demeure le plus célèbre. L’auteur y annonce tous
les thèmes qui vont apparaître tout au long de son cycle romanesque : mysticisme, amour
passionnel, mort, culpabilité envers le divin, fatalité pour n’énumérer que les plus importants.
Paulina 1880 peut être lu comme un récit d’une histoire singulière, « d’une âme à la fois
mystique et sensuelle »8 du personnage éponyme. Il s’agit d’une jeune fille qui pendant son
enfance et son adolescence vit dans une atmosphère confite et pleine d’hypocrisie. Ancrée
8
Le fragment d’une lettre à Claude Le Maguet du 22 janvier 1925, cité par D. Leuwers, Jouve avant Jouve ou la
naissance d’un poète, Paris, Klincsieck, 1984, p. 243.
10
dans un milieu aristocratique, tout en cachant son « extraordinaire passion », elle est obligée
de garder toutes les apparences d’une jeune fille « bien rangée ». Mais cette passion la conduit
à une aventure charnelle et secrète avec un ami de son père. Celui-ci meurt quelques années
après, avant qu’elle n’ait pu lui avouer sa faute. Déchirée par les remords, elle entre au
couvent mais la Mère Superièure ne peut supporter son esprit troublé. Paulina rentre chez elle,
rencontre son ancien amant et après une nuit passée ensemble elle le tue d’un coup de
revolver. Ensuite, elle est jugée coupable d’un meurtre et passe vingt-cinq ans en prison. Ce
récit est le seul à recevoir un accueil favorable ce qui lui a permis de se trouver aux côtés des
plus grands romanciers de son époque grâce à la nomination au prix Goncourt qu’il a failli
remporter. Néanmoins, ce court moment de notoriété s’estompe avec la parution du roman
suivant, Le Monde désert (1927).
Nous y retrouvons la sensuelle Paulina, devenue une lointane « tante italienne » de
Jacques. Ce dernier, jeune homme à vocation d’artiste, voit l’épanouissement de sa jeunesse
déterminé par les tendances homosexuelles. Il est entremêlé dans un drôle de triangle avec
Luc Pascal (un écrivain solitaire) et Baladine (une Russe sensuelle et énigmatique). Cette
dernière, même si elle aspire à sceller l’unité, détermine la rupture et anéantit le destin des
deux hommes. Opprimé par l’atmosphère suffocante de sa maison natale, Jacques s’enfuit à
Genève où il s’installe avec Baladine qui, à son tour, s’engage dans une relation charnelle
avec Luc Pascal. L’existence noire de Jacques porte en elle une fatalité qui mène au suicide.
Peu de temps après, Baladine met au monde un fils avec qui elle vit dans une complète
solitude. Les remords font revenir Luc vers son ancienne amante qui pourtant le quitte le jour
même de leur mariage. Les recherches du jeune poète ne donnent aucun résultat et lui-même
est voué désormais à une existence solitaire et à sa vocation poétique qui pourrait le sauver.
Dans ce roman règnent « les tendances persécutrices, les forces de la paranoïa sous des
formes diverses »9.
Le problème d’homosexualité et de paranoïa reviendront dans Hécate (1928), la
première partie du diptyque postérieure Aventure de Catherine Crachat (ce titre n’apparaît
qu’en 1962). C’est l’histoire d’une vedette de cinéma : Catherine Crachat, personnage dont le
nom et la vocation sont inspirés par « une curieuse imago que B. avait formée, à l’usage de sa
fantaisie » (EM, p. 1090). L’actrice mène une tumultueuse relation amoureuse avec un
mathématicien, Pierre. Animée pourtant d’un pouvoir destructeur, la jeune femme met
rapidement fin à cette histoire, et se plonge dans un profond désespoir. Cinq ans plus tard,
9
Les mots de Jouve sont rappellés par Jean Starobinski dans la préface « Le feu de la chair et la blancheur du
ciel » à Œuvre, p. 35.
11
nous retrouvons Catherine à Vienne où elle rencontre un personnage énigmatique, Fanny
Felicitas. L’actrice sent naître en elle un attachement pour cette femme fatale si fascinante.
Leur relation aussi intense qu’ambiguë, confine la jeune femme dans un état d’inertie rompu
par une découverte bouleversante : Pierre fait partie des amants de la baronne. À la surprise
succède la colère, puis le dégoût face au désir de Fanny de former un trio amoureux. Les
sentiments de Catherine envers son ancien amant Pierre sont rapidement ravivés : Pierre
demande cependant de renoncer aux plaisirs charnels afin d’élever leur relation à un niveau
spirituel ce que Catherine doit accepter. Mais soudain, son amant meurt. Catherine ne cherche
qu’à se venger de la baronne. Mais celle-ci se suicide avant la vengeance promise de
Catherine. Aux yeux de la belle actrice, cette mort est comme un retour éternel vers son amant
d’autrefois. Une victime est sacrifiée. Le deuxième opus du diptyque, Vagadu (1931)
n’éclaire en rien le contenu du roman, même au contraire, il cultive cet hermétisme par son
caractère novateur à l’époque. Comme l’affirme l’auteur lui-même, « le lecteur devra
renoncer à comprendre à la première lecture »10. Nous y retrouvons Catherine, toujours
marquée par son histoire avec Pierre. Comme elle veut comprendre les origines du démon
destructeur qui l’anime, la jeune femme commence une cure psychanalytique pendant laquelle
des souvenirs refoulés et douloureux remontent à la surface : ainsi elle saisit son attachement
ambigu à la figure du père et au viol dont elle a été victime enfant. Après un long
cheminement, autant psychanalytique que spirituel, la jeune femme accède enfin à une sorte
de paix. C’est un des récits les plus personnels qui puise à volonté dans le vécu : « Plus
directement que ne l’a fait Vagadu, certains récits se sont nourris de ma substance onirique
personnelle. Naturellement la frontière entre l’éprouvé et l’imaginé en cette matière est assez
vague » (EM, p. 1153).
Un univers psychanalytique et fort personnel est aussi présent dans La Scène Capitale,
(1935) composée de La Victime, des Histoires sanglantes et de Dans les Années Profondes.
Le premier de ces trois récits « traite librement, en surajoutant le rêve dans le tissu narratif
fantastique, une histoire de maléfice et de la mort vivante empruntée à Luther »11. L’ambiance
de La Victime est proche de celle qui règne dans les romans gothiques. Le personnage
principal, un jeune Waldemar, fortement amoureux de Dorothée veut la posséder à tout prix.
Avec son acolyte, Simonin, l’homme parvient à approcher son objet de désir mais ne tient pas
la promesse faite à son ami de ne pas nouer une relation physique avec Dorothée. Un acte
charnel qui se produit malgré tout, ressemble au viol et il provoque un drôle d’état chez
10
11
P. J. Jouve, « Commentaire à Vagadu », Commentaires, Neuchâtel, À la Baconnière, 1989, p. 81.
J. Starobinski, « Le Feu de la chair et la blancheur du ciel », op. cit., p. 42.
12
Dorothée – entre la vie et la mort. Les deux coupables sont condamnés à mort. Les Histoires
sanglantes débutent par un texte qui s’intitule « La Fiancée » étant une mise en forme assez
libre de l’histoire de Woyzzeck. Les autres sept récits à un fond personnel « ouvert dans le tuf
du rêve » (EM, p. 57), contiennent les souvenirs d’enfance et d’adolescence, marqués par la
mythique Hélène qui hante l’œuvre entier et joue son rôle le plus important dans la dernière
partie de La Scène Capitale intitulée Dans les Années Profondes. Cette partie ressemble
beaucoup à La Victime car les deux récits « présentent le même thème dans deux différents
systèmes, deux atmosphères et deux écritures ». La dernière histoire, avec beaucoup
d’allusions autobiographiques, parle de Léonide, adolescent, fasciné par Hélène de Sannis,
épouse d’un officier, deux fois plus âgée que son admirateur. Les sentiments de Léonide sont
vite découverts par Pauliet, le neveu d’Hélène. Celle-ci, après la mort du jeune homme, fait le
dernier sacrifice qui est plutôt une transfiguration : elle meurt pour que Léonide puisse
renaître afin de poursuivre et achever sa vocation poétique.
Ce dernier roman, certainement le plus hermétique, ferme la « décennie romanesque ».
L’auteur lui-même considérait cette période plutôt comme un travail sur une seule Œuvre :
« La Scène Capitale de 1935 [...] marque l’achèvement grave de mon roman. C’est ce qui en
reste le plus lourd à ma pensée » (EM, p. 1095). Comme il s’agit du roman qui puise dans
l’expérience la plus personnelle corroborée par un acte sacrificiel, le lecteur assiste à ce qu’il
y a de plus intime pour l’auteur qui est allé jusqu’au bout dans ses confessions et la matière
personnelle a été exploitée jusqu’au point où il n’est plus possible d’aller plus loin : « Je n’ai
plus écrit de roman après La Scène Capitale » (EM, p. 1102).
Tous les romans (se refermant entre les dates symboliques 1925-1935) nous serviront
de la matière dans cette étude menée sous l’angle anthropologique. Tous ces textes vont être
étudiés avec le souci particulier de tenir compte du fait que chacun d’eux fait partie de tout un
cycle, précisément encadré, marqué fortement par la fin définitive que l’auteur explique ainsi :
Il est probable que l’explication vraie est à rechercher dans la substance même
de la dernière œuvre, par la culpabilité qui l’avait engendrée, dont elle s’est nourrie, et
qu’elle a laissée derrière elle. Le drame personnel qui servit à son élaboration, drame
des « années profondes », a profondément creusé un état affectif qui interdit ensuite la
continuation (EM, p. 1102).
13
Pour une approche anthropologique
Situant cette étude autour de l’idée de transgression, il est impossible de ne pas
évoquer un autre texte de Jouve qui n’a été publié qu’en 1987 mais qui a été composé dans les
années trente. Comme c’est un récit basé sur la transgression dans sa forme la plus pure et la
plus explicite, Les Beaux Masques a attendu cinquante ans pour être publié, cette tâche étant
confiée à René Micha. Ce récit dont la forme n’est pas définie (notes ? scénario ? dossier ?)
est une introduction au(x) mythe(s) féminin(s) de Jouve. Les réminiscences des personnages
présentés ici ont apparu dans presque chacun des romans antérieurs dont les personnages
féminins ont pour le prototype ou archétype le mythe féminin d’Hélène. Celle-là peut être
considérée comme une archi-femme qui demeure à l’origine de l’écriture jouvienne. Les notes
de l’auteur qui se trouvent dans Les Beaux Masques éclairent et exploitent ce mythe qui
évidemment n’est pas venu vers l’auteur sans raison. Le mythe d’Hélène est composé, en fait,
de plusieurs femmes dont deux ou trois ont eu un rôle décisif pour l’écrivain. La toute
première est « la belle Capitaine H. » que Jouve adolescent croise souvent dans le parc, dame
qui approche de la quarantaine. La deuxième est Élisabeth ou Lisbé (Claire dans La Rencontre
dans le carrefour) qui a vingt ans. Les deux se caractérisent par une forte émanation de la
force féminine. Dans les années trente, Jouve s’inspire d’une troisième femme qui ressemble
aux deux premières. C’est un « archétype » d’Hélène. Les Beaux Masques mettent à terme
l’existence des personnages féminins qui peuplent le romanesque jouvien. L’identité multiple
(parfois formée de quelques identités « mineures » étant en dialectique constante entre elles)
est difficilement déchiffrable, paradoxale et brisée. Cette identité, partagée entre le
raisonnable et l’inconscient, est vouée à la transgression. Celle-là attend un développement –
ce que Jouve a rempli dans son œuvre romanesque. Les Beaux Masques sont comme une
source paradoxale parce que postérieure, de la féminité jouvienne qui atteint son état le plus
intense et le plus parfait dans son univers romanesque. Nous allons donc nous référer
également à ce dernier texte qui va nous aider à expliciter le goût de l’auteur pour toute sorte
de transgressivité.
Notre démarche consistera en application de la lecture anthropologique qui pourrait
être aussi appellée « critique anthropologique » ou « ethno-critique ». Notre préférence pour
l’adjectif anthropologique, découle des deux raisons principales. Premièrement, le préfix
ethno- fait penser plutôt à l’ethnographie (aujourd’hui le plus souvent défini en tant que la
méthode de l’ethnologie) ou à l’ethnologie dont le champ méthodologique est constitué avant
tout des travaux dans le terrain. Deuxièmement, l’anthropologie est un domaine qui prend en
14
considération toutes les sciences humaines et sociales, les lettres et les études sur la langue.
En somme, dans l’anthropologie l’accent est mis sur tout un environnement culturel de la
littérature. Le mot « lecture » d’après plusieurs théories sur l’intertextualité met l’accent sur
un rôle actif du lecteur, sur son apport créatif à l’œuvre.
Cette étude se veut donc une lecture ou peut-être une relecture de l’œuvre romanesque
de Pierre Jean Jouve dans la perspective anthropologique. L’objectif de ce travail consiste à
démontrer l’existence des trois différentes modalités, des trois stratégies narratologiques sur
lesquelles l’œuvre romanesque de Pierre Jean Jouve est construite. Ces trois paradigmes, ce
seront : le rituel, le tabou et le fétiche. Aussi, comme toutes les trois catégories relèvent
originellement du domaine anthropologique, une telle approche s’imposait comme la plus
complète.
Étant donné que le texte est un produit de la culture, qu’il la reflète et qu’il est ancré en
elle, il peut être soumis à une lecture anthropologique12. Il est difficile de trancher avec
certitude si Pierre Jean Jouve s’intéressait lui-même à l’anthropologie, surtout que dans les
années trente, ce terme a eu une autre signification qu’il a aujourd’hui13. Néanmoins les textes
de Jouve témoignent d’une véritable connaissance de la culture, son héritage et ses inventions.
L’œuvre de Pierre Jean Jouve contient de nombreuses références aux mythes, symboles,
structures inconscientes de l’imaginaire (connues par Jouve grâce à ses expériences pratiques
et théoriques avec la psychanalyse) que seule la lecture anthropologique sera en mesure
d’analyser et de rendre leur signification profonde. Nous essayerons de montrer que l’œuvre
romanesque de Jouve est construite à l’aide des trois modalités que nous avons choisies, et
ainsi toute œuvre s’avère comme un univers de plusieurs configurations anthropologiques,
mythiques, symboliques et psychanalytiques. La recherche d’ordre thématique, sera, à force
des choses, également présente, mais elle ne sera aucunement la plus importante. La question
prépondérante va porter sur les implications, le fonctionnement et l’immersion des trois
paradigmes anthropologiques (rituel, tabou, fétiche) dans le panorama romanesque de Pierre
Jean Jouve entre 1925 et 1935.
Dans la première partie de cette étude, nous allons expliciter notre parcours
méthodologique en expliquant les enjeux d’une approche intertextuelle qui est une méthode
d’analyse de la littérature à part entière, déjà admise, bien ancrée et de plus en plus souvent
utilisée. Les théories sur l’intertextualité vont nous servir de base pour ensuite passer à ce
12
Selon Jean-Marie Privat, pour cette raison il n’y a aucune œuvre qui ne soit pas « ethnocritiquable ».
Cependant, dans En miroir, Jouve cite Malinowski et Durand et il écrit abondamment sur le symbole et le
mythe comme des facteurs très importants de sa création.
13
15
qu’on peut appeler l’approche interdisciplinaire. De plus, la lecture intertextuelle et
anthropologique ont plusieurs points communs. Or, il en est question de l’anthropologie du
texte et non pas de l’anthropologie dans le texte. Il ne s’agit donc pas de procéder à l’instar
d’un archéologue afin de retrouver ou « dévoiler » des traces d’une culture passée, un signe
du folklore ou un témoignage de pratique rituelle. La lecture intertextuelle ne s’intéresse pas
non plus à la recherche des sources, des origines, des inspirations présupposées et souvent
injustifiées. Il ne s’agit pas du moins d’une critique thématique. Celle-ci n’apporte qu’un
éventail des motifs d’ordre taxonomique ou statistique. La méthodologie intertextuelle
accentue la dialogie des textes et un nouvel horizon intra-textuel qui se dégage de ces enjeux.
Dans les trois parties qui vont suivre, nous allons explorer les trois grandes modalités
de cette analyse interdisciplinaire : rituel, tabou et fétiche. Ces trois concepts, au départ
anthropologiques, englobent des démarches et des phénomènes visibles dans la matière
romanesque, que l’auteur a appliqués afin de rendre son écriture plus dense.
D’abord, nous parlerons du rituel, comme d’une structure de narration et comme d’une
esthétique d’écriture. Notre idée est aussi de montrer qu’une pratique rituelle est la réalisation
la plus parfaite du mythe auquel Jouve se réfère très souvent. Nous verrons aussi de près le
cheminement des personnages comme un mouvement initiatique.
Ensuite, nous étudierons le tabou comme une catégorie qui échappe à l’ordre et qui se
manifeste dans la narration. Pierre Jean Jouve construit les personnages qui, pour plusieurs
raisons, sont « tabou ». Nous analyserons entre autres la question de la dualité, de
l’androgynie, de l’inceste ainsi que celle de l’abjection pour ensuite passer à leurs
manifestations les plus souillantes. Nous clôturons cette réflexion par une analyse plus
détaillée des Beaux Masques, texte, selon nous, tabou par excellence, car se situant au marge
du reste de l’œuvre de Jouve14.
Enfin, la dernière partie sera consacrée au fétiche compris dans les deux perspectives :
ethnologique et psychanalytique. Le fétiche s’analysera surtout par rapport à la femme
(toujours l’héroïne principale et conductrice), construite à l’aide de l’image d’une statue ou
bien de l’image d'un corps morcelé. À la question du fétichisme s’ajoute celle des des odeurs
dans la matière d’écriture. Cette partie sera terminée par une réflexion sur le caractère
voyeuriste de l’œuvre qui contribue à maintenir l’image de l’auteur-fétichiste.
14
L’auteur lui-même n’en laisse qu’un manuscript et il est douteux qu’il ait voulu le publier.
16
I
De l’intertextualité à l’interdisciplinarité
Depuis quelques décennies, l’intertextualité devenait peu à peu, ce qu’on nomme
depuis quelques années, l’interdisciplinarité, un champ privilégié de la critique littéraire et
artistique. La tendance des sciences humaines d’adopter une perspective holistique, traduit
bien l’époque postmoderne marquée par le dynamisme et la transitionnalité. La perspective
intertextuelle est une « pratique de l’écriture » comme a dit Marc Eigeldinger, enrichissant
une œuvre de contextes différents. Cette méthode sert aussi à développer les compétences du
lecteur. La référentialité intertextuelle n’est pas nécessaire à la compréhension mais elle
dévoile des couches de la lecture qui seraient invisibles pour un lecteur non averti :
« L’intertextualité se prête à plusieurs approches théoriques, mais elle trouve sa légitimation,
sa véritable fin dans l’étude de la pratique »15.
Notre pratique intertextuelle oscillant entre deux disciplines, littérature et
anthropologie, va déboucher sur une lecture anthropologique des romans de Pierre Jean
Jouve. Quelques réflexions théoriques ainsi que quelques applications de l’intertextualité –
une catégorie critique particulièrement opérante à la lumière de ce travail – vont nous donner
des instruments d’analyse nécessaires.
1. 1. Les enjeux de l’intertextualité
Les relations entre diverses disciplines d’art ont été étudiées bien avant la naissance de
l’intertextualité considérée comme une critique littéraire. Pour la définir d’une manière
complexe et efficace, il est utile de voir quelles étaient les tentatives de définir d’abord les
relations entre les arts. La configuration qui a été remarquée comme la première, juxtaposait
les arts plastiques et la littérature ce qui a été exprimé dans une fameuse constatation
d’Horace ut pictura poesis. Néanmoins, c’est seulement au XXe siècle qu’on commence à se
15
M. Eigeldinger, Mythologie et intertextualité, Genève, Slatkine, 1987, p. 9.
17
demander comment codifier et théoriser ces rapports. La notion d’intertextualité apparaît pour
la première fois dans les années soixante sur les pages de la revue Tel Quel et elle est qualifiée
du concept structuraliste (par Kristeva ou Barthes) ou déconstructiviste (celui-ci postulé par
Derrida). L’intertextualité est étroitement liée à la crise de la sémiologie structuraliste ; elle
exprime les faiblesses méthodologiques en étant à la fois une tentative de les abolir. Bien
évidemment, le phénomène a bel et bien existé avant la définition de Kristeva qui s’inspirait
de la notion du dialogisme et de la polyphonie de Bakhtin : tout texte serait une mosaïque de
citations. Le constat que la création artistique n’est jamais composée ex nihilo, a été
communément admis depuis longtemps. Le texte est une catégorie intersémiotique et il peut
être analysé uniquement dans le contexte d’autres textes.
À partir des années soixante-dix, la notion d’intertextualité devient une méthodologie
très exploitée dans la critique littéraire. Mais c’est une catégorie extrêmement vaste, parfois
marquée par un flou terminologique dont la perspective est difficile à mettre en exergue.
L'intertextualité serait une « interaction textuelle » qui permet de considérer « les différentes
séquences (ou codes) d'une structure textuelle précise comme de transforms de séquences
(codes) prises à d'autres textes »16. Le terme lui-même a une origine latine : le préfixe inter
signifie « entre », instance médiatisante, et textus veut dire un ensemble des textes, un réseau,
un enlacement, un tissu. L’intertextualité permet de noter et d’analyser les relations entre
plusieurs textes dont l’un sert du point de départ.
Si Kristeva est l’auteur de la notion, Bakhtine peut passer pour l’un des premiers
théoriciens du phénomène qu’on peut nommer la pluralité textuelle. Il est effectivement le
premier à introduire l’idée de multiplicité (ou de polyphonie) de discours. Le texte apparaît
donc comme un lieu d’échange d’énoncés qui le remet en nouvel ordre et ainsi en construit un
texte nouveau. Bakhtine définit ce phénomène par la notion de dialogisme : « L’auteur d’une
œuvre littéraire (d’un roman) crée un produit verbal qui est un tout unique (un énoncé). Il la
crée néanmoins à l’aide d’énoncés hétèrogènes, à l’aide des énoncés d’autrui pour ainsi
dire »17.
Sur le plan théorique, le dialogisme bakhtinien se transforme bientôt en polyphonie.
Cette dernière notion est appliquée pour la première fois afin d’analyser les romans de
Dostoïevski, pour décrire la narration à plusieurs voix. Elle peut être sommairement décrite
comme la pluralité de voix et de consciences autonomes dans la représentation romanesque. À
16
Voir J. Kristeva, Sèmeiôtikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1969 et
« Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman », Critique, n° 239, 1967, p. 438-465.
17
M. Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p. 324.
18
l'origine, elle a une acception plus littéraire contrairement au dialogisme bakhtinien qui au
départ comporte un dialogisme discursif et linguistique :
La polyphonie, d’abord marque distinctive du roman dostoïevskien, par
opposition au « monologue » du roman traditionnel, devient bientôt une
caractéristique du roman en général, puis du langage à un certain stade de son
développement [...] et enfin de tout langage18.
Le dialogisme et la polyphonie donnent naissance au concept d’intertextualité de
Kristeva qui se dégage entre autres, de l’idée de la mort de l’auteur. Barthes parle de la
littérature plurielle qui se compose de nombreux voix et codes. Le texte est un tissu, une
combinaison des liens qui se chevauchent à l’infini. Le texte est
une surface phénoménale de l'œuvre littéraire ; c'est le tissu des mots engagés
dans l'œuvre et agencés de façon à imposer un sens stable et autant que possible
unique. En dépit du caractère partiel et modeste de la notion (ce n'est, après tout, qu'un
objet, perceptible par le sens visuel), le texte participe à la gloire spirituelle de l'œuvre,
dont il est le servant prosaïque mais nécessaire. Lié constitutivement à l'écriture (le
texte, c'est ce qui est écrit), peut-être parce que le dessin même des lettres, bien qu'il
reste linéaire, suggère plus que la parole, l'entrelacs d'un tissu (étymologiquement,
« texte » veut dire « tissu ») il est, dans l'œuvre, ce qui suscite la garantie de la chose
écrite, dont il rassemble les fonctions de sauvegarde : d'une part, la stabilité, la
permanence de l'inscription, destinée à corriger la fragilité et l'imprécision de la
mémoire ; et d'autre part la légalité de la lettre, trace irrécusable, indélébile, pense-ton, du sens que l'auteur de l'œuvre y a intentionnellement déposé19.
Cette définition reste en accord avec les postulats structuralistes qui permettent le jeu
de combinaisons multiples. Tout de même c’est un jeu qui a sa fin à cause des cadres qui le
limitent. Considéré le plus souvent comme structuraliste, Roland Barthes, en 1975 formule
une autre définition du Texte qui admet et même encourage l’infinitude des interprétations :
Le texte, dans sa masse, est comparable à un ciel, plat et profond à la fois, lisse,
sans bords et sans repères ; tel l’augure y découpant du bout de son bâton un rectangle
fictif pour y interroger selon certains principes le vol des oiseaux, le commentateur
trace le long du texte des zones de lecture, afin d’y observer la migration des sens,
l’affleurement des codes, le passage des citations20.
18
M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 18.
http://www.universalis.fr/encyclopedie/theorie-du-texte/, 28/12/2012.
20
Cf., R. Barthes, S/Z Essai, Paris, Seuil, 1970, p. 20-21.
19
19
Barthes y suggère le dynamisme et la légèreté du texte, cet espace ouvert qui donne
toutes les possibilités des interprétations au lecteur. Cette nouvelle approche a été inscrite
également dans la conception de la Nouvelle Critique. La notion désignait un ensemble
d'orientations novatrices apparues au sein de la critique littéraire en France. Ce faisceau de
nouvelles tendances et méthodes a fait de l’histoire littéraire le facteur majeur en ce qui
concerne la méthodologie d’interpréter les textes. Ensuite, dans les années quatre-vingts,
Michel Riffaterre s’est concentré sur l’activité de la réception par le lecteur. Il a parlé du
procès de la double lecture (qui fait allusion à la littérature au second degré), basée sur
l’articulation saussurienne entre le signifié et le signifiant. Avec les concepts de Barthes,
l’intertextualité peut être vue dans une double dimension : celle de l’auteur, qui insère un
nouveau texte enrichissant tout un réseau textuel existant, et celle du lecteur. De même,
Riffaterre fait de l’intertextualité un modèle de réception : « L’intertextualité est la perception
du lecteur, de rapports entre une œuvre et d’autres, qui l’ont précédée ou suivie »21. Paul
Ricœur à son tour explique que :
le texte en tant qu’écriture, attend et appelle une lecture ; si la lecture est
possible, c’est bien parce que le texte n’est pas fermé sur lui-même, mais ouvert sur
autre chose ; lire, c’est en toute hypothèse, enchaîner un discours nouveau au discours
du texte. Cet enchaînement d’un discours à un discours dénonce, dans la constitution
même du texte, une capacité originelle de reprise qui est son caractère ouvert.
L’interprétation est l’aboutissement concret de cet enchaînement et de cette reprise22.
La lecture marque les possibilités sémantiques du texte. Le lecteur est en mesure de
distinguer plusieurs niveaux de lecture même en sachant que cela n’a pas été l’intention de
l’auteur. Aussi, il peut y avoir deux types de lecture : sémantique et esthétique23. Qu’elle soit
comprise comme immanente à l’acte d’écriture ou comme intégrée à l’acte de lecture,
l’intertextualité se révèle particulièrement intéressante comme la méthode de compréhension
et d’interprétation d’une œuvre.
Si l’école structuraliste a certaines réticences à considérer l’œuvre comme une
structure ouverte, celle qui jouit de significations illimitées, d’autres se prononcent pour une
liberté interprétative. Paul Zumthor, par exemple, qualifie l’intertextualité comme une
« existence de complexes signifiants, articulés, de façon diverse (souvent imprévisible), les
uns sur les autres, et fondateurs d’une pluralité interne du texte. Ainsi, le texte n’est-il jamais
21
M. Riffaterre, « La Trace de l’intertexte », La Pensée, Paris, n° 215, octobre 1980, p. 4.
Ibid., p. 152.
23
U. Eco, « Ironia intertekstualna i poziomy lektury », O literaturze (Sulla letteratura), Varsovie, Muza, 2003, p.
211.
22
20
clos. Il est travaillé par d’autres textes. L’intertextualité « désigne une sorte de supplément,
peut-être inépuisable, essentiel au texte même »24. Ce terme ne peut être défini en dehors de la
totalité dont la complexité décourage le lecteur. Maciej Żurowski souligne qu’au départ se
trouve l’idée kristevienne du texte comme « productivité ». C’est-à-dire le texte, tactiquement,
met en jeu tout son pouvoir génératif qui donne une profondeur et une plurivalence25 :
À la conception traditionnelle, idéaliste, statique, esthétisante, du texte – œuvre
d’art littéraire, où le sujet déchiffre, en fonction de son expérience du monde, « un
sens supposé préalable » s’opposera, en premier lieu, « un jeu infini » (‘pré-sens’),
découpé en lectures (ou ‘lexies’) selon les voies sans terme ultime où se combine et
recoupe le signifiant, en deuxième lieu la réinsertion de la ‘pratique signifiante’ du
texte dans le « tout articulé du processus social » (des pratiques transformatives)
auquel il participe26.
La nouvelle mise en texte, la subjectivité inévitable de chaque narrateur, et surtout
l’acte individuel de la réception témoignent d’une (re)création originale qui est un processus
actif et fécond. Genette en fait un instrument d’analyse littéraire à part entière. Dans
Palimpsestes (1982) et Seuils (1987), il examine profondément les relations qui existent entre
plusieurs textes mettant l’accent sur l’existence d’un architexte – œuvre-source. Il catégorise
les différents procédés intertextuels en tenant compte aussi de tout ce qui entoure et
accompagne le texte. Le livre porte le sous-titre La littérature au second degré renvoyant
ainsi à l’étude d’Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation et à
l’image d’une succession des textes et des auteurs. Avec sa précision d’un taxonome, Genette
distingue cinq relations inter-textuelles, qu’il classe selon un ordre croissant d’abstraction,
d’implication et de globalité. Tout d’abord, l’intertextualité est définie comme la
« coprésence entre deux ou plusieurs textes, [...] la présence effective d’un texte dans un
autre »27. La paratextualité caractérise la relation entre le texte et tout ce qui l’entoure, tandis
que la métatextualité désigne le rapport critique unissant une œuvre écrite à une autre.
L’auteur dit que « c’est la relation critique par excellence »28. L’architextualité, catégorie la
plus implicite et la plus abstraite selon l’auteur même, est une correspondance de pure
appartenance générique. Enfin, l’hypertextualité qualifie la relation de dérivation (initiation
ou transformation) qui joint un texte premier (hypotexte) au second (hypertexte). Tous ces
24
Cf., P. Zumthor, « L’intertextualité et mouvance », Littérature inter-textualités médiévales, n° 41, 1981, p.6.
M. Żurowski, « L’Intertextualité, ses antécédents et ses perspectives », Kwartalnik Neofilologiczny XXX,
2/1983, p. 115.
26
Ibid.
27
G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 8.
28
Ibid., p. 11.
25
21
termes peuvent être rassemblés sous un emblème général de transtextualité qui définit toutes
les relations que les textes entretiennent entre eux. Genette utilise ce terme plus
volontairement que celui d’intertextualité et le définit comme la transcendance textuelle du
texte29. De plus, la fonction première du préfix « trans » signifie le déplacement, le
changement de lieu (la transposition), la transportation dans le temps ou dans l’espace ou bien
un changement profond de la nature (transformation). Toutes ces configurations sont
perceptibles au sein d’une œuvre littéraire30. La notion genetienne de transtextualité est
utilisée parallèlement avec celle d’intertextualité et nous allons les utiliser aussi dans nos
exemples. La notion de transtextualité est sans doute plus généralisante et elle met l’accent sur
le dynamisme du phénomène. L’intertextualité, en revanche, dans son premier sens insiste sur
la relation entre les textes. N’oublions pas que l’intertextualité genettienne met l’accent sur la
formalisation théorique et sur les pratiques particulières tandis que l’intertextualité initiée par
Bakhtine et ensuite définie et développée par Kristeva met en relief les relations structuralistes
et sémiotiques (ayant des racines linguistiques) entre les textes.
Après avoir présenté et résumé quelques conceptions théoriques les plus significatives
dans la méthode intertextuelle, il est possible de définir l’intertextualité comme un espace
infini des codes, des systèmes sémiotiques, des relations explicites et implicites qu’on peut
établir entre divers textes. C’est une sorte de réécriture qui établit des corrélations sous forme
d’un certain réseau textuel qui permet de situer une œuvre dans la critique littéraire non dans
le contexte historique ou génétique mais plutôt dans un système intellectuel qui joint tous les
ouvrages littéraires. Dans l’intertextualité l’accent est mis sur la réciprocité, sur le dialogue
entre toutes les formes textuelles. Le travail intertextuel passe aussi par une étape de chercher
les sources mais ce stade n’est pas essentiel. Le terrain des liens intertextuels en mouvement
constant implique la productivité perpétuelle du texte. Kristeva en a donné la définition
suivante : « Le texte est donc une productivité [...] il est une permutation de textes, une
intertextualité : dans l’espace d’un texte plusieurs énoncés, pris à d’autres textes, se croisent et
se neutralisent »31.
Il importe aussi d’expliquer la confusion entre les deux termes : intertextualité et
intertexte. L’intertexte est un espace d’expression et un ensemble de textes grâce auquel
d’autres textes peuvent émerger. Sous le terme de texte, nous comprenons non seulement le
texte littéraire mais aussi chaque texte de culture. Il s’agit d’un ensemble de textes qu’on peut
29
A. Gignoux, L’initiation à l’intertextualité, Paris, Ellipses, 2005, p. 46.
B. Sosień (réd), Intertekstualność i wyobraźniowość, Cracovie, Universitas, 2003, p. 11.
31
Cf., J. Kristeva, Sèméiôtikè, recherche pour une sémanalyse, op.cit., p. 113.
30
22
rapprocher de celui qu’on lit, un corpus indéfini de textes qui déclenchent des associations
mémorielles. Il y a donc un commencement mais il n’y a pas de fin. L’intertexte est
changeable et il reste entre le système et une expression concrète. C’est un texte situé à
l’entre-deux, un modèle linguistique qui est important dans le contexte de produire et de
conserver les mythes sociaux.
1. 2. L’intertextualité « anthropologique » ou comment dépasser le paradigme
structural ?
Dans la multitude de perspectives critiques, soumises à la méthodologie intertextuelle,
il y en a celles qui au lieu de s’inspirer de la littérature, se réfèrent à l’imaginaire, donc une
source créatrice. À travers l’interprétation interne des textes, l’herméneutique tend à retrouver
leur sens premier, primordial et profond. Ce n’est pas pourtant un sens unique. La lecture peut
s’orienter vers de différents chemins. Il s’agit de découvrir certaines structurations mentales
mythiques et symboliqes et voir leurs réalisations sur la surface textuelle. Mais pour accéder à
la structure « zéro » il faut voir au delà du texte linéaire qui se manifeste à nous en forme
d’une écriture. Une analyse structurale et formelle ne suffit pas – il faut recourir au mythe,
entendu comme un archi-texte, une archi-écriture. Effectivement, il n’y a pas de mythe sans
une couche textuelle explicative car « le mythe est tout enrobé de littérature »32. Dans cette
optique, il s’agit de voir comment le mythe fonctionne dans la littérature, comment il se
manifeste et où sont situés les points d’accrochage entre le mythe et le texte sans pourtant
oublier que le mythe est aussi un texte de culture à part entière. Les configurations
symboliques et archétypiques véhiculées dans les mythes témoignent de l’universalité des
comportements humains. Les mythes ont ainsi un fort fondement anthropologique et ils sont
réactivés dans la littérature à travers des structures mythiques traditionnelles ou des
rédondances sémantiques relevant des homologies avec certains mythes fondamentaux dans la
culture gréco-latine. Si certains motifs ou thèmes mythologiques sont repris assez fidèlement
dans la littérature, il y en a d’autres qui sont modifiés et traités fort librement. La structure du
mythe est susceptible de subir cette manipulation. Les variantes apportées aux mythes
originaux permettent leur réactualisation et récontextualisation : « En tant que textes, les
32
P. Brunel, préface du Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Édition du Rocher, 1988.
23
mythes littéraires invitent à des lectures structurales et palimpsestueuses, mais en tant que
porteurs des interrogations de l’homme, ils invitent aussi à s’interroger sur le sens »33. La
critique intertextuelle basée sur la recherche au niveau des mythes, la « mythodologie »,
oscille autour de l’imaginaire (selon la conception durandienne) qui peut constituer une clé de
lecture commune. La recherche de Durand, disciple de Bachelard, a révélé tout un champ
d’application méthodologique qui a favorisé ensuite les concepts théoriques sur l’imaginaire,
c’est-à-dire, l’imagination in statu nascendi. La notion de l’imaginaire met l’accent sur le
« devenir » sur le dynamisme du procès, sur son aspect inaccompli. Nous y trouvons un
symbole, un mythe ou une autre structure abstraite saisie dans son état brut avant d’être une
construction achevée sous forme d’une image ou d’un signe. C’est une force génératrice qui
produit les sens. Car l’imaginaire contient ses structures à la base du concept collectif élaboré
à force des innombrables influences de l’histoire, de la géographie, de la psychologie – de la
culture sensu largo. Les analyses de Durand ont abouti aux deux concepts heuristiques :
mythocritique et mythanalyse. Le premier concept indique, comme a précisé Durand, l’emploi
d’une critique littéraire ou artistique qui focalise la compréhension sur la structure mythique
inhérente au texte tandis que la mythanalyse se concentre sur le mythe originel et ses
implications sociologiques ou psychologiques dans une culture donnée. Les manifestations du
mythe dans la culture permettent d’en tirer un sens anthropologique. Le travail du chercheur
consiste à démontrer les transformations de la structure mythique originelle fondée
essentiellement sur le système d’oppositions révérsibles. Appellée à comparer de grandes
configurations mythologiques au sein de la littérature mais aussi ses enjeux dans la culture, la
mythocritique peut se transformer en mythanalyse. Dans les deux cas, la littérature constitue
le point de départ. Elle permet de comprendre notre inconscient collectif, propre et cohérent à
chaque culture34. L’intertextualité est en mesure de fournir des images archétypiques qui
existent dans notre imaginaire et qui se projettent dans le texte. On ne peut pas omettre la
philosophie de Jung qui a insisté sur l’aspect inconscient de l’archétype, comme une structure
qui se construit au niveau de l’imaginaire et qui est à l’origine des mythes et symboles dans
une culture donnée. Si nous analysons les structures de l’imaginaire, nous pensons à des
configurations en train d’être créées, en état de formation. La réflexion sur la structure
formelle du texte et celle sur la structure du mythe vise la découverte du sens véhiculé par le
texte littéraire. Ce dernier est une réalité qui se situe à l’entre-deux, entre le matériel à peine
33
D. Chauvin, « Mythocritique et hypertextualité. L’exemple de l’apocalypse », in Mythe et modernité. Théories
et méthodes, Centre de Recherche sur l’Imaginaire, Grenoble, 1993, n° 13, p. 68.
34
P. Rajotte, « Mythes, mythocritique et mythanalyse : théorie et parcours », Nuit blanche, le magazine du livre,
n° 53, 1993, p. 30-32 sur le site http://id.erudit.org/iderudit/21494ac, 28/12/2012.
24
imaginé et celui qui est plus consistant en tant que la matière textuelle. Durand plutôt que
d’employer le terme du texte, préfère parler de l’œuvre qui :
n’est pas une vision du monde, elle est un univers, un univers imaginal certes
que l’humanité de l’œuvre me propose de partager [...]. Elle a ses pôles, ses climats,
ses contrastes parce que l’essentiel réside dans la tension dissonante et dans l’accord et
le contentement que lui donne ma réflexion ou ma dégustation esthétique35.
Durand s’est bien rendu compte que le langage premier du mythe ne peut être perçu
qu’à travers le langage second. Autrement dit, le signifié se manifeste uniquement à travers le
signifiant. Mais c’est ici que la mythocritique passe de son état statique à un état dynamique.
Les mots nous indiquent où est le sens mais ils ne le déterminent pas. La détermination se
produit déjà dans la deuxième phase qui demande une perspective beaucoup plus large que
Durand qualifie de la mythanalyse. Cette méthode traite les œuvres littéraires comme les
éléments de culture dans le moment donné. Cette approche dépasse évidemment le paradigme
purement linguistique et elle tient compte de toute la réalité extratextuelle : historique,
culturelle ou sociale. La conscience du fonctionnement du texte dans « l’espace intertextuel »
(probablement identique avec l’imagination créatrice) permet de saisir l’œuvre à travers sa
pluralité. La réception est donc un processus dynamique qui dépend du moment et du tout le
conditionnement historico-culturel.
Tous les types des textes de culture (littéraires, plastiques, musicaux, architecturaux)
sont susceptibles de véhiculer les valeurs intertextuelles. En 1987 Marc Eigeldinger
précisait que
[son] projet est de ne pas limiter la notion d’intertextualité à la seule littérature,
mais de l’étendre aux divers domaines de la culture. Elle peut être liée a l’émergence
d’un autre langage a l’intérieur du langage littéraire ; par exemple celui des beaux-arts
et de la musique, celui de la Bible ou de la mythologie ainsi que celui de la
philosophie36.
On aboutit à une transsémiologie où chaque système sémiotique perd de son
indépendance pour contribuer à donner un nouveau sens orienté à la réciprocité. Cette
nouvelle signification se dégage comme la somme des significations de chaque système
sémiotique. Elle est l’effet d’une coopération et des influences mutuelles de plusieurs
35
G. Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre. De la mythocritique à la mythanalyse, Paris, Berg
International, 1979, p. 155.
36
M. Eigeldinger, op.cit., p. 15.
25
narrations différentes37. Un tel aspect de l’intertextualité s’avère le plus opérant à la lumière
de la lecture anthropologique que nous nous sommes proposé de faire. Plusieurs structures
mythiques, symboliques et rituelles qui transmettent et transposent les concepts
anthropologiques sont affrontées à la matière romanesque particulièrement hermétique. Grâce
à cette compléxité, profonde et proliférique en pouvoir interprétatif, on obtient une sorte de
collage transcontextuel où des contextes singuliers perdent de leur importance pour acquérir
un nouveau potentiel symbolique. Le texte final qui s’en dégage n’est pas une simple somme
des textes qui s’influencent mais il incarne toute une nouvelle configuration des contextes.
La perspective intertextuelle concerne donc non seulement les relations entre les textes
de culture mais aussi entre le texte et cette culture elle-même. L’intertextualité permet ainsi
d’établir à côté des relations strictement textuelles, les relations extratextuelles. La littérature
reflète la réalité mais l’analyse de référentialité est basée non sur la pensée d’une existence
réelle des objets mais sur une sorte de présupposition de l’existence, donc sur l’effectivité de
la référentialité littéraire et de sa puissance de donner une illusion du réel. Cette effectivité est
obtenue grâce à plusieurs procédés et stratégies discursives qui contribuent à un résultat
mimétique. Les relations entre l’intertextualité et la mimésis sont spécifiques. La
représentation littéraire est en quelque sorte la représentation d’une représentation : une
visualisation réaliste, une réplique hyperréaliste des formes de catégorisations extralittéraires
ou bien la représentation de la théorie de représentation (forme de métamimésis)38.
La relation entre le texte et le réel s’appuie sur divers principes. D’abord, la littérature
reflète le réel et cela serait sa fonction fondamentale. Un autre point de vue, largement admis
aujourd’hui, parle des relations entre un texte et un espace extratextuel comme des relations
entièrement textuelles, prenant pour le point de départ l’idée que le mot ne peut se référer qu’à
un autre mot. La troisième perspective essaie de répondre à la question pourquoi nous croyons
à cette illusion du réel dans la littérature. La perspective intertextuelle, relationnelle dans les
études sur la littérature traduit bien le pluralisme de l’époque postmoderne qui se caractérise
par la multiplicité de voies et de traces. Aujourd’hui, cette stratégie d’analyse constitue une
méthode de recherche à part entière au sein du domaine de la littérature comparée.
C’est une vérité incontestable aujourd’hui – la littérature s’oriente vers le culturel. Cet
aspect de la recherche humaniste ne peut être ignoré à l’époque où les frontières de différents
domaines : littérature, sociologie, anthropologie ou histoire ont la tendance de s’estomper. Il y
a de nouvelles voies de recherches interdisciplinaires comme la mythocritique, l’ethnocritique
37
38
R. Nycz, Tekstowy świat. Poststrukturalizm a wiedza o literaturze, Varsovie, IBL, 1995, p. 196.
R. Nycz, Intertekstualność i jej zakresy: teksty, gatunki, światy, Pamiętnik Literacki, 1990, p. 2.
26
ou la critique (post)coloniale. Les études comparées sont ancrées dans un vaste champ
culturel. Depuis longtemps il est possible de parler de la littérature comparée mais la
deuxième moitié du XXe siècle a montré qu’on peut aussi comparer diverses disciplines. Un
horizon de recherche intertextuel plus élargi permet d’appliquer les instruments de l’analyse
littéraire dans d’autres domaines. La littérature, quant à elle, peut être étudiée à l’aide de
moyens nouveaux, provenant d’autres disciplines. En résultat, de nouvelles voies et de
nouveaux contextes se créent et se développent. Il est, en effet, possible de changer de
paradigme : linguistique en visuel, visuel en acoustique, littéraire en musical et ainsi de suite.
Dans ce cas-là, on parle de l’intertextualité transartistique, intermédiaire, interdisciplinaire ou
intersémiotique39. Les démarches jadis déclarées antagonistes, aujourd’hui ne le sont plus. Au
contraire, elles sont devenues quasiment partenaires et elles sont basées plutôt sur une
dialectique
d’interprétations
complémentaires
que
sur
une
rigoureuse
opposition
méthodologique. Selon Paul Ricoeur,
la constitution du texte comme texte et du réseau de textes comme littérature
autorise l’interception de cette double transcendance du discours, vers un monde et
vers un autrui. À partir de là un comportement explicatif est possible à l’égard du
texte40.
L’intertextualité constitue une ouverture à l’Autre ainsi qu’à la pluralité qui est
devenue l’idée fixe de la recherche humaniste au XXIe siècle.
1. 3. Le potentiel de la lecture et ses résultats
L’intertextualité est un phénomène qui oriente la lecture. Elle est une sorte
d’interprétation, contraire de la lecture linéaire : « C’est le mode de perception du texte –
complexe de présuppositions, chaque mot du texte étant comme la pointe de l’iceberg
proverbial – qui gouverne la production de la signifiance »41. L’intertextualité est donc
39
A. Hejmej, Muzyka w literaturze. Perspektywy komparatystyki interdyscyplinarnej, Cracovie, WUJ, 2012.
P. Ricœur,« Qu’est-ce qu’un texte ? ». Du texte à l’action. Essais d’herméneutiques, Paris, Seuil, 1986, p. 146.
41
M. Riffaterre, « L’intertexte inconnu », Littérature, 1981, n° 14 p. 5-6. C’est Julia Kristeva qui a introduit le
terme de signifiance afin de montrer un aspect actif et créatif de l’interprétaion. Le mot apparaît pour la première
fois dans son récit Au commencement était l’amour, Psychanalyse et foi [« Textes du XXe siècle », 1985] où il
désigne le discours du patient su cours de la séance thérapeutique. Le sens a un rôle actif dans le procès
thérapeutique. Il participe dans la (re)construction de l’identité du patient.
40
27
centrée sur le lecteur et ses capacités de pouvoir remarquer et apprécier divers contextes.
L’intertextualité s’avère être le résultat d’une lecture intertextuelle qui reste en opposition
avec la lecture linéaire. Dans les années soixante se développe la tendance de donner au
lecteur plus d’autonomie. Cela provoque l’apparition des termes nouveaux comme : horizon
d’attente, travail du lecteur ou réception. Le lecteur est interprétant, il réactualise et
recontextualise le texte en cherchant des rapports non seulement au sein du texte lu mais
surtout au sein du champ littéraire qui reste à sa disposition, à sa connsaissance. Dans chaque
texte il y a toujours la trace de l’intertexte42.
Dans le méthode basée sur l’intertextualité il n’y a aucune prétention de mener une
investigation génétique. Marc Eigeldinger explique qu’ :
il faut d’emblée préciser que l’intertextualité ne saurait se confondre avec
l’établissement des sources, qu’elle s’en distingue parce qu’elle se situe à un autre
niveau en tant qu’acte de l’écriture. Elle renvoie, certes, à un savoir culturel, mais elle
vise à la reconstruction d’un texte et elle est déterminée par son fonctionnement.
Davantage qu’à un emprunt, elle correspond à une greffe ou à une trace43.
Ce qui compte, c’est le texte tout court, le texte final, dans son immanence, ses limites
mais aussi ses voies qui mènent vers l’extérieur. Il faut voir comment le texte reprend les
textes antérieurs et surtout comment cette reprise est envisagée par le lecteur. Le texte
antérieur, repris et utilisé dans un autre contexte se voit « recontextualisé » et, par conséquent,
sa signification est modifiée par son nouveau « auteur » ainsi que par un nouveau lecteur.
L’intertextualité fonctionne « comme une machine perturbante chargée de produire la
subversion »44.
Le matériel capital dans une étude pareille c’est un texte (ou plusieurs textes)
concret(s) qu’il faut observer afin d’y noter une reprise des écrits existants. La répétition est
au cœur de cette activité. Elle doit être vue sur les deux niveaux : le premier concerne la
reprise faite et construite consciemment par l’auteur et l’autre concerne la reprise du lecteur,
donc la lecture, qui est un procédé par excellence individuel. Autrement dit, la réception du
lecteur prend en compte les relations textuelles introduites inconsciemment par l’auteur. Ces
relations sont retravaillées et mises en page de nouveau, d’une manière tout à fait différente.
Tout cela fait qu’il n’est pas possible de parler de reproduction, répétition, copie ou encore
moins de plagiat. Un énoncé est inscrit dans un autre ensemble textuel et il est soumis à une
42
M. Riffaterre, « L’intertexte inconnu », op. cit., p. 4
M. Eigeldinger, Mythologie et intertextualité, op.cit., p. 9-10.
44
L. Jenny, « La stratégie de la forme », Poétique, n° 27, 1976, p. 262, cité par M. Eigeldinger, Ibid., p. 16.
43
28
activité transformatrice. En résultat, le lecteur doit appliquer une nouvelle stratégie de lecture
parce qu’il lit un texte différent.
La recherche littéraire essaie depuis longtemps de renoncer au dogmatisme. Il ne s’agit
plus d’avoir une méthode mais des méthodes qu’on perfectionne d’une façon inventive45.
Dans l’optique intertextuelle, il ne faut pas voir le texte comme un produit achevé mais plutôt
comme un phénomène circulaire et temporel qui n’a ni début, ni fin et dont les liens internes
forment une mosaïque interminable et inépuisable. Le texte se combine de deux couches :
« géno-texte » (le niveau où le texte est produit, généré) et « phéno-texte » (le niveau du texte
accompli)46. La profondeur conditionne toute la productivité essentielle du texte. C’est ainsi
que l’œuvre est ouverte, comme a dit Eco. L’ouverture qu’il propose, permet de repenser le
rapport du lecteur à l'œuvre : elle bannit la lecture de consommation et la passivité du lecteur,
pour mettre en valeur l'activité et l'effort que celui-ci doit fournir : « L'œuvre d'art est un
message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul
signifiant47 ». Et le signifiant, cette « surface textuelle » est soumise à une multitude
d’interprétations dont le contenu dépend toujours de l’entourage culturel du lecteur. Le sens
du texte selon Eco est indiqué par l’intention de l’œuvre (intentio operis), compris comme la
stratégie sémiotique du texte et en même temps comme le résultat des présuppositions du
lecteur. En accentuant le rôle de l’intention textuelle, Eco limite des interprétations totalement
libres de la part du lecteur (intentio lectoris). D’ailleurs, la reconstruction de l’intention de
l’auteur (intentio autoris) est extrêmement difficile, en pratique impossible et finalement pas
nécessaire48. S’appuyant sur son vécu, sur son expérience ancrée culturellement, le lecteur fait
une sorte de sythèse entre son vécu et ce qu’il vient de lire. La lecture serait donc une
interprétation double : fictive (du texte lu) et réelle car elle n’est jamais indépendante de la
culture. La perspective intertextuelle est une méthode ou bien un ensemble de méthodes mises
en œuvre afin de rendre compte de toute la complexité du texte en tant que le produit d’une
culture qu’il reflète.
À la lumière de notre travail qui vise une lecture anthropologique, il semble important
de mentionner des théories critiques qui accentuent la dialogie culturelle ainsi que le fait que
les textes restent en relations avec eux-mêmes. Ce dialogue s’avère enrichissant et il nous
ouvre plusieurs voies qui autrement resteraient inaccessibles. Il ne s’agit point de chercher la
45
M. Contat, « Le temps des travaux », Le Monde des livres, 27 avril 1979, cité par M. Żurowski,
« L’Intertextualité, ses antécédents et ses perspectives », op. cit., p. 112.
46
Termes utilisés par M. Żurowski dans l’article cité.
47
U. Eco, L’œuvre ouverte (Opera aperta), trad. Ch. Roux de Bézieux, Paris, Seuil, 1962, p. 9.
48
U. Eco, « Naditerpretowanie tekstów», in U. Eco, Interpretacja i nadinterpretacja (I limiti
dell’interpretazione), trad. T. Bieroń, Cracovie, Znak, 1996, p. 65.
29
« généalogie » du texte littéraire et de découvrir des sources apparemment correctes, c’est-àdire celles qui s’accordent avec l’intention de l’auteur. L’activité de lecture à chaque fois
« refraîchit » une œuvre étant une action singulière et personnelle. Le texte est inscrit dans la
culture qui, quant à elle, subit des modifications et évolue sans cesse. Pour cette raison, le
lecteur d’un texte peut disposer d’autres moyens méthodologiques que son auteur. En
conséquence, son interprétation va différer de l’intention de l’auteur. Néanmoins, après Eco,
on pourrait risquer la question : est-ce vraiment important ? La critique littéraire s’inspirant de
l’intertextualité n’est pas une archéologie qui veut trouver des racines d’une civilisation. Le
critique est plutôt un chercheur dans le premier sens du terme, à savoir, un esprit conscient de
divers phénomènes qui se produisent dans l’espace littéraire. Il est aussi obligé de savoir
comment en construire un réseau méthodologique et comment y mettre les textes pour qu’ils
fonctionnent dans une cohérence et surtout en dialogue. C’est aussi le dialogue entre le lecteur
et l’auteur. Le premier actualise le sens élaboré par le second et, grâce à son éloquence, il
participe à l’élargissement du réseau intertextuel ce qui contribue à l’enrichissement du texte.
Il est donc possible de comprendre et d’apprécier les romans de Pierre Jean Jouve en
tant que tels, mais la lecture antérieure ou simultanée des auteurs comme Freud, Bataille,
Barbey d’Aurevilly, van Gennep ou Eliade (pour ne citer que quelques-uns) complète et
enrichit cette écriture et son interprétation. L’intention de l’auteur est ici secondaire car nous
travaillons avec le texte, produit d’une culture et un espace révélateur de certaines influences.
Un vrai travail intertextuel consiste en une recherche dynamique et ouverte, une recherche
« rayonnante ». Comme l’a dit Marc Eigeldinger :
le propre de l’intertextualité est de construire un univers relationnel, un univers
d’alliances et de connexions, favorisant la libre circulation entre les œuvres ; elle est le
lieu de leur confrontation et de leur cohabitation dans le langage49.
1. 4. Jouve et l’intertextualité « externe »
Pierre Jean Jouve aime jouer avec l’intertextualité et c’est aussi pour cette raison que
nous avons choisi notre perspective d’analyse. Une intertextualité jouvienne peut être divisée
en deux catégories : externe et interne. Par la première, nous entendons le réseau des
49
M. Eigeldinger, op.cit., p. 11.
30
références aux textes « extérieurs » qui font preuve de l’érudition et des compétences
littéraires de l’auteur. Ce seront des références explicites et implicites aux divers textes de
culture : roman, poésie, théâtre, opéra, cinéma. Cependant l’auteur ne se limite pas à un jeu
purement
intertextuel.
Il
développe
aussi
ce
que
Marc
Eigeldinger
appellait
l’autointertextualité ou bien l’intratextualité. Au sein des romans, nous pouvons donc observer
des références en correspondance ce qui donne une structure romanesque en dialogue. Avant
de parler de cette transtextualité50 interne qui contribue à construire l’Œuvre-Cathédrale, il
importe de démontrer à quel point l’écrivain a puisé dans la littérature. Il a eu une grande
connaissance des Classiques ce qui, sans doute, lui a permis de construire sa propre technique
romanesque et sa propre manière de narrer en se situant aux antipodes d’une grande partie de
la littérature existante à son époque.
Pour Pierre Jean Jouve, qui possédait une immense culture littéraire, musicale et
artistique, le réseau de correspondances existant entre chaque œuvre d’art était un fait. Dans
En miroir, Jouve déclare expressis verbis sa prédilection pour une perspective « holistique ».
Dans son autobiographie, il n’énumère que quelques-unes de ses grandes inspirations :
Nietzsche (et son Zarathoustra), Bakounïne, Gourmont, et son Livre des Masques, Rimbaud
et Illuminations, Mallarmé et Vers et Prose et enfin Maeterlinck et ses Serres chaudes. Les
Fleurs du Mal était un texte fondamental pour Jouve ainsi qu’Une Saison en Enfer, Aurélia ou
Mon Coeur mis à nu. Jouve mentionne aussi d’autres noms, par exemple ceux de : Gide,
Valéry, Joyce, Sade (EM, p. 1063-1064). À côté des références strictement littéraires, il y en a
celles qui relèvent de la religion et des arts. La recherche mystique de Jouve et ses inspirations
religieuses (François d’Assise, sainte Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila ou Jean de la
Croix) constituent un pilier important de son écriture. Jouve exprime aussi sa grande
admiration pour plusieurs peintres tels que Balthus, Delacroix ou Courbet. Il écrit un grand
texte critique, Tombeau de Baudelaire, dans lequel il insiste sur les relations entre l’art
pictural et la littérature. La découverte de la poésie baudelairienne lui a apporté de nouvelles
inspirations et elle lui a permis l’ouverture d’une autre étape dans sa vie :
il est certain qu’alors, un voile se déchira. La Poésie m’apparut, la Poésie fut visible,
quand jusque-là seule la Musique était visible (EM, p. 1063).
Après la première publication (qui a eu lieu en 1942), dans un recueil, Défense et
illustration, Jouve insère quelques autres études sur les écrivains (Nerval, Rimbaud) et les
50
Le préfix « trans » rend mieux l’idée du dynamisme des textes et leur signifiance comme structure en
mouvement.
31
artistes (Courbet, Delacroix) qui « défendent et illustrent » la grande culture française
menacée par l'Occupation et la Collaboration. Mais Baudelaire y occupe toujours une place de
choix. Le Tombeau de Baudelaire est une sorte d’hommage qui fait clairement allusion au
poème Tombeau de Charles Baudelaire de Mallarmé. Baudelaire a été le maître spirituel sans
aucun doute le plus puissant pour Pierre Jean Jouve. Pour celui-ci, le moment où il a
découvert l’auteur des Fleurs du mal, a été un acte très solennel, presque religieux : Il est
certain qu’alors, un voile de séchira, La Poésie m’apparut, la Poésie fut visible, quand jusquelà seule la Musique était visible (EM, p. 1063). Le thème central chez Baudelaire, c’est le mal
vers lequel Jouve éprouve la même attirance – attirance pour tout ce qui demeure aux
profondeurs de notre âme. Chez Jouve, on peut observer cette double dynamique entre les
forces d’Éros et de Thanatos. Leur coexistence dans la matière poétique et romanesque de
Jouve traduit bien d’ailleurs l’idée de transgression qui peut concerner aussi bien une
impureté qu’une sainteté. En dehors des allusions à la peinture et à la poésie, il y a aussi la
musique qui constitue pour Jouve un exutoire, dans sa jeunesse beaucoup plus important que
l’écriture :
Lorsque, après une grave opération subie à l’entrée de l’adolescence, je fus
abattu par la crise dépressive pendant quelques années, enfermé dans l’agoraphobie
et les obsessions coupables, et menacé par d’autres processus moins visibles qui
auraient pu détruire l’autonomie de la personne – alors le développement de
l’improvisation au piano fut considérable. Je passais mes journées devant le clavier,
dès que je quittais une espèce de grenier où se localisaient mes méditations et
ratiocinations sur la valeur des concepts, la réalité du monde sensible, la malédiction
de l’amour, etc. (EM, p. 1062).
Pour Pierre Jean Jouve il s’agissait d’unir plusieurs discours soumis à un seul principe,
celui d’aboutir à la finesse la plus pure. L’écrivain a avoué (dans En Miroir et dans les
entretiens avec Michel Manoll) qu’il n’aurait écrit aucune ligne s’il n’avait pas cru en rôle
sanctificateur de l’art.
Quant à l’intertextualité jouvienne, une question qui se pose tout de suite c’est par
quoi faut-il commencer ? Dans les romans jouviens tous les modes d’insertion de
l’intertextualité sont exploités : les citations explicites (« un opérateur trivial de
l’intertextualité », comme disait Antoine Compagnon), les épigraphes, les allusions, les
pastiches et les mise en abîme. Il y a aussi plusieurs références implicites : des suggestions,
des mythes paraphrasés, des constructions formelles. Ici, nous allons présenter uniquement
quelques exemples du jeu intertextuel qui nous semblent les plus importants afin de montrer
32
l’immensité relationnelle de l’Œuvre au sein de laquelle Pierre Jean Jouve a mis plusieurs
textes en épigrahe en explicitant encore plus les correspondances entre les textes, comme l’a
souligné Béatrice Bonhomme51.
D’abord, la transtextualité biblique est omniprésente avec les figures des Saints et
leurs pensées. Le texte dont les échos sont perceptibles un peu partout c’est le Cantique des
Cantiques, l’un des chants les plus anciens et les plus poétiques de l’Ancien Testament qui
revêt la forme d'une suite de poèmes, de chants d'amour alternés entre une femme et un
homme. La prédilection durable de Jouve pour le texte en question est aussi soulignée par
Daniel Leuwers52. Les interprétations de ce texte biblique sont nombreuses, mais il est clair
qu’au centre se trouve l’amour sensuel, passant par l'exaltation de la beauté et les relations
charnelles. On a affaire à une suite d’images érotiques explicites : « Tes deux seins, deux
faons, jumeaux d'une gazelle » ou « Tes seins qu’ils soient des grappes de raisin / le parfum
de ton souffle, celui des pommes »53. La comparaison semblable est faite par Paulina au
moment où elle se regarde dans le miroir : « JE SUIS bien formée. Ils sont deux. Les biches.
Le contour est poli comme l’ivoire, ainsi font les peintres dans les peintures. O Madonna. Mes
seins » (p. 33). Jouve soulignait à plusieurs reprises qu’il s’était tourné vers la religion peu
avant la publication de Paulina 1880. Il a puisé dans plusieurs textes religieux afin d’y
retrouver des références spirituelles et cette recherche vers la transcednace est visible dans
tous les romans.
Les références bibliques sont multiples et elles sont présentes abondamment dans
chaque ouvrage, poétique et romanesque54. Jouve a transposé plusieurs fragments des
Évangiles dans des contextes divers. Celles-là, comme l’a remarqué Simone Weil, avant
d’être une théorie de Dieu, sont une théorie de l’homme, une sorte d’anthropologie.
Dans Paulina 1880 il y a également une forte influence des Mystiques ce qui est
visible dès le début avec la sentence de Sainte Thérèse d’Avila : « L’amour est dur et
inflexible comme l’enfer ». Dans Le Monde désert, nous observons la même dialectique entre
le sacré et le profane quoique cette fois-ci, elle est moins évidente et plus subtile. L’existence
de Jacques, fort imprégnée d’une certaine spiritualité, est déterminée par quelques
51
B. Bonhomme, Les jeux de l’écriture et la quête du sacré dans les œuvres de Pierre Jean Jouve, thèse do
doctorat dirigée par Ch. Blot-Labarrère, Université d’Aix-en-Provence, 1987, p. 69.
52
D. Leuwers, Jouve avant Jouve..., op.cit., p. 232.
53
« Le Cantique des Cantiques », L’Ancien Testament, Bible de Jérusalem, La Sainte Bible traduite en français
sous la direction de l’école biblique de Jérusalem, Paris, Éditions du Cerf, 1973, poèmes III, vers 4.5., p. 1008,
vers 7.9., p. 1012.
54
Nous renvoyons à la thèse de doctorat de D. Catoën, Enjeux littéraires de la transtextualité biblique et de la
religion dans les discours romanesques de Pierre Jean Jouve, dirigée par Ch. Morzewski, Université d’Artois,
2010.
33
circonstances qui le rapproche d’un apôtre ou d’un mystique. Son père, appellé par lui
l’« homme de Dieu », pasteur, soutient l’Église Nationale Libérale et il s’appelle Isaac. Ils
habitent tous les deux dans un lieu où règne le silence « très grand et très pur ». Enfant,
Jacques possède un pigeonnier « plein des esprits morts [car] le pigeonnier n’a pas de
pigeons ». Enfin, une force mystérieuse de Jacques se manifeste dans sa capacité de parler
avec une morte (sa grande tante italienne, Paulina Pandolfini). L’image de celle-ci se
manifeste à lui sur la surface d’eau :
Mais L’Image, ange d’une autre religion, créature d’une autre terre, devenait
plus merveilleuse par le fait qu’un serviteur du Seigneur ne pouvait la reconnaître,
tandis qu’un simple enfant de treize ans, Jacques de Todi, la reconnaissait entièrement
– l’aimait (MD, p. 227-230).
L’empreinte religieuse marque aussi le roman suivant, Aventure de Catherine Crachat.
Le personnage central veut s’élever à un niveau dépossédé de corporalité et de désir mais en
même temps elle ne veut pas complètement renoncer aux plaisirs de la vie. Elle rejoint en ceci
la première héroïne jouvienne constamment partagée entre la soif d’absolu et les désirs
terrestres. D’ailleurs, déjà son nom propre, Catherine Crachat, indique le déchirement de
l’héroïne entre les deux pulsions contraires55.
La Scène Capitale, le dernier roman jouvien, est le plus hermétique. Déjà, le premier
récit, les Histoires sanglantes (la première partie de La Scène Capitale) raconte une drôle
d’histoire entre Joseph et Marie qui était pour lui « mystérieuse comme la Sainte
Eucharistie ». Joseph est tellement attiré par sa virginité et sa pureté intérieure qu’elle ne
suscite en lui que des désirs malsains. Il fini par la tuer brutalement en éprouvant en même
temps un immense plaisir érotique. La Victime (la deuxième partie du roman) est une histoire
de Dorothée (étymologiquement le don de Dieu), une fille encore une fois pure et innocente,
violée et mise en état d’une mort clinique par les deux hommes qui se laissent guider par une
puissance diabolique. Enfin, dans les pages des Années Profondes, l’auteur retrace le destin de
Léonide et Hélène qui consiste en sacrifice, en transsubstanciation et renaissance. La
transtextualité biblique est omniprésente sur chaque niveau (inter-, méta- ou paratextuel) ce
qui fait la preuve d’une culture théologique exceptionnelle de l’auteur.
55
M. Pic, Le Désir montre : poétique de Pierre Jean Jouve, Paris, Le Félin-Kiron, coll. « Les marches du
temps », 2006, p. 117.
34
Au fil des pages, nous voyons d’autres inspirations littéraires56, surtout des écrivains
français tels que Ronsard (Le Monde désert, p. 268, « De fait le soleil restait prisonnier en son
beau poil brunissant, comme dit Ronsard »), Rousseau (Paulina 1880, p. 65, « Paulina qui
avait lu Jean-Jacques Rousseau sentait avec son corps ou mieux avec tout son être combien
l’homme naturel est bon ») ou, évidemment, Baudelaire (par exemple le titre du dernier écrit
romanesque est une reprise de vers baudelairiens : « À travers la noirceur de la nuit, il avait
regardé derrière lui dans les années profondes »57). D’ailleurs, l’expression « dans les années
profondes » apparaît à plusieurs reprises chez Jouve qui reprend à son maître spirituel bien de
thèmes et motifs comme celui de la fameuse chevelure. Dans Vagadu, on mentionne le nom
d’une revue à la mode intitulée Bateau ivre58. Nous pouvons évoquer aussi Nerval et citer a
propos la remarque de Béatrice Bonhomme :
La petite phrase obscure qui termine Le Monde désert et qui a encouragé
différentes exégèses : ‘Une fleur bleue dans la montagne’, rappelle de façon frappante
Nerval et les Mémorables d’Aurélia : ‘Sur les montagnes de l’Himalaya une petite
fleur est née. – Ne m’oubliez pas ! – m’oubliez pas... – Myosotis ! ... Sur la cime d’un
mont bleuâtre une petite fleur est née. – Ne m’oubliez pas ! – ...Myostosis !’59.
Il y a aussi plusieurs analogies avec l’œuvre de Stendhal60. Certains chercheurs comme
Dominique de Roux ou Daniel Leuwers attirent notre attention sur les influences
stendhaliennes dans l’œuvre jouvienne, surtout dans Paulina 1880. Ces influences se laissent
remarquer dans l’histoire et la technique romanesque, très précise et méditée. Déjà le soustitre, Chronique italienne est suspect. Le mot chronique est riche en significations : un recueil
de faits consignés par ordre chronologique ou bien un genre littéraire ou cinématographique
caractérisé par l'absence d'une intrigue. Prises au pluriel, elles signifient les livres de l’Ancien
Testament aujourd'hui scindé en deux : Premier livre des Chroniques et Deuxième livre des
Chroniques. Finalement, la cronaca nera en italien n’est qu’une chronique des faits divers.
Quelques années après la publication de Paulina 1880, Jouve avouait :
56
Nous en citons plusieurs exemples mentionnés par D. Catoën dans sa thèse de doctorat, déjà citée.
Ch. Baudelaire, « Fusées », Journaux intimes, Œuvres complètes tome II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1975, p. 664.
58
Voir Vagadu, p. 692.
59
B. Bonhomme, « L’esthétique alchimique dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve », Jouve et ses curiosités
esthétiques, La Revue des Lettres Modernes 3, Paris, Minard, 1988, p. 125-126.
60
La violence des passions dans Le Rouge et le Noir et Paulina 1880 est évoquée aussi par Jean Decottignies
dans Pierre Jean Jouve romancier ou l’expérience de l’abîme, Paris, José Corti, 1994, p. 45.
57
35
Paulina 1880 survint [...] en une couleur absolument imaginée, née de toutes
mes mémoires d’Italie, en utilisant seulement quelques éléments de la chronique
familiale de B. (EM, p. 1086).
Les explications sont nombreuses mais il semble que la dernière, à savoir
l’allusion à un fait divers, soit la plus appropriée. Puisque dans le roman il se déroule
un meurtre qui a une date exacte. Le crime a eu lieu le 28 août 1880. Comme l’année
est la même que dans le titre, l’on pourrait croire que le sous-titre Chronique italienne
fait allusion au crime commis par le personnage éponyme. La date 1880 qui est
« accrochée » au prénom Paulina, identifie cette héroïne une fois pour toutes avec le
meurtre. D’ailleurs, le chapitre 118, celui qui clôt la partie « L’ange bleu et noir », est
écrit sous forme d’un extrait de la Chronique Criminelle :
PAULINA PANDOLFINI.
Née à Milan le 14 juin 1849. Fille cadette de Mario Giuseppe Pandolfini et de
Lucia Carolina son épouse.
Célibataire sans profession.
A séjourné comme novice dans le couvent de la Visitation à Mantoue de 1877 à 1879.
A tué à Florence, le 28 août 1880, son amant le comte Michele Cantarini.
Condamnée par jugement de la Cour de Florence en date du 12 avril 1881, à
vingt-cinq années d’emprisonnement. A purgé sa peine dans la prison judiciaire de
Turin jusqu’au 15 juin 1891, date à laquelle elle fut graciée.
L’allusion au fait divers oriente le lecteur en lui suggérant à quoi il doit s’attendre.
L’écrivain utilise le même procédé que les auteurs du Rouge et le Noir ou de Madame Bovary,
en choisissant pour le point de départ une histoire quotidienne et banale.
L’influence de l’auteur du Rouge et le Noir se manifeste aussi dans la composition des
certaines scènes. Jouve dessine, comme Stendhal, le panorama de hautes sphères italiennes à
la même époque. Il les présente avec un peu d’ironie et de distance, mettant en relief le goût
pour le luxe ephémère et le faste. Ses personnages ne se préoccupent que de garder les
apparences de la richesse et d’une bonne conduite. Jouve présente cette société de l’intérieur,
derrière le rideau.
36
L’une des préoccupations de l’aristocratie, c’étaient des bals donnés à diverses
occasions. La description jouvienne du bal dans Paulina 1880 ressemble beaucoup à la
description du bal dans « Vanina Vanini », dessinée avec une splendeur extraordinaire61.
Jouve adopte le même style pour montrer au lecteur un intérieur luxueux et une atmosphère
spéciale :
Dans une heure commence le grand bal des Lanciani pour mon entrée dans le
monde. Les Lanciani donnent leur bal parce que j’ai dix-neuf ans.
Il sera magnifique, la salle sera tendue de soie de Gênes, il n’y aura plus ni
chaises ni portes, les bougies du grand lustre flamberont toutes, je serai admirablement
jolie, « regardez, la voilà qui entre » (P, p. 35).
La ressemblance entre les deux scènes, assez significative, montrant le penchant pour
le luxe superficiel et futile, paraît évidente. L’importance de la beauté et des apparences règne
dans ce milieu paresseux et blasé dans Paulina 1880 :
Tout se passa comme elle avait rêvé. Quand elle entra sous la grande lumière
des bougies et des flammes de gaz, dans sa robe de soie d’argent à crinoline, qui
dégageait de façon si aristocratique ses épaules déjà fameuses, il y eut un murmure de
plaisir discret mais très sensible parmi les danseurs, un sourire protecteur des vieilles
dames, et la charmante bonhommie italienne fut un instant touchée au coeur...(p. 37).
Cette description dévoile une écriture belle et précise, où chaque mot a sa place. Même
si Jouve est plus moderne en ce qui concerne les procédés narratifs (par exemple par
l’utilisation du discours indirect libre), il s’approche du style stendhalien par le vocabulaire
recherché, les phrases raffinées et la préoccupation extrême des détails62. Pierre Jean Jouve,
écrivain d’une grande culture littéraire et non seulement littéraire, puisait dans les œuvres
qu’il étudiait. Comme il le confiait lui-même :
61
« Tout Rome était en mouvement : M. le duc de B***, ce fameux banquier, donnait un bal dans son nouveau
palais de la place de Venise. Tout ce que les arts de l’Italie, tout ce que le luxe de Paris et de Londres peuvent
produire de plus magnifique avait été réuni pour l’embellissement de ce palais [...]M. le duc de B*** ne prie
que de jolies femmes. Ce soir-là il avait été heureux dans ses invitations ; les hommes semblaient éblouis. Parmi
tant de femmes remarquables il fut question de décider quelle était la plus belle : le choix resta quelque temps
indécis ; mais enfin la princesse Vanina Vanini, cette jeune fille aux cheveux noirs et à l’œil de feu, fut
proclamée la reine du bal ». Voir Stendhal, « Vanina Vanini », Chroniques italiennes, Paris, Gallimard,
Bibliothéque de la Pléiade, 1952, p. 748.
62
D. de Roux « Notes en marge de Paulina », Cahier de l’Herne, Pierre Jean Jouve, 1972, p. 327.
37
Je lisais Pascal, les Romantiques, le dix-neuvième siècle, Dostoïevsky ; je
cherchais aussi une nourriture dans la Poésie étrangère, Dante, Shakespeare, et
Hölderlin. Je ne sortais que pour des concerts (EM, p. 1165).
Évidemment, on note bien des allusions à Dante et à sa Divine Comédie, surtout dans
le onzième chapitre de Paulina 1880. Les fragments évoqués implicitement ou explicitement
viennent surtout de l’histoire de Paolo et Francesca et illustrent la relation entre Paulina et
Michele63. Quant aux autres écrivains étrangers, il y a des références à Marlowe, Milton et
Shakespeare.
Les actes effectués par les personnages dans l’entourage sacral qui brisent le principe
du decorum ont certains traits du roman gothique dont les récits jouviens portent aussi des
traces. Ce type de roman se caractérise par l’engouement pour le sentimental et le macabre.
Pierre Jean Jouve par son goût de rapprocher la mort de l’érotisme s’inscrit dans cette
esthétique gothique. Nous pensons surtout à La Victime, une nouvelle « noire » basée sur le
dramatisme, le mystère et l’obscurité. Le personnage autour duquel se déroule l’action est une
fille innocente et faible (sorte de femme fatale) persécutée par deux hommes – malfaiteurs et
malveillants. Dorothée est la victime d’un viol ayant des conséquences tragiques, à savoir la
jeune femme tombe dans un drôle d’état qui se situe entre le sommeil et la mort. L’ambiance
est obscure et suffocante et les actes les plus importants pour l’histoire se produisent pendant
la nuit constituant un fond parfait pour les actes illicites.
Les thèmes de l’enfermement et de la religion, très présents dans le roman gothique,
reviennent aussi dans Paulina 188064. Le personnage éponyme apparaît, en effet, surtout dans
un espace clos. Son penchant pour une religiosité centrée sur la souffrance et les martyrs est
souligné à plusieurs reprises. Les deux facteurs vont de pair, c’est-à-dire la jeune héroïne est
enfermée, voire emprisonnée, et la religion est le seul refuge pour cette âme solitaire. Paulina
« se sert » des prières dans des moments difficiles pour se consoler ou chercher une solution.
Dans Le Château d’Otrante d’Horace Walpole, le premier roman gothique, l’héroïne Isabelle
63
Comme le vers : « La bocca mi bacio tutto tremante... / Quel giorno più non vi leggemmo avante », P, p. 32.
Il n’est pas exclu que le titre et le nom du personnage principal, fasse allusion au roman d’Alexandre Dumas
Pauline (1838) : cette œuvre typiquement romantique emprunte cependant au roman gothique différentes scènes
comme celle dans laquelle le narrateur, grâce à une clé cachée dans un cimetière, retrouve l'héroïne enfermée
dans une sorte de cachot, sous une église, avec à côté d'elle un verre de poison ; l'atmosphère macabre et lugubre
y est alors nettement gothique. Le nom du personnage persécuteur, celui qui a enfermé sa femme dans ce cachot
pour qu'elle y meure de faim ou d'empoisonnement, peut d'ailleurs être vu comme un clin d'œil à l'auteur du
château d'Otrante puisque, comme lui, il se nomme Horace http://www.universalis.fr/encyclopedie/roman-noirroman-gothique/, 05/05/2013.
64
38
lorsqu’elle fuit Manfred, son beau-père manqué, elle se dirige vers la chapelle. Car, selon elle,
même le cruel Manfred n’aurait pas assez d’audace pour lui faire du mal dans cet endroit
sacré. Et si la cruauté de son persécuteur ne diminue pas, elle est décidée d’entrer au couvent
pour y trouver la sécurité.
Remarquons aussi que la villa Arcetri porte des traits d’un labyrinthe où tout peut
arriver. C’est un espace extrêmement vaste, sillonné de longs couloirs, de plusieurs chambres
et de petits coins secrets. La porte joue un rôle fondamental. Elle est presque dotée d’une
force symbolique et magique : elle permet la connaissance, le péché et la fuite. Chaque
moment important pour l’intrigue principale, celle entre Paulina et Michele, se produit au
seuil.
L’ambiance noire, gothique, portant les traits du macabre est plus ou moins présente
dans chaque récit de Pierre Jean Jouve. Nous allons développer cette pensée dans les chapitres
suivants. L’atmosphère suffocante et « visqueuse » qui donne une certaine aura à tous les
romans, peut être analysée à travers les instruments intertextuels ou encore interdisciplinaires.
En effet, plusieurs scènes font songer surtout aux images plutôt qu’à l’écriture. Comme le
remarque Myriam Watthee-Delmotte : « le romancier ne met pas en œuvre un recours à
l’image explicite, mais il use de stratégies discursives indirectes d’autant plus efficaces
qu’elles opèrent par accumulation et redondance tout au long du récit »65.
D’abord, le lecteur est confronté à un art qui réunit tous les types de spectacles et qui
constitue une représentation « totale », à savoir, l’opéra, perceptible dès les premières pages.
Hécate contient un dessin (donc une représentation visuelle, figurative) de billet d’invitation
pour Les Noces de Figaro. L’invitation annonce une belle scène dans l’opéra pendant laquelle
Catherine observe son amie Fanny Felicitas qui est assise à côté de l’ancien amant de
Catherine, Pierre Indemini. Dans les premières pages, on retrouve aussi cet aveu : « Quand
j’étais à Venise (dans LA MORT DE WAGNER ) » (H, p. 413), dit Catherine. C’est un
curieux jeu de mots. D’abord, cette indication fait penser à la nouvelle de Thomas Mann, La
mort à Venise, (1912) que Luchino Visconti a utilisé pour faire un film sous le même titre
(1971) et Benjamin Britten pour composer un opéra (1973). Pour certains, le portrait de
Gustav von Aschenbach serait directement inspiré d'une photo de Gustav Mahler pour lequel
Thomas Mann nourrissait une grande admiration. Dans le titre La mort à Venise, il y a donc
des connotations avec la littérature et l’opéra.
65
M. Watthee-Delmotte, « L’emprise de l’image dans l’œuvre romanesque de Jouve », Intergrités et
transgressions de Pierre Jean Jouve, Colloque de Cerisy août 2007, Cahiers Pierre Jean Jouve, Paris, Calliopées,
2010, p. 130.
39
Par une technique narrative visuelle Jouve enrichit ses récits-images dont la structure
tient aussi à la discontinuité, à une suite d’images qui font penser à l’art cinématographique.
Béatrice Bonhomme parle de la dialectique entre les mots et les images chez Jouve qui aboutit
à ce qu’elle appelle le mot-image66.
D’ailleurs, le cinéma est très présent dans Aventure, ne serait-ce que la profession du
personnage principal, actrice de cinéma. Catherine Crachat est une actrice de cinéma : « Jouve
est probablement le premier romancier français à avoir choisi le cinéma comme profession
d’une de ses héroïnes, et peut-être est-il le seul »67. Tout au début, le narrateur présente
Catherine comme « une actrice de cinéma qui revient de tourner dans les montagnes » (H, p.
407). Grâce à la technique narrative « cinématographique » et au récit collage-photo, à la
thématique qui combine les histoires mi-rêvées, oniriques et grotesques, les histoires qui
passent devant les yeux du spectateur forment une suite d’images qui structurent l’histoire. Ce
n’est donc pas l’histoire qui combine les images mais les images qui forment une trame :
Et l’action, inscrite dans des images intenses, organisées par chapitresséquences, n’est pas sans recevoir l’influence des techniques narratives du cinéma de
cette époque : l’aspect rapide, précipité, du geste, un certain merveilleux lié aux faits
de la réalité nous font penser à l’esthétique nouvelle que la caméra a contribué à
promouvoir68.
Le début d’Hécate fait penser à l’esthétique du film noir. Ce genre de cinéma possède
une véritable identité visuelle qui a été largement imitée par la suite. Les éclairages
expressionnistes sont fortement contrastés et ils laissent de larges plans de l'écran dans
l'obscurité. Le décor est souvent urbain (comme dans la majorité de romans jouvien – trace
d’adhésion à l’unanimisme ?), et les espaces sont alors restreints (pas d'échappée sur une
place ou une grande avenue). On retrouve souvent le trottoir humide, comme après une pluie,
les scènes nocturnes y sont nombreuses. Les films noirs mettent souvent en scène des
personnages principaux complexes et ambigus, dont le passé est souvent peu reluisant, et des
seconds rôles riches et autonomes, en rupture avec les poncifs traditionnels69. On pourrait
constater que Jouve applique une technique pareille à celle du film noir. Voyons par exemple,
comment Jouve a construit le début de Hécate :
66
B. Bonhomme, Les jeux de l’écriture..., op cit., p. 125-138.
S. Fisher, « Vagadu traversée à grand spectacle de l’inconscient et excursion dans la liberté », Pierre Jean
Jouve 1, Jouve romancier, Revue des Lettres modernes, n° 627-631, p. 60.
68
J. Starobinski, « In memoriam Pierre Jean Jouve », La Nouvelle Revue Française, n° 281, mai 1976, p. 37.
69
S. Bobowski (réd.), Film noir, Wrocław, WUW 2010, Acta Universitas Wratislaviensis n° 3211, Studia
Filmoznawcze, p. 6-10.
67
40
Personne sur le quai pour Catherine [...] Catherine sautait sur le quai avec ses
longues jambes, vivement, et disparaissait tout de suite. Le monsieur brun avait en
vain essayé de la suivre [...]. Un quart d’heure plus tard dans une rame de voitures
bloquées rue de Rivoli, le monsieur brun se trouvait à côté d’elle, tous deux immobiles
en taxi [...]. À la nuit elle alla exprès s’assesoir à la terasse d’un café surle boulevard
voisin. Et naturellement elle vit surgir le monsieur brun qui se mit à côté d’elle (H, p.
407-408).
Le lecteur peut pressentir une tension qui monte entre les personnages. L’ambiance
proche à celle des films d’espionnage est renforcée par l’entourage urbain, très important. Il
traduit le pluralisme des arts, la simultanéité, la précipitation et une féerie des couleurs et des
sons. Dans d’autres romans, à côté de grandes villes (par exemple Milan, Genève ou Bâle),
plusieurs événements se produisent dans des paysages bucoliques des villages toscanes ou des
vallées suisses. Jouve y trasmet sans doute ses inspirations et influences du Romantisme qui
demandent un entourage idyllique et des paysages ruraux. Cette « fleur bleue dans la
montagne » qui fait songer à Nerval est un résumé d’une histoire idyllique (qui n’est
qu’apparente) à l’instar de la poésie romantique. Surtout les paysages du Monde désert sont
grandioses et angoissantes. La nature est immense, puissante et belle mais chez Jouve elle est
plutôt malveillante. C’est une caractéristique qui est la même pour les paysages urbains et
naturels – ils sont le plus souvent inquiétants et hostiles pour les personnages :
Il y a des montagnes qui tombent sur le spectateur plus nombreuses que les
flocons de neiges ou les notes de musique et le spectateur disparaît [...] Il disparaît
dans l’horreur, sous les tunnels de l’horreur de la nuit plus noire que la nuit noire parce
qu’elle est faite avec du noir. (MD, p. 246).
Sur ces quelques pages nous avons essayé de démontrer que l’esthétique intertextuelle
est chère à Pierre Jean Jouve qui s’en sert pour composer ses romans et les ancrer dans un
panorama littéraire plus complexe. Cette brève chapitre n’épuise pas des références
intertextuelles qui sont beaucoup plus nombreuses et sophistiquées et certaines vont apparaître
encore dans les parties qui suivent. Néanmoins, ici nous n’avons voulu que montrer ce
mécanisme intertextuel, omniprésent, qui prend en compte non seulement les œuvres
littéraires mais aussi d’autres textes de culture.
41
1. 5. Jouve et l’intertextualité « interne »
La perspective intertextuelle révèle, nous avons vu, des associations extérieures
intéressantes. Mais elles ne sont pas les seules possibles. L’univers romanesque est « tissé »
aussi à l’aide des liens internes. Cette réalité romanesque n’a pas beaucoup en commun avec
l’univers balzacien qui constitue une réalité mimétique à part. Pierre Jean Jouve construit un
univers cohérent où les points de correspondance sont assurés avant tout par les doubles des
personnages, leurs réminiscences ou leurs ombres. Le réseau des correspondances dans les
romans de Jouve est basé sur la symbolique, sur la configuration mythique ou sur un
parallèlisme implicite des scènes. Il est donc utile de faire une lecture selon l’ordre
chronologique vu que les récits romanesques forment un ensemble indivisible. Jean
Decottignies parle d’une expérimentation progressive qui nous impose une lecture
chronologique des livres70. Nelly Mane dans « Quelques correspondances dans Hécate » parle
d’un réseau de relations internes au sein de l’Aventure de Catherine Crachat. Mais ce tissage
des correspondances couvre tous les romans entre 1925-1935. Tout le cycle, se présente donc
comme
un ensemble de rappels et d’échos qui se dérobent au fil des chapitres et que le
lecteur doit saisir pour en recomposer l’unité. La nature des éléments mis en
correspondance peut être double : soit il y a les deux propositions qui se repoussent
simultanément, soit il y a deux composantes qui renvoient l’une à l’autre par
l’identification de situations ou présence d’un même objet qui met les textes en
parallèles, par redondance71.
Le suspense qui monte dès 1925 jusqu’à 1935 est construit très minutieusement. Étant
donné que Paulina 1880 constitue notre point de départ, ce roman sert aussi d’une sorte de
matrice originelle dont émanent d’autres inter(méta)textes et contextes. Hédia Abdelkéfi parle
d’une voie qui monte avec le premier roman (en 1925) pour atteindre le sommet cinq ans plus
tard (en 1930 donc le temps d’Aventure de Catherine Crachat) et qui ensuite tombe
légèrement afin de former un boucle en 1935 avec La Scène Capitale. Mettant en valeur
l’énonciation et l’énoncé de la rupture, il est possible de distinguer trois grandes étapes de la
70
71
J. Decottignies, Pierre Jean Jouve romancier ou l’expérience de l’abîme, op. cit., p. 14.
N. Mane, « Quelques correspondances dans Hécate », Pierre jean Jouve 1, RLM 1, op. cit., p. 43.
42
création romanesque : Retour, Rupture et Révélation. Cela veut dire que nous n’avons pas à
faire avec des romans jouviens mais avec un seul roman, un roman cyclique72.
Le mouvement de la pensée d’auteur, menée d’une façon conséquente, évolue
constamment jusqu’à la fin. Le premier roman marque une rupture mais il témoigne aussi de
la fascination religieuse qui est opposée à une tendance profane. En 1927 Jouve a affiné son
style en composant un roman très hermétique, presque dépourvu de dialogues. On y voit des
interférences religieuses mais aussi l’intérêt croissant pour l’intérieur humain. Ce dernier se
manifeste dans toute sa splendeur dans Aventure. Le roman du 1935, généralement incompris
à l’époque de la publication, est une sorte de consentement avec soi et avec la vocation de
l’écrivain. Il est aussi l’exemple le plus parfait du « rôle sanctificateur de l’art ».
Dans Le Monde désert, le lecteur est confronté à un passage « intratextuel » déjà dans
la première scène, celle où Jacques de Todi admire le lac. Sur la surface d’eau il arrive à
distinguer un portrait ephmère de sa « grand’tante italienne » (MD, p. 230). Paulina apparaît
cette fois-ci comme un ange ou comme un être de l’au-delà. Cette image symbolique plongée
dans l’eau nous fait voir Paulina comme une sainte purifiée qui désormais mène une vie
exclusivement spirituelle. Mais à travers le regard de Jacques l’auteur nous fait voir que le
psychisme de ses protagonistes est plus troublant qu’on ne l’imagine au départ :
Chaque fois que le nom de la tante italienne venait à être prononcé, Jacques
éprouvait-il un petit choc. Il lui semblait qu’une auréole trouble se posait autour du
nom comme une couronne d’affliction et d’amour. Cependant la personne qui dans le
salon avait prononcé le nom par mégarde, essayait bien vite d’empêcher l’auréole sans
jamais y parvenir. Quel nom et quel être ! Il n’y avait aucun rapport entre l’être de la
photographie, cette femme étonnante par le scandale qu’elle avait causé, et l’image de
l’eau ; non, aucun rapport, mais l’image de l’eau était cette Femme elle-même,
l’essence magique de ce qu’elle avait été (MD, p. 230).
L’image mystique de Paulina apparaît encore une fois dans les pensées de Jacques :
« et l’enfance, la discipline religieuse et les sentiments tendres, les rêves au bord de l’eau,
l’amie mystique, l’image, Paulina, Paulina, Paulina » (MD, p. 317).
Plusieurs associations existent entre les deux romans mentionnés, surtout dans les
figures des personnages qui sont les êtres en état de crise de l’identité, fort dramatiques,
soumis à une existence tragique et sans issu. Dans les deux cas, les personnages dissimulent
leur vie sentimentale. L’amour est toujours interdit et il porte malheur. D’où toutes les
72
H. Abdelkéfi., Aspects d’une poétique de la rupture dans ‘Paulina 1880’ et ‘La Scène capitale’ de Pierre Jean
Jouve, thèse de doctorat dirigée par A. Bardi, Tunis, 1995, p. 25.
43
histoires amoureuses ne se déroulent qu’en cachette, à l’abri de la nuit. La relation charnelle
qui se noue entre Paulina et Michele commence après la minuit :
À minuit et quart le comte Michele croisa Paulina en passant d’une pièce à
l’autre. Il prit le temps de lui dire : « Cette nuit, à deux heures, je serai à la porte de la
chambre de votre père, il sera endormi, vous viendrez m’ouvrir, vous savez où est la
clé » (p. 56).
La relation entre Baladine et Luc se produit au sein d’un triangle où Jacques se voit
trompé à l’instar du vieux Pandolfini qui ne s’en doute de rien. L’amour entre Luc et la
« Russe séduisante » est dès le début entravé par plusieurs contraintes : « Ils passent la nuit à
Lucerne. On leur a donné trois chambres à des étages différents. Jacques est endormi. Luc et
Baladine se prennent à 3 heures du matin, dans la chambre de Luc » (MD, p. 331). L’un des
motifs qui rapproche Le Monde désert du roman suivant, Aventure de Catherine Crachat,
c’est le triangle ou bien la « triangulation » pour utiliser le terme proposé par Laurence
Llorca73. Dans Hécate, il y a les trois personnages féminins qui coexistent dans une sorte de
trio : Elisabeth, Fanny et Catherine. Hécate, figure mythologique incarne aussi les trois
instances : Déméter, Koré, Perséphone :
La figure de l’Hécate classique se tient, dans le monde grec, raide et étrange :
érigée sur un triangle, les visages pointant dans les trois directions. On a essayé de
surmonter la raideur de telles statues d’Hécate en résolvant pour ainsi dire le triple
aspect de la déesse unique en trois figures de jeunes filles dansantes. [...] Mais Hécate,
maîtresse des spectres, mettait en même temps les grecs en garde, en leur rappelant
que la division tripartite devait laisser place, à côté du monde ordonné par Zeus, à un
domaine chaotique dans lequel l’informité du monde originel se perpétue sous l’aspect
du monde des enfers. Pour le monde grec, le polymorphisme simultané, comme celui
d’Hécate, était quelque chose qui tenait au monde infernal 74.
Le deuxième roman parle du ménage à trois, donc des systèmes de relations
potentiellement conflictuelles qui n’aboutissent que très rarement à une fin heureuse. Le
triangle est composé d’une femme : Baladine Nikolaïevna Sergounine, et des deux hommes,
Jacques de Todi et Luc Pascal (il va apparaître dans Aventure). Selon Ramon Fernandez, dans
leur histoire « on trouve la transposition protestante et homosexuelle du drame catholique et
73
L. Llorca, La quête du moi intérieur et poétique dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve, thèse de doctorat dirigée
par B. Bonhomme, Université de Nice, 2001.
74
C. G. Jung, Introduction à l’essence de la mythologie, Payot, 2001, p. 181.
44
féminin de Paulina » 75. Dans les deux cas, le point focal, c’est le suicide. Dans Paulina 1880
il n’y a qu’une tentative qui annonce l’acte achevé par Jacques.
Il est intéressant aussi de se pencher sur la technique romanesque de Pierre Jean Jouve.
Nous pouvons y remarquer sa volonté de construire les textes théâtraux. Jouve aime bien
procéder par les scènes. Sans doute, est-ce l’inspiration freudienne qui met en valeur l’image,
et l’imagination (dont nous allons parler plus en détail dans le chapitre suivant). La Scène
Capitale fait penser à la scène du drame primordial, du traumatisme qui affecte la vie
entière76. Mais la volonté de procéder par les scènes montre aussi l’inclination vers le réel.
Suivant cet axe, nous pourrions dire qu’à chaque fois les chambres des personnages féminins
constituent de véritables scènes théâtrales. D’abord, la fameuse chambre bleue :
La chambre bleue a sept mètres de long, six mètres de large et près de cinq
mètres de haut. Elle prend jour au moyen d’une fenêtre étroite emprisonnée par un
grillage. Elle rend tout d’abord une sonorité bleu sombre qui provient de ses murs. La
pierre est couverte de dessins réguliers dont le motif est un feuillage gros bleu peint
sur un fond de couleur de ciel. Le plâtre est également orné. On y a représenté un
énorme rideau jaune d’or. D’un côté ce rideau fictif retombe, par une habile illusion
d’optique, plongeant on dirait dans la chambre même (P, p. 7).
Non seulement, le lecteur est informé de chaque minuscule détail de la scénographie,
mais de plus il voit que la pièce est équipée d’un rideau fictif. Un élément fictif et illusoire
trahit notre vue par l’effet de trompe-l’œil. Il s’agit donc d’une illusion ou d’un tour de magie.
Or, ces effets relèvent du domaine théâtral car ils font partie du jeu, ils ne se passent pas en
réalité. Mais c’est un jeu admis dans ce sens que le spectateur au théâtre est bien conscient de
cette illusion qui se produit sous ses yeux. En communiquant au lecteur qu’il n’y en a qu’une
illusion, Jouve l’invite dans un jeu, par excellence théâtral. Catherine Crachat nous fait part
des événements « qui eurent pour théâtre ma chambre sur le jardin » (H, p. 413). Le jardin
constitue donc le premier et le plus significatif tableau-symbole, celui qui incarne le
traumatisme d’enfance. « Il devait se passer là ce qu’il s’y est passé » (H, p. 413-414). Le
jardin va reapparaître à plusieurs reprises dans Hécate et surtout dans Vagadu. Dans le
deuxième opus, le jardin apparaît comme l’une des images oniriques, illusoires et imaginées.
Une autre scène, cette fois-ci, véritablement théâtrale se trouve dans le chapitre intitulé
« La loge » (partie L’Accusation). Ce court chapitre présente une soirée douloureuse qu’a
vécue Catherine Crachat une fois à l’opéra :
75
76
W. Rupolo Pierre Jean Jouve Le roman comme « refoulement théâtral », Caen Minard, 1997, p. 77-80.
B. Bonhomme, Les jeux de l’écriture..., op. cit., p. 103.
45
Quand elle entra dans la salle, à l’intérieur de sa loge d’avant-scène, elle
regarda et s’étonna qu’il pût encore exister un théâtre aussi tocard. Vraiment celui-ci
dépassait la mesure. Les corniches soutenues par des cariatides aux seins ballonés, les
piliers décorés d’anges à trompettes, les velours débordants, le rideau portant un
deuxième, un troisième et un quatrième rideau en trompe l’œil, et une multitude
d’ornements sculptés à tous les étages, comme : flûtes de Pan, bouquets de violettes,
Reines de jeux de cartes, cornemuses et petites palissades ; cela semblait vraiment
inadmissible à notre époque (V, p. 628).
Une autre chambre-scène, c’est celle de Noémi Parchemin. Ici, il n’est plus possible de
distinguer où commence et où s’achève l’espace du spectacle :
Le théatre de Mademoiselle Noémi avait trois décors, sur lesquels on pouvait
faire varier l’éclairage : c’étaient le studio, ainsi nommé parce que l’on y travaille et
l’on y tape à la machine, la modeste chambre à coucher qui contenait une psyché, et
une sorte de recoin servant de cabinet de toilette qui, sauf exception, restait noir. Dans
chaque décor passaient des scènes qui pouvaient varier par un détail ou par un autre,
mais la pièce était immuable, se répétait régulièrement de son début à sa fin, comme
étaient immuables l’actrice – Mademoiselle Noémi, - et le public – M. Trimegiste [...]
Les scènes dans chaque décor et les trois décors à la suite glissaient insensiblement les
uns dans les autres ; il n’y avait pas besoin de rideau (V, p. 784).
Jouve aime bien mettre en scène aussi bien qu’écrire. Le cadre spatio-temporel ne
forme pas un fond pour l’histoire, mais il joue aussi son rôle si bien que les lieux ordinaires en
apparence, deviennent des « lieux de mémoire »77. Ils deviennent des signes eux-mêmes,
imprégnés d’une signification essentielle. Des lieux dans les romans sont représentés presque
comme les temples, lieux « énergétiques »78. Ils ne renvoient plus à leurs sources
substantielles, mais ils s’autonomisent en prenant une forme d’image qui porte en soi toute la
structure profonde du passé (comme le jardin de Catherine).
À côté des lieux, il y a aussi la présence cyclique de certains éléments, de certains
objets qui ont la fonction d’un catalisateur. Dans les années soixante, Alain Robbe-Grillet a
dit que : « dans les constructions romanesques futures, gestes et objets seront là avant d’être
quelque chose »79. Cette nouvelle position des objets résulte du phénomène qui se théorise
parallèlement au Nouveau Roman, à savoir le « nouveau réalisme ». Le monde représenté a
77
P. Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, cité par H. Belting, Antropologia obrazu, Cracovie,
Universitas, 2012, p. 78.
78
M. Watthee-Delmotte, « Dans les Années Profondes : la prose poétique au coeur de l’aventure spirituelle »,
Actes de Colloque International, Pierre Jean Jouve, sous la direction de Christiane Blot-Labarrère et Béatrice
Bonhomme, Université de Nice, 24-26 Novembre, 1994, p. 86.
79
A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 20.
46
toutes les apparences d’un monde « normal ». Il n’y a pas d’éléments étrangers à notre
perception. Ce qui change, c’est leur façon d’exister. Les choses sont là, elles existent
indépendamment sans recevoir de nous une telle ou telle valeur. De ce fait, elles créent un
univers quasi fantastique dans lequel elles deviennent étrangères à l’homme. Cette affirmation
qui est en cours vers 1963, pourrait très bien s’appliquer à Paulina 1880 qui date de 1925 !
Si les objets ont une existence tout à fait indépendante de celle des humains, par
conséquent, ceux-ci perdent de leur importance. La hiérarchie romanesque traditionnelle
mettait au piédestal les personnages80. Chez Jouve, tous les éléments qui structurent le roman
jouent leur rôle important et ainsi le protagoniste n’est plus la seule instance. Les choses sont
là. Il est intéressant de noter que malgré ce « chosisme », le roman jouvien n’a rien
d’inhumain ce qui a été une remarque critique adressée souvent à Robbe-Grillet et aux
Nouveaux Romanciers. Les objets n’« écrasent » pas les humains. Ces deux catégories
mènent des existences parallèles, également importantes. Mais c’est un grand changement
face à la tradition romanesque où le protagoniste est la seule instance. Les personnages
jouviens, des êtres très intenses, constituent tout de même le noyau de l’univers romanesque
de Pierre Jean Jouve. Néanmoins, leurs actes sont souvent provoqués par l’objet qui devient
un fétiche, une amulette, un instrument magique. Les protagonistes et les objets entretiennent
des relations indissolubles et complémentaires. La présence active des objets contribue au
mouvement de la narration sous forme d’une « émanation des objets ». Il y en a quelques-uns
qui font l’action avancer et le lecteur les retrouve à plusieurs reprises. Il s’agit avant tout de la
porte, du seuil, de la clé, de la photographie. Ces petits éléments forment leur réseau à part et
leur apparition dans la narration toujours suggère un moment important :
Une partie de la mythologie de l’histoire [...] découle de l’évasion progressive
de la réalité par le biais d’éléments situés à mi-chemin entre une présence palpable et
une existence imaginaire81.
Les « jeux » intertextuels que l’auteur nous propose sont loin d’être épuisés. Nous
avons voulu seulement montrer l’existence d’une certaine dialectique intertextuelle et
plusieurs éléments mentionnés ici, dans le contexte de l’intertextualité jouvienne, vont être
analysés en détails dans nos réflexions sur le rituel, le tabou et le fétiche.
80
Par exemple chez Stendhal les protagonistes dotés d’une énergie extraordinaire, témoignent de la force de leur
caractère en accomplissant leurs actes. Chaque exploit est presque un défi.
81
N. Mane, « Quelques correspondances dans Hécate », op. cit., p. 51.
47
Par le résumé des démarches intertextuelles les plus significatives à la lumière de ce
travail ainsi que par la présentation de l’articulation intertextuelle au sein du romanesque
jouvien et en dehors de lui, nous nous sommes approchés de la recherche multidisciplinaire.
Afin de distinguer et caractériser les configurations symboliques, mythologiques et rituelles
qui transpercent la narration, nous allons procédér par la lecture anthropologique qui va
fournir des outils essentiels afin d’analyser les convergences entre la littérature et
l’anthropologie dans les romans de Pierre Jean Jouve.
1. 6. L’anthropologie – une totalité humaine
« Une anthropologie entendue au sens le plus large, c’est-à-dire une
connaissance de l’homme associant diverses méthodes et diverses
disciplines, et qui nous révélera un jour les secrets ressorts qui meuvent
cet hôte, présent sans avoir été convié à nos débats : l’esprit
humain... »82.
L’anthropologie83 (du grec ἄνθρωπος, l’être humain et λόγος, science) est un vaste
champ scientifique qui embrasse l’être humain et toute son activité dans sa totalité84. La
« structure anthropologique » permet de montrer l’individu dans le contexte le plus global et
le plus complet. Dans le passé ce champ de recherche a été fort réduit. Lorsque Armand de
Quatrefages de Bréau inaugura en 1855 au Musée d’histoire naturelle à Paris, la première
chaire d’anthropologie dans le monde, le sens de l’anthropologie était restreint à une étude
82
Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 91.
Le terme a été utilisé pour la première fois officiellement par Otto Casmann en 1594 dans Psychologia
Anthropologica et dans Anthropologia. Pars II. Hoc est de Fabrica Humani Corporis,
http://www.encyclopedia69.com/eng/d/anthropology/anthropology.html, 25/06/2012.
84
La distinction entre l’anthropologie et l’ethnologie aujourd’hui s’estompe, les scientifiques s’étant rendu
compte que toutes les sociétés, donc celles civilisées et celles dites « primitives » doivent être examinées à l’aide
des instruments de l’anthropologie qui, de la façon la plus générale, est la science ayant pour l’objectif l’analyse
de l’être humain et de tout son entourage. Il y a cependant les scientifiques qui toujours maintiennent cette
distinction. Selon eux, seule l’ethnologie s’occuperait des sociétés préindustrielles. L’anthropologie serait
résérvée pour étudier les sociétés contemporaines. Il y a aussi le terme d’ethnographie, plus utilisé avant que de
nos jours, qui met en valeur le travail dans le terrain et qui a été utlisé surtout par les ethnologues de l’Europe
central et de l’Est (Éléments d’anthropologie sociale et culturelle de Jean-Paul Colleyn, Éditions de l’Université
de Bruxelles, 1998 (p. 186-187). Dans notre travail, nous allons utiliser les deux notions : anthropologie et
ethnologie, tenant compte de leur signification en pratique quasi synonimique aujourd’hui (Encyclopaedia
Universalis). Notre prédilection pour le terme d’anthropologie vient du fait que c’est un terme plus vaste et qui
s’applique plus facilement aux études interdisciplinaires. Les définitions viennent des Éléments d’anthropologie
sociale et culturelle de Jean-Paul Colleyn, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1998 (p. 186-187).
83
48
biologique de l’homme85. La réduction de l’être humain à un être purement biologique, le
dépossède de toute sa sphère spirituelle et onthologique qui distingue l’espèce humaine de
l’espèce animale. Cette vérité banale et bien connue de nos jours, n’était pas évidente au XIX e
siècle, où l’anthropologie européenne ne commençait qu’à s’individualiser parmi d’autres
domaines – philosophie, sociologie et histoire.
Si nous revenons à l’étymologie du terme, nous pouvons remarquer qu’il est plus
riche qu’il ne paraît de prime abord. Le mot grec lógos (λόγος) ne désigne pas uniquement
« science » mais aussi « parole, discours » (discours écrit ou parlé). Par extension, lógos
désigne également la « rationnalité » (l'intelligence), conséquente à la capacité d’utiliser une
langue. Dans la philosophie platonicienne, le lógos est considéré comme la raison du monde,
contenant en soi les idées éternelles, archétypes des toutes choses. Il est à la fois rationnel et
oratoire. Dans l'art rhétorique, le lógos relève de la démonstration, de la raison et de
l'argumentation. Avec l'ethos et la pathos, le lógos représente l'un des trois piliers de la
rhétorique développée par les auteurs antiques. Dans la théologie catholique, le lógos
s’emploie pour désigner la deuxième personne de la sainte Trinité et il a le même sens que
Verbe: le Christ. Il désigne pour l'Église et la Papauté le rapport à Dieu entre l'homme via un
discours rationnel, cohérent et appuyé par une démarche philosophique analogue à celle des
Anciens Grecs.
Le lógos serait donc un élément par excellence humain depuis l’Antiquité. Il est tourné
vers le langage, la raison et, enfin, vers la spiritualité. La perspective orientée vers les sciences
biologiques situait l’être humain dans le domaine de la Nature alors qu’il appartient à la
sphère de la Culture qu’il a lui-même élaborée. Dans ce sens, la Culture n’est pas le contraire
de la Nature, elle est plutôt sa conséquence « naturelle », mais aussi nécessaire. La Culture
peut donc être perçue selon les deux ordres différents : comme un résultat de la Nature ou
comme son opposition.
La Culture est une chose immanente à l’être humain, une caractéristique qui n’est
propre qu’à lui-même. Étant extrêmement vaste, cette notion embrasse plusieurs activités
humaines. C’est pourquoi, de nos jours, la discipline d’anthropologie (surtout dans les pays
anglo-saxons) s’approprie l’adjectif « culturelle » afin d’expliciter la relation de l’être humain
avec la culture. Puisque ce qui différencie l’être humain d’autres êtres vivants, ce sont avant
tout, le langage, la raison et la spiritualité, capacités grâce auxquelles, il est en mesure de
créer.
85
Encyclopaedia Universalis, É. Copet-Rougier, article l’« anthropologie », t. II, p. 519-526
49
La création qui met en œuvre tous ces trois éléments mentionnés, c’est l’écriture. Étant
donné que la langue est un attribut immanent uniquement à l’être humain, l’écriture constitue
une forme de création parmi les plus hautes. Le mot écrit, texte, contrairement au mot
dit, parole, est un produit raisonné et réfléchi. Il peut constituer le produit ou le phénomène de
culture le plus représentatif. L’écriture, comprise comme une simple compétence de gens
lettrés ne participe pas dans la création d’une culture. C’est la forme la plus développée et la
plus affinnée de l’écriture qui nous intéresse, c’est-à-dire la littérature.
La littérature est un élément essentiel et créateur de la culture donc elle demande un
aperçu approfondi de l’extérieur. Selon Le Petit Robert, la littérature est « un ensemble des
connaissances ; culture générale ». L’anthropologie est en mesure de fournir des instruments
pour la recherche littéraire, ancrée très profondément dans la culture. Déjà Bakhtine postulait
le rapprochement de la littérature, de l’histoire et de la culture :
La littérature fait indissolublement partie de la culture [...]. L'action intense
qu'exerce la culture (principalement celle des couches profondes, populaires) et qui
détermine l'œuvre d'un écrivain est restée inexplorée et, souvent, totalement
insoupçonnée86.
Ce qui décide de la popularité croissante de l’anthropologie (et de tous ses types), c’est
qu’elle se caractérise par la perspective de recherche particulièrement vaste et
multidimensionnelle. L’être humain est considéré dans sa structure holistique, historique,
sociale et spirituelle. Il est analysé comme un individu mais aussi comme un membre de la
société. C’est surtout le holisme qui caractérise le chemin anthropologique : le postulat
d’englober les phénomènes dans leur totalité, le système d’une compréhension globale. Si la
culture est un élément constitutif uniquement de l’être humain, la littérature serait un
phénomène humain qui vise à capter l’essentiel de l’être humain et de l’humanité dans tout
leur dynamisme. La fonction métaculturelle de la littérature la situe également parmi les
phénomènes anthropologiques. L’être humain se sert de la littérature afin de comprendre le
monde ainsi que soi-même87. Le réel dans le texte est une figure. Richard van Oort dans son
essai « The Critic as Etnographer » va encore plus loin en définissant la recherche sur la
littérature comme un point de départ pour l’anthropologie par excellence :
86
Cf., M. Bakhtine, « Esthétique de la création verbale », trad. du russe par A. Aucouturier, préf. de T.Todorow,
Gallimard, Nouvelle Revue Française, coll. « Bibliothèque des idées », 1984, p. 339-348.
87
M. P. Markowski, « Antropologia i literatura », Teksty drugie 2007, n° 6, p. 27.
50
Si l’être humain se définit en tant qu’un animal qui se sert de la culture et si la
culture se définit en tant qu’un objet qui réclame une interprétation symbolique, cela
veut dire que la recherche sur la littérature se trouve au cœur de l’anthropologie fondée
sur ces prémisses88.
La littérature est un res communis de la culture89. Cette constatation a rendu possible
le développement de l’anthropologie culturelle, dont l’anthropologie de la littérature est l’une
des approches. Comment faut-il traiter le texte en tant qu’un phénomène de la culture ?
Après les théories poststructuralistes, après les travaux de Barthes, le texte commence à être
perçu en tant qu’un tissu, en tant qu’un matériel technique autonome brut. « La mort de
l’auteur » a provoqué la disparition d’instance supérieure qui seule pouvait trancher si
l’interprétation qu’on attribuait au texte était valable. L’effacement de la catégorie de l’auteur
a conduit à rejeter la question : Qu’est ce que l’auteur a voulu dire ? Avec la théorie
barthésienne, « l’auteur en tant que paradigme de la critique littéraire disparaît et l’écriture
commence »90. Le lecteur devient un nouvel auteur véritable et désormais c’est à lui
d’interpréter le texte à son gré. Il n’est plus un re-constructeur mais un constructeur premier
des significations. D’après Barthes, il est vain de deviner l’intention de l’auteur ; il faut
attacher plus d’importance à l’acte de lecture. Cette conception de l’interprétation décrite dans
S/Z met en valeur le lecteur qui « prend son revanche » sur l’auteur. La lecture ne doit être ni
exégèse, ni explication, elle ne doit pas prétendre à proclamer un sens unique et définitif. Car
dans la lecture il ne s’agit pas de doter un texte du sens, mais plutôt d’observer la pluralité de
sens et d’écritures que ce texte porte en soi91. En réalité, le texte est un ensemble de plusieurs
écritures, « espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées,
dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la
culture »92.
Il faut dépasser le paradigme structural de la langue selon lequel celle-ci, en tant
qu’une structure générale et rigide (un système de signes qui se correspondent) s’oppose à
l’acte de parole, par excellence individuel. Ainsi, le structuralisme linguistique a-t-il contribué
d’une certaine façon à l’idée de non-existence de l’auteur démontrant que
88
Cf., R. van Oort, New Literary History 2004, n°4, p. 622, cité par M. P. Markowski, op.cit., p. 27.
G. Godlewski, Słowo-pismo-sztuka słowa. Perspektywy antropologiczne, WUW, 2008, p. 266.
90
R. Barthes, « La mort de l’auteur », Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 61-67.
91
R. Barthes, « De l’œuvre au texte », Ibid., p. 69-77.
92
R. Barthes, « La mort de l’auteur », Ibid., p. 65.
89
51
l’énonciation dans son entier est un processus vide, qui fonctionne parfaitement
sans qu’il soit nécessaire de le remplir par la personne des interlocuteurs [...] le
langage connaît un « sujet » et non pas une « personne »93.
La volonté d’autonomiser le texte et de l’analyser dans son ensemble sans tenir
compte du contexte extérieur, prive ce même texte de tout son environnement culturel et
social. Aujourd’hui, il est impossible de voir la littérature comme une création totalement
autonome de la culture. Même le structuralisme qui a changé le statut de l’ouvrage et de son
créateur, n’échappe pas à des contextes extérieurs.
L’anthropologie de la littérature ou, dans une perspective plus vaste, l’anthropologie
du mot et de la langue fait partie de l’anthropologie culturelle. Car le mot est toujours dans la
culture. Les changements de la langue ont une grande influence sur la société et sur l’être
humain. Une approche anthropologique dépasse une approche linguistique et structuraliste
parce qu’elle représente une perspective multicontextuelle. La multiplicité de chemins
anthropologiques résulte du fait que l’anthropologie culturelle opère des modèles fixes de la
réalité mais ces modèles sont ouverts et susceptibles d’évoluer et de se modifier.
L’anthropologie du texte, compris comme phénomène de la littérature, non seulement ouvre
plusieurs variantes d’interprétation mais elle s’avère nécessaire pour considérer des bases
culturelles de la littérature en tant qu’une activité humaine qui exige la forme la plus haute de
réflexion et de créativité.
1. 7. L’anthropologie et la littérature – convergences multidisciplinaires
Dans la Grèce Anthique les philosophes ont été appelés anthropologues, et dans le
sens pareil on utilisait le terme d’anthropologue au XVIe siècle94. Les siècles XVIIe et XVIII e
identifiaient les études anthropologiques avec la condition physique de l’être humain. Au
début du XIXe siècle la réflexion humaniste a vécu sa renaissance ( par exemple avec Kant ou
Jakob F. Fries) et l’anthropologie a commencé à s’intéresser aussi aux questions sociales ou
psychologiques. Vers la moitié du XIXe siècle un chirurgien français Paul Broca s’est
intéressé à la dimension sociologique de l’anthropologie. Edward Tylor a partagé cette pensée
93
Ibid., p. 63.
Par exemple dans Galeazzo Capella et Otto Casmann. Magnus Hundt Anthropologia, de himinis dignitate,
natura et proprietatibus, 1501.
94
52
et dans l’article encyclopédique « Anthropology » il y a finalement inclu la dimension
culturelle.
De par son côté théorique, philosophique et intellectuel, l’anthropologie française n’est
pas comme les autres. Il ne faut pas perdre de vue la tradition française des sciences sociales
qui remonte encore aux temps d’avant Durkheim et se veut résolument anti-empiriste.
L’ethnologue français n’a pas pour l’objectif de décrire ce qui s’est réellement passé mais il
pose une question à la réalité95. En Europe il y a toujours eu une dissonance entre
l’anthropologie théorique (française) et l’ethnologie « appliquée » (anglo-saxonne), qui
nécessitait dès le départ des travaux dans le terrain. En France, les anthropologues de L’Année
Sociologique, revue anthro-sociologique fondée par Émile Durkheim en 1898, élaboraient
d’abord des théories pour ensuite les appliquer à une réalité donnée. Aux États-Unis ou en
Angleterre, la prédilection pour la méthode empirique était connue de longue date.
L’école française de l’anthropologie est donc basée, avant tout, sur la tradition
philosophique et sociologique qui s’est développée au cours des siècles. Déjà Montaigne
protestait contre « le poids » de l’Occident par rapport aux continents « barbares ». Ces idées,
très avant-gardistes à l’époque, sont reprises quelques siècles plus tard par des anthropologues
postcoloniaux (avec Saïd en tête et autres, comme Georges Balandier, Gayatri Chakravorty
Spivak ou Leela Gandhi). Rousseau, lui, prêchait la distinction entre la nature et la culture en
popularisant l’idée d’un bon sauvage. Au XVIIIe siècle, c’est surtout Montesquieu qui
s’intéressait à l’exotisme et aux cultures orientales96.
Même si l’anthropologie française constitue un courant spécifique et indépendant, elle
reste en dialectique étroite avec l’herméneutique et la phénomenologie allemande ainsi
qu’avec l’empirisme anglais. Il y a aussi ses influences en Grande Bretagne ou aux ÉtatsUnis97. Tout cela fait qu’elle est un centre des pensées philosophiques et anthropologiques
très important98.
Au milieu du XIXe siècle, période pendant laquelle l’anthropologie se développe
comme une science, il y a eu deux écoles principales de l’anthropologie en France. La
95
V. Debaene, L’adieu au voyage L’ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque des Sciences Humaines », 2010, p. 482.
96
Le qualificatif oriental cesse d’être innocent après L’Orientalisme de Saïd (1978). Saïd dit que c’est un terme
inventé et utilisé par les Occidentaux pour souligner le rapport de supériorité face aux civilisations « orientales ».
L’adjectif oriental creuse encore plus profondément la différence géographique et culturelle et par ses
connotations crée une image mentale selon laquelle L’Orient se présente à nous comme un pays mi-imaginé, miréel, comme une légende ou un conte de fées.
97
Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, sous la direction de P. Bonte et M. Izard, Paris, PUF, 1991,
article l’« anthropologie française ».
98
F. Barth, A. Gingrich, R. Parkin, S. Silverman, Antropologia. Jedna dyscyplina, cztery tradycje: brytyjska,
niemiecka, francuska, amerykańska, trad. J.Tegnerowicz, Cracovie, WUJ, 2007, p. 284.
53
première, l’École anthropologique de Paris allait plutôt du côté de l’anthropologie physique,
des sciences humaines et de l’histoire naturelle de l’homme. La seconde fonctionnait dans
l’esprit philosophique – on y retrouvait les courants positiviste et sociologique influencés par
Comte et Durkheim qui postulaient la reconnaissance de l’être humain comme un être social.
Durkheim, en tant que sociologue, a défini et développé la dychotomie sacrum / profanum et
il a travaillé sur la signification de la religion et sur son rôle dans la société. Vu sa réticence à
l’égard de l’individu, l’anthropologie durkheimienne devient une science sociale, par
excellence théorique. Aujourd’hui, Durkheim est considéré plutôt comme sociologue et non
comme ethnologue. Néanmoins, il ne faut pas oublier que son activité et sa recherche ont
fondé une base importante au développement de l’ethnologie française.
Au XXe siècle, en France, peu à peu, les études menées dans le terrain (initiées par
Mauss et continuées par Hertz) devenaient de plus en plus répandues et vers la moitié du
siècle, cette méthode n’est plus considérée comme inutile ou inefficace. De plus,
l’anthropologie comme discipline commence à être perçue comme un réservoir d’instruments
d’analyse qui peuvent être appliqués dans d’autres domaines. L’anthropologie elle-même
subit également une grande évolution (qui d’ailleurs dure toujours), se subdivisant en
branches plus spécialisées.
La méthode anthropologique se concentre sur l’être humain en général et le caractérise
dans sa dimension biologique, sociologique et ontologique99. Il y aussi bien une place pour la
philosophie (elle pose des questions sur le sens de l’existence humaine) que pour l’histoire
(quels sont les mécanismes des actions humaines). La littérature englobe également ces
disciplines et ces problèmes. Ce qui est le plus important, par le biais de la littérature, il est
possible de distinguer des structures imaginaires et mentales existant dans une culture donnée.
C’est le même mécanisme qui fonctionne dans l’anthropologie visuelle. Nous pouvons étudier
des images faites par un peuple et ces images vont nous servir comme un reflet, un miroir de
leurs créateurs. Mais le même domaine peut analyser aussi l’attitude d’une culture face à la
visualité sensu largo. Cela veut dire que les anthropologues s’intéressent aux approches qui
sont appliquées par rapport au visuel : comment les gens traitent-ils les images ? Sont-elles
importantes pour eux ? Pourquoi ? Quels sont les objectifs pour lesquels contruisent-ils les
formes visuelles ? Ces questions et plusieurs autres se posent les ethnologues dans le cadre de
l’anthropologie visuelle.
99
A. Łebkowska, «Między antropologią literatury i antropologia literacką», Teksty drugie 2007, n° 6, p. 15-16.
54
Symétriquement, l’anthropologie de la littérature peut étudier la littérature afin de nous
donner des informations sur la culture dont elle est le produit. Ainsi, l’anthropologie analyset-elle la réalité extérieure, extratextuelle. Mais le texte peut être lui-même révélateur d’un
certain contenu culturel. Dans cette optique, l’espace textuel serait le signifiant qui contient le
signifié implicite d’une culture. Le texte peut être une référence à lui-même en tant qu’un
espace symbolique ou mythologique extrêmement riche, construit à l’aide des paradigmes qui
relèvent de l’étude anthropologique.
Essayons donc d’avancer une hypothèse sur la littérature selon laquelle celle-ci serait
justement un espace, une forme spatiale donc non pas bidimensionnelle mais
tridimensionnelle, avec son épaisseur et sa densité. C’est une forme qui contient un texte
linéaire (signifiant), son sens premier, « fictionnel » (signifié) mais aussi le troisième facteur,
que Barthes a nommé le SIGNE100. Cela implique l’existence d’un troisième niveau qui nous
révèle un élément humain. Face à un nombre important (pour ne pas dire infini) des
problèmes que la littérature englobe, il faut une perspective qui va accentuer la pluralité de
voies interprétatives. L’anthropologie culturelle, contrairement à ce qu’on croyait avant, est
une discipline très dynamique qui apporte toujours de nouveaux objets d’analyse. Des
pronostics perssimistes prévoyaient, à tort, le déclin de ce courant dû à la dispartition des
sociétés dites primitives et dû à une disparition générale de la culture spirituelle en faveur de
la culture matérielle. Tous ces constats étant vrais, l’anthropologie s’est frayée une autre voie
afin de se retrouver dans une nouvelle réalité et elle est en développement perpétuel jusqu’à
nos jours. : « l’une des caractéristiques majeures de la recherche anthropologique actuelle est
le retour sur soi. Le regard des ethnologues s’est en effet déplacé et rapproché, des cultures les
plus éloignées vers les cultures les plus proches »101.
Au cours des XIXe et XXe siècles, l’anthropologie se nourissait d’une attitude très
ethnocentrique. Il était naturel d’appeler les habitants de l’Afrique « les bons sauvages » et
tous les ethnologues ont été orientés vers l’Autre, étant donné que notre culture nous est
tellement naturelle, évidente et logique qu’elle ne subit pas de regard d’anthropologue qui la
caractériserait de l’extérieur. Un ethnocentrisme pur et dur a provoqué le déplacement du
champ de recherche vers l’exotique, c’est-à-dire vers quelque chose d’autre que l’Occident.
L’Europe en tant que la culture dominante, a imposé sa perspective comme la seule légitime
et correcte sur d’autres cultures, notamment orientales ou africaines. Même si, cette façon de
100
R. Barthes, « Le mythe et le signe », Mythologies, Paris, Seuil, 1970, p. 32.
J.-M. Privat, « Bovary Charivari L’acculture », L’ethnocritique de la littérature anthologie préparée par V.
Cnockaert, J.-M. Privat et M. Scarpa, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011, p. 11.
101
55
percevoir l’Autre n’est pas absente de nos jours aussi, il y a une forte tendance à se débarasser
du regard « colonial » qui pendant plusieurs siècles, a été le seul possible et incontestable.
C’est également l’une des conséquences positives de la chute des colonies que les
anthropologues se sont rendu compte que « nous » (par opposition à « eux »), les
Occidentaux, sommes un objet d’analyse etnographique aussi valable et paradoxalement aussi
exotique en quelque sorte, que les peuples des îles Trobriand ! L’ethnologie est désormais
préoccupée par le même, le familier, le semblable. Cette démarche se situe, évidemment, aux
antipodes de la démarche d’autrefois qui préchait la hiérarchisation des cultures avec une
hégémonie omnisciente de l’Occident. Il est possible de fonder notre « propre »
anthropologie, non plus exotique mais endotique102. Car chaque culture qui se caractérise par
des activités économiques, sociales, symboliques, etc., est susceptible de devenir un objet
d’intérêt pour l’anthropologie. Il y a une anthropologie de l’urbanité (avec Marc Augé en tête)
ou de la modernité ainsi qu’il y a des domaines qui s’occupent d’autres éléments de la
culture : l’art, la littérature, la ville, la visualité et d’autres choses. Du courant périphérique,
l’anthropologie est devenue un courant central et elle est sensible à trouver de l’insolite là, où
tout semble normal. Comme a dit M. Augé : « Le lieu de l’altérité s’est déplacé et en quelque
sorte intériorisé »103.
Le repli sur soi, sur « nous » est accompagné par le retour vers un micro-univers. Le
passage d’une ethnologie macroscopique à une ethnologie microscopique, intense et
soucieuse des détails insiste sur « la description dense » comme disait Geertz. La nouvelle
microethnologie veut saisir toute la complexité, toutes les configurations singulières. Cette
focalisation sur l’échelle micro, a profondément changé les enjeux de la discipline : au lieu de
poser de « grandes » questions sur l’humanité en général, l’anthropologie a commencé à voir
chaque phénomène de culture comme digne d’un regard d’anthropologue. Toutes les
pratiques culturelles peuvent constituer un champ d’investigation. De nouvelles branches
comme : ethnosociologie, ethnologie juridique ou économique se distinguent. Comme
l’ethnologie possède les moyens afin d’étudier plusieurs disciplines, elle insiste de même, sur
le plan méthodologique, sur la transdisciplinarité. Au lieu de s’enfermer dans des cadres
restreints, elle tend à une ouverture vers d’autres sciences humaines qui permet de saisir
encore mieux les particularités d’une culture.
102
G. Perec, L’infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, p. 11-12.
M. Augé, La traversée du Luxembourg, ethno-roman d’une journée française considérée sous l’angle des
mœurs, de la théorie et du bonheur, Paris, Hachette, 1985, p. 23.
103
56
L’anthropologie de la littérature est une subdiscipline assez récente. Au départ, elle a
traité chaque texte comme une source qui donne des informations sur la culture, les structures
mentales ou l’imaginaire d’une société. Le parcours qui se situe à mi-chemin entre la
littérature et l’anthropologie démontre que le monde contemporain est extrêmement varié, que
chaque être humain est ancré dans une culture différente. L’anthropologie permet et facilite
un aperçu global sur la réalité contemporaine, diversifiée par excellence. La littérature se
présente comme la voix d’un narrateur qui est le porte-parole d’une société. Même si le
rapprochement de la littérature et de l’anthropologie est relativement récent, les influences de
l’une sur l’autre sont évidentes. L’anthropologie a appliqué les notions réservées jusqu’alors
uniquement au domaine littéraire : symbole, métaphore, synecdoque, narration, trame,
mimésis, etc.104. C’est surtout l’anthropologie symbolique qui s’est beaucoup inspirée de la
recherche littéraire. En même temps, la littérature puise dans le champ sémantique de
l’ethnologie. Cette tendance est de plus en plus visible à cause du développement des
recherches (post)coloniales, culturelles ou encore néocoloniales qui sont devenues des
approches critiques appliquées à un certain type de la littérature. Aujourd’hui, ces deux
disciplines, littérature et anthropologie, peuvent être traitées en tant qu’une seule science
interdisciplinaire voire transdisciplinaire. Ce deuxième qualificatif, beaucoup plus dynamique,
suggère mieux la constitution d’un nouveau champ scientifique contigu. Le préfix « trans »
permet d’éviter les deux types d’études interdisciplinaires : le premier avec des cadres
délimités qui sont quand même à tort dépassés, et l’autre où les vrais limites n’existent pas ce
qui mène souvent à une liberté excessive et une anarchie terminologique105. Cette insistance
sur la transdisciplinarité, abolit non seulement l’hermétisme de la division mais permet aussi
de mettre l’accent sur le dynamisme et sur les interférences existants entre les deux domaines.
En effet, l’anthropologie est un domaine qui ne s’arrête jamais dans ses recherches. Comme
elle observe l’être humain et l’humanité qui sont en évolution incessante, elle doit leur tenir le
en se débarassant des préjugés, des opinions clichés et des attitudes coloniales et
ethnocentriques. N’oublions pas que :
La critique anthropologique est avant tout une démarche au sens étymologique
du terme : une façon de progresser, une manière d’avancer. Elle ne campe pas sur ses
postulats, mais cherche constamment à dépasser ses propres avancées réflexives et à
investir de nouveaux domaines d’étude [...] Suivre les voies de l’ethnocritique, c’est
104
105
A. Łebkowska, op.cit., p. 11.
Ibid., p. 15.
57
donc parcourir la courbe de ses évolutions, refaire le trajet qui a été le sien jusqu’à
présent106.
La notion de l’ethnocritique a été utilisée pour la première fois par Jean-Marie Privat
qui a proposé d’étudier la littérature prenant en considération le contexte « ethnologique »
sous forme d’interprétations mythologiques et symboliques. L’ethnocritique analyse donc la
productivité culturelle singulière d’une réécriture littéraire aux significations propres et
nouvelles107. Ce nouveau paradigme vise à articuler une poétique du littéraire et une
ethnologie du symbolique108. Le chercheur en a parlé ainsi :
Une approche ethnocritique de la littérature suppose l’articulation de quatre
niveaux de relation au texte. Ces quatre conditions culturelles d’une coopération
productive me paraissent être l’ethnographie du hors-texte, l’ethnologie du contexte,
l’ethnocritique du texte, enfin l’auto-ethnologie du lecteur dans le tête-à-texte109.
L’ethnocritique a émergé à partir d’autres modèles critiques : psychocritique,
sociocritique, mythocritique. Elle se définit comme l’étude de la pluralité et de la variation
culturelles, constitutives des œuvres littéraires telles qu’elles peuvent se manifester dans la
configuration d’univers discursifs plus ou moins hétérogènes et hybrides. Chaque culture
progresse. Il ne s’agit pas ici du progrès civilisationnel mais du progrès mental qui est
dynamique, qui subit plusieurs influences, emprunts, dérivations, déformations et ainsi de
suite. De nouvelles réarrangements et réinventions sémantiques et sémiologiques se mêlent
aux mécanismes existants. Les uns et les autres s’influencent
réciproquement.
L’ethnocritique, c’est un « work in progress », elle propose des problématiques de recherche
plus qu’elle n’impose une grille de lecture. L’anthropologie de la littérature témoigne :
Du souci de ne pas séparer la littérature de la culture, et de chercher à faire
comprendre le fait littéraire dans sa différentialité, à l’intérieur de l’ensemble que
constitue la culture d’une époque. [...] la diversité des démarches est justifiée, voire
indispensable, dès lors que ces démarches font preuve de sérieux et découvrent des
aspects nouveaux dans le fait littéraire, dès lors qu’elles contribuent à en approfondir
la compréhension.
106
G. Drouet, « Les voi(e)x de l’ethnocritique », L’ethnocritique de la littérature, op. cit., p. 59-60.
J.-M. Privat et M. Scarpa (dir.), Horizons ethnocritiques, coll. « Ethnocritiques, Anthropologie de la
littérature», Presses Universitaires de Nancy, 2010, p. 10.
108
V. Cnockaert, J.-M. Privat, M. Scarpa, « Présentation émergence et situation de l’ethnocritique »
L’ethnocritique de la littérature, op. cit., p. 1.
109
J.-M. Privat, « Ethnocritique et lecture littéraire », L’ethnocritique de la littérature, op. cit., p. 27.
107
58
La distinction entre la culture populaire et la culture savante s’estompe à cause de la
conception d’une culture comme phénomène en progrès constant. Chaque culture, malgré sa
homogénéité apparente, est toujours marquée par de nombreuses ruptures. Nous voulons bien
croire qu’une culture est monolitique mais ce constat relève non pas de l’observation
scientifique mais du penchant naturel de notre esprit ayant une forte tendance à fonctionner
dans des structures cohérentes et stables. Les phénomènes culturels d’aujourd’hui proviennent
des sources tellement diverses, ils se nourissent de tout le syncrétisme qui règne dans le
monde contemporain, qu’il n’est plus possible d’indiquer des activités ou des pratiques
culturelles homogènes. James Clifford a bien défini la culture comme syncrétique par
excellence en disant qu’« elle se construit, s’élabore sans cesse à partir de fragments épars et
des syncrétismes perturbants »110. L’ethnocritique analyse dans cette perspective la dialogie
culturelle dans les œuvres littéraires111. L'ethnocritique du texte réside dans l'articulation du
macro-système culturel et du micro-système textuel ; entre mimésis et sémiosis, l'analyse met
en lumière les configurations symboliques, mythologiques et ethniques du texte. Ce travail à
caractère anthropologique, est poursuivi au moyen des figures de style, empruntées à la
littérature, mais aussi au moyen des concepts narratologiques et méthodologiques de la
critique littéraire comme dialogisme, polyphonie, intertextualité ou interdisciplinarité.
L’ethnocritique est née au croisement de l’anthropologie (surtout linguistique et
interprétative) et des études sur la littérature. Dans ce genre de critique, il est possible de voir
un texte à travers les dychotomies symboliques (droit/gauche, masculin/féminin, ouvert/fermé
et d’autres) largement utilisées par plusieurs anthropologues (parmi plusieurs autres : LéviStrauss, Hertz, Dumont). Une autre méthode est basée sur la mise en relation de la ritualité et
de la narration (Watthee-Delmotte), du narrateur (qui s’exprime à l’écrit) et du conteur (qui
s’exprime à l’oral). Les rituels et les mythes réélaborés dans et par la littérature ne sont plus
une simple information d’ordre ethnographique mais ils reçoivent un nouveau sens dans ce
nouveau contexte. La littérature traduit une sorte de système symbolique qui existe dans
chaque culture ou qui plutôt participe à la constituer. Et si toute culture est un ensemble de
plusieurs systèmes symboliques dont les plus importants ce sont l’art, la religion et la
littérature, on pourrait dire de l’œuvre littéraire ce que l’anthropologue dit de la civilisation :
110
J. Clifford, « De l’autorité en ethnographie », L’Etnographie, février, 1982, p. 42-56, cité par J.-M. Privat,
« Bovary Charivari L’acculture » dans L’ethnocritique de la littérature, op. cit., p. 17.
111
V. Cnockaert, J.-M. Privat, M. Scarpa, « Présentation émergence et situation de l’ethnocritique »,
L’ethnocritique de la littérature, op. cit., p. 3.
59
Une civilisation ne consiste pas dans un empilage de traits de culture : elle se
définit par une structure, c’est-à-dire par la manière dont les divers traits qu’elle a
retenus entre tous les possibles, sont agencés entre eux, et ces structures sont, en raison
de leur nature qualitative, incommensurables112.
Il y a aussi la question du rôle métaculturel de la littérature qui non seulement
construit un univers analogue au nôtre mais remplit également des fonctions bien
sociologiques. Il est possible aussi de faire une réflexion anthropologique non seulement sur
les romans mais sur le genre romanesque en général et de considérer le roman en tant qu’un
objet culturel, ayant ses fonctions sociales. Nous pouvons songer à son statut, son rôle dans la
société et sa signification comme des facteurs nécessaires d’une pratique symbolique. Dans
cette optique, le roman a une forte relation avec les rites. En tant qu’une histoire extérieure
qui n’existe que sur les pages, elle possède une fonction sécurisante, telle qui est
traditionnelement remplie par le rite. La lecture est un acte intermédiare dans la confrontation
entre le lecteur et le monde. Quoique l’ethnocritique ait pour l’objectif de repérer dans
l’espace du texte des structures rituelles, mythologiques ou encore symboliques, il ne faut pas
oublier que l’écriture appartient aussi à un niveau collectif, à ce que Jung appelait
l’inconscient collectif. L’écrivain exprime toujours les mêmes structures mentionnées qui sont
celles de l’espèce. Elles peuvent être, bien entendu, exprimées autrement : à travers la
religion, les croyances, les rites ou les pratiques magiques. Et c’est là que se rejoignent les
études sur l’anthropologie et sur la littérature. Dans le cas de l’ethnocritique, il s’agit, entre
autres, d’éclairer les textes littéraires par les mythes plutôt que d’essayer de confirmer la
persistance et l’omniprésence de ceux-ci113. L’ethnoctitique est une méthode qui consiste en
une analyse anthropologique basée sur les symboles, les mythes ou les images :
C’est ainsi que l’ethnocritique exclut la description micro-folklorisante qui se
réduirait à la collecte de reliques d’une culture passée et dépassée ; son horizon n’est
pas non plus la structuration macro-ethnologisante qui consisterait simplement à
repérer les grands thèmes de prédilection de la discipline ethnologique de référence114.
112
Cl. Lévi-Strauss, « Diogène couché », Les Temps modernes, mars, 1955, p. 1194, cité par V. Cnockaert, J.M. Privat, M. Scarpa, « Présentation émergence et situation de l’ethnocritique », L’ethnocritique de la
littérature, op. cit., p. 3.
113
S. Vierne, « La littérature sous la lumière des mythes », dans C. Tacou (dir.), Mircea Eliade, Cahier de
l’Herne, Paris, le Livre de Poche, coll. « Biblio Essais », 1990, p. 273-282, cité par Marie Scarpa, « Le Carnaval
des Halles Conclusion. L’ethnocritique dans le champ de la critique. Éléments pour une réflexion »,
L’ethnocritique de la littérature, op. cit., p. 53.
114
J.-M. Privat et M. Scarpa (dir.), Horizons ethnocritiques, op. cit., p. 10.
60
La « critique anthropologique » se caractérise encore par la remise en cause des
évidences (souvent fausses) qui occultent en partie les interférences culturelles du texte. Ce
n’est pas une lecture habituelle qu’il faut effectuer, mais une lecture globale, à plusieurs
strates qui au lieu de répéter des clichés, va dépasser l’herméneutique existant. Lors de cette
lecture, il est crucial de s'interroger sans cesse, pour ne pas se contenter des préjugés que notre
culture nous impose. Ceci est nécessaire afin de pleinement apprécier la polyphonie des
œuvres littéraires.
C’est souvent aux croisements des disciplines constituées que se posent les questions
les plus intéressantes, lorsque ces questions imposent de définir de nouveaux domaines de
recherche ou de nouvelles approches. Ce genre d’innovations se produisent aux marges des
études littéraires et anthropologiques. Du côté des études littéraires, l’intérêt pour les
questions anthropologiques s’est affirmé à la suite de la crise des paradigmes formalistes,
linguistiques ou structuraux. Il convient d’ajouter que le poststructuralisme peut passer pour
une source des méthodologies anthropologiques car il a décentralisé et retravaillé les
catégories fondamentales. Les récits de voyage ainsi que les études postcoloniales ont favorisé
à leur tour le développement des études interdisciplinaires.
Chaque discours anthropologique est, comme disait Geertz, fictionnel et narrativisé
étant à chaque fois la vision personnelle de l’auteur. La seule différence est que la fiction de
l’anthropologie est une fiction des pensées et des expériences alors que dans la littérature il y
a la fiction du monde115. Parallèlement à la théorie de Bakhtin sur le dialogisme, on a
découvert la dimension littéraire de la recherche ethnologique.
Il y a au moins trois façons d’aborder le problème des liens entre deux ou plusieurs
disciplines, dans le cas de cette étude entre la littérature et l’anthropologie116. Nous pouvons
établir entre elles différentes relations : directes (qui apparaissent selon le principe du collage)
et indirectes (réminiscences, allusions, suggestions, citations, etc.). La lecture intertextuelle
qui met en valeur la multiplicité de modèles interprétatifs, fait évoluer chaque discipline. Le
caractère interdisciplinaire de l’anthropologie tient aussi au fait qu’elle s’intéresse de plus en
plus à la personne du chercheur même. Ce qui compte surtout, au-dela des théories et des
principes méthodologiques, c’est l’attitude individuelle du chercheur, sa sensibilité et son
savoir. Enfin, par son caractère résolument comparé, l’anthropologie marque le pas vers
l’étude comparée orientée sur la culture et la littérature.
115
M. Brocki, Antropologia. Literatura – Dialog – Przekład, Wrocław, Wydawnictwo Katedry Etnologii i
Antropologii Kulturowej, 2008, p. 73.
116
Nous nous inspirons du travail de A. Hejmej, Muzyka w literaturze. Perspektywy komparatystyki
interdyscyplinarnej, Cracovie, Universitas, 2012.
61
La relation entre l’anthropologie et la littérature peut s’avérer plus « bénéficiaire »
aussi bien pour l’une que pour l’autre117. Nous pouvons parler de la littérature dans
l’anthropologie, de l’anthropologie dans la littérature et de l’anthropologie et la littérature.
Dans la mesure où la littérature est dans la culture, et la culture dans la littérature, il n’y a pas,
sans doute, d’œuvre qui ne soit ethnocritiquable118. La littérature peut être utilisée par
l’anthropologue comme un instrument représentatif d’une culture donnée. Les travaux de
l’anthropologue dans le terrain ne sont plus, depuis longtemps, ni suffisants ni efficaces. Le
chercheur s’intéresse plutôt à la littérature car elle passe pour un document authentique et
justifiable de la culture. La littérature est donc analysée comme une source anthropologique,
comme un produit révélateur d’une culture. Ensuite, il est possible de parler de la littérature
comme d’un espace « humain » par excellence. Cet espace littéraire et fictif serait lui-même
un objet d’étude anthropologique. Il est bien possible de faire de la littérature un véritable
champ de recherche qui ne doit rien refléter mais qui sera une source ethnologique à part
entière. Il s’agit de l’anthropologie du texte et non pas de l’anthropologie dans le texte.
L’application de la méthode anthropologique sur le champ littéraire aura pour l’objectif
l’étude de cette littérature même, mais à l’aide des méthodes anthropologiques. Comme a écrit
Michel Schneider : « L’application est l’utilisation dans un certain domaine des principes et
des moyens empruntés à une autre discipline. Elle requiert qu’il n’y ait pas trop
d’hétérogénéité entre les deux champs »119. Enfin, le littéraire peut être vu, à la fois, comme
un phénomène culturel et métaculturel car, en même temps, il décrit et il crée la culture.
L’ouvrage littéraire peut donc être traité comme un espace de révélation des dimensions
importantes de l’être humain qui vit dans la culture. L’ouvrage littéraire représente une imago
hominis sur plusieurs niveaux car il peut articuler les caractéristiques du sujet. De même, la
littérature établirait une relation dynamique avec le monde humain120. L’auteur serait une
identité qui transmet cette même identité sur ses textes et notamment sur ses personnages. Ne
dépassant pas les cadres du monde réel, il est possible d’analyser des identités des
personnages et ainsi, éventuellement, à travers ces identités « fabriquées », essayer de
(re)construire l’identité matrice du narrateur-auteur. La littérature en tant qu’un phénomène
métaculturel où chaque élément peut servir d’un point d’accrochage pour parler des
paradigmes anthropologiques. Si la littérature, même dans l’optique structuraliste, n’est pas et
117
G. Godlewski, Słowo-pismo-sztuka słowa. Perspektywy antropologiczne, op. cit., p. 270.
G. Drouet, « Les voi(e)x de l’ethnocritique », in L’ethnocritique de la littérature, op. cit., p. 71.
119
M. Schneider, « Le psychanalyste appliqué », Pierre Jean Jouve. Psychanalyste et écrivain ?Europe, n° 907908, novembre-décembre 2004, p. 147.
120
G. Godlewski, op.cit, p. 273.
118
62
ne sera jamais libérée d’éléments extérieurs de la culture, cela veut dire qu’elle est une forme
spécifique, peut-être la plus raffinée de la communication et de la transmission des mots. De
même, elle serait le médium le plus parfait qui, grâce aux mots, reflète la culture121.
Certains anthropologues de la littérature proposent une perspective visuelle de
l’anthropologie dans la littérature croyant que le texte littéraire constitue un vrai laboratoire
d’images qui réflètent la condition existentielle de l’être humain. Selon Magdalena
Rembowska-Płuciennik, la littérature est
une somme d’images sur l’être humain, sur son expérience du monde en tant
que sujet, sa situation existentielle, sa nature corpo-spirituelle et sa relation avec le
monde, impliquée par l’œuvre littéraire. L’anthropologie ne représente donc pas
l’opinion de l’auteur mais elle est suggérée par la poétique de l’ouvrage [...]. Il est
intéressant de voir par quels moyens formels, la prose peut thématiser et représenter le
phénomène de l’être humain [...]. C’est pourquoi les figures de style sont
potentiellement significatives de l’image de l’être humain (créée dans le texte) dotée
d’une propre axiologie 122.
Wolfgang Iser, l’un des fondateurs de l’anthropologie de la littérature traite la
littérature comme « un miroir reflétant l’équipement anthropologique »123. La littérature
remplit le rôle d’interprétatrice du monde extérieur réel par la formation des structures qui
affaiblissent son hostilité124. En interprétant le monde, la littérature est apte à montrer ceux de
ses aspects qui autrement resteraient insaisissables. Ces structures de l’imaginaire, ce sont des
fictions, qui se situent entre le connu et l’inconnu. Par l’élaboration des fictions, l’esprit
retravaille le monde pour l’apprivoiser. À travers ces fictions, l’être humain peut se fabriquer
une sorte d’espace sécurisant qui établit un rapport entre le réel et le non-réel, entre la fiction
et la non-fiction, car « le réel humain réside dans les fictions qui le constituent »125. Aussi la
fiction serait-elle en mesure d’interpréter la non-fiction, donc la réalité. Par conséquent, la
littérature est une instance intermédiaire entre nous et le monde.
L’analyse d’ordre anthropologique – la plus générale possible, holistique et basée sur
l’observation participante126 – implique une approche interdisciplinaire. C’est précisément
121
Ibid., p. 277.
Cf., M. Rembowska-Płuciennik, Poetyka i antropologia. Cykl podolski Włodzimierza Odojewskiego,
Cracovie, Universitas, 2004, p. 9.
123
A. Łepkowska, op.cit., p. 29.
124
Ibid., 30.
125
N. Hudson, L’espèce fabulatrice, Arles, Actes Sud, 2007, p. 28-29, cité par M. Watthee-Delmotte, Littérature
et ritualité. Enjeux du rite dans la littérature française contemporaine, op. cit., p. 17.
126
Terme inventé par B. Malinowski afin de décrire une méthode des travaux d’ethnographe dans le terrain.
122
63
pour cela, que les représentants d’autres disciplines recourent aux travaux des anthropologues.
La méthode anthropologique est basée sur le souci d’être objectif, précis et crédibile. Il ne faut
jamais perdre de vue l’idée de relativisme culturel, et cela grâce à une perspective résolument
comparée qui rejette toute marque d’ethnocentrisme et qui est ouverte aux autres domaines
afin de réaliser le postulat de transdisciplinarité.
1. 8. L’anthropologie, la psychanalyse et l’imaginaire
Ce qu’on pourrait appeler une « critique anthropologique » découle, nous l’avons
mentionné, des plusieurs autres méthodologies : mythocritique, sociocritique ou bien critique
psychanalytique. Dans le présent travail, c’est avant tout, la dernière qui va nous intéresser
étant donné que Pierre Jean Jouve en est profondément influencé. La démarche de la cure par
les paroles lui est devenue particulièrement proche au moment où il s’est lancé dans son
aventure romanesque en 1925. Étant donné que la psychanalyse était pour lui une source
créatrice majeure, dans notre étude, nous allons valoriser la psychanalyse en tant qu’un
potentiel inspirateur et un stimulant de l’imaginaire.
Les
inventions
psychanalytiques,
peu
après
leur
apparition,
commencent
automatiquement à être appliquées dans les sciences humaines, en particulier dans
l’anthropologie. C’est le moment où le contenu latent, ce nouveau moyen de connaissance de
l’homme, est pris en considération comme un élément particulièrement fascinant et digne
d’intérêt. Comme disait Bergson, l’anthropologie est une science des facteurs irrationnels
mouvants. La méthode psychanalytique a permis la naissance de l’anthropologie symbolique.
Celle-ci est liée à la sphère spirituelle donc elle s’occupe surtout de l’étude des rêves, des
mythes et des rites. Elle se focalise donc sur les actes humains qui naissent à l’intermédiare
des images inconscientes. La psychanalyse est devenue le meilleur système pour analyser la
complexité du psychique humain. Puisque certains actes ont leur source dans l’inconscient, la
méthode psychanalytique qui embrasse aussi ce côté latent, peut être appelée une
métapsychologie. Le langage métapsychologique de Freud a revêtu le statut d’un langage
universel capable de saisir l’être humain en sa totalité. Ce qui fait de la psychanalyse un
véritable carrefour anthropologique ce qu’elle s’approche d’une psychologie aux fondements
irrationnels (pulsions, instincts, obsessions) qui se manifestent par excellence dans nos rêves
et d’une microsociologie (qui étudie les rapports sociaux dans le milieu familial). La
64
psychanalyse allait très vite révéler la position centrale par rapport à l’anthropologie, du fait
même que les premiers critiques de Freud furent des anthropologues (Fromm, Malinowski).
Cette attirance et des interférences mutuelles de la psychologie psychanalyste et de
l’anthropologie sociale sont fructueuses pour la recherche, mais aussi elles sont significatives
de cette tendance contemporaine qu’ont les sciences humaines, longtemps isolées et
dissociées par les nécessités universitaires, à se relier dans une vision de l’être humain en sa
totalité et sa complexité127.
Pour Freud, une image primordiale se dégage au cours d’un rêve défini comme « la
voie royale de l’inconscient ». Les rêves sont des représentations de désirs refoulés dans
l’inconscient par la censure interne. Les désirs se manifestent dans le rêve de manière moins
réprimée qu’à l’état de veille. Le contenu manifeste du rêve est le résultat d’un travail qui vise
à masquer le contenu latent. Lors d’une cure, le travail repose sur l’interprétation à partir du
récit (contenu manifeste, signifiant) du rêve. Les associations du patient concernant son rêve
servent à révéler le contenu caché. Le travail du rêve consiste en quatre procédés majeurs :
condensation, déformation (déplacement), figuration et élaboration d’une illusion. Selon le
principe d’économie, le rêve condense plusieurs significations (parfois contradictoires) en une
seule image. C’est pour cette raison, qu’elle est souvent incompréhensible et illogique.
Ensuite, le rêve déforme, par exemple en déplaçant un vrai objet de désir et en le remplaçant
par un autre. Le rêve est également une illustration métaphorique du désir. Enfin, le rêve tend
à fournir l’illusion d’une vision réelle avec les apparences de vraisemblance, de cohérence et
de logique interne. Si le rêve freudien est une représentation purement personnelle, le rêve
jungien sera l’effet d’une symbolisation collective. Car, selon Jung, chaque image est
enracinée dans l’imaginaire qui est propre à l’esprit vivant dans une culture. Les archétypes,
comme il les a appelés, sont ancrés dans la mentalité collective et ils se manifestent sous
forme des images. Ils renvoient aux expériences universelles comme l’enfance, le voyage, la
mort, etc. et leur présence témoigne des relations étroites qui joignent de différentes cultures
(parfois très éloignées) entre elles. Géza Róheim, père de l’anthropologie psychanalytique,
définit le rêve comme « la résultante de deux forces antagonistes, l'une régressive et
maternelle tendant à retourner dans la matrice, et par conséquent à renoncer au monde
terrestre, l'autre phallique tendant à reconstruire le monde en le peuplant de symboles
génitaux ». En faisant du rêve le « plus petit dénominateur psychique de l'humanité », Róheim
fait de celui-ci un phénomène constant à travers les variations infinies des cultures et des
127
Encyclopaedia Universalis, article l’« anthropologie », op. cit.
65
psychismes, permettant de rendre compte des théories de l'âme, des paradis et des enfers et de
la structure des mythes :
Il semble que dans le rêve réside l'une des sources les plus importantes de la
culture humaine. Nous pouvons dire qu’une gigantesque structure imaginaire que nous
avons édifiée au cours des siècles prend effectivement naissance dans nos rêves128.
Róheim fut le fondateur de ce qu’on appelle l’ethnopsychanalyse C’est aux auspices
du kleinisme et dans la ligne droite d’une filiation hongroise représentée par Ferenczi et Imre
Hermann que se développe la première grande application de la psychanalyse dans
l’anthropologie129.
La France était fascinée par les inventions de l’inconscient et tous les domaines de la
création artistique en étaient imprégnés. Surtout les années vingt et trente, la période qui
succède à plusieurs années du conflit, seront riches en innovations, inspirées entre autres, par
les inventions de la psychanalyse. D’abord, au début du siècle, la littérature de veine
psychologique commence à prendre son essor. Au lieu de recourir aux psychologies
« sommaires » (faute de moyens) à la Balzac, il faut appliquer la psychologie plus profonde.
Dans Quelques progrès dans l’étude du cœur humain, Jacques Rivière reprend les idées de
Freud qui révolutionnent le monde de la psychologie :
Il y a une différence considérable entre une conception métaphysique et une
conception psychologique de l’inconscient, qu’admettre l’inconscient comme un
principe, comme une force, comme une entité, c’est tout autre chose que de l’admettre
comme un ensemble de faits, comme un groupe de phénomènes130.
L’inconscient a été retravaillé avec la plus d’intensité par les Surréalistes. Dans le
premier Manifeste du surréalisme, André Breton le définit comme
un automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer soit
verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la
pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison [...]131.
128
http://classiques.uqac.ca/classiques/roheim_geza/psychanalyse_anthropo/psychanalyse_anthropo.html,
15/02/2012.
129
E. Roudinesco et M. Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997, article « Róheim », p. 910.
130
J. Rivière, « Quelques progrès dans l’étude du cœur humain », Cahiers Marcel Proust, Nouvelle série 13,
Paris, Gallimard, 1985, p. 92.
131
A. Breton, Manifeste du surréalisme, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1988, p. 328.
66
Freud lui-même s’intéressait aux apports que la psychanalyse peut fournir à la
littérature. Étant donné que le texte littéraire est un rêve qui cache tous les symptômes de la
vie psychique, la narration traduit ce qui est refoulé. Pour Freud, l’écrivain est un névrosé qui
a un grand don de sublimation. La sublimation, processus décrit par Freud qui rend compte de
la production d'activités socialement valorisées comme production artistique ou investigation
intellectuelle, repose sur la pulsion. Ce processus opérerait une satisfaction de la libido par la
production de ces objets que sont les œuvres d'art132.
Pierre Jean Jouve est sans aucun doute un écrivain « sublimatoire » qui sait transposer
les ténèbres de l’inconscient en écriture:
Les découvertes de Freud ont donné droit de cité au rêve ; elles l’ont doté
d’une lisibilité, d’une valeur de révélation de l’inconscient ; elles ont fait comprendre
que l’inconscient se montre sans se montrer sous une forme figurée et par une sorte
d’art (EM, p. 1145).
Ainsi, Jouve est-il l’un des premiers à avoir compris ce que c’est que la sublimation
dans la création artistique, en l’occurence dans l’écriture. Bachelard lui a même écrit : « les
psychanalystes devraient prendre votre livre pour un manuel »133. La sublimation évoque tout
de suite l’adjectif « sublime » qui peut se rapporter aux choses solennelles comme les beaux
arts. Il s’agit de trouver le refuge pour ses propres pulsions de caractère purement sexuel, dans
les choses « nobles », telles que l’art, la littérature ou une autre activité créative. La
sublimation est étroitement liée au déplacement du désir. Selon Jean Starobinski, Jouve est le
premier auteur français, à mettre en œuvre, aussi profondément, les inventions freudiennes. Il
s’agit bien de l’idée de sublimation qui détache Jouve du groupe de Breton qui reflète les
signes tels qu’ils sont sans exploiter leur caractère symptomatique. Il n’accepte pas « le
mécanisme de l’automatisme verbal pour lui-même [...] ni l’exploitation publicitaire de
l’inconscient » (EM, p. 1078). Pierre Jean Jouve sait transposer les signes sous forme de
l’écriture et c’est sur ce point-là qu’il se montre particulièrement novateur. Le « Ça » freudien
chez Jouve se traduit par l’Inconscient, « qu’il conçoit tout à la fois comme une matière
première de la pensée et comme la substance de la personne humaine »134.
132
http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?url_article=etellermann270906, « Sur la sublimation »,
Séminaire d'été 2006, ALI, Esther Tellermann - 27/09/2006, 18/02/2010.
133
Voir Correspondance avec le poète, dans Pierre Jean Jouve, « Cahiers de l’Herne » op. cit., 124-129.
134
K. Schärer, Thématique et poétique du mal dans l’oeuvre de Pierre Jean Jouve, op. cit., p. 14.
67
Après avoir traduit les Trois Essais sur la Théorie de la Sexualité, Pierre Jean Jouve et
Blanche Reverchon écrivent en 1933 les Moments d’une psychanalyse135, une véritable étude
de cas (il s’agit d’une certaine Mademoiselle H...). Jouve y explique que cette méthode
rencontre presque nécessairement l’hostilité de notre esprit « raisonnable ». Elle choque
l’esprit intellectuel ce qui n’est pas étonnant puisque « la conscience doit par nature opposer
avec l’aide d’une partie de l’inconscient même »136. C’est effectivement grâce à sa deuxième
femme que Jouve connaît les principes formulés par Freud. Blanche Reverchon fréquente les
cours de la psychanalyse à Genève lorsqu’elle rencontre l’écrivain. Après leur mariage, elle
entreprend une cure à Paris et en 1928 elle est admise à la Société psychanalytique de Paris.
Sa formation psychanalytique est encore plus chère à Jouve qu’elle se poursuit à Genève,
donc au croisement des quatre traditions différentes : suisse, française, italienne et
germanique. Le multiculturel est en effet un point important quant à la transmission du savoir
psychanalytique :
Que l’expansion du mouvement psychanalytique soit une « épidemie » qui
passe dans l’œuvre de Jouve par le réseau suisse est indéniable. C’est un point
supplémentaire expliquant sa distance vis-à-vis du surréalisme et d’une réception
française de la psychanalyse. Cette culture suisse que l’on retrouve dans le triangle
linguistique franco-italo-germanique des traductions et des essais du poète trace une
topographie intellectuelle spécifique à son œuvre et qu’il doit en grande partie à son
épouse. Ce triangle établit le réseau de transferts culturels dont l’ œuvre de Jouve est le
siège : entre la mystique italienne espagnole et rhénane, la nouvelle musique et la
psychanalyse freudienne, ces deux dernières écoles étant actives à Vienne où Jouve a
fait de nombreux séjours, son œuvre est un lieu étonnant de croisements
géographiques et culturels137.
Tout ce foisonnement culturel et intellectuel encourage l’écrivain à explorer ce nouveau
continent intérieur :
La théorie psychanalytique, l’expérience psychanalytique, ne sont pas des
objets de poésie. Comme il ne peut y avoir aucun doute sur le caractère exclusivement
scientifique de leur appareil. Cependant il n’y a pas non plus de doute à avoir quant à
l’influence de telles vives découvertes, leur retentissement direct sur le comportement
135
Ce texte publié pour la première fois dans La Nouvelle Revue Française de mars 1933 (tome XL, p. 353-385),
et signé conjointement : Dr Blanche Reverchon-Jouve et Pierre Jean Jouve, constitue une étape importante dans
l’histoire de la psychanalyse en France.
136
B. Reverchon-Jouve et P. J. Jouve, Moments d’une psychanalyse, Paris, Mercure de France, Œuvre, 1987
[1933], t. II, p. 1555.
137
M. Pic, Le désir monstre, op. cit., p. 162-163.
68
de la pensée et les rythmes de l’existence quotidienne, le nouvel éclairage qu’elles
projettent sur les mystères d’un esprit humain (EM, p. 1075).
Ce nouvel éclairage est d’abord appliqué dans la médecine mais il est vite emprunté
par d’autres sciences de la culture138. D’ailleurs Freud postulait que sa méthode est valable
non seulement dans l’étude sur les hystéries mais aussi dans l’étude des œuvres d’art. Les
premiers ouvrages littéraires inspirés par la psychanalyse étaient de veine biographique et,
ensuite, esthétique139. Jouve n’hésite pas à mettre ces nouvelles inventions en œuvre et il en a
construit des récits symptomatiques, dont les récits Aventure de Catherine Crachat et les
Histoires sanglantes sont les meilleurs exemples. Ils se composent des scènes ou, mieux
encore, des images qui se situent entre le rêve et le réel. Derrière la façade se trouve une
véritable signification.
La publication de Die Traumdeutung en 1900140 est sans aucun doute une étape
marquante vers une nouvelle perception de l’être humain dans l’anthropologie141. La
découverte de la sphère du rêve ouvre l’accès à la compréhension du fonctionnement de
l’imaginaire :
En bref, le phénomène du rêve ou la façon dont il se donne à l’imagination, ne
sont pas extérieurs à la fonction du rêve, ils traduisent l’essence même du désir que le
rêve a pour fonction de réaliser142.
L’action de la réalisation d’un désir doit être interprétée comme l’action de représenter
et reactualiser visuellement certaines structures. De cette manière, la psychanalyse freudienne
apporte une nouvelle dimension à l’image et l’imaginaire, rendant ces deux élêments plus
complets.
Au début du XXe siècle les deux domaines :
anthropologie et psychanalyse, se
théorétisent et s’affinent comme des sciences indépendantes. L’émergence de courants
novateurs dont cette période est marquée entraîne :
138
Encyclopaedia Universalis, article la « psychanalyse », t. 19, p. 740.
Dans le premier groupe se trouvent entre autres : Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (Freud, 1908),
Problème de la mort à deux en relation au suicide de Heinrich von Kleist (Ernest Jones) ou Complexe incestueux
de Baudelaire (Otto Rank). Dans le second, par exemple : Délires et rêves dans la Gradiva de Jensen (Freud,
1907), Quatre études sur Richard Wagner (Max Graf) ou Poésie et névrose, matériaux pour une psychologie de
l’artiste et de l’œuvre d’art (Fritz Wittels), dans Encyclopaedia Universalis, article la « psychanalyse », p. 740.
140
La date exacte de la publication, c’est la fin de 1899, mais l’auteur a voulu l’ancrer au début du nouveau
siècle.
141
Dans son Introduction à la psychanalyse, Freud écrit qu’ « un démenti sera infligé à la mégalomanie humaine
par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître
dans sa propre maison [...] ».
142
Encyclopaedia Universalis, article l’« imaginaire et imagination », t. XI, p. 936-943.
139
69
un développement narratif nourri d'une part d'irrationalité, et donc par la
sympathie envers l'univers du mythe. Des emprunts aux fonds aussi bien païens que
chrétiens s'actualisent sous la forme de figures (comme Hécate) ou de mythes (par
exemple celui sur Œdipe)143.
La psychanalyse a sans aucun doute ouvert une nouvelle voie pour mieux saisir la
signification de l’image car elle a donné de nouvelles interprétations à la matière réalisée
visuellement dans l’imaginaire. Selon Eliade et Durand, la psychanalyse a construit un autre
concept de l’image dans notre culture. La couche latente qui contient diverses représentations
des mythes et des symboles, constitue une dimension dans laquelle l’être humain est perçu
entièrement –
avec ses passions, pulsions, instincts que seule la psychanalyse pouvait
découvrir et ensuite étudier. C’est d’autant plus important qu’aux sources de chaque réflexion
rationnelle, il y a une réflexion irrationnelle et non conscientisée comme disait Bachelard. De
même, la psychanalyse permet de retrouver les origines de la pensée au sein de l’imaginaire.
1. 9. L’image – le paradigme anthropologique
Non seulement la psychanalyse a découvert de diverses voies nouvelles pour la
psychologie ou la médecine mais encore elle a libéré l’imaginaire. L’image a pris toute sa
force grâce à la psychanalyse. Les idées qui se manifestent lors du rêve sont soumises à une
prise en considération de la figurabilité144. Elles sont séléctionnées et ordonnées en fonction
de leur pouvoir de représenter sous une forme visuelle. Tout ce qui est abstrait, pour être
compris, doit s’incarner en image.
La première définition de l’image a été donnée par Platon et elle désignait les reflets
du soleil sur les eaux ou les ombres sur la surface. Imago a la même racine qu’imitor. Dans
son acception originaire, ce terme vise en effet le trait de ressemblance. Il s’agit de donner un
équivalent à notre imaginaire, c’est-à-dire à ce genre de représentation qui se nourrit de notre
« déjà vu » mais aussi d’une certaine fiction et d’images non conscientisées145. L’imago
conçue par Jung est un archétype inconscient qui projette certains modèles universels de la
143
http://www.univ-paris3.fr/69895840/0/fiche___actualite, 20/06/2012.
J. Laplanche, J.-B., Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, article la « figurabilité », p.
159.
145
Encyclopaedia Universalis, article l’« imaginaire et imagination », op. cit.
144
70
pensée qui appartiennent au patrimoine génétique de l’humanité. Ce n’est pas le contenu de la
pensée mais plutôt un mécanisme qui contribue à son signifiant. Par exemple, il y a un modèle
de conceptualiser l’idée du père ou de la mère cependant leurs représentations concrètes sont
différentes selon la culture146. L’image est donc une certaine structuration imaginaire.
L’imaginaire, à son tour, est une structure abstraite qui donne naissance aux images
(visuelles ou mentales) concrètes. Cette notion, très vaste, recouvre plusieurs idées et sa
signification diffère selon discipline. L’un des premiers à s’intéresser à cette question était
Gilbert Durand qui comparait l’imaginaire à une structure virtuelle qui se caractérise par une
certaine universalité. C’est un peu le même concept qui est présent chez Lacan sous le nom du
symbolique. Selon Burgos, un texte poétique est « un vaste réservoir d’images […] où
peuvent se confondre ses propres fantasmes avec ceux du poète »147. Cette pensée rejoint la
signification de l’imaginaire chez Sartre sauf que pour le dernier, l’imaginaire s’oppose à la
réalité.
De prime abord, la notion de l’image semble loin de la psychanalyse et encore plus de
l’ethnologie. Néanmoins, elle est d’une signification incontournable dans l’étude de veine
anthropologique. Nous allons voir quel est le rapport entre la psychologie des profondeurs de
Freud et l’image et ensuite comment celle-ci est importante dans l’analyse anthropologique. Il
ne s’agit pas uniquement de l’image au sens premier mais aussi des images qui se laissent voir
dans le texte.
La représentation (le fait de remplacer un fragment de la réalité par l’image) est un
procédé où les frontières du réel et de la fiction s’estompent car la représentation évoque une
« mise en présence », elle devient la substitution de la réalité. Elle est en mesure d’inciter les
mêmes réactions qu’aurait incité la chose réelle. C’est possible grâce à cette illusion de
présence que nous donne la représentation. Repraesentare veut dire « rendre présent »148. La
réaction face à une image est une conséquence d’une interprétation qui dépend de notre
entourage culturel. Nous ne serons pas capable d’interpréter une chose que nous ne
connaissons pas. Tout notre savoir s’acquiert lors de notre socialisation qui reste en relation
étroite avec notre culture. La manière de l’interpréter est relative à une période historique et
société données. Pour pouvoir bien et fidèlement représenter un objet, son image doit devenir
son symbole, son corrélatif. Elle doit revêtir la même signification que son équivalent réel. La
146
Jung a exposé sa théorie dans Métamorphoses de l’âme et ses symboles. Analyse des prodromes d’une
schizophrénie [Wandlungen und Symbole des Libido], Paris, LGF, coll. « Livre de Poche », 1996 [1911], ancien
titre (1911-1912), Métamorphoses et symboles de la libido.
147
J. Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, Paris, Seuil, 1982, p. 14.
148
H.-G. Gadamer, Prawda i metoda. Zarys hermeneutyki filozoficznej (Wahrheit und Methode. Grundzüge einer
philosophischen Hermeneutik), Cracovie, WUJ, 1993, p. 153-154.
71
substitution doit être idéale. Mais son efficacité ne réside pas dans l’imitation ou la
ressemblance. C’est à force d’inculquer certains principes que les images obtiennent une
teneur symbolique.
Parfois, la relation entre la réalité et son image est tellement floue qu’elles deviennent
indistinguables. Gadamer rappelle que les images préhistoriques remplaçaient leurs
équivalents parce que la conscience de l’image n’a pas été très développée. Cependant, cela
ne veut pas dire que la conscience de l’image telle qu’elle existe aujourd’hui, avec sa
tendence de s’individualiser, pourrait devenir entièrement autonome de la représentation
visuelle. C’est justement plutôt l’idée de non-distinguable qui accompagne la perception de
l’image149. La meilleure preuve que la conscience humaine ne peut rien à cette illusion entre
l’image et la réalité, ce sont nos réactions face aux images : on peut pleurer en lisant une
histoire triste, on peut embrasser la photographie d’une personne aimée, etc. Après Jean
Baudrillard nous pourrions dire que l’illusion ne s’oppose pas à la réalité, elle en est une autre
plus subtile, qui enveloppe la première du signe de sa disparition. L’image devient un miroir
de la réalité. Le procédé pareil est observable dans le contexte des images saintes où les
personnages peints sont identifiés à des personnes saintes et leurs portraits sont ainsi dotés
d’une force magique aux yeux des croyants :
L’intensité de l’image est à la mesure de sa dénégation du réel, de l’invention
d’une autre scène. Faire d’un objet une image, c’est ôter toutes ses dimensions une à
une : le poids, le relief, le parfum, la profondeur, le temps, la continuité, et bien sûr le
sens. C’est au prix de cette désincarnation que l’image prend cette puissance de
fascination, qu’elle devient médium de l’objecatlité pure, qu’elle devient transparente
à une forme de séduction plus subtile150.
C’est aussi la méthode qui a été utilisée dans la magie sympathique (décrite par
exemple par Mauss ou Frazer). Cette méthode est fondée sur le principe que la représentation
visuelle (photographie, portrait, sculpture) d’un objet ou d’une personne peut avoir une vraie
influence sur la réalité151. Selon Iser, seul le texte littéraire est en mesure de prendre une
distance face à la culture et aux différents patterns of culture152. L’interprétation de la
littérature dans une société donnée dépend de certaines structures mentales qui lui sont
propres et qui participent à former l’imaginaire collectif.
149
Ibid., p. 152.
J. Baudrillard, Photographies, Paris, Descartes & Cie, 1998, p. 3.
151
L’exemple classique c’est le culte du voodoo.
152
Terme utilisé pour la première fois par Ruth Benedict dans l’étude sous le même titre. Il signifie le faisceau
des traits caractéristiques d’une culture donnée.
150
72
Pour l’ethnologie, l’étude de l’image surtout chez les sociétés illétrées est parallèle à
l’étude de l’écriture. La forme d’expression diffère mais la teneur significative est dans les
deux cas aussi profonde. Avec le visuel, on s’éloigne du champ anthropologique, dirait-on.
Puisque l’anthropologie étudie l’homme et non pas l’image. Mais l’image est un produit
d’une activité visuelle de l’être humain. Les gens savent distinguer cette entité qu’on appelle
image. L’image est une catégorie beaucoup plus complexe qu’un simple résultat de notre
perception. Elle naît suite à une symbolisation collective ou individuelle. Tout ce qui entre
dans notre champ de vision et sous notre « l’œil intérieur » peut être changé en image. C’est
pour cela que la notion de l’image, considérée dans toute sa profondeur, ne peut être analysée
autrement qu’au moyen des outils anthropologiques153.
Les deux, l’image et l’écriture, constituent en réalité ce qu’on nomme la littérature.
Elles sont composées à l’aide du travail de l’imaginaire qui, comme le langage, la raison et la
spiritualité, est immanent à l’être humain et il s’avère crucial dans chaque activité artistique.
Mon seulement l’imaginaire génère les images mais même temps il construit un
« équipement » identitaire sous forme des images produites :
L'imaginaire [est] la pensée organisée par un ensemble d'images mentales,
c’est-à-dire le réseau interactif des représentations mentales nourri par l’héritage
mythique, religieux, historique, etc. et par le vécu, et constamment réactivé dans les
productions culturelles. Ce réseau est un système dynamique qui se superpose au réel
pour lui octroyer une structure signifiante tant au niveau de l’interprétation
individuelle que collective. Il ne s’agit pas de représentations fixes, mais d’un réseau
sémantique interactif ; c’est précisément l’adaptabilité des structures de l’imaginaire à
différents contextes qui explique sa puissance de façonnage du réel154.
L’imaginaire est un laboratoire des images – formes primaires et fondamentales de
l’expression. Elles avaient apparu sur les voûtes des grottes préhistoriques bien avant que
l'homme ait songé à édifier des temples et des tombeaux. L'image abolit le temps et l'espace.
Elle est une lecture instantanée et une présence immédiate du monde. À travers l’image
l'homme se reconnaît155.
Essayant de concilier le côté rationnel et irrationnel du fonctionnement de
l’imaginaire, Gilbert Durand a formulé sa théorie des structures anthropologiques comme
« l’incessant échange qui existe au niveau de l’imaginaire entre les pulsions subjectives et
153
H. Belting, Antropologia obrazu. Szkice do nauki o obrazie (Bild-Anthropologie. Entwürfe für eine
Bildwissenschaft), Cracovie, Universitas, 2012, p. 12-13.
154
M. Watthee-Delmotte, Littérature et ritualité Enjeux du rite dans la littérature française contemporaine, op.
cit., p. 17.
155
http://www.surlimage.info/ecrits/image.html, 01/07/2012.
73
assimilatrices et les intimations objectives émanant du milieu cosmique et social »156.
L’approche durandienne vers l’imaginaire est une tentative de concilier la science et
l’imagination car il théoretise le travail de l’imaginaire en essayant de démontrer que le
concept d’image, quoiqu’il semble très vague, est défini par certaines règles et peut être
classifié selon plusieurs critères. Il est impossible de trancher ici si la démarche proposée par
Durand est justifiée, néanmoins, elle se situe en dialogue entre une démarche scientitfique et
poétique, telle que le proposait Bachelard. Si l’imaginaire crée des images et des figures, ce
n’est pas une création désordonnée. S'appuyant sur les tentatives de classification des
productions de l'imaginaire (entreprises déjà par Bachelard), Durand formule certains
principes de leur organisation, en montrant leurs limites.
Durand prolonge ainsi les travaux de Jung qui, à son tour, avait observé dans ses Types
psychologiques que le Moi de notre conscience coïncide avec le Soi cosmique, conscient de
son appartenance à une dimension collective. Il y a donc une certaine dialectique entre le moi
intérieur et le moi social. Les constructions de l’imaginaire dont les représentations sont
diverses mais qui toutes naissent au niveau de l’archétype dans le sens jungien, participent à
la construction de l’identité. Elles sont donc incontournables dans une analyse complète de
l’être humain :
L’imaginaire se nourrit d'images du passé rendues consciemment ou
inconsciemment signifiantes, afin de produire des représentations individuelles et
sociales satisfaisantes, mais aussi de justifier des actions humaines, et c'est par là qu'il
se situe au cœur même du processus de construction identitaire. C'est en ce sens qu'il
constitue un objet de recherche scientifique incontournable dans l'optique de l'analyse
culturelle157.
Selon Durand, l'origine de l'imaginaire est une réponse à l'angoisse existentielle liée à
l'expérience "négative" du "Temps", du temps profane, comme disait Eliade, qui ne fait que
nous approcher de la mort. Ici, il faut rappeler l’idée d’Iser qui parlait du rôle sécurisant de la
littérature qui nous offre un espace atemporel (illus tempus éliadien), donc un espace qui nous
protège contre la mort et contre une anxiété existentielle. C’est d’ailleurs la même angoisse
qui demeure à l’origine du rituel et de la religion : une inquiétude humaine devant la fuite du
temps et devant une altérité terrifiante. C’est par les mêmes sources que l’imaginaire et toute
l’activité symbolique se rejoignent.
156
157
G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1960, p. 38.
http://www.uclouvain.be/centre-recherche-imaginaire.html, 28/05/2012.
74
L’anthropologie comme une science ne serait-elle pas en opposition face à
l’imagination et ses structures ? Ne serait-ce pas le même conflit qu’indiquait Bachelard
parlant des relations entre la littérature et la science, c’est-à-dire entre l’imagination et la
rationnalité ? Or, dans le cas de l’anthropologie ces relations sont plutôt complémentaires que
conflictuelles. Une image au fort pouvoir affectif provoquera des illusions pour le scientifique
(l'image du feu par exemple pourra obstruer la connaissance de l'électricité). Mais cette même
image produira en littérature des effets inattendus et surchargés poétiquement : son pouvoir de
fascination sera très important (chez Novalis ou Hölderlin par exemple pour l'image du feu).
La rêverie poétique « sympathise » intimement avec le réel, tandis que l'approche scientifique
est « antipathique » : elle prend ses distances avec la charge affective du réel.
L’imagination et l’inconscient humains produisent des constructions qui participent à
bâtir la structure de l’imaginaire collective responsable, par exemple, de composer les mythes
et de les réaliser sous forme des rites. Comme l’anthropologie étudie l’être humain dans toute
sa complexité, il faut qu’elle prenne en considération tout ce qui relève du travail de
l’imaginaire et de la dialectique entre l’imaginaire et le rationnel. L’anthropologie classifie et
ordonne les structures de l’imaginaire non pas seulement pour en profiter dans la création
littéraire ou autre mais pour obtenir une vision plus complète et plus véritable de l’intérieur
humain. Pour Pierre Jean Jouve le rôle de l’image est crucial et il la voit comme une source
effective de la création :
Il faut [...] mettre l’accent sur le terme « Révélation ». Conversion est moins
important que révélation. Révélation voulait dire que je voyais (au sens quasiment
apocalyptique, inconscient) le système d’image nécessaire [DNB]; mais que l’objet
de vision étant inconscient, je ne pouvais m’en expliquer davantage (EM, p. 1073).
1. 10. Jouve révisité – une lecture anthropologique
« L’homme de ce temps est à la croisée des chemins » (EM, p. 1123), écrit Jouve.
C’est un écrivain qui ne se limite pas à percevoir le réel en noir et blanc mais qui voit surtout
la multiplicité de chemins. Il veut rendre compte des toutes les nuances en construisant les
romans à plusieurs dimensions. Une telle écriture – dense et multiple, exige un instrument
d’analyse qui sera en mesure de remarquer et d’apprécier ses moindres aspects. Plus encore,
la narration jouvienne n’est pas uniquement de la fiction mais aussi de la non-fiction des
75
situations et des personnages. Les personnages mi-fictifs et mi-réels se croisent dans l’espace
littéraire. Chaque personnage a son prototype dans la réalité mais en fin des comptes, les
protagonistes sont devenus plus intenses « que les pâles figures des femmes qui les avaient
créées ». L’écriture jouvienne est plurielle, dense et polyvalente et par là elle ne doit pas être
analysée à l’aide des instruments utilisés pour l’écriture « linéaire ». En raison de l’existence
de plusieurs couches différentes, il faut des outils qui embrassent plusieurs aspects à la fois,
qui sont en mesure d’apprécier toutes les nuances qui forment le mystère des textes jouviens.
D’ailleurs, l’auteur lui-même insiste sur une certaine densité de l’univers anthropologique :
L’univers, sous la personne de M. Durand, est la puissance qui cherche à
devenir étale jusqu’au moment de s’effondrer et de l’abandonner. Les dieux, les
mythes font partie de sa réalité et forment aussi son gigantesque château de cartes.
L’inhumaine épaisseur de tout cela serait capable de faire craquer sa tête158.
Après avoir résumé quelques enjeux de la lecture intertextuelle ainsi que ceux de la
lecture interdisciplinaire, nous sommes entrés dans la matière de l’anthropologie de la
littérature. Pour nuancer notre méthode afin de bien l’appliquer à l’œuvre de Jouve, nous
avons rappelé aussi les configurations existant entre l’anthropologie et la psychanalyse. Celleci a sans doute beaucoup aidé Jouve à pouvoir mieux tenir compte des structures
inconscientes qui hantent notre esprit. Notre réflexion s’est achevée par une brève analyse de
l’imaginaire à la lumière de l’anthropologie. Les deux voies, celle de la psychanalyse et celle
de l’image se laissent voir dans la narration de Pierre Jean Jouve.
Prenant en considération toutes nos remarques sur l’anthropologie, nous essayerons de
l’appliquer comme l’axe de lecture des romans de Pierre Jean Jouve. Parmi les auteurs des
théories séléctionnées, il y a la prédilection pour les anthropologues français ou d’expression
française avec quelques exceptions qui nous semblent incontournables pour illustrer nos
propos. L’anthropologie française de par ses origines particulièrement interdisciplinaires et
théoriques logiquement s’applique bien dans les études qui se situent à la charnière de la
littérature et l’anthropologie. Puisque la critique littéraire est une activité ancrée dans la
philosophie et la sociologie, elle est fort loin du pragmatisme des travaux dans le terrain dans
le sens ethnographique. De plus, l’anthropologie française d’aujourd’hui est repliée sur ellemême, sur le prochain et non pas sur le lointain. Elle a commencé à réflechir non pas sur
l’Autre mais sur le Voisin. Ce qui est le plus près, parfois peut s’avérer au fond très différent.
Il est donc très important de retrouver de l’insolite, du non-évident dans les phénomènes qui
158
P. J. Jouve, Inconscient, spiritualité et catastrophe, préface à la Sueur de Sang, p. 196.
76
nous entourent. La lecture anthropologique des romans de Jouve se veut s’inscrire dans cette
nouvelle tendance de la recherche.
Lors de la lecture nous assistons à un acte prolongé (qui reste à la base de chaque
roman) de transgresser, de pousser les frontières de divers ordre (moral, esthétique,
linguistique, etc.) toujours plus loin. C’est pour cela, qu’il semble intéressant d’étudier cette
écriture par le biais de la dualité ou de la transgressivité qui se traduisent ici par les catégories
du rituel, du tabou et du fétiche. Les romans jouviens se laissent voir comme le miroitement
du sacré et du profane comme le passage entre l’interdit et le permis. C’est un espace où
peuvent se manifester tous les concepts marginaux qui, par définition, se soumettent au procès
de la transgression.
Nous allons prendre en compte surtout les théories anthropologiques qui concernent
les trois concepts principaux : le rituel, le tabou et le fétiche qui seront décrits et analysés en
détail dans les parties qui suivent. La première met en valeur l’idée de transgression comprise
dans son sens premier, c’est-à-dire comme le passage vers un autre niveau, comme un
événement par excellence radical et symbolique. Dans le contexte du rituel, nous allons
évoquer aussi la problématique de la transgression et de l’intégrité. Le deuxième paradigme
insiste sur l’ambiguïté du statut entre le sacré et le profane et il est le moyen symbolique qui
aide à établir et garder l’ordre à l’exemple de l’ordre divin. Enfin, le concept de souillure et de
saleté rituelle va conduire à la dernière modalité, fétiche, liée à la corporalité et au
voyeurisme. Pour affiner l’axe méthodologique de ce travail, nous nous sommes inspiré
surtout des recherches littéraires meneés sous l’angle interdisciplinaire (commes celles de
Myriam Watthee-Delmotte, Jean-Marie Privat, Marie Scarpa et autres).
La lecture anthropologique des romans de Jouve peut croiser, croyons-nous, la
perspective anthropologique qui ouvrira un autre champ de recherche et un autre espace de
lecture. Comme il s’agit d’une lecture qui reste près des contextes culturels, la démarche
dialogique et intercontextuel s’impose. Nous appuyant sur les études intertextuelles et
interdisciplinaires, nous essayerons d’analyser des relations possibles entre le texte jouvien et
son fondement anthropologique.
Étant
donné
interdisciplinaire »159,
que
nous
l’anthropologie
allons
peut
présenter
se
voir
plusieurs
comme
« une
configurations
circulation
de
veine
anthropologique, soumises à la transgressivité de l’écriture. La structure qui va s’en dégager
159
M. Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Flammarion, 1994, p. 9.
77
sera une représentation plurielle, une forme de mimésis intersémiotique et interculturelle des
romans de Pierre Jean Jouve.
78
II
Sur le rituel
Les trois concepts anthropologiques qui constituent l’ossature de nos analyses reposent
tous sur l’idée de transgressivité. La notion du rituel s'applique à la codification par écrit d'un
rite. Les deux mots, rite et rituel, sont issus du latin : ritus pour le premier et de rituales libri
(livre traitant des rites) pour le second. Le rythme rituel du cycle et de la rupture qui se laisse
voir dans la narration exploite aussi le concept de dualité car le rituel qui s’articule sur les
deux dimensions implique aussi une double perspective. Nous comprenons le rituel comme
l’ensemble des activités qui se réfèrent aux rites et qui portent les traits des actes rituels. Nous
allons voir que même si les personnages jouviens n’exercent pas les rites selon le sens
traditionnel du terme, ils se soumettent à sa dynamique et à ses lois.
Le rituel, auquel nous consacrons cette partie est un acte transgressif par excellence, il
s’opère toujours sur deux dimensions ontologiques. À chaque fois qu’il se reproduit, il
marque une étape, une traversée de seuil, une fin et un début à la fois. Il s’agit donc d’une
structure, d’une part, ponctuelle et d’autre part cyclique et répétitive.
Or, pour construire ses romans, Jouve se réfère à l’esthétique de la rupture et à
l’esthétique du cycle. Les deux peuvent traduire l’idée de la dualité universelle qui, dans notre
culture, a été établie notamment par la Bible. Celle-ci représente un archi-mythe, imité et
reproduit dans l’acte rituel qui, quant à lui, peut constituer l’une des dynamiques du
cheminement des personnages et ainsi l’un des moyens de construire la narration. Dans le
premier volet de cette partie, appellons-le fonctionnel, nous verrons comment l’écrivain
transpose la structure rituelle comme une réalisation de mythe, au sein de l’écriture. Ainsi, la
structure du rite va-t-elle servir comme l’une des stratégies narratologiques. Dans le second
volet, nous tenterons de démontrer que le cheminement des personnages dans le cycle
romanesque jouvien se copie sur le mouvement initiatique. Le personnage jouvien est ainsi un
personnage-mythe, un « personnage-symbole », figure initiatique et initiée.
79
2. 1. L’esthétique de rupture et de cycle
Une régénération totale, la seconde naissance ou un modèle archétypal de la naissance
de cosmogonie – tous ces phénomènes traduisent ce que Jouve a appelé sa vita nuova :
Jouve commence toujours par affirmer le déchirement. En découvrant partout
des inspirations dualistes ainsi que des phénomènes antagonistes, sa pensée procède
selon le rythme même de cette rupture qui s’est imposée violemment une première fois
dans la volte-face spectaculaire par laquelle le poète, à l’âge de 37 ans a rejeté
l’ensemble de son œuvre écrite jusqu’alors en faveur d’une Vita Nuova160.
Dans l’idée de la renaissance, il s’agit d’abolir l’Œuvre du Temps et de réintégrer
l’instant auroral d’avant la Création161. Selon Kurt Schärer, l’œuvre de Jouve suit cette dualité
(scission, comme il l’appelle) en traduisant d’abord l’idée de la chute et ensuite celle de la
libération et de la réconciliation. C’est donc un long cheminement initiatique, mystique et
spirituel. Dans la vita nuova il y a aussi bien la mort que le retour ad uterum – les deux
facteurs étant absolument obligatoires pour que l’initiation s’effectue. Puisqu’elle signifie la
nouvelle naissance, il faut d’abord faire mourir pour pouvoir rendre vivant. La mort est donc
un retour provisoire au Chaos, elle annéantit tout pour que le nouveau monde puisse naître.
Le cheminement romanesque de Pierre Jean Jouve qui le conduit de la chute jusqu’à la
libération en passant par la « conversion »162 est marqué par les seuils qui marquent les
changements et l’évolution de la pensée jouvienne. Ayant résolument choisi l’esthétique de
rupture, l’auteur s’attache profondément à l’idée de dualité, inextricablement liée à la
transgressivité sur laquelle est fondée toute l’œuvre163.
La transgression désigne un acte liminal qui se situe à la charnière des deux
dimensions. L’étymologie du terme (transgressio désigne la marche à travers, au-delà) insiste
sur l’action de traverser un seuil : mental, moral, temporel, etc164. Par extension, la
transgression signifie la non-conformité à une attitude courante et naturelle ainsi qu’une
action d’empiéter sur quelque chose, de dépasser une limite ou d’aller contre ce qui semble
160
K. Schärer, Thématique et poétique du mal dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve, op. cit., p. 7.
M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957, p. 275.
162
Il ne s’agit pas de la conversion au catholicisme au sens premier du terme. Jouve a été élevée dans la famille
catholique, d’où, comme il avouait lui-même, « il n’avait aucune conversion à faire ». Ce changement marque
surtout la rupture avec l’unanimisme et le pacifisme.
163
Jouve est aussi adepte du platonisme après Freud. Voir par exemple « La couleur chez Jouve : substance et
dualisme », B. et G. Formentelli, Pierre Jean Jouve 2, Jouve poète de la rupture, RLM, 1985, n° 751-761, p.
136.
164
Voir par exemple Émile Littré, Gallimard, Hachette, 1968, t. VII, article la « transgression », p. 1228-1229.
161
80
naturel. La transgression est donc un passage, une force agissant sur les deux espaces et sur
les deux niveaux différents. Entre eux, se creuse une rupture qui constitue elle-même un stade
du cheminement vers la transcendance165. La transgression est un phénomène non seulement
humain mais aussi social et culturel d’où une approche de veine anthropologique y semble
nécessaire. Le terme de transgression a été appliqué sur le champ littéraire premièrement par
Bataille qui l’avait emprunté à Mauss, le père de l’anthropologie française. À la première
définition renvoyant à l’idée de passer outre, de franchir une frontière, vient s’ajouter une
approche notionnelle plus consistante qui évoque notamment une infraction jugée socialement
intolérable où il s’agit de violer délibérément une norme, elle-même garante d’un ordre
supérieur.
La première définition de transgression se référait uniquement à la violation des lois
bibliques, des Dix Commandements et des interdits imposés par Le Livre Saint qui est la
première source spirituelle du code moral. Il est probable que les tentatives éternelles (à partir
de la Genèse) de transgresser un certain ordre découlent de notre propre identité : corporelle,
psychique, sociale ou culturelle, c’est-à-dire de nos propres limites qui se manifestent lors de
nos relations avec l’Autre. Les origines de la transgression ne seraient-elles pas ancrées dans
la dualité linguistique ? Il est à remarquer que l’être humain, afin de dépasser son espace
physique basé sur son propre corps, s’est créé une dimension tout à fait nouvelle, à savoir, la
dimension linguistique, où les images et les sons changent en concepts abstraits. C’est un
espace intellectuel dont la découverte a instauré la rupture entre le physique et le psychique.
C’est peut-être cette rupture inévitable qui est à la base de toute transgressivité.
D’ailleurs, c’est à la base des interdits bibliques, surtout alimentaires, que plusieurs
anthropologues, avec un exemple éminent de Mary Douglas, formulent les fondements du
tabou et de la saleté rituelle. La Bible en tant que l’archi-mythe de notre culture est la
meilleure source de la dychotomie rituelle. L’opposition entre le pur et l’impur, d’une
importance capitale dans l’anthropologie, serait alors la première qui découle de la division
primaire : celle qui est imposée d’abord par la Bible et ensuite répétée, multipliée et modifiée
par la culture spirituelle, notamment dans les mythes.
La transgression a souvent un côté ostentatoire : on transgresse pour se faire
remarquer, pour pouvoir se nommer rebelle ou dissident. Jouve accomplit plusieurs actes de
transgression ou bien « actes de rupture », comme il préfère les nommer. Dès le début de sa
carrière, un grand révolté, l’auteur suit sa propre voie ne voulant se soumettre à personne,
165
.
L. Llorca, op. cit., p. 5.
81
surtout au public, « [ce] public, qui ne l’a point fait écrire, n’a rien à prétendre, il n’a rien à
imposer ni à exiger » (EM, p. 1072).
Mais Jouve ne transgresse pas pour choquer. Par la brutalité et la vulgarité de la
langue, il voulait atteindre les limites de la connaissance humaine à l’instar de Bataille.
D’ailleurs, l’idée d’établir une certaine dialectique entre les deux est assez intéressante
puisque Bataille a écrit ses récits érotiques les plus « drastiques » (L’Anus solaire et Histoire
de l’œil) dans les années 1925-1926 après s’être soumis à une cure psychanalytique. C’est le
commencement de la période romanesque pour Jouve et aussi le temps de ses propres
expériences avec la psychanalyse. Dans les deux cas, cette dernière a eu un apport immense
sur leurs inspirations.
Entre la satisfaction et la catastrophe, entre la non-continuité de la vie et la continuité
de l’être, il y a une frontière – règle biologique et règle ethique. Dépassant les limites
biologiques, on s’approche de la mort et dépassant les limites ethiques, on viole les règles de
l’humanité. La transgression consiste à dépasser l’interdit en lui attribuant en même temps
une certaine valeur. L’existence d’un interdit conditionne l’authenticité de l’extase166.
Jouve a affirmé que dans sa famille il y a eu une inclination héréditaire à la rupture.
« Je souffre d’imperfection » – a avoué l’auteur167. La rupture et le recommencement serait un
remède à l’idée obsessionnelle de l’Absolu. La rupture, comme le soulignaient beaucoup de
critiques, est une prise de conscience qui préside à la génèse de toute oeuvre. Elle est conçue
comme étape d’un long chemin initiatique qui mène jusqu’à la transcendance.
Après la crise menée à son terme en 1925, l’auteur se met à construire une Œuvre
romanesque inédite. Chaque roman est un ensemble fermé, compréhensible en soi.
Cependant, le sens profond ne se dégage que si l’on considère tous les romans comme un
cycle (ou comme la fameuse Cathédrale) et si l’on tient compte d’un fil conducteur qui va de
Paulina vers Hélène. Remarquons que Jouve parlait de « son Roman » au singulier168.
Le mot cycle vient du grec κυκλος (kuklos) qui signifie le cercle. Dans une acception
primitive, il désigne un intervalle de temps qui correspond plus ou moins exactement aux
retours successifs d'un même phénomène céleste (par exemple le cycle lunaire), ensuite par
extension une période dont le terme correspond au retour de certains phénomènes qui se
répètent selon une séquence identique (par exemple le cycle des saisons). Finalement, l'usage
du mot a prospéré dans différentes disciplines pour illustrer l'idée « de transformation d'un
166
G. Bataille, La littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957, p. 12.
Entretiens de Michel Manoll avec Pierre Jean Jouve, Radiodiffusion Française, 1954.
168
S. Sanzenbach, Les romans de Pierre Jean Jouve. Le romancier en son miroir, Paris, Vrin, coll. « Essais d’art
et de philosophie », 1972.
167
82
système qui revient à son état initial » ou « la partie d'un phénomène périodique qui s'effectue
durant une période »169. L’idée du cycle impose un certain ordre qui relève du domaine
cosmique. Nous avons les cycles de la lune, des saisons et d’autres phénomènes naturels. De
plus, le cycle, qui étymologiquement désigne le cercle, s’associe à une figure géométrique
idéale qui n’a ni début, ni fin, qui ne commence et ne se termine jamais (ainsi le Paradis
terrestre était-il circulaire). C’est une figure de la vie et de la durée. Le cercle symbolise la
perfection, l'homogénéité, l'absence de distinction ou de division. Le cercle s’oppose à la
figure de rupture qui ne possède aucune temporalité et qui est comme le contraire de la ligne
vitale. La construction cyclique rappelle et imite les temps paradisiaques du Commencement.
Dans la pensée orientale (bouddhiste), le cercle est désigné par un terme sanscrit
mandala. Par extension, il se rapporte aussi à sphère, environnement, communauté. En
hinduisme, le mot mandala a les sens suivants : disque, cercle, sphère, structure ou bien
dessin que l'on trace sur le sol à l'occasion de divers rites 170. Le mandala est une forme
visuelle symbolisant la transcendance et la divinité. Selon la tradition, à l’intérieur il y a un
carré qui symbolise la terre immanente. Le monde humain est donc embrassé et protégé par
celui des dieux. Cette structure est, bien entendu, très ancienne et elle reflète la construction
de l’univers et les rapports entre le divin et l’humain. Déjà Jung a remarqué que des
représentations mentales sont structurées selon une double symétrie : carré et cercle
apparaissent dans les rêves, fantasmes ou d’autres formes des manifestations de l’inconscient.
Le philosophe les a appelées les mandalas spontanés. Ils symbolisent le Soi, donc, selon la
terminologie de Jung, la totalité psychique de l’être humain. Ces constructions symboliques
seraient propices à la contemplation et la concentration. Aux yeux de Jung, l'inconscient est
en mesure de générer spontanément des mandalas qui symbolisent la descente et le
mouvement psychique vers le noyau spirituel de l'être, vers le Soi, aboutissant à la
réconciliation intérieure et à une nouvelle intégrité de l'être.
169
Dictionnaire des symboles, Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, sous la
direction de J. Chevalier, Éditions Robert Laffont, 1969, article le « cercle », p. 158-161.
170
J. Herbert et J. Varenne, Vocabulaire de l'hindouisme, Paris, Dervy, 1985, p. 65.
83
Dans l'iconographie chrétienne, le cercle symbolise l'éternité et il est un symbole de
protection. Le cercle protecteur prend la forme de la bague, du collier ou de la couronne et il
maintient la cohésion entre l'âme et le corps. D'après les Prophètes, il émane de Dieu trois
sphères qui remplissent les trois cieux : la première (rouge) est la sphère de l’amour, la
deuxième (bleue) est la sphère de la sagesse et la troisième (verte) est la sphère de la
Création171.
L’idée du cycle traduit donc la perfection et la totalité – les deux valeurs très chères
pour l’auteur qui a avoué avoir « rêvé l’unité, l’unité dans la maison conservée et unique, où
tout aura engrangé selon la loi du temps »172. Mais avant de construire le cycle des romans,
171
http://www.atelier-st-andre.net/stgeorges/petit_dictionnaire-C.html, 06/01/2013.
Il le dit dans Moires, « Disjecta membra » (1962) comme le rappelle J. Starobinski, in Leu feu de la chair et
la blancheur du ciel, op. cit., p. 11.
172
84
Pierre Jean Jouve a dû accomplir un acte de rupture, sur plusieurs axes : professionnel,
intellectuel, amical, sentimental, etc. La structure circulaire qui reste à l’origine de la ritualité
est donc constamment enchevêtrée avec la dualité. La première symbolise le Paradis, le préCommencement, la seconde symbolise l’acte de distinction qui a rompu la perfection
cosmique. L’auteur réalise la scission à travers son écriture :
L’écriture jouvienne s’élabore à partir de l’expérience de la scission et du
déchirement, de la faille d’une vulve originelle. Cette œuvre constitue une large
variation sur la Dualité, non pas le Deux en lui-même mais un certain type de Deux
qu’on peut aussi bien dire Deux dans L’Un : Dualité qu’il faut sentir et vivre comme
souffrante, lèvres ouvertes d’une blessure qu’il faut suturer, tout en les écartant jusqu’à
la limite de l’intolérable173.
L’idée du cycle et celle de la rupture peuvent se référer à la perfection du
Commencement, inévitablement interrompue par l’avenènement de l’être humain. Dans cette
optique la rupture est une prise de conscience qui donne naissance à une nouvelle organisation
de l’univers artistique qui suit un ordre certain dans « une expérimentation progressive qui
nous impose une lecture chronologique des livres »174.
La perspective binaire qui a si profondément marquée l’auteur, s’inscrit dans les
racines de la pensée symbolique, constituant la base de l’anthropologie culturelle.
L’universalité et la fondamentalité de la perspective dualiste dans l’anthropologie découle des
mythes cosmogoniques et anthropogéniques qui, à leur tour, nous fournissent l’un des axes de
la lecture de Jouve. Car sur le mythe repose toute la structure rituelle de la narration ainsi que
la ritualité initiatique des personnages.
2. 2. La dualité du monde – l’idée universelle
La dualité est une catégorie fondamentale dans l’anthropologie car elle implique le
Commencement du Cosmos. Chaque mythologie est basée sur le mythe cardinal qui raconte
et explique les temps du Commencement. Le cosmos se caractérise toujours par sa
173
A. Villani, « Figures de la Dualité : Hölderlin et la tragédie grecque », p. 277-296, in Hölderlin, Cahier de
l’Herne, n° 57, 1989, p. 277, cité par B. Bonhomme « Le passage de la morte et son sens fondamental dans la
génèse de l’œuvre poétique de Pierre Jean Jouve », Actes de Colloque International, Pierre Jean Jouve, Ch.
Blot-Labarrère et B. Bonhomme (dir.), Université de Nice, 24-26 Novembre, 1994, Roman 20-50, p. 37.
174
J. Decottignies, Pierre Jean Jouve ou l’expérience de l’abîme, op. cit., p. 14.
85
transcendance car il est dépourvu de facteur humain et de toute la précarité de sa condition :
sexualité, mortalité, biologie, physiologie, etc. L’espace paradisiaque est donc atemporel,
révérsible et cyclique. Chez Pierre Jean Jouve, l’on voit la même tentative de rejoindre le
temps mythique et la pureté initiale et de retrouver le temps de la création primordiale175.
La situation du début est paradisiaque par définition. L’apparition de l’être humain
bouleverse cet ordre sacré qui sert de modèle aux normes dans le registre symbolique de
chaque culture. La création de l’univers est en réalité une division, une séparation, une
rupture cardinale. C’est moins l’acte de créer du néant, mais plus l’acte de distinguer.
L’univers est donc basé sur la dualité. Dans l’archi-texte, de notre culture (gréco-latine ou
bien judéo-chrétienne), c’est-à-dire dans la Bible, la cosmogonie est décrite dans la Genèse :
1 Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.
2 La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et
l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.
3 Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut.
4 Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres.
5 Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il
y eut un matin: ce fut le premier jour.
6 Dieu dit: Qu’il y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare les eaux d’avec les
eaux.
7 Et Dieu fit l’étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l`étendue d’avec
les eaux qui sont au-dessus de l’étendue. Et cela fut ainsi.
8 Dieu appela l’étendue ciel. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le
second jour.
9 Dieu dit: Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un seul lieu, et
que le sec paraisse. Et cela fut ainsi.
10 Dieu appela le sec terre, et il appela l`amas des eaux mers. Dieu vit que cela était
bon.
Pierre Jean Jouve donne sa propre version de la Genèse dans le récit poétique Le
Paradis perdu. Selon Muriel Pic, ce poème insuffle a l’œuvre son mode rituel : la répétition
du mythe176. Celui-ci est un modèle pour la structure rituelle des romans jouviens.
On y retrouve les mêmes paradigmes de la création que ceux qui figurent dans le
mythe biblique : le chaos d’avant les premières divisions sacrées, l’avènement de la dualité,
ensuite l’apparition du facteur humain et enfin, la faute originelle et ses conséquences
funestes :
175
L. Llorca, op. cit., p. 5.
M. Pic, « Le paradis perdu de Pierre Jean Jouve : Rite et survivance et survivance du rite : Le souffle du
mythe », Cahiers éléctroniques de l’Imaginaire, n° 3 Rite et littérature, automne 2005, p. 121.
176
86
Confusion d’étendues, il n’y a pas de ciel
Confusion de chaleur en froid, ni jour, ni nuit
Confusion d’énergies, et d’amours
Confusion d’infinis en finis
La Substance est seule (Les Nombres, p. 7)
[...]
La chose tremble et l’on entend
Les forêts de cristaux se former et les mers se fendre
Les gaz se déposer en continents
Fragiles puis s’emplir de solidité,
Les musiques jamais entendues se mettre su travail
Les laves puis les respirations
Se joindre
Et toutes choses prodigieusement ensemencées,
Les monstres non formés
S’avancer, cheminer sur les routes de l’éther (p. 11)
[...]
On imagine dieu
L’effort et l’aube.
Le jour la nuit sont séparés comme des époux
Le Temps paraît (Mouvement, p. 12).
[...]
Ensuite, l’être humain est apparu. Jouve suit la vieille tradition biblique selon laquelle
d’abord Adam fut le premier être humain et Ève a été formée après, de sa côte. Bientôt les
deux ont été chassés du paradis car ils ont commis le péché originel. Ainsi, l’être humain a-t-il
acquis sa condition inférieure, marquée par la mort, la biologie et la sexualité :
Leurs yeux à tous d’eux s'ouvrirent et ils surent qu'ils étaient nus. Ayant cousu
des feuilles de figuier, ils s'en firent des pagnes. Or ils entendirent la voix du Seigneur
Dieu qui se promenait dans le jardin au souffle du jour. L'homme et la femme se
cachèrent devant le Seigneur Dieu au milieu des arbres du jardin.[...]
Il dit à la femme: Je ferai qu’enceinte, tu sois dans de grandes souffrances ;
c’est péniblement que tu enfanteras des fils. Tu seras avide de ton homme et lui te
dominera. Il dit à Adam: Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as
mangé de l'arbre dont t'avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera
maudit à cause de toi. C'est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de ta
vie177.
177
Ancien Testament, La Genèse, Paris, Les Éditions de Cerf, 1980, 3, 7-17, p. 48-49.
87
Chez Jouve on constate la même tragédie et les mêmes conséquences irréversibles qui,
une fois pour toutes, ont restauré l’ordre de l’univers :
Et las ils reprenaient leurs corps sur des tertres. Revenus au plaisir débile et
naturel, ils se mettaient en marche. Ensuite ils parlaient chacun de leur image (les
ténèbres venues) au Père ou Elohim ; n’ayant à lui présenter que des débris d’extase
car leur langage n’était pas encore élevé (Le double Adam, p. 33).
Remarquons que les premières divisions, étant à l’origine de toutes les autres,
oscillent entre l’ombre et la lumière, le Ciel et la Terre, le haut et le bas. La séparation des
cieux plongés dans la transcendance et de la terre, réservée aux êtres humains, établit et
sanctifie la différence entre le céleste et le terrestre, entre le sacré et le profane. La différence
entre ces deux modalités et leur fonctionnement dans le cadre spatio-temporel ont été
analysés en détail par l’ethnologue et l’anthropologue des religions, Mircea Eliade selon
lequel le sacré et le profane constituent deux modalités d’être dans le monde. Eliade parle du
sacré comme d’une modalité postérieure au profane :
L’homme prend connaissance du sacré parce que celui-ci se manifeste, se
montre comme quelque chose de tout a fait différent du profane. Pour traduire l’acte
de cette manifestation du sacré nous avons proposé le terme d’hiérophanie lorsque un
élément sacré se montre à nous178.
Pour l’homme religieux l’espace n’est pas homogène ; il présente des ruptures, des
cassures : il y a des portions d’espace qualitativement différentes des autres. Ainsi, l’espace
sacré est-il un espace fort significatif : « le seuil, la porte montrent d’une façon immédiate et
concrète la solution de continuité de l’espace ; d’où leur grande importance religieuse, car ils
sont tout ensemble les symboles et les véhicules du passage »179. Eliade remarque que
toute existence cosmique est prédestinée au « passage » : l’homme passe de la
pré-vie à la vie et finalement à la mort, comme l’Ancêtre mystique est passé de la
préexistence à l’existence et le Soleil des ténèbres à la lumière180.
L’organisation de l’espace imite l’œuvre exemplaire des dieux. Les structures
imaginaires ont une riche symbolique se référant aux mythologies et aux croyances
« primitives ». Comme le ciel symbolise le sacré et comme la terre est le symbole du profane,
178
M. Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, p. 15.
Ibid., p. 28-9.
180
Ibid., p. 152.
179
88
l’image de montagne exprime le plus parfaitement le lien entre le ciel et la terre. La montagne
peut passer pour le « nombril » de la Terre comme le croisement des quatre points cardinaux.
La Terre, par contre, symbolise la femme, la fécondité et la sexualité. La femme se solidarise
mystiquement avec la Terre ; l’enfantement se présente comme une variante, à l’échelle
humaine, de la fertilité tellurique181. La femme a toujours été identifiée à la terre car elle
donne la vie182. Dans toutes les civilisations, une constatation aujourd’hui banale se répète : la
fertilité de la terre influence la fertilité féminine et à l’envers 183. Si le Ciel symbolise le PèreDieu (l’Homme), la Terre est le symbole de la Mère (de la Femme) et elle implique en même
temps la vie, la jeunesse, l’immortalité et la sapience184. Mais dans l’opposition ciel / terre,
c’est le premier élément qui est valorisé positivement. La terre symbolise le profane, la
mortalité et la vulnérabilité de la condition humaine. Elle est passive et immobile tandis que le
ciel est en mouvement et il peut changer et posséder plusieurs couleurs. Les cieux sont
inaccessibles pendant que la terre absorbe tout : les saletés, le sang, les cendres... Elle dévore,
détruit et putréfie tout ce qu’elle embrasse.
Illus tempus éliadien est répétitif et renouvelable. Il s’agit du temps ontologique qui
existe toujours au présent185. Le temps sacré se présente sous un aspect paradoxal, circulaire,
récupérable, sorte d’éternel présent mythique. Le temps sacré ne coule pas et il n’est pas
irréversible. C’est vers le temps sacré que l’être humain se tourne instinctivement. Le temps
sacré s’approche ainsi du rituel qui est « un ordre de la réversibilité »186. La solidarité
cosmico-temporelle est de nature religieuse : le Cosmos est homologable au Temps cosmique
(l’Année), parce que l’un comme l’autre sont des réalités sacrées, des créations divines. Le
Temps de l’origine symbolise l’instant où est apparu le Monde. La trace de ce temps dans la
vie de nos jours a survécu sous forme des rites et des fêtes qui sont une réactualisation de ce
modèle idéal. La fête constitue la réactualisation du mythe, du temps sacré, du temps des
dieux. Le désir de vivre dans la présence divine et dans un monde parfait correspond à la
nostalgie d’une situation paradisiaque187. Ce monde idéal c’est le cosmos créé par les dieux
dont l’histoire est racontée dans les mythes :
181
Ibid., p. 123.
Voir par exemple G. Van der Leeuw, La religion dans son essence et ses manifestations : phénoménologie de
la religion, Paris, Payot, 1970.
183
Voir par exemple, J.-P. Roux, La femme dans l’histoire et les mythes, Paris, Libraire Arthème Fayard, 2004.
184
M. Eliade, Le sacré et le profane, op.cit., p. 127.
185
M. Eliade Le sacré et le profane, op.cit., p. 61.
186
J. Baudrillard, « Rituel – Loi – Code », dans Violence et transgression, sous la dir. de M. Maffesoli et d’A.
Bruston, Paris, Éditions Anthropos, 1979, p. 102.
187
M. Eliade. Le sacré et le profane, op. cit.., p. 80.
182
89
Le mythe révèle la sacralité absolue, parce qu’il raconte l’activité créatrice des
dieux et dévoile la sacralité de leur œuvre. En d’autres termes, le mythe décrit les
diverses et parfois dramatiques irruptions du sacré dans le monde. Pour cette raison,
chez beaucoup de primitifs, les mythes ne peuvent être indifféremment récités
n’importe où et n’importe quand, mais seulement pendant les saisons rituellement plus
riches (automne, hiver) ou dans l’intervalle des cérémonies religieuses, en un mot,
dans un laps de temps sacré188.
Ce n’est pas uniquement le temps sacré qui est reproduit dans les cérémonies rituelles,
mais c’est aussi l’espace. Pour mieux comprendre la nécessité de construire rituellement
l’espace sacré, il faut insister sur la conception traditionnelle du Monde : on se rendra alors
immédiatement compte que tout monde pour l’homme religieux est un « monde sacré » car il
est la répétition de l’acte divin. L’être humain a une tendance naturelle d’imiter en forme de
son microcosme, le macrocosme divin189. Le monde des dieux est répété de manière la plus
parfaite dans les mythes.
2. 3. Du récit mythique...
Il y a une tendance à identifier toute l’organisation logique de ce monde par rapport à
la mythologie qui traduit aussi bien l’activité consciente de l’être humain que ses expériences
irrationnelles. Or, « les contenus et les structures de l’inconscient présentent des similitudes
étonnantes avec les images et les figures mythologiques »190. Ainsi défini, le mythe est une
construction qui se situe entre la conscience et l’inconscient :
l’inconscient présente la structure d’une mythologie privée. On peut aller plus
loin encore et affirmer non seulement que l’inconscient est « mythologique », mais
aussi que certains de ses contenus sont chargés de valeurs cosmiques ; autrement dit
qu’il reflète les modalités, les processus et les destinées de la vie et de matière vivante.
On peut même dire que le seul contact de l’homme avec la sacralité cosmique
s’effectue par l’inconscient, qu’il s’agisse de ses rêves et de sa vie imaginaire, ou des
créations qui surgissent de l’inconscient (poésie, jeux, spectacles, etc.)191.
188
Ibid., p. 84.
Ceci est visible très clairement dans la manière de construire la hutte mongolienne qui doit parfaitement
refléter la cosmogonie.
190
M. Eliade, Aspects du Mythe, Paris, Gallimard, 1963, p. 177.
191
M. Eliade, Ibid., p. 97-8.
189
90
Dans cette optique le mythe se situe au même niveau que l’écriture jouvienne :
Le mythe se définit par son mode d’être : il ne se laisse saisir en tant que mythe
que dans la mesure où il révèle que quelque chose s’est pleinement manifesté, et cette
manifestation est à la fois créatrice et exemplaire, puisqu’elle fonde aussi bien une
structure du réel, qu’un comportement humain. [...] Le fait même de dire ce qui s’est
passé, révèle comment l’existence en question s’est réalisée (et ce comment tient
également la place du pourquoi). [...] Et puisque tous les mythes participent en
quelque sorte au type du mythe cosmogonique – car toute histoire de ce qui s’est passé
in illo tempore n’est qu’une variante de l’histoire exemplaire : comment le Monde est
venu à l’être – il s’ensuit que toute mythologie est une ontophanie (la manifestation
plenière de l’Être). Les mythes révèlent les structures du réel et les multiples modes
d’être dans le monde. C’est pourquoi ils sont le modèle exemplaire des comportements
humains : ils révèlent des histoires vraies, se référant aux réalités192.
Mais le mythe ne raconte pas une histoire ordinaire. Les mythes parlent des exploits
des êtres divins ou semi-divins qui demeuraient aux origines du monde. Ils ont donné à l’être
humain un certain modèle du comportement, de manière d’être ou de ressentir. L’être humain
par un simple acte de répétition, réactualise en quelque sorte la présence divine. Dans les
cultures traditionnelles, le mythe est nécessaire car il instaure des lois qui codifient la vie
sociale. Tous les mythes sur les origines sont en fait la continuation du mythe cosmogonique.
Le mythe opère sur les deux sphères : sacrée et profane. Même si beaucoup
d’ethnologues admettent que le mythe est une histoire qui raconte les temps légendaires du
début de l’univers, il est à préciser que le mythe combine le monde initial, paradisiaque avec
le monde de l’homme mortel. Autrement dit, il explique comment s’est effectué le passage du
monde des dieux au monde des humains. La sphère sacrée commence à toucher notre monde,
elle est entrée dans la sphère profane. C’est pour cette raison-là que l’être humain est mortel,
sexuel mais aussi « culturogène »193. Le mythe est donc une histoire où le sacrum est
parfaitement combiné avec le profanum. Selon Malinowski, comme le dit Eliade, le mythe est
une narration où la réalité de nos ancêtres les plus lointains renaît et s’actualise194. Dans
chaque culture, il est un facteur absolument essentiel car il exprime, enrichit et instaure les
croyances d’une société, renforce le moral, garantie l’efficacité du rite pour lequel il sert d’un
modèle et, enfin, il fournit quelques règles d’ordre pratique qui doivent guider l’être
humain195. Tous les mythes sur les origines décrivent et justifient un nouvel état des choses
qui n’avait pas eu lieu au commencement. Dans le mythe il s’agit toujours du dévoilement, de
192
M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957, p. 13.
M. Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 12.
194
Ibid., p. 25.
195
Ibid.
193
91
la révélation d’un événement primordial qui reste à la base de la structure du réel. Par sa
nature, le mythe ne peut donc être personnel ou privé. C’est par ce moyen, que le mythe
devient universel, exemplaire et c’est ici une grande différence entre le mythe et le rêve,
comme a remarqué Eliade196. Néanmoins, il y a des ressemblances entre le rêve et le mythe en
ce qui concerne certaines figures symboliques ou bien l’abolition du Temps et de l’Espace.
Ainsi, les mythes sur les origines constituent une suite pour le mythe cosmogonique : ils
racontent comment le monde a été modifié, enrichi ou appauvri. La conception d’Eliade
insiste aussi sur le bonheur d’être aux sources197.
Pour Barthes, le mythe contient deux systèmes sémiologiques : celui qui distingue le
signifiant et le signifié à l’instar du système linguistique et celui du langage mythologique
secondaire, métalangage où il suffit juste de connaître un élément final que Barthes appelle
SIGNE198. Ces « interférences » mythologiques sont particulièrement éclairantes dans la
mesure où elles sont une figuration de l’invisible, de l’irreprésentable et qu’elles ont la faculté
toute particulière de ne pas expliquer, mais de manifester le sens199.
Pourquoi parler du mythe ? Puisque l’importance que Jouve accorde à celui-ci est
énorme. Les rapports entre le mythe et l’écriture sont étroits étant donné que le mythe se
montre comme un intertexte ou un hypotexte qui double la narration par certains indices, jeux
textuels ou bien plusieurs analogies littéraires. Mais il y a aussi les anciens mythes qui font
surgir de nouveaux. Comme disait Hölderlin, dont l’influence sur Jouve est indiscutable, il
s'agit de la création du mythe poétique lui-même. L'extraordinaire envergure du mythe
hölderlinien tient aussi au fait qu'il comporte une analyse visionnaire de l'histoire de notre
culture. Cela rejoint l’attitude jouvienne, aussi volontairement prophétique. L’interpénétration
du mythe et de l’écriture forme un système pertinent des articulations imaginaires où les
mythes irradient, pour reprendre le terme de Pierre Brunel, dans la narration. C’est une
tentative de l’auteur de retrouver un regard éternellement émerveillé de l’enfant et de revenir
aux origines200. Chez Jouve, c’est avant tout le mythe féminin auquel Lisbé a donné
naissance :
196
M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, op. cit., p. 14.
Ibid., p. 81.
198
R. Barthes, Mythologies, op. cit., p. 200-202.
199
T. Porcher, Pour une typologie de la littérature du secret : Mystère et Sens dans l’œuvre romanesque de
Pierre Jean Jouve, thèse de doctorat sous la direction de S. André, Université Paris III, 2009, p. 302, consulté sur
http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/77/14/50/PDF/2009PA030086.pdf
200
L. Logié, « L’androgyne, figure de l’imaginaire jouvien », dans Pierre Jean Jouve et Henry Bauchau : les
voix de l’altérité, sous la dir. de M. Watthee-Delmotte et J. Poirier, Éditions Universitaires de Dijon, coll.
« Écritures », 2006, Actes de Colloque « Pierre Jean Jouve et Henry Bauchau, écrivains de la marge », tenu à
Louvain-la-Neuve et à Dijon 18-20 octobre 2004, p. 129.
197
92
Lisbé m’avait donné le mythe d’Hélène, sans le savoir. Mais elle avait joué le
mythe en entier. Mythe intérieur de la femme que peu de femmes osent reproduire. Le
mythe d’Hélène est l’union en un acte de l’éros passif et de la mort. Il faut admettre
que j’eusse le mythe en moi-même pour l’avoir traité de cette façon à partir des
accidents de ma vie (EM, p. 1100).
Mais étant donné que le mythe est une construction universelle, il y a d’autres
personnages qui l’incarnent. Ainsi, revêtent-ils une condition universelle et symbolique. Si
Lisbé a fait naître le mythe, c’est Hélène qui l’a fait véritablement ressurgir. Le mythe
d’Hélène201 est l’union en un acte de l’éros passif et de la mort (EM, p. 1100). Ce mythe
féminin a illuminé l’auteur lui-même : « Il fallait admettre que j’eusse le mythe en moi-même,
pour l’avoir traité de cette façon à partir des accidents de ma vie » (EM, p. 1100). Le mythe
prend sa source dans la vie réelle et il rayonne et émane sur d’autres domaines pour inspirer la
pensée poétique202. Cette figure finale, parfaitement achevée, incarne en soi trois autres
mythes féminins. Suzanne était la première. Comme l’a commentée Bénoit Conort, tout se
passe en fait comme si Suzanne – et les personnages réels ou légendaires qu’elle recouvre –
présentait d’une certaine façon le mythe possible mais refusé. Suzanne expose « les structures
et les situations du mythe mais sans les réaliser »203. Suzanne est donc un mythe potentiel.
Ensuite, vient La Capitaine H... dont la beauté statutaire et l’âge sont les attributs
physiques de l’Hélène de la mythologie grecque. Son allure est le mieux exposée dans En
miroir :
Un visage long, pâle, remarquablement régulier et doux, de beaux yeux grands
à la couleur de noisette, et une chevelure, ah ! une chevelure énorme et repliée comme
un nid de serpents, de teinte ou fauve ou cendrée – puis, plutôt cendrée. Un grand
corps ni lourd ni maigre, aux seins légers et orgueilleux, vêtu d’une robe à traîne de la
mode 1900, où la dentelle noire joue sur un fond de soie mordorée (p. 1096).
La Capitaine H... est décrite aussi dans « Les Allées », récit écrit en 1932 (Histoires
sanglantes) :
201
Hélène, comme une figure mythique et idéale, incarnation de la beauté féminine apparaît déjà chez Ronsard et
Mallarmé qui traduit Les Stances à Hélène d’E. A. Poe.
202
Certains chercheurs, notamment J. Starobinski ou D. Leuwers attirent de l’importance sur le premier récit de
Jouve La rencontre dans le carrefour (1911) qui est la source première de tous les mythes féminins dont la
synthèse sera incarnée par Hélène.
203
B. Conort, Mourir en poésie, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2002, p. 104.
93
N’était-ce pas là, sous ces grandes ormes qui datent de l’époque de Vauban,
non loin du Jardin du Gouverneur et de la Citadelle, que j’avais connu les rares fastes
de ma jeunesse ? N’était-ce pas là [...] que j’avais marché dans la poussière, sanglé et
que j’avais fait de l’œil mille fois à la belle capitaine H... ? (p. 865).
Enfin, il y a Lisbé qui a donné le plus de teneur spirituelle et qui nourrit la fascination
jouvienne par le grand mythe féminin, réalisé, dans sa formule la plus parfaite sous la figure
de la dernière héroïne jouvienne. Elle est mythique d’abord parce qu’elle cristallise toutes les
obsessions fondatrices de l’imaginaire jouvien et construit son mythe personnel, « mais
également parce qu’elle condense les caractéristiques du personnage mythique : c’est un être
surréel et sacré dont la ‘charge tragique’ convoque des réseaux de signification
souterrains »204. Elle est incroyablement belle, d’une beauté grecque, comme Hélène de
l’Antiquité. Elle a une perfection statuaire et une beauté impassible. Béatrice Bonhomme
associe le personnage mythique d’Hélène à celui d’Isis205. Dans tous les cercles ésotériques,
Isis sera considérée comme l’Initiatrice, celle qui détient le secret de la vie, de la mort et de la
résurrection. Dans les religions des premiers siècles de notre ère, elle incarnera le principe
féminin, source magique de toute fécondité et de toute transformation206. Ainsi est née
Hélène, que l’auteur n’hésite pas à qualifier de personnage « mythique » au sens
psychocritique du
« mythe personnel » défini par Charles Mauron. Le personnage d’Hélène
fait penser à plusieurs autres figures, comme Hélène de Troie, la Gorgone ou Aphrodite.
Hélène est mère, initiatrice et amante, spirituelle et charnelle – Hélène condense tous les
archétypes de la femme.
Il est incontestable que Jouve puise profondément dans le récit biblique. Le Livre
Saint compris en tant qu’un texte mythologique illustre bien l’articulation du mythe oscillant
entre les deux modalités. Il possède une structure double reflétant d’une manière parfaite la
coexistence du haut céleste et du bas terrestre. Car le mythe est une histoire de la chute de
l’ordre sacré et de l’avènement de l’ordre humain : mortel et marqué du péché originel.
Le mythe ainsi explique et sanctifie l’ordre existant dans sa dimension cosmique et
sociale. La reproduction des mythes surtout dans les rites, maintient et justifie cet ordre. Les
rites cosmogoniques servent à modifier un « territoire » inconnu (chaos) en un territoire
apprivoisé, connu et ordonné. Dans l’optique psychanalytique, le mythe sert d’un outil pour
combattre des crises, surtout celles qui se manifestent dans toutes sortes de passages. À
204
T. Porcher, op. cit., p. 162.
Cf., B. Bonhomme, Jeux de la psychanalyse : Initiation, Image de la femme dans l’écriture jouvienne, Paris,
Lettres Modernes, coll. « Archives des lettres modernes » n° 261, 1994, p. 49.
206
Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 422.
205
94
travers la psychanalyse, l’être s’offre à l’expérience d’un retour aux sources sereines de l’âme
au fond de laquelle commence une voie de perfectionnement qui mène à la création 207. Cette
quête spirituelle et personnelle est une constante remise en question de soi-même. Ce procédé
est d’ailleurs très cher à Pierre Jean Jouve pour qui « le travail a toujours été d’une grande
dureté » (EM, p. 1081).
Par son caractère universel, dans l’écriture de Pierre Jean Jouve, le mythe peut s’avérer
comme une plénitude – tout y est ancré, tout en prend source, tout s’explique par lui. LéviStrauss a distingué une mythologie explicite (sous forme d’une narration mythologique) et
implicite – les images qui peuvent être dégagées durant les rites. Ceux-ci actualisent et imitent
la structure mythique.
2.4. ... À la structure rituelle
La structure rituelle traduit l’ordre illustré dans les mythes et dans d’autres textes
fondamentaux. Si à l’origine de chaque rite il y a un mythe, chaque structure qui le réalise est
une structure rituelle. Jouve non seulement réalise ses propres mythes mais aussi il fait revivre
les mythes cosmogoniques ou anthropogéniques communs dans toutes les cultures. Le mythe
donne la raison pour l’accomplissement du rite en racontant le fait qu’il commémore ou imite.
Nous avons vu que l’univers romanesque jouvien peut se voir comme un cycle qui comprend
l’idée d’un éternel retour en soi208. Il aspire donc à cette atemporalité mythique. Non
seulement le temps mais aussi le cadre spatio-temporel s’avère comme très symbolique.
Paulina comme Catherine ou Hélène sont « sans histoire », elles rejoignent donc en
quelque sorte le temps éternel et circulaire. Comme a dit Franck Venaille, elles « sont toutes
et une, c’est-à-dire à la recherche de l’unité »209. Paul Alexandre propose qu’au lieu de parler
de plusieurs personnages, il faudrait peut-être parler d’un seul être qui s’affirme, se nie, se
macère, se détruit. Paulina, Jacques de Todi, Baladine, Luc Pascal, Catherine Crachat, Hélène
de Sannis, Léonide – c’est sans doute Pierre Jean Jouve lui-même210. S’inspirant de la
réflexion de Jean Starobinski, Dominique Combe note qu’on a souvent remarqué la dimension
207
Aussi, grâce à la pensée psychanalytique, commence-t-on à valoriser positivement ces temps initiaux,
considérés avant comme dangeureux et incertains.
208
B. Bonhomme parle de « la structure en spirale » dans « L’esthétique alchimique dans l’œuvre de Jouve »,
Pierre Jean Jouve 3, op. cit., p. 111-170.
209
F. Venaille, Pierre Jean Jouve : l’homme grave, Paris, Jean Michel Place, coll. « Poésie », 2004, p. 27.
210
P. Alexandre dans Pierre Jean Jouve poète et romancier, op. cit., p. 71.
95
mythique des personnages qui « structurent les œuvres de Jouve comme des figures
emblématiques, au delà de leur caractérisation psychologique individuelle »211. Jouve luimême insiste sur le personnage-symbole qui sera un être universel et non pas un être « ici et
maintenant ».
D’une part, la structure rituelle impose un moment de l’unité, de l’accomplissement et
de la plénitude. D’autre part, dans l’acte rituel il y a toujours une idée de transgression vers un
espace nouvel. Cette charnière est symbolisée par la mort rituelle. Le fonctionnement du
système rituel est parfaitement compris et retravaillé par l’auteur. Il se laisse guider par des
projections mi-rêvées de son imaginaire. C’est une écriture soumise à un certain système
rituel, « système d’images nécessaires » (EM, p. 1085).
Le premier roman ne se conforme pas du tout aux canons traditionnels du genre en ce
qui concerne sa composition et narration. Paulina 1880 se compose d’un « système
d’instants », c’est-à-dire d’un « découpage » du récit en petits fragments, en flashes qui
éclairent certains événements en cachant les autres : « Le temps raconté n’est pas homogène
mais discontinu ; il confronte le lecteur à l’esthétique de la rupture, caractéristique de Jouve,
dans laquelle les blancs, les ellipses, signifient autant que les mots et les phrases »212. Il y a
donc des laps de temps qui correspondent à ce qu’Eliade appelait le temps sacré. De plus, la
date 1880 perd sa valeur temporelle, elle est comme collée au personnage principal et apparaît
comme le point de focalisation du récit, ou ce que Julien Gracq appelle « la force d’attraction
centrale » du texte213.
Cela démontre que la clé de la temporalité narrative ne se trouve pas dans la
chronologie. L’auteur met certains fragments en lumière pour dissimuler les autres. Si ce n’est
pas le fonctionnement du chronos qui règne, les circonstances temporelles qui accompagnent
les événements, « manifestent une exploitation constante d’image relative à la lumière »214.
N’oublions pas que les événements majeurs se déroulent dans la villa de Galilée. Celui-ci,
excessivement doué, ses biographes racontent qu'en 1583, donc à l’âge de dix-neuf ans, il
aurait découvert l'isochronisme215 des pendules simplement en observant les oscillations du
lustre d'une cathédrale. Il aurait en outre compris tout l'intérêt de cette loi pour la mesure du
211
D. Combe, « Jouve et Kierkegaard », dans Jouve poète, romancier, critique, Colloque de la Fondation Hugot
du Collège de France réuni par Y. Bonnefoy, Actes rassemblés par O. Bombarde, Louvain, Collection Pleine
Marge n° 6 Lachenal & Ritter, 1995, p. 68.
212
M. Watthee-Delmotte, « Temporalité narrative et symbolisme rituel dans Paulina 1880 », Pierre Jean Jouve
7 Jouve et le symbole, RLM, 2003, p. 40.
213
Ibid, p. 42.
214
Ibid, p. 43. Voir aussi l’article de L. Desbordes « L’Ombre et la lumière dans l’écriture de Paulina 1880 »,
Pierre Jean Jouve 6, RLM, 2001, n° 1523-1532, p. 115-128.
215
Égalité de durée.
96
temps216. Dans Paulina 1880 nous lisons que la chambre bleue « occupe l’angle midi-est de la
villa » (P, p. 7). En donnant une indication aussi précise, l’auteur a peut-être voulu attirer
l’attention du lecteur sur le fait que la chambre bleue est ensoleillée dès le matin. De plus,
dans l’ouverture le lecteur retrouve d’autres remarques sur le mouvement solaire : « on
aperçoit le volume considérable d’un cyprès qui fait toujours penser au feu, tour à tour vert
religieux le matin, noir à midi, soie et or vers la fin de la journée. Il y a un poêle » (P, p. 8).
Ensuite, nous lisons a propos d’un objet « à l’écart de la lumière » (P, p. 10). Nous voyons
« une « ombre » et « quelque reflet du jour mourant », à la fin il y a une « Ombre » qui par
son émanation fait apparaître le personnage – « Paulina 1880 ». Comme l’a remarqué Myriam
Watthee-Delmotte, « dès le départ, la description de la protagoniste s’exprime donc en
référence au retrait de la lumière solaire ; l’astre du jour ne semble ici mentionné que pour
être immédiatement nié »217. Paulina s’avère dans cette optique, un être de l’ombre, de la nuit,
des ténèbres. Cette caractéristique s’inscrit dans le système des oppositions symboliques selon
lequel la modalité positive est représentée, par exemple par la chaîne suivante : Ciel – Homme
– Jour – Lumière – Soleil et la modalité négative pourrait se présenter ainsi : Terre – Femme –
Nuit – Ombre – Lune218. Subtilement, en poursuivant le jeu d’ombre et de lumière, Jouve
situe l’héroïne dans sa dimension symbolique qui lui est propre, autour de la modalité
négative du Soleil, symbole de la vie. Le rapport avec la lune, est visible déjà dans son
prénom et son assonance avec la luna219. Mais Paulina est aussi explicitement comparée à cet
astre nocturne : « Paulina était plus douce et plus claire que la lune » (P, p. 39), « Sous la
lune, le visage privé de couleur, elle était étendue pareille à une statue d’Égypte » (P, p. 60).
La lune, quant à elle, embrasse une riche symbolique :
À la fois luminaire et animal, la lune est la synthèse des hiérophanies opposées
et semble avoir recours à la totalité du matériel symbolique. Elle arrivera à annexer
tout le Bestiare, des colombes vénusiennes aux chiens d’Hécate220.
La lune ou plus précisément le cycle lunaire est aussi associé au cycle menstruel. Les
deux ont une dureté pareille, de 28 jours. Comme a dit Durand : « le cycle menstruel,
216
http://www.futura-sciences.com/fr/biographie/t/astronomie-3/d/galilee_220/, 01/02/2013.
M. Watthee-Delmotte, « Temporalité narrative et symbolisme rituel dans Paulina 1880 », op. cit.,p. 44.
218
Ces chaînes des concepts symboliques sur l’axe binaire sont loin d’être complètes. Elles peuvent être
étendues sur plusieurs autres thèmes.
219
Voir B. Bonhomme, « Les jeux de l’écriture dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve », Pierre Jean Jouve 5, Jouve
et les jeux de l'écriture, RLM, n° 1286-1295, 1996, p. 134. Jouve met en valeur ce mot aussi, en le mettant en
italiques à la page 36 à deux reprises.
220
G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 339.
217
97
fécondité lunaire, maternité terrestre viennent créer une constellation agricole cycliquement
surdéterminée »221.
C’est par la tentative de pouvoir symboliquement expliquer l’impureté de la femme,
qu’on se réfère au fait qu’elle saigne. Dans plusieurs langues, la lune et la menstruation
possèdent même un terme commun. La raison de l’écoulement du sang n’est pas visible, n’est
pas explicable tout de suite comme c’est le cas avec une blessure où on saigne à cause de la
peau dechirée. C’est aussi pour cela que pour les hommes la femme semble autant effrayante
que mystérieuse.
Paulina, en tant qu’une femme marquée par une impureté rituelle222 privilégie la nuit
où sa nature a plus de chances de s’épanouir. Tous les événements majeurs ont lieu pendant le
temps nocturne. La référence au cycle solaire traduit aussi le dédoublement du personnage qui
« commence à penser, à sentir de manière double, elle devient deux êtres, l’un du jour, l’autre
de la nuit » (P, p. 84). Elle a un regard noir, « d’un reflet nocturne », mais en même temps elle
« captait pour ainsi dire les rayons du soleil ». En parlant des cyprès, elle remarque qu’ « il
faut les voir le matin à contre-jour, noirs dans le ciel couleur de lilas » (P, p. 38) . Elle
privilégie évidemment son reflet obscur, puisque « le jour est éclatant [...] affreux, le jour fait
mal », « la lumière, la lumière, le soleil, j’ai le vertige [...] je hurle, je délire » (P, p. 126).
Comme la lumière solaire du plein jour lui fait mal, Paulina cherche le soulagement dans les
ténébreuses cellules du couvent des Visitandines. Elle y entre « au solstice d’hiver, au
moment des nuits les plus longues, c’est-à-dire lorsque commence, dans la perspective de la
symbolique johannique, la lente progression de la lumière christique vers la rédemption
pascale »223. Paulina est entrée au couvent afin de changer profondément son esprit et purifier
son âme (d’où peut-être le prénom Blandine) de ses pulsions charnelles qui appartenaient à sa
sphère obscure. La jeune femme, non Paulina mais déjà la sœur Blandine doit retrouver la
lumière en soi afin d’obtenir une illumination mystique : « Peut-être un jour, un jour, sœur
Blandine éclairée daignerait-elle poser les yeux sur Perpetua son humble servante, et
comprendre » (P, p. 155). Mais très vite, la novice est renvoyée du couvent faute de
« vocation suffisante ». Elle est fort troublée en avouant à Dieu : « Tu as daigné m’éclairer je
te devais ma soumission entière. Je n’ai pas compris et je suis partie » (P, p. 177). Elle se rend
compte qu’une seule solution, c’est de recevoir l’Illumination de son Époux (P, p. 178).
Celui-ci peut d’ailleurs être identifié à deux êtres : à Michele et à Dieu car elle l’avait déjà
221
Ibid., p. 341.
L’impureté rituelle concerne la femme à l’âge générateur donc entre la première et la dernière menstruation.
223
M. Watthee-Delmotte, « Temporalité narrative et symbolisme rituel dans Paulina 1880 », op. cit., p. 46.
222
98
appelé dans ses prières « Dieu, mon époux ». Elle est donc perdu et ne sait plus distinguer le
bien du mal : « La lumière et l’ombre, elle ne les connaissait plus. Elle était fatiguée par le
grand jour » (P, p. 179). Tout en ayant quitté le couvent, de nouveau devenant Paulina
Pandolfini, elle n’a pas perdu son goût pour les mortifications ténébreuses et ses prières
nocturnes. Elle essaie de retrouver les mêmes sensations en restant en solitude et en une sorte
d’ascèse la plupart du temps, dans un espace fermé qui lui remplace la cellule conventuelle.
Elle retrouve donc son ancienne maison : « Presque pas d’ouvertures dans les murailles. Une
terrasse étroite courait devant, bordée par un mur sur quoi l’on pouvait s’asseoir » (P, p. 182).
Mais son inlination pour les extases nocturnes se confonde avec son esprit nocturne et sombre
au point qu’elle ne soit plus capable de distinguer l’ombre et la lumière ce qui
symboliquement traduit sa perpléxité : « À mesure que montait le soleil de chaque jour une
couleur funèbre se déposait sans bruit » (P, p. 183). La couleur funèbre va prendre son essor
et la culmination de la noirceur se trouvera dans la partie consacrée au meurtre qui est, à son
tour, le point culminant de l’histoire. Dans cette optique, tout le récit peut être appelé
nocturne. La rencontre avec Michele renforce le côté obscur dont l’apogée aura lieu au
moment où celui-ci va être tué : « Ombre, ombre, comme tu arrives pour couvrir le ciel », « Il
faisait toujours nuit en son cœur » (P, p. 191). Quand l’ancien amant a apparu « tout devint
noir, puis elle le revit. Tout devint noir encore une fois » (P, p. 192). Ensuite, l’obscurité
domine jusqu’au crime qui se produit toujours dans les conditions sombres : « La nuit est
emplie par le souffle du dormeur », « Il n’y a pas d’éclairs », « Paulina est assise [...] dans la
noirceur des nuits chaudes » (P, p. 201), « Une sorte de rayon noir accourt et tombe sur elle »,
« le dormeur enfoncé dans l’obscurité des rêves » (p. 202). Paulina se sent à l’aise dans cet
entourage, car « il n’y a pas besoin de lumière » (P, p. 202). Après le crime, le personnage
principal désire maintenir cet état nocturne. C’est pourquoi à l’aube, elle ferme la fenêtre et
les volets – « La chambre bleue fut ramenée dans la nuit » (P, p. 207). La chambre, la scène
des actes amoureux clandestins et du crime est plongée naturellement dans la noirceur. La
lumière ne lui est pas propice. N’oublions pas que cette chambre a un grillage massif dans la
fenêtre et un rideau fictif. Elle se veut voilée.
Il y a donc un contraste très fort entre l’image de la chambre bleue et la dernière partie,
cathartique où « il fait très clair » (p. 215). La récompense et la réconciliation avec Dieu, avec
sa vie et avec tout ce que Paulina avait fait peut se réduire à sa réplique, en tant que Marietta,
adressée à Marco : « Mais oui le soleil brille pour moi aussi » (P, p. 221). L’héroïne accepte
enfin la luminosité et celle-ci se montre pour la première fois bienveillante. Elle obtient son
99
illumination. Le parcours du personnage éponyme vu dans la perspective de la symbolique
solaire se termine par la réconciliation ce qui rend toute œuvre équilibrée.
Cet équilibre et la structure symétrique et régulière font penser au rite qui traduit
l’harmonie universelle. Comme l’a remarqué Myriam Watthee-Delmotte :
Ce récit d’un excès passionnel et d’une scission interne exprimées par la
symbolique de la nuit et du feu trouve ici une issue positive dans la mise en œuvre
d’une ritualisation de l’existence ordonnée en fonction d’un idéal cosmique dont le
cycle solaire offre la matrice symbolique224.
Pour renforcer son efficacité, chaque acte rituel s’appuie sur la répétitivité, la symétrie
et la forme bien bouclée : avec une sorte d’ouverture et fermeture qui doivent se répondre.
Comme a remarqué Hédia Abdelkéfi, Paulina 1880 avec sa construction et surtout sa division
en six parties est fondé sur la dialectique de la continuité et de la rupture225 : « À travers cette
macrostructure narrative du récit se déploie l’itinéraire de la quête de Paulina qui comme tout
itinéraire fait de la répétition et de la rupture le principe de renouvellement »226.
Le rite doit aboutir à une fin qui réalise une idée. Celle-ci doit avoir sa fonction dans
l’ensemble des actions rituelles. La structure cyclique du récit répète plusieurs thèmes tout au
long du texte. Dans ce sens, c’est un récit qui ne finit pas, qui réalise l’idée d’un éternel retour
plongé dans une sorte d’atemporalité. Mais en même temps, Paulina 1880 porte les traits du
récit linéaire car il est bien possible de distinguer le dénouement, le point culminant et la
catharsis. Paulina n’est plus le même être, elle vit dans l’isolement, elle mène une existence
de pauvre paysanne, revêt le prénom de Marietta. « Chambre bleue », « Visitation » et « Au
soleil » sont les parties concentrées sur un espace clos, elles prônent toutes, la fixité.
D’ailleurs « Chambre Bleu » et « Au Soleil » constituent respectivement l’ouverture et la
fermeture du récit. Arrivé à « Au Soleil », l’itinéraire de Paulina traduit un renouvellement :
elle n’est plus l’ombre d’une mort (P, p. 17) non plus la déchue heureuse (P, p. 147) mais
c’est celle pour laquelle le soleil brille (P p. 246)227.
Dans le roman suivant, il y a quelques reflets de Paulina 1880 ce qui peut se voir
comme la volonté de l’auteur pour mener la narration cyclique au lieu de procéder par la
linéarité. Paulina apparaît comme un personnage légendaire et mystérieux d’autant plus que
Jacques la voit uniquement sur la surface d’eau228. L’entourage aquatique renforce l’idée du
224
Cf., M. Watthee-Delmotte, « Temporalité narrative et symbolisme rituel dans Paulina 1880 », op. cit., p. 50.
Cf., H. Abdelkéfi, op. cit., p. 129.
226
Ibid., p. 140.
227
Ibid., p. 120.
228
Les fragments cités se trouvent dans le chapitre « Intertextualité interne ».
225
100
dernier chapitre du roman précedent, à savoir la purification et la renaissance. Mais si le
premier roman dans son ensemble mène jusqu’à l’ascension, le destin de Jacques est marqué
par une sorte de fatalité. Il se trouve entremêlé dans le triangle amoureux avec Baladine et
Luc Pascal. La première aspire à une certaine unité mais finalement elle ne porte que le
malheur. Baladine met au monde un fils et lui donne le nom de son père mort tragiquement,
de Todi (le nom explicitement fatal car der Tod en allemand signifie la mort). Cet enfant est
comme une deuxième incarnation de Jacques non seulement par la simple affiliation familiale
mais aussi par le fait qu’il remplace son père dans le triangle qui s’est noyé entre Baladine,
Jacques et Luc. Le petit Pierrot ressemble beaucoup à son père (« À voir le garçon marcher
dans l’allée il reconnut Jacques », p. 370) et il inspire le même sentiment de jalousie chez
Luc. Après avoir vu une scène pleine de tendresse maternelle, Luc est « assitôt mordu par une
folle jalousie, et que quand la petite scène recommence, il est obligé de se lever, de prendre
son chapeau, et sous un prétexte quelconque, de partir » (MD, p. 371).
Hécate et Vagadu existent comme les deux récits complémentaires. Si le premier
raconte une aventure de Catherine Crachat, Vagadu s’avère comme une explication et
justification profonde de ses actions. Le deuxième récit n’est nullement linéaire. La
temporalité n’y existe pas pour ainsi dire. Dans Vagadu c’est l’intemporel qui règne. Cette
structure nous donne une importante clé de lecture car il s’agit du rêve, construction
imaginaire qui ne peut pas se définir selon des paramètres traditionnels.
La ritualité dans Aventure... se fonde sur la purification de l’âme lors de conter, de
défouler tout ce qui fait mal dans le cadre d’une séance psychanalytique. La psychanalyse
peut se concevoir comme une forme moderne de l’initiation229. Le retour vers l’enfance,
même si douloureux, permet la renaissance. Ce retour vers le traumatisme est une sorte de
mort initiatique.
Léonide, le héros du dernier roman, lui-même passe constamment d’un modèle à
l’autre, chaque protagoniste intervenant ici pour prendre le relais de son initiation ; la
simultanéité de leurs enseignements contradictoires provoque parfois chez le héros un effet de
souffrance que Durand appelle la « dualitude ». Toute la narration est soumise au flux de
conscience d’où le lecteur reste constamment plongé dans l’onirisme qui brouille le cadre
spatio-temporel habituel ainsi que la temporalité. L’action est comme suspendue dans
l’espace et elle se passe sans aucune repère extérieure.
229
S. Vierne, op. cit., p. 96
101
Toute l’histoire s’articule autour des deux personnages principaux, Léonide et Hélène
dont les rapprochements et les distanciations forment un nœud central de cette histoire et de
son cadre spatio-temporel. Selon Myriam Watthee-Delmotte :
la structure temporelle du récit est tout entière réglée par l’alternance des temps
forts en présence de l’héroïne, et des temps faibles passés loin d’elle, à l’attendre ou à
subir l’incidence de sa rencontre vitalisante. Grâce à elle, Léonide va s’initier au temps
primordial, revenir au rythme naturel fait de tensions et de détentes. Il va, au mépris du
temps linéaire du calendrier, recouvrer le sens du temps cyclique et remonter aux
origines : avec Hélène, il va éprouver dans sa chair et dans son esprit l’illo tempore
mythique, la première fois, la scène capitale de la fusion et de la séparation avec l’Un.
Car l’amour et la mort sont ici non spécifiquement ceux d’Hélène mais, par elle, ceux
qui définissent l’humanité dans son rapport au divin230.
Dans les Années Profondes peut passer pour un récit archétypal dans lequel les repères
temporels ne sont point importants. Tous les exploits des personnages peuvent se voir aussi
comme symboliques, universels et ils n’ont pas besoin d’être situés précisément dans un cadre
spatio-temporel. Comme il s’agit des actions symboliques et de la narration quasi mythique,
nous lisons que « l’horloge du temps était arrêtée à midi » (DLAP, p. 972). Cette phrase
exprime par excellence l’idée du temps archaïque qui n’est pas linéaire mais cyclique, en
forme d’un cercle et son écoulement n’est pas objectif.
Le cheminement d’Hélène et de Léonide oscille non seulement entre la vie et la mort
mais aussi entre l’amour sacré et profane : aux yeux du jeune Léonide, Hélène est amante,
mère ou soeur. D’abord, celui-ci remarque sa Chevelure, « magnétique et sexuelle » (p. 991),
ensuite il « sentait aussi qu’elle était maternelle » (DLAP, p. 992). Dans la scène finale (scène
capitale ?) dans laquelle Hélène meurt pour que la transfiguration rituelle puisse s’effectuer, la
femme est avant tout celle qui donne naissance, qui a mis au monde Léonide-poète et qui
pourrait aussi passer pour un alter ego de l’écrivain. Dans cette optique, les récits jouviens se
montrent comme les produits d’un rayonnement d’auteur :
Emporté dans une passion absolument égocentrique, Jouve conçoit un monde
dont chaque constituant fonctionne comme le reflet de son créateur. Dans cette
multitude de manifestations du moi, le démiurge cherche à résoudre sa propre énigme.
[...] La connaissance de soi passe inéluctablement par la contemplation et le
questionnement de l’autre. L’oeuvre, en tant que manifestation du moi, devient
230
M. Watthee-Delmotte, « Dans les Années Profondes : la prose poétique au coeur de l’aventure spirituelle »,
Actes de Colloque International, Pierre Jean Jouve, sous la direction de Ch. Blot-Labarrère et B. Bonhomme,
op. cit., p. 86.
102
paradoxalement cet « autre », étranger sur lequel se porte tout l’intérêt du poète. Le
sujet de l’expérience semble être Jouve lui-même231.
La Scène Capitale fonde sa structure sur le plan triangulaire ce qui n’est point
suprenant chez l’auteur dont l’érudition dans le domaine symbolique ne fait aucun doute.
Nous avons observé une structure pareille dans Le Monde désert. Il est possible de dire que
tout le texte repose sur les deux chiffres majeures : 3 et 7 :
Trois est en effet un nombre fondamental, celui de l’ordre spirituel du cosmos,
celui qui dans toutes les traditions correspond à l’idée d’accomplissement intégral [...]
le découpage interne de cette triade en septénaires concourt à imprimer un récit d’un
rythme puissant, un écho au rythme cosmique : le chiffre sept correspond dans le
symbolisme numérique au cycle accompli suivi d’un renouvellement positif. Il est le
chiffre du dynamisme par excellence et représente la totalité du temps, son caractère
« inépuisable »232.
Dans l’optique anthropologique, le chiffre trois illustre le trajet initiatique et le trajet
des rites en général. Et le septième jour constitue le couronnement des œuvres accomplies
durant les six premiers jours. Le point culminant marqué par le chiffre sept témoigne de la
perfection divine. En conséquence, la clôture d’une triade dont chaque partie est formée des
sept chapitres ( vingt-et-un au total) symbolise l’achèvement quasi sacral, d’une ampleur
spectaculaire.
La Scène Capitale ferme également toute la décennie romanesque et comme a dit
Jouve lui-même, c’est un « achèvement grave de mon roman ». Cet aveu indique clairement la
volonté de l’auteur de traiter tous les romans comme un seul. Des trois récits qui composent le
dernier ouvrage de Pierre Jean Jouve, le dernier est crucial et il est sans doute le plus
important pour l’auteur.
Toujours sur le plan triangulaire, Dans les Années Profondes peut être divisé en trois
parties symétriques qui marquent les étapes suivantes : d’abord l’amour platonique, idealisé,
ensuite l’amour charnel et enfin l’amour sanctifié et sacrifié233. Léonide s’initie dans tous ces
rôles pour amener son amour vers l’achèvement. Les derniers chapitres constituent
l’aboutissement de son amour au niveau corporel (chapitre XIV) mais aussi au niveau
ontologique. Il ne s’agit pas non plus de la fin d’un seul roman mais d’une grande fin de
l’aventure romanesque de Pierre Jean Jouve. L’acte charnel vers lequel le jeune homme
231
L. Llorca, op.cit., p. 90.
M. Watthee-Delmotte, « Dans les Années Profondes. Un récit rituel », op.cit., p. 176.
233
Ibid., p. 171-187.
232
103
s’approchait continuellement, ne lui suffit plus. Il veut réaliser l’érotique qui sera à la fois le
moyen de s’unir avec l’objet d’amour et avec Dieu. L’aboutissement érotique doit égaler
l’aboutissement divin qui se produit effectivement vers la fin :
Le chapitre XIX apporte alors une solution immédiate à ce problème car, au
cours d’une seconde nuit d’amour, Hélène voit coïncider l’orgasme et la mort.
Consciente du caractère sacré de ce phénomène, elle agonise dans la sérénité et dans la
reconnaissance envers Dieu. Elle comprend que sa fin, survenue au moment culminant
de l’amour, lui confère l’éternité234.
L’amour d’Hélène pour Léonide pousse la première à une transfiguration : elle meurt
pour que la vocation du poète puisse renaître. Il y a une victime, Hélène, mais elle n’est pas
une victime habituelle. Elle pourra s’immortaliser dans la poésie. Sa vie terrestre se termine
pour qu’une vie céleste commence. Le moment du sacrifice est très solennel et d’ailleurs l’on
y trouve l’érotisme et la mort :
C’était le Plaisir. C’était l’abîme – dont avait parlé Pauliet – avec un morceau
d’intelligence conservé à part, je le pensais. L’abîme s’ouvrait avec une telle frénésie
et avec une telle orgie d’ abîme et j’y étais conduit par une telle joie, ou un tel
malheur, que j’entendis avec indifférence Hélène crier, pousser un petit cri plaintif
[...]. elle fut d’une extrême pâleur. La pâleur augmentait encore. Je lui demandai :
‘Hélène, Hélène ! tu as un étourdissement sans doute, parle-moi’. En souriant, avec
une discrétion admirable, elle me faisait signe d’aller dans le boudoir et elle dit ‘éther’.
Une courte inhalation d’éther lui fit du bien, elle sourit encore pour s’excuser, et se
ranima tout de suite [...]. Hélàne pâlissait. Je vis que ses mains et ses pieds étaient
froids. Comment la soigner ? Je l’embrassais [...]. Elle me rassurait : ‘C’est
facile...Facile...C’est facile de mourir. Je t’assure. Ne t’inquiète pas...Facile...’ Sa
parole était si claire, si pareille à elle. Elle dit deux fois ‘Léonide’, et après la
deuxième : ‘Léonide, sois heureux’. Et elle reprit avec une douceur plus extrême :
‘Cest faicle... C’est beau et facile avec toi...’ Les larmes m’aveuglant, je ne la voyais
plus. Elle dit aussi : Prions. Je l’entendis qui récitait à voix basse le ‘Notre Père qui
êtes aux cieux’. Elle tourna tout son visage vers moi encore une fois, tout son visage
vivant, dit : ‘Je... t’aime, merci’ (ou te remercie, je ne pus distinguer).
Elle devint complètement blanche. Le souffle sortit (DLAP, p. 1040-1041).
Alors qu’Hélène meurt, une nouvelle étape s’annonce. Celle du poète. Néanmoins, il
n’y a aucune exécution de l’acte mais seule la projection d’un acte. Comme a dit Myriam
Watthee-Delmotte :
234
Ibid., p. 175.
104
la logique interne du texte ne permettrait pas que Léonide rédige sa première
page au moment même du drame [...]. Par contre, l’annonce d’un projet littéraire
permet au récit de se boucler sur lui-même, en cautionnant l’identité du narrateur, et en
laissant au héros toute sa cohérence235.
Par ce procédé de boucler le texte en le dotant en même temps, d’un souffle nouveau,
le texte ne finit jamais, il constitue toujours une promesse. Il y a toujours la voie ouverte vers
l’infinitude de l’écriture qui devient en réalité une idée fixe de Jouve et sa règle d’or qui
fonctionne dans toute l’œuvre. À chaque moment qu’un récit s’achève, il y a quand même une
aspiration vers le mouvement perpétuel. « Adieu, ne m’oubliez pas » (P, p. 221), la fameuse,
dernière réplique de Paulina est un exemple parfait de l’achèvement avec une espérance de
non-oubli. Et effectivement, la promesse est tenue car Paulina apparaît de nouveau dans Le
Monde désert, qui à son tour se termine d’une manière indécise :
Luc Pascal ressucite ; il est un, il crie de joie ; sa jeunesse est si jeune qu’elle
effraierait n’importe quel adolescent. Mais le bref rayon s’éteint, les fantômes
reparaissent, c’est l’inexistence de Luc (p. 401)
Une fleur bleue dans la montagne (MD, p. 402).
D’une part, Luc se voit ressucité, d’autre part il est comdamné à l’inexistence donc à la
contradiction de l’existence. Il reste encore le dernier vers dont l’importance est accentuée par
la mise en page (il occupe la place centrale sur la page entière). La fleur symbolise
traditionnellement une nouvelle naissance ainsi que le rythme floral qui est, évidemment,
cyclique et renouvelable.
Hécate se termine par une scène des adieux entre Catherine et Flore :
235
Ibid.
-
Êtes-vous un peu heureuse Catherine ?
-
Non. Pourquoi le serais-je, mon ami ? Je réponds dans le sens de votre question.
-
Et dans un autre sens ?
-
Quelquefois très heureuse. Favorisée.
-
Je vous comprends. Qu’est-ce que vous allez faire ?
-
Je vais tourner, tourner. Tourner naturellement jusqu’à ce que je tombe.
105
Elle ajouta fort simplement :
- Il n’y a que mourir qui m’importe.
(Je verrai, je saurai, je le retrouverai ?)
J’aurais voulu embrasser la terre derrière les pas de cette femme. Elle monta dans son
auto, et regarda ailleurs (H, p. 600-601).
Catherine donne la promesse de tourner ce qui peut être compris ici comme retourner.
Cela serait un retour qui ne peut être rompu que par une mort définitive de Catherine. Mais
rien de cela, puisque Vagadu est une sorte de continuation mais sur un autre niveau. Celle-ci
se termine par une courte information : « Alors la Petite sourit, et véritablement, s’évanouit »
(V, p. 814). Le point culminant est ici beaucoup plus radical que dans le roman précedent mais
l’évanouissement n’égale pas la mort. C’est, au contraire, un état qui donne de l’espérance car
il permet une ressucitation.
Le récit suivant, Les Beaux Masques, probablement antérieur à La Scène Capitale236,
se compose des séquences et il est quasi impossible d’y retrouver de l’ordre. Il n’a pas non
plus une structuration claire d’où il n’est pas facile de trancher dans quel moment le texte
véritablement finit. On pourrait dire en général que ces séquences, ces notes sont bouclées par
les onze courtes formes en prose dont chacune manifeste le caractère bien indépendant. Mais,
une chose curieuse, Jouve marque une page (LBM, p. 1706) par un court mot entre
parenthèses : « (ultima) ». Juste avant, on lit : « Elle jouissait à la fin dans ses cheveux rouges,
se renversant sur les genoux que l’homme charitablement offrait à son dos » (p. 1706). Les
deux pages qui suivent ont un contenu bien énigmatique :
E. V. à l’hôtel meublé.
Cette femme nue, vivante et vieillissante, était comme un autel (p. 1707).
E. V.
Faits érotiques à propos (LBM, 1708).
Malgré l’hermétisme qui se manifeste tout au long du texte, il est clair qu’il s’agit
d’une écriture-femme, dont émane toute une féminité mythique que Jouve va explorer
jusqu’au bout dans le roman final. En effet, le mythe d’Hélène hante Dans les Années
Profondes. On aurait pu supposer que la mort de la Femme mythique sera la fin de toute
œuvre. Elle ne l’est qu’en partie. Sa mort s’avère la transfiguration et seulement un passage
236
Il est difficle de trancher définitivement car le texte n’est publié qu’en 1987. La date approximative du
manuscrit se trouve dans la biographie la plus récente de Pierre Jean Jouve, établie par B. Bonhomme et J.-L.
Lambert sur http://www.pierrejeanjouve.org/Jouve-Biographie/Jouve-Un_Parcours_biographique-1925-1938Les_Annees_prodigieuses.html, 04/02/2013.
106
qui donne la voie ouverte à la vocation et l’écriture poétique. L’émanation de la force
mystérieuse d’Hélène donnera au poète un pouvoir quasi magique et divin :
Je quittai le château de Ponte sans tourner la tête. Là – je le sus plus tard –
s’était ouverte pour moi une source parfaite, c’est-à-dire inépuisable.
Je partis sans avoir visité la tombe (DLAP, p. 1050).
Ces mots achèvent tout le cycle qui, doté de la source inépuisable, peut réaliser l’idée
d’un éternel retour. Cette œuvre romanesque après avoir rempli sa fonction libératrice, doit
être définitivement abandonée237. Chez Jouve la mort n’a pas uniquement une connotation
négative. Elle n’est qu’une charnière qui mène à une nouvelle étape ou une nouvelle vie.
Chaque aboutissement est donc à la fois le commencement de quelque chose de nouveau.
La ritualité au niveau de la structure se voit le plus clairement dans le roman initial et
le roman final qui constituent les boucles. Mais ces deux ouvrages doivent assurer à la fois
une continuité et les points forts de toute la décennie romanesque de Pierre Jean Jouve. Le
romanesque jouvien se caractérise par l’universalité qui le rapproche de l’idée eliadienne de
l’éternel retour et du temps sacré. Cela implique la réversibilité assurée par le temps mythique
qui circule sans fin et il n’est pas mesuré par le chronos, mais par les éléments naturels :
l’articulation des saisons, du jour et de la nuit, le fonctionnement de la lumière et d’ombre. La
temporalité possède une référentialité abstraite : elle est donc répétitive et éternelle238.
Tout le cycle peut se voir comme un mouvement intiatique mené sur un axe
ascensionnel, couronné par la libération. Par la symétrie, par le système des correspondances
internes, enfin par le caractère à la fois linéaire mais globalement cyclique, les six romans
jouviens, par leur structure, composition et narration imitent la structure rituelle qui à son tour
réalise l’ordre idéal de l’univers et de même traduit le contenu mythique.
2. 5. Le travail du rituel dans la construction des personnages
Si la mythologie est une organisation théorique et spirituelle du monde, sa réalisation
effective et pragmatique est réalisée par le rite (ce qui a était souligné entre autres par Eliade,
Frazer ou Lévy-Bruhl). Même si, au cour des siècles, les rites en eux-mêmes, formellement,
237
238
S. Sanzenbach, op. cit., p. 131.
H. Abdelkéfi, op. cit., p. 118.
107
ont changé (surtout en Occident), ils se poursuivent toujours mais sous une forme différente.
Celle-ci fait toujours revivre le mythe. Ce mécanisme, croyons-nous, est présent dans tout le
cycle romanesque mais aussi dans chaque roman individuellement.
Le rite désigne, comme l’ont notamment montré Frazer, Lévy-Bruhl ou Lévi-Strauss,
un ensemble d’actes répétitifs et codifiés, souvent solennels, d’ordre verbal, gestuel ou
postural, à forte charge symbolique, fondé sur la croyance en la force agissante d’êtres
surnaturels et de puissances divines, avec lesquels l’homme tente de communiquer afin de
porter témoignage, afin de rendre hommage ou d’obtenir telle ou telle faveur. C’est un
ensemble d’actes et de gestes manipulés qui survient dans les circonstances spéciaux : retour
des saisons ou des astres, naissance, mort, maladie. Il n’est pas forcément utilitaire et il se
construit surtout à partir de symboles239.
Le rituel, le creuset de la culture se nourrit des symboles qui ont une forte portée
opérationnelle240. Compris ainsi, il passe pour un stock de valeurs traditionnelles et de
symboles lourds de sens, par lequel les valeurs sociales de base se trouvent remoblisées,
comme disait Turner.241 Elles nous permettent aussi, grâce à la structure rituelle de retrouver
l’idée de l’ordre. À chaque fois, il s’agit d’une fonction transitionnelle qui peut aussi bien
exprimer la séparation que l’union. Victor Turner considère le rite dans la perspective
uniquement processuelle et légèrement fonctionnelle – il nous fait voir la structure sociale en
action : conflits, contradictions, ruptures, crises242. Dans le rituel, la société apprécie de
nouveau sa forme structurelle contrairement à la communitas, forme indéfinie et floue qui
reste en opposition avec la structure. Le rituel subit plusieurs classifications. Si l’on met
l’accent sur la transgression ou la transcendance, comme l’indiquaient Durkheim ou Mauss,
on peut parler des rites positifs (offrande, prière), négatifs (tabous, interdits) ou piaculaires
(purification, expiation). Selon Ricœur, le rite est une modalité de faire243. Il y a des signifiés
collectifs qui sont attachés aux signifiants collectivement ou institutionnelllement
sanctionnés244. Le rite a une fonction de communication et d’échange, d’apprivoisement et
239
Dictionnaire des sciences humaines. Anthropologie / Sociologie, P Fr. Gresle, M. Panoff, M. Perrin, P.
Triiper, Paris, Nathan, 1994, p. 326-7.
240
R. Devisch, Ch. Perrot, L. Voyé, L.-M. Chauvet (réd), Le rite, source et ressources, Bruxelles, Publications
des Facultés universitaires Saint-Louis, 1995, p. 27.
241
Ibid., p. 64.
242
Ibid., p. 60.
243
Cf., P. Ricœur, Les conflits de l’interprétation, Paris, Seuil, 1969, p. 60.
244
L. Voyé, « Le rite en question », R. Devisch, Ch. Perrot, L. Voyé, L.-M. Chauvet (réd), Le rite, source et
ressources, op.cit., p. 107.
108
d’accompagnement de situations critiques face auxquelles le rite affirme sa continuité. Le rite
marque l’initiation, l’inauguration ou bien la régénération.
Selon Malinowski, le rite réduit l’anxiété de l’homme et il est pour lui une sorte de
refuge où il peut canaliser ses émotions. Les rites seraient en dialectique avec nos sentiments
et réactions spontanées. Par exemple dans l’état de la colère nos réactions « naturelles » et
spontanées sont ensuite « repétées » dans les rites sous forme plus elaborée et
conventionnelle. Des ethnologues influencés par la psychanalyse ont vu dans les rites des
moyens symboliques pour régler les problèmes « relationnels » entre les individus de
générations différentes (Róheim 1934, 1943).
Le rite peut s’apercevoir aussi comme un métalangage (selon Gluckman 1962 ou
Turner 1968, 1969). Lévi-Strauss situe le rituel par rapport à la mythologie, comme un
processus qui va à contresens du mythe mais qui en même temps continue la démarche de la
pensée mythique même si parfois, c’est une pensée totalement renversée.
Une certaine tradition d’origine sociologique, depuis les travaux de Durkheim parle
des rites comme des éléments du sacré ; le rituel, comme l’a constaté Durkheim, est une
manière d’assurer la distinction entre le pur et l’impur. Le rituel a une dimension collective et
marque la vie sociale et les périodes importantes d'un groupe. Il a aussi une dimension spatiotemporelle précise qui instaure une coupure entre temps quotidien et temps du rituel. Les
avancées les plus récentes s'articulent autour de la notion du « rite profane » (Claude Rivière,
1995) et du "rite d'interaction" (Erving Goffman, 1974, Dominique Picard, 1995, 2007).
Les convergences entre la ritualité et la littérature sont possibles, comme le prouvent
plusieurs chercheurs. La structure rituelle, vu qu’elle imite le caractère universel du mythe, est
susceptible de subir des modifications et elle est en constant mouvement. Comme l’a fait
remarquer Myriam Watthee-Delmotte dans Littérature et ritualité, l’œuvre en tant qu’une
structure ouverte et symbolique, appelle la pluralité de lectures, cette multiplicité des
interprétations étant le garant de sa richesse. Ce phénomène est lié au concept de la reprise
dans son acception kierkegaardienne étant donné « qu’aucun texte n’est lu indépendamment
de l’expérience que le lecteur a d’autres textes ». De plus, la lecture accomplie par plusieurs
lecteurs, distants dans le temps et dans l’espace, possédant le fond culturel divers, va
proportionnellement augmenter le cercle d’intertextualité avec laquelle le texte se met en
dialogue. Dans l’acte de la lecture « se combinent les deux imaginaires (celui de l’auteur et
109
celui du lecteur), l’un et l’autre pris dans leur trajet anthropologique propre »245. Les deux
doivent créer un « nous virtuel » , insensible aux contraintes du temps et de l’espace.
Depuis Tylor et Frazer, les deux inventeurs de la ritologie comparée, les ethnologues
sont occupés à faire l'inventaire des formes rituelles et de leurs mécanismes logiques : ainsi,
on oppose les rites « sympathiques » (par analogie) aux rites « contagionnistes » (par contact);
les rites « directs » (magiques) aux « indirects » (faisant appel à des divinités); les rites
« positifs » (prescriptifs) aux « négatifs » (interdits). Mais peu d'ethnologues ont accordé
quelque attention au fait que les actes religieux et magiques, modernes comme anciens, sont
exécutés selon un certain ordre. Or, leur enchaînement importe autant que leur contenu, et
c'est de ce point de vue qu’Arnold van Gennep distingue une certaine classe de rites « qui
accompagnent chaque changement de lieu, d'état, de position sociale et d'âge » : ce sont les
rites de passage.
La théorie formulée et ensuite affinée par Arnold van Gennep, a bouleversé le monde
anthropologique. Elle insiste sur le fait que chaque rite de passage se déroule toujours en trois
étapes : la séparation, la marge ou la liminalité (moment où s'effectue l'efficacité du rituel, à
l'écart du groupe) et l'agrégation (retour dans le groupe). C’est la deuxième étape qui est
cruciale car elle assure l’efficacité du rite. Durant cette phase liminaire, l’individu est
habituellement soumis à toutes sortes d’épreuves, il doit subir les interdits et doit observer les
obligations car il se trouve hors de sa structure habituelle. En même temps, il n’atteint pas
encore une autre structure à laquelle il aspire. Pendant cette période « marginale » on peut
aussi transmettre un certain savoir à l’individu. Cette phase liminaire, vu son caractère
indéfini et instable du point de vue normatif, a été considérée comme dangereuse par les
sociétés primitives qui l’évitaient à tout prix.
Turner mettra pour sa part l'accent sur le fonctionnalisme des rites de passage en
matière de la cohésion sociale. En transformant les statuts sociaux de façon prédéfinie, les
rites de passages permettent d'éviter les conflits. Les exemples des rites de passages ce sont
par exemple : rites de fécondité, fêtes calendaires, cérémonies de mariage, baptêmes,
circoncisions, rites de purification, cérémonies d'accès à une fonction, à une société guerrière
ou religieuse, à un culte totémique ou ancestral ou initiations chamaniques.
Le rite de passage dont le rite initiatique est une forme particulière, est donc un rituel
marquant le changement de statut social ou existentiel d'un individu. Le plus fréquemment il
s’agit du passage de la puberté à la maturité. Le rituel se matérialise le plus souvent par une
245
M. Watthee-Delmotte, Littérature et ritualité. Enjeux du rite dans la littératuure française contemporaine,
op. cit., p. 44-47.
110
cérémonie, c’est-à-dire par une forme superficielle qui donne au rite toute une scénographie.
Les rites de passage permettent de lier l'individu au groupe, mais aussi de structurer la vie de
l'individu en étapes précises qui permettent une perception apaisante de l'individu par rapport
à sa temporalité et à sa mortalité. Cette fonction est très importante surtout dans les sociétés
primitives. Même si les rites de passage ont lieu dans chaque société, ils sont les plus visibles
dans des sociétés relativement stables et organisées d’une manière cyclique. Selon van
Gennep cela résulte du fait que le temps, selon la plupart des cultures traditionnellles, ne coule
pas d’une façon linéaire mais circulaire, répétitive. Il n’y a pas d’idée de la fuite du temps. La
durée se développe d’une cesure à l’autre. Chaque période de cette durée a sa valeur
spécifique. D’où, le passage d’une période à l’autre consitue un événement marquant, qu’il
faut célébrer et véritablement vivre246. Ce phénomène a donc un enjeu important pour
l'individu, pour la relation entre l'individu et le groupe et pour la cohésion du groupe dans son
ensemble. Tout changement doit être encadré rituellement afin de permettre, sécuriser et
rendre plus effectif le passage : « Dans le monde ancien, primitif ou ‘semi-civilisé’, les portes
de villes, les bornes et limites de territoires avaient un caractère sacré : les franchir impliquait
toutes sortes de précautions »247. Dans les sociétés traditionnelles c’est le moment où
l’individu se trouve dans l’au-delà. C’est pourquoi le rituel consiste en comportements qui
évoquent, par métonimie, la mort ou l’exclusion.
Selon Turner, la personne entrant dans la phase liminare quitte la structure et elle
commence à être soumise aux lois de communitas. Cette personne alors n’existe plus pour la
structure car la structure ne supporte pas l’état indéfini. Turner a essayé de définir cet état
indéfini en insistant sur son caractère passager (transitional being).
Les rites de passage sont souvent identifiés aux actes d’initiation. Néanmoins, il est
possible de traiter les deux distinctement prenant en considération quelques nuances subtiles
en ce qui concerne leur finalité. L’objectif d’un rite de passage est de s’incorporer dans un
nouveau groupe alors que le but du rite d’initiation réside dans la transformation de l’individu
à une nouvelle forme de l’existence, alors une sorte de re-naissance. Le terme initiation (en
latin initiatio) provient du latin initio qui signifie recevoir, accueillir à une communauté, et du
mot initium qui signifie le début, la provenance, l’origine, l’introduction248. L’origine latine
du mot initiation indique seulement qu’il s’agit du commencement. Mais le mot grec indique
246
G. Dąbrowski, Rytuały przejścia a użycie substancji psychoaktywnych, Wrocław, Wydawnictwo Katedry
Etnologii i Antropologii Kulturowej Uniwersytetu Wrocławskiego, 2006, p. 14-17.
247
http://www.scienceshumaines.com/les-rites-de-passage_fr_1079.html, 15/02/2012.
248
J. Sieradzan (réd), Inicjacje społeczne i znaczenie sytuacji liminalnych w rytach przejścia, Wydawnictwo
Uniwersytetu w Białymstoku, 2006.
111
aussi le but de l’opératon, « rendre parfait ». L’idée générale parle de l’achèvement, du
perfectionnement. Le mot néophyte (du grec) désigne une nouvelle plante qui vient de germer
un grain et qui doit se développer. Il est contraint de mourir d’abord pour pouvoir renaître.
L’initiation est ainsi un processus par lequel l’homme est mis en contact avec les secrets de
l’univers, et par lequel il accède à la science des vérités supérieures.
Dans notre vie, nous sommes constamment exposés à franchir des frontières et à
passer des caps. Nous sommes obligés de traverser des seuils et cette construction de notre
être ne finit jamais. Chaque commencement est à la fois une prise de conscience. Il y a des
initiations classiques, c’est-à-dire celles qui marquent le passage de la puberté à la maturité,
des initiations religieuses, propres aux certaines sociétés secrètes et aux confréries ou enfin
des initiations magiques ou mystérieuses, qui visent parfois l’obtention de forces surhumaines
et paranormales, mais le plus souvent une connaissance des mystères du monde.
Une autre classification peut se construire à partir du point de vue de l’initié : on
découvre alors qu’il y a des initiations volontaires, qui ne relèvent que du choix d’un individu
de s’y soumettre pour faire partie d’un groupe ou pour obtenir un nouveau statut. On pourrait
voir aujourd’hui des rites d’initiation dans toutes les mises en scène destinées à marquer un
changement de situation sociale, d’âge, d’état, de lieu. Les sociétés occidentales ont tourné le
dos aux pratiques initiatiques fortement ritualisées pour les reconstituer sous des formes
voilées249.
Les rites reflètent cette partie importante de violence inscrite au cœur de l’individu et
de la société – une violence largement refoulée aujourd’hui qui trouve ici un exutoire légitimé
par la tradition et structuré de manière plus ou moins rigide. En endossant ce rôle de victime,
l’initié parvient à ressouder les liens communautaires et sociétaux distendus par le conflit des
désirs. Quand l’initiation est terminée, la crise mimétique s’éteint : le nouveau venu fait
désormais partie du groupe, il est semblable aux autres, l’altérité n’est plus de mise250. Il n’y a
pas d’initiation sociale sans rites et sans symboles, même réduits à leur plus simple
expression. L’initiation s’accompagne d’une mise en scène, d’une théâtralisation et d’une
dramatisation forcée où chacun doit jouer le rôle qui lui est dévolu.
Les rites initiatiques servent également à détecter ceux qui ne sont pas suffisamment
soumis au groupe pour les subir. Ces derniers sont alors conduits à chercher la protection d'un
autre groupe, épurant ainsi le groupe initial de ses éléments jugés peu sûrs. La circoncision est
249
250
Ibid., p. 17.
Ibid., p. 20.
112
considérée par eux comme une forme socialement très importante de rite, car elle teste et met
en exergue la soumission des parents plus encore que celle des enfants251.
Toute initiation passe par un certain nombre de rites qui la rendent effective : les
épreuves qui miment symboliquement la mise à mort – regressus ad uterum, la descente aux
enfers ou la montée aux cieux. L’initiation dans la société moderne et occidentale se
manifeste entre autres dans la littérature252. Quoiqu’il ne faut pas confondre le roman de
maturation (par exemple L’éducation sentimentale de Flaubert) qui décrit un trajet existentiel,
mais dépourvu de changement radical, du roman de l’initiation qui exige un changement
profond dans le cheminement des personnages.
Pour parler du roman initiatique il faut un changement d’ordre ontologique253. Ce
changement doit s’opérer impérativement par le biais d’une mort symbolique et non pas
n’importe quel bouleversement. Paul Larivaille va dans la même direction en disant que le
récit initiatique doit se composer des trois étapes obligatoires : l’avant, le pendant, l’après254.
Ce schéma fait penser à Aventure... où Catherine distingue clairement les événements qui
appartiennent à l’avant et à l’après.
La construction de l’univers romanesque ainsi que le cheminement des personnages
sont déterminés par le schéma du rite initiatique. Chaque œuvre littéraire peut être dite
initiatique, « il faudra qu’elle comporte une analogie structurale et symbolique suffisamment
reconnaissable, précise et étroite255 ». Nous essayerons donc de démontrer cette analogie dans
les romans de Pierre Jean Jouve et de retrouver une structure rituelle initiatique au sein de
chaque roman, illustrée surtout par le fonctionnement des personnages principaux.
2. 6. Le mouvement initiatique des personnages
Tous les personnages principaux qui peuplent l’univers romanesque de Pierre Jean
Jouve sont soumis à toutes sortes d’épreuves qui construisent leur chemin initiatique sur
plusieurs dimensions. Les rites accomplis par les protagonistes s’inscrivent dans la ritualité
251
http://www.scienceshumaines.com/les-rites-de-passage_fr_1079.html, 01/02/2012.
L. Déom, « Le roman initiatique : éléments d’analyse sémiologique et symbolique », Les Cahiers
éléctroniques de l’imaginaire, Rite et littérature, op. cit., p. 76, 3/03/2012.
253
Ibid., p. 78.
254
Cf., P. Larivaille, « L’analyse (morpho)logique du récit », Poétique, n° 19, 1974, p. 387.
255
S. Vierne, Rite, roman, initiation, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1987 (1973), p. 5.
252
113
initiatique. Leur individualisme et la complexité du caractère laissent se découvrir lentement,
à travers leur actes initiatiques. Étant donné que ce genre du procès rituel est unique et par
excellence personnel, nous proposons de faire des microanalyses distinctes pour chaque
personnage afin de bien montrer leur évolution au sein de chaque roman séparément et au sein
de tout le cycle romanesque. Le romanesque jouvien pourra ainsi apparaître comme une
écriture de transformation et un véritable chemin initiatique256.
Avant de passer à nos analyses concentrées sur la matière romanesque, il faut revenir
au texte poétique, déjà mentionné, à savoir Le Paradis perdu. Au moment où Pierre Jean
Jouve a commencé son cycle romanesque, il a composé Le Paradis, sorte de retranscription
du récit biblique, auquel nous nous sommes déjà référé dans le contexte de la Genèse. Selon
Muriel Pic, ce poème insuffle a l’oeuvre son mode rituel : la répétition du mythe257. Par la
réappropration de l’écriture biblique, Jouve ne cherche pas à réécrire le mythe mais à
« engendrer le mythe ». Cette expression, Jouve l’emploie lorsqu’il écrit sur le concert de
Toscanini à Lucerne, le 18 août 1939 :
Ainsi le rôle sacré de la Musique [comme de la Poésie], j’entends par la sa
puissance d’engendrer le mythe, s’accomplissait lui aussi devant nos yeux ; la
Musique traduisait entièrement le Mythe dont une société d’hommes a besoin pour
subsister, pour combattre et pour croire258.
La vocation du poète consiste donc à transposer et à mettre en nouveau contexte le
mythe fondateur. Grâce à ce procédé, l’œuvre revêt une valeur universelle, propre à tous les
récits mythiques. Les interférences mythiques se manifestent dans la contruction des
personnages dont le fonctionnement dans la matière romanesque est basé entre autres, sur la
ritualité initiatique.
2. 6. 1. Paulina – par les ténèbres du purgatoire à une illumination cathartique
Le premier roman d’après la rupture constitue un cheminement initiatique en soi. Il est
effectué par la mort symbolique de l’auteur qui a vécu une crise grave. Paulina 1880 marque
256
B. Bonhomme, Jeux de la psychanalyse...,op. cit., p. 5.
M. Pic, « Le paradis perdu de Pierre Jean Jouve : Rite et survivance et survivance du rite : Le souffle du
mythe », op. cit., p. 121.
258
P. J. Jouve, « Le dernier concert », Commentaires, op. cit., p. 139.
257
114
une nouvelle étape et une nouvelle vie de l’écrivain ainsi que de nouvelles tendances dans sa
pensée. Ce roman, comme a dit Lucie Desbordes, fait appel à l’inconscient collectif en y
incluant les idées de la faute, de Dieu, du Sacré, appuyées sur la tradition judéo-chrétienne259.
Ces concepts apparaissent dans les rites que Paulina accomplit, d’une manière résolument
individuelle260. Même les actes rituels au couvent, par excellence collectifs sont ici
personnalisés. C’est pourquoi, les rites qui dominent ce sont ceux qui marquent de diverses
initiations – actes par excellence individuels.
Tout le parcours de Paulina peut être vu dans son ensemble comme le chemin
initiatique. Les six parties du roman correspondent aux six étapes de son existence. Dès le
début, Paulina est spirituellement préparée à accéder à l’initiation : Elle « était pure comme
l’eau » (p. 13). En même temps, ses yeux sont « d’un reflet nocturne » (P, p. 13). La néophyte
est censée sacrifier une victime ce qui se produit quand elle est encore enfant – elle égorge un
chevreau. Par sa sollenité, cet acte ressemble au rite juif d'abattage par jugulation, devant
Dieu. L’Agneau est un symbole de pureté et cadeur. L’image du berger divin qui conduit son
peuple comme un troupeau et l’image du serviteur de Dieu que l’on compare à un agneau
traîné à l’abattoir, ont donné lieu à la métaphore du Nouveau Testament qui compare Jésus à
un bon berger. L’agneau est également le symbole du Christ (agnus dei)261. L’égorgement du
chevreau peut être donc interprété comme la fin d’une période candide et une sorte
d’ouverture inconsciente vers le péché mais aussi vers la voie du sacrifice. Dans son rôle
sacrificiel, Paulina peut trouver une forme de plaisir. De plus, le traumatisme venu de
l’égorgement du chevreau est vaincu par toute une structure rituelle qui touche aussi bien sa
vie spirituelle qu’affective et elle lui permet de vivre avec jouissance262. Georges Balandier,
influencé par la pensée girardienne, voit le sacrifice comme une violence en soi, mais qui
découle de la religion en tant qu’institution. C’est l’un des moyens premiers auquel recourent
les sociétés pour donner à la violence une certaine figure domestiquée. La violence s’avère
alors fondatrice263.
Celui qui sera responsable de tuer en germe toutes les tentatives des péchés c’est le
confesseur de Paulina, le père Bubbo, personnage fort énigmatique et ambigu. Le père Bubbo
incarne le religieux et le magique à la fois : « Il connaissait la science des simples, les cures
259
L. Desbordes, « L’ombre et la lumière dans l’écriture de Paulina 1880 », Pierre Jean Jouve 6, op. cit., p. 124.
M. Watthee-Delmotte, « Temporalité narrative et symbolisme rituel dans Paulina 1880 », op. cit, p. 52.
261
Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, op. cit.,
article l’« agneau », p. 9-10.
262
M. Watthee-Delmotte, « Temporalité narrative et symbolisme rituel dans Paulina 1880 », op. cit., p. 56-57.
263
G. Balandier, « Violence et anthropologie », dans Violence et transgression, op. cit., , p. 12.
260
115
naturelles, la médecine homéopathique » (P, p. 26). C’est un personnage bien énigmatique, en
effet :
il prédisait l’avenir aux pauvres gens [...]. On racontait qu’il pouvait dire le
caractère d’un homme, ses habitudes, son histoire, combien il avait eu d’enfants, s’il
était une brute ou un honnête chrétien, dès que cet homme lui avait fait connaître le
jour et le mois de sa naissance [...]. Les paysans lui demandaient surtout de conjurer le
mauvais sort et d’écarter la jettatura, mais guérir le jettatore et le réhabiliter (p. 26-27).
Bubbo plus qu’un prêtre se montre plutôt un sorcier ou un astrologue, les deux
professions étant banies par l’église :
Il dissipait les fièvres qui frappent le bétail, il empêchait les avortements, –
mais Gesummio ! il n’était peut-être ni guérisseur ni faiseur de miracles ni sorcier ni
savant, seulement un bon homme de vieux prêtre qui a beaucoup connu, vu et retenu,
qui a connu des paysans, des citadins, des nobles, des prêtres, des marchands... (p. 27).
Bubbo est aussi un nécromant (p. 27) donc celui qui pratique la nécromancie
consistant à l’interrogation, dans un but de divination, des personnes décédées, censées
survivre et communiquer avec les vivants. Le mot vient du grec νεκρός (la mort) et μαντεία
(la divination). Une signification subsidiaire se remarque dans une forme alternative et
archaïque du mot, nigromancie, (venant d’une étymologie populaire fondée sur le latin niger,
« noir ») où on acquiert la force magique de « pouvoirs ténébreux » en se servant de cadavres.
La Bible contient aussi de nombreuses références à la nécromancie (qui est clairement
interdite) en mettant explicitement les Israélites en garde contre la pratique cananéenne de la
divination par les morts. Aussi, dans le monde gréco-romain a-t-on pratiqué la nécromancie.
Sa forme la plus explicite se trouve chez Ovide qui décrit Orphée voulant ressuciter l’esprit de
sa femme Euridice dans Les Métamorphoses. Bubbo est donc un confesseur inhabituel qui
joue le rôle du second père dont l’obligation la plus importante est de veiller sur l’innocence
de Paulina.
L’âge d’innocence est rompu au moment où Paulina atteint la maturité dont
l’avènement est marqué par le bal qu’on donnait traditionnellement dans ce milieu
aristocratique à l’occasion du dix-neuvième anniversaire de la jeune fille. C’est à la fin de
1864 qu’elle devient officiellement et socialement une femme : « elle se sentait devenir
voluptueusement femme » (P, p. 29)264. Mais malgré la volupté qui s’approche, il y a toujours
264
Comme le titre d’un poème de Jouve « De plus en plus femme », dont parle G. Lombard dans « Une écriture
du désir en quête d’identité », Pierre Jean Jouve 6, op. cit., p. 235.
116
en Paulina le désir de rester pure. Elle n’est pas loin de la pensée du néoplatonisme selon
lequel l’âme humaine est censée demeurer sur terre, car elle est incarnée dans le corps. Le bal
est un événement spectaculaire est sans aucun doute il constitue une charnière importante
dans la vie de l’héroïne constituant une des cérémonies inscrite dans la vie sociale :
Tout se passa comme elle l’avait rêvé. Quand elle entra sous la grande lumière
des bougies et des flammes de gaz, dans sa robe de soie d’argent à crinoline, qui
dégageait de façon si aristocratique ses épaules déjà fameuses, il y eut un murmure de
plaisir discret mais très sensible parmi les danseurs, un sourire protecteur des vieilles
dames, et la charmante bonhomie italienne fut un instant touchée au cœur ; dans
l’ombre du jardin de pierre où les citronniers portaient des lanternes, par la grande baie
ouverte sur la soirée de juin, elle apercevait le comte [...] (p. 35).
Le bal a lieu au printemps donc pendant la saison qui initie toutes les autres, où tout
renaît et prend son commencement – le nouveau cycle floral, végétal, astronomique. Et c’est
aussi un nouveau début pour l’héroïne : « Elle avait conscience d’être devenue un nouvel être
depuis le bal des Lanciani. Une porte allait s’ouvrir [...] » (p. 39). La porte est un symbole du
passage initiatique à une autre existence, à la première, ainsi qu’à la dernière rencontre avec
Michele (P, p. 64-65, 68/241, 67/243). Le regard, le recul, le corps, le hurlement sont pareils.
La tentative du suicide est en fait une répétition du meurtre de l’amant et une explication du
sens véritable de ce meurtre265.
Après le bal, Paulina entre dans une nouvelle étape de sa vie, celle qui est marquée par
les désirs terrestres aussi bien que par le besoin d’expiation (P, p. 82). Les rencontres avec
Michele deviennent des actes volontairement ritualisés ce qui leur accorde un sens certain et
une sorte de justification. Les rendez-vous ne sont pas dépourvus d’une forme de superstition
dès lors qu’ils prennent l’allure d’un rite magique dans lequel tout est codé sous peine
d’inefficacité rituelle. Paulina impose le jeu rituel a Michele. Néanmoins, c’est un ritualisme
d’ordre pathologique, c’est-à-dire lié à un malaise profond, « qui s’exprime dans une
compulsion de répétition »266.
Ce déchirement est rendu encore plus dramatique par la mort du père, Mario Giuseppe,
dont le décès « ouvrait peu à peu les portes de la cave où se tenait le Péché » (P, p. 94). La
disparition du père peut se voir comme une sorte de sacrifice fait exprès pour arrêter cet élan
voluptueux entre Paulina et Michele. Néanmoins, la fascination réciproque des deux amants
ne cesse de persister : « La vie de ces années-là fut double et partagée. Il y avait son sensuel
265
S. Poza, Lecture critique des romans de Pierre Jean Jouve : Narcisse à la recherche de lui-même, Fleury-surOrne, Minard, coll. « La Thésothèque », 1994, p. 120.
266
M. Watthee-Delmotte, « Temporalité narrative et symbolisme rituel dans Paulina 1880 », op. cit., p. 54-55.
117
amour et il y avait Dieu. Elle ne voulait rien renoncer, ni de l’un ni de l’autre » (P, p. 103). En
même temps, Paulina reçoit, malgré tout, l’absolution de la part de Bubbo et elle fait la
communion ce qui lui donne, de nouveau, une nouvelle force et une nouvelle vie : « La joie
blanche, la joie de neige, la joie lumineuse entrait dans son corps et par cette voie dans son
âme, et c’est en portant la joie parfaite qu’elle se relevait... » (P, p. 104). C’est le premier pas
vers une illumination qu’elle recherche avec une ardeur énorme. L’illumination signifie
surtout l’obtention de l’unité qui permettra d’arrêter cet état de dualité qui provoque l’état de
malaise. C’est d’ailleurs la chose commune pour tous les personnages jouviens – l’initiation
mène toujours vers l’unité.
Les prémisses d’une nouvelle vie s’annonce au moment où Paulina a refusé la
proposition du mariage de la part de Michele. Juste avant d’entrer au couvent, elle célèbre le
jour de l’Ascension (p. 111) qui désigne le moment où Jésus a été élevé aux cieux.
L’Ascension dans la mythologie gréco-romaine, indique également l’action de rejoindre
symboliquement le domaine divin. Le jour de l’Ascension a lieu toujours au printemps (dans
le roman c’est le 21 mai). Toute la nature est donc en état de renaître : « Le vent, la brise
plutôt, le blé déjà haut sur le bord de la route, les rizières chaudes, parfois un petit bois dont la
verdure est déjà lourde » (P, p. 111).
Dans la partie Visitation, il y a aussi tout un échantillon des rites liturgiques :
confession, prière, communion, ascèse, l’obligation du silence. Le rite renvoie au livre
liturgique catholique ou à l’église anglicane (ritualiste)267 tandis que la prière se dresse
comme une voie d’identification initiale comme processus du moi, permettant à l’initié
d’assumer sa biographie [...] au sein d’un drame268. Ce qui nous intéresse consiste à voir
comment la période passée au couvent se situe par rapport à toute la voie initiatique du
personnage.
Quand la partie « Visitation » commence, il n’y a plus de Paulina : « Comme les
portes en se refermant sur sœur Blandine ont fait un bruit solennel ! Je les entends toujours.
Rien de pareil au bruit de ces portes » (P, p. 129). Encore une fois la porte se referme, encore
une fois, le seuil est franchi – c’est l’entrée à une nouvelle vie rachetée par le sacrifice de
n’avoir pas marié l’ancien amant. De plus, l’héroïne passe par une mort symbolique (« Ils
m’avaient crucifiée » P, p. 130) qui, selon Eliade, est une stade nécessaire afin d’accéder à
une résurrection . L’écoulement du sang s’est effectué (« Le sang a coulé », P, p. 132), le
passage est sanctifié. Tout mène vers une nouvelle vie qui commence officiellement avec
267
268
J. Gendreau, L’adolescence et ses « rites » de passage, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 118.
R. Delvisch, op. cit., p. 56.
118
toute la sollenité lorsque Paulina reçoit formellement un nouveau prénom, Sœur Blandine de
la Visitation (P, p. 147). Comme a dit Durkheim, le désir de briser l’ancienne personnalité est
rempli d’abord par les changements de noms. De plus, ce prénom « évoque la blancheur,
l’innocence suppliciée, livrée aux forces diaboliques, et ce jeu d’alternance du bien et du
mal »269.
L’entrée au couvent marque une nouvelle existence mais ce n’est qu’un passage sur la
voie en quête d’illumination (« Sœur Blandine attendait de trouver l’illumination de la Grâce
par ses propres moyens », P, p. 146). D’ailleurs, le personnage exprime dans une prière sa
volonté de renaître :
Rien ne change vraiment, rien ne s’efface, rien ne se renouvelle dans notre
monde de larmes ; c’est seulement dans l’autre monde, le Tien, c’est seulement dans
l’Illumination qui tombe de mon Époux que je puis être nouvelle, née d’une naissance
sans chair, inutile comme le lys des champs et simplement prête à mourir (P, p. 178).
L’essentiel de l’initiation est là – il n’y a pas de changement visible, néanmoins il y a
un changement profond à l’intérieur. C’est une seule véritable différence qui existe entre
l’initiation et le rite de passage. Dans la première, il s’agit plus d’un résultat du travail
personnel de son esprit.
Dans le cheminement initiatique il arrive le moment d’un déséquilibre par lequel passe
chaque novice. C’est le moment qui déstabilise l’Initié. Il ne faut pas oublier que le
personnage est en floraison de sa jeunesse, une catégorie par excellence imprécise 270. De cet
état au statut passager, liminaire et indéfini, un nouvel être va ressurgir. Et à l’instar de la
création divine, la chose nouvelle doit émerger d’un centre, de l’Un. Blandine évoque ce
sentiment d’être unie à Dieu : « Il m’a immergé dans l’amour amoureusement » (P, p. 198).
Comme l’a remarqué Sylvie Poza, « cette immersion évoque le sentiment océanique dont
parle Freud et Rolland car ce sentiment est le résidu d’une phase primitive du sentiment du
Moi où il n’y a pas encore de distinction entre le moi et le non-moi »271. Cet état du moi se
rapporte donc à l’origine, au nourisson et encore à l’état embryonal. C’est la phase nécessaire
qui permet le commencement, par analogie à la création divine précédée par le Chaos.
L’héroïne est en train de prier et de même elle se conforme aux règles du couvent de
Visitation. Par les rites elle construit son identité272. Mais en même temps elle avoue être
269
B. Bonhomme, Les jeux de l’écriture dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve, op.cit., p. 135.
J. Gendreau, op. cit., p. 16.
271
S. Poza, op. cit., p. 102.
272
J. Gendreau, op. cit., p. 65.
270
119
plutôt Paulina, donc son ancienne incarnation : « Ce n’est plus une Visitation, c’est Paulina.
Amen » (P, p. 178). Ensuite, elle ne reconnaît plus l’ombre et la lumière, ses repères les plus
importants. C’est le moment où elle quitte le couvent, sans pourtant oublier Dieu qui l’envoie
vers Michele encore une fois. Le sens de la conversion de Paulina au moment où elle reçoit ce
message divin, consiste à accepter d’être l’exécutrice d’un rite sacrificiel instauré par Dieu
dans l’Écriture. Elle croit pouvoir y trouver le sens et la jouissance. C’est une vraie
reconnaissance de la nécessité du meurtre. Paulina croit remplir la volonté divine. Cela fait
penser à la mort à l’âge classique, annoncée et non dissimulée, publique et non reservée
comme un secret ou une indiscrétion. Une mort familière et presque apprivoisée, alors que
nous la trouvons anormale et angoissante273.
Le moment du meurtre ainsi que toutes les préparations font penser à un meurtre
rituel. Le temps ralentit, il n’y a plus d’ellipses, mais un lent écoulement des minutes, des
secondes. Les préparations se font des deux côtés – Paulina achète le colt, le comte fume un
cigare. Cela fait penser à la dernière cigarette comme à la dernière volonté d’un condamné
avant la mort. Paulina, comme l’exécutrice de l’ordre divin, s’apprête à son devoir avec soin :
« Elle pria Dieu qui l’avait tant assistée jadis, qui l’avait illuminée par de si grandes lumières,
afin qu’Il lui accordât au moins le courage et la patience d’obéir droitement à la nécessité
qu’Il voudrait lui faire connaître » (P, p. 200).
Il y a donc les bougies, les prières et « la pureté du corps » qui accompagnent le
meurtre qui à son tour revêt le statut d’un meurtre rituel où Michele est victime. En même
temps, il s’agit d’un sacrifice effectué au nom de Dieu – « Ensuite viendra la Volonté » (P, p.
203). Le crime s’avère nécessaire pour que le mouvement initiatique puisse continuer. Le don
ouvre la voie de l’Illumination future à laquelle Paulina aura accès après avoir rempli sa
période de pénitence en prison.
La catharsis vient le 15 juin 1891, date à laquelle elle est grâciée. La femme est née
exactement quarante-deux années avant, le 14 juin 1849. Le jour d’après son anniversaire peut
être considéré comme une nouvelle naissance. Marietta, le dernier avatar atteint finalement la
pureté mais c’est une pureté inanimée, endormie, disparue, presque morte. Le changement de
prénom est encore une fois fort significatif. Le prénom Marietta
est un signe de reniement du passé, et enfermement volontaire dans une
solitude désormais presque heureuse. Ce prénom, moins aristocratique que celui de
Paulina, souligne également qu’elle a délaissé toute vanité, toute démesure, toute
273
J. Gendreau, op. cit., p. 13.
120
singularité, pour devenir une simple paysanne, qui vit du travail de ses mains et qui,
avant tout, recherche la tranquillité. Peut-être fallait-il, avant de s’appeler Marietta
(Marie ?), passer par la purification, la blancheur de Blandine274.
Marietta encore plus que Paulina est un être « sans histoire ». Elle rejoint le temps
éternel, immortel, circulaire. La dernière scène se déroule dans un cadre spatio-temporel
complètement abstrait, sans aucune référence concrète.
Dans Paulina 1880 un objet qui permet le déroulement de l’action, c’est la clé. En
effet, sa riche symbolique et son double statut font de lui l’outil du péché, de la fermeture
mais aussi de la connaissance et, enfin, de la délivrance de « l’esprit souterrain » (P, p. 19) du
personnage principal. La clé remplit le rôle d'initiation et de discrimination, elle ouvre la voie
initiatique, permet de lier et de délier, d'ouvrir ou de fermer le ciel. Selon la terminologie
alchimique, c'est le pouvoir de coaguler et de dissoudre. Le double aspect du pouvoir (diurne
et nocturne) de la clé correspond à l'autorité spirituelle et aux fonctions royales dont le but
respectif est, selon Dante, l'accès au paradis céleste et au paradis terrestre. La clé est le
symbole du pouvoir, de la force et de la domination de celui qui la possède. C’est donc
toujours Paulina qui ressent le caractère répressif de l’emprisonnement dont la clé est un
intrument essentiel : « Chaque soir [...] Priscilla [...] donnait un tour de clé à la porte vers le
salon et plaçait la clé sous le chevet de son maître. Ceci fait, tout le monde était enfermé » (P,
p. 51).
Dans le roman, la clé signifie non seulement un obstacle physique mais aussi le
symbole de la domination (dans ce cas-là la domination quasi incestueuse du père sur sa fille).
Le personnage souhaite la délivrance de la protection excessive du père qui est manifestée par
une forte volonté de la transgression, mise en relief par le narrateur qui situe les premières
entrevues de Paulina et Michele près de la porte : « Cette nuit, à deux heures, je serai à la
porte de la chambre de votre père, il sera endormi, vous viendrez m’ouvrir, vous savez où est
la clé. [...] Cette nuit, [...] Restez derrière la porte de communication, dans votre petit couloir,
afin de m’entendre frapper » (P, p. 52-53). La porte devient l’objet de désir et d’obsession :
« Nous sommes devant la porte. Le comte fait un grattement léger sur la porte énorme à deux
battants » (p. 54). La porte revêt une dimension quasi magique et un obstacle infranchissable
car « la porte les sépare » (p. 55). Ensuite, le mouvement de la clé et toute l’action minuscule
d’ouvrir la porte s’avèrent comme un rite, nécessaire à atteindre la connaissance : « La clé
pénètre la serrure. En tournant elle fait un épouvantable bruit, c’est celui d’une clé rouillée
274
B. Bonhomme, Les jeux de l’écriture dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve, op. cit., p. 135.
121
dont le mouvement est trop lent » (P, p. 55). Une fois le seuil franchi, tout le rite doit être
répété de nouveau : « Elle referme la porte à clé. Elle s’avance vers le lit. Elle replace la clé
sous le traversin » (P, p. 56).
La porte et la clé impliquent l’existence du seuil, inextricablement lié à la
transgression. Puisque, bien entendu, trans-gresser veut dire passer le seuil, se trouver dans
un état de liminalité – étape transitionnelle caractérisée par son indétermination275. « L’état
liminal » est une caractéristique prononcée par des ethnologues afin de décrire des pratiques
de peuples et de cultures différents qui se trouvent à la limite de la raison et de la folie.
L’espace et les rites mettent en évidence le caractère indécis du personnage, sa dualité
et l’acte de passage qui se reproduit. La dychotomie fermé / ouvert qui se laisse voir dans la
narration donne de l’opacité au personnage, cet alter ego ou bien le double de son créateur.
Plusieurs initiations de Paulina construisent son identité. Toute la conception du personnage
repose en effet sur la ritualité initiatique issue de la profondeur même du péché. Comme le
rappelait Jean Starobinski dans la préface à l’Œuvre complète, le salut peut venir au comble
de la faute. Cela assure l’évolution du personnage et par là, le mouvement progressif,
ascensionnel, de la narration.
2. 6. 2. Jacques, Baladine, Luc – le fameux chiffre trois en quête de l’union
Si le cheminement initiatique de Paulina est assez facile à repérer, le destin
problématique des personnages en trio dans le roman suivant, ne l’est plus. C’est un roman à
une tendance diminuendo – tout mène vers la catastrophe. L’auteur a voulu y présenter « le
monde de la destruction [...] et les tendances persécutrices, les forces de la paranoïa, règnent
sous des formes diverses » (EM, p.1088).
Les personnages sont très attachés aux quatre éléments qui leur remplacent Dieu. C’est
donc une tendance animiste qui s’expose à travers leur cheminement. Même si le père de
Jacques, Isaac de Todi est un pasteur (on pourrait dire pasteur divin), Jacques croit plutôt à la
force de la nature qu’à Dieu : « Soleil, cher Soleil, Soleil sacré [...]. Moi Jacques je crois au
soleil » (MD, p. 238). Nous allons explorer le terrain de ces croyances totémiques dans la
275
La liminalité est la seconde étape constitutive du rituel selon la théorie de Van Gennep. Le terme provient du
latin limen ce qui signifie le seuil. Cette notion est à présent appliquée dans les deux disciplines – psychologie et
anthropologie – signifiant l’état liminal.
122
dernière partie de ce travail mais il convient de dire ici que l’une de formes du totémisme
consiste au culte des ancêtres. Le totem est un élément ou un phénomène naturel présenté
comme un ancêtre mythique ou un parent lointain. Il est traité comme un objet rituel, sculpté,
peint, façonné ou tout simplement vénéré dans sa forme naturelle. Philippe Descola dans son
étude Par-delà nature et culture (2005) présente le totémisme comme un des quatre modes
universels d'identification (d’autres « ontologies » ce sont naturalisme, animisme et
analogisme) dont les gens procèdent à l'égard des autres existants non humains. Ce mode
d'identification se fonde sur deux critères : l’« intériorité » et la « physicalité » – rappelant la
traditionnelle dualité de l'âme et du corps. Chaque critère donne lieu, soit à une fusion, soit à
une discontinuité entre existants humains et non humains. Ainsi, totem, est-il un moyen de
rechercher son identité, surtout si l’on prend en considération l’analogie entre le totem et
l’ancêtre – c’est une recherche des racines qui permet de découvrir ses origines.
N’oublions pas que dans ce roman il y a un écho d’une lointaine tante italienne,
Paulina : « L’eau, l’amie mystique, l’image, Paulina, Paulina, Paulina » (MD, p. 317). L’eau,
substance purificatrice, est très visible tout au long de l’histoire. Cette quête identitaire, à
travers les symboles naturels identifiés aux ancêtres, donc par extension aux origines, à la
matrice originelle, peut être comparée au cheminement initiatique qui aboutit par sa définition
à la redécouverte de son moi par de profonds changements au fond de l’âme.
Effectivement, les pérégrinations des personnages sont fortement marquées par le
souci d’être parfaitement unis avec la nature qui constitue la base des repères : « Tu établiras
ton équilibre sur ta nature, tu seras un platonicien, sinon... » (MD, p. 284). L’action du Monde
désert à l’exception de la ville de Genève, se passe dans les montagnes et en général dans les
environs naturels où l’ingérence de l’homme est le moins visible. C’est seulement dans des
cadres pareils qu’on puisse faire véritablement travailler son esprit ce qui n’est pas possible en
ville (« La spiritualité n’y existe pour ainsi dire pas », MD, p. 311).
Tous les trois personnages : Jacques, Baladine et Luc, cherchent l’unité. Dans la Bible
elle est exprimée par exemple par le chiffre Un, symbole du Commencement. Il traduit la
perfection, le Tout. Le mot univers signifie "tourné vers Un". Cette perfection est celle d'un
point au centre du cercle. De la Trinité, les héros veulent se tourner vers l’Un. Néanmoins, le
chiffre trois est le symbole du spirituel et de l'immensité. C'est le triangle parfait entre l'Esprit,
le Ciel et l'Âme. Le nombre trois symbolise donc aussi la perfection, comme Père – Fils –
Saint Esprit. Les héros veulent trouver la recette d’une vie heureuse à trois : « Il faut que nous
soyons un » (LM, p. 323).
123
C’est surtout Jacques qui se sent mal et qui est porté par Baladine vers des instincts
meurtriers. Malgré tout, il désire devenir ascète :
Je vais transposer, délivrer le besoin érotique, je vais faire un prodige,
m’envoler à partir de là. Pas de grande vie sans une grande mutilation. Je me refuserai
le bonheur ; le garçon qui passe est ma tentation, je suis l’homme tenté, la tentation
sera le ferment de ma vie spirituelle. Je tue et j’aime en même temps. Je transporte tout
mon coeur dans la spiritualité. Il faut chercher Dieu (MD, p. 325).
Il a aussi une tendance à affirmer la vie mais en même temps à la nier, il est porté au
malheur par Baladine mais aussi son propre caractère porte une certaine fatalité ou bien
simplement la mort :
Le nom de Jacques de Todi [...] d’une certaine manière évoque la déchéance.
Wanda Rupolo remarque l’homophonie de ce nom avec le mot « taudis », au sens de
« misère morale », « lieu déserté par la tendresse familiale ». Mais surtout ce nom
place le personnage sous le sceau de la fatalité par la proximité du mot Tod qui
signifie mort en allemand – et donc dans une partie de la Suisse, où se passe le
roman276.
Baladine va vers la pureté à l’instar de Jacques (MD, p. 297), mais tous les deux
s’approchent directement de la catastrophe qui se manifeste avec la plus grande douleur par
les funérailles de Jacques277. Même après le suicide de celui-ci, Luc veut atteindre le salut des
trois. Dans la lettre à Baladine il avoue être engagé depuis vingt ans « dans une opération de
rupture » (MD, p. 367). Il n’accepte pas la mort de Jacques et il désire purifier l’âme de son
ami mort :
Puisque je ne pouvais supporter la réalité de la mort de Jacques, il fallait que ce
suicide dans lequel j’avais une partie de l’action fût effacé grâce à une opération de
mon esprit, ou peut-être une opération apaisanite et magique de votre part. Je vous prie
de ne pas me croire malade, parce que je raisonne parfaitement bien en toutes
circonstances, et je distingue ce qui dans mon état pourrait être appelé trouble (les
difficultés, les angoisses) et d’autre part une tentative très pénétrante de ma pensée
pour assimiler la mort. Une certaine douleur éternelle, dont la nature m’est inconnue,
existe entre lui et moi [...[ La réparation à l’égard de Jacques, le salut de Jacques
devaient d’abord s’accomplir en moi et en nous sur cette terre, tels que nosu étions
quand il et mort [...]. Je me guéris en faisant avec l’ombre de Jacques et moi-même un
pacte, en prenant l’engagement de vous retrouver [...]. C’est à nous d’apaiser ce qui de
lui pâtit toujours (MD, p. 368-9).
276
277
T. Porcher, op. cit., p. 136.
T. Ozaki, « Littérature, Catastrophe et catharsis », Pierre Jean Jouve 6, op. cit., p. 129-145.
124
Le désir de l’union est rempli vers la fin : « Tous trois unis, joints et réconciliés. Dans
la mélancolie de la belle journée éternelle » (p. 373). La nouvelle vie s’annonce (MD, p. 379).
Une certaine étape est terminée et l’autre initiée. Il y a la nécessité de passer par les trois
opérations : concentration de soi-même, humilité, soif : « Pour ces opérations ne plus dormir
et marcher toujours » (MD, p. 386) L’épreuve de résister au sommeil est d’ailleurs toujours
présente dans les initiations chamaniques en Sybérie. Celui qui réussit est admis à suivre
d’autres essais, tel la mort clinique.
La volonté de purification est atteinte à la fin avec l’image de « La fleur bleue dans la
montagne ». Comme a noté Titaua Porcher, « la filiation romantique s’affirme ici puisqu’on
trouve cette ‘fleur bleue’ chez Novalis dans son roman inachevé Henri d’Ofterdingen (en
français Le Parfum de la fleur bleue) et dans lequel elle symbolise l’âge d’or où les
contardictions sont abolies »278. Henri d'Ofterdingen est situé dans un univers médiéval
mythique. C'est dans ce dernier ouvrage qu'apparaît le symbole de Die blaue Blume. Chez
Novalis, cette fleur illustre l'amour absolu qu'Henri, le troubadour mythique qui participe au
tournoi poétique organisé au château de la Wartburg, porte à Mathilde. La fleur bleue est le
signe des affinités des deux mondes, celui du rêve et celui de la vie réelle. Il s'agit de l'un des
grands thèmes du premier romantisme allemand, avec, entre autres, la recherche du paradis
perdu, la communication avec la nature et la proximité de la mort.
La fleur bleue symbolise également l’aboutissement cathartique des trois
personnages : Jacques a retrouvé la paix en se donnant la mort, Baladine quitte Luc et
s’adonne à l’amour maternel à son fils, le petit Jacques, enfin Luc, abandonné « dans le
monde désert » vit grâce à la Poésie. Il est hanté par les esprits de Jacques et Baladine mais
ceux-si manifestent leur présence uniquement dans son inspiration de poète. La fleur bleue
peut symboliser ainsi une sorte d’unité artistique, née au-delà des contraintes. En s’inspirant
des paroles de Jung, Béatrice Bonhomme rappelle que le bleu « représente la vérticalité [...] la
hauteur et la profondeur »279. Le bleu, parmi toutes les couleurs, est le plus souvent associé au
domaine spirituel car c’est une couleur froide, au contraire du rouge. La psychanalyse associe
le bleu à un état de « détachement de l’âme », à la couleur céleste et au symbole de la vérité et
l’Éternel. En même temps, la fleur symbolise la jeunesse et par sa forme étoilée, le Soleil. Par
extension, sa forme ronde, régulière et symétrique s’approche du globe terrestre et du centre
de l’univers280.
278
T. Porcher, op. cit., p. 250.
B. Bonhomme, L’esthétique alchimique dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve, op. cit., p. 127.
280
Dictionnaire des symboles, op. cit., article la « fleur », p. 360-362.
279
125
La fleur et notamment la fleur de lotus dans l’Asie sud-est en particulier, sont des
symboles de l'accomplissement spirituel de l'être, depuis les profondeurs obscures associées
aux « Eaux inférieures » jusqu'à la floraison complète dans la pleine lumière des « eaux
supérieures ». Le lotus rose associé à Vishnu est un symbole diurne et solaire contrairement
au lotus bleu propre à la nuit et à la lune et en relation avec Shiva, déesse de la destruction.
Par ses connotations avec l’eau, la fleur bleue symbolise la catharsis – l'épuration des passions
par le moyen de la représentation dramaturgique. Mallarmé dans Hérodiade voyait aussi cette
dialectique entre l’eau et la floraison : « Triste fleur qui croît seule et n’a pas d’autre émoi /
Que son ombre dans l’eau vue avec atonie ».
Dans Poétique Aristote explique qu’il est possible d’obtenir cette épuration en
regardant les personnages en action et leurs exploits pleins de crainte et de pitié. Dans
l'interprétation classique, la katharsis est une méthode de « purgation des passions » ou une
purification émotionnelle, utilisant des histoires tragiques qui se passent sur la scène,
considérées comme édifiantes. Sans aucun doute, l’histoire de Jacques, Luc et Baladine, trois
personnages errant, est marquée par une certaine tragédie. Leur destin est constamment
immergé dans une fatalité qui est peut-être symboliquement vaincue par la dernière image
édifiante : « Le bleu sur la montagne ouvre une perspective, un horizon, que la rondeur en
pétales de la fleur clôt sur elle-même »281.
fleur de lotus
2. 6. 3. Catherine Crachat – une longue aventure spirituelle
281
B. Bonhomme, L’esthétique alchimique dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve, op. cit., p. 127.
126
Pierre Jean Jouve est l’un des premiers écrivains français à mettre en œuvre des
inventions freudiennes comme a dit Jean Starobinski282. C’est à partir de la psychanalyse que
Jouve construit les deux romans suivants, Hécate et Vagadu qui, à leur tour constituent une
aventure absolument fascinante. L’aventure est une histoire de Catherine Crachat, autant
réelle qu’imaginaire et fantasmatique. Explorant la matière psychanalytique, l’auteur compose
le diptyque de manière suivante : Hécate révèle les symptômes d’une maladie mentale causée
par le traumatisme d’enfance mais aussi un mal-être physique du personnage et Vagadu, de
son côté, contient pensées, images et rêves qui apparaissent à force de découvrir les pans de
mémoire.
Aventure de Catherine Crachat est l’exemple d’un roman dans lequel un trouble
mental constitue un point de départ à l’histoire racontée. Comme disait Freud « ces
Krankengeschichten (histoires de malades) se lisent comme des romans »283. Jouve va dans la
même direction en disant que « le monde du rêve qui retrace notre ‘aventure’ permet de
retrouver l’histoire singulière du roman familial et s’avère spécifique à chacun de nous et
commun à tous »284.
Les monologues intérieurs de la première partie rendent compte d’un certain mal-être
du personnage principal. Ils sont chaotiques, dépressifs et obscurs. Les symptômes d’un
trouble psychique se laissent voir aussi dans ses réactions et dans une allure physique : « Tout
ce qui touche la peau fait mal » (H, p. 410), « frisson qui ne me quittait pas » (H, p. 417),
« j’avais mal au cœur » (H, p. 419-20), « l’angoisse était entrée » (H, p. 429), « J’ai chaud ou
froid » (H, p. 432). Tous ces phénomènes se font voir explicitement lors des monologues
intérieurs dans Hécate. Mais il reste à voir tout ce qu’il y a d’implicite, de symptomatique qui
témoigne d’un traumatisme, d’un souvenir douloureux et de rêves troublants. À travers des
monologues qu’elle prononce ou « sous-prononce », Catherine essaie de comprendre sa
complexité et son angoisse:
Catherine Crachat, c’est moi. Pourquoi me faire connaître par une trivialité ?
[...] Je trouve qu’une aventure aussi saugrenue montre au naturel un être, [...] Quand
le défi se présente à nu dans mon esprit, c’est une tentation terrible, je ne trouve rien
qui m’empêche de passer outre. [...] je fais l’effort de l’être dans la région douce,
obscure, de moi. J’ai des démons et aussi un feu pour les brûler. [...] Quand on est
née comme moi d’une naissance affreuse, qu’on est faite de contraires [...] et qu’on
joue le théâtre avec soi-même et qu’on est pleine de mouvements violents...[...] on est
Catherine Crachat (H, p. 409-410).
282
Cf., J. Starobinski, préface à La Scène Capitale, p. 817-818.
S. Freud et J. Breuer, Études sur l’hysterie, Paris, PUF, 2000, p. 127.
284
EM, p. 1145.
283
127
Le personnage donc qualifie elle-même, son esprit et son corps, d’une certaine
maladie, d’un certain état spécifique et malsain. Ainsi, sa quête spirituelle va consister à
découvrir la raison de son mal-être. Elle parle à soi-même, répétant des bribes de souvenirs de
l’enfance et du passé mêlés aux fantasmes du présent, comme si à force d’en parler elle aurait
pu transformer la douleur en une vérité acceptable et vivable : « Jouve [...] nous fait entrevoir
la source de la névrose de destinée (Schicksalsneurose) qu’il avait attribuée à Catherine »285.
Celle-ci en découvrant peu à peu les images déformées du passé, devrait conduire son destin à
l’acceptation de sa naissance, de son être, des forces vitales et instinctives qu’elle incarne.
Elle ajoute beaucoup d’importance à ce mystérieux avant (« Ce qui pour moi est advenu avant
[...] devait me conduire, étant donné ce que je suis », H, p. 413). En même temps, le reste de
sa vie, comme elle dit « fut ajouté après » (H, p. 414). Dès le début, le personnage nous est
présenté comme un être manqué, dépourvu, privé ou incomplet : « déjà alors elle portait le
deuil d’un très grand et très unique amour perdu » (H, p. 409). Son destin est souligné par la
narration jouvienne laquelle Laurence Llorca a qualifié d’une narration de la perte, de la
douleur et du manque286.
Catherine, être manqué, plein de complexes, éprouve une sorte de dégoût face à son
corps. Comme plusieurs femmes elle a honte de son corps, trop charnel 287. Tout le
cheminement de Catherine peut se résumer à ceci : retrouver son identité aussi bien que
comprendre le deuil et cet étrange état de privation (« Je suis née privée », p. 411). Sa
personnalité est marquée par une certaine manque qui se manifeste sur plusieurs dimensions
(« Catherine est vilaine, pas une femme femme, une femme garçon, un grand voyou.
Catherine est une femme manquée », H. p. 543). Elle veut cesser d’être le signe (ou le cygne)
comme écrit l’auteur288. Chez Baudelaire, la figure du cygne est aussi associée au thème de la
perte et de l’absence : dans son poème tous les personnages évoqués ont perdu ou souhaitent
obtenir quelque chose. Andromaque a perdu son seul amour Hector, la négresse désire
retourner en Afrique. Toutes les deux se trouvent dans un état de malaise (« en extase
courbée » ou avec « l’œil hagard »).
Catherine n’est pas maternelle ; elle rejette tout ce qui est lié à la maternité. Dès ses
premières séances chez le docteur Leuven, elle se rend compte à quel point elle haït sa
féminité :
285
J. Starobinski, Le feu de la chair et la blancheur du ciel, op. cit., p. 39.
L. Llorca, op. cit., p. 147.
287
S. de Beauvoir, Le deuxième sexe II L’expérience vécue, Paris, Gallimard, 1976, p. 70.
288
Le cygne est aussi la figure vers laquelle Hélène, fille de Zeus et de Léda s’est métamorphosée.
286
128
Je vous avouerai que j’ai horreur d’être une femme. Ce fons vitae me dégoûte.
Je ne pense jamais calmement au ventre maternel. Cette chair où l’on m’enferme, cette
eau, faire partie d’elle, recevoir son sang, c’est intolérable à mon imagination.
Catherine-Hécate apparaît donc comme le prototype d’une féminité sanglante et
négativement valorisée, archétype de la femme fatale qu’il faut rattacher à ce que les
psychanalystes nomment « exaspération de l’Œdipe » où l’interdit sexuel est renforcé par
l’image de la « Mère terrible »289.
La quête initiatique de Catherine qui doit tenter à remplir une perte inquiétante peut
être comparée à une voie en spirale. Le point de départ se trouve sous forme d’un deuil, d’une
certaine perte, d’un certain traumatisme. La cure psychanalytique se copie sur le procès
d’initiation. Comme l’a dit Simone Vierne, « la psychanalyse peut se concevoir comme une
forme moderne de l’initiation »290. Dans la même veine, le retour vers l’enfance est comme
une mort initiatique puisque, conduite à son terme, elle permet la renaissance. C’est Jung dans
Psychologie et alchimie qui a souligné ce rapport entre la psychanalyse et l’initiation.
Et toute la vie postérieure (cette vie d’après) doit mener à dévoiler un secret.
L’initiation de Catherine est donc un véritable voyage de l’âme qui tend a une nouvelle
naissance psychique et spirituelle et qui peut être approchée des épreuves alchimiques.
Comme l’a fait remarquer René Micha, nous assistons à « une variante moderne du roman
initiatique, avec son parcours, ses périls, ses seuils à franchir, ses épreuves successives, ses
adversaires à combattre, ses pouvoirs durement conquis »291.
Le moment douloureux dont elle doit se rendre compte, se fait voir à plusieurs reprises
sous forme voilée, dissmulée par la matière du rêve ou du fantasme :
Un arbre pousse du matelas, entre mes genoux et vers les hanches, un arbre
dur, méchant comme un crocodile. Cet arbre me condamne à mort ; il fait que je suis
clouée vive dans la terre. Je suis condamnée à mort mais je ne souffre pas [...] Mon
sang s’écoule mais la vieille le recueille dans ses mains et dit. « Il ne faut pas le laisser
perdre ». Elle ajoute qu’à la fin heureusement on m’entendra hurler de toute la terre !
(H, p. 428-429).
Cette scène peut représenter soit un rituel de défloration soit la première menstruation,
les deux phénomènes étant les charnières importantes dans la vie des femmes. Dans les deux
289
T. Porcher, op. cit., p. 193.
S.Vierne, Rite, Roman, Initiation, op. cit., p. 96.
291
J. Starobinski, Le feu de la chair et la blancheur du ciel, op.cit., p. 40.
290
129
cas, il s’agit de la perte : de la virginité et de la puberté. Ce sont aussi des actes impurs par
excellence, puisque il s’agit de l’écoulement du sang qui est toujours souillant. Ainsi le
prénom du personnage s’inscrit dans le même registre, puisque c’est « un nom de saignement
et de douleur » (H, p. 545).
Le personnage veut combattre cette impureté qui lui est propre, elle « conjure le sort »
(H, p. 430). Pour que son initiation s’effectue, il faut la pureté de l’âme et du corps. Pierre, en
parlant avec Catherine, évoque le nom de Diane qui correspond au latin « divus », « dius »
signifiant le ciel. La racine indo-européenne signifie le ciel lumineux ou ciel diurne, que l'on
retrouve également dans le deus (dieu, originellement dieu du ciel diurne), dies (jour), et dans
le nom de Jupiter, contraction de Dius Pater. Diane serait donc à l'origine la « Divine », c'està-dire l'incarnation féminine de la lumière du jour292. Mais simultanément l’héroïne ne peut
pas être pure puisqu’elle est Diane infernale (« Elle n’est pas douce. Elle n’a pas la lumière du
jour » (p. 547). Catherine et Pierre décident que leur amour sera le renoncement (H, p. 547).
Le renoncement et l’ascèse seraient les seuls moyens sur le chemin de l’unité qui, comme
dans le roman précedent, symbolisent un état idéal.
Dans Vagadu, la voie initiatique se résume aux séances psychanalytiques qui doivent
mener à une libération. L’auteur cultive l’hermétisme annoncé dans le premier volume et il
continue à raconter l’aventure intérieure :
Dans Vagadu on retrouve le parcours initiatique avec mort et renaissance, la
réunion avec le double, la mort du double et tout le symbolisme obstérique-maternel ;
mais tous ces éléments sont éclatés, diffractés, multipliés, mêlés les uns aux autres, se
renvoyant les uns aux autres. Or il se trouve que ces thèmes et symboles structurent du
début à la fin ce roman qui, si l’on n’a pas prêté attention à ces éléments, apparaît
comme une suite décousue de rêves, de scènes fantastiques ou fantasmatiques,
juxtaposées sans logique. Nous verrons au contraire qu’il s’agit d’un roman
extrêmement construit où les correspondances, les échos, les réseaux de sens
foisonnent293.
Une fois la cure commencée, il n’y a pas de recul car autrement Catherine « sera
changée en statue de sel comme la femme de Loth » (V, p. 608). La quête psychanalytique de
Catherine est parsemée des plusieurs références à la mythologie et aux symboles auxquels
292
293
G. Dumézil, La religion romaine archaïque, 2e édition revue et corrigée, Paris, Payot, 1974.
S. Poza, op. cit.,p. 140.
130
Jouve attache sans aucun doute une importance capitale294. L’une des références s’associe à
Hermès Trismegistus ou dans la version latine Mercurius ter Maximus. Selon la légende, ce
personnage est auteur des plusieurs livres avec les recettes alchimiques d’où il passe pour
la figure centrale de l’alchimie, pour le père du domaine de la magie en général 295. Il est à
noter que l’alchimie est une spéculation a caractère ésoterique visant à ennoblir l’âme. Elle
s’avère donc utile sinon indispensable pour compléter les exploits initiatiques des
personnages. Hermès Trismegistus est une figure divine syncrétique née d’un dieu grec
Hermès et d’un dieu-lune égyptien, Thot. Le glissement d'une figure divine à un personnage
mythique va s'accompagner d'une multiplication : il y aura plusieurs Hermès. Celui-ci indique
une triple nature et une triple action dans le temps, il est le principe même du devenir, de la
sublimation de l’être. C’est la « trinité symbolique de la totalité »296, une figure mystique,
magique qui communiquait avec les morts. Il était chargé d’accompagner les âmes dans les
ténèbres. Ses liens avec le monde souterrain ainsi que son caractère mystérieux ont été
évoqués aussi par Baudelaire qui utilise l'épithète « trismégiste » en parlant du Diable,
assimilé à Hermès, dans le poème prologue des Fleurs du Mal intitulé « Au Lecteur » :
Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste297.
Ce qui fait écho à Hermès, c’est Hécate, déesse de la lune et de l’enfer alchimique, de
l’abîme et de la nuit298. Si elle est une déesse de l’enfer, elle représente non seulement le
monde souterrain mais un lieu d’expiation destiné aux pécheurs défunts. Elle est Diane
Infernale, la triple Hécate des carrefours.
Dans la mythologie, la déesse Hécate possède les deux facettes, elle est donc une
figure de dualité par excellence. Pendant la première période, elle est une déesse nourricière
au même titre qu’Artémis. Elle possède le pouvoir suprême au ciel, sur la terre et au Tartare,
d’où son nom de Triple déesse et d’où sa représentation sous forme tricéphale. Mais, petit à
petit, elle se voyait convoquée à toutes sortes de rites clandestins accompagnés par la magie
294
Ceci est souligné par B. Bonhomme dans « L‘esthétique alchimique dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve », op.
cit., p. 111-169.
295
J. Chabot, « Hermétisme, esthétisme, désespoir », Imaginaires du mal, études réunies et présentées par M.
Watthee-Delmotte et P.-A. Deproost, Paris, Éditions du Cerf, 2000, p. 177.
296
G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 347-348.
297
Apollinaire dans le poème « Crépuscule », (Alcools) fait écho au vers de Baudelaire en présentant le
personnage d’un arlequin trismégiste.
298
B. Bonhomme, « L‘esthétique alchimique dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve », op.cit., p. 118.
131
noire. Elle manifestait sa présence aussi aux carrefours – lieux magiques et inquiétants. Ainsi,
apparaît-elle souvent sous forme de la déesse tricéphale. La déesse verdoyante des récoltes est
devenue la déesse des mystères et de la magie. Dans « Les Merveilleux Grecs », l’un des
chapitres de Vagadu, Jouve fait référence au même personnage mythologique en parlant de
Catherine. Celle-ci devient une condensation des caractéristiques essentielles de Hécate.
Comme a écrit l’auteur :
Quoi de plus féroce que Diane ? Elle est belle, elle est saine [...] et c’est
sa propre odeur qu’elle tue ! Mais Hécate est plus mystérieuse : car je ne
chasse pas, et je tue. Cette créature demi-divine que j’ai été effectivement me
paraît être celle qui convient le mieux à l’accent atroce de ta beauté.
Plusieurs figures mythiques sont présentées pour
mettre en scène un cheminement d’identifications multiples, à savoir le
processus évolutif et négociable d’incorporation de formes identitaires. Dans son
interaction à la fois très tactile, verbale et visuelle, avec ces figurines cultuelles, le
patient explore une multiplicité de figures humaines et de modes d’identification
spéculaire. Dans ce culte, s’entremêlent sensations, fantasmes, affects, émotions,
associations d’idées, représentations de réseaux et d’interactions familiaux, autant que
les identifications comme processus formateur du moi299.
Catherine Crachat se laisse voir comme une sorte de matrice originelle de laquelle
émergent des souvenirs, des rêves, des images mythiques et symboliques. La matrice, c’est-àdire la terre qui, quant à elle, symbolise la fécondité et la naissance. Mais Catherine est stérile
(V, p. 650) ce qui constitue son manque le plus douloureux en tant qu’une femme qui
traditionnellement est perçue par le biais de son ventre maternel. Comme son destin est
détérminé par la stérilité, pour elle la terre égale la mort (mais la terre égale aussi la mère),
donc la mère égale la mort (V, p. 659). Il s’agit ici du renversement du paradigme traditionnel.
La maternité s’associe à la mort, à la douleur et à la souffrance. Sans doute, c’est une
conséquence non conscientisée du viol. L’accouchement ressemble plutôt à une autopsie dans
la morgue. Ce n’est plus un acte de donner la vie et d’arracher une partie de son corps. La
fonction cardinale de doubler ou de multiplier la vie est annéantie. Dès lors, l’accouchement
serait associée à l’arrachement et à la violence et la mère à un pôle négatif, est liée à la mort et
« le ventre maternel est une cure à ordures » (V, p. 767). Les tendances nourricières et vitales
299
R. Delvish, Le rite source et ressources, op. cit., p. 57.
132
sont remplacées par les tendances ténébreuses et descendantes qui s’orientent vers la
destruction.
Dans ce roman, de nouveau, la fleur est un motif récurrent. Elle est cruciale dans
l’image des violettes mais il se laisse voir aussi dans le chapitre Il répand le souffle qui est
d’ailleurs « le second signe ». On y voit l’enfant qui veut faire pousser les fleurs mais cellesci n’ont pas de bulbes, elles sont coupées. Elles ne peuvent donc pousser dans la terre. Cette
image pertitente peut symboliser la stérilité de Catherine et son incapacité maternelle. La
femme est rituellement associée à la terre, mais Catherine se détache de cette vision mythique
et renverse encore une fois le modèle rituel.
Catherine est obligée de détruire de mauvais démons afin de parvenir à une sorte de
paix. L’élément récurrent ce serait donc le feu en tant qu’un facteur de destruction. Dans un
chapitre « Le guéridon » le lecteur est soumis à une image de triangle où se retrouvent : une
bougie, un œil parfaitement rond, bleu et humide et une tâche brillante. Ces trois éléments
peuvent se rapporter à la même chose, à savoir à la flamme, telle qu’elle apparaît dans la
théorie bachelardienne. Dans La Psychanalyse du feu, l’auteur explique que lorsque nous
recevons une information psychique, elle se révèle à notre conscience en tant qu’un élément
naturel qui est ensuite retravaillé par notre immense potentiel de l’imaginaire. D’où les
images qui se dégagent à partir des trois éléments sont très riches et elles se créent sur
plusieurs niveaux cognitifs : le feu (un élément de base) par extension est aussi une flamme,
mais aussi une chandelle ou une bougie. Mais un élément contraire, l’eau, peut imiter le
flambeau dans un jet d’eau vigoureux. Pour Novalis, l'eau est une « flamme mouillée ».
Les quatre éléments se situent aux carrefours de sens qui se rapportent a divers
systèmes de correspondances imbriqués les uns dans les autres300. Dans l'imaginaire poétique,
les quatre éléments ne sont pas cloisonnés de manière rigide ; ils peuvent au contraire
communiquer, comme chez Novalis où l'eau transfigure le feu et vice-versa. En l’occurence,
tous les éléments avec lesquels Catherine entre en contact sont réunis pour détruire le Passé.
De plus, l’image du sang devient récurrente. Le sang, comme substance liée indissolublement
à la mort, évoque la destruction et la disparition des forces vitales 301. Et comme une substance
exterminée du corps, elle devient problématique car l’extérmination signifie une perte
irrécupérable. Le sang est le plus effrayant – sa perte excessive provoque la mort. D’ailleurs la
mort, dans la plupart des cas, est sanglante. Un blessé, une femme qui accouche, un malade –
300
301
Dictionnaire des symboles, op. cit., article les « éléments »., p. 394-397.
Nous allons encore parler du sang dans le contexte de la souillure.
133
tous sont potentiellement condamnés à la mort. Le sang a toujours été le signe d’un grand
danger302.
La volonté de renaître et de détruire les pans douloureux de la mémoire s’exprime
dans l’aveu : « Je veux être brûlée sur la place de la ville » (V, p. 695) ainsi que dans la
rencontre insolite avec le Mongol qui parle du meurtre rituel et de l’hystérie (p. 703) et dans
l’image persistante du corps sanglant (V, p. 801). Mais le Grand Mongol (qui fait penser à une
structure imaginaire de Durand) symbolise aussi un père maléfique qui s’approche d’un
monstre : « Il avait les traits les plus rudes. Le rôle du Mongol lui allait bien à cause de sa
gravité sinistre [...] Catherine tendit la main. Il la baisa avec une certaine voracité » (V, p.
688). Le Grand Mongol se montre cruel et pervers. Il ordonne à Catherine de se mettre à
genoux ce qu’elle fait en silence, sans gémissement, et de plus « avec ravissement ». Ensuite,
« elle s’appliquait à remonter la masse de ses seins par les muscles des épaules, afin que le
regard de l’homme n’eût pas à souffrir » (p. 751). À la fin, le Mongol cracha à terre. La
présence d’une certaine bestialité est assez palpable : c’est aussi l’apparition d’une image
cruciale du puma, le moment où l’héroïne commence à comprendre le passé auquel elle peut
atteindre à travers la ritualité de ses actes. Cette mise en scène s’avère nécessaire pour que les
personnages puissent aboutir à une fin heureuse :
Ils savaient que du caractère automatique et rituel, et du mélange subtil
d’assouvissement et de privation, dépendaient leur vrai plaisir et la justification morale
(somme toute) de leur opération d’amour, c’est-à-dire la raison de leur amour (V, p.
787).
Le rituel sert ici à canaliser des pulsions. Enfin, « les choses se terminent bien » (V, p.
813) et Catherine par le biais de la psychanalyse expérience la catharsis. Néanmoins, la
psychanalyse n’est pas une fin en soi, c’est un moyen pour la connaissance essentielle qui
permet d’aller plus en profondeur pour rejoindre les mythes archaïques de l’initation303.
2. 6. 4. La femme-initiatrice
302
303
J.-P. Roux, La femme... op. cit., p. 267.
B. Bonhomme, Jeux de la psychanalyse, op. cit., p. 36.
134
Dans le dernier roman, La Scène Capitale, c’est le troisième récit qui marque non
seulement l’étape initiatique la plus importante mais qui aussi témoigne de toute la voie
spirituelle de l’auteur. La Victime, une courte histoire diabolique puise dans le thème
initiatique aussi et Jouve y met sa prédilection pour l’érotique et la mort. L’acte amoureux
provoqué par Waldemar, s’avère mortel pour la jeune Dorothée qui entre dans « un étrange
état » entre la vie et la mort. Waldemar raconte cette histoire ainsi :
En vérité nous nous sommes accrochés sur son cher corps et nous y sommes
MORTS, par bonheur, et toi, sorcier à la langue amère, tu parles à des ombres ! C’est
pourquoi je t’engage à la prudence. À moi – ne me dis pas, ne me dis pas qu’elle est
morte ! [...] C’est la mort (Vic., p. 923).
Jouve est fasciné par l’idée de la mort et la dialectique Éros-Thanatos. Déjà pour
Bataille le plaisir sexuel implique la mort par une sorte de perversité :
Dorothée était plus belle encore, étant morte, éclairée par Bras de fer. [...] Les
paupières (que personne n’avait fermées) semblaient fermées naturellement par le
sommeil comme pour un long rêve.
Dorothée subit l’initiation au sens le plus courant du mot, c’est-à-dire, l’initiation
sexuelle. D’un côté elle se sacrifie, de l’autre elle peut être considérée comme victime d’un
viol. C’est un passage forcé du statut de la jeune fille à celui de la jeune femme et toute
importance de l’acte est mise sur ce point passager : « L’acte ne pouvait avoir de fin, et ne
pouvait avoir non plus de commencement, et la signification en était grandiose » (Vic., p.
907). Même si l’accent est mis sur le rôle de la femme, c’est aussi un passage d’un garçon à
un homme mature (« à force de descendre en éclatant de beauté, il devenait homme, un
vieillard, il lui arrivait même de mourir », Vic., p. 907). C’est donc précisément ici que revient
l’écho de la dialectique Eros-Thanatos. L’acte sexuel est aussi une initiation à la mort. L’acte
amoureux peut donc être traité comme un passage de la vie à la mort sacrifiée par des
substances corporelles : « mon sang, mes larmes, ma semence (Vic., p. 897) ; un mouchoir
tâché de sang (Vic., p. 899), un ballon plein de sang » (Vic., p. 905). La Victime est un récit
noir, fatal, préfigurant la mort d’Hélène. Le rituel du sacrifice, l’un des archétypes
fondamentaux de la tragédie, y est très présent304.
C’est aussi une initiation idéale qui accomplit toutes les conditions nécessaires. C’est
le chiffre trois qui domine : il indique les trois étapes rituelles (inspirées de la théorie
304
W. Rupolo, Pierre Jean Jouve, Le roman comme « refoulement théâtral », Caen, Minard, 1997, p. 34.
135
vangennepienne) : « Trois est universellement un nombre fondamental. Il exprime un ordre
intellectuel et spirituel, en Dieu dans le cosmos ou dans l’homme »305.
Victime de Balthus (1939-1946)
L’initiation du jeune héros du roman suivant, Léonide se fait en trois phases
traditionnelles : séparation, marginalisation et agrégation. Hédia Abdelkéfi parlait des trois
initiations différentes : tribale, religieuse et magique306. Myriam Watthee-Demotte, à son tour,
accentue toute la structuration de cet acte :
Le cheminement du héros reprend point par point les différents jalons du
parcours initiatique tels qu’ils se retrouvent dans toutes les grandes traditions :
préparation, mise à mort et renaissance. Ces trois paliers se présentent dans une
accélération progressive car le premier recouvre les quatorze premiers chapitres, soit
les deux premières séquences du récit, et le dernier ne concerne que le chapitre
final307.
Dans les sept premiers chapitres qui consituent une étape préliminaire, Léonide se
prépare à voir Hélène qu’il divinise. Il manifeste une sorte d’idôlatrie envers cette femme
représentant pour lui un idéal de la beauté. Il effectue plusieurs rites minuscules qui donne le
sens à sa vie : « dans un mouvement rituel, je la saluais » (p. 973). L’action d’aller se
promener sur la prairie chaque midi devient une « solennité unique » (p. 972). Le temps
qu’elle s’approche, le jeune soupirant a envie de suspendre l’écoulement du temps (DLAP, p.
305
Dicionnaire des symboles, op. cit., p. 972-975.
H. Abdelkéfi, op. cit., p. 46-47.
307
M. Watthee-Delmotte, « Dans les Années Profondes, un récit rituel », op. cit., p. 177.
306
136
972) afin d’éternaliser ce moment308. Le jeune homme aspire à une sorte d’atemporalité
lorsqu’il subit l’initiation effective en écrivant son prénom. C’est un geste symbolique du
novice qui souhaite être nommé après avoir traversé le premier état : « J’inscrivis à la porte du
canif mon nom LÉONIDE sur le mur, afin que ce mur en portant mon nom éternisât une
minute solennelle » (DLAP, p. 963).
La phase de séparation (selon la terminologie vangenepienne) s’étale tout au long des
premiers quatorze chapitres. Après l’amour purement platonique, idéalisé et, en fin des
comptes, très innocent vient une période difficile, parsemée de plusieurs obstacles, dont le
plus grand c’est la découverte de l’existence du comte de Sannis, mari d’Hélène. Mais la
perspective change radicalement après l’entrevue de Léonide et Hélène :
Le chapitre XIV offre donc une seconde charnière au récit. Il fait figure de
transition entre la période des ascendants masculins qui ont enseigné à Léonide la
sexualité et la fascination pour la mort tandis qu’Hélène s’éloignait de lui et l’ère
future de réconciliation des amants désormais prêts à lutter ensemble contre la mort,
leur ennemi commun, en s’unissant à la fois dans la chair et l’esprit309.
Le vrai moment d’initiation est rapproché de l’initiation dans le sens trivial, c’est-àdire, sexuel. Dans le récit, celle-ci a également lieu mais elle précède seulement une initiation
véritable. Le plaisir de la chair se confond avec la mort symbolique de Léonide, ensuite avec
la mort transfigurative d’Hélène. La jouissance se mêle aux forces obscures de Thanatos :
« C’était le Plasir. C’était l’abîme » (DLAP, p. 1040). En même temps, pour Léonide, son
amante est toujours maternelle (p. 992 et p. 1040). Dans l’abîme, dans la mort symbolique,
dans une sorte d’instant éternalisé, il y a la volonté de regressus ad uterum, de revenir à un
stade embrional310, associé, dans la pensée archaïque au retour aux origines.
L’objet qui permet ce passage initiatique, qui devient un symbole très fort (et aussi
fétiche, voir le chapitre IV de ce travail), c’est la Chevelure. Elle rend possible la
connaissance ainsi qu’elle a un pouvoir magique. D’où il faut savoir comment la traiter : « Je
baisais la Chevelure en la conjurant d’agir en notre faveur, car la Chevelure avait la vertu qui
opère les miracles » (p. 1041). Elle agit, selon les principes de la magie sympatique, suite à un
contact direct. Pendant que Léonide l’admire en l’embrassant, Hélène s’apprête à la mort
accompagnée d’une prière (p. 1041). Après son décès, c’est le jeune homme, traumatisé qui
récite De Profundis. Il vit ensuite une mort symbolique par laquelle chaque adepte est obligé
308
Ibid., p. 184.
M. Watthee-Delmotte,« Dans les Années Profondes, un récit rituel », op. cit., p. 174-175.
310
Ibid., p. 185.
309
137
de passer : « Je perds mon souffle. Je perds l’esprit » (p. 1046). Tout de suite après il vit le
moment de révélation – il doit accepter la mort d’Hélène car c’est le seul moyen pour qu’une
nouvelle existence puisse renaître : « La nuit capitale de mon existence roulait sur moi et
s’accomplissait » (DLAP, p. 1046).
Ainsi, Hélène remplit-elle le rôle significatif d’initiatrice qui met au monde. C’est
uniquement par sa propre transfiguration, qu’elle peut « féconder la destinée » de Léonide
(DLAP, p. 1048). Une fois, celui-ci accède à une nouvelle existence, il comprend un rôle
sanctificateur de la mort : « Mais il était clair (cela je l’avais su) que le premier rôle d’Hélène
était de m’avoir mis au monde ; mère de mon cœur, de s’être changée en maîtresse de mon
cœur » (DLAP, p. 1049). Le schéma mythique est toujours le même : rien ne peut se créer que
par immolation, par sacrifice : « la mort violente est créatrice en ce sens que la vie sacrifiée se
manifeste sous une forme plus éclatante à un autre niveau d’existence ». Dans le sacrifice,
l’on retrouve le schéma cosmogonique bien connu de la totalité primordiale, fragmentée par la
Création. Le sacrifice opère un gigantesque transfert : la vie concentrée dans une personne
déborde cette personne et se manifeste à l’échelle cosmique et spirituel. Un seul être se
transforme en Cosmos ou renaît sous autres formes – ici sous la vocation d’un poète311.
Par conséquent, Hélène a donné à Léonide l’accès au trésor le plus précieux dans sa
vocation du poète : « une source inépuisable ». Hélène, elle aussi, a accompli sa mission dans
l’acte de mourir et de transfigurer312. Il pourra donc poursuivre sa création et l’éternaliser
comme c’était son vœu. Léonide s’ouvre non uniquement à la vie créatrice mais aussi à la vie
spirituelle : « Toute l’écriture est aussi sa trajectoire vers l’Absolu. L’acte d’écrire est une
sorte d’initiation vers le perfectionnement » (EM, p. 1161).
L’écho de la source inépuisable se retrouve dans Les Beaux Masques313. Son
fondement est bâti sur les trois « sources féminines » : Capitaine H..., Elisabeth (Lisbé) et
Hélène. La dernière ayant la puissance d’être l’incarnation des deux premières. Selon le
mythe, Hélène, fille de Zeus est fameuse pour sa beauté en raison de son origine divine. Dans
certains courants mystiques, elle est devenue la personnification d’un féminin spirituel qui a
chuté sur la terre mais qui garde encore les traces de sa splendeur première 314. Hélène
représente le mythe le plus fort qui est celui de « l’union en un acte de l’éros passif et de la
mort » (DLAP, p. 1598). René Micha remarque qu’à l’instar de Vagadu qui éclaire l’histoire
311
M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, op. cit., p. 226-227.
Jouve évoque aussi la mort d’Hélène dans le poème sous le même titre : « Que tu es belle maintenant que tu
n’es plus », dans Matière céléste.
313
R. Micha, Présentation des Beaux Masques, dans l’Œuvre, p. 1595-1600.
314
Dictionnaire des symboles, op. cit., article « Hélène.
312
138
de Catherine Crachat, Les Beaux Masques éclairent la figure d’Hélène (DLAP, p. 1599). Mais
il s’agit toujours d’une mise en lumière paradoxale. Déjà le titre nous suggère un certain jeu
basé sur le problème de représentation car :
un masque n’existe pas en soi : il suppose toujours présents à côté d’autres
masques réels ou possibles qu’on aurait pu choisir pour les lui substituer... un masque
n’est pas d’abord ce qu’il représente, mais ce qu’il transforme, c’est-à-dire ce qu’il
choisit de ne pas représenter315.
La ritualité des personnages se manifestent avant tout dans l’initiation qui est une
dynamique principale de l’évolution des personnages au cours de la narration. Paulina doit
passer par son alter ego, Blandine, c’est-à-dire par la voie purificatrice. Son destin ne
consistait pas à devenir une religieuse mais plutôt à obtenir un salut humaniste et la vie en
accord avec soi-même. Jacques, Baladine et Luc, déterminés par le chiffre trois qui, d’un côté
signifie un nombre idéal mais de l’autre, est porteur des conflits, s’orientent vers l’Unité,
symbolisée par la fleur bleue. Catherine retrouve ses anciens souvenirs et ses anciens
fantômes qui l’empêchait de vivre – elle rejoint la source. Dorothée, la pauvre victime, est
vengée par le châtiment exercé sur Waldemar et Simonin. Léonide est initié à la poésie – une
ouverture s’est recréée.
Comme a constaté l’auteur : « L’art ne peut être qu’une œuvre de pénétration, et de
salut de la personne, préparant l’accord, l’harmonie avec une partie transitoire de l’univers. Le
rôle du poète est dans la transformation incessante de la matière personnelle » (EM, p. 1172).
Le travail du poète non seulement est « toujours d’une grande dureté » mais aussi il se
caractérise d’un mouvement ascensionnel vers l’Absolu, « un mouvement vers le haut, un
mouvement que je propose de nommer spirituel » (EM, p. 1069).
Prenant en considération cette idée-là, nous avons essayé de montrer comment Pierre
Jean Jouve se sert de la structure rituelle comme motif mais surtout comme fonctionnement et
comme modalité de l’écriture. Le rituel se voit comme l’une des dynamiques fondamentales
de la narration. Ce phénomène est visible au sein de chaque roman mais il se manifeste avec
toute force dans tout le cycle considéré en entier : « Cette espèce d’hallucinante suite
syncopée de quatre romans véritablement sismiques, [...] constitu[e], malgré la tendresse
315
Ceci a été dit par J. Duvignaud a propos de La Voie de masques de Cl. Lévi-Strauss, dans « Connaissance »,
NRF, n° 281, mai 1976, p. 85.
139
sous-jacente désespérée, la plus impitoyable radiographie du démonisme à la fois
carastrophique et prométhéen d’un siècle »316.
Même si le rite paraît être une forme collective, il ne l’est que dans sa dimension
« extérieure », sur le niveau de la célébration. En revanche, ce qui nous intéressait ici, c’est
une source de rite et sa raison d’être. D’où, nous avons insisté sur le « récit rituel » en tant que
la répétition et la mise en pratique d’un mythe. Puisque le rituel réalise toujours un mythe,
l’auteur à travers son écriture le rend (omni)présent.
Par la ritualité initiatique, Jouve transpose la beauté et le pouvoir de transfiguration qui
émergent de la figure d’Hélène. Il s’agit donc moins d’une initiation religieuse, que d’une
initiation intime, spirituelle qui mène à une Illumination. Les personnages tous répètent ce
mythe realisé par leur Créateur.
316
L. Bruder, « La Scansion de l’interrègne », L’Autre, 1992, p. 89-90.
140
III
Sur le tabou
Le paradigme anthropologique de dualité est traduit sans doute le plus parfaitement et
le plus profondément par le biais du tabou, notion ambigüe, qui fait partie des concepts dont
tout le monde croit savoir ce qu’ils recouvrent mais que chacun utilise à son gré. Pour parler
du tabou chez Jouve nous allons recourir à la signification première du tabou, celle qui insiste
sur le fait qu’un phénomène est, d’un côté, marqué et mis à l’écart et, de l’autre côté –
ambigu, équivoque et indécis par rapport à son propre statut dont la classification n’est pas
possible. C’est le nœud central du tabou, celui que l’on trouve en anthropologie. Même s’il
contient aussi la dimension de l’interdit, celui-ci n’est ni crucial, ni nécessaire. L’acception
ethnologique du tabou se distingue très fortement de son usage courant. Il nous a semblé
indispensable d’analyser les romans de Jouve par le biais du tabou, tel qu’il se laisse voir par
son étymologie et usage premier ainsi que par sa première apparition dans l’ethnologie. Seule
une bonne définition du tabou remontant aux origines de ce terme et de son fonctionnement
peut nous fournir un bon fondement pour nos analyses des romans. « L’irradiation » du tabou
chez Pierre Jean Jouve est omniprésente. Nous allons voir et il semble être évident que la
notion prise dans son premier sens, implique plusieurs catégories équivoques, indécises ou
même contradictoires qui à leur tour, constituent une modalité importante des romans de
Pierre Jean Jouve.
3. 1. Les origines et les implications du tabou
Pour parler du tabou, il faut d’abord se poser la question d’où il vient. Le tabou est un
mot que l'on retrouve dans toutes les langues polynésiennes sous la forme tapu (tahitien) ou
kapu (hawaiien). Le terme est commun aux divers dialectes polynésiens et dérive
probablement de ta (verbe – marquer) et pu (adverbe d’intensité – très). Le tabou signifierait
141
donc « fortement marqué ». Il fut popularisé en Europe par James Cook au retour de son
premier séjour à Tahiti. Dans la littérature ethnologique il désigne une prohibition à caractère
« sacré », ou impur, dont la transgression entraîne un châtiment surnaturel317. En tahitien entre
autres, le contraire de tabou se dit noa, ce qui signifie ordinaire, accessible à tous. Les
anthropologues ont fait de la notion « tabou » un terme générique s'appliquant à toutes les
interdictions d'ordre magique, religieux ou rituel, quel que soit le peuple qui formule ces
interdictions318. En Polynésie, son terrain d’origine, le tabou désigne un objet ou une personne
écarté(e), marginalisé(e), qui pour certaines raisons est entouré(e) d’un traitement spécial.
Dans le concept primaire on ne trouve donc pas de facteurs qui apportent une dimension
sacrée ou impure ou, encore moins, dangereuse. Le tabou désigne une catégorie qui échappe à
un ordre établi, une dualité ou une polyvalence. Le tabou égale équivoque, flou et incertain.
Eliade construit le concept du cosmos dans lequel tout s’organise d’une manière
symbolique, selon la mythologie d’une culture donnée. Eliade perçoit le macrocosme par le
biais du concept religieux, c’est-à-dire, dans la perspective de la Création divine. Celle-ci fut
entamée par une division fondamentale de la Terre et du Ciel. Dans la vision symbolique de
l’univers, le motif de la séparation est récurrent dans la majorité des cosmologies. La division,
la séparation et la démarcation garantissent un certain ordre, non seulement physique, mais
avant tout symbolique. Cette constatation-là va revenir dans plusieurs théories sur le tabou,
d’anthropologues modernes (Douglas ou Kristeva). Si tout le cosmos est bâti sur la dualité
ciel / terre, cela enchaîne d’autres oppositions qui, toutes, prennent leur source dans
l’opposition primaire entre le sacré et le profane. Ce caractère binaire est adopté pour des
raisons mythologiques mais aussi heuristiques comme un bon instrument d’analyse. Louis
Dumont situe tous ses travaux sur la hiérarchisation dans la société autour des trois
dychotomies : incluant / inclu, holisme / individualisme, hiérarchie / égalité. L’opposition
entre le pur et l’impur est le fondement des toutes les autres319.
L’opposition sacré / profane a été examinée en détail par Durkheim. Elle introduit une
discontinuité et constitue une sorte de limite entre les deux mondes : l’un qualifié de
surnaturel, suprahumain, supranaturel (celui des dieux, des esprits, des ancêtres, des morts,
etc.) et l’autre de profane, naturel, ordinaire320. Durkheim insiste d’abord sur « l’ambiguïté de
la notion du sacré » (sacré peut être faste ou néfaste). Il oppose le « sacré transcendé » (étant
317
Dictionnaire des sciences humaines. Anthropologie / Sociologie, op. cit., p. 367.
D. de Coppet, Encyclopaedia Universalis, 1996, article le « tabou », t. XXI, p. 1090-1093.
319
L. Dumont, Homo Hierarchicus. Le système des castes et ses implications, chapitre « Le pur et l’impur »,
Paris, Gallimard, 1966, p. 69-85.
320
Dictionnaire des sciences humaines. Anthropologie / Sociologie, op. cit., p. 367.
318
142
la représentation du social) à « l’individuel ». Finalement, il fait du sacré une notion
« absolue », une force, une réalité transcendante, l’essence même de la religion, que d’autres
appellent le « numineux » (le terme utilisé par Rudolf Otto en 1917). Plusieurs
anthropologues, comme nous l’avons vu, situent leurs travaux autour des dychotomies (toutes
provenant de la dychotomie primordiale sacré / profane) constituant, à leur tour, une modalité
utile dans les études sur l’être humain. Jouve a aussi construit ses romans selon le principe
d’une certaine dualité que nous allons développer dans cette partie
L’opposition sacré / profane est universelle, elle existe dans toutes les sociétés 321 car
toutes les cosmogonies sont basées sur le même schéma : au commencement le monde était
paradisiaque, idéal et divin. Les mythes anthropogéniques parlent de la perturbation de la
transcendance et de l’avènement d’une autre catégorie fondamentale – le profane.
Depuis le début de l’humanité, l’être humain, éprouve de la crainte envers le monde des dieux
qu’il ne peut connaître. Eliade appelle cet état de la non-connaissance de mysterium
tremendum ou bien de mysterium fascinas322. L’homme prend connaissance du sacré parce
que celui-ci se manifeste comme quelque chose de tout a fait différent du profane. Pour
traduire l’acte de cette manifestation du sacré, Eliade propose le terme d’hiérophanie qui
désigne la situation où le sacré se montre à nous323.
L’une des hypothèses de la nécessité de l’existence du tabou dans le monde dit que
c’est la mémoire du « sauvage », lui rappelant ses actes passés, qui devait lui suggérer
l’explication des maux qui le frappaient. Ainsi sont nées de prétendues constatations : tel acte
produit une telle conséquence funeste, le contact avec tel objet ou telle personne est
dangereux, etc. Mais si toutes ces généralisations avaient trouvé créance en réalité, la peur
aurait complètement suspendu l’activité humaine et la société aurait été morte. Il fallait donc
faire un travail de sélection. Par conséquent, les craintes éprouvées par les vieillards, prêtres,
chefs des tribus, tout comme les personnes d’autorité ont été retenues et les autres ont vite
été oubliées324. Selon Durkheim il n'y a pas de religion où les interdictions ne joueraient pas
un rôle considérable.
Le tabou désigne aussi bien l'interdiction que la chose interdite. Il est une forme
négative du sacré, exprimant à la fois son caractère contagieux et dangereux. Il comprend
trois éléments : une croyance dans le caractère impur ou sacré d’une personne ou d’un objet ;
321
Ibid, p. 332.
M. Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 13.
323
Ibid., p. 15.
324
S. Reinach, « Coup d’œil sur les divers tabou », Cultes, mythes et religions, Tome II, Éditions Ernest Leroux,
Paris, 1906, p. 23-35 sur http://www.psychanalyse-paris.com/De-l-origine-et-de-l-essence-des.html, 18/02/2010.
322
143
l'interdiction de toucher une personne ou une chose et finalement la croyance que la
transgression de cet interdit entraînera automatiquement la punition du coupable. Mais il est
aussi possible d’enlever les conséquences négatives du tabou par les actes de pénitence ou les
cérémonies
de
purification :
« Certaines
prohibitions
peuvent
être
levées
par
l’accomplissement de certains actes ayant, eux aussi, un caractère obsessionnel. Il s’agit des
actes d’expiation, de préservation ou bien de purification »325.
En dehors des contraintes extérieures, l’homme subit aussi une contrainte intérieure. Il
n’éprouve pas seulement des résistances, mais il s’en crée à lui-même, sous la forme de
craintes ou de scrupules. Ces craintes et scrupules ont pris, avec le temps, des noms
différents : lois morales, lois politiques et lois religieuses. La loi du tabou ne prescrit jamais
l’action, mais l’abstention ; c’est un frein, et non pas un stimulant326. Le tabou, toujours en
tant que phénomène religieux peut servir d’avertissement. Ainsi, sa violation n’entraîne pas
forcément un châtiment mais une réaction de la puissance. Celle-ci fascine mais engendre
aussi du respect mêlé de peur. La violation d’un tabou provoque une profonde terreur. Au
début, on ne songe même pas à punir celui qui a violé le tabou, mais la punition découle de
son crime même. Violer un tabou, c’était s’exposer à la mort ou, au moins, à l’ostracisme.
En dégageant la notion de pulsion, Freud montra que la culture avait pour but de
« domestiquer » les instincts. Il a développé la fameuse hypothèse du meurtre du père
autoritaire mangé ensuite par ses fils au sein de la horde primitive. Cet acte ambivalent de
rejet et d’incorporation, commémoré dans le repas totémique, sera à l’origine du tabou comme
un « acte prohibé vers lequel l’inconscient est poussé par une très forte tendance »327.
Inspiré par Durkheim, Freud insiste sur le caractère ambigu du tabou qui peut signifier
le sacré et l’impur. Ainsi, il est possible de répartir les divers tabous en deux groupes :
privilèges et incapacités. L’objet ou la personne tabouisé(e) à cause de son caractère sacré
peut traiter son aspect tabou comme un privilège. Cependant, être tabou à cause d’une
impureté entraîne le rejet de la société328. Selon Freud, le tabou avec son sens double (sacré et
impur) provient du sentiment plus général de la crainte du contact. Cette crainte concerne les
deux cas (sacré et impur). Il y a aussi bien la crainte sous forme de vénération que sous forme
d’exécration329. Cette crainte est avant tout une crainte devant le toucher, devant le contact.
Un objet ou une personne tabou sont intangibles. Cette constatation a permis de situer le tabou
325
S. Freud, Totem et tabou, Paris, Payot, 1993, p. 40.
S. Reinach, « Coup d’œil sur les divers tabou », Cultes, mythes et religions, op. cit., 18/02/2010.
327
Dictionnaire des sciences humaines. Anthropologie / Sociologie, op. cit., p. 304-305.
328
http://www.psychanalyse-paris.com/De-l-origine-et-de-l-essence-des.html, 18/02/2010.
329
S. Freud, Totem et tabou, op. cit., p. 36.
326
144
dans le champ psychanalytique. La prohibition principale et centrale de la névrose est, comme
dans le tabou, celle du contact, d’où son nom « phobie du toucher ». Freud n’attache pas le
concept de tabou à la religion : « Les restrictions tabou sont autre chose que des prohibitions
purement morales ou religieuses. Elles ne sont pas ramenées à un commandement divin, mais
s’imposent d’elles-mêmes »330. La prohibition tabou n’est fondée sur aucune raison d’ordre
moral ou pratique.
Géza Róheim, contrairement à Freud, travaille sur un vaste matériel ethnographique.
Pour lui, le tabou est un moyen de garder la valeur la plus grande : le lien entre la mère et
l’enfant. Le tabou mène à obtenir cette « bi-union », qui doit éloigner tout ce qui peut
l’empêcher d’exister. Arthur Reginald Radcliffe-Brown traite le tabou comme la création des
sentiments sociaux. Les interdits créent des sentiments appropriés pour chaque situation. Par
la gradation des interdits et des devoirs (par exemple lors des funérailles), on accentue le rôle
des règles relationnelles dans une famille. Pour un autre fonctionnaliste, Bronisław
Malinowski, le tabou est un moyen d’organiser le monde dans un ordre social ritualisé.
Chaque prohibition a sa fonction dans l’organisation et dans un bon fonctionnement de la
société.
Georges Bataille partage l’opinion selon laquelle le tabou frappe aussi bien les objets
liés à la divinité et aux valeurs transcendantes que tout ce qui est rejeté comme impur. Les
choses impures sont classifiées par la société comme hétérogènes par rapport à l’ordre
existant, comme les phénomènes qui se situent à la limite des frontières, comme les cadavres
ou les excréments : « En fait, le monde hétérogène englobe ce que la société rejette soit
comme déchet, soit comme valeur supérieure transcendante »331.
Le sacré réunit les deux extrêmes : le transcendant et l’abject, ce que Bataille a nommé
« le dualisme fondamental du monde hétérogène ». Le tabou aurait un lien étroit avec le genre
dans son aspect érotique. Le tabou interdit alors tout ce qui empêche d’être un individu noble :
le sexe incontrôlé, le meurtre, la menstruation. Selon Frazer, il sert à éviter l’indésirable, ce
qui est aussi le but de la magie négative (par opposition à la magie positive qui tend à remplir
un désir). Van der Leeuw postule que le tabou aide à ne pas réaliser certains actes afin
d’éviter une puissance ténébreuse. Le tabou en lui-même n’implique aucune punition mais il
est une tentative d’empiéter sur le sacré ce qui, en conséquence, entraîne une influence de
puissance magique. Lévi-Strauss, après Eliade, était d’avis que le tabou désigne l’inconnu qui
330
331
Ibid., p. 30.
G. Bataille, Œuvres complètes. Premiers écrits. 1922-1940, Paris, Gallimard, 1970, t. I, p. 346.
145
protège contre une force mystérieuse. Leach, à son tour, considère le tabou comme le
refoulement de l’ambivalence.
Toutes ces définitions et conceptions du tabou insistent sur son caractère équivoque,
ambigu, indécis. Il y a toujours la question d’une transgression qui s’oppose à la structuration
du monde. Les personnages de Pierre Jean Jouve, quant à eux, sont aussi situés à l’entre-deux
ou à l’écart. Ce sont des êtres parfois presque sacrés, parfois impurs mais ils sont tous
construits sur la dualité qui implique, à son tour, la polyvalence, l’équivocité, l’hybridité et
d’autres états passagers. Les personnages peuvent être définis en tant que tabous car ils brisent
les catégories et les limites existantes, ne se conformant ni aux ordres ni aux normes. Outre la
catégorisation floue, ils se contredisent, ils sont faits de contrastes et ne savent pas poser des
frontières à leur propre existence.
Le cheminement des personnages peut être qualifié de « liminaire ». Ce sont des êtres
constamment déchirés entre deux dimensions inconciliables. Leur caractère difficile et
hybride se manifeste par la dualité, l’androgynie ou bien par leurs inclinations incestueuses
qui brisent l’ordre social établi. La transgression du tabou de l’inceste témoigne d’une
certaine dysfonctionnalité. Par leur corporalité exacerbée et troublante, les personnages
portent en eux une certaine souillure qui se laisse voir par exemple à travers les orifices
corporels dont il est question dans le contexte de la passion ou de l’extase. Les deux notions
pouvant signifier des actions opposées, soulignent le déchirement intérieur des protagonistes.
Enfin, tous les tabous vont se manifester dans leur forme la plus explicite dans le récit le plus
controverse, Les Beaux Masques.
3. 2. Les personnages à l’entre-deux
Sale comme un ange
(LBM, p. 1696)
Depuis toujours, l’humanité a besoin de dépasser des bordures corporelles et d’élever
l’âme ou bien son res cognitas au-delà du niveau des sensations et des instincts. L’être
humain grâce à des expériences particulièrement extrêmes et intenses tend à vaincre les
pulsions pour gagner une conscience pure. Une fois ce stade atteint, il peut se rapprocher de
Dieu ou de la transcendance. Nous avons vu déjà à partir de la Genèse biblique que la
146
culpabilité humaine provient du désir de dépasser sa pauvre condition terrestre et du désir de
s’approcher de Dieu.
Les personnages de Jouve sont marqués par la même tendance qui leur commande de
vivre des événements « saugrenus » afin d’obtenir le salut. Un sens équivoque de la passion et
de l’extase s’inscrit parfaitement dans le cheminement des personnages qui constamment
oscillent entre le haut et le bas. Car les deux notions, extase et passion, peuvent se référer aux
deux extrêmes.
L’état de passion et d’extase est d’abord « iconographique ». Nous avons dit que
Jouve avait une préférence pour les saints qui exaltaient le côté cruel de la religion,
pratiquaient les flagellations et toute sorte de mortifications. Fasciné par le dramatisme de la
représentation, Pierre Jean Jouve fait confronter certains de ses personnages aux fresques de
Sodome, notamment à l’Extase de Sainte Catherine de Sienne qui fait partie de l’iconographie
psychiatrique citée par Charcot dans Les Démoniaques dans l’art (1886)332.
À l’instar de l’écrivain, les personnages commencent à éprouver un plaisir indéniable
face à la souffrance et la mutilation. Eric Dazzan y voit un procédé narratif qui se compose
des deux étapes :
Le mode affectif de la perception jouvienne sur les fresques de Sodoma
entraîne deux choses: d’abord une description dramatisée de la toile, sinon le
déploiement narratif de l’instant extatique que connaît la sainte, et ensuite, une sorte
d’investissement libidinal du sujet de la perception [...] Sainte Catherine est perçue
comme le mythe atemporel333.
La passion et l’extase sont les deux notions qui peuvent connoter des significations
diverses. Si l’on se réfère au texte fondamental de notre culture, La Bible, on évoquera la
passion du Christ accompagnée des souffrances et supplices qui ont précédé la Crucifixion.
Par extention, on appellera la passion tous les événements et cérémonies religieux qui
contiennent les souffrances ou mortification. Mais, la passion dans le sens plus courant et plus
« profane », s’associe à l’érotisme et à un désir purement charnel.
Paulina est une héroïne exceptionnelle qui est tentée par les deux : la volonté de
revivre la passion quasi christique et un fort désir de plonger dans une passion sensuelle avec
332
J-M. Charcot, Les Démoniaques dans l’art (1886), présenté par P. Fédida et G. Didi-Huberman, Paris,
Macula, 1984, p. 108.
333
E. Dazzan, « L’Italie dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve : la lumière des images, la figuration d’un drame
métaphysique », Integrités et transgressions de Pierre Jean Jouve 2. Cahiers Pierre Jean Jouve, Calliopées, n°
2-2010, p. 212.
147
son amant. C’est le premier personnage romanesque qui établit le principe selon lequel les
personnages accomplissent leurs actions – entre la culpabilité et la vanité.
Une sorte d’extase est éprouvée par Catherine quand elle va au « Jack » avec Pierre.
On imagine une salle suffocante car les fenêtres sont fermées et « un ventilateur chasse
l’odeur de sueur » (H, p. 419). Il fait plutôt sombre et la noirceur est renforcée par l’adjectif
« nègre ». Le bar ressemble à une auberge de mauvaise réputation où « après deux heures du
matin les femmes se déshabillent » (p. 419).
Dans Vagadu, Jouve se concentre sur le côté cruel de l’extase. On retrouve ses traces
dans la scène avec le charretier qui ne cesse de jeter des ordures sur la petite fille – il est
rouge, excité, furieux et il inspire, outre la terreur, un dégoût très fort. L’héroïne observe aussi
une scène insolite de la passion du Christ où celui-ci est couché avec un thorax découpé.
Selon Sylvie Gazagne l’œuvre de Jouve explore ces deux voies de l’extase telles que
les définit Edgar Morin. Son analyse aboutit au constat suivant : la négation du corps
« exaspère le refoulement et débouche sur la curiosité trouble ou l’obsession sexuelle alors
que la joie sensuelle finit par basculer dans une forme d’excès orgiaque où le sujet perd son
identité »334. Les héroïnes jouviennes ont été fréquemment rapprochées d’Aurélia nervalienne
qui, elle aussi, actualise les thèmes de la faute originelle, liée à la perte de la mère ou à la
quête de l’unité perdue. La passion et l’extase traduisent parfaitement la dualité à laquelle sont
soumis les personnages jouviens. Déchirés entre l’amour de Dieu et l’amour de la vie, leur
destin est voué à une éternelle insolubilité.
Giovanni Antonio Bazzi, dit Il Sodoma, Extase de sainte Catherine de Sienne, Basilica
Cateriniana di San Domenico, Sienne
334
S. Gazagne, Trois poètes s’interrogent sur le sacré : Paul Claudel dans Cinq grandes odes, Yves Bonnefoy
dans Poèmes et Pierre Jean Jouve à travers Les Noces, Sueur de sang et Matière céleste, Paris, L’Harmattan,
2007, p. 234.
148
Dans l’optique du tabou, la caractéristique la plus importante qui concerne tous les
personnages jouviens consiste en leur ambiguïté constante. Les personnages jouviens ne sont
jamais blanc ou noirs : ils se situent entre le pur et l’impur, entre la rédemption et la
décheance, entre le bien et le mal335. Plusieurs anthropologues attirent l’attention sur le
paradoxe du phénomène et sur la dualité, inhérente au tabou, qui depuis toujours leur pose des
problèmes. Cette ambiguïté du statut est bien visible dans les romans de Pierre Jean Jouve.
Ceux-ci sont bâtis sur un dualisme représenté avant tout par les personnages. Les héroïnes
sont constamment en état de transgression (de passage) entre l’interdit et le permis, entre le
tabou et le noa. Déchirées entre les « nourritures terrestres » et la quête du sacré, elles
procèdent par des actes qui ont pour objectif la délivrance d’un cercle vicieux.
Les personnages incarnent le paradigme anthropologique des oppositions binaires.
D'un point de vue structuraliste, comme l’a montré entre autres Louis Dumont ou Claude
Lévi-Strauss, nous avons toujours besoin des deux facteurs afin de capter la structure entière.
Selon Lévi-Strauss, ce système est une structuration fondamentale du monde et la base de sa
bonne compréhension. Il n’est possible de trouver le sens que par le biais de cette bipolarité,
forme la plus naturelle pour l’être humain. La catégorie A ne peut exister s’il n’y avait pas son
correspondant, la catégorie B. De même, sans la catégorie B, il n’y aurait pas de limites de la
catégorie A et, par conséquent, il n’y aurait pas de raison d’être pour la catégorie A. Ce sont
donc les éléments qui ne peuvent exister l’un sans l’autre, mais qui en même temps,
s’opposent réciproquement.
Une autre conceptualisation du tabou comme une catégorie structuraliste s’est trouvée
au cœur de la théorie de Mary Douglas. Inspirée fortement par Mauss et Durkheim, elle
formule la définition du tabou selon laquelle il s’agit d’une instance non identifiable qui
n’appartient à aucune structure et ne subit aucune classification. Selon Douglas, le tabou
signifierait l’inclassable comme la chose qui s’oppose à l’ordre universel tout structuré et tout
divisé, à l’instar de la création religieuse et mythologique de l’univers qui commence non par
la structuration mais par la division, comme le montre la Genèse.
La dualité, catégorie qui demeure entre deux structures, reste en relation étroite avec le
concept de passage. L’individu est d’abord séparé du reste de la communauté, ensuite il est
marginalisé pendant la phase effective du rite et, à la fin il est agrégé de nouveau.
L’explication du procès de passage s’inscrit dans la même logique que celle du tabou. L’état
de passage est particulièrement dangereux car ici l’individu est privé d’ancien statut et n’a pas
335
S. Poza, op. cit., p. 7.
149
encore le statut auquel il aspire. Si la construction de l’univers est fondée sur les principes de
division et d’intégralité, comme l’interprète par exemple Mary Douglas, le passage devient,
en effet, le mouvement angoissant car privé d’un statut fixe.
Ce modèle traditionnel existe chez Jouve car un seul personnage peut porter en soi des
caractéristiques qui, normalement, sont éloignées. De ce point de vue-là, les protagonistes
brisent les canons traditionnels de l’ordre cosmogonique. Ils mélangent, joignent et combinent
les catégories distinctes – ils sont tous tabou336. Entre chasteté et sacrilège, entre femme et
homme, ils sont pleins de contrastes, paradoxes et mystères. Leur caractère sophistiqué fait
d’eux des êtres intenses et dotés d’une densité énorme qui contribue à leur force d’attraction.
L’être humain est la créature la plus réussie du drame de la Création à cause de sa
dualité : contrairement aux anges lumineux, chargés d’énergie, à l’image de Dieu, l’être
humain est à la fois divin par ses aspirations spirituelles et satanique par sa corporéïté et
sensualité. Sa nature paradoxale fait de lui l’être du choix entre le bien et le mal, mais aussi
l’être du déchirement et du combat. La seule situation où l’être humain se trouvait excepté de
cette condition dramatique, c’est celle qui régnait au paradis avant que la Faute ne soit pas
commise. La vie d’Adam et d’Ève avant la chute se résume à une communion extatique. Ils
n’éprouvaient aucun désir ni aucune honte. Leur nudité était la nudité d’un enfant car la
sexualité n’existait pas. Le dualisme est apparu au moment de l’avènement du péché. Dès
lors, l’être humain a été stigmatisé par sa condition inférieure et certaines sphères de sa vie
sont devenues honteuses.
S’interroger sur la culpabilite de l’homme, c’est s’interroger sur la nature de la faute.
Chez Jouve, la faute et la culpabilité inscrite dans la religion chrétienne est l’une des sources
majeures de l’impureté des personnages. Dans La Genèse, la transgression d’une loi divine
n’a pas été motivée par la faim des premiers humains mais par leur désir de s’approcher de
Dieu, de, peut-être, devenir Dieu en avalant une nourriture spéciale. Le péché originel dans la
religion chrétienne peut être analysé comme un crime totémique contre le Père. Cette
tendance d’atteindre l’absolu au prix de commetre un sacrilège, n’est pas absente chez les
personnages jouviens. Elle contribue à une dispersion de leur conscience entre la quête du
sacré et l’inclination vers la chute.
La religiosité exacerbée de Paulina est un exemple parfait du dualisme qui la déchire
(« Je suis pleine de contardictions », p. 33, « Depuis mon enfance j’ai peur de moi parce que
336
Cela fait penser au principe des interdits alimentaires dans la Bible, formulé par Douglas. Or, toute nourriture
(surtout la viande) dont les caractéristiques sont douteuses du point de vue logique, est impure, donc interdite.
Selon Douglas, le tabou est né à cause du mélange des certaines catégories.
150
je suis double », p. 159). Sa façon de vénérer Dieu ne respecte pas les principes de bienséance
de l’église catholique. Pour prier Dieu, Paulina « s’agenoulliait ou même elle se couchait
entièrement, à demi nue, sur le pavement froid » (p. 19). Les deux concepts, celui de l’amour
platonique et celui du péché se croisent dans ses pensées. Les deux pôles se rencontrent dans
l’idée de la faute. La nudité donne à Paulina un sentiment d’absolu tout comme la
contemplation des images des martyrs où « l’érotisme et mysticisme se rejoignent une fois de
plus »337. Par ses mortifications et son exaltation des Saints, elle se rapproche de l’un des
objets de son culte – sainte Catherine de Sienne. Celle-ci vit dans l’ascèse, priant et lisant les
biographies des Saints. Vers l'âge de treize ans, Catherine refuse toujours toute coquetterie,
par opposition à sa mère qui l’y pousse. Face à ce refus, sa mère décide de passer par la sœur
aînée de Catherine, Bonaventura, afin qu'elle développe chez la jeune fille le goût de la
séduction. Catherine se laisse convaincre, néanmoins cela ne dure pas longtemps car
Bonaventura meurt et Catherine est convaincue que c’était à cause de sa vanité. Cet
événement traumatisant ne fera que renforcer sa foi.
Les analogies entre sa biographie et celle de Paulina sont visibles. Paulina, elle aussi,
hésite entre une religiosité exacerbée et le goût pour paraître belle et séduisante. À côté de la
vanité, on découvre chez elle une forte nécessité pour les souffrances au nom de Dieu. Une
autre analogie par rapport à la vie de sainte Catherine de Sienne réside dans la présence de la
faute qui devient un élément central et qui constitue la source des mortifications accomplies
afin de racheter ses fautes.
Lors de ces mortifications, Paulina est le plus souvent nue. Sa nudité se fait voir aussi
bien pendant les prières que pendant les entrevues avec l’amant. Si l’on songe à sa
représentation dans le contexte religieux, elle peut passer pour un état d’innocence (Adam et
Ève au paradis) ou pour une volonté inconsciente de s’humilier devant Dieu. Le corps nu qui
se veut innocent fait penser à une secte d'Adamites (qui était active surtout au Moyen Âge)
qui, s'inspirant de la pureté primitive du paradis terrestre, pratiquait la nudité pour l'exercice
du culte dans les temples. Les membres de la secte tentaient d'imiter l’Adam d’avant la chute.
La nudité traduit un état d’unité, un état idéal : « Paulina était nue. Être nue c’est être absolue
enfin » (P, p. 108). Suivant l’amour libre et l’existence en pleine entente avec la nature, les
Adamites vivaient nus le plus souvent possible, dans une sorte d'état d'innocence originel.
Paulina se laisse voir aussi dans une innocence absolue où elle déclare que « la nudité c’est le
charme, l’enfance ou encore la guerre » (P, p. 108). Elle se compare à une dryade ou une
337
D. Leuwers, Jouve avant Jouve..., op. cit., p. 248.
151
nymphe qui marche sur l’herbe les pieds nus, nage dans les lacs et « mange les fleurs à pleine
bouche » (P, p. 20). C’est la volonté de revenir à l’état sauvage (n’oublions pas que Paulina
lisait Rousseau), à une entente idéale avec la nature :
Elle se croyait aimée par le vent comme certaines créatures mythologiques, elle
connaissait les légendes des paysans ou les histoires des anciens deix, faisait parler des
rabres, devenait dryade, et croyait même intriguer avec un faune (p. 20).
Implicitement, c’est le désir d’atteindre le Paradis et de s’assimiler à la nature comme
l’indiquait l’ordre divin :
Et Dieu dit : Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est à
la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit d'arbre et portant de la
semence : ce sera votre nourriture338.
Malgré ce penchant quasi animiste cultivé dans l’enfance, elle se dévoue à la religion
catholique ce qui se manifeste, dans son cas, par le goût pour la mortification et la douleur.
Cette religiosité provoque chez son père un état de perpléxité (P, p. 77). La nudité n’est plus
naturelle, elle sera obscène. Plus précisément, Paulina hésite entre les deux visions du corps:
l’une – enfantine et libératrice, l’autre – perverse et sexuelle. Michele voit dans son corps
comme un objet charnel (p. 61) même si cette vision n’est plus compatible avec l’image de la
pureté d’autrefois. Michele s’agenouille et prie traitant ainsi l’acte amoureux comme un acte
sacré (p. 61) qui pourrait ressembler à la consécration du pain lors de la messe catholique.
Dans ce cadre, la présence eucharistique du Christ se manifeste seulement après la prière.
L’union charnelle entre les deux amants est « bénie » par une voix de jugement disant qu’ils
seront « scellés l’un à l’autre dans la foi, la volupté et la détresse » (P, p. 61). L’union de leurs
corps fait penser au corps de Jésus-Christ qui malgré sa transsubstantiation demeure
transcendant et saint. C’est aussi le corps qu’il faut adorer avant de le consommer (« Que
personne ne mange cette chair sans d'abord l'adorer ; nous pécherions si nous ne l'adorions
pas »), selon la formule de saint Augustin. Suite à ces rites liturgiques, le pain converti en
corps divin, tout en conservant ses caractéristiques physiques initiales, devient l’objet du
sacrément.
Simultanément, Paulina se reproche d’être perverse, méchante et impure (p. 49). Elle
se nomme Sgualdrina ! (p. 99) Ce sentiment vient entre autres après la lecture de La Divina
338
La Bible. L’Ancien Testament, La Genèse, op. cit., 9,2-4, vers 29, p. 45.
152
Commedia, au moment où « la vie cessa d’être enfantine et bonne » (P, p. 41). Le livre de
Dante lui ouvre l’univers du péché et lui montre que l’univers est tripartite et se compose de
l’enfer, du purgatoire et du ciel. C’est le moment où elle connaît la chute de l’être humain.
Néanmoins, pour Michele elle semble toujours pure (p. 65) et « la pureté du baiser qu’elle
donnait était la pureté de la croyance qu’elle tournait vers Dieu » (P, p. 63).
L’accomplissement religieux de Paulina trouve, en effet, son exutoire dans les actes charnels
avec Michele. La dynamique de ce personnage, on le sait, oscille entre l’amour et la mort.
Paulina mène une double vie, partagée entre la blancheur et la noirceur de sorte qu’elle
« devient les deux êtres, l’un du jour, l’autre de la nuit » (P, p. 84). Elle « ne peut vivre
l’amour que sous l’aspect de l’impossibilité : l’amour possible doit être sacrifié. Que par le
meurtre survienne ‘une sorte de grâce’, c’est ce que Jouve suggère dans le chapitre final »339.
Au moment où elle perd les repères (elle ne reconnaît plus le jour et la nuit), elle perd
aussi la notion du sacré et du profane. Elle n’est plus en mesure de distinguer la sensualité et
la divinité : « La vie de ces années-là fut double et partagée. Il y avait son sensuel amour et il
y avait Dieu » (p. 103). La division capitale terre / ciel est abolie lorsque Paulina parle de la
« terre céleste » (P, p. 109).
L’existence de la protagoniste est inscrite dans un espace fermé, oppressif et pesant.
C’est comme si la densité de l’air gardait toutes les pulsions et tous les désirs refoulés340.
L’existence de Paulina est interdite et marginalisée. Elle se trouve sur le terrain tapu qui,
effectivement, est mis à l’écart et ressemble plutôt à la prison. Commençons par la chambre
bleue « emprisonnée par un grillage » (p. 7), avec une balustrade, « l’embrasure de la porte de
pierre » (p. 8). La fenêtre, elle aussi, est « enfoncée dans la mélancolique épaisseur d’une
muraille de pierre. Cette pierre [...] a l’aspect du fer. [...] Les grillages de la fenêtre sont épais,
rouillés, le mur est grand » (p. 7-8). Par extension, toute la villa detta Il Gioiello ressemble à
une forteresse : localisée sur la colline où « le pavement siccativé quand on marche rend un
bruit lourd » (P, p. 7). La maison Pandolfini est « funèbre », Paulina y reste « enfermée ».
D’ailleurs, l’intensité de cette fermeture est graduelle car après la chambre bleue, c’est la
cellule au couvent et à la fin, la cellule dans la prison. À la fermeture s’ajoute une atmosphère
(qui hante d’ailleurs la plupart des romans de Jouve) suffocante, obsédante et répressive. L’air
est dense d’odeurs : « de songe et de calcaire creux, dans l’épaisseur il y a une odeur féminine
qui se dégage » (P, p. 10). Le lecteur a l’impression que toute l’existence du personnage est
terriblement feinte et que la véritable existence se trouve dissimulée sous les apparences. Tout
339
340
J. Starobinski, Le feu de la chair et la blancheur du ciel, op. cit., p. 33.
K. Schärer, Thématique et poétique du mal dans l’oeuvre de Pierre Jean Jouve, op. cit., p. 45.
153
au début, nous lisons que « L’extraordinaire passion de Paulina dans ses premières années à
Milan fut [...] endormie sous les dehors d’une timidité farouche qui la faisait passer pour une
idiote » (p. 13). Le poids de l’entourage est souligné par le vocabulaire : Mario Giuseppe
Pandolfini « administrait une lourde fortune », il était « d’une nature lourde » et son amour
envers sa fille était « pesant » (P, p. 16). L’existence de Paulina est sans cesse surveillée par le
père et les trois frères, la mère ne tenant aucun rôle particulier. Le fonctionnement de l’espace
contribue à la dualité du personnage qui est tabou à cause de cette existence toujours à l’écart.
La vision de l’enfer dans le roman est effrayante et quelque peu enfantine : c’est un
enfer très concret, plein de violence, de démons et de mal. Mais une telle image remplit bien
son rôle « pédagogique », celui de semer la terreur parmi les pécheurs. Paulina éprouve de la
honte et l’épouvantement, elle est prête à « avaler les crachats » de la bouche du Christ pour
que celui-ci ne la jette pas en enfer éternel (P, p. 119). Au couvent des Visitandines, il s’agit
plutôt de calmer les sens, « de les crucifier derrière les grilles » (P, p. 139). C’est la seule
solution afin de parvenir à vaincre le tabou lié à la dualité et vivre dans la quiétude.
Paulina est l’exemple d’un personnage multiplié, possédant plusieurs identités. Elle est
à la limite d’une disjonction schizophrène. Il suffit de rappeler ses trois avatars principaux :
Paulina, Blandine, Marietta. C’est donc un exemple parfait d’un personnage « dés-astré qui
souffre d’une instabilité onomastique. On remarque ainsi [...] une prolifération de noms et de
surnoms, presudonymes et patronymes »341. Paulina a donc une identité instable, idécise et
contardictoire. Elle hésite entre l’amour profane et l’amour de Dieu. Sa religiosité poussée à
l’extrême peut paradoxalement passer pour un sacrilège. Paulina représente un personnage qui
échappe à tout ordre et tout classement : c’est surtout pour cela que sa dualité peut être
appelée tabou, toujours à la lumière de la théorie de Douglas342.
Les mêmes forces perverses entremêlées avec la sainteté se retrouvent dans « La
Fiancée », l’histoire d’un soldat qui rentre dans son village afin d’y retrouver sa fiancée :
« Dans cette nouvelle, Jouve nous introduit dans un univers délibérement factice et théâtral ».
Cela fait penser à Homère, au masque, au théâtre antique343. C’est un monde de l’artifice dans
lequel il est difficile de distinguer le bien et le mal, le divin et le terrestre. C’est un monde
situé à l’entre-deux et parfaitement mis en scène. Marie, secrète comme la Sainte Eucharistie,
la plus pieuse, la plus sage (« La Fiancée », p. 823) une fois trompe (en réalité ou dans un
rêve) son fiancé Joseph avec le Tambour-Major. Quand Joseph vient chez elle, il voit une
341
L. Logié, « L’androgyne, figure de l’imaginaire jouvien », Pierre Jean Jouve et Henry Bauchau : les voix de
l’altérité, op. cit., p. 137.
342
Voir par exemple M. Douglas De la souillure, Paris, Maspéro, 1971.
343
S. Sanzenbach, Les Romans de Pierre Jean Jouve : le romancier en son miroir, op. cit., p. 92-93.
154
drôle d’image devant la maison : la maison est plongée dans l’obscurité et « une chatte en
chaleur avec un bruit infernal attirait et repoussait les chats » (p. 832). C’est une chatte
étrangement complexe qui attire et repousse à la fois : son rôle symbolique montre la
puissance érotique et maléfique de la femme. Le choix de l’adjectif « infernal » suggère la
présence des forces diaboliques344. Le mot « chatte » est aussi équivoque. C’est un sexe
féminin qui attire et repousse, qui a honte mais qui est aussi attiré par un acte illicite. Ce
paradoxe est aussi bien montré par le biais de Dorothée (personnage de La Victime). Aussi
chaste qu’elle soit, elle est ravie de pouvoir se contempler dans le miroir :
Dorothée avait toujours été belle et elle avait toujours eu honte. Comme elle
avait eu honte d’être fille et de paraître belle, elle sentait la honte d’être nue.
Cependant elle se regardait elle-même, avec ravissement (Vic., p. 904-905).
Jacques est le seul personnage principal masculin même s’il est assez difficile de
trancher lequel des personnages du Monde désert joue un rôle principal. Jacques est un
homme mais ne serait-il pas un peu femme vu son destin déterminé par les tendances
homosexuelles ? Lui aussi, il réclame une certaine pureté (MD, p. 237, p. 252) mais en même
temps il s’accuse : « Je salis tout ce que je touche » (MD, p. 265) et avoue que l’interdit
inspire en lui le sentiment magnifique (MD, p. 274). En voyant le visage de Paulina sur l’eau,
Jacques éprouve un plaisir particulier même s’il est imprégné d’inquiétude : « Jacques retient
sa respiration, frissonne de peur, de plaisir. La mort passe, disent les vieilles gens » (MD,
p. 325). Baladine Nicolaïevna dont le nom fait penser aux femmes fatales de Dostoïevsky est
aussi déchirée entre l’amour sensuel pour Jacques et, en même temps, la purification. Elle
veut purifier son âme après avoir trompé Jacques avec Luc (MD, p. 326). Elle veut rester pure
mais son destin de femme fatale est plus fort.
L’imprégnation du religieux, omniprésente dans Paulina et implicitement dans Le
Monde désert, change en imprégnation psychanalytique dans le cas du troisième roman345.
Les deux personnages, Paulina et Catherine, sont doubles par excellence. Catherine est « faite
de contraires » tout comme Paulina (« Je suis pleine de contradictions »). La volonté « de se
faire connaître par une trivialité » montre le désir d’abolir la dualité, de se montrer dans son
unité – pure et libre. Une aventure « saugrenue » montre au naturel un être (H, p. 409), disait
Catherine. Cette constatation montre que, selon Catherine, le passage par le plus bas est
nécessaire pour atteindre le plus haut. Il faut traverser les ténèbres du purgatoire afin d’obtenir
344
345
Ibid., p. 94-95.
S. Poza, op. cit., p. 124.
155
une illumination. Cette voie, bien tracée par Paulina, est aussi celle que choisit Catherine :
« N’est-ce pas par ce mauvais chemin que l’on va vers une purification ? » (H, p. 408). D’un
côté elle joue à une « fillette navrée » (H, p. 411), de l’autre, elle veut s’appeler Catharina,
comme une Sainte. Dans un monologue elle avoue : « Je serai ta mère, ta sœur, ta fille de
bordel » (V, p. 713). D’ailleurs, elle rejoint le désir de Paulina d’aimer et d’être une martyre et
elle éprouve aussi une fascination pour ce qui est noir et ce qui relève d’une fornication :
« Les histoires de bûchers m’effrayaient et me charmaient. J’y pensais pour m’aider à
m’endormir » (H, p. 409-410).
La dualité de l’héroïne est perceptible déjà dans son nom, « un nom qui ne peut être
porté que par une créature de douleur ». D’abord, le prénom Catherine évoque la personne de
sainte Catherine de Sienne que Jouve vénère. Les extases de celle-là sont mentionnées pour la
première fois dans Paulina 1880 qui l’adore à travers l’iconographie. Le crachat par contre,
connote une saleté, signe de la pauvre corporalité humaine : « Ce nom semblait à Catherine le
plus ignoble vocable qu’elle eût jamais entendu dans la bouche humaine. Le pire nom qui fût
jamais » (V, p. 629-630). C’est un nom qui inspire le dégoût (H, p. 410) et qui fait honte (V, p.
630). Il s’intègre à toutes les autres sécrétions qui hantent l’écriture (le sang, le sperme, la
sueur). Par le fait que celles-ci sont expulsées, symboliquement, elles font penser au dédain et
à la déchance. Il s’agit d’une chute nécessaire avant la rédemption ( puisqu’il y a un crachat et
le rachat)346. Le crachat indique « la décheance originelle et fait allusion au cloaque moral
d’où Jouve fera monter son héroïne »347.
Le crachat c’est le bas – la terre, l’enfer et le péché : « Je suis la diable, dit Catherine.
Et pour mériter son nom elle CRACHA » (H, p. 506). Les crachats forment un contraste
développé dans le premier poème de Sueur de sang : « Les crachats sur l’asphalte m’ont
toujours fait penser / à la face imprimée au voile des saintes femmes ». Le crachat apparaît
également dans les deux autres poèmes du recueil La Vierge de Paris :
La muette acceptation de l’homme pur
Elle a rempli leur coupe
Comme ils avaient vidée de CRACHATS et de bombes (p. 1253)
Nous savons ce qu’est ton souffrir, et voyons claire
L’humiliation bafouée de CRACHATS ;
346
B. Bonhomme, « Les jeux de l’écriture dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve », Pierre Jean Jouve 5. Jouve et les
jeux de l'écriture, RLM, 1996, n° 1286-1295, p. 136-137.
347
P. Klossowski, « Pierre Jean Jouve romancier : Catherine Crachat », Tableaux vivants, Essais critiques
1936-1983, Paris, Gallimard, 2001, p. 68-69.
156
Et nous enlevons les sanies près de ton cœur,
Et nous pleurons la honte de notre sang sua (p. 1271).
Rappelons encore le sobriquet utilisé par Pola Servandoni, « K.K » qui fait clairement
penser aux excréments et aux fantasmes enfantins. Béatrice Bonhomme remarque que dans
une lettre, « cette poufiasse romaine », Madame Servandoni utilise l’abbréviation « Catha »
(H, p. 462). Ce mot garde le sens de la descente, du bas, de déchance car kathaireo signifie
descendre, baisser. Cependant, comme le remarque toujours Béatrice Bonhomme, kathairo
veut dire aussi purifier. Ainsi ce nom allie-t-il deux postulations opposées, celle du rachat et
celle de l’épuration, de l’élévation et de la décheance avec une saleté et des excréments du
corps348.
Comme l’a dit Luc Pascal, « Catherine Crachat » est « un nom prédestiné » (V, p.
804). En effet, il l’est car il rejoint la répulsion et la pénitence. C’est un nom de la douleur et
du salut qui traduit parfaitement l’idée de dualité en couvrant le double sens, celui de
l’expulsion et de la rédemption. Le personnage déteste son nom à tel point que pour l’écran
elle se choisit un pseudonyme, Catharina, même si c’est « mauvais goût, romantique ».
L’identité double de Catherine se manifeste encore davantage après le suicide de Fanny (« je
me coupais en deux parties, en deux personnes », H, p. 591).
Le nom de Fanny Felicitas est fort paradoxal aussi. D’ailleurs la dualité de ces deux
personnages est inscrite dans la lettre du nom avec ces initiales répétées (CC, FF) 349. Même si
étymologiquement Felicitas exprime le bonheur, « il est si triste d’être une Felicitas » (H, p.
453), dit l’héroïne. D’ailleurs, plus Felicitas était malheureuse, plus elle était excitée en
proportion (H, p. 497). Fanny Felicitas est comme un double contraire de Catherine.
D’ailleurs comme sœur Perpetua au couvent de Visitation ou Jacques de Todi, elle représente
la sexualité de signe adverse, celle qui est vaincue, non sans avoir constituée un obstacle
fatidique350. Fanny représente tout ce que Catherine ne possède ou ne veut pas posséder.
Contrairement à Catherine, la baronne a besoin d’accoucher d’un enfant pour se sentir
pleinement une femme (H, p. 480). Elle est légèrement maléfique quand elle sollicite une
relation plus étroite à laquelle on fait allusion par le désir de tutoiement. Surprise et tout de
suite mal à l’aise, Catherine a « le sentiment de Suzanne au bain » (H, p. 470). On songe à un
épisode biblique où une jeune femme, Suzanne, surprise alors qu'elle prend son bain, refuse
348
B. Bonhomme, « Les jeux de l’écriture dans l’œuvre de Pierre Jean Jove », op. cit., p. 138.
J. Poirier, « Pierre Jean Jouve et Henry Bauchau : médiation et connaissance de soi », Pierre Jean Jouve et
Henry Bauchau : les voix de l’altérité, op. cit., p. 31.
350
J. Starobinski, Le feu de la chair et la blancheur du ciel, op. cit., p. 38.
349
157
les propositions malhonnêtes de deux vieillards qui l'accusent alors d'adultère et la
condamnent à la mort.
Il est donc indiscutable que Jouve accorde une grande importance aux noms propres.
Et comme l’a dit Madeleine Borgomano :
Lorsque des sèmes identiques traversent à plusieurs reprises le même nom
propre et semblent s’y fixer, il naît un personnage. Le personnage est donc un produit
combinatoire, le nom propre fonctionne comme le champ d’aimantation des sèmes351.
Ce qui constitue un composant majeur de l’identité de Catherine, c’est aussi sa
répulsion envers la maternité. Vers la fin de l’histoire, le personnage principal évoque
probablement le souvenir de sa mère, pour la première et seule fois, dans le chapitre « La
cuisinière ». Après avoir pris conscience de sa triste naissance, Catherine doit se réconcilier
avec sa mère. Ainsi, la relation avec la mère est-elle en quelque sorte renouée tandis que celle
avec le père est plus violent et plutôt insolvable352. Cette imago maternelle est liée à celle des
grosses femmes qui hantent le personnage :
Ces grosses femmes-là, qui était-ce donc ? Pas sa mère assurément. « La mère
était petite et maigre. » – « Ne serais-je pas une de vos parentes ? » Ah – une sœur de
ma mère. Mais était-elle si grosse que cela ? Non, mais elle était grosse et noire et elle
était une grosse femme noire et elle était une grosse femme enceinte et noire.
Tabou.
Qui avait prononcé ce mot à l’insu de Catherine, un mot qu’elle avait lu bien
des fois et dont elle ne comprenait pas le sens compliqué ? (V, p. 754).
L’image de la mère est donc fort dangereuse, mais est-elle sacrée ou est-elle impure ?
Difficile de juger. L’auteur y inclut l’essentiel du tabou – ambïguité et fascination. Le statut
de la personne couverte de tabou (en l’occurence d’une grosse femme noire) est spécial, elle
est intouchable :
Catherine désirait-elle donc sa mort ? Mais on ne pouvait même pas la tuer, la
grosse femme était insensible. Elle était donc une intouchable ! Elle était impure et on
ne pouvait rien contre elle. Elle était sacrée, étant si grosse. Elle était formidable. Elle
était...(V, p. 754).
351
R. Barthes, S/Z , Paris, Seuil, 1970, p. 74, cité par M. Borgomano, « Variations sur la femme fatale », Actes
de Colloque International, Pierre Jean Jouve, 1994, op. cit., p. 13.
352
S. Jänder, « La Petite X…: incarnation et messagère de la psychanalyse dans Vagadu », Pierre Jean Jouve et
Henri Bauchau: les voix de l’alérité, op. cit., p. 151.
158
Cette femme noire fait songer à un totem, intouchable à cause de son caractère divin.
C’est ce « Noli me tangere » (V, p. 687) qui nous rapproche de la magie sympathique (dont
les fondements ont été théorisés et affinés par James George Frazer). Celle-ci repose sur le
principe de la sympathie, principe double selon lequel, d'une part, le semblable appelle le
semblable et, d'autre part, le contact matériel établi entre deux choses subsiste spirituellement
au-delà de ce moment. Mais le point de focalisation est tout de suite déplacé de cette femme
noire-totem sur Catherine enceinte, l’image impossible :
On voyait donc Catherine enceinte, à qui l’enfant ne ferait aucun mal, puisque
jamais de Catherine ne sortirait aucun enfant. « Pardi, criait la Petite X..., l’enfant, estce qu’il n’est pas mort dans le côté gauche ? Alors il ne fera pas de mal ».
Tabou ! Tabou !
C’est une image tabou par excellence. La maternité est annéantie (« aucun enfant ne
sortira ») et au lieu de donner la vie, l’enfantement donne la mort. Selon les croyances
populaires, si la femme enceinte a des douleurs du côté gauche ou le sein gauche est gonflé,
c’est le signe qu’elle porte une fille. Si les symptômes sont inversés, elle donnera naissance à
un garçon. Cette dychotomie conduit à une classification suivante : à la droite appartiennent la
masculinité, pureté, sécurité et à la gauche, la féminité, l’impureté, le danger. Le côté gauche
constitue décidément un pôle négatif dans le système des oppositions. Plus loin,
l’ambivalence est encore renforcée par un curieux tableau d’une grosse femme-mère,
probablement Catherine elle-même :
La grosse femme c’est la femme : ta mère et toi. Tout est sacré et impur de ce
qu’elle fait. Elle saigne. Toi tu sors du ventre maternel, tu ne veux pas vivre, et tu
cherches à tuer tout ça pour vivre ! (V, p. 761).
Le fait de saignement est aussi équivoque : nous ne savons pas s’il s’agit du sang
meurtier ou du sang vital. Vagadu est toujours construit dans l’optique de la dualité, de
l’ambiguïté omniprésente en mettant en jeu la ressemblance, le contact, le voisinage ou la
contiguïté. Il y a tout un système de dédoublement, duos, duels et doublage. Le dédoublement
est exprimé le plus explicitement à travers Les Migett. Ces deux sœurs jumelles, Céline et
Flore forment en réalité un seul être. Elles se ressemblent comme « deux idées dont Catherine
Crachat serait l’idée originale » (V, p. 594).
La Petite X, à son tour, apparaît comme un double du personnage principal et comme
l’image de son inconscient. Après le traumatisme d’enfance, par un geste défensif, Catherine
159
a subi le clivage du moi, lors d’une crise de conscience et c’est ainsi qu’a surgi La Petite X –
personnage souillé, violé, un alter ego de Catherine dont celle-ci ne veut plus être353. Tout
geste de Catherine a également une correspondance dans le geste de Flore Migett354. Dans ce
roman, faute d’une unité sur la voie mystique, il faut, comme le suggère Sylvie Poza, que
l’unification s’effectue d’une façon plus terrestre et plus tragique – par la mort du double355.
Noémi, à côté de La Petite X et Flore est aussi une sœur spirituelle de Catherine, son
alter ego, deuxième instance qui se manifeste, surtout après la cure psychanalytique, comme
l’une des stratégies d’oublier ou de retravailler un traumatisme. Noémi sépare le côté de la
personnalité de Catherine concerné par l’inceste et le refoule avec les souvenirs qui y sont
liés, tandis qu’une autre partie du moi vit comme si rien ne s’était passé.
Dans La Victime, Dorothée revêt le prénom de Gravida356 ce qui fait penser au roman
de Jensen interprété par Freud dans Rêves et délires dans la Gradiva de Jensen (1907). La
relation entre les deux textes est troublante. Dorothée relève la robe rouge (« elle qui relevait
en marchant sa belle robe rouge précieuse », Vic., p. 916) à l’instar de Zoé, l’héroïne de
Jensen. Dans les deux cas, chez Jensen et chez Jouve, il s’agit d’un personnage féminin
onirique qui apparaît entre le rêve et le réel, fascinant et troublant en même temps.
Dans « La Fiancée », récit fort allégorique et riche en symboles, on remarque le jeu
des deux caractères opposés. Marie, l’héroïne principale, est comparée à la Sainte Eucharistie.
Sa vertu et son innocence sont largement connues dans le village. Marie jouit d’une très
bonne réputation : « Ce n’était pas une qui éclatait de rire dans l’obscurité ni une qui montrait
son genou sous la table ni une qu’on pouvait voir à la rivière » (« La Fiancée », p. 824). Son
image immaculée est renforcée par son prénom. Joseph est un personnage qui assure le
contraste et symbolise une force virile se trouvant aux antipodes de l’aspect pur et docile de
Marie. Il exprime sans gêne ses jugements a propos des femmes, y compris sa fiancée : « Il
n’y a pas de chienne et de fille en bas noirs et en mousseline pour nous donner, comme la
fiancée, cette impression qu’on aura le droit, par un beau coup, d’entrer dans le péché de la
femme » (p. 824). De plus, il a certaines tendances nécrophiles et de même il transgresse l’un
des plus forts tabous toujours existants :
353
S. Jänder, « La Petite X…: incarnation et messagère de la psychanalyse dans Vagadu », op. cit., p. 145.
J. Poirier, « Pierre Jean Jouve et Henry Bauchau : médiation et connaissance de soi », op. cit., p. 33.
355
S. Poza, op. cit., 127.
356
Tel est aussi le titre d’un poème de Sueur de Sang, p. 216.
354
160
À présent qu’elle était morte, il avait un furieux désir d’elle, et il aurait bien
voulu l’embrasser à la bouche et la baiser, mais il fallait être prudent dans des
circonstances pareilles, et se contenter de la justice (« La Fiancée », p. 836-837).
Chez Jouve, comme chez Baudelaire, l’image de la charogne et du corps mort émane
de l’obsession libidinale qui frôle la nécrophilie. Il n’est pas exclu que l’inclination vers un
corps féminin mort commence à hanter Jouve grâce à son maître spirituel, Baudelaire :
Les
jambes
en
l'air,
comme
une
femme
Brûlante
et
suant
les
Ouvrait
d'une
façon
nonchalante
et
Son ventre plein d'exhalaisons (Charogne).
lubrique,
poisons,
cynique
Waldemar (« La Victime ») et Joseph (« La Fiancée ») sont obsédés par la vision du
corps féminin mort qui est à la fois innocent et docile – c’est un corps de victime,
inextricablement lié à la mort. Comme a dit Léonide : « Nous nous sommes accrochés sur son
cher corps et nous y sommes morts » (DLAP, p. 923). Ce « cher corps », c’est Hélène, le
dernier personnage et aussi le personnage-clé de tout le cycle romanesque. Elle incarne
tremendum et fascinans et suscite les sentiments de vénération et de fascination doublés
d’angoisse.
Cette alliance des contraires est définie par les anthropologues (Mauss, Durkheim)
comme coïcidentia oppositorum. Psychique et spirituel, le sacré est un symptôme lisible dans
les paysages jouviens de la Suisse, et plus particulièrement dans le parcours de Sils à Soglio.
Avec Nietzsche déjà, dont la figure est inséparable de Sils, ce paysage est
celui de La Naissance de la tragédie, dont on sait qu’elle est le fruit d’une
opposition, d’une déchirure entre deux cultes de la beauté qu’incarnent respectivement
les divinités Dionysos et Apollon. Entre Sils et Soglio, le point commun, malgré la
diversité réelle des paysages, c’est cette alliance linguistique et culturelle du Nord et
du Sud357.
C’est une femme énigmatique, porteuse d’amour et de mort. Pour Léonide elle est
« une fée fauve » (DLAP, p. 973 ). Hélène touche aux forces obscures de l’inconscient et
aussi aux forces ténébreuses où se cotôient la mort, l’amour et l’éternité. Hélène porte en elle
la dualité qui provient de son fondement mythologique :
357
M. Pic, « Bauchau, Reverchon, Jouve : la Suisse intérieure entre mémoire et divination », Revue
internationale, Henry Bauchau, l’écriture à l’écoute, n° 3, 2010 – L’Ancrage Suisse, Presses universitaires de
Louvain, p. 66.
161
Hélène est victime des intrigues qui ont guidé le jugement de Pâris. Ce n’est
pas elle, mais son image formée par Héra, qui vogue vers Troie, tandi qu’elle-même
est transportée par Hermès sur les bords du Nil. Il y a donc deux Hélène : l’une,
perfide, adultère, qui provoque le malheur des siens, la haine de deux pauples ; l’autre,
pudique, fidèle, qui sera délivrée un jour par son époux Ménélas. Elles sont également
belles358.
Comme l’a dit Jean Starobinski, l’histoire se développe « selon une trajectoire duelle,
où tout s’achemine, par l’entraînement de la fatalité passionnelle, vers l’instant de la
possession qui est simultanément celui de la perte »359.
Les personnages jouviens se caractérisent par une forte intensité qui débouche sur la
dualité contradictoire ou conflictuelle. Ce sont des êtres très dramatiques, en mouvement
constant. Leur dynamique et rythme résultent d’une véritable « densité » des textes. Pour
employer le terme de Marie Scarpa qui mène sa recherche à la lumière de l’ethnocritique,
nous sommes confrontés aux personnages liminaires, à la fois régressifs et transgressifs. Dans
cette optique, le limen désigne l’identité en émergeance. La dualité, catégorie indécise,
nécessite une action : soit celle de joindre, soit celle de dissoudre. Au cœur de la
caractéristique des personnages, il y a la rupture ou bien l’acte de l’annéantissement. La
dualité amène à un profond besoin de se réunifier, besoin qui trouve son écho dans celui de
s’unir avec le double, par l’amour charnel ou spirituel :
Ainsi le sujet jouvien est-il partagé entre un double désir. Parce que la
séparation d’avec sa mère n’est qu’imparfaite, sa situation est double, ambiguë. Il faut
la résoudre en obtenant soit une réelle union, soit une réele séparation360.
3. 3. L’androgyne – l’union impossible
L’androgynat, l’inceste et la gémellité
pourraient bien constituer des éléments
réversibles d’une même famille mythogène.
358
R. Micha, « Hélène », Bousquet, Jouve, Reverdy, Colloque Poésie-Cerisy, dir. Ch. Bachat, D. Leuwers, E.-A.
Hubert, Revue Sud, Marseille, 1981, p. 195.
359
Cf., J. Starobinski, Le feu de la chair et la blancheur du ciel, op. cit., p. 43.
360
S. Poza, op. cit., p. 166.
162
Chacun de ces termes, d’une certaine manière,
transgresse un ordre, s’oppose à ce qui est
donné, s’érige en fantasmagorie. Chacun d’eux
abolit une distance et gomme, dans une certaine
mesure, une dualité361.
Nous avons déjà souligné l’importance des interférences mythologiques dans l’écriture
de Jouve. Une figure mythique qui traduit bien la dualité des personnages, c’est l’androgyne –
un être très important dans l’imaginaire jouvien362. L’androgynie est une réunion des
contrastes les plus forts. C’est une structure immuable qui glisse sur le schéma unité / dualité /
unité reposant sur les deux niveaux ontologiques différents : celui du monde a-temporel et ahistorique des essences et celui du monde temporel et historique de l’existence humaine363.
L’étude sur l’androgyne est révélatrice de nouvelles tendances de la critique littéraire
qui, au lieu d’étudier les thèmes ou les motifs, se focalise plutôt sur les mythes. L’androgyne
se rapproche de l’archétype jungienne à cause de sa forme symbolique. Selon Eliade c’est le
mythe de l’unité-totalité et un mythe universellement repérable364. L’androgyne symbolise
l’ambivalence, l’hybridité et la dualité. L’androgynie jouvienne, quant à elle, se manifeste
aussi par le trio, système qui brouille et tend à contester la dualité en quelque sorte. L’auteur
veut donc aboutir à la dissolution des modèles établis, à une décentralisation à la manière
deleuzienne. Comme l’a noté Barthes :
Il ne faut pas que l’opposition des sexes soit une loi de Nature ; il faut donc
dissoudre les affrontements et les paradigmes, pluraliser à la fois les sens et les sexes :
le sens ira vers sa multiplication (dans la théorie du texte), et le sexe ne sera pris dans
aucune typologie (il n’y aura, par exemple, que « des » homosexualités, dont le pluriel
déjouera tout discours constitué, centré au point qu’il lui paraît presque inutile d’en
parler)365.
Dans le vocabulaire courant le sens du mot d’androgynie et d’hermaphrodisme se
confond. Après Eliade, Jean-Paul Roux rappelle que dans le second cas il s’agit des deux
sexes coexistant anatomiquement d’une manière assez indépendante tandis que l’androgynie
est une fusion et plénitude366.
361
J. Libis, Le mythe de l’Androgyne, Berg International, 1980.
J. Poirier, « Pierre Jean Jouve et Henry Bauchau : méditation et connaissance de soi », in Pierre Jean Jouve et
Henry Bauchau, op. cit.
363
Ibid., p. 38.
364
F. Monneyron, L’androgyne romantique. Du mythe au mythe littéraire, Grenoble, Ellug, 1994, p. 6.
365
R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, « Écrivains de toujours », 1975, p. 73.
366
M. Eliade, Méphistophélès et l’androgyne, Paris, Gallimard, 1962, p. 131, cité par J-P. Roux, La femme dans
l’histoire et les mythes, op. cit., p. 274-275.
362
163
La divinité a toujours été traduite par l’androgynie. D’une chose sacrée, « le corps
redevient objet de déchance, pitoyable assemblage de sang, de muscles, de glandes et de
viscères, dépourvu de toute beauté androgyne »367. Dieu, être complet, n’étant limité à rien,
contient en lui des caractéristiques féminines et masculines. Un autre exemple, c’est le dieu
indien, Shiva qui se situe entre un homme et une femme368.
Les mythes sur les divinités androgynes fondent les origines du monde sur l’idée d’un
chaos ou d’un œuf primordial contenant les principes du masculin et féminin. Ceux-ci se
fondent sur la bisexualité originelle, sur un annéantissement des différences et une fusion des
contraires. Les trois mythes capitaux dans lequels se tissent les interférences androgynes c’est
le mythe d’Adam (la Genèse), celui des androgynes du Platon et celui d’Hermaphrodite et de
Salmacis des Métamorphoses d’Ovide. Tous les trois ont été aussi déformés ou censurés lors
de leur transmission.
L’androgyne, comme une certaine unité, représente un état intital. L’Adam et l’Ève
d’avant la chute symbolisent une cohabitation harmonieuse du masculin et féminin, car,
n’oublions pas, que Dieu les a créés « à son image et à sa ressemblance ». En revanche, leur
chute fait éclater les dysharmonies. L’androgynie originelle disparaît au moment où
commence l’ère de la Faute. L’âge paradisiaque et innocent est terminé. Ce qui a été une unité
idéale et indivisible devient une hybridité, une ambivalence dangeureuse et hostile. Par la
chute, nous assistons à une « invention » de la mortalité, de la honte et, évidemment, de la
sexualité369.
L’homme primordial est à la fois la totalité cosmique et l’être androgyne, les deux
qualités ayant été détruites par le péché originel. Dans l’Évangile de Thomas, nous lisons :
« Si vous faites le mâle et la femelle en un seul, afin que le mâle ne soit plus mâle et la
femelle ne soit plus femelle, alors vous entrerez dans le Royaume »370. Dans Le Paradis perdu
– une réécriture jouvienne de la Genèse, « le double Adam » évoque une ambivalence. Adam
et Ève se confondent, le masculin et le féminin ne se reconnaissent plus. Le mythe des
androgynes tel que le raconte Platon dans Le Banquet a également le caractère cosmogonique.
La figure de l’androgyne peut être considérée comme un œuf ou un géant anthropocosmique.
Dans ce mythe les androgynes ce sont les fils de la Lune, ayant un corps céleste, suspendus
entre le Ciel et la Terre. Ce sont des êtres associés à la Lune, élément traditionnellement
367
L. Logié, « L’androgyne, figure de l’imaginaire jouvien », Pierre Jean Jouve et Henry Bauchau, Les voix de
l’altérité, op. cit., p. 134.
368
J-P. Roux, op. cit., 275.
369
Dictionnaire des mythes, op. cit., article les « androgynes », p. 57-77.
370
Cité par J.-P.-Roux, op. cit., p. 276.
164
féminin dans le système des oppositions symboliques. Vu leur caractère indécis, on pense, par
exemple, à Paulina et à sa double personnalité déchirée entre la terre et le ciel avec un lien
particulier avec la lune. En reprenant le mythe d’androgyne de Platon, Freud parlait du désir
éternel de retrouver l’unité perdue.
Les thèmes anthropogéniques sont omniscients dans la littérature de tous les siècles.
Une autre retranscription du texte biblique a été réalisée dans la pièce de Giraudoux, Sodome
et Gomorrhe. La mort de l’androgyne et par la suite de toute l’espèce humaine brise
l’harmonie du cosmos. Le mythe sur l’androgyne contient l’aspiration de l’être humain à la
réduction de la bipolarité douloureuse.
Les personnages jouviens restituent cette tentative de retrouver l’unité et de réduire la
différence sexuelle. Celle-là est possible à vaincre par exemple grâce à l’union des deux corps
(« la vie de leur corps, de leur corps unique poursuivait son propre plaisir et accomplissait sa
destinée », P, 108). Comme le rappelait Lévinas, le pathétique de l’amour consiste dans une
dualité insurmontable des êtres371. L’union des deux corps en un seul n’est que temporaire et
ephémère. C’est une illusion de l’unité. Cette illusion est percetible par exemple à travers les
Migett. D’abord elles sont présentées comme les deux filles jumelles mais ensuite le narrateur
emploie la troisième personne du singulier comme si il n’y avait qu’une seule.
Il ne s’agit pas seulement de l’illusion de la réalité, mais aussi il y est question de
l’hybridité et du mélange des genres : « Catherine une femme garçon, un grand voyou »372,
une femme manquée, privée. Une femme qui n’est pas maternelle c’est une femme qui n’est
pas tout à fait féminine, selon la pensée traditionnelle. Et cela d’abord en raison de sa stérilité
(sa stérilité est métaphoriquement traduite par une scène rêvée où sa mère lui donne des fleurs
qui pourtant ne veulent pas pousser, V, p. 797).
Cette incapacité détermine toute sa vie « manquée ». Par conséquent, Catherine a
horreur d’être une femme et elle a peur de toute sexualité. Elle est présentée comme celle pour
qui le sexe n’existait guère (H, p. 568) ou bien elle incarne une nouvelle beauté « entre femme
et homme » (H, p. 414). Cet état indécis fait penser aussi au poème « Monstrum » : « Cette
femme était donc un homme plus une femme / Heureux toujours uni désaccordé [...] Sa
moustache, son gland fumant et sa beauté » (Sueur de sang, p. 228).
Catherine, comme Hécate, est chasseresse, c’est-à-dire elle exerce un métier
traditionnellement masculin. Par cette incarnation elle s’éloigne de sa féminité exacerbée
371
E. Lévinas, Le Temps de l’Autre, Montpellier, Fata Morgana, 1979.
L. Logié, « L’androgyne, figure de l’imaginaire jouvien », Pierre Jean Jouve et Henry Bauchau : les voix de
l’altérité, op. cit.
372
165
visible dans son allure. Les femmes guerrières et chasseresses sont presque toujours vierges et
destinées à le rester, un peu androgynes. Dépassant ainsi leur condition imposée comme
naturelle, elles sont difficillement classifiables : « Si c’est l’enfantement qui rend pleinement
femme, la femme ne peut devenir vraiment homme que si elle refuse ce pour quoi elle est
faite, donner la vie, et si elle le prouve en donnant la mort »373.
Peut-être la ressemblance subconsciente de Catherine à un homme, a-t-elle encouragé
Fanny Felicitas à nouer avec elle une relation fort ambiguë : elles sont des amies intimes (H,
p. 501). En même temps, Felicitas demande que toutes les deux deviennent deux colombes –
symboles d’innocence et de pureté (H, p. 521). Le souhait d’être pur a été d’ailleurs exprimé
par quasiment tous les personnages.
On observe également une disjonction du corps et de l’esprit. Les personnages traitent
leur corps comme un élément qui leur est étrange, dysharmonique. C’est le cas de Paulina qui
se regarde dans le miroir tout en prenant ses distances face à sa propre corporalité. L’être dans
le miroir est un Autre. D’ailleurs, elle ne se sent pas bien dans son corps car elle veut être un
homme « pour quitter la passsivité » (P, p. 20). En effet, la question de l’androgynie embrasse
aussi le problème de l’identification, ou plus précisement de l’auto-identification. Par rapport
au miroir, c’est la pensée lacanienne qui a permis d’inclure cet élément dans un processus
long et compliqué de la découverte de sa propre identité et surtout de la distance entre son
propre corps et son reflet, celui-ci étant le moi social. La conception du stade de miroir a été
retravaillé et affiné par Lacan durant plus de vingt ans. Il est avant tout une réflexion sur deux
concepts : celui du corps propre, désignant l'intuition de l'unité de sa personne par le bébé, et
celui de la représentation – c'est-à-dire à la fois la capacité à organiser les images et à se situer
dans l'ordre de ces images. Afin de différencier son image de celle des autres, l’enfant doit
comprendre la différence entre l'image (au sens de tout ce qui est vu) et la représentation –
l'image qui est mise à la place de ce qu'elle figure. Ma propre image dans le miroir ne peut
être en effet qu'une représentation, elle me montre ce qu'en aucun cas je ne saurais voir
directement, sans utiliser l'artifice. La représentation implique toujours à la fois le reflet et le
manque de sa source. C’est donc une sorte de l’image postérieure par rapport à un objet
initial. Celui-ci n’est que représenté. La représentation est une image illusoire car du fait
même de son existence, elle anéantit la source première et originelle qui l’avait créée. Mais,
aux yeux de Lacan, c’est ainsi seulement que l'on peut comprendre la première différence
entre le Je, celui qui voit son image et qui s'identifie à celle-ci, et le moi, l'image à laquelle
373
J.-P. Roux, La femme...op. cit., p. 283.
166
s'identifie l'enfant. Grâce à ce processus intellectuel, on découvre la tension entre le Je (le moi
intérieur) et le Moi (le moi social). Les monologues intérieurs de Paulina face à miroir, font
de son corps un être distant :
Le cadre de mon miroir contient exactement ma poitrine. Pas trop forte, pas
trop lourde, pas trop tendue. J’ai horreur de cette comtesse Lucia avec son
tremblement agité. Lui, au moins, ne m’a pas touchée ! [...] Ah ah ah ah ! Comme je
l’aime le chevalier. Le chevalier. M’a regardée. M’a regardée. Santa Lucia. Comme je
t’aime ma petite amie, toi, toi, tu es Paulina, tu es les plus beaux seins de Milan. Qui
les embrassera ? mon Dieu, je vieillis. Ni Monica ! ni la belle signora Negreto ! ni ma
cousine Porcia qui pourtant les porte si bien. Personne. Pas une comme moi. Je suis
belle. Je suis adorable. Je suis adorée adorable. Je t’adore. [...] Ce n’est pas bien. Mon
Père, les douteux désirs. Voilà trois jours que cela me prend quand je me vois dans le
miroir (p. 33-34).
Elle observe son corps dans son contexte social et dans le contexte du regard qui vient
de l’extérieur. Le personnage se caractérise par le moi double ce qui témoigne d’une
disharmonie et d’un caractère fort instable qui est d’ailleurs répété par Jacques. Son portrait
renforce encore plus l’impression d’une étrangeté. C’est un être de la dissonance, par
excellence polymorphe, « bien qu’il soit féminin, c’est lui-même » (MD, p. 228). De plus, sa
vie est déterminée par son homosexualité qu’il cache déséspérement par le mariage avec
Baladine.
Souvent, les héroïnes jouviennes sont comparées au cygne (Paulina, Catherine). De
cette figure fréquente dans la poésie de Jouve, plusieurs critiques (par exemple Béatrice
Bonhomme) ont déjà rendu compte. Même si, à première vue, c’est un symbole par
excellence féminin, il a de nombreux traits masculins : « comme toutes les images en action
dans l’inconscient, l’image du cygne est hermaphrodite. Le cygne est féminin dans la
contemplation des eaux lumineuses ; il est masculin dans l’action »374.
L’androgynie idéale ne consiste pas en réunion des contraires mais en abolition de ces
derniers. Il n’y a plus de mélange, mais l’anéantissement dans la fusion heureuse (l’image de
Paulina « sans être » sur la surface d’eau ou Catherine comme une forme impersonnelle et
mythique d’Hécate). Les personnages doivent s’inventer une stratégie pour échapper à leur
sort. Ils peuvent s’immerger dans l’abandon, l’oubli, le renoncement, le Nada. L’androgynie
signifierait alors une immersion dans le néant comme dans le chaos premier d’avant toute
division. Ce mouvement devient une fuite, intimement liée à Jouve lui-même. Sa vie est en
374
G. Bachelard, L’eau et les rêves, Paris, José Corti, 1942, p. 52.
167
effet une longue fuite nécessitée par son itinéraire intellectuel et spirituel et par son propre
chemin vers le Nada, vers le Rien ou vers l’Absolu. L’androgynie peut être vaincue par une
absence : « Rien ne s’accomplira sinon dans une absence »375. C’est un cheminement toujours
ascensionnel.
Il est donc possible d’analyser l’androgynie par le biais de l’auteur lui-même qui se
sent comme Léonide à la vue d’Hélène, « un peu femme » (DLAP, p. 965). Dans le poème
« De plus en plus femme », on assiste à une véritable confusion des identités. Daniel Leuwers
a minutieusement analysé ce poème pour affirmer que la femme de Pierre Jean Jouve c’est en
réalité son âme :
Oui féminine et grasse et vermeille
Je me suis vu sur le gommier écartelé
Pour recevoir l’hôte de pierre
Lèvres ! celui que je suis et que je hais
J’étais cave et j’étais mouillée
De bonheurs montant plus laves que le lait
Que retiennent les étoiles de ma gorge
Et j’arrivais disais-je à cette mort exquise
Je me relevais fecondé
(« De plus en plus femme », Sueur de sang, p. 274-275).
Dans la première strophe nous constatons plusieurs traits féminins valorisés
positivement. Ensuite, la comparaison métaphorique à la cave évoque la notion du creux
associé au féminin par opposition au masculin qui est censé remplir le manque. Le fait d’être
mouillée renvoie à la fécondité et à la terre-matrice. Celle-ci doit être régulièrement arrosée
afin de pouvoir donner des fruits. Tout va dans la même logique jusqu’au dernier vers où le
participe passé « fécondé » est au masculin : un être s’est transformé du féminin au masculin.
Mais, comment alors faut-il comprendre le titre ? Il semble que la meilleure explication soit
celle qui admet l’existence des deux genres en un seul être. Un homme fécondé se rapproche
de la femme en ce qu’il est susceptible de donner la vie.
Géraldine Lombard qualifie l’écriture jouvienne de féminine par excellence, issue du
corps féminin et projetée en corps du texte, par exemple dans le poème « Le Même à la
même » dans Matière céleste :
375
Cl.-L. Combet, Le Recours au mythe, Paris, José Corti, 1998, p. 69, cité par L. Logié, op. cit., p. 139.
168
Si près, si loin, ma courbe féminine ou nue
Que mes regards sont toujours tendus vers tes
trous d’ombre
Ces yeux que je n’ai plus sont mes yeux
Ce corps, que je veux pénétrer pour être l’ombre (p. 299)
Dans ce poème, le sujet lyrique évoque plusieurs mots qui pourraient être attribués au
sexe féminin et à la femme en général : la courbe, les trous, la pénétration. Ils se confondent à
tel point qu’ils ne sont plus reconnaissables. Le poète s’efface, il devient un œil divin, un
regard pur et absolu. C’est un symbole par excellence de l’unité et de l’abolition des
contraires.
Dans cette optique, l’androgynie est un moyen de combattre les tabous, de combattre
l’ambivalent et le plurivoque et de gagner l’Un, non comme une hybride mais comme une
totalité. L’androgynie égale donc la divinité. C’est aussi un idéal artistique et rituel. L’ancien
art grec n’accentuait que très peu les différences corporelles entre la femme et l’homme.
L’androgynie impose à la fois la dualité et la volonté de l’union. C’est un état ambivalent par
excellence qui décide de la dynamique de l’action dans les romans jouviens.
3. 4. L’inceste
Tu ne découvrira pas
la nudité du frère de ton père
(« La Fiancée », p. 834).
Si la dualité des personnages et leur état d’androgynie représentent une certaine mise
en pratique du concept de tabou, la catégorie de l’inceste sera analysée en tant qu’une certaine
trauma qui mène, à son tour, à une disharmonie et dysfonctionnalité des personnages.
La non-soumission à l’interdit de l’inceste contribuent à une sorte de fatalité qui
hantent tous les personnages. L’inceste chez Jouve sera perçu à travers sa signification pour
une construction « future » des personnages. Déterminée par des tendances incestueuses,
l’identité des personnages se voit bouleversée et troublée.
L’inceste, ce qui peut paraître étonnant, n’a pas toujours été valorisé négativement.
Les cosmogonies qui admettent et propagent la version de la naissance de l’humanité à partir
d’un seul couple (Adam et Ève, par exemple) devaient admettre l’existence de l’inceste. Au
169
paradis fondé par Dieu, la féminité et la masculinité n’existaient pas dans le sens
sexologique : les premiers humains n’éprouvaient aucune honte de nudité et de sexualité376.
La vraie différence sexuelle a été donc instaurée par la Faute, c’est-à-dire par l’être humain.
La femme et l’homme devaient s’orienter vers l’union afin d’assurer la continuïté de leur
genre. Mais les deux mouvements contradictoires, celui qui tend vers l’union et l’autre qui
sépare sont si forts qu’il y aurait toujours une tension entre eux. Nous sommes ici devant un
grand paradoxe parce que chaque tentative de retrouver les temps de l’origine doit se résumer
à l’unité des deux corps. Celle-ci par sa nature même est aussi un acte de Thanatos. Dans cette
relation mutuelle il y a donc un assemblage impossible entre la création et la destruction.
Entre un acte qui fertilise et un acte qui tue.
Le premier tabou de l'humanité, c’est le tabou de l'endogamie : interdiction d'avoir des
relations sexuelles avec sa parentèle. L’exemple le plus scandaleux c’est celui d’Œdipe et
Jocaste. Cette règle d’ordre strictement social donnera naissance au tabou de l'inceste. La
prohibition de l’inceste est universelle. Cette conviction a conduit Lévi-Strauss (1949) à
affirmer que l’inceste est le principe qui fonde la culture en l’opposant irrévocablement à
l’état de nature. L’idée c’est d’obliger les hommes à prendre leur épouse en dehors du cercle
familial ce qui constitue la base d’une coopération humaine et d’un bon fonctionnement de la
société. Celle-ci serait mythologiquement instaurée par la horde primitive en tête de laquelle
se trouvait :
le Père qui tient toutes les femelles en possession, obligeant les jeunes hommes
au célibat. L’inanité de leur entreprise leur est apparue, ce qui a abouti à une sorte de
culpabilité collective et à l’interdiction de l’inceste (exogamie)377.
Selon Freud, ce principe a donné naissance à un idéal moral fondé sur ce renoncement.
Géza Róheim situant sa recherche entre la psychanalyse et l’anthropologie s’inspire fortement
de la théorie de l’inconscient de Freud. Le surmoi serait défini à l’aide des deux ordres : « Tu
ne dois pas faire ce que ton père a fait » et « Tu ne dois pas être comme ton père »378.
L’importance de l’inconscient est capitale car le complexe d’Œdipe est universel (même dans
les sociétés matrilinéaires) mais il n’est pas toujours conscientisé.
Dans Le Paradis perdu, il y a un acte sexuel transgressif à l’égard de la femme
nommée Ève, « la mère de tous les vivants ». Et l’on reconnaît sans peine les deux éléments
376
J.-P. Roux, La femme..., op. cit., p. 278.
P. Kaufmann (dir.) L’apport freudien. Éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, Paris, Bordas,
1993, p. 16-18.
378
G. Róheim, Psychanalyse et anthropologie. Culture-Personnalité-Inconscient, Gallimard, 1967, p. 415.
377
170
constituant la tragédie d’Œdipe sur lesquels pèse l’interdit le plus sévère dans les societés
primitives selon Freud379.
Le problème de l’inceste n’est pas venu vers Pierre Jean Jouve sans raison. Comme l’a
noté Daniel Leuwers, après les entretiens avec l’auteur, l’inceste était depuis toujours quelque
chose qui angoissait l’artiste380. Le poète a évoqué certains « rhizomes » qui
le lièrent à sa sœur et à sa mère avant que ne s’élabore le personnage de la belle
capitaine H, femme d’un militaire en poste à Arras et dont il ose baiser la fauve
chevelure. La capitaine H. se métamorphose en Lisbé, puis en Hélène. Mais, tout en
croyant s’éloigner des ‘années profondes’ de son enfance troublée, Jouve ne cesse d’y
revenir et de l’interroger sous de « beaux masques » qui sont, en fait, autant de
révélateurs381.
À la lumière de l’hypothèse de Daniel Leuwers, Les Beaux Masques serait un récit
rappelant l’enfance de Jouve, hantée par « la fatalité mortelle de l’inceste » (LBM, p. 1607).
L’inceste constitue un abîme et un axe qui détermine tout ce qui est postérieur par rapport à
l’acte. Le moi est un « gouffre de l’inceste dans l’hystérie » (LBM, p. 1614).
L’inceste, consubstanciel au mythe d’Œdipe est donc omniprésent chez Jouve.
Notamment, la figure du père hante presque chaque texte romanesque. Elle revient par des
flashes dans la poésie :
Autorité les yeux les plus lourds étaient les tiens
Le sein mâle que jamais je n’avais vu
[...]
Père ! notre amitié était douce ou de la terreur
[...]
Père guerrier ! les nuits revenu dans la source
Qu’elle avait naturelle
Tu te baignais, et la chevelure se divise
Tu m’accablais ( « Père », Noces, p. 168-169).
Le rôle symbolique du père est capital dans le premier roman382. Ce qui frappe le plus
c’est que Paulina n’est entourée que par des hommes. De tous les personnages masculins qui
guettent l’héroïne principale, c’est la figure du père qui s’avère la plus troublante :
379
M. Pic, « Le paradis perdu de Pierre Jean Jouve. Rite de survivance et survivance du rite: "le souffle du
mythe" », Cahiers électroniques de l’imaginaire, Rite et littérature, op. cit., p. 129.
380
D. Leuwers, « Jouve revisité, Pierre Jean Jouve Psychanalyste et écrivain ? », op. cit., p. 8
381
Ibid.
382
D. Leuwers, Jouve avant Jouve..., op. cit., p. 246.
171
Mario Giuseppe Pandolfini surveillait sa fille et dans sa fille il veillait sur
l’honneur des Pandolfini avec une jalousie vindicative ; mais son unique fille était si
belle et si parfaite à ses yeux que dans la rue il lui arrivait de redresser le dos s’il
pensait à elle. Il y avait beau temps qu’il avait cessé d’aimer sa femme, cette épouse de
prêtre, bien avant qu’elle mourût. Mais de sa fille il était probablement épris comme
un jeune homme. Il rêvait d’elle la nuit. Il imaginait en songe qu’il recommençait la
vie et c’était avec sa fille. Elle pour lui et lui pour elle exclusivement (P, p. 45).
Le frère de Paulina, Bruno « avait une façon de l’aimer qui n’était pas celle d’un
frère ». Les trois frères et le père « avaient une seule passion en commun : celle de surveiller
jalousement l’existence de Paulina » (P, p. 17). Il s’agit d’une famille aristocratique qui prend
soin de garder les apparences mais en même temps, n’oublions pas, qu’au passé le crime
d’inceste dans les riches famille était quasi admis (par exemple dans la dynastie des Borgia).
C’est un milieu clos, assez misogyne où les femmes « ne tenaient aucun rôle ». Les hommes
se veulent gardiens de leur vertu dont la valeur et l’importance est une affaire publique. C’est
la vertu féminine, chose très intime, qui se veut garante de l’honneur d’une famille.
Autrement dit, pour sauver la réputation sociale, il faut surveiller la femme.
Le danger ne vient pas uniquement de la part du père mais aussi de la part des frères.
Le couple formé d’un frère et d’une sœur est spécifique puisque les deux sont en quelque
sorte un être unique sous deux formes différentes (mais parfois similaires, dans le cas des
jumeaux). Leur union reconstruit en quelque sorte leur androgynie. C’est d’ailleurs de
l’archétype de l’androgyne que Jung fait dériver le thème de l’inceste 383. L’union de la sœur
et du frère serait donc la tentative d’une réalisation de l’état primordial. Marcel Mauss y voit
la reproduction de l’inceste original du ciel et de la terre.
Le danger qui guette Paulina vient surtout de la part des pères : Mario Giuseppe et
implicitement le Père Bubbo. D’ailleurs, le dernier apparaît à Paulina comme un double
possible de son père : « Je l’adore, pensait Paulina, en franchissant le seuil obscur de l’église,
c’est mon véritable père » (P, p. 27). À l’époque du Moyen Âge la peine capitale était aussi
appliquée en cas d’un « inceste spirituel » (entre confesseur et pénitente). Cependant, la jeune
femme n’est pas inquiète par des penchants maladifs de son entourage masculin. Au contraire,
son attitude semble accepter la règle du jeu, par exemple quand elle s’adresse à son père :
« Revenez vite ! je vous donnerai moi-même, avec bonheur, la clé de ma chambre en recevant
votre baiser sur mon front » (P, p. 40). C’est pourquoi au moment où le vieux Pandolfini
meurt, elle a l’impression d’avoir trompé son père qu’elle aimait de façon passionnée (P, p.
94-95). Son père est de toute façon engagé dans le jeu amoureux de Paulina et Michele
383
J.-P. Roux, La femme...op. cit., p. 279.
172
puisque c’est par sa chambre que l’amant doit passer pour parvenir à la chambre de Paulina.
Le père se montre comme un gardien de sa fille (d’ailleurs pendant longtemps la clé de la
chambre de Paulina devait reposer sous le travestin du père).
Dans la pièce de théâtre Paulina 1880, adaptée par Jean Gilibert384 le motif de
l’inceste est poussé plus loin et les figures du père biologique, du père spirituel, Christ, et du
père Bubbo, confesseur, se confondent. Paulina a des relations particulières avec chacun
d’eux et elle leur accorde beaucoup d’affection. Si, de la part du père biologique, il y a cette
volonté de renouer une relation avec sa fille, pour le vieux dominicain, c’est plutôt la
tendresse véritablement paternelle – il veut que Paulina soit son propre enfant (P, p. 83). En
même temps il est jaloux de Michele donc ce n’est pas de l’amour tout-à-fait platonique.
Mario Giuseppe avoue que sa femme est « une nonne » donc sa relation conjugale n’a aucun
sens et aucune valeur. Il éprouve de la jalousie énorme pour sa fille jusqu’à la fin de sa vie.
Dans la première nouvelle des Histoires sanglantes, Marie est constamment en
présence de son frère qui représente l’autorité menaçante du père. Le compétiteur qui
reapparaîtra dans l’esprit de Marie sous forme de l’oncle biblique est interdit aussi. Ce frère
absent suggère la faute exprimée par l’inceste.
La relation, cette fois-ci explicitement incestueuse et tragique a eu lieu dans la vie de
Catherine, lorsque’elle était une enfant. Pour elle, le père est interdit (H, p. 577-578).
Catherine est comparée à la femme de Loth – on l’avertit de ne pas regarder derrière, de ne
pas reculer une fois la cure commencée. Mais la figure de Loth porte en soi une histoire
incestueuse aussi : les Filles de Loth après la mort de leur mère, enivrent leur père pour
perpétuer sa lignée. Même si le père, « trangresseur », est la source des souffrances
douloureuses, Catherine éprouve toujours un besoin naturel d’avoir des relations familiales
stables : « Elle souffre, elle souffre inépuisablement derrière la haie, à l’idée de voir le père et
que de ce père elle sera privée tant qu’elle vivra. Est-il même le père » (H, p. 578).
L’inceste détermine le cheminement du personnage une fois pour toutes. Au cours de
l’histoire mi-fantasmatique, mi-réelle présentée dans Vagadu, Catherine est hantée par les
cauchemars dans lesquels, sous une forme voilée, se dresse la figure paternelle :
Il y avait ce matin-là, sur la route, Catherine et le chariot [...]. Sur le devant du
chariot se tenait le charretier. Le grand charretier, debout dans le chariot, regardait
droit devant lui [...]. Le charretier disait : « Approche-toi ! » et « Fous-toi plus près »
avec d’autres jurons encore plus grossiers, qu’une femme devenue grande comme la
384
Elle a été donnée en avant-première le 20 février 1992 au Théâtre municipal d’Arras, à l’initiative du Centre
Noroît.
173
vraie Catherine ne pourrait supporter d’entendre [...]. Le charretier tenait une pelle. La
pelle était chargée d’ordures. Le charretier faisait basculer la pelle, et l’ordure tombait
sur Catherine [...]. Catherine était couverte d’ordures. Il en était rouge de colère.
À côté d’elle arrivait Pierre, ou l’homme qu’elle aime [...]. Alors elle lui explique,
montrant le puissant charretier : « Tu le vois. Eh bien, c’est ton père ». Mais lui se
récriait, attendu que le charretier n’était pas du tout son père. Elle répliquait : « Oui,
c’est ton père, celui qui est venu avant toi ». Pierre s’obstinait à dire non. (Le sot, il
aurait dû comprendre : celui qui est venu avant toi – celui qui m’a eue avant toi.).
(V, p. 620-621).
Pierre Indemini est une image du Père interdit, charretier, roulier, chasseur, l’homme
dans le métro avec le bouquet des violettes. Face à lui, Catherine se sent « amputée et
diminuée » (V, p. 699). Si Paulina éprouvait une véritable émotion positive pour son père,
Catherine éprouve de la haine et de la répulsion.
Dans une histoire mi-rêvée, l’on découvre l’image de la viande du père ce qui
implique non seulement le meurtre mais aussi un acte de cannibalisme. Jean Decottignies
propose une analyse quelque peu psychanalytique, basée sur le concept du trauma :
Le faire mourir et le découper avant de le manger, n’était-ce pas un acte de
cannibalisme ? Si ce nom semble ici s’imposer, c’est que nous savons que manger son
prochain et spécialement ses proches parents ne satisfait nullement un naturel besoin
d’alimentation. Si la fille s’incorpore ainsi le père, c’est qu’elle n’a pu obtenir l’amour
qu’elle revendiquait. Ainsi cet acte révoltant satisfait bien un processus de deuil, une
manière d’assumer la perte. On connaît, en effet, cette analyse du cannibalisme comme
« transgression imaginaire d’un manque (privation, perte, abandon, séparation). Elle
crée des simulacres et elle est l’un d’eux à la fois385.
Le renoncement et la privation seraient ainsi des simulacres d’amour. Cela sera un
mécanisme de défense contre la haine. Cette haine, ou du moins une aliénation à l’égard du
père ne vient pas sans raison. Dans sa propre maison familiale, l’auteur a été entourée par des
femmes, le père étant toujours absent. C’était un militaire violent, parfois agressif et hostile
envers son fils, l’enfant un peu bizarre, toujours seul et maladif. Une histoire inspirée sans
doute par les souvenirs de cette « enfance triste arrageoise » se retrouvera dans un texte des
Proses, « Le père et le révolver ». On y assiste à un drame à huis clos entre le père (homme
d’affaire, toujours absent, la tête de famille) et son fils, un peu maladif, toujours seul qui la
plupart du temps passait au grenier. Un jour le fils reçoit comme cadeau de son père un
révolver-jouet qui ne servait à rien mais « l’idée du révolver, calmait en une certaine mesure
385
J. Decottignies, « Pour Catherine », La Revue des sciences humaines. Pierre Jean Jouve, sous la dir. de Ch.
Blot-Labarrère, n° 250, février 1998, p. 144.
174
son cœur ». Pendant une querelle en famille « l’enfant tira son révolver et le dirigea vers son
père ». Celui-ci se calme et commence à pleurer (p. 1231-1232).
Dans Aventure de Catherine Crachat, il n’y a pas seulement la relation incestueuse
forcée entre Catherine et son père mais il y a d’autres liens encore. C’est par exemple celui
d’Hermès Trismegiste avec Catherine Crachat et de Noémi. C’est une même puissance
paternelle (et quasi divine) que celle expériencée par Paulina avec Bubbo. C’est comme si les
personnages féminins avaient besoin de posséder une autorité spirituelle masculine. Le nom
de Trismegiste prendra la valeur d’un fort contraste lorsque cet homme se trouvera
soudainement impuissant, faible, incapable de transgresser un interdit (inceste) et de faire à
Noémi, sa demi-fille un enfant (V, p. 791). Ici, on renverse le schéma traditionnel selon lequel
l’inceste est forcé par le mâle, le père. Noémi, est pleine d’affection pour Hermès (« On était
comme mariés, papa et moi, depuis la mort de maman ») au point qu’elle a envie de se donner
à lui pour avoir un enfant. Face au refus de la part d’Hermès, Noémi l’appelle « faible et
pur ». À ce moment-là elle doit se tourner vers Luc Pascal.
Un autre rêve qui par condensation et déplacement suggère le viol commis par le père
c’est « La Classe ». Catherine, enfant « met les doigts dans sa bouche et en tire... une souris
morte [...] La maîtresse rit sous la moustache » (V, p. 656). Suite à cette histoire grotesque et
effrayante, la jeune femme se rend compte que le père, étudiant en médecine à l’époque,
l’appelait sa petite rate (V, p. 657). Plus tard, vient une nouvelle image qui se copie
partiellement sur celle du charretier. Or, Catherine rencontre dans un tramway le roulier avec
un fouet qui est assis devant elle. « Elle regarde, elle regarde le roulier et elle le reconnaît.
C’est lui. Qui lui ? Lui, c’est évidemment lui » (V, p. 722). Elle doit néanmoins d’abord se
rappeler les deux autres personnages masculins, dr Debonnard et Louis Moutier, pour enfin
arriver de nouveau à une autre image de son père, assis auprès de son lit sur un tronc d’arbre
(V, p. 726-727). L’image du tronc, symbole phallique, a déjà apparu dans un rêve racontant
par métonymie l’histoire du viol. Face à son père, Catherine éprouve des sentiments fort
ambigus. Il la fascine mais il est interdit, il est donc une figure tabou par excellence : « aucune
femme n’a eu un Père, en comparaison du mien [...] la bouche était belle et rouge ; une chair
plus douce, un peu violette, cernait les yeux sous les grosses paupières » (V, p. 726). La Petite
X raconte à son tour une autre histoire qui pourrait être aussi bien celle de Catherine : « La
petite fille de cinq ans aimait le Père. Comme femme elle désirait recevoir l’amour du Père et
elle rêvait de posséder le Père en tant qu’un homme, entièrement à elle, pour toujours » (V, p.
731). Dans le « Songe du métro » le bouquet des violettes offertes par le père symbolise
l’histoire de l’inceste. Entre Catherine Crachat, la Petite X et Noémi il y a des relations assez
175
équivoques aussi : elles sont comme sœurs mais en même temps elles éprouvent une
fascination réciproque qui n’est pas dépourvue de dimension sexuelle.
Une certaine suggestion de l’inceste est répétée aussi par Fanny Felicitas. Cette fois-ci
il ne s’agit plus du lien incestueux entre le père et la fille mais entre la mère et le fils. Selon
les théories freudiennes, il existe une perversion qui consiste à conserver l’illusion de rester
l’unique objet d’amour de sa mère et de garder celle-ci en sa possession exclusive : « Toute
l’affectivité de Fanny, à l’exception de la partie qui s’orientait vers Catharina, avait pour base
le fils » (H, p. 459). C’est une illusion activement entretenue par la mère qui identifie
l’existence de son fils à la possession d’un phallus comblant386. Dans le roman en question,
les sentiments incesteux de la mère viennent aussi à cause de la jalousie :
Sans doute aime-t-elle particulièrement la virginité de son fils : elle prétend se
mettre en travers de toute voie allant de son fils à une femme. Elle l’avoue, le sait.
« Non je ne veux pas qu’il connaisse une seule femme ! » Est-ce qu’elle n’apporte pas
elle-même la femme à son fils sous une forme désexualisé et salutaire ? Qui sait ? Il ne
lui déplaît pas non plus d’agacer Guido par l’étalage d’une horrible féminité, la sienne.
Tout doit concourir au but si elle a su faire cette opération : que son fils l’aimât au
détriment de n’importe quoi (H, p. 500).
Fanny Felicitas, quant à elle, éprouve une sorte de passion envers Guido, (H, p. 500).
Catherine le voit par le regard que la mère porte sur son fils, un regard qui n’est pas innocent
(H, p. 499). Ce sentiment est sans doute partagé par Guido : « Son mari et son fils étaient
épris d’elle. [...] Elle déclare qu’elle suivra son fils Guido au bout du monde, tant qu’il voudra
d’elle... » (H, p. 527). La même situation concerne d’ailleurs Mme Hohenstein, « attachée à
son pseudo-fils par une affection forte et bizarre » (H, p. 498).
Hélène, la dernière héroïne, incarne le mythe de la mère387. Dans les Années
Profondes se montre comme un récit très spécifique par rapport au problème de l’inceste :
Hélène est avant tout maternelle pour Léonide et elle représente la merveilleuse initiatrice
maternelle venue à lui pour lui ouvrir les mondes profonds et inconnus. Même si l’idée de
l’inceste n’est pas inexistante dans cet amour car Léonide pense à l’inceste (DLAP, p. 1037),
étant donné que toute l’histoire se rapproche du mythe et ainsi la temporalité nous ramène aux
temps primordiaux, l’inceste serait inscrit aux temps des origines comme une condition
nécessaire. Dans le dernier roman on revient aux sources, à la terre-mère, à Hélène, mère de
386
D. Bouchet-Kervella, M. Janin-Oudinot « Le Fétichisme. Pour introduire de nouvelles perspectives », Le
fétichisme. Études psychanalytiques, sous la dir. de D. Bouchet-Kervella, M. Janin-Oudinot et J. Bouhsira, Paris,
PUF, 2012, p. 8.
387
J. Starobinski, Le feu de la chair et la blancheur du ciel, op. cit., p. 50.
176
tous, mère spirituelle. C’est le retour vers la matrice originelle. Cette femme noire est une
image de l’inconscient et plus particulièrement de l’enfantement, regressus ad uterum : « Estce que cette Femme Noire n’était pas la terrible FEMME MATERNELLE qu’il me fallait
prendre, que j’avais prise en triomphe » (DLAP, p. 1049). Le caractère maternel d’Hélène et
sa relation particulière avec Léonide peuvent être compris comme la transgression du tabou de
l’inceste. Car Hélène symbolise non seulement la mère mais aussi toutes les autres femmes :
« mon amante, ma mère, ma sœur, la source, la femme » (DLAP, p. 1046). Hélène
personnalise donc une totalité où tout est possible. Elle est l’abolition même des tabous. Elle
symbolise le retour à la cosmogonie d’avant la chute.
L’identité troublante et troublée des personnages viennent en grande partie du
traumatisme, réalisé le plus souvent par l’inceste. En tant que victimes, les protagonistes sont
tous marqués, marginalisés et souillés. Ils portent tous en eux une trace de saleté rituelle.
3. 5. Substances souillantes et les enjeux de l’abjection
De l’objet, l’abject n’a qu’une qualité :
celle de s’opposer à je388.
Les catégories décrites dans cette partie (la dualité, l’hybridité, l’androgynie, le trauma
incestueux) sont toutes inscrites dans le concept de tabou dans son sens anthropologique.
Pierre Jean Jouve applique ces modalités afin de souligner le caractère tabou de ses
personnages. Nous avons dit que tout ce qui échappe à l’ordre est impur, tabou, souillant. Et si
l’on prend le corps humain pour le point de repère, l’on verra que les limites corporels
constituent la bordure la plus radicale entre la pureté et la saleté. Jouve applique la même
perspective en nous faisant observer tout ce qui normalement devrait être dissimulé en raison
du caractère souillant.
Chaque culture a ses propres concepts de l’impureté et de la souillure. Par la négation,
les deux recréent la structure positive d’une société en question. Mary Douglas essaie
d’observer et de refaire tout le cycle de l’impur depuis la création du concept. L’impureté se
dégage pendant le procès de la mise en ordre (naturel pour le bien-être des gens) comme son
sous-produit. C’est donc une catégorie qui échappe à l’ordre. Elle inspire de la crainte et elle
388
J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Seuil, 1980, p. 9.
177
menace toute la configuration bien ordonnée. L’impureté nie, en quelque sorte, l’idée de
l’ordre. Mais le désordre, par sa force créatrice potentielle, est en mesure de faire un nouvel
ordre. Dans cette optique, le caractère destructif de l’impureté peut être vaincu. Selon
Douglas, l’impureté est essentielle afin de rendre l’équlibre.
Même si l’impureté naturelle n’existe pas en soi, la division du monde selon les
catégories : pur / impur est réelle et universelle. Seul, le phénomène de répulsion (strictement
lié à la souillure) est universel dans toutes les cultures. La répulsion serait une réaction
intérieure face à une transgression. En étudiant les phénomènes qui ne passent pas par le
filtrage social (anomalies, polyvalences), Douglas s’intéresse à tout ce qui dépasse des cadres
admis. Elle propose cinq solutions qui puissent combattre ces anomalies. Celles-ci peuvent
être disqualifiées, contrôlées, entourées, distanciées ou bien sacralisées et ainsi rendues
valables.
Douglas rappelle que l’idée de la saleté rituelle n’égale aucunement la saleté concrète.
Même s’il s’agit des lépreux, il en est question plutôt du manque de bordure : « l’abomination
de la lèpre s’inscrit dans la conception logique de l’impureté que nous avons déjà relevée :
mélange, effacement des différences, menace de l’identité »389.
Douglas esquisse une vision de la société structurée, avec des divisions internes. De ce
caractère bien délimité et structuré, découle l’intérêt mêlé de crainte envers les limites, les
frontières et les bordures. L’anthropologue avance une thèse d’après laquelle dans la société
contemporaine l’image pertinente et symbolique des limites est le mieux exprimée par le
corps humain – c’est le corps qui devrait symboliser l’ensemble de la société.
Ainsi, tout ce qui dépasse les bordures de notre corps est-il un « non-moi ». Afin de
bien définir le propre moi, l’abjection s’avère nécessaire. La répulsion envers tout ce qui
déborde les limites, dévoile le désir primaire de l’unité, exprimé le mieux par l’idée eliadienne
de regressus ad uterum, l’idée que nous avons déjà soulignée. La quête de l’unité serait aussi
bien le retour au stade quasi fœtal que Romain Rolland a nommé le sentiment océanique,
c’est-à-dire la volonté de faire « un » avec le monde hors de toute croyance de visée
religieuse. Dans une lettre à Freud, il écrivait le 5 décembre 1927 :
Mais j'aurais aimé à vous voir faire l'analyse du sentiment religieux spontané
ou, plus exactement, de la sensation religieuse qui est [...] le fait simple et direct de la
389
M. Douglas, op. cit., p. 120.
178
sensation de l'éternel (qui peut très bien n'être pas éternel, mais simplement sans
bornes perceptibles, et comme océanique)390.
Le retour à la matrice indique avant tout l’unité de l’enfant avec la mère qui est
rompue au moment de la naissance. L’accouchement est donc particulièrement dangereux car
il « induit l’image de la naissance comme acte d’expulsion violente par laquelle le corps
naissant s’arrache aux substances de l’intérieur maternel »391.
La notion d’abject est encore plus étroitement liée à la corporalité. L’abject ou
l’abjection (ab-ject de abicere signifie rejeter, vomir, éloigner) échappent, comme tabou, à
toutes les définitions. Selon Kristeva, auteur de cette notion, l’abject n’est ni sujet, ni objet. Il
signifie tout ce qui est répugnant, dégoûtant, souillé ou souillant, dangereux, mais aussi
fascinant et attirant. Son caractère ambigu réside dans le fait qu’il n’est pas facilement
identifiable, donc il ne peut être facilement vaincu :
Il y a dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre
ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à
côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. Ça
sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré, il se
détourne. Écœré, il rejette. Un absolu le protège de l’opprobre, il en est fier, il y
tient392.
Kristeva a forgé la notion d’abject et elle l’a retravaillée notamment dans la
perspective psychanalytique. Néanmoins, le concept existe depuis toujours. Dans la littérature
du Moyen Âge, l’expérience de l’abjection physique est rare et elle découle plutôt du
châtiment consistant à humilier quelqu’un. L’abjection est donc soumise à l’idée de la honte
et du culte dans la société. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle en France, le terme change
légèrement de signification – le dégoût devient le contraire du goût, esthétique, mais aussi
moral. Le dégoût comme le contraire du bon goût et du moral, se rapproche également de la
perversion. Le premier qui parlait d’une manière plus approfondie et élaborée du concept du
dégoût était Emmanuel Kant. Il l’avait défini comme un sentiment très vital car l’intensité de
l’éprouver peut être comparée à celle d’éprouver la vie. Walter Benjamin lui, pensait que
390
H. et M. Vermorel, Sigmund Freud et Romain Rolland. Correspondance 1923-1936. De la sensation
océanique au Trouble du souvenir sur l’Acropole, Paris, PUF, 1993, p. 304.
391
M. Douglas, De la souillure, op. cit., p. 120.
392
J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, op. cit., p. 9.
179
l’abjection est immanente à chaque être humain car elle est un modèle de la subjectivité
humaine393.
Pour Freud, le degoût est une barrière contre les pulsions instinctives refoulées. C’est
un moyen ou un frein qui permet de lutter contre les pulsions. Le libido, dit Freud, doit
triompher sur les freins de l’abjection394. Dans l’Introduction à la psychanalyse, Freud
considère les perversions comme des comportements qui échappent à la norme sous certaines
conditions : le non-respect de la frontière de l’espèce (humaine et animale), de la parenté
(inceste), de la différence sexuelle (homosexualité) et de l’attribution du rôle des organes
génitaux sur d’autres organes.
L’abject s’oppose au moi ou bien au surmoi qui veut l’en vain maîtriser. L’abject est
un surgissement massif et abrupt d’une étrangeté qui harcèle comme radicalement séparée,
répugnante. De tous les personnages jouviens c’est avant tout Catherine qui éprouve la
répulsion envers elle-même, envers son nom « qui inspire le dégoût et qui fait le contraste
avec vous-même » (H, p. 410). Elle « se crache », donc elle éprouve une répulsion extrême
envers son être.
Il est possible de dire d’une manière générale que ce n’est pas la saleté en soi qui nous
abjecte, mais c’est un objet « qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne
respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte »395. Kristeva
parle ici de la marge qu’elle qualifie d’une « structure flottante », liée à la théorie de Mary
Douglas selon laquelle la saleté n’est pas une qualité en soi, mais elle existe uniquement dans
son rapport à une limite.
De même que l’acte de naissance, l’acte de la mort est dangereux car un corps sans
âme et sans esprit constitue une ordure, un objet dégoûtant, privé de souffle : « Un corps sans
âme, un non-corps, est la pollution fondamentale. Le cadavre constitue le déchet, matière de
transition et de mélange. Il est absolument contre tout ce qui relève de l’ordre spirituel,
symbolique et divine »396. Cela fait penser à une image répugnante du cadavre dans La
Victime :
À l’instant l’odeur du cadavre emplit la pièce et la galerie occupée par la foule.
Je ne dis pas l’odeur de la mort qui vient de survenir. Je dis l’odeur de cadavre ancien,
dont la corruption est commencée et redoutable. La puanteur fut si forte que les
393
W. Menninghaus,
Wstręt. Teoria i historia (Ekel. Theorie und Geschichte einer starken Empfindung), trad. G.
Sowiński, Cracovie, Universitas, 2009,
p. 9-12.
Ibid., p. 17.
395
J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur..., op. cit., p. 12.
396
M. Douglas, De la souillure, op. cit, p. 127-128.
394
180
personnes de l’assistance durent sentir qu’elles étaient immédiatement menacées (p.
952).
La théorie de l’inconscient repose sur l’idée de refoulement des images et des pulsions
qui ne peuvent atteindre la conscience mais qui influencent le sujet sur le plan du langage
(fautes), du corps (symptômes) ou sur les deux (hallucinations). Néanmoins, dans le cas de
l’abjection, le contenu inconscient n’est pas vraiment refoulé. Il est toujours là mais pas
radicalement, ce qui ne nous permet pas de distinguer le sujet de l’objet. Et la distinction entre
la conscience et l’inconscient est remplacée par celle entre le dedans et le dehors. Ce contenu
qui n’est pas radicalement effacé se laisse voir sous forme des comportements liminaires
(borderlines) chez les névrosés.
L’abjection est une incapacité d’assumer avec une force suffisante l’acte impératif
d’exclusion des choses abjectes (qui constitue le fondement de l’existence collective). L’acte
d’exclusion a le même sens que la souveraineté sociale ou divine, mais il n’est pas situé sur le
même plan : il se situe précisément dans le domaine des choses et non, comme la
souveraineté, dans le domaine des personnes. Il en diffère donc de la même façon que
l’érotisme diffère du sadisme397. Selon Bataille l’abjection est un signe de la faiblesse de
l’interdit qui constitue d’ailleurs chaque ordre social. Ainsi, l’abject est un moyen qui nous
protège contre l’indésirable. Mais l’abjection est réversible car, selon Kristeva, si l’on oriente
l’abject dans la direction du libido, il pourrait devenir un objet de désir ?398
L’abjection éprouvée par le sujet et portée vers ce même sujet est, peut-être, vers
l’expérience la plus extrême du sujet conscient du manque initial. L’abjection signifierait
donc l’acceptation de ce manque. D’après Kristeva, l’abjection a une longue vie devant elle
parce qu’elle habite les plis entre langage et pulsion. Là où les identités vacillent, elle peut
aussi bien commander la création imaginaire que fomenter toutes ces confrontations à autrui
où dominent le pouvoir de l’horreur, la fascination et le dégoût, l’antisémitisme et le racisme
durables et à venir. Ces attitudes témoignent de l’impossibilité de canaliser ses propres
pulsions et craintes et d’une construction vulnérable du moi. Car le malaise à l’égard de sa
propre personnalité est insupportable pour la conscience.
L’abjection dans son essence consiste en un manque qui est propre aussi à chaque
personnage de Jouve. C’est le manque de repères, d’un certain système de référence qui reste
à la base du caractère tabou des protagonistes. L’abjection oscille entre l’évanouissement et
l’extase d’un moi qui, ayant perdu son Autre et ses objets, touche, au moment précis du
397
398
J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur..., op. cit., p. 70.
Ibid., p. 60.
181
comble de l’harmonie avec la terre promise. Pour Sartre, l’abjection est la seule expérience
de la vraie existence. La nausée c’est moi, disait-il 399.
Ce qui est pervers tend à renverser les règles et les interdits pour mieux les nier ou
contredire. Pour Freud une vraie délivrance – c’est le rejet du dégoût qui limite nos pulsions.
Selon lui, seule la prostituée serait en mesure de remplir suffisamment des désirs masculins,
car elle est dépourvue d’abject dans son comportement – elle ne connaît pas des limites. C’est
la même raison pour laquelle Jouve est fascinée par les prostituées (on peut rappeller son
amitié durable avec Yannick). L’expérience de l’abject serait un signe de volupté refoulée400.
Plusieurs critiques ont souligné l’importance de la Faute et de la culpabilité dans sa
dimension religieuse et philosophique dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve401. Selon Bataille, le
concept de la souillure serait étroitement lié à une interdiction d’ordre sacré. Il s’agit d’un
frein intérieur, plus fort que notre conscience qui nous empêche de commettre un péché. Le
dégoût serait toujours lié à la culpabilité. Celle-ci peut néanmoins s’avérer positive puisque le
concept de felix culpa mène au rachat des fautes402 et cet aspect-là est notamment visible dans
les romans de Jouve. La faute « en tant qu’instituée par le rite, [...] peut être considérée
comme ‘souillure’, c’est-à-dire comme la tâche extérieure de la peau, indépendamment de la
volonté de l’être humain »403.
Nous avons dit que la peau humaine constitue une limite dont le dépassement est
impensable. D’où, en faveur de la pureté rituelle, les tabous les plus nombreux touchent la
question délicate des liquides corporels :
La matière issue des orifices du corps est de toute évidence marginale. Crachat,
sang, lait, urine, excréments, larmes, dépassement des limites du corps [...] L’erreur
serait de considérer les confins du corps comme différents des autres marges404.
Toutes les substances mentionnées, enfermées et protégées par la peau ne sont pas
polluantes. La peau se trouve dans la position transitionnelle. Le corps est une source
authentique de créativité symbolique transformationnelle, de vraie praxis ou d’une action
capable d’intervenir dans le monde avec efficacité405.
399
D’après W. Mennighaus, op. cit., p. 430-435.
Ibid., p. 454.
401
Par exemple B. Conort, Pierre Jean Jouve : mourir en poésie : La mort dans l’œuvre poétique de Pierre Jean
Jouve, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires de Septentrion, coll. « Perspectives », 2002.
402
W. Mennighaus, op. cit., p. 424-425.
403
L.-M. Chauvet ,« Le rite et l’éthique : une tension féconde », Le rite, source et ressources, Publications des
Facultés Universitaires Saint-Louis Bruxelles, 1995, p. 138.
404
M. Douglas, De la souillure, op. cit., p. 137.
405
R. Devisch, Le rite, source et ressources, op. cit., p. 65.
400
182
La souillure apparaît au moment où ces liquides dépassent leur bordure. Kristeva
rejoint ici la théorie de Douglas selon laquelle le point de départ pour établir les limites, c’est
le corps humain. De même, tout ce qui se trouve à l’entre-deux ou à l’extérieur est abject.
L’expulsé de notre organisme nous repousse et dégoûte mais en même temps ce sentiment
d’effroi n’est pas dépourvu d’une certaine fascination. Pierre Jean Jouve démontre son
inclination vers l’abject, vers l’expulsé et vers ce problème délicat des limites de la
corporalité. Il parle de la mort, du sexe, du sang. Le lecteur est automatiquement immergé
dans une vision obsessionnelle de sécrétions corporelles406.
Dans les romans de Pierre Jean Jouve, la présence des substances souillantes en
liquide, provenant du corps humain, est assez tangible et dans certains cas leur abondance
provoque même une résistance de la part du lecteur. Cependant, dans une certaine mesure, ces
substances participent à notre création, étant donné qu’on est formé de chair et d’os. Jean-Paul
Roux écrit que « nous avons été créés de poussière, puis d’un goutte de sperme, puis d’un
grumeau de sang, puis d’un morceau de chair formé ou sans forme »407. En parlant des
substances expulsées du corps humain, Jouve brise les principes de decorum. Il se décide ainsi
à parler de tout ce qui échappe aux normes de la bienséance pour nous immerger dans un
terrain marécageux des orifices corporels :
Les images sexuelles si peu attrayantes des poèmes et des proses surgissent
irrésistiblement pour rappeler que ce corps de misère et de honte sert aussi de support
au désir du divin. À travers la Faute et les fatalités infligées par le sexe et le sang
palpite encore l’espoir d’une grace et d’une rédemption408.
3. 5. 1. Le sang
406
H. Amer, « Les Proses de Jouve », La Nouvelle Revue Française, Pierre Jean Jouve, n° 183, mars 1968, p.
409-416.
407
Cf., J.-P. Roux, Le sang. Mythes, symboles et réalités, Paris, Fayard,1988, p. 203.
408
H. Amer, « Les Proses de Jouve », op. cit., p. 414.
183
Oh ! meschina me !...Sangue, sangue, sangue409.
Le sang représente « la partie visible du démon féminin qui hante les hommes et qui
hante Jouve aussi », a écrit Géraldine Lombard dans son étude Du corps féminin au corps du
texte. Dans notre culture, le sang a surtout des connotations négatives. Il est notamment le
signe de violence. Il fait penser par exemple à l’accouchement et la menstruation.
Le sang est aussi une substance puissante et fréquente dans plusieurs sacrifices des
animaux. Le sang sacrificiel assure la régénération. Par ailleurs, dans la religion chrétienne le
sang versé par le Christ lors de sa crucifixion a une grande valeur symbolique. Selon le dogme
catholique et orthodoxe de la transsubstantiation, la substance du vin de l’eucharistie est
intégralement changée en substance du sang du Christ.
Le sang est tabou pour au moins deux raisons. D’abord, il dépasse les bordures,
autrement dit l’espace où il peut exister sans souiller. Ensuite, il possède à la fois des
propriétés bénéfiques et maléfiques : il donne la vie mais en même temps il s’associe avec la
violence et la souffrance. Bachelard affirme que la poétique du sang est en vérité une poétique
du drame et de la douleur. Le sang qui circule dans les vaisseaux assure les fonctions vitales
et la chaleur indispensable pour notre organisme. Le sang « à l’extérieur », peut signifier un
danger mortel.
Par toutes ces caractéristiques ambiguës, le sang fascine depuis longtemps. Au XIVe
siècle, sainte Catherine de Sienne s'exclame: « Le sang du Christ crucifié fortifie, réchauffe,
illumine l'âme de vérité »410. Il est utilisé dans plusieurs rites religieux et profanes. En Afrique
Noire, les jeunes garçons se fustigent l'un l'autre jusqu'au sang lors de leur entrée dans le
système des sociétés d'initiation, c'est-à-dire pour avoir accès à la connaissance. Le même
sens est transmis dans toute sorte de processions religieuses pendant lesquelles les
flagellations par le fouet servent à la purification ou à la catharsis de l’âme411. Dans les rites
initatiques il n’est pas rare non plus de faire un échange de sang pour montrer la fraternité.
Parfois le sang est assimlié à l’eau (en Afrique par exemple) comme la source vitale qui
irrigue. Dans la même région, le sang est associé aussi au souffle – symbole de la vie par
excellence.
409
Ces derniers mots de Catherine de Sienne (Catherine de Sienne, Dialogues, trad. Louis-Paul Guigues, Paris,
Seuil, 1953, p. 904) sont rapportés, par M. Pic dans Le désir monstre, op. cit., p. 237.
410
« Le sang, la croix, la vérité », 13 lettres traduites de l'italien par P. Guiges, Paris, Gallimard, 1960 cité par A.
Stamme
dans
L'ambivalence
du
sang.
Symbole
de
vie,
symbole
de
mort.,
http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/34509/ANM_1990_157.pdf?seq, 01/03/2013.
411
Selon J.-P. Roux, ces rites sont particulièrement présente dans l’iconographie de certains saints comme Jean
de la Croix, Thérèse d’Avila, François de Sales ou Ignace de Loyola.
184
Le sang remplit plusieurs fonctions : le sang de l’animal chassé et tué, de l’ennemi
massacré ou bien du meurtre rituel a des valeurs bénéfiques. Mais le sang menstruel ainsi que
celui du crime est impur. Dans l'islam ou l’hindouisme, les femmes ayant leurs règles ne
peuvent pratiquer ni le culte, ni le jeûne, ni la prière et ne peuvent entrer dans les mosquées.
Pourquoi le sang menstruel est aussi polluant ? Le sang menstruatif est le plus impur sans
doute parce qu’il est associé à l’activité sexuelle qui apporte la souillure412. La souillure est
l’une des conséquences du viol qui est au cœur de la conception de Bataille. Celui-ci fonde
son érotisme sur la violence, primordiale et nécessaire aux hommes qui ont besoin de la
beauté féminine pour la souiller413. Certains peuples africains disent que si la femme a ses
règles cela signifie qu’elle n'a pas contribué à la formation de l'enfant dont chaque femme
porte le germe. Une autre explication suggère que le sang menstruel fonctionne à l'envers du
sang corporel. Outre cela, Jean Cazeneuve rappelle que la femme a une physiologie plus
expressive et plus « visible », d’où elle a une position plus impure que l’homme. De fait, elle
est obligée de respecter certains tabous afin de ne pas souiller l’homme (le cas des Tziganes).
Selon d’autres croyances, le saignement menstruel signifie avant tout que la femme n’est pas
enceinte ce qui est mal vu dans plusieurs cultures.
Le sang rouge clair, faste et rapide versus le sang foncé, néfaste et lent, n'est-ce pas le
jour et la nuit ? Comme avoue l’un des héros de L’histoire de l’œil : « J’associe la lune au
sang des mères, aux menstrues à l’odeur écœurante »414. Effectivement, les cycles menstruels
et lunaires, dans la pensée traditionnelle, sont étroitement liés. Les phases de la lune auraient
une influence sur la période du saignement mensuel. Le sang accompagne la naissance mais il
symbolise aussi la mort, d’où il représente la coïncidentia oppositorum qui fascine et terrorise
en même temps. Le Coran prévoit un traitement spécial des femmes pendant leur
menstruation :
Ils t’interrogent au sujet de la menstruation des femmes ;
Dis :
C’est un mal.
Tenez-vous à l’écart des femmes
Durant leur menstruation ;
Ne les approchez pas, tant qu’elles ne sont pas pures415.
412
W. Mennighaus, op. cit., p. 428.
Ibid., p. 454.
414
G. Bataille, Histoire de l’œil, Paris, Gallimard, coll. « De l’imaginaire », 1979, p. 63.
413
415
Le Coran, Sourate II, 222, trad. par D. Masson, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 42.
185
La Bible répète cet avertissement :
Quand une femme est atteinte d’un écoulement que du sang s’écoule de ses
organes, elle est pour sept jours dans son indisposition, et quiconque la touche est
impur jusqu’au soir.
Tout ce sur quoi elle s’est couchée en étant indisposée est impur, et tout ce sur
quoi elle s’est assise est impur416.
Jean-Paul Roux rappelle l’angoisse qui accompagne l’homme à chaque fois qu’il entre
en contact avec la femme dans la période d’impureté (plusieurs anthropologues en parlent, par
exemple Frazer, Durkheim, Cazeneuve ou Lévy-Bruhl). Cette période d’impureté concerne
aussi le temps après l’accouchement, acte particulièrement impur vu son caractère passager et
déséquilibré. Cependant, même quelques jours (parfois quelques mois) après avoir donné
naissance, la femme reste isolée à cause de son impureté. C’est la pratique toujours présente
chez les Tziganes ou les Mongols.
La même peur devant le sang se répète dans l’acte de défloration, parfois élevée au
rang d’un rite et ainsi mis en public. La même prohibition se répète quant à la nourriture.
Celle-ci doit être pure donc une femme impure ne doit ni la préparer, ni toucher. Cette
interdiction est universelle dans plusieurs cultures et religions.
Pierre Jean Jouve construit des images du sang pour plusieurs raisons. Tout d’abord,
cela renforce le côté « souillant » du tabou qui, comme concept, reste à la base de l’écriture.
Parfois, une narration « sanglante » aide à renforcer sa force d’expression. Mais à plusieurs
reprises, l’auteur se sert des « histoires sanglantes » afin de souligner un aspect symbolique et
montrer l’importance du tabou dans la narration. Notre intention ne consistera pas en
élaboration d’un échantillon d’ordre taxonomique, portant sur la présence du sang dans les
romans jouviens417. Nous allons plutôt indiquer et commenter les passages où la présence du
sang s’inscrit dans le registre tabou.
Le sang sacrificiel est particulièrement présent dans les romans de Jouve. C’est un
sang qui précède les meurtres, redistribue la force vitale et récompense chaque nouvelle étape
par le sang d’une victime. Son rôle est purement symbolique. Étymologiquement, le sacrifice
signifie « rendre sacré » (du latin sacrificium et sacer facere) ou bien redistribuer la force
vitale. L’acte sacrificiel se trouve en tête du cycle romanesque. Il s’agit de l’épisode de
l’agneau :
416
417
L’Ancien Testament, Le Lévitique, chapitre 15, vers 19-21, op. cit., p. 230.
Cela a été fait par G. Lombard dans l’étude déjà citée.
186
Entrant dans l’étable elle [Paulina] déclara que le chevreau serait tué, mais tué
par sa main à elle. Le fermier méchant ricana, l’aida, poussa sa main. Elle sentit le
couteau pénétrer dans le cou de la bête, sa main fut mouillée de sang chaud, elle était
droite, glacée, le regard terriblement absent, et seule sa petite lèvre inférieure avait une
palpitation (P, p. 22).
Ce sacrifice peut se comprendre comme la tentative de racheter ses fautes futures. À la
lumière de la théorie girardienne, ce meurtre peut également être analysé en tant qu’un
meurtre fondateur pendant lequel s’est effectué la condamnation d'une victime sacrificielle
qui doit assumer tout le mal. Sur cette victime sera bâti tout l’univers romanesque. C’est en
quoi consiste le meurtre fondateur selon Girard qui conditionne chaque culture. Dans la Bible,
l’holocauste de l’agneau permet d’obtenir l’absolution. Il est donc nécessaire afin de purifier
son âme :
Pour être agréé par le SEIGNEUR ; on impose la main sur la tête de la victime,
laquelle est agréée en faveur de l’offrant – pour faire sur lui le rite d’absolution – ; on
égorge cet animal devant le SEIGNEUR ; alors les prêtres, fils d’Aaron, présentent le
sang, puis aspergent de ce sang le pourtour de l’autel qui s etrouve à l’entrée de la
tente de la rencontre418.
Jusqu’à nos jours, le sacrifice d’un animal lors de la fondation d’un temple ou d’une
maison est un usage courant dans certaines cultures car toute construction nouvelle demande
l’immolation de la victime. Faisant une offrande à un dieu on se met en rapport avec lui. De
fait, la victime devient le moyen d’entamer une relation avec la divinité419. Le sang rituel
devient sacré c'est-à-dire porteur du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de
ramener la paix. Selon René Girard, le sacrifice rituel comme répétition de l’événement
originaire fait revivre la genèse du religieux archaïque. C’est le fameux mécanisme victimaire
décrit dans La violence et le sacré (1972). L’élimination de la victime fait tomber brutalement
l’appétit de violence et laisse le groupe subitement apaisé. Le même mécanisme est décrit
dans Paulina 1880. L'objet sacrifié est ainsi placé au cœur de l'espace spirituel du texte. La
victime est toujours innocente et sa faute n’est que prétendue. La victime est révélée comme
elle est réellement impotente, abandonnée par la communauté, bouc émissaire des hommes.
Ainsi, le meurtre de l’agneau commis par Paulina elle-même pourrait-il passer pour un
meurtre sacrificiel sur lequel l’œuvre entière est fondée. Dans ce roman, le sang est surtout
sacrificiel. D’abord, l’union avec Dieu exige son sang (« Tu veux aussi mon sang », P, p.
418
419
L’Ancien Testament, Le Lévitique, chap. 1, vers 4-5, p. 207.
J.-P. Roux, Le sang..., op. cit., p. 212 et p. 237.
187
142). Le saignement semble nécessaire pour que l’acte soit grandiose. Si « le sang a
coulé » (p. 132), la voie est ouverte. Le sang garantit l’efficacité de chaque action. Dans Le
Monde désert, il y a une croix mais elle n’est pas sanglante, donc « ce n’est pas une croix sur
laquelle on pourrait crucifier » (MD, p. 386).
Les références à la religion qui parsèment la majorité de textes de Pierre Jean Jouve
associent une cruauté sanglante au Christ et au christiannisme. La souffrance et l’écoulement
du sang semblent nécessaires pour que tous les actes soient efficaces. Si l’on fait ses
promesses, le sang revient, comme symbole de sincérité : « Par le sang du Christ ! Par le sang
de ta mère ! » (Vic, p. 902). Le sang est la preuve d’une pénitence accomplie et il est
nécessaire au rachat : « Achète [...] avec le sang de ton péché » P, p. 144). Toute la vie du
Christ est ainsi « nourrie de sang » (P, p. 156).
Le sang versé (H, p. 454), le titre d’un film où Catherine a joué, annonce la présence
du sang dans Aventure.... qui sera beaucoup moins substantielle et moins concrète. Dans le
chapitre « La gare », Catherine Crachat (rappelons que c’est un nom « de saignement ») se
trouve accompagnée d’une certaine présence mâle qui lui donne un ordre de tuer une vieille
qui ouvre la bouche de laquelle « du sang arrive ; du sang en caillots, une quantité de sang
coagulé tombe de cette bouche » (V, p. 758).
Une autre scène troublante présente un arbre qui prend racine dans le matelas entre les
jambes de Catherine. C’est un fantasme métaphorique sur le viol au passé (« dans mon lit de
jeune fille »). À côté de Catherine couchée, il y a une vieille dont la présence est énigmatique.
L’héroïne principale avoue : « Mon sang s’écoule mais la vieille le recueille dans ses mains et
dit : ‘Il ne faut pas le laisser perdre’. Elle ajoute qu’à la fin heureusement on m’entendra
hurler de toute la terre » (H, p. 429). Le sang ne doit pas se perdre car il est sacré. Le viol peut
être considéré comme un nouveau meurtre rituel qui doit avoir lieu pour que la suite de
l’histoire puisse se produire. Le viol sur Catherine était aussi l’acte de défloration qui, à son
tour, est cruel car il s’agit d’une déchirure et d’un écoulement du sang pour avoir la preuve de
la perte de virginité. Nous assistons donc à un acte brutal (l’héroïne en a honte et ressent de la
crainte) dans lequel le saignement de la victime et la violence masculine sont inéluctablement
inscrits.
Un autre rêve présente une grosse femme qui vomit du sang. Cette vision a pour
objectif de traduire l’horreur que Catherine éprouve envers l’accouchement :
Dans le rêve, la grosse femme meurt. L’hémorragie continuait, la crainte ne
cédait pas. Enfin elle comprit qu’elle figurait par son corps ce que, dans soi
188
profondément, elle pensait à propos de l’enfantement. Cette horreur, ce sang gluant,
étaient les répliques vraies du songe, lequel alors craqua dans sa masse d’images, et
rendit son sens, le céda, le vomit lui aussi, tel le dragon des forêts légendaires est
obligé de rendre l’anneau : et c’était l’épouvante ancienne de naître de la femme en
sang, qu’indiquaient la bouche ouverte, et la dent d’apparence sexuelle (V, p. 764).
Même si avec le sang menstruel on croyait atteindre le paroxysme de la peur
hystérique, l’accouchement est autant dangereux car il est lié étroitement à la perte et au
manque. Cette scène pleine de cruauté et de crudité, exprime la répulsion de Catherine par
rapport à l’enfantement. La bouche ouverte, comme un gouffre, peut symboliser le ventre
maternel. L’enfantement où l’accent est mis sur le côté sanglant, sur la perte et sur l’expulsion
des substances dangeureuses du corps nous rapproche des interférences de l’impur dont
l’essence s’exprime le mieux par l’image du sang. Il en est ainsi car Catherine, cette femme
manquée, voit l’accouchement uniquement comme un phénomène négatif : « cette chair où
l’on m’enferme, cette eau, faire partie d’elle, recevoir son sang, c’est intolérable à mon
imagination » (V, p. 627). La figure d’Hécate attribuée à Catherine, incarne la violation d’un
tabou de sang. Elle répond à la virginité de la terre, non labourée par l’homme, la copulation
étant souvent comparée au labour des champs dans les textes saints420.
Selon la médecine populaire, l’incapacité de devenir mère (le défaut le plus flagrant de
Catherine), se soignait par les prises de sang qui d’ailleurs étaient le moyen efficace pour
toutes les maladies et indispositions. Certains anthropologues (Frazer) parlent d’une autre
fonction bénéfique du sang, à savoir de la flagellation. Celle-ci servirait à renouveler la force
vitale en augmentant soit la vigueur, soit le pouvoir reproducteur. Le fouet stimule la
circulation du sang, exalte le système nerveux et incite à la fécondité 421. Dans le passé, on
frappait les femmes stériles avec des lanières en cuir de chèvre422. Dans « Comment on lutte
avec l’ange », dans Vagadu, il y a un sous-chapitre intitulé « Les Lanières ». Celles-ci
répondent au même objectif : « on avait voulu la guérir de sa stérilité » (V, p. 773). Comme
les flagellations ne donnent aucun résultat, on « allait la laisser devant un épouvantable rien »,
c’est-à-dire devant l’existence dépourvue de maternité.
La féminité est traditionnellement perçue comme le creux et la masculinité comme le
plein. Le masculin doit compléter l’élément féminin qui par sa nature serait incomplet. Une
incomplétude présupposée est d’ailleurs la marque principale, fondamentale qui reste à la base
de différenciation entre la femme et l’homme. Quand Waldemar s’adresse à Dorothée morte,
420
J.-P. Roux, Le sang..., op. cit., p. 126.
Ibid., p. 179.
422
Dictionnaire des symboles, op. cit., article la « flagellation », p. 358.
421
189
il exprime cette infériorité présupposée : « Sois le creux disposé par opposition au plein [...]
Sois la soumission et le sang périodique. Sois la privation essentielle... » (Vic., p. 927).
Un nuage rouge (« La Fiancée », p. 830) des Histoires sanglantes fait songer au ballon
plein de sang dans La Victime (p. 905). Les deux images désignent sans doute la victime
antérieure et postérieure : Marie et Dorothée. Jouve utilise l’image du sang pour marquer la
cruauté dont les femmes sont victimes. Dans Les Rois Russes, ce sont les « culottes maculées
de sang » (p. 887) mais on y trouve aussi un mouchoir tâché de sang (Vic., p. 899). Les verbes
maculer ou tâcher impliquent une saleté (rituelle, mais aussi, dans le premier cas, peut-être,
menstruelle). L’allusion au sang périodique se retrouve aussi dans un poème en prose de
Sueur de sang sous le même titre:
Le paquet enveloppé dans un papier brun très vulgaire : de la fente du papier de
ce paquet sort une goutte de sang, elle est rouge ronde et lustrée, transparente aussi elle
descend, le long du paquet elle tombe ; elle tombe, sans se déformer ; dans la fente se
montre le sillon sanglant qui est mince et de la longeur du paquet et qui augmente sans
cesse d’intensité mais qui ne saigne qu’à la surface (p. 229).
Nous savons que le mot « fente » a été utilisé très souvent par Jouve pour désigner le
sexe féminin. La goutte de sang qui tombe fait penser au saignement menstruel. L’écrivain
aime jouer sur les ambiguités à un tel point qu’il est difficile de juger de quel sang on parle.
Parfois, le saignement revêt une forme grotesque et absurde comme dans le récit « Le rouge »,
celui-ci aussi des Histoires sanglantes :
La femme qui est sortie de chez elle et sent que quelque chose lui tombe, c’est
son pantalon, ce qu’elle fait: je le [pantalon] pliai comme un mouchoir, et
immédiatement je le portai à mon visage attendu que je saignais du nez. Le sang entré
dans le pantalon, justement, j’entends quelque’un dire : Eh bien, elle a du rouge
partout ! Quelle parole malsonnante ! Avec rapidité je me retourne. En me retournant
je dis simplement : « Non, j’ai oublié d’en mettre aux lèvres » (p. 855-856 ).
Comme l’a dit Muriel Pic, « le choix du sang comme symbole fédérateur des Histoires
s’explique par la tension fondamentale que ce dernier véhicule sémantiquement : humeur du
corps et du sacrifice, humain et spirituel »423.
Nous avons pu remarquer que chez Jouve, le sang a surtout un aspect négatif,
signifiant l’horreur, la maladie et la violence. Le sang symbolise la substance la plus
423
M. Pic, Le désir monstre, op. cit., p. 236.
190
redoutable : « des larmes, du sang ne suffiraient pas à en fixer symboliquement l’horreur,
hélas, la laideur » (Vic., p. 951) ou il est le symptôme d’une maladie (DLAP, p. 1024).
Une seule fois où le sang est valorisé positivement comme la chaleur vitale, c’est vers
la fin du dernier roman au moment où Léonide avoue : « je perds mon cœur gonflé de sang »
(DLAP, p. 1046) et quand Hélène est en train de mourir. Le sang du cœur est le plus pur
possible. C’est un sang chaud, vivant et clair. Il peut avoir alors les mêmes vertus que l’eau et
selon Lévy-Bruhl, il peut aussi jouer le rôle de l’eau dans les rites de purification 424. Son
statut donc change complètement : d’une substance souillante, il devient un instrument
purificateur. Le crime commis « à cause du sang », comme adultère, est purifié et racheté par
l’effusion du sang dans certaines cultures (par exemple chez les Tziganes). Dans les rites
purificatoires, le sang est susceptible de faire croîre, de rajeunir, de fortifier. Selon Géraldine
Lombard, le statut du sang dans la narration jouvienne se transforme au fil des pages. Du sang
impur, il se métamorphose en sang purement symbolique qui doit s’écouler pour purger le
corps de sa souillure et de son péché. En tant qu’une substance purifiée et sanctifiée, il permet
une connaissance mystique mais aussi une connaissance par l’érotique425.
Notons que dans le contexte d’impureté, il s’agit toujours du sang féminin. Le sang
masculin est presque inexistant et s’il éventuellement apparaît, il est valorisé positivement.
Dans cette optique, la femme se distingue clairement de l’homme par sa physiologie ouverte,
expressive et cyclique. Elle est dirigée par les lois du cosmos. Son statut d’impureté va
croissant dans les moments de son expression physiologique la plus évidente (menstruations,
grossesse, accouchement)426.
Lorsque Waldemar annonce : « Vois mon sang, mes larmes, ma semence » (Vic., p.
897), il place le sang à côté des larmes et de la semence, les deux liquides corporels étant
exceptionnellement qualifiés de bénéfiques. Selon Kristeva, les larmes sont le seul liquide
corporel qui puisse être associé uniquement à la pureté. La semence égale la vie en germe et
dans la majorité de cultures, en tant que facteur par excellence masculin, elle est identifiée à la
naissance, un événement toujours positif.
La valeur symbolique du sang est cruciale dans les romans de Pierre Jean Jouve. Le
sang s’inscrit dans le mécanisme de l’(im)pureté. Il est avant tout souillant, mais il permet
aussi le sacrifice et assure le passage. Pour Jouve, il est aussi le symbole d’un dur travail de
424
J.-P. Roux, Le sang..., op. cit., p. 87.
G. Lombard, « Un aspect particulier de l’érotisme jouvien : du sang profane au sang mystique », Actes de
Colloque International, Pierre Jean Jouve, 1994, op. cit., p. 44.
426
G. Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1949, p. 122.
425
191
perfectionnement. Le travail qui demande des sacrifices : « Nous devons donc, poètes,
produire cette sueur de sang qui dérive de la pauvre, la belle puissance érotique humaine »427.
3. 5. 2. La pauvre condition humaine
Par sa présence dans les situations symboliquement négatives (défloration, viol,
meurtre, menstruation), associé surtout à la femme, le sang se trouve à l’opposé du sperme,
d’ailleurs souvent appellé semence, donc la substance qui nourrit et assure les forces vitales
(« La liqueur séminale comme nourriture », V, p. 789). Sa présence est la plus flagrante dans
Les Beaux Masques, le texte le plus problématique, composé dans les années trente, n’a été
publié qu’en 1987, par les soins de René Micha). Cette publication tardive s’explique entre
autres par des passages particulièrement osés et crus où la pornographie est très explicite. Le
contenu est en dissonance avec l’écriture de Jouve, toujours belle et raffinée. Comme a noté
Daniel Leuwers, c’est un texte particulièrement fétichiste, souillant et souillé entre autre parce
que Jouve l’avait aspergé de son sperme428. La corporalité exacerbée en plusieurs dimensions
mélangent pêle-mêle le sang et le sperme, le spasme de la mort et de l’orgasme 429. Cet état
d’une extase incontrôlée est accompagnée de la présence de semence : « Dans quelle extase
de fureur elle avale le sperme » (LBM, p. 1681).
Tout au long du texte, la semence, malgré son caractère sexuel, est considérée comme
la nourriture et comme un objet de désir. Elle constitue ce pôle positif par rapport au sang qui,
lui, est jugé négativement. La semence donne une puissance vitale. La privation de ce liquide
mène à la perte des forces : « La deuxième fois ce fut une transe érotique capitale : nue
jusqu’à la ceinture son con jouissait à l’air, et elle en recevant et en avalant regardait l’homme
qui perd sa force essentielle. Cannibalisme » (LBM, p. 1694). Une allusion audacieuse au
cannibalisme nous fait croire que la semence est une partie importante du corps humain,
comme chaque autre organe qui peut devenir une viande. Le motif pareil se répète dans un
autre passage :
Le sperme dégoulinait de sa fente, elle se mettait un doigt dans le con et ensuite
elle le suçait. La première chose qu’elle voulait c’était me boire à l’état liquide. J’étais
427
Postface des Noces.
D. Leuwers, Psychanalyste ou écrivain ? « Jouve révisité», op. cit., p. 8.
429
M. Delon, préface à O. Mirbeau, Le jardin des supplices, Paris, Gallimard, 1988, p. 32.
428
192
un peu fatigué de la commandante. Je lui dis d’essayer tout de même et elle glissa
doucement sur le jus de ma colonne en pouvant encore la durcir mais sans en tirer une
goutte (LBM, p. 1709-1710).
La semence se laisse apercevoir comme une nourriture, comme un liquide magique qui
donne la force et qui est désirée par la femme :
Rouge et égarée dans la violence de sa passion quand après avoir avalé le
sperme qu’elle avait tiré du membre de l’homme, elle regardait droit devant elle.
Quand elle léchait la queue molle après l’amour espérant en tirer encore du sperme (p.
1702).
3. 6. Les Beaux Masques ou la porno-graphie
Les Beaux Masques représente un récit très hermétique et par excellence controverse.
Tous les tabous qui s’intertextualisent dans l’écriture romanesque jouvienne y sont condensés
jusqu’au paroxysme. Il s’agit d’un texte difficile, qui ne présente aucune histoire et qui
ressemble plutôt aux notes, scénarios ou fragments de plusieurs textes différents. Les thèmes
tabous sont au cœur de l’écriture, évoqués selon le principe des flashes, des instants ou des
constats de fait. La date posthume de la publication par Mercure de France (coordonnée par
René Micha, Jean Starobinski et Catherine Jouve, petite fille de l’écrivain) s’explique par un
contenu obscène qui peut être qualifié de pornographique.
Les Beaux Masques peut être défini comme un texte tabou pour au moins deux
raisons. D’abord, le récit est construit sur une forte dissonance : une écriture raffinée, presque
baroque décrit toutes sortes de fantasmes et perversions. De plus, c’est aussi un texte qui n’est
pas comme d’autres œuvres de Pierre Jean Jouve lequel était toujours soucieux de la précision
formelle. L’écriture mais aussi la mise en page avaient pour lui une importance capitale.
Pourtant, dans Les Beaux Masques, la mise en page est déroutante et le vocabulaire est, pour
la première fois, obscène.
Il semble que l’acte de « stigmatiser » l’œuvre en question ait été parfaitement voulu.
C’est un texte profondément marqué par la perversité. Il est incontestable qu’il s’agit d’une
écriture à part, non soumise à aucune classification. Toutes ces caractéristiques contribuent à
la composition d’un texte véritablement transgressif qui peut passer pour l’essence du tabou.
193
Comme il s’agit d’un ouvrage singulier, nous lui consacrons une analyse plus détaillée qui
sera à la fois la clôture de cette partie.
Il est toujours très difficile d’aborder des textes obscènes faute d’une méthode
pertinente. La théorie de la pornographie ne se développe qu’à la moitié du XXe siècle et ces
études, pour des raisons évidentes, n’étaient et ne sont pas toujours traitées sérieusement. La
question qui se pose à chacun qui veut aborder la théorie de la pornographie est avant tout
celle de trancher si un texte ou un film peut être qualifié comme tel. Dans notre lecture,
toujours menée dans l’optique anthropologique, nous préférons utiliser la notion de tabou qui,
à son tour, comporte le thème de pornographie. Notre approche méthodologique va être basée
sur les théories et réflexions déjà signalées, celles de Douglas et Kristeva, deux écrivains et
anthropologues intéressées, entre autres, par le problème de la saleté.
D’après la théorie de Douglas, la pornographie serait une chose obscène et indigne, la
saleté la plus évidente. Cette théorie qui s’inscrit dans la pensée structuraliste s’avère
particulièrement opérante dans le cas de la pornographie puisque sa définition s’élabore en
opposition à ce qui n’est pas la pornographie au niveau moral ou esthétique. La catégorie
d’obscénité est nécessaire dans une société pour pouvoir distinguer ce qui est neutre et
transparent de ce qui nuit à l’ordre établi.
Le pornographique serait donc cette impureté dans l’œil de celui qui observe. La
qualification d’une scène ou d’une œuvre de pornographique se fait par rapport aux œuvres
admises, correctes, conformes aux normes et aux systèmes esthétiques d’une société. Ce qui
n’entre pas dans le système communément accepté doit être rejeté. Un autre critère de
distinguer la pornografie de l’érotisme, c’est la perspective de regarder le corps. Comme l’a
fait remarquer Muriel Pic :
Les Beaux Masques relèvent littéralement du pornographique (pornê
« prostitution », graphein « écrire ») en regard de cette conception de la prostitution.
La beauté des masques est celle de la réalité intérieure qui tâche de cerner au plus près
l’écriture grâce, notamment, à l’épistolaire où le secret de l’écrit est celui du désir430.
Selon Douglas, notre corps est notre premier et le plus important point de repère. Le
mode de le représenter, de près ou de loin, implique à la fois un jugement sur son caractère
pur ou impur.
430
Cf., M. Pic, Le désir monstre, op. cit., p. 280.
194
Foucault et Baudrillard font la distinction capitale entre la pornographie et l’érotisme.
Le premier l’assimile surtout à un discours sur le pouvoir, le second distingue la pornographie
de la séduction. Walter Benjamin analyse la pornographie au niveau du langage qui ressemble
dans ce cas-là aux excréments. C’est une langue marginalisée, vulgaire et crue. Néanmoins,
comme tout dépend de la contextualisation, la même langue employée dans un contexte
poétique ou artistique, remplit un rôle purement esthétique. Pour citer Baudelaire, il y a une
« profondeur de pensée dans les locutions vulgaires, trous creusés par des générations de
fourmis »431. Pour reprendre l’analogie proposée par Walter Benjamin, ce qui est rejeté ne
doit pas être forcément négatif car les excréments symbolisent une puissance biologique
sacrée qui réside en l’homme, et qui, évacuée, pourrait, d’une certaine manière, être
recupérée. Ce qui serait ainsi, apparemment, le plus dénué de valeur en serait au contraire le
plus chargé : les significations de l’or et de l’excrément se rejoignent en mainte tradition. En
Afrique Noire, il existe des croyances selon lesquelles les ordures sont chargées de forces,
communiquées par les hommes432.
Kristeva réinterprète et retravaille la théorie structuraliste de Douglas, pour introduire
et affiner le concept d’abject qui, à son tour, donnera la base pour un nouveau modèle
esthétique. En parlant de la catégorie d’impur, Douglas l’analyse surtout en deux stades. Le
premier désigne tout ce qui s’oppose à l’ordre et le deuxième indique ce qui est
indéffinissable, ambigu et flou. Ce deuxième stade s’identifie à l’abject kristevien dont nous
avons parlé dans le chapitre précédent. Il s’agit d’une matière à l’entre-deux, en état de
pourriture, dissolution, coagulation, etc. Cette absence d’une forme fixe peut s’avérer
créatrice vu son caractère chaotique et indissociable. Car, à partir du chaos, la créativité naît.
Ce qui pose le plus de problèmes de classification, ce sont des matières sales qui sont toujours
liées à leur origine : restes de la nourriture, mèches de cheveux, liquides de corps.
Le point focal du récit se résume à la corporalité, à l’image instrumentale du corps,
surtout du corps féminin. C’est une image dépourvue d’émotions, très physiologique voire
vulgaire. L’érotisme frôle la pornographie. Le vocabulaire utilisé est soit anatomique soit très
familier ou vulgaire. Le corps est montré avec toute la violence sans aucune atténuation.
L’image du corps est ici comme libérée de toutes les contraintes sociales, esthétiques ou
morales. C’est un corps qui n’est pas beau, qui est sale, qui ne contrôle pas ses instincts :
431
432
Cf., Ch. Baudelaire, « Fusées I », op. cit.
Dictionnaire des symboles, op. cit., article les « excréments », p. 342.
195
Quand elle jouissait, sa tête pâle se renversait les yeux clos, avec la raideur
d’une statue ; elle râlait, elle sanglotait, elle claquait des dents ; complètement
absente du mode où je regardais, un corps, vaste et nu, la bouche d’en bas béante
(LBM, p. 1627).
Le titre Les Beaux Masques peut étre interprété comme une volonté de transgresser
certains usages, certaines conventions sociales. L’inconscient est autant important que la
conscience car il permet d’accéder aux stades d’émotions extrêmes. C’est un état dans lequel
tout s’intensifie :
Elle était l’inconscient même, et l’inconscient de la mort. Je suis sûr que dans
sa jouissance elle entrait en tombeau. Six mois après cette scène elle était morte
(LBM, p. 1628).
Jouve se sert de quelques idées et expressions prises dans le vocabulaire freudien afin
de rendre, sans doute, l’importance de la dualité de l’identité humaine où chaque « facette »
(masque ?) joue son rôle également significatif. Le personnage principal, Emily V., possède
deux alter ego, Zabie et Léa, qui sont ses « personnages inconscients ». Toutes les trois sont
liées par un lien bizarre, peut-être incestueux (Léa serait la sœur de Zabie).
Les trois personnages commettent des sacrilèges par rapport aux normes et principes
moraux, ne se privant d’aucun plaisir corporel. Le corps, dépourvu de sensualité, est réduit à
ses fonctions fondamentales et biologiques qui, de plus, ne sont pas exécutées d’une manière
parfaite. Par exemple, le corps féminin est susceptible de donner naissance, mais le nouveauné est étranglé par le cordon ombilical : « Elle accouche en hiver d’un enfant qui meurt
étranglé par le cordon ‘trop court’ » (p. 1623). La jouissance est décrite dans un décor plein
de saleté. Le fonctionnement du corps peut être rapproché d’une véritable « machinerie » mise
en marche sans réflexion.
« Les beaux masques » signifient probablement les facettes sociales, conventionnelles,
ritualisées sous lesquelles se réalise pleinement la transgression des normes sociales et
morales. Selon René Micha, le mot beaux siginifie ici : « couvercle sur l’innommable, éclat
du péché ».433 Le masque c’est d’habitude un objet qui sert à cacher, à dissimuler ou bien à
inspirer une certaine illusion. Le masque c’est un non-vrai, c’est un moyen toujours suspect
433
R. Micha, « Hélène », Bousquet, Jouve, Reverdy : communications du colloque tenu au Centre culturel
international de Cerisy-la-Salle du 16 au 26 août 1980, Sud, op. cit., p. 194.
196
qui a pour son rôle fondamental de présenter une illusion. Chacun de ces masques est le fruit
d’une construction fantasmatique, comme a dit Starobinski434.
Si l’on songe à la littérature libertine et aux pratiques de libertinage qui existent aussi
de nos jours, on remarquera une forte présence des masques. La commandante peut passer
aussi pour une anthropomorfisation d’un masque : la façade est distinguée et, de prime abord,
raffinée et exquise. La dame a de « jolies manières », mais en même temps elle a « un con
assoiffé et veut la queue par tous les trous » (LBM, p. 1709).
Les masques de Jouve ne dissimulent pas mais révèlent. Nous assistons à un tour de
magie de l’auteur qui veut nous présenter trois personnages sans le faire vraiment. Jouve
propose toute une liste des masques pour les femmes et pour les hommes, chacun répondant à
une autre caractéristique :
Correspondances en Masques
mélancolie naturelle
question du sein
sein des femmes
de la privation du sein
PRIVATION
difficultés sexuelles
agents provocateurs
féminins
Sœur
Sœur
régression
Léa dans un masque entraîne tout dans une gerbe de
fusées
volantes (p. 1645-1647).
Jouve dit vouloir écrire « histoire véridique et simple à partir de la Rencontre jusqu’à
la Mort »435. Ce qui importe c’est le principe des masques : l’observation à deux ou trois
niveaux des deux amants : Léonide et Hélène dont les prénoms n’apparaissent pourtant
jamais436. Les trois personnages féminins présentés ce sont Emily, Léa, Zabie. Elles forment
un seul être, à savoir Elisabeth, (Lisbé), un prototype réel de Claire de La Rencontre dans le
carrefour. En réalité, ce sont les trois épaisseurs constantes du même être féminin :
Emily V...
Femme d’un général en province.
44 ans.
La charmante Madame V...
434
Cf., S. Starobinski, « La Douce Visiteuse », Pages retrouvées et textes inédits de Pierre Jean Jouve », La
Nouvelle Revue Française, n° 417, Paris, Octobre, 1987.
435
R. Micha, « Hélène », Bousquet, Jouve, Reverdy, op. cit., p. 184.
436
Ibid., p. 185.
197
La Générale V...
EMILY V...
Premiers aspects :
Encore jeune
belle (jolie)
inquiétante
élégante
infantile
provinciale
intrigante
bornée
conventionnelle
bien française (LBM, p. 1632-1633).
Dans cet étrange portrait, on peut ressentir sans doute l’écho de la description
baudelairienne dans Mon cœur mis à nu437. D’autres personnages sont présentés de la même
manière : schématique, stéréotypée et troublante :
ZABIE
Principal personnage inconscient d’Emily.
Inconscient de Ma Provinciale.
Être vampire constant à lui-même.
Forte couleur d’éros ; forte couleur de mort.
Presque toujours visible.
HYSTÉRIE (LBM, p. 1637).
Léa sous des reflets plus profonds de l’inconscient que Zabie – pour elle et
pour lui.
Léa plus noire que Zabie.
Plus momentanée que Zabie.
Moins obscène et pire.
Léa coupable (LBM, p. 1640).
Afin de maintenir l’équilibre, il y a aussi le pôle masculin : M. Pierre et Saturno :
Mr Pierre
Artiste.
47 ans.
Marié avec vie régulière. Quelque gloire. Spéculation et travail.
Laborieux.
Sur-moi réussi ; ascèse.
Se croyant libre et fort.
437
« La jeune fille des éditeurs / La jeune fille des rédacteurs en chef. / La jeune fille épouvantail, monstre,
assassin de l'art. / La jeune fille, ce qu'elle est en réalité. / Une petite sotte et une petite salope ; la plus grande
imbécile unie à la plus grande dépravation. / Il y a dans la jeune fille toute l'abjection du voyou et du collégien ».
198
Assez haute opinion de lui-même (p. 1641).
SATURNO
Démon absolu (artiste)
D’autant plus redoutable qu’il est depuis toujours « vaincu ».
Lié à
Anal sadique
Phallique
Complexe incestueux d’onanisme avec la sœur.
Sadique.
Voudrait polluer Emily et l’avilir.
Complètement pris par Zabie et surtout Léa.
Autre aspect de Saturno : la mort, la souffrance, la beauté, la chose
élevée, le surnaturel.
Grande conscience de cette partie de Saturno.
Saturno-sublimé (LBM, p. 1643).
Même si Les Beaux Masques contiennent des obscenités, « cette quête effrenée,
obsédante, sans retenue, est en même temps celle d’une pureté, d’une innocence qui vient audelà de la « saleté » ou parfois avec elle »438. La saleté et la beauté se rejoignent. Jouve aboutit
à une synthèse impossible du sale et du propre (« Je pense de ces amours qu’ils étaient une
belle saleté nécessaire », p. 1691) » ou bien « Tu es tellement sale que je t’adore », p. 1671).
Nous avons dit que c’est le plan fixe sur les organes génitales qui qualifie la scène de
pornographique. Si, l’on est dans l’érotique, la perspective est plus large. Or, chez Jouve, nous
regardons tout de près. Le corps est réduit au sexe : « vulve, anus, queue – tout (LBM, p.
1676) ». Dans cette frénésie « corporelle », François Lallier voit l’oscillation « entre l’hystérie
et l’obsession mélancolique439.
Si le texte se compose surtout de notes lapidaires, les huit derniers récits sont
beaucoup plus cohérents. Ils font penser aux textes libertins des XVIIIe et XIXe siècles. Ils
sont numérotés de 1 à 11 (il y manque 5, 7 et 10). Les huit séquences reprennent les thèmes
déjà abordés et elles montrent toutes les possibilités des relations sexuelles entre la femme et
l’homme440.
En analysant le vocabulaire des Beaux Masques, Tristan Hordé définit le mot
« obscène », en opposition à la pudeur dans le domaine de la sexualité. Les mots du sens
proche ce seront : dégoûtant, déshonnête, gras, graveleux, impudique, indécent, licencieux,
438
S. Meitinger, « ‘Sale comme un ange’, Pour un tombeau obscène de Jouve », Nu(e). Relectures de Pierre
Jean Jouve 2, n° 30, 2005 p. 245.
439
F. Lallier, « L’Invention de Pierre Jean Jouve », Nu(e), Relectures de Pierre Jean Jouve 2, n° 28, 2003, p. 35.
440
T. Hordé, « L’ombre de la chair », Integrités et transgressions de Pierre Jean Jouve 2, op. cit., p. 119.
199
ordurier, pornographique. Si dans ce texte particulier, on retrouve bien des termes vulgaires
ou rendus vulgaires dans ce contexte, ils sont presque inexistants dans le reste de l’œuvre. Ce
vocabulaire sert de la dénudation – il ne faut pas voiler mais montrer la plénitude du plaisir
sans bornes par le langage qui ne se pose pas de limites441.
Par le franchissement des mesures de langue, le corps lui-même ne connaît plus de
bornes. La jouissance se confond avec l’agonie (LBM, p. 1627). Les liquides corporels
débordent du corps jusqu’à ce que les substances féminines et masculines qui se mélangent :
« tout cela était silencieux puisque nous en avions chacun plein la bouche » (LBM, p. 1713).
Nous avons déjà noté une certaine dialectique qu’on pourrait établir entre ce récit de
Jouve et certains textes de Bataille, composés aussi dans les années trente. Le récit,
probablement le plus controverse de Bataille c’est L’histoire de l’œil. C’est une histoire des
trois enfants-adolescents, un garçon et deux filles qui expérimentent avec leur corps, ses
liquides, ses excréments. Bataille, comme Jouve, ne nous cache rien. C’est un jeu avec le
lecteur et avec la langue – jusqu’où celle-ci peut nous amener :
Des corps sales et dénudés gisaient derrière moi, dans un désordre hagard. Des
débris de verre avaient coupé et mis en sang deux d’entre nous ; une jeune fille
vomissait ; des fous rires si violents nous avaient pris que nous avions mouillé qui ses
vêtements, qui son fauteuil ou le plancher ; il en résultait une odeur de sang, de
sperme, d’urine et de vomi qui faisait reculer d’horreur442.
Chez Bataille il y a la même inclination qu’on retrouve chez Jouve, de joindre les
matières injoignables : l’amour et la mort, l’extase et la saleté. Tout plonge dans une masse
d’odeurs et de liquides : « Marcelle, en effet, ne pouvait jouir sans s’inonder, non de sang,
mais d’un jet d’urine claire, et même, à mes yeux lumineux [...] Il avait une odeur chaude,
celle des lits de malade et des lits de débauche »443.
Au début des Beaux Masques, on remarque une allusion aux Caprices de Goya. Parmi
tous les quatre-vingt Caprichos, Jouve en a choisi le sixième, publié en 1799 « Nadie se
conoce ».
441
Ibid., p. 121.
G. Bataille, Histoire de l’œil, op. cit., p. 21.
443
Ibid., p. 41-43.
442
200
Par sa série des Caprichos, Goya voulait communiquer que le monde est un masque,
un univers des apparences où tout est faux et illusoire. Le masque permet un renversement
carnavalesque surtout que vers la fin du XVIIIe siècle à Madrid régnait une véritable mode des
bals de masque. Aux yeux de Malraux, Goya voulait démasquer ce qui se cache derrière les
apparences. En faisant une allusion subtile au titre du Caprice en question, Béatrice
Bonhomme tente d’y voir toute une logique sublimatoire par laquelle Pierre Jean Jouve est
obsédé : « L’écriture est cette sublimation qui du sang menstruel de la femme va vers le sang
christique et le Graal, qui du ‘conoce’ va vers les Noces, Noces avec Dieu »444.
Par l’analyse des romans à la lumière du tabou nous avons voulu montrer que cette
modalité est une dynamique importante, un fondement de l’imaginaire qui reste à l’origine de
chaque œuvre jouvienne. Si l’on considère le tabou non seulement dans le sens courant
comme l’interdit ou le sujet indécent mais dans son sens premier comme une catégorie qui
échappe à l’ordre, on verra que cette ambiguïté est omniprésente au sein de tous les romans.
Afin de bien la présenter, nous nous sommes concentré tout d’abord sur les
personnages et leur statut à l’entre-deux. Celui-ci se laisse voir dans le caractère
contradictoire des protagonistes mais aussi par leur nature androgyne. Ensuite, nous avons
évoqué l’inceste comme le tabou le plus important et le plus radical pour l’humanité et
comme le trauma qui détermine la vie des héroïnes. Les concepts étroitement liés au tabou –
l’abject et la souillure, ont été décrits et analysés par le biais des substances corporelles que
l’auteur évoque à plusieurs reprises. Enfin, nous avons fermé ce chapitre par une analyse en
444
B. Bonhomme, Jeux de la psychanalyse. Initiation, Images de la femme..., op. cit., p. 118.
201
détail du récit Les Beaux Masques qui mérite, selon nous, une lecture à part. Ce texte serait
une contre-balance à une écriture quasi sacrée qui est aussi celle de Jouve. Car le mouvement
vers le haut est toujours complémentaire d’un mouvement vers le bas. Les Beaux Masques est
donc un récit à part qui condense yous les tabous jouviens. Nous ne sommes jamais loin de la
corporalité et de l’obscenité ce qui nous conduit vers la dernière modalité de ce travail, le
fétichisme.
IV
Sur le fétiche
Ayant ses sources dans l’ethnologie, le fétiche constitue la dernière modalité du
romanesque jouvien que nous allons explorer dans cette étude. De par son caractère double et
équivoque, le fétiche s’inscrit de nouveau dans l’axe binaire qui est le fil conducteur de notre
réflexion. Nous allons démontrer que la signification courante de cette notion se distingue de
façon pertinente, de sa première acception aussi bien dans l’ethnologie, son domaine primaire
et son domaine-matrice, que dans la psychanalyse qui a adopté ce terme deux siècles après
son application dans l’ethnologie.
202
Nous verrons ensuite comment Pierre Jean Jouve retravaille cette catégorie dans ses
romans. Or, le fétiche chez Jouve sera avant tout analysé en tant que moyen de canaliser ses
obsessions, de transposer, sous une forme esthétisante, les ténèbres de l’âme humaine que
peut-être seule l’écriture est susceptible de rendre. Le fétiche sera analysé surtout dans le
contexte du personnage féminin car celui-ci en est le révélateur le plus remarquable.
4. 1. Le fétiche et ses sources anthropologiques
La notion du fétiche (ensuite du fétichisme) a apparu d’abord en ethnologie, introduite
par Charles de Brosses entre 1756-1760. Au départ, elle désignait l'adoration d'un objet dans
le cadre d'une pratique religieuse ou mystique. Charles de Brosses définit le fétichisme
comme une forme de religion dans laquelle on divinise des animaux ou des êtres inanimés. De
Brosses a adopté une démarche comparatiste en utilisant le présent des nations modernes pour
tenter d'éclairer le passé des peuples anciens. Il s'attache à confronter une religion d'objet,
donc le fétichisme, aux religions de Révélation, voire à toutes autres formes de religions
primitives. Il voit le fétichisme comme un « culte puéril » limité à la vénération d'un objet. Il
le différencie nettement de l'idolâtrie et il récuse toute faculté symbolisante à l'objet dans le
cadre du fétichisme. À l'inverse, Hume considère le fétichisme comme une partie prenante des
religions polythéistes et il le considère plus ou moins comme un synonyme d’idolâtrie. Celleci est surtout présente dans la religion chrétienne orthodoxe dans laquelle le culte des icônes a
une importance majeure.
De ces deux visions du fétichisme et de sa place dans le processus de construction de
la religion, la problématique ethnologique a rejoint la problématique philosophique et
théologique. Il est possible que toutes les religions côtoient le fétichisme, et que quelquesunes y aboutissent. Outre le contexte strictement religieux, le fétichisme consiste en adoration
des objets naturels, surtout le feu, les fleuves, les animaux, les arbres ou les pierres. La
première forme du fétichisme reposait sur l’adoration ou la vénération de certains objets
inanimés considérés comme animés. On croyait en une force ou énergie divine captée dans
ces objets445. Par leur physionomie, on essayait de leur faire attribuer une caractéristique
445
Dictionnaire des symboles, op. cit., article les « fétiches », p. 350.
203
personnelle. Peut-être, le fétichisme est-il une négation de l’écart entre l’objet et ce qu’il
véhicule ? 446 .
Dans le cadre du fétichisme, il est possible aussi de « matérialiser », réifier un
phénomène immatériel par excellence. Marcel Mauss écrivait que parfois la prière la plus
spirituelle dégénère jusqu’à n’être plus qu’un simple objet matériel. Ainsi, la prière devientelle fétiche elle-même447.
L'étymologie du terme « fétiche » vient du terme portugais « feitiço » (qui vient du
latin facticius et signifie factice) et les évolutions de son sens montrent que l'idée de
« fabriqué » a induit celle d'« artificiel », de « trafiqué » voire de « faux » ou lié à des
manigances magiques comme le « sortilège ». Il s’agit donc sans aucun doute d’un objet doté
d’une force extra-ordinaire. Selon Littré, le fétiche vient du portugais fetisso ou feitizo et
signifie, lui aussi, un objet « fée », enchanté et pour cette raison, vénéré448.
Cet objet-sortilège selon De Brosses cède le pouvoir de protection à des objets inertes,
des lieux ou des animaux. Il serait ainsi un moyen pour conjurer des craintes humaines face à
un environnement sur lequel ils n’exercent aucune maîtrise449. C’est un report de l'affectivité
sur un objet unique, fort symbolique, en lui attribuant une efficacité supérieure à la sienne sur
la réalité.
Le fétiche est potentialisé par le regard et par la valeur présupposée qu’on lui attribue.
Cette définition du fétichisme nourrit la pensée proto-ethnologique du XIXe siècle, à travers la
notion plus large d’animisme ou à travers la pensée de Tylor450. Sous l’influence de Durkheim
et Mauss la notion du fétichisme devient de plus en plus restreinte et vers le déclin du XIX e
siècle, elle quitte le terrain d’anthropologie pour entrer dans le domaine psychanalytique.
4. 2. Le fétichisme en tant qu’une déviation sexuelle
C'est au tournant des XIXe et XXe siècles que le terme de fétiche subit une évolution
sémantique : désormais il désigne surtout une perversion. Un nouveau terme, « fétichiste »,
désigne l'adepte non plus d'une religion mais d'une perversion. Alfred Binet utilise comme le
446
E. Lefébure, « Les Origines du fétichisme », Mélusine (janvier-février 1897), http://www.psychanalyseparis.com/853-Les-Origines-du-fetichisme, Date de la mise en ligne : samedi 18 novembre 2006, 14/02/2010.
447
J. Pouillon, Fétiches sans fétichisme, Paris, Maspéro, 1975, p. 110.
448
Ibid., p. 106.
449
Ph. Rigaut, Le fétichisme. Perversion ou culture ?, Paris, Belin, 2004, p. 17.
450
Ibid., p. 17-18.
204
premier le terme de fétiche dans un sens sexologique dans son article de la Revue
philosophique intitulé « Le fétichisme dans l’amour » (1887). Sa théorie s'appuie sur les
remarques de Charcot et Freud. Binet construit une théorie dans laquelle l'expérience sexuelle
infantile détermine la fixation du fétichisme. Il la résume en une formule laconique : « On
revient toujours à ses premières amours »7. L’ethnologie dont Charles de Brosses a été adepte
a donc donné naissance à l’anthropologie d’inspiration darwinienne dont Freud se nourrira
pour écrire Totem et Tabou. Les inspirations darwiniennes et les théories des trois âges de
l’humanité ont provoqué la réticence des fondateurs de l’anthropologie moderne, tels
Durkheim ou Mauss. Ce dernier a dit explicitement que le fétiche, en tant qu’un instrument de
la religion « primitive », doit disparaître de l’anthropologie comme un pur « usage colonial ».
Suite à ces constatations, le terme de fétichisme a été investi par la psychanalyse451. Plutôt que
le détachement, Freud y voyait une continuation de la pensée ethnologique et soulignait des
liens forts entre le fétiche dans l’ethnologie et dans la psychanalyse :
Une phrase marque la rencontre en quelque sorte sur le vif entre la théorie
ethnologique classique du fétichisme et de la théorie psychanalytique correspondante :
« Cet ersatz, écrit Freud, est non sans fondement comparé avec le fétiche dans lequel
le sauvage voit son dieu incorporé. Ce que l’on pourrait prendre, à la lecture
immédiate, pour une simple analogie, prend un sens épistémologique décisif pour qui
a suivi les « tribulations » de la notion du fétichisme : Freud est autorisé, à ce moment
précis, à postuler une sorte d’homologie entre la relation d’incorporation du sauvage
et celle du pervers moderne à un certain objet traité par là même – littéralement
« vu » comme – un fétiche452.
Freud
estime
avoir
trouvé
« la
solution
du
fétichisme »
en
sa
forme
pathologique comme répression de la pulsion, refoulement partiel et idéalisation d’un
fragment de complexe refoulé. Freud pointe un clivage de deux destins de l’objet fétichisé :
un fragment est véritablement refoulé, tandis que l’autre est idéalisé, voire fétichisé. Tel est le
fétiche : un objet mixte, compromis entre refoulement et idéalisation. Il illustre aussi cette
idéalisation de la pulsion qui donne à la perversion son style « idéaliste ». Par la symbolique
phallique passe cette « voie étroite, fétichique, entre abjection et idéalisation »453. Le
fétichisme dans la pensée freudienne se situerait donc entre l’inconscient et la culture.
Dans la sexologie d’aujourd’hui, le fétichisme peut désigner soit une attitude de la vie
sexuelle normale consistant à privilégier une partie du corps du partenaire, soit une perversion
451
E. Roudinesco, M. Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit., article le « fétichisme », p. 302.
P.-L. Assoun, Le Fétichisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1994, p. 55-56.
453
Ibid, p. 74.
452
205
sexuelle (fétichisme pathologique), caractérisée par le fait qu’une partie du corps (pied,
bouche, sein, cheveux) ou des objets se rapportant au corps (chaussure, bonnet, étoffes) sont
pris comme des objets exclusifs d’une excitation ou d’un acte sexuel454. Freud parle de la
pratique sexuelle qui, dans le cas du fétichisme, passe par un autre objet qu’un organe sexuel
et mène à l’adoration de cet objet455.
Pour la première fois, Freud se sert de la notion du fétichisme dans son commentaire
de Gradiva de Jensen. Il repère la dimension fétichiste de toutes les formes de perversion,
comme par exemple, le voyeurisme456. Pour Hegel, le fétiche rassure le pouvoir à l’homme,
mais le pouvoir imaginaire et arbitraire457. Le fétichiste sait très bien que les femmes sont
dépourvues de pénis mais, dans sa vie sexuelle, il doit se représenter une femme pourvue d'un
fétiche qui vient symboliser la dimension phallique. C’est ainsi qu’il peut atteindre la
jouissance. Selon le type du fétichisme, il s'agira d'un fouet, d'un certain type de chaussures
ou tout autre objet qui renverra le fétichiste à une représentation de la femme avec un
supplément phallique, qui viendrait compenser l'absence d'organe viril.
La théorie de Freud se développe et s’affine avec le temps8. L’explication de l’origine
du fétichisme sexuel serait lié à un traumatisme durant l'enfance, symbolisé par l’angoisse de
castration : un garçon, découvrant pour la première fois qu'une personne du sexe féminin ne
possède pas de pénis, fait un transfert sur un objet inanimé qu'il verra au même moment7. Le
fétiche constitue ainsi un substitut du phallus manquant de la femme. Cette opinion va dans le
même élan que toute la réflexion de Freud, purement misogyne. De fait, Freud parle
essentiellement de l'homme fétichiste, la femme pouvant recourir au fétichisme des
vêtements. La réponse masculine à ce genre du fétichisme ce serait le dandysme que Freud a
nommé aussi le néofétichisme.
4. 3. Le fétiche dans la littérature
Grâce à ses origines ethnologiques et psychanalytiques, le fétichisme semble
embrasser plusieurs activités. Les premières observations cliniques du fétichisme des
vêtements ou de la passion des étoffes ont apparu en 1908 dans Passion érotique des étoffes
454
E. Roudinesco et M. Plon, op. cit., p. 300-301.
Dictionnaire des sciences humaines. Anthropologie / Sociologie, op. cit., p. 134.
456
E. Roudinesco et M. Plon, op. cit., p. 302.
457
J. Pouillon, Fétiches sans fétichisme, op. cit., p. 104.
455
206
chez la femme de Gaëtan Gatian de Clérambault458. Dans son sens sexologique, le fétichisme,
bien avant sa reconnaissance théorique, est exploité dans la littérature :
Compte tenu de ses enjeux anthropologiques, le « fétichisme » est passé, via
les théories de la croyance religieuse et de son origine, dans le discours philosophique.
Ce n’est pas un hasard si, tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, tous les grands
philosophes rencontrent la question du fétichisme et la situent par rapport à leur
« évaluation » du problème anthropologique459.
La littérature courtoise énumérant les « blasons » féminins est un véritable genre
littéraire jusqu'au XVIe siècle. L’image stéréotypée de la femme la proposait comme un objet
de désir. Comme dans ces récits il y avait surtout question de l’amour platonique selon l’idéal
chevaleresque, la femme se laissait voir comme un objet quasi divin. En même temps, elle
représentait une certaine alérité. Deux cents ans plus tard, les descriptions de la femme dans la
littérature sont devenues cliniques. Il y a toujours eu cette tendance de réifier l’être féminin,
mais le point d’intérêt se déplaçait vers son côté charnel. Le XVIIIe siècle voit l’essor de la
littérature libertine, diffusée sous le manteau et lue avec une curiosité croissante. C’est
effectivement un siècle où l’on a commencé à transposer les secrets d’un boudoir460. Ce sont
les temps d’une expression libre sans précédent avec des écrivains tels que de Sade, Crébillon,
de Laclos et les autres.
Des histoires racontant des choses épouvantables et perverses peuvent passer pour des
récits fétichistes avant la lettre. Le corps féminin y est réduit à un jouet, à un objet de plaisir et
jouissance qu’on peut manier à volonté. L’apport considérable de la violence renforce un
caractère malsain de cette littérature. Les scènes violentes et cruelles persistent dans le roman
gothique ou le roman noir. Au XIXe siècle on assiste à la naissance du dandysme, forme du
fétichisme plus moderne et plus atténué, qui s'inspire du fétichisme vestimentaire. Baudelaire
est une figure emblématique de ce dernier. Le symbolisme et le décadentisme favorisent
encore l’atmosphère fétichiste ce qui est visible par exemple dans le roman-phare de la fin du
siècle, À rebours. La tradition libertine ne s’éteint pas pour autant – il suffit de mentionner par
exemple Octave Mirbeau et son Journal d’une femme de chambre.
458
Ici, l’on peut songer à Mallarmé dont l’importance pour Jouve est incontestable. Daniel Leuwers dans son
Jouve revisité, Pierre Jean Jouve Psychanalyste et écrivain ? (op. cit., p. 5) rappelle les paroles de Jouve lors
d’un entretien dans lequel Jouve a avoué que la connaissance des textes de Mallarmé est nécessaire pour
comprendre sa propre œuvre. Jouve était d’avis aussi que Mallarmé a créé La dernière mode afin de contempler
les dessous féminins et par cela de satisfaire sa curiosité érotique.
459
P.-L. Assoun, Le Fétichisme, op. cit., p. 5-6.
460
Dans un entretien de 1964, Jean Starobinski a parlé du libertinage et des libertins, comme des emblèmes du
XVIIIe
siècle
dans
le
contexte
de
son étude,
L’invention
de
la
liberté
(1964)
http://www.rts.ch/archives/tv/culture/a-livre-ouvert/3470026-jean-starobinski.html, 28/02/2013.
207
Au XXe siècle le fétichisme sort de l’ombre pour devenir une pratique comme les
autres et cette tendance est visible aussi bien dans la littérature que dans l’art contemporain.
4. 4. Jouve-fétichiste ?
Dans En miroir Jouve se distancie clairement des récits sadiens pour dénoncer leur
violence et cruauté, gratuites selon lui, créées uniquement pour choquer un lecteur bourgeois.
Cependant Jouve ressent une certaine beauté qui se dégage du croisement des antagonismes
inattendus. Derrière une écriture raffinée et mystique, Pierre Jean Jouve dissimule un fort
penchant pour les sphères les moins nobles de l’être humain.
D’après la théorie freudienne, le fétichiste s’attache aux parties du corps ou aux objets
qui remplacent le phallus. Le manque de ce dernier est un manque primordial d’après
l’inventeur de la psychanalyse. Aux origines de la « fétichisation », il y a donc toujours un
manque. Après Pierre Chauvel, nous pourrions, à titre d’exemple, faire la comparaison entre
Jouve et Mallarmé. Quoiqu’il ne soit pas possible de trancher avec sureté si celui-ci était le
vrai fétichiste au sens psychanalytique du terme, nous savons que sa mère est morte lorsqu’il
avait cinq ans. On imagine : « son désarroi, le retour catastrophique de la situation
d’Hilflosigkeit, et la nécessité d’un objet calmant, ce qui est peut-être le premier rôle de
l’objet fétiche »461. Dans le cas de Pierre Jean Jouve, c’est le manque de la mère, du père et de
la femme aimée462. Jouve ne se sentait jamais à l’aise quant aux souvenirs de son enfance et
de sa jeunesse. Il n’aimait point parler des relations avec sa mère. Il s’abstenait de la réponse
par exemple lors d’un entretien avec Michel Manoll. Un traumatisme ancré profondément
dans son enfance a fait que certains troubles psychiques et des tendances quelque peu
perverses ne lui sont pas venus sans raison.
Après 1935, quand la période romanesque était achevée, l’écrivain allait faire de ce
manque l’idée fixe en célébrant La Morte, la figure féminine à jamais perdue, donc
inaccessible. Cette sorte de délectation, presque nécrophile comme disent certains critiques,
est présente dans Les Beaux Masques où l’on exalte le personnage symbolisant Lisbé, le grand
461
P. Chauvel, « Fétichisme et interdits de penser », Le fétichisme. Études psychanalytiques, D. BouchetKervella, M. Janin-Oudinot et J. Bouhsira (dir.), Paris, PUF, 2012, trad. P. di Mascio, p. 144.
462
G. Lombard, « Une écriture du désir en quête d’identité », Pierre Jean Jouve 6, op. cit. p. 223.
208
amour de Jouve, qui meurt peu avant que le texte soit conçu. Ce manque devient alors un
fétiche jouvien à part entière, toujours obsessionnellement exploité.
À côté de la fascination pour la mortE, l’on observe le raffinement de la narration
menée toujours en voie ascensionnelle. Le mouvement vers le haut se croise avec des instincts
et pulsions qui fascinent l’auteur. Jouve a parfaitement su comment faire coexister ces deux
dynamiques, céleste et terrestre, au sein de son écriture (il a forgé un oxymore, terre céleste).
Chez lui, ces terrains interdits et redoutables de notre âme gagnent un autre statut. La
perversité, le voyeurisme et le fétichisme ne sont pas gratuits. Leur présence hante
perpétuellement l’écriture et l’imprègne d’une ambiance inquiétante et mystérieuse. Daniel
Leuwers remarque que « derrière le jansénisme glacial qu’affectionne la plume de Jouve, se
cache une fascination inquiète et insatiable. Le poète laisse entendre qu’il aspire aux ressorts
de la transcendance pour se libérer des assauts incessants de l’Éros 463 ». Le chercheur
souligne l’émanation des tendances fétichistes de l’auteur ayant leur écho dans la vie réelle464.
Toutes ces remarques mènent vers le constat que « le fétichisme de Jouve est partout
perceptible »465. Aussi bien dans la vie réelle que dans la narration. Nous savons que Jouve
demandait à certaines de ses visiteuses de lui envoyer leurs poils pubiens. Le même rite
bizarre et fétichiste par excellence a été transposé dans la matière romanesque des Années
Profondes. Léonide et Hélène s’envoient des pétales de rose mouillés du sexe, (p. 10001001)466. L’envoi d’un petit flacon rempli de sperme paraît comme le substitut d’un acte
amoureux qui annonce un acte réel467. Cet acte sexuel culminera dans la mort de l’héroïne au
sein du plaisir. Quant au récit Les Beaux Masques, il répète le même procédé que Les Années
Profondes :
Emily finit par envoyer ses poils dans un petit sachet de papier. Ils sont
horriblement parfumés, non seulement on sent l’odeur des poils du sexe, mais un
parfum persuasif qui s’y mélange. Zabie pense que l’envoi des poils, comme ça, est
idéal (LBM, p. 1659).
463
D. Leuwers, Jouve revisité, op. cit., p. 6.
D. Leuwers a écrit qu’ « on sait que Jouve avait coutume de demander à certaines de ses visiteuses de lui
offrir des poils pubiens qu’il plaçait entre les pages de ses livres. Dans La Scène Capitale, le jeune Léonide
demande à Hélène de Sannis de lui envoyer des poils publiens tandis qu’il lui fait parvenir un petit bocal de
sperme. Quant au manuscrit des Beaux Masques, Jouve l’avait aspergé de son sperme » (D. Leuwers, op. cit., p.
8).
465
D. Leuwers, Ibid., p. 7
466
R. Micha, « Hélène », Bousquet, Jouve, Reverdy, Sud, op. cit., p. 188.
467
S. Cudré-Mauroux, « Hélène Dans les Années Profondes », Integrités et transgressions de Pierre Jean Jouve
2, op.cit., p. 271.
464
209
Les obsessions de Jouve qui se laissent voir un peu partout prennent leur source dans
sa vie. Même si son proche ami, Henry Bauchau, admettait ouvertement que Jouve n’a pas été
un grand liseur, il connaissait bien de grands auteurs de la poésie française avec Baudelaire en
tête. Il est inutile de rappeller l’influence de celui-ci sur l’auteur de La Scène Capitale. Les
traces baudelairiennes dans ses romans sont partout perceptibles, sur différents axes. Et il est
indéniable que Pierre Jean Jouve a pris le même goût que Baudelaire dans ce qu’on peut
appeller la beauté du mal. Les deux écrivains puisent à volonté dans les thèmes qui évoquent
le sang, la souffrance, la répulsion, la cruauté ou les mortifications. Nous en avons déjà repéré
quelques exemples dans la partie consacrée au tabou. Les penchants sadiques, fétichistes ou
voyeuristes des deux artistes ont trouvé leur accomplissement dans l’écriture. Selon Michel
Delon, Mon cœur mis à nu traduit « une obsédante méditation sur le goût des hommes pour la
torture, le sang, la souffrance »468. L’on peut y voir le goût de l’horrible. Baudelaire est porté
vers une sorte de sadisme en germe qui n’a pas été véritalement réalisé. Il a été en revanche
transposé en forme rigoureuse de l’alexandrin des Fleurs du mal469. C’est le même
mécanisme que Freud a nommé la sublimation et qui reste le fondement de l’écriture de Pierre
Jean Jouve. La forme raffinée de la prose poétique est susceptible de contrôler les fantasmes.
Elle donne des cadres et des apparences d’un système clos, seul garant et gardien des visions
brutales en germe. La maestria du style entraîne également une esthétisation de la violence.
Aussi, la beauté formelle de Jouve n’est-elle jamais gratuite. Comme l’auteur le constate luimême dans son autobiographie : « Pour ma part, je n’ai aucun goût pour la beauté formelle ou
d’harmonie ; j’aime la beauté de force, d’essence ». Le raffinement stylistique veut peut-être
communiquer les mêmes valeurs que voulait transmettre Céline sous forme d’un langage brut
et fort. Pierre Jean Jouve a choisi une autre voie, celle de la beauté d’essence qui cache les
antagonismes. C’est dans ce croisement des deux dynamiques si distinctes, si intenses et si
radicales que naissent les instincts.
L’expérimentation avec des limites, l’exploration des pouvoirs de l’horreur et des
frontières de l’abjection mènent à la subversion des catégories traditionnelles du beau et du
laid, du féminin et du masculin, du bien et du mal470. Grâce à ce renversement du paradigme,
il est possible de mettre en question des constats déjà admis et des perspectives existant dans
la société depuis plusieurs siècles. La remise en question perpétuelle de toutes les valeurs
468
M. Delon, préface à O. Mirbeau, Le jardin des supplices, op. cit., p. 32.
Ibid.
470
Ceci se voit par exemple dans Le Spleen de Paris ou dans À rebours.
469
210
admises demeure l’idée de base pour l’art de l’abject (abject art). Par une simple mise en
cause, nous pouvons faire disparaître des préjugés qui passent pour des vérités absolues.
Le fétichisme est étroitement lié à la psychanalyse dont Jouve est fasciné car elle
permet de découvrir les ténèbres de l’inconscient et ensuite de dévoiler des sources de
diverses perversions. Freud défendait la thèse d’un lien indissoluble entre la création et la
sublimation ce qui induit l’idée qu’à la source de chaque création il y a un trouble de nature
sexuelle. Il y a des travaux psychanalytiques sur la création et la perversion – peut-être parce
qu’elles affrontent la même chose, de deux façons différentes471. Le poète veut donc se
mesurer avec le ténébreux. Par l’exploration de l’inconscient, il s’attend à toucher le fond de
l’âme humaine. Comme l’a dit Martine Broda, l’écriture de Jouve, marquée de psychose ou
perversion, transcrit son rapport aux deux472.
Le fétichisme s’inscrit dans le paradigme binaire car tout comme le tabou, il opère sur
les deux axes : celui du culte et celui du désir. Le fétiche peut représenter un icône religieux
mais également un objet auquel on attache ses pulsions insaines et perverses. Chez Jouve,
nous pouvons remarquer les deux tendances. D’un côté, à travers l’écriture on observe les
traces de l’animisme, de l’autre, l’auteur nous dévoile ses propres tendances fétichistes qui se
situent du côté du discours psychanalytique. Ces dernières se laissent voir surtout par
l’intermédiaire de l’image de corporalité féminine. Mais si l’on admet que le fétiche ne peut
être qu’un objet, une forme inanimée, comment est-il possible de fétichiser les parties du
corps ? Nous allons voir quelles sont les stratégies que l’auteur applique afin d’immobiliser,
de matérialiser et par conséquent, fétichiser le corps : l’objet du culte et l’objet du désir. Ce
sont surtout la réification (obtenue par plusieurs moyens : la mise en image, la mise en forme
consistante) et la fragmentarisation qui contribuent à obtenir ce qu’on peut appeller la femmefétiche.
4. 5. Le fétiche et ses implications animistes et alchimiques : l’eau et le feu
Pourquoi parler de l’eau et du feu, éléments si naturels, dans le contexte du fétiche qui
est une invention humaine, marquée par l’artifice, comme nous l’avons vu par son
étymologie ? Or, n’oublions pas que la première acception du fétichisme (ethnologique)
471
472
M. Broda, Jouve, Lausanne, L’Âge d’homme, Cistre essai n°11, 1981, p. 76.
Ibid., p. 78.
211
l’attache à un culte « primitif » d’avant la religion révélée. L’être humain devait alors
« s’inventer » un dieu pour avoir une puissance transcendante et une vie spirituelle vouée à
cette puissance. L’eau et le feu sont des éléments particulièrement antagonistes. Ils peuvent
apporter des effets bénéfiques mais en même temps ils peuvent ruiner tout ce qui se trouve sur
leur passage. Le mystère de leur nature et leur pouvoir sur l’être humain leur font attribuer des
caractéristiques presques divines, même aujourd’hui. Ces convictions résultent d’une position
spéciale de l’eau et du feu dans l’animisme qui, à son tour, ressemble beaucoup au fétichisme
par la croyance en présence de l’âme dans un élément de nature. Celui-ci est susceptible
d’agir sur l’être humain, lui apportant des bénéfices ou des malheurs. Les objets du culte sont
vénérés, afin d’invoquer une divinité.
Les tendances animistes sont visibles surtout dans le Monde désert. L’animisme (du
latin animus, originairement esprit, ensuite âme) est la croyance en une âme, une force vitale,
animant les êtres vivants et les objets mais aussi les éléments naturels, comme la terre ou le
vent. Les éléments mentionnés peuvent ainsi devenir des génies protecteurs. Les âmes, esprits
mystiques, manifestations de défunts ou de divinités animales, peuvent agir sur le monde
tangible. L’âme est autonome ; ainsi elle peut entrer dans n’importe quel objet (ce que le
fétichisme démontre). Auguste Comte et Herbert Spencer voyaient dans l’animisme l’origine
de la religion473. Selon Edward Tylor cette forme de croyance constituait la première phase de
la religion, liée au culte des morts et des ancêtres.
L’animisme n’est pas loin du totémisme dans lequel le rôle crucial est attribué au
totem – gardien animal ou plante, strictement personnel, symbole d’un lien parental et d’une
intégration avec une collectivité ou avec une puissance extra-humaine. L’individu accède au
totem par l’initiation474. Sur les premières pages du Monde désert, nous voyons ce lien
parental très fort entre Jacques et son père Isaac. Jacques est présenté comme « le fils du
pasteur Isaac de Todi » (MD, p. 227). Jacques n’existe que dans l’ombre de son père qui,
grâce à son prénom et son métier de pasteur, est susceptible de symboliser un être divin.
Dans les romans de Jouve les deux tendances symboliques et alchimiques s’opposent :
celle du feu et celle de l’eau. De tous les quatre éléments, ce sont surtout ceux-ci qui montrent
leurs caractères particulièrement antagonistes mutuellement. Le feu apparaît dans les deux
contextes principaux. D’abord, il représente l’ardeur liée à la sexualité. Mais le feu peut
évoquer aussi l’enfer et un pouvoir destructeur et maléfique.
473
474
M. Eliade, Encyclopaedia Universalis, op. cit., article l’« animisme », t. II, p. 450-452.
Dictionnaire des symboles, op.cit., article le « totem », p. 761.
212
La psychanalyse du feu (1949) est la première étude basée non sur le plan historique
mais sur le plan imaginaire, puisant dans la rêverie du feu et analysant des structures
symboliques évoquées par le feu. Les rêveries et les structures imaginaires qui se forment
dans notre inconscient sont toujours les constructions d’un raisonnement primitif, celui qui
renvoie aux mythes, aux symboles et à l’organisation cosmogonique, « en dépit des succès de
la pensée élaborée, contre l’instruction même des expériences scientifiques »475.
Contrairement aux trois autres éléments, le feu apparaissait abondamment dans
l’anthropologie symbolique (Mythes sur l’origine du feu de Frazer ou Mythologies de Lévi
Strauss et plusieurs autres). Le symbolisme du feu est un symbolisme pluriel, il renvoie à
plusieurs images : braise, flamme, étincelle, foudre, éclair, incendie, foyer. Les objets et
phénomènes mentionnés font penser à leur tour aux autres choses comme forge, cuisine,
incinération, coction, fusion, crémation, briquets à piston, etc. C’est l’alchimiste, travaillant
avec le feu, qui tentera de coordoner opératoirement – et non selon une logique des éléments –
ces accents symboliques, le feu comme symbole pouvant être analysé selon les deux axes :
calorifique et fulgurant476.
Le symbolisme érotique est rendu par toutes les images et métaphores qui font
coïncider le feu et l’acte sexuel, la passion amoureuse ou simplement l’amour et l’affectivité –
c’est la signification la plus répandue et comme disait Bachelard, c’est le besoin de la chaleur
partagée. Aux yeux de Durand, le feu est associé souvent à la sensualité féminine.
Évidemment, ces associations font partie de l’imaginaire commun, profondément ancrées
dans la conscience de chacun à ce point qu’on ne se pose plus la question si ces associations
mentales sont vraies ou si elles ne constituent que des stéréotypes communément acceptés. Le
feu est initialement l’objet d’une interdiction générale et c’est la première information que
l’enfant acquiert à propos du feu. Le feu purifie plus que l’eau car il provoque aussi la
désodorisation – il est capable de supprimer les odeurs nauséabondes477. Une véritable
idéalisation du feu passe par une dialectique phénomènologique du feu et de la lumière qui
repose sur une contradiction phénomènale : parfois le feu brille sans brûler ; alors sa valeur
est toute pureté478.
Plusieurs héroïnes incarnent cette flamme intérieure, dont parlait Durand, qui
symbolise la chaleur et souligne la sensualité. L’âme de Paulina aux yeux du père Bubbo peut
être identifiée au feu (p. 82) ou à « l’ardeur du démon » (P, p. 194). Surtout que le feu dans la
475
G. Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p. 13.
G. Durand, Encyclopaedia Universalis, article le « feu », 1996, t. IX, p. 427-431.
477
G. Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p. 168.
478
Ibid., p. 173.
476
213
religion catholique est assimilé aux enfers. Catherine, quant à elle, a des démons en elle. Ces
démons ne l’effraient pas, au contraire, ils la fascinent : « J’ai des démons et aussi un feu pour
les brûler. Le feu ! Mettre le feu, c’est l’idée qui m’excitait quand j’étais petite ! J’aime
toujours faire brûler » (H, p. 409).
En même temps, le feu est associé au danger et à l’interdit. Paulina est comparée au
papillon qui risque de se brûler les ailes (P, p. 33-34). Ensuite, le feu évoque explicitement
l’enfer (P, p. 119) et tout ce qui est négatif ou redoutable, comme la mort qui brûle (H, p.
583).
Le feu et la chaleur sont représentés surtout par le soleil, source de vie et centre de
l’univers. Si Paulina privilégiait la nuit à laquelle elle s’identifiait, Jacques a besoin du Soleil
qui lui donne de l’énergie :
Le plasir est surtout dans le soleil, dans l’attente du soleil qui va venir. Soleil,
cher Soleil, Soleil sacré. Soleil encore défunt derrière les montagnes [... ] l’Énergie
centrale que j’adore, dont j’ai besoin, à laquelle je brûle de m’unir. Ah je le devine le
premier rayon, je le sens déjà, ma peau s’illumine et mon âme existe, la grande cause
se met en jeu, l’esprit vital si vous voulez (non ça ne veut rien dire) – enfin ce qui pour
nous autres a remplacé Dieu [...]. Nous, les nouveaux enfants des cavernes nous serons
les adorateurs du Soleil. À Jésus-Christ, préférons le totem du Feu [...] je pensais à la
religion du soleil (p. 238-239). Le soleil c’est le feu et l’énergie (MD, p. 240).
Pour Jacques, le soleil signifie toute la raison d’être, plus importante que la religion
catholique. Mais comme il parle du totem, cela veut dire qu’il n’est pas athée mais qu’il croit
en pouvoir surnaturel des éléments de la Nature. Cette vision représente un monde primitif,
d’avant la religion révélée. Le monde où chaque élément naturel pourrait acquérir une force
magique. Le soleil, symbole du feu, de la chaleur et de l’énergie inépuisable semble être
nécessaire pour l’existence de Jacques mais aussi pour ses besoins spirituels.
Le feu, traditionnellement attribué aux femmes comme le symbole de leur sexualité
prétendument inassouvie (qui est d’ailleurs même aujourd’hui dans certaines sociétés la
raison de leur position inférieure en tant que pécheresses « par nature ») est utilisé par Jouve
pour montrer à peu près les mêmes « caractéristiques générales » des femmes. Le feu traduit
en même temps une sorte de puissance, car « il anime tout, à qui tout doit d’être [...] il porte
en lui la force d’agir »479. De même la « vie de Paulina est pleine de feu » (P, p. 156),
Catherine avait une ardeur en soi (V, p. 624) et Hélène est un feu féminin (DLAP, p. 965).
479
G. Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p. 121.
214
Mais, nous savons bien que le caractère des personnages féminins est fort
contradictoire et les comparaisons les plus fréquentes insistent sur le caractère double de
l’identité féminine. Et celle-ci, peut être parfaitement représentée par l’image double, du feu
et de l’eau : « Par nature Paulina n’était que feu et vapeur » (P, p. 44).
L’eau et le feu, les deux pôles antithétiques, semblerait-il, dans l’alchimie, exercent la
même fonction : celle de purification480. Les forces alchimiques utilisées en vue de
purification se laissent voir dans Les Années Profondes : « Léonide marque la résurrection et
la victoire du rouge et du feu sur le nigredo481 pour atteindre la solificatio »482.
Les significations symboliques de l’eau peuvent se réduire à trois thèmes dominants :
source de vie, moyen de purification, centre de régénération. Ces trois catégories se
rencontrent dans les traditions les plus anciennes et elles forment les combinaisons
imaginaires les plus variées et, en même temps, les plus cohérentes. Le caractère presque
toujours féminin attribué à l’eau vient surtout de l’imagination naïve et poétique selon
laquelle l’eau symbolise la maternité car elle fait naître, croître et elle représente la source
d’une naissance irrésistible483.
Les eaux, masse indifférenciée, représentent l’infinité des possibles. S’immerger dans
l’eau c’est revenir aux sources. L’eau en Asie est le symbole de la fertilité et pureté, sagesse,
grâce et vertu. L’eau est la materia prima – dans certaines allégories tantriques, l’eau figure
prâna, le souffle vital. Elle correspond au nord, au froid, aux reins et à la noirceur. Dans les
traditions juives et chrétiennes, l’eau symbolise d’abord l’origine de la création. Le men (M)
hébreu symbolise l’eau sensible : elle est mère et matrice. La source des toutes choses, elle
manifeste le transcendant. De fait elle doit être considérée comme un instrument de la
hiérophanie. L’eau est un signe de bénédiction dans la religion catholique – l’âme apparaît
comme une terre sèche et assoiffée, orientée vers l’eau. L’eau vive se présente comme un
symbole cosmogonique. Puisqu’elle purifie, guérit et rajeunit, elle nous introduit dans
l’éternel. Elle est parfaite dans sa transparence donc par elle-même, elle possède une vertu
purificatrice. Pour cette raison elle est considérée comme sacrée. Les ablutions à l’aide de
l’eau (ou le sable dans le désert) sont la condition sine qua non dans la salat – prière
musulmane.
480
Dictionnaire des symboles, op. cit., l’article le « bain », p. 83-84.
Terme alchimique nigredo est appellé aussi tenebrositas, chaos, melancholia. Dans le premier sens, il désigne
l’état de l’ombre, de la noirceur et au sens figuré c’est un état du trouble et desintégration psychique.
482
B. Bonhomme, Esthétique alchimique dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve, op. cit., p. 133 Le terme solificatio
a été utilisé dans l’alchimie pour décrire la procédure de placer une boule d’or dans la salle aux miroirs afin de
concentrer tous les rayons du soleil sur cette boule car on croyait que le soleil a une force magique et bénéficaire.
Cela traduit le moment de l’illumination.
483
G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 20.
481
215
« Le cosmologies savantes nous font oublier que les cosmologies naïves ont des traits
directement sensuels »484. L’eau serait ainsi liée au sensualisme. D’un point de vue
cosmogonique, l’eau recouvre deux complexes symboliques antithétiques, qu’il ne faut pas
confondre : d’une part, l’eau descendante et céleste est une semence ouranienne qui vient de
féconder la terre. Elle est donc masculine et associée au feu du ciel. D’autre part, l’eau
première, l’eau naissante de la terre et de l’aube blanche, est féminine : la terre est ici associée
à la lune, comme un symbole de fécondité accomplie, terre gravide, d’où l’eau sort pour que,
la fécondation déclenchée, la germination se fasse. Le symbole de l’eau contient aussi celui
du sang. Le principe est le même : le sang clair, palpitant est une symbole de vie tandis que le
sang menstruel est souillant et dangeureux.
Si le feu est perçu comme masculin, par opposition, la féminité de l’eau est
irrémédiable :
la valorisation féminine, sensuelle et maternelle de l’eau, a été magnifiquement
chantée par les poètes romantiques allemands qui nourrissaient cette image cliché de la
femme onirique, sensuelle et pleine de délicatesse. L’eau est le symbole des énergies
inconscientes, des puissances informes de l’âme ainsi que des motivations secrètes et
inconnues. La chevelure s’associe à l’eau, c’est une chevelure vivante, chantée par un
poète. Elle doit suggérer un mouvement, une onde qui passe, une onde qui frémit485.
Dans une imagination profondément matérialisée, l’eau apparaît comme essence de
jeune fille. Les figures d’Ophélie ou de baigneuse en témoignent. Tout ce qui se réflète dans
l’eau a une marque féminine486 : « L’image primitive, de la baigneuse en lumineux reflet, est
fausse. La baigneuse, en agitant les eaux, brise sa propre image. Qui se baigne, ne se réflète
pas ». Cette vision mystérieuse et onirique, liée à l’eau est présente dans la description de
Paulina dans les bras de son amant : « Elle flottait comme Ophélie dans des eaux
lointaines » (P, p. 61).
Dans les romans de Jouve, outre les descriptions de veine « ophélique », l’eau apparaît
aussi dans un contexte fort négatif : Catherine voyait dans l’eau noire la privation (V, p. 691).
C’est une eau stagnante, qui absorbe toute saleté et qui ne coule pas. Une autre image de l’eau
stagnante peut se laisser voir au moment où il est question de la viande découpée du père dans
le baignoire. C’est donc une eau puante, mêlée du sang et sale (V, p. 695). On retrouve aussi
484
Ibid., p. 205-206.
Ibid., p. 117.
486
Ibid., p. 49.
485
216
un cercueil d’eau où on sent l’humidité et l’odeur (V, p. 762). À chaque fois, il s’agit de l’eau
maléfique, redoutable et souillée de toute sorte de saleté.
Si l’on peut établir une certaine dialectique lunaire ou aquatique entre la lune et l’eau,
Paulina, héroïne nocturne, peut être est identifiée aussi à l’eau. D’abord, elle était « pure
comme l’eau (p. 13) » ou « comme la glace » (P, p. 33). Son enfance et le début de sa
maturité sont en effet plongés en innocence. Paulina aime un environnement aquatique : très
souvent elle évoque le lac (par exemple, p. 25 ou p. 71) comme son environnement le plus
naturel et le mieux disposé. Sur le plan psychologique, l’eau est le symbole des couches les
plus profondes de l’inconscient où habitent des êtres mystérieux487. L’eau, dans le cas de ce
personnage, peut traduire, dans cette optique, son esprit « souterrain », dissimulé sous le
dehors « d’une timidité farouche qui la faisait passer pour une idiote » (P, p. 15).
Si l’eau peut être rapprochée du ciel, le lac serait un ciel souterrain avec sa surface
métallique et la couleur d’acier. L’eau du lac fait penser à une surface lisse, comme celle « de
la glace et l’acier », pure et intacte. Si l’eau est susceptible d’évoquer la glace, elle peut aussi,
par extension, représenter la surface du miroir – transparente et lisse. Le pouvoir de refléter,
caractéristique principale du miroir, s’applique aussi à la surface d’eau. À travers la surface
du lac, Jacques a connu l’existence de Paulina. La mise en rapport de ces deux matières :
spectre et glace, a été aussi faite par Mallarmé :
O miroir !
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée
Que de fois et pendant des heures, désolée
Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont
Comme des feilles sous ta glace au trou profond,
Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine,
Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine,
J’ai de mon rêve épars connu la nudité ! 488
Par l’intermédiaire de l’eau, Paulina sera spirituellement présente dans le Monde
désert. Son image aquatique est décrite comme un phénomène « d’une autre religion (p.
230) », autre que la religion catholique en tout cas. Car, nous savons bien que Jacques est
catholique comme son père, « un fils de Dieu ». De plus, le jeune homme est une
487
Dictionnaire des symboles, op.cit., article l’« eau », p. 303-308.
S. Mallarmé, « Hérodiade », Œuvres complètes, texte établi et annoté par H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1945, p. 45.
488
217
créature d’une autre terre, plus merveilleuse par le fait qu’un serviteur du
Seigneur [le père de Jacques] ne pouvait la reconnaître, tandis qu’un simple enfant de
treize ans, Jacques de Todi, la reconnaissait entièrement – l’aimait (MD, p. 230).
L’eau a donc un pouvoir révélateur mais aussi médicinal : elle guérit (MD, p. 267). À
travers l’image de la tante italienne, véhiculée par l’eau, Jacques sent une sorte d’union des
âmes : « l’eau, amie mystique, l’image, Paulina Paulina Paulina » (MD, p. 317).
Paradoxalement, le titre du roman a aussi un certain rapport avec l’eau. Peut-être, la fatalité
qui hante irrésistiblement le destin des personnages, est-elle provoquée par la carence d’eau,
toujours perçue comme un signe maléfique (MD, p. 308), car l’eau c’est la force vitale. Le
manque d’eau, nous le savons, n’est pas un état naturel pour les personnages, étant donné que
« l’idée de Jacques c’était l’eau » (MD, p. 348). Par conséquent, dans ce « monde désert »
Jacques est inévitablement condamné à mort.
Dans Aventure..., la cure psychanalytique est une autre forme de purification, thème lié
à l’eau et au bain. Il s’agit de « purifier » son esprit pour libérer des démons qui le hantent.
Catherine éprouve un sentiment étrange de « Suzanne en bain » (H, p. 470 ). Cette image est
reprise dans le chapitre « Scène du bain » (V, p. 634). L’image de l’eau, nous l’avons déjà dit,
mène à la femme, en passant par la liquidité. Logiquement, l’association de la femme et de la
liquidité évoque une autre substance nourricière, à savoir le lait – la première nourriture,
substance bénéfique par excellence.
De cette chaîne associative découle le constat que l’idée de l’eau n’est pas loin de celle
de la maternité. Le caractère presque toujours féminin attribué à l’eau vient surtout de
l’imagination naïve et poétique selon laquelle l’eau symbolise la maternité vu qu’elle fait
naître et croître. Les eaux représentent la source d’une naissance irrésistible489. N’oublions
pas non plus que le premier signe de l’accouchement est annoncé par les eaux. Catherine,
ayant horreur de devenir mère, éprouve un sentiment étrange et désagréable face à l’image
d’une femme en bain qui peut métonimiquement suggérer l’idée d’être mère.
La purification, étroitement liée à l’eau, démontre sa force féconde et rénovatrice – il
n’y jamais question d’immersion mais de l’aspersion490. L’aspersion veut autrement dire le
lavage et dans ce contexte l’eau est l’objet d’une des plus grandes valorisations de la pensée
humaine : la valorisation de la pureté qui se manifeste dans un beau pléonasme, eau pure491.
489
G. Bachelard, L’eau et les rêves..., op. cit., p. 20.
Ibid., p. 193.
491
Ibid., p. 20.
490
218
En outre, l’eau est identifiée à tous les thèmes qui évoquent la purification. La purfication du
corps entraîne la purification de l’âme et procure la rénovation spirituelle.
Dans le chapitre « Les merveilleux Grecs » Catherine est comparée à Diane, une
déesse assez paradoxale. Elle est généralement la déesse de la nature. Cependant, elle est aussi
protectrice de la vie « civilisée » qui se manifeste par la chasse, la politique ou la sexualité. En
somme, elle veille à ce que les lois établies par les dieux et les hommes soient respectés. Dans
le cas contraire, soit dans le cas de comportement représentant un retour à la vie sauvage, elle
sévit sans pitié. Elle est la plus cruelle pour tout ce qui se rapporte à la sexualité et la
séduction492. Le thème du bain de Diane est aussi assez fréquent. Idyllique et naturel, ce bain,
peut s’avérer innocent et véritablement purificatoire mais il garde aussi un caractère érotique,
sexuel. Le mythe de Diane et d’Actéon insistant sur la deuxième caractéristique est décrit par
exemple dans les Métamorphoses d’Ovide.
En tout cas, la purification, soit par le feu, soit par l’eau, est toujours un phénomène
bénéfique493. Même si, parfois, elle doit impliquer la souffrance, chaque purification doit
aboutir à une nouvelle naissance.
Le fétiche dans l’animisme était une valeur qu’on pouvait vénérer comme sacrée.
Après que le fétiche est passé au domaine psychanalytique, il n’y est plus question d’une
vénération divine mais d’une adoration émotionnelle et sensuelle. Cette adoration est en
rapport surtout avec le fétichisme du corps. Même si le fétiche, contrairement au totem, dans
son sens anthropologique (et aussi dans la psychanalyse) est un objet très personnel, il semble
qu’en ce qui concerne le fétichisme du corps, il y ait des parties généralement plus fétichisées
que les autres. Il s’agit toujours du corps féminin où le fétiche pourrait substituer le phallus.
Les parties fétichisées auront donc un fort rapport à la sexualité : elles constituent des zones
érogènes les plus fortes. De plus, le regard imposé est presque uniquement masculin et le
corps observé appartient toujours à une femme. Dans la répartition des rôles traditionnels, la
femme est toujours mise en position soumise et passive. D’où le regard actif est toujours
masculin et la femme est réduite à un objet regardé.
Les parties fétichisées restent au centre des fantasmes masculins. Comme celles-là
sont habituellement couvertes, donc cachées, la volonté de les voir impose une perspective
voyeuriste. Le corps féminin constitue avant tout un puissant facteur érotique lié aussi à la
capacité de la femme d’être reproductrice. Une allure classiquement érotique reste en effet en
492
Dictionnaire des symboles, op. cit., article « Artémis », p. 69-70.
Dans cette optique, le dernier film de Catherine « La fleuve du feu », pourrait être compris comme la
réconciliation et la purification totale, unissant les deux substances contradictoires dont l’influence réciproque va
tout neutraliser, tout purifier, (H, p. 598).
493
219
accord avec une vision de la mère physiquement idéale : de larges hanches, des seins
abondants et des cheveux sains et lisses. Une telle allure donne une espérance inconscientisée
que l’enfant qui va naître sera aussi beau et aussi sain que sa mère.
C’est la raison
hypothétique d’un tel attachement au physique féminin, surtout dans les sociétés
traditionnelles où la maternité est une grande valeur en soi.
La femme jouvienne est fétichisée des deux manières : elle est perçue surtout à travers
son corps comme un objet de désir et elle se laisse voir par le biais de certains rôles qui lui
sont stéréotypiquement attribués. Pratiquement tous les personnages jouviens remplissent le
rôle d’une femme fatale. Tellement commune et banale, cette image-cliché contribue à
enfermer l’héroïne jouvienne dans des cadres étroits de fantasmes masculins.
220
4. 6. La femme fatale en tant qu’un fantasme-fétiche
« Le traits qui composent la femme fatale errent les romans de Jouve. En aucun cas, ils
ne définissent un seul personnage, ne servent à construire une identité stable »494. De plus,
même si nous pouvons admettre que tous les romans sont en réalité les romans à un seul
personnage (répértorié dans plusieurs variantes), la femme fatale n’est aucunement un
personnage concret mais plutôt une vision quasi impersonnelle, un cliché diffusé par les
hommes ou bien un terme vide de sa représentation concrète : « La femme fatale, dans
l’œuvre de Jouve, me semble davatange répondre à un simulacre de ce genre féminin convenu
qu’à une réalité à laquelle aurait cru l’écrivain »495. Le simulacre signifie une forme, une
représentation dont la source, en l’occurence un personnage féminin concret, n’existe plus.
C’est une image dépourvue de son essence. Par conséquent, elle n’est qu’un reflet de la
femme fatale – fétiche ou fantasme. C’une vision fort illusoire qui n’existe que dans l’esprit
de celui qui y croit. Pour cette raison, la femme fatale dans les romans de Jouve est une
certaine vision projetée afin d’assouvir des souhaits inexprimables.
Chaque personnage féminin représente une vision particulière de la femme. À chaque
fois il y a une perspective masculine (celle de Jouve ?) qui s’impose. Les femmes jouviennes
sont des êtres assez paradoxaux : d’un côté elles sont puissantes et exercent un certain pouvoir
sur les hommes, mais de l’autre côté tout ce qu’elles font et comment elles sont, semble être
un accomplissement des désirs masculins. Ce sont des femmes-fétiches étant donné qu’elle
sont construites de sorte qu’elles puissent remplir une certaine vision profondément ancrée
dans la mentalité collective et dans la société, c’est-à-dire dans la mentalité et société des
hommes.
Paulina, la première héroïne romanesque, est une nouvelle version de Lolita
nabokovienne et à la fois le fantasme peut-être le plus ancien et le plus courant. Baladine
Nicolaïevna représente une femme fatale à la Dostoïevsky496, et, littérallement, elle apporte la
mort. Catherine Crachat est la plus « fatale » des héroïnes jouviennes, elle qui a horreur
« d’être une femme ». Elle est une actrice assez connue, une célébrité, dirions-nous
494
M. Borgomano, « Variations sur la femme fatale dans les romans de Pierre Jean Jouve », Actes de Colloque
International, Pierre Jean Jouve, 1994, op. cit., p. 13.
495
O. Ammour-Mayeur, « Poétique de la différence sexuelle chez Pierre Jean Jouve. Enjeux de la symbolique
taoïste », Pierre Jean Jouve 7, op. cit., p. 125.
496
Jouve dit dans En miroir que c’était une femme « quelque peu fatale ».
221
aujourd’hui, et peut-être la première « star » dans la littérature française497. Elle est donc
attirante à cause du fait d’être connue, mais aussi elle semble fascinante par son entourage, le
monde dans lequel elle vit et son métier. Selon Pierre, Catherine est une amante lunatique et
cruelle. D’ailleurs elle incarne aussi la figure d’Hécate et de Diane infernale 498. C’est une
chasseresse, une femme qui tue, anéantit et porte la fatalité dans le premier sens du terme.
Outre cette fatalité, Catherine possède un goût certain pour la coquetterie qui déroute
les hommes et qui fait ainsi de Catherine une « femme-mante » qui détruit les hommes qu’elle
attire. Cette caractéristique bien stéréotypée, mais à la fois très répandue est encore renforcée
par le métier de Catherine :
Le cinéma, art mécanisé, l’un des agents techniques de l’esprit de dépréciation
de la société moderne, mais aussi instrument qui rend compte admirablement de son
affect, a le plus contribué à vulgariser la vie érotique et à stéréotyper l’image de la
femme (sex-appeal)499.
Elle ne veut que l’on regarde, mais en même temps elle s’expose exprès aux regards
des hommes. C’est un autre fantasme selon lequel la femme doit êre indécise comme si elle
n’était pas en mesure de décider elle-même et qu’elle attendait d’un homme une décision à
prendre. Elle procède selon le vieux schéma de répartition des rôles traditionnels :
Si vous êtes vieux vous avez envie de coucher avec moi, là, grossièrement,
n’est-ce pas la marque du réel intérêt d’un homme pour une femme, que toute femme
ambitionne de recevoir ? (H, p. 411).
Catherine Crachat est un personnage qui s’inscrit dans une vision traditionnelle selon
laquelle la femme est un Autre – une altérité incompréhensible, trop compliquée et quelque
peu contradictoire. Freud aurait dit « hystérique ».
Nous avons déjà vu quelques ressemblances entre ce roman et l’esthétique du film
noir. Dans un film de ce genre, le personnage de femme fatale est crucial. C’est une femme
indépendante (sentimentalement et financièrement), meurtrière et célibataire. Rappelons les
paroles de Felicitas qui décrit Catherine comme une femme indomptable (H, p. 455). Toutes
ces caractéristiques s’appliquent surtout à l’héroïne principale, mais pas uniquement. La Petite
497
Voir S. Fischer, « Les surprises dans les romans de Pierre Jean Jouve », Bousquet, Jouve, Reverdy, op. cit., p.
244-257.
498
M. Borgomano, « Variations sur la femme fatale... », op. cit., p. 17.
499
P. Klossowski, « Pierre Jean Jouve romancier : Catherine Crachat », Tableaux vivants. Essais critiques 19361983, Paris, Gallimard, 2001 p. 65-80.
222
X... entraîne aussi la mort même si elle semble très innocente. Elle a le désir de :
« s’approprier son père en le mangeant et en le découpant avant de le manger ». La fatalité
rejoint donc la cruauté et quelque peu une volonté de vengeance – les deux qualités attribuées
en premier lieu à chaque femme fatale.
L’histoire de Léonide et Hélène renverse le schéma traditionnel, tel qu’il se voyait
dans le premier roman. Hélène est une femme d’âge mûr tandis que Léonide est un
adolescent. Même si c’est une vision quelque peu subversive, elle constitue un cliché et un
fantasme, de nouveau, assez banal, de nouer une relation avec une femme plus expérimentée.
Enfin, d’autres femmes dont les portraits parsèment l’écriture jouvienne, restent dans la même
tonalité.
Paulina a dix-neuf ans quand elle commence à rencontrer Michele, elle est donc une
« impétueuse giovinetta » (P, p. 25). Elle se compare à Ophélie, à une nymphe, à un papillon,
symboles de jeunesse, d’innocence et de fraîcheur. Elle se comporte selon la coutume
(présupposée) des femmes qui s’occupent surtout d’« entretenir leurs charmes paresseux ».
Elle tremble, demeure passive, laisse l’homme agir : « gravement, avec la douceur et la force
il l’aimait. Elle inanimée flottait... » (P, p. 61). Le renversement du paradigme va égaler une
position active, plus indépendante et libre :
elle croyait être prise par un homme-animal qui n’était pas Michele et qu’elle
adorait comme un fétiche [DNB]. Elle avait aussi le désir d’être un homme afin de le
prendre lui, de quitter la passivité, que la minute suivante lui donnait la joie. O
fantômes ! O contraires. [...] Elle perdait le sens et sa raison fondait dans la joie
comme une étoile dans le ciel du matin (P, p. 109).
Mais le rôle passif ne déplaît pas à l’héroïne : « La sensation d’être toujours prise et
occupée par la puissance de l’homme conféra [...] une gravité admirable » (P, p. 63). Ce
paradigme de « Lolita » est par la suite répétée par une autre héroïne encore, à savoir, Fanny
Felicitas. Elle raconte son histoire qui commence également à l’âge de dix-neuf ans dans le
cas de Paulina. Elle aime beaucoup son père cependant malgré un fort attachement à celui-ci,
pendant un bal, elle a rencontré M. de Sonnenfels qui « avait une douzaine d’années de plus
qu’elle » (H, p. 474). Malgré cet obstacle, l’histoire a fini d’une manière banale : « coup de
foudre, mariage » (H, p. 473-74). Elle perd avec lui sa virginité lors d’une voyage en Espagne
tout en regrettant en même temps d’être si loin de son père (H, p. 474). Sigmund Felicitas
Hohenstein, le mari de Fanny, possède à son tour une maîtresse, selon un canon traditionnel et
banal : une femme de vingt ans moins âgée que lui, « Mlle K..., dactylo » (H, p. 468).
223
Cette passivité reste en contraste avec Baladine dont le destin fatal immerge dans la
mort les deux hommes qui sont là. Le Monde désert est le seul roman où la femme joue un
rôle actif et prend des décisions. C’est Baladine qui porte l’influence sur ses deux
compagnons et non pas à l’envers. C’est le seul roman où la femme est véritablement
puissante, où c’est elle qui impose le regard et joue le rôle actif. Jacques, en revanche,
représente la faiblesse et l’impuissance. Le caractère problématique de la jeune femme
influence ses admirateurs et le jeu se déroule sous les conditions qu’elle-même impose.
Dans Hécate, l’auteur expose un autre fantasme masculin, celui qui consiste à observer
en cachette une scène amoureuse entre deux femmes. Fanny Felicitas, à une féminité
exubérante, propose à Catherine de se tutoyer, car « l’amour entre deux femmes est si gentil »
(H, p. 486). Catherine est intimidée par cette proposition trop audacieuse de Fanny mais en
même temps dans ses relations avec les hommes, elle sait prendre l’initiative. On le constate
surtout au début de l’histoire quand elle propose à Pierre de sortir, l’emmène à Jack, enfin
l’emmène chez elle.
Même si de prime abord toute l’histoire présentée dans Aventure... met en scène des
femmes fortes, indépendantes et émancipées (Catherine, Petite X, Fanny, les Migett), elles
vivent toutes sous le regard d’un homme, un destinateur muet de leurs actions. La dimension
voyeuriste a été mise en lumière dans l’adaptation cinématographique de Pierre Beuchot étant
donné que la caméra a assuré l’équipement d’un vrai voyou. Denis Scoupe a justement écrit :
« Rarement film aura autant postulé la féminité de la vedette contre la masculinité du
spectateur »500.
Dans les Histoires sanglantes, le récit « La Fiancée » exploite encore un stéréotype sur
les femmes, propagé par les hommes. Il en est question de leur sexualité « sauvage ». Ce
préjugé est vulgairement exprimé par Le Tambour-Major, un personnage grivois et simpliste.
Face à une constatation que Marie est une fille bien honnête, il remarque : « Elles disent
toutes ça jusqu’au foutre. Ainsi moi j’suis pas là depuis longtemps... » (p. 828). Au début de
l’histoire, l’auteur dresse pourtant le portrait de Marie comme vierge, croyante et innocente.
Dans un autre récit des Histoires sanglantes, « Dans une maison », un jeune héros a un
rapport sexuel avec une baronne longtemps désirée, qui le conduit à la mort.
500
Cf., D. Scoupe, « La Face cachée de la lune », Cahiers du cinéma, n° 435, septembre 1990, p. 71 cité par G.
Lombrad, « Du livre au film. L’aventure d’une vie à recomposer à propos d’Aventure de Catherine C. de Pierre
Beuchot », Pierre Jean Jouve 5. Jouve et les jeux de l’écriture, op. cit., p. 207.
224
En général, les personnages féminins semblent suivre le schéma d’une femme
« soumise » et elles aspirent à être belles et séduisantes selon les canons traditionnels (donc
masculins) :
Dorothée allait sortir, elle ne savait pour qui. Elle savait qu’elle avait mis de
riches dessous roses et que sa personne était merveilleusement apprêtée. Elle savait
que son odeur était celle des bêtes, des montagnes et du nard. Elle savait que les bouts
de ses ongles beaux et peints paraissaient comme des griffes d’un oiseau, que son cou
resplendissait, que la brillante séduction sortait de ses yeux. Elle savait tout ; mais elle
ignorait pour qui (Vic., p. 914-915).
Hélène en tant qu’une femme plus âgée paraît renverser le modèle de relation hommefemme tout en tombant toutefois dans un autre stéréotype, d’une femme mûre, donc initiatrice
et maternelle. Il est aussi significatif qu’elle est la femme d’un colonel de Sannis. Cette
préférence pour les femmes des officiers a peut-être son origine dans la vie de l’auteur. Le
méme penchant « militaire » est visible aussi dans « Les Rois Russes » :
Il se remémore infiniment et sans cesse les réalités de la superbe colonelle
Nina. Il pense à ses réalités corporelles et intimes, il suppute ses belles réalités
morales. Le bonnet de travers, les cheveux bouffants, la veste libre, la blouse où font
saillie deux pointes vigoureuses, au-dessus de la ceinture de gros cuir qui porte un
revolver. Les culottes, les bottes de la dernière finesse. La peau matte comme du lait
dans lequel une trace de café aurait été répandue ; des yeux ! [...] la bouche enfin, fine
amère, et grasse au milieu (p. 885).
La description de Claire dans La rencontre dans le carrefour501 se poursuit dans le
même élan. La beauté féminine est exacerbée si bien que certaines parties du corps comme les
hanches, les yeux ou la bouche apparaissent à plusieurs reprises, dans divers contextes. Un tel
mode de construire les portraits, fait penser plutôt aux objets qu’aux êtres humains. Le corps
devient une chose qu’on fétichise, qu’on dorlote.
Réduit au rôle d’un objet, le corps est, d’une part, mis au rang d’une divinité car il
perd ses caractéristiques humaines pour devenir, d’autre part, un corps-objet, un corps-statue,
mis au piédestal et aliéné en même temps.
501
Il remarquait alors le ruban bleu tournant au travers de la lourde tête blonde, jusqu’au fossé de la nuque. À la
manière d’une main, son regard touchait à la face régulièrement ovale, aux sourcils exacts, au nez droit, à la
bouche ferme et bien taillée dans la chair ; et c’étaient autant de beautés qui s’ajoutaient à celle des yeux, la
première qu’il eût vue [...] une chaine suspendait devant elle un poids de breloques dans l’air ; à sa main gauche,
deux modestes bagues. La petite se sentait examinée. Dans ses yeux passaient de brusques paillettes (p. 1317).
225
4. 7. Le corps immobilisé: la femme statue
Entre la statue virginale de la mort
Et la roche surhumaine et douce de ce Ciel.
(« Sur Hélène », Kyrie, p. 438.)
Tout d’abord rappelons que le fétichisme donnait la prédominance aux pierres avant
les autres matières. C’est peut-être, l’effet de l’emploi exclusif des pierres comme instruments
â l’âge préhistorique. La manipulation habituelle du caillou a dû le prédisposer au rôle de
fétiche. En outre, il semble que la pierre soit plus facile à trouver ou à conserver qu’une autre
chose, et qu’elle retienne assez aisément l’influx humain. La pierre passe pour la matière la
plus résistante.
La fascination pour la pierre dans les cultes fétichistes rejoint donc la prédilection de
Pierre Jean Jouve pour la statue. La sculpture est une forme la plus consistante et la plus
durable du corps qui permet de conserver la beauté pour toujours. La sensualité de la chair est
enfermée dans une beauté statutaire qui l’immortalise et donne aux sens une forme plus
concrète :
S’il [Jouve] célèbre admirablement le corps de la femme, il mêle à son
évocation le plus dur de la pierre – et elle est statue – au plus sensuel de « l’odeur
animale » – et elle est statue de chair : opposition polaire, antithèse fondatrice et
signifiante, marque pour l’imaginaire des maléfices futurs: toutes les héroïnes de
Pierre Jean Jouve sont elles-véritablement enracinées dans leur corps. Non seulement
Fanny, aux yeux de Pierre, le type le plus extraordinaire du « Corps » qu’il ait vu
(Hécate), mais encore Paulina « grande », de forme pleine, la taille longue et grasse,
Baladine « hanches et poitrine présentes », jusqu’à Hélène dont l’allure fait penser aux
statues grecques502.
Dans le culte traditionnel, les fétiches ont été symbolisés le plus fréquemment par les
statuettes et les figurines auxquelles on attribuait une puissance magique ou surnaturelle. À
l’instar des marionettes fétichisées, les héroïnes jouviennes sont rapprochées à des formes en
pierre ou marbre de sorte qu’elles ressemblent aux figures immobiles.
502
L’Autre Jouve, numéro dirigé par Fr. X. Jaujard avec la collaboration de R. Bensimon, Paris, 1992, p. 34.
226
Plusieurs critiques soulignaient l’importance que Jouve accordait au signe. L’auteur
exploite cette notion à fond car, étymologiquement le latin signum signifie non seulement le
signe mais aussi la statue :
Dans Paulina 1880, le narrateur compare l’héroïne à une statue d’Égypte alors
qu’elle est allongée sur son lit en compagnie de Michele. La mention de la lune et la
référence à l’Égypte créent une atmosphère de mystère où la femme est signe,
hiéroglyphe indéchiffrable par Michele qui ne peut que contempler503.
L’action de contemplation y est cruciale. La comparaison de la femme à la statue
suggère l’action de contemplation à distance. L’idée de sculpter une statue repose sur le désir
d’éternaliser la beauté et les proportions idéales. Les premières statues représentaient les
déesses, telle Aphrodite ou Artémis. Par une dimension statutaire que l’auteur a sans aucun
doute inclu dans l’image de la femme en général, les personnages féminins sont quasi
divinisés. Leur corps se laisse contempler non seulement de l’extérieur. Les personnages euxmêmes s’admirent dans leur intimité. Par le monologue intérieur de Paulina, le lecteur accède
à une vision du corps reflété dans le miroir :
Doux seins, doux petites seins, je vous enferme mais dans cette robe de soie
d’argent on peut vous deviner. Qu’ils cherchent, qu’ils devinent ! – Je veux être pure.
Pure. J’aime la glace et l’acier. Je n’aurais plus de corps. Au père Bubbo j’ai dit :
pourquoi ne serais-je pas un Ange ? Sans corps, sans douleurs, sans désirs, à force
d’exercer et d’endurcir mon esprit ? (P, p. 31-33)
En observant son propre reflet, Paulina exprime ce paradoxe éternel qui touche peutêtre toutes les protagonistes-femmes dans les romans de Jouve. Or, l’idéal du corps bien
proportionné, jeune et sportif, tel qu’il était loué dans la Grèce antique, est un don précieux.
Néanmoins, le corps empêche la pureté telle que Paulina la revendique – une pureté
angélique. L’idée de transcendance est dépourvue de corporalité, bien entendu. Une belle
silhouette est donc une préciosité mais aussi une malédiction. Le corps trop attirant reste en
contradiction avec l’état de pureté établi, entre autres, par la religion catholique.
En voyant Baladine, Jacques est ébloui par son corps splendide mais en même temps
il est bien conscient qu’une corporalité aussi captivante peut entraîner des désirs pervers :
503
A. Large, « Représentations de l’héroïne », Jouve revisité, Pierre Jean Jouve. Psychanalyste et écrivain ?,
op. cit., p. 94.
227
sa taille, ses seins ne me font rien [...] Au fait, il est remarquablement stupide
d’avoir appelé « belle » une créature de cette espèce, aussi forte qu’une statue et dont
l’âme répand une clarté perverse (MD, p. 318).
On y retrouve aussi la symbolique primitive qui associe la femme et surtout son ventre
au nombril du monde et de même aux origines de la vie et de l’univers. Jacques parle des
« anciennes sculptures de l’Inde » qui présentent des femmes avec « les seins et le ventre
comme les globes su monde » (MD, p. 284). Sous le regard de Luc, Baladine est toujours
séduisante et « elle avait parbleu, son splendide corps » (MD, p. 310-311). Baladine est vue à
travers sa corporalité mais en même temps elle fait l’objet d’un envoûtement sacré (MD, p.
327).
La beauté jouvienne est une beauté absolue, c’est la beauté d’une déesse : c’est une
beauté majestueuse, inhérente aux figures peintes (V, p. 768). D’autres femmes, telles
Elisabeth Hohenstein ou Fanny Felicitas ont à leur tour une beauté statutaire : Elisabeth a un
« ventre mince, longues cuisses, la poitrine plutôt lourde et les cheveux qui s’envolent ».
Felicitas a des proportions contraires : « un corps gras, un ventre assez érotique et une petite
poitrine » (H, p. 485). De plus, elle a des épaules grecques, tombantes et tranquilles (H, p.
485). Sa personnalité est réduite à son corps : « Fanny Felicitas est le corps, la chaleur » (H, p.
516). C’est une figure solide, « à l’antique » (H, p. 453). Les Migett sont décrites comme « les
deux répliques d’une statuette jolie et inquiétante » (H, p. 447).
La beauté grecque, la beauté d’une déesse apparaît dans toute son ampleur avec le
personnage d’Hélène. Tout comme Paulina qui est un être qui « se reformait d’une Ombre »,
Hélène, le personnage-mythe, le personnage-symbole se dégage substantiellement du néant,
de l’air, de la nature : « La forme parut se dégager de la matière du paysage » et ses membres
« semblaient d’une beauté grecque » (DLAP, p. 964). Plus loin, nous lisons qu’elle est
« calme comme une statue » (DLAP, p. 1025) et qu’elle possède « son organe et sa statue
élastique [qui] est belle comme le Panthéon » (DLAP, p. 1008). Tout ce qui concerne Hélène
contribue à conserver cette image d’elle comme statue. Du premier moment, elle est vénérée,
adorée, contemplée comme une déesse et par son âge et sa maturité, elle jouit d’une certaine
monumentalité, d’un orgueil qui fait d’elle un être quasi inaccessible.
Un personnage « extérieur » auquel Jouve fait allusion, Gradiva, (Gravida, un prénom
attribué à Dorothée mi-morte, est son anagramme) est aussi une femme de pierre, qu’on
admire comme un objet. De même, Dorothée n’est pas une héroïne vraiment vivante. En tant
228
que telle, elle s’approche de la statue Gradiva qui est aussi « à la fois morte et vivante »504.
Gradiva est faite de marbre, d’albâtre, de pierre. Une autre héroïne, Marie (« La Fiancée »)
possède aussi le bras de dolman et la main de marbre (p. 830). On nous annonce dès le départ
qu’elle se compose « des plus beaux morceaux » (« La Fiancée », p. 824).
Quand elle est morte, comme Dorothée, « ses joues étaient restées pâles comme le
marbre » (« La Fiancée », p. 834). Les deux, Dorothée et Marie, incarnent l’idéal classique de
la beauté féminine présentée dans Gradiva : « La forme et la couleur de son visage, ses
cheveux bruns ondulés d’une façon particulièrement charmantes, ses dents immaculées »505.
Par le choix du vocabulaire, nous pouvons supposer que la beauté égale la pureté car sa robe
claire (un symbole de virginité) ne « souillait » aucune tâche.
Pierre Jean Jouve utilise encore un autre moyen d’imiter et conserver l’image, à savoir
la photographie. Celle-ci non seulement participe à construire la narration506, mais aussi elle
représente une bonne stratégie de figer le corps et ainsi de l’immortaliser à l’exemple d’une
sculpture. La photographie de Paulina envoyée à Michele a une force presque magique : elle
fait ressurgir tout le passé. La photographie de Paulina encore très jeune évoque pour Michele
leur aventure charnelle et elle a pour lui un impact décisif. Sur une autre photographie, on voit
Fanny Felicitas et son corps immobilisé dans une pose artificielle et provocante car la jeune
femme (sur la photo elle a 24 ans) a une bouche ouverte, tête en arrière, les yeux fermés –
c’est donc une allure qui fait penser au plaisir extatique : « Elle est nue mais le cliché s’arrête
où il faut. Cambrée, sa tête rejetée en arrière, d’où tombe une grosse chevelure ; les yeux
clos ; sa main sous le sein à l’endroit du cœur » (H, p. 583) ».
Un autre trait de modernité, lié à la photographie, touche à la mécanisation et
multiplication. Le portrait de Catherine reproduit sur les cartes postales, fait d’elle une simple
représentation d’une personne ou d’un corps. Cela évoque l’artifice et une certaine
trivialisation de l’image. Cela est aussi le signe d’un changement du statut du portrait. Il n’est
plus une chose unique, un attribut de la personne qui en est la source. La multiplication de
l’image a contribué à sa dégradation.
4. 8. Le corps en fragments
504
S. Freud, Délire et rêves dans la Gravida de Jensen, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1949, p. 70.
Ibid., p. 98.
506
Plusieurs critiques (Jean Starobinski par exemple) soulignent la modernité de la narration jouvienne qui
ressemble à l’esthétique du Nouveau Roman, fort inspirée du travail de la caméra ou de l’appareil
photographique.
505
229
... L’intrus se présenta dans l’ombre et lui porta un coup
à la cuisse. On eût dit qu’elle s’y attendait ; car sans
tressauter sous la douleur elle ne pensa qu’à rassembler
ses membres, les durcir, mettre son corps dans la
position de résistance [...] Elle ressentit le second coup à
l’aine. Les coups reçus à l’aine font crier une femme
(V, « La lutte avec l’ange ». p. 799).
Cette scène suggestive est une vision imaginée du corps déchiré par la douleur ou
peut-être, la scène d’un viol brutal où le corps est réduit à quelques membres-fétiches. Toute
la violence sexuelle repose peut-être sur le fait qu’un agresseur ne perçoit pas le corps en
entier mais qu’il en voit que des morceaux. À la lumière de la psychanalyse, le fétichisme
consiste à l’idéalisation d’un fragment du complexe refoulé507.
De prime abord, l’identification de la femme à la statue paraît peut-être un moyen de
l’élever, de l’annoblir. Néanmoins, la femme-statue est une altérité. De plus, elle est passive,
immobile, soumise au regard à chaque instant. La forme de statue réifie et emprisonne le
corps.
Le fétichisme du corps perceptible dans la manière de construire les personnages n’est
pas uniquement basé sur la beauté statutaire ou sur son image immobilisée mais il vient
également de la corporalité fragmentée. Le corps féminin est rarement montré en entier mais
il se laisse voir plutôt comme un assemblage des morceaux séparés. Même Hélène, vénérée
comme une déesse, n’échappe pas à ce regard fragmentaire : « Il y avait tant de parties
attrayantes en elle, que je ne distinguai pas son visage » (DLAP, p. 964). La femme est réduite
à sa corporalité, elle est avant tout une forme d’os et de chair et seulement plus tard elle peut
devenir un être à part entière. Les personnages masculins ainsi que le narrateur lui-même
perçoit la femme par le biais de son physique qui n’est jamais neutre – il est redoutable,
séduisant ou bien répugnant. Léonide, quoiqu’il est tant amoureux d’Hélène, l’observe à
travers son coprs : « je me forçais d’arriver jusqu’à son corps, qui me terrifiat, devant quoi
j’avais le vertige » (DLAP, p. 991).
Même si l’auteur nous fait le portrait d’un personnage féminin, l’accent est mis sur
certaines parties du corps féminin fétichisées par l’auteur, comme : bouche, hanches, jambes,
bouche, seins. L’idée du corps en fragments est bien exprimée par Catherine :
507
S. Freud, « Conférence : De la genèse du fétichisme », Minutes de la société psychanalytique de Vienne,
Minutes n° 70 Séance du 24 février 1909, Le fétichisme. Études psychanalytiques, op. cit., p. 23.
230
Il célébrait une partie de mon corps qu’il choisissait, moi pour ainsi dire
absente : le pied, le sein, la hanche, et son dialogue avec une partie de moi était si
déraisonnable que j’eusse voulu être à sa place pour avoir le secret d’aimer aussi
follement [...] et après les litanies amoureuses que je recevais comme une statue,
heureux et craintifs nous nous endormions (H, p. 426).
4. 8. 1. La bouche
Commençons par la bouche, symbole de la vitalié. Par elle passent le souffle, la
parole, la nourriture. C’est la puissance créatrice et tout particulièrement l’insufflation de
l’âme. Dans l’ancienne Égypte, avant d’ensevelir les momies, on se livrait au cérémonial de
l’ouverture de la bouche, pratique qui visait à rendre au mort le souffle de la vie. La bouche
est aussi le symbole du sein nourricier de la mère. En Inde, l’on commence traditionnellement
la crémation par la bouche, puisque c’est là que la vie commence et s’achève.
La bouche est donc l’organe de la parole (logos) et du souffle (spiritus). Mais cet
aspect positif comporte un revers. La force capable de construire, d’animer et d’ordonner est
aussi capable de détruire et tuer. La bouche peut facilement devenir la gueule d’un monstre ou
la bouche d’un ange. La bouche symbolise aussi la médiation entre l’individu et le monde
supérieur ou inférieur. Les deux lèvres désignent aussi les deux courbes de l’œuf primordial et
celles-là correspondent respectivement au monde d’en haut et au monde d’en bas. La bouche
est aussi le point de départ ou de convergence des deux directions et elle symbolise l’origine
des oppositions508.
Chez Jouve la bouche féminine est un symbole sexuel tellement fort, qu’elle se laisse
confondre avec le sexe. Ce rapprochement insolite est surtout présent dans Les Beaux
Masques, par exemple dans la scène où la cigarette, symbole phallique, est tenue au creux des
cuisses (LBM, p. 1657). Dans ce récit, le corps tend à une fusion des contrastes et la bouche se
confond avec vagin, langue et verge. Au moment de la jouissance, on apprend que l’une des
héroïnes avait « un masque lugubre » (LBM, p. 1699). Il est difficile de juger de quelle partie
du corps on parle car c’est un « jeu des organes qui s’écoulent dans le renouveau de la fusion,
semblable au va-et-vient des vagues qui se pénètrent et se perdent l’une dans l’autre »509.
508
Dictionnaire des symbole, op. cit., l’article la « bouche », p. 119.
Cf., G. Bataille, Érotisme, Éditions de Minuit, 1957, p. 24 ou Œuvres complètes, Paris, Gallimard 1987 t. X,
p. 23, cité par T. Hordé, « L’ombre de la chair », op. cit., p. 124.
509
231
Dans le huitième des derniers récits des Beaux Masques, la femme est envisagée comme une
simple succesion des trous, y compris la bouche. Le même discours se retrouve dans « La
Commandante » où le personnage éponyme « veut la queue par tous les trous (LBM, p.
1709) ». La bouche est ici avant tout un gouffre qui dévore et procure le plaisir.
Dans la description de l’acte sexuel que Zabie présente à Saturno, il n’est plus possible
de trancher de quel organe elle parle : bouche ou sexe. Dans la poésie, l’auteur a d’ailleurs la
même tendance de confondre, d’amasser certains organes dont les fonctions se brouillent.
D’où aussi les comparaisons insolites, par exemple la bouche est comparée à une fente, cette
dernière utilisée également pour décrire le sexe :
Ô bouche ! ô cri de ma fente appliquée
Pour que Tu la dilates et l’emplisses
De ton diamant de ta mort et de ta pensée510.
Plus loin, c’est toujours le même discours : « Je baise (non je mange) ta bouche qui est
sans vêtement comme ton sexe... je descends sur ta poitrine et j’arrive à ta queue... je mange
ta queue... ah j’éjacule quand ta queue jouit dans ma bouche » (LBM, p. 1664). La bouche,
ouverte, humide, rouge, chez les personnages de Pierre Jean Jouve, est un facteur érotique
aussi fort que le sexe ou la chevelure511. La bouche et le sexe, vus surtout comme les organes
du plaisir, sont ainsi traités presque d’une manière synonimique : « je la regardais, un corps,
vaste et nu, la bouche d’en bas béante » (LBM, p. 1627).
Parfois la bouche devient la gueule : « sa gueule s’ouvre comme une trompette » (« Le
puma », V, p. 810) et de même elle ne signifie qu’un simple trou. Hélène, malgré le fait d’être
la personnalisation la plus parfaite de la beauté, n’échappe pas à cette vision « bestiale » :
Dans cet acte étrange, il y a du déchirement, de la révélation, du feu. Elle me
sourit. Elle ouvre la bouche à demi, elle découvre un peu de la muqueuse intérieure,
lèvre et gencive qui est toute mouillée [...] Quel orifice ! Rouge ardent – tout autre
orifice est présent dans celui-ci [...] la proposition et l’acceptation simultanées se lisent
sur ces hautes dents luisantes de salive et toutefois menaçantes, se lisent dans ces yeux
pleins d’étincelles et de larmes, et dans la chair illuminante qui de l’œil à la lèvre fait
se rejoindre le sourire (LBM, p. 1013-1014).
De même, Zabie (Les Beaux Masques) est décrite comme une créature « d’une bouche
très grande et démesurée, rouge grenat sur les dents comme des galets mouillés, et ce rire
510
P. J. Jouve, « En finir avec le monde », Matière céleste, p. 319.
Voir aussi par exemple le poème À cheval : « Frémissement du cheval de la mort ! / Il cède à la tentation de la
bouche noire », p. 211.
511
232
qu’accompagne la lueur profonde et l’œil en velours » (LBM, p. 1658). Elle possède ainsi une
bouche immense qui peut inspirer plusieurs désirs.
Nous allons voir par la suite que l’image de la bouche confondue avec celle du sexe,
n’est pas la seule qui joint les différentes parties du corps. En effet, la corporalité entière est
fortement liée à toute sorte de plaisir : visuel, physiologique, sexuel.
4. 8. 2. Les jambes
Symboliquement parlant, la jambe représente un lien social. Elle permet le
rapprochement, favorise les contacts, supprime les distances : elle revêt donc une importance
d’ordre social. Parfois elle est placée à côté du sexe, du nez et de la langue, ces quatre organes
revêtant une importance fondamentale dans la majorité des cultures car ils sont responsables
des liens sociaux, provoquent la cohérence ou l’incohérence au sein de la société. Le pied,
comme le prolongement de la jambe, est la clef de ces liens. En même temps, la jambe, tout
comme la chevelure, les seins ou parfois le visage, est une partie du corps qu’on couvre.
Logiquement, mettre la jambe à nu signifie montrer sa puissance sexuelle512.
Chez Jouve, les femmes qui montrent leurs jambes incarnent une force d’attraction ou
de domination. Selon Freud, le pied ou bien la jambe sont les fétiches les plus fréquents. Ce
sont des jambes solides, belles et sensuelles. Baladine a des jambes hautes et fortes agréables
à voir, un pied cambré, hanches et poitrine présentes, mais la taille douce (MD, p. 250).
Catherine a de belles, longues jambes (H, p. 407 ou bien V, p. 739) qu’elle ne cache pas, au
contraire, elles lui servent à séduire. Ses jambes remplissent toujours le rôle d’un fort
stimulant sexuel pour les hommes : « La jambe repliée s’allonge » (H, p. 428). La Petite X,
alter ego de Catherine, aime, à son tour, les pieds : « La Petite montra aussitôt que le pied lui
faisait plaisir » (V, p. 658). Selon Freud, le pied féminin est le substitut (ersatzsymbole) le
plus réussi du phallus. Parmi les personnages jouviens, surtout Noémi montre sa fascination
pour les jambes :
Noémi est jolie de jambe, elle porte des bas de soie véritable pour avoir le
mollet fin. Comme le bord de sa robe est au genou (sur le genou quand elle bouge) et
qu’elle ne joint pas ses jambes, il s’ensuit que la chair des cuisses est visible pour qui
se trouve dans l’axe [...] Elle tire sur sa robe pour ne pas voiler ses genoux (V, p. 666).
512
Dictionnaire des symboles, op. cit., article la « jambe », p. 427.
233
L’auteur accorde à la jambe une force presque surnaturelle et les épithètes qu’il
emploie contribuent à donner aux jambes une caractéristique extra-ordinaire (« Voici ses
jambes brillantes, massives, compliquées, frissonantes », V, p. 758). Par la description des
jambes, Jouve a exprimé son idée de l’essence la féminité.
En somme, les jambes des femmes dans les romans de Jouve servent notamment à
séduire. Ainsi, montrer ses jambes à un homme n’est jamais innocent. Il suffit de rappeler le
personnage de Marie, une fille qui ne « montrait [pas] son genou sous la table (« La
Fiancée », p. 824). Les jambes sont aussi, comme le reste du corps, morcelées : L’écrivain y
distingue surtout les fesses (« Arianes », Les Noces, p. 141), les cuisses et les pieds.
4. 8. 3. Les yeux
Il importe de dire en premier lieu que dans les romans jouviens il existe une claire
distinction entre un œil au singulier et les yeux au pluriel. Le premier a une signification
plutôt abstraite et il témoigne notamment d’un caractère quasi divin des personnages. L’œil
est un symbole de la perception intellectuelle tandis que les yeux sont susceptibles de
représenter une puissance érotique. Dans la littérature et la mythologie, le troisième œil de
prophète est une image récurrente. C’est un signe de sagesse et de clairvoyance. Le troisième
œil correspond au feu, à la puissance surhumaine et son regard réduit tout en cendres comme
celui de Catherine Crachat. Le regard peut donc être destructeur, il peut ravager tout sur son
passage, comme le feu : « À la fin il n’y a rien que lui, rouge, et le soleil. Ses yeux de femmes
sont des volcans » (V, « Le Puma », p. 810).
Dans sa forme singulière, l’œil revêt une importance particulière : c’est un signe divin
ou bien un regard voyeuriste. L’œil unique est un symbole de l’Essence et de la Connaissance
divine. Il est inscrit dans un triangle en tant qu’une force suprême comme dans l’image
triangulaire dans Vagadu (p. 661). Il est ainsi un symbole à la fois maçonnique et chrétien.
L’ouverture des yeux symbolise l’initiation ou l’illumination. L’œil unique et divin est aussi
figuré par le Soleil et utilisé comme symbole de l’ensemble des perceptions extérieures. La
vue passe pour le sens le plus totalisant et le plus intellectualisé. Dans le domaine indien, on
ouvre les yeux des statues sacrées en vue de les animer car l’ouverture des yeux, dans notre
234
culture aussi, est le premier signe de vie. La vue est le seul des cinq sens, ayant un caractère
d’intégralité513. Un œil largement ouvert implique également un fort désir514.
Les deux yeux, en revanche, symbolisent le soleil et la lune (respectivement l’œil
droit et l’œil gauche), donc le jour et la nuit, autrement dit la lumière et l’ombre515. La couleur
des yeux des personnages féminins semble s’inscrire dans cette dialectique. Les héroïnes ont
les yeux profondément noirs ou incroyablement clairs. Leurs couleurs réflètent donc la dualité
dans laquelle ils sont plongés : « Ses yeux [de Jacques] extrêmement clairs, trop clairs, on les
dirait lavés par le torrent » (MD, p. 20). Les yeux d’Eliasabeth Hohenstein « ressemblent aux
nappes d’eau (H, p. 453) ». Catherine (H, p. 414) Paulina, Dorothée (Vic., p. 929) ou les
Migett ont toutes leurs yeux profondément noirs. Pour ces dernières, le narrateur ajoute que
leurs cils sont courbés (H, p. 447) : « Catherine Crachat a un attendrissant regard noir ; la
seconde Catherine a les yeux bruns, brun de velours, qui bougent en épousant le mouvement
des yeux de Catherine » (V, p. 593). Ce sont donc les yeux mystérieux et incantatoires. Enfin,
ils sont toujours inquiétants : « Les yeux sont tout le mystère de cette personne ; ils portent un
voile ; vagues, ils brillent d’une ardeur et d’une tristesse fascinantes » (a propos de Fanny
Felicitas, H, p. 484).
Par leur caractère mystérieux et inquiétant, les yeux participent à renforcer la dualité
des personnages ainsi que leur pouvoir de séduction, dont les régions les plus hautes vont être
assurées par la Chevelure.
513
Dicionnaire des symboles, op. cit., article l’« œil », p. 550.
Ibid., p. 552.
515
Ibid., p. 549.
514
235
4. 8. 4. La Chevelure
Un feu je ne sais où, dans son corps ou dans des
parties de son corps, comme la chevelure
(DLAP, p. 964).
Dans presque toutes les civilisations les cheveux ont une importance toute particulière.
Ils ont souvent un rapport avec l’intimité, la sexualité et la pudeur. Leur force de séduction et
d’attraction est indéniable. C’est pour cette raison que dans plusieurs religions les femmes
doivent voiler leur chevelure. Cette nécessité peut découler des croyances bien distinctes : la
chevelure était souvent considérée comme impure car elle représentait une puissance
inconnue.
Ce n’est pas uniquement la souillure que l’on craignait. Au même degré, on avait peur
d’une puissance quasi magique de la chevelure. L’on songe à Samson qui, privé de ses
cheveux, source de sa puissance, s’est fait emprisonner et aveugler. Les cheveux connotent
aussi le pouvoir de séduction et, en tant que tels, doivent être cachés devant le regard
extérieur. Selon les croyances populaires, une mèche de cheveux est un objet très efficace
dans la magie sympathique. Par la possession des cheveux de quelqu’un, on pouvait
l’approcher ou l’éloigner. Selon les principes de la magie sympathique, les cheveuxdevenaient
le substitut de la personne. Ainsi, en effectuant des rites uniquement sur une mèche de
cheveux (par exemple dans le culte voodoo), on croyait avoir de l’influence sur une personne
choisie.
Dans les siècles passés, le catholicisme demandait aux femmes de rester la tête
couverte en priant. Au XIXe siècle en Europe il était d'usage chez les femmes riches et
bourgeoises de cacher leurs cheveux en public. Une scène illustrant cette coutume se trouve
dans Paulina où l’auteur décrit des femmes à l’église « ayant mis leur mouchoir sur leurs
cheveux » (P, p. 103).
La chevelure longue et flottante était traditionnellement associée à une féminité
d’essence aquatique ce que Bachelard a nommé le complexe d’Ophélie en parlant des
cheveux de la femme qui flottent sur les eaux noires. Il constate que même s'ils n'ont rien de
réaliste certains éléments sont indissociablement liés, dans l'imaginaire, au mythe d'Ophélie :
elle est toujours représentée au clair de lune, avec sa chevelure et sa robe étalées autour d'elle,
236
flottant sur l'onde, paisible, comme demi-morte ou endormie516. C’est une image
traditionnelle de la mélancolie et du décadentisme symboliste.
Dans la pensée symbolique, les cheveux peuvent représenter aussi la végétation ou la
fertilité. Les cheveux poussent tout au long de la vie symbolisant l’élan vital et une dimension
« végétative » du corps. Les cheveux d’Hélène sont inscrits dans cette nature et dans le
processus végétal où « l’herbe [est] pressée comme une toison, comme une chevelure »
(DLAP, p. 962). Les cheveux sont liés à la nature : « les cheveux de la femme dans le ciel, sur
la prairie et dans toute la vie » (DLAP, p. 971).
Une chevelure abondante, dense et longue, d’une allure saine fait penser également à
la fécondité. La chevelure des héroïnes jouviennes est aussi toujours un peu sauvage. Le statut
exceptionnel de La Chevelure est souligné chez Jouve encore par la majuscule, écho
baudelairien :
Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron517.
Dans les romans de Pierre Jean Jouve la chevelure est avant tout le symbole de la
sexualité ou sensualité. Par la chevelure, la femme montre sa puissance. C’est un objet sexuel
à part entière en tant qu’un substitut du sexe. De même, la chevelure porte en elle une ardeur
certaine : « je portais ma main dans les cheveux, et fus surpris de les sentir si chauds »
(DLAP, p. 985). Elle est convoitée mais en même temps difficile à « conquérir » tout comme
les cheveux de Blandine, fascinants et inquiétants à la fois: « Quant à ses cheveux, ils sont
aussi provocants, un peu sombres, sensuels » (MD, p. 250).
Les cheveux longs et laissés en liberté sont le trait d’indécence et d’un comportement
vulgaire. Quand Paulina est arrivée dans un hôtel à Bologne, elle s’est retrouvée parmi des
femmes qui avaient « laissé tomber leurs chevelures sur leurs cous et dansaient d’une manière
abominable » (P, p. 175). Si l’on tient compte du Jouve-fétichiste, il faut bien dire qu’il est
516
517
G. Bachelard, L'eau et les rêves...op. cit., p. 114.
Ch. Baudelaire, « La Chevelure », Œuvres complètes I, op. cit., p. 26.
237
obsédé par les poils pubiens. Nous savons qu’il demandait à chacune de ses visiteuses de lui
envoyer une mèche de poils. Aussi, ce motif n’est-il pas inexistant dans les romans où il est
question du « fond frisé » ou bien du « poil noir des filles » (« La Fiancée »).
La chevelure incarne un caractère magique et par conséquent inquiétant et redoutable.
Elle est parfois personnifiée, devenant l’emblème du personnage même : « Bientôt la
chevelure de Baladine prit de l’importance, et quand elle était loin de sa vue, il [Luc] eut le
sentiment mélancolique d’avoir perdu quelque chose » (MD, p. 316). Jacques a le vertige
seulement quand il regarde la chevelure de Balandine (p. 318) car peut-être elle a une
puissance magique (MD, p. 268). L’inventivité de l’auteur quant au vocabulaire est illimité.
Ainsi, la chevelure peut-elle être flamboyante (MD, p. 274) ou fière (MD, p. 358). Elle est à
ce point puissante qu’elle devienne presque monstrueuse (comme la bouche), à l’instar de la
chevelure de La Capitaine :
Et comme le dôme d’une église, la chevelure, amas de mèches et de coquilles
tordues, de la couleur que les Anglais disent « auburn », vrais serpents de cheveux
d’une créature de la mélancolie (« La Capitaine », Proses, 1211).
La chevelure traduit aussi la noirceur entourant les personnages. Le noir se réfère aux
ténèbres et à la mort. C’est une couleur de deuil sans espoir en opposition au deuil en blanc
qui indique une absence destinée à être comblée518 :
Le noir entourait Noémi. Là sa figure rose et soufflée paraissait se réjouir d’une
réjouissance obscure. Son visage était dessiné, aurait-on dit, pour le noir ; sa
chevelure, quand elle y mettait de la brillantine, avait le luisant d’une aile de corbeau.
Elle répandait une lueur noire teintée par de légères couleurs, rose, vert, blanc ivoire
(V, p. 651).
Les cheveux d’autres personnages sont aussi le plus souvent, noirs, tout comme les
yeux. Catherine a « les cheveux bouclés bruns » (H, p. 447) ou « des cheveux sombres avec
des reflets d’acier, ils peuvent être mousseux, ils peuvent prendre des écailles, ou coller à la
tête » (H, p. 414). Consciente de sa force d’attraction, Catherine joue avec ses cheveux pour
attirer les regards (V, p. 629). Noémi a « les cheveux ondulés, très noirs » (V, p. 640). Quant à
Elisabeth Hohenstein, elle avait :
518
Dictionnaire des symboles, op. cit, article le « noir », p. 536.
238
Les cheveux châtains, ondulés (très peu) sont rangés sur son front haut et bien
lisse ; dans les cheveux on voit une séparation à droite, et une petite écaille au-dessus
de l’œil gauche, un frisson de l’autre côté (H, p. 484).
Les cas d’une autre couleur autre que la noire sont rares (« Les cheveux d’un blond
douteux nageaient sur le coup frêle », [« Le Cerceau », Proses, p. 1221-1222] ou bien « Mais
surtout ses cheveux étaient blonds », [V, p. 795]).
La chevelure est aussi anthropomorphisée : elle est capable, comme un être humain,
d’exprimer les émotions. Par exemple quand, Dorothée :
éprouvait la honte, son corps, sans devenir moins beau, s’éloignait beaucoup
d’elle. Sa chevelure déroulée sur une de ses épaules devenait de plomb, et la main qui
y plongeait ne pouvait plus se mouvoir entre les cheveux pesants. Ses paupières roses
et vertes comme l’aurore voilaient ses regards (Vic., p. 905).
Enfin, la chevelure peut être aussi comparée à une statue, par sa monumentalité
(« édifice ») et son caractère grandiose et immuable. Toutes les héroïnes sont au fond très
semblables – toujours belles, monumentales et orgueilleuses. De leur portrait commun
pourrait servir un fragment du récit « Description » (Proses, p. 1249-1250) :
sous la chevelure noire, un vrai casque, elle avait des yeux de poids semblable,
occupés par un regard pénétrant et triste, et un nez assez droit ayant à l’extrémité une
pointe assez dure comme dans les figures des vases grecs.
Enfin, nous croyons pouvoir dire que les cheveux aussi bien que les yeux suivent la
tendance générale d’exprimer le contraste et la dualité. La noirceaur et la blancheur – les deux
extrêmités renforcent davantage le caractère contradictoire des personnages jouvien.
4. 8. 5. La Chevelure d’Hélène
C’est dans l’ultime roman que la chevelure gagne sa dimension mythique. L’Hélènemythique constitue la dynamique de ce récit qui n’est point basée sur les perturbations de
l’action mais sur une force esthétique et symbolique. La chevelure s’avère presque comme un
autre personnage, complémentaire à celui d’Hélène. Titaua Porcher compare Hélène ou plus
précisément sa chevelure à la tête de Méduse. Selon Freud, la chevelure est un fétiche
puissant : dans Das Medusenhaupt, il explique que l’effroi ressenti devant la tête de Méduse
239
est le même que celui ressenti par l’enfant à la vue d’un sexe de femme, entouré d’une
chevelure de poils, fondamentalement celui de la mère519. Nous avons déjà parlé de cette
dimension maternelle qu’Hélène représente pour Léonide :
Par l’amour, en Hélène et par Hélène, pensais-je, j’approchais de la déraison
inévitable et féconde ; je touchais à la source lointaine et trouble, qui est celle des
Mères (DLAP, p. 974).
Il y a aussi quelque chose de monstrueux dans la chevelure qui, de nouveau ressemble
à un nid des bestiaux :
elle avait une masse, un édifice de cheveux ; une chevelure, à la fois pleine
comme un nid de serpents et mousseuse ou rayonnante comme du soleil ; dont la
couleur était entre le violet, le blond et le rouge éteint, par reflets, et dans l’ensemble
d’un ton indéfinissable et chaud de cendre (DLAP, p. 964).
Les cheveux sont « fauves » (DLAP, p. 973) et monstrueux. Le personnage en tant
qu’une figure maternelle traduit le tremendum fascinas. Dans cette optique, la fascination de
Léonide pour la chevelure, induit une délectation fétichiste. Léonide désire posséder Hélène
entièrement mais en même temps il est trop intimidé de l’approcher sexuellement car Hélène
est une mère archétypale, figure sacrée et intouchable : « La Chevelure, sont la substance,
l’odeur et l’esprit étaient tels que jamais je n’en aurais pu deviner si je ne l’avais pas baisée »
(DLAP, p. 992). C’est alors par le biais de la chevelure que la relation physique puisse être
entamée. Ainsi, la chevelure est-elle le substitut ou bien la métonymie du sexe :
Toujours plus belle, toujours plus mystérieuse, cette touffe pleine de replis et
de nuages, de reflets sanglants, de cavernes noires, dans laquelle mes regards se
noyaient en éprouvant la volupté du plaisir de la mort (DLAP, p. 974)
La chevelure se laisse voir comme un centre de l’univers, l’œuf primordial – source de
toute création. La chevelure est puissante aussi parce qu’elle pousse toujours, même quand
Hélène est déjà morte (DLAP, p. 1046). Cette caractéristique peut s’avérer presque
surhumaine car elle est suceptible de vaincre en quelque sorte la fuite du temps.
À cette puissance magique d’empêcher l’écoulement du temps, s’ajoute la puissance
quasi divine. La chevelure est un objet permettant la connaissance :
519
T. Porcher, op. cit., p. 176.
240
Enfin la beauté, l’harmonie, l’érection du monde se terminèrent dans une
illumination, qui me montra comme cause de tout cela, rayonnante ainsi que l’auréole
d’un saint, à travers le vent et la chaleur, d’une substance ou argentée ou noire ou
violette : la Chevelure (DLAP, p. 966)
Il y a ici quelque chose de divin mais également de magique. La chevelure devient le
fétiche à part entière dans le premier sens du terme : elle incarne la force mais ce n’est pas
l’objet du culte religieux car en même temps elle devient un stimulant sexuel important : « Je
baisais la Chevelure en la conjurant d’agir en notre faveur, car la Chevelure avait la vertu qui
opère les miracles » (DLAP, p. 1041). S’approcher de la chevelure égale un acte charnel. On
observe la même dialectique qui était opérante pour la bouche : les cheveux revêtent une
dimension spatiale et ils forment une sorte de gouffre où on peut s’immerger :
Toujours plus belle, toujours plus mystérieuse, cette touffe, pleine de replis et
de nuages, de reflets sanglants, de cavernes noires, dans laquelle mes regards se
noyaient en éprouvant la volupté du plaisir de la mort. Tout dans la Chevelure
paraissait dérangé, en désordre : les mèches, les cheveux, les poils se contrariaient, se
nouaient, se mariaient, se détruisaient. Ici c’était un mariage de bêtes et là un mélange
de fumées. Le lieu de la Chevelure était bien plus vaste que le pays de ces montagnes
(DLAP, p. 974).
Les qualificatifs se rapportant à la chevelure soulignent sa grandeur et un caractère
splendide et exceptionnel avec les caractéristiques telles que : belle chevelure (p. 980), la
croupe onduleuse (p. 987), la Chevelure magnétique et sexuelle (p. 991), la Chevelure
magique (DLAP, p. 996), « le casque d’or de ses cheveux (DLAP p. 989, 1001) ». En même
temps on songe à « un casque parfumé » des Fleurs du Mal520. Enfin, la chevelure porte son
influence vers tous les sens.
La construction tripartite du dernier récit impose un certain ordre « actantiel » à
Léonide qui évolue également en trois temps. Ainsi, de la fin de l’enfance (le narrateur se
pose en enfant au début du récit),
il passe très rapidement par la pré-puberté et ses commémorations fétichistes
pour être, à la fin du récit, un écrivain adulte, sexuellement mature. La première partie
évoquera les promenades des futurs amants sur la prairie de Torre, la deuxième les
fantasmes et les émois fétichistes de Léonide à Sognocentrés surtout sur les cheveux
de l’amante521 .
520
521
Ch. Baudelaire, « XXXII », op. cit., p. 34.
S. Cudré-Mauroux, op. cit., p. 266.
241
La troisième partie parlera de l’accomplissement sexuel, si attendu. Toutes ces étapes
peuvent être résumées par le biais de relation que Léonide entretient avec Hélène ou plutôt
avec la chevelure d’Hélène. Les pas qui le rapprochent de la chevelure d’Hélène constituent
des étapes pareilles à celles abondamment chantées dans la poésie courtoise. Elles se
réduisent aux tentatives de l’homme de conquérir la femme afin de la posséder :
Je n’eusse jamais cru qu’elle fût si belle. Je connaissais ses épaules, je
connaissais bien ses mains, je ne les connaissais pas sur son corps nu. J’aimais depuis
toujours la Chevelure mais la Chevelure était tellement plus sauvage et rougeoyante
appuyée sur la réalité de la chair nue. Je ne connaissais du tout ses seins : ils étaient
plutôt petits, mais non écartés, parfaitement gonflés et forts, les deux faons dont parle
le Cantique. Je ne connaissais pas ses hanches, un peu plus larges que je ne les avais
rêvées, et je voyais pour la première fois sa toison de couleur chaude, et enfin, il y
avait ses longues jambes comme des bêtes superbes, chevaux ou lévriers, que l’on voit
peintes sur les fresques (DLAP, p. 1034).
Le couronnement des efforts masculins arrive au moment où le jeune homme a le
premier contact physique avec la chevelure et celui-là est présenté comme un acte purement
sexuel. La teneur érotique y est énorme. La chevelure se laisse toucher comme un objet à
profondeur, comme un gouffre noir :
Lentement, profondément, je posai mon baiser dans les cheveux. Il me sembla
que je tombais si loin que je ne sortais plus mes lèvres des cheveux [...] avec force,
j’enfonçais ma bouche à l’intérieur de la Chevelure, je pris des tresses dans mes lèvres
et j’embrassai enfin la peau secrète (DLAP, p. 991-995).
La Chevelure se laisse percevoir comme le substitut du sexe le plus parfait. Les
cheveux portent toutes les marques d’érotisme et de plaisir. Ils symbolisent la santé, la
végétation, la beauté idéale. Ils fascinent et inquiètent :
Mon Hélène ! et je vois gonfler dans tes cheveux
La rose magnétique et propre de ce monde
Dans la touffe effrayante et des tresses d’enfance
Le merveilleux sentier en gloire et en fumée
La fente de la vie la rose de la langue522.
522
« La femme et la terre », Matière céleste, p. 295.
242
Toutes ces remarques sur la corporalité renvoient aux cinq sens et à un certain goût de
l’auteur de « synesthésier » les matières, les formes et les odeurs. Il nous semble juste de
parler, à la lumière du contenu de cette partie consacrée au fétiche, surtout des sensations
olfactives, probablement l’une des traces des lectures de Baudelaire. Les sensations qui
globalement relèvent d’ordre olfactif, visuel ou tactile vont être plutôt sous-entendues que
montrées explicitement. Le mélange des sens se dégage implicitement des rapprochements
que Jouve établit entre plusieurs parties du corps que nous avons déjà évoquées. Les parties
telles que la bouche, la chevelure ou les yeux ont été analysées en tant que fétiches et nous
avons aussi souligné leur facilité à se confondre avec le sexe, une marque nécessaire et
frappante si on veut parler du fétichisme du corps. De ce rapprochement des images
corporelles, résulte une dialectique synesthésique où les odeurs et les sens s’interpénètrent. Le
facteur commun, c’est l’image obsessionnelle du sexe féminin et sur cela est fondée la plupart
des comparaisons et des analogies. À côté de la chevelure qui devient synonymique au sexe
féminin, il y a aussi l’œil qui, par son rapprochement à la sexualité, fait penser à Bataille. Ces
deux éléments, les cheveux et les yeux sont aussi mis ensemble afin de produire des images
insolites523.
Pour faire une bonne transition entre la chevelure et les odeurs, citons Un Hémisphère
dans une chevelure de Baudelaire où toute admiration commence par le parfum :
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! [...] Mon âme
voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique. [...] Sur les
rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du
musc et de l’huile de coco524.
Ce poème en prose prouve que l’odorat est le sens le plus puissant quant à l’évocation
du souvenir. C’est une sensation qui reste à jamais dans notre inconscient. C’est au
croisement des odeurs dans notre esprit que naît le « mécanisme de la madeleine ». Pour Ernst
Bloch l’attrait des odeurs était à l’origine du fétichisme des cheveux525, alors les deux
éléments ne sont pas loin d’eux-mêmes.
523
Voir par exemple « Les cheveux de pierre sur tes yeux » (LBM, p. 1629) ; « Infâme à regarder. D’autres
cheveux meilleurs / Font furieusement obstacle et des barricades / Sont partout. L’œil rose des cheveux /
Regarde pourtant ce que voit un œil bleu (« Œil des cheveux » Noces, p. 142) ou « Pour toute éternité, c’est une
bouche ouverte / Qui souffle un long drapeau de malheureux parfum / C’est un regard voilé / Qui prononce un
vocabulaire ensanglanté » (« L’œil et la chevelure », Noces, p. 143).
524
Ch. Baudelaire, Le Spleen de Paris, op. cit., p. 300-301.
525
S. Freud, « Conférence : De la genèse du fétichisme », Minutes de la société psychanalytique de Vienne,
Minutes nr° 70 Séance du 24 février 1909, op. cit., p. 23.
243
Nous avons vu comment s’articule et sur quoi la corporalité féminine est basée. Peutêtre son caractère redoutable vient-il du fait que le corps n’est ni proportionné, ni unifié. Il se
montre comme un amassement provisoire des débris :
Il s’articule à travers des rêves, des symboles, des images, des signes
énigmatiques, où s’expriment comme elles le peuvent les puissances antagonistes en
débat. La chevelure, l’œil qui est le sexe ou la bouche qui ressemble à un œil ; un
ballon gonflé de sang et la rive, comme une veine, qui serre le fleuve ; ailleurs la
touffe, le crachat, la tache, le tombereau d’ordures ou le fouet déchirant : partout
l’amour, la mort et ce nœud qu’il faut délier, la honte526.
Le sexe féminin constitue toute une métaphore de l’esprit et de la pensée de l’auteur.
Géraldine Lombard parlait du corps féminin considéré comme la source du corps du texte :
le sexe féminin-objet [...] apparaît souvent comme un monstre. L’identification
à la femme (très fréquente dans la poésie) a pour but aussi d’exacerber le fantasme
homosexuel : un peu de castration imaginaire marquant le pas, vers la castration
symbolique. En effet, devenir femme, c’est renoncer au phallus, s’identifier à la mère,
s’offrir au père pour revivre la scène primitive, scène de la naissance527.
4. 9. Les odeurs
Zitto, mi pare di sentire odor di femmina (Don Juan)
Chaque communication interpersonnelle se limite d’abord à la rencontre des odeurs.
L’odeur, l’haleine, le parfum d’autrui constituent toujours le premier contact. On a déjà
beaucoup étudié, dans la perspective communicationnelle tout ce qui concerne les actions de
regarder, écouter, parler mais sans aucun recours à la synesthésie même si l’odeur sous-entend
toujours une présence ou co-présence528. Dans cette perspective, les odeurs seraient au cœur
de toute relation entre les humains (et non pas seulement les humains) :
526
R. Abirached, « Jouve romancier », La Nouvelle Revue Française, n° 124, avril 1963, p. 692.
G. Lombard, « Une écriture du désir en quête d’identité », Pierre Jean Jouve 6, op. cit., p. 231.
528
Ph. Lardellier, À fleur de peau. Corps, odeurs et parfums, Paris, Belin, 2003, p. 8-9.
527
244
il n’est pas une discipline, il n’est pas un art, et il n’est presque pas de situation
sociale, même, que le parfum et les odeurs ne puissent intéresser et interroger. Ils
pourraient à bon droit être considérés comme des « objets scientifiques totaux » (à la
manière des faits scientifiques totaux) dont parler Mauss529.
Après des années de l’inexistence des odeurs dans le dicours théorique, Philippe
Lardellier veut les réhabiliter en disant qu’elles sont des facteurs indispensables et
omniprésents dans la vie humaine. Le « refoulement » des odeurs avait commencé avec
l’avènement du « mouvement de civilisation »530. Nous avons horreur et honte de parler des
odeurs vu leur association avec la physiologie. Déjà à l’Antiquité, tout ce qui concernait
l’odorat a été perçu comme mauvais ou honteux. Aristote et Platon estimaient que l’odorat
procure les plaisirs moins nobles que d’autres sens, comme la vue ou l’ouïe531. Selon
Foucault, la soi-disant « bienfaisante civilisation » a enfermé à jamais le corps dans des
normes sociales artificielles et institutions de contrôle. Les odeurs ont été refoulées une fois
pour toutes si bien que jusqu’à nos jours nous vivons sous un contrôle constant des odeurs532.
Le paradoxe des odeurs réside dans le fait qu’elles sont susceptibles de transmettre
« ce quelque chose qui dépasse les individus, situé tout à la fois en eux et entre eux, mais
surtout au-delà de chacun »533. L’interprétation des odeurs est toujours culturelle. Elles ont
des résonances et origines culturelles, sociales et philosophiques ce qui a été déjà remarqué
par Condillac. Sartre disait que « l’odeur d’un corps, c’est ce corps lui-même que nous
aspirons par la bouche et le nez, que nous possédons d’un seul coup, comme sa substance la
plus secrète. L’odeur du moi, c’est la fusion du corps de l’autre, à mon corps »534.
En grand admirateur de Baudelaire, Pierre Jean Jouve éprouve aussi intensivement le
jeu des sens. Le lecteur de Baudelaire est en mesure de ressentir les parfums des Fleurs du
Mal. Déjà au début du Spleen et Idéal, le poète veut dire à sa femme: « Et je me soûlerai de
nard, d’encens et de myrrhe »535. Chez Jouve tous les sens se mélangent et condensent
plusieurs significations. La vue est liée à l’odeur et les deux, ils participent à créer des
images :
l’œil, symbole psychanalytique par excellence, la chevelure, la féminine
fourrure – « frisons de la forêt de la naissance » – tous emblèmes jouviens après avoir
529
Ibid., p. 11.
Ibid., p. 12.
531
A. Le Guérer, « L’odorat, un sixième sens? », [in :] Ph. Lardellier, op. cit., p. 17.
532
Ibid.
533
Ibid., p. 13.
534
J.-P. Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard, 1963, p. 221.
535
Ch. Baudelaire, « Bénédiction », op. cit., p. 8.
530
245
été baudelairiens – les odeurs aussi, le « long drapeau de malheureux parfums »,
l’arbre – dont le symbolisme sexuel et aussi évident que celui de l’œil – « les eaux
sépulcrales » et « les fleuves intimes », sans oublier le sang présent selon les divers
modes...536,
L’odeur chez Jouve s’associe presque uniquement à la femme. Dans ses romans, ce
sont surtout les femmes qui possèdent une odeur (par exemple, H, p. 432), Paulina naît à
partir de l’odeur et quant au narrateur du dernier récit, il a peur de l’odeur féminine : « Ma
crainte de leur présence, de leur odeur, était extrême » (DLAP, p. 965). De plus, le narrateur
ici, forcément obsédé, perçoit la présence féminine par le biais de son odeur : « Lorsqu’elle
arrivait dans mon air – respirable à ma narine, il me semblait tout à fait géante et légère, mais
odorante, surtout odorante... » (DLAP, p. 973).
Dans les romans de Pierre Jean Jouve, on peut facilement distinguer trois types de
sensations olfactives : d’abord, celles qui inspirent le dégoût (avec une image forte de la
charogne), ensuite, les odeurs qui incitent à un jeu érotique. Enfin, ces deux odeurs mélangées
au point qu’elles suscitent la répulsion et la fascination en même temps. Les odeurs
contribuent à entretenir cette impression de tremendum et fascinas dans le romanesque de
Jouve.« J’aurais voulu perdre l’odeur d’Hélène et de la Chevelure et gagner : cette odeur-là »
(DLAP, p. 1000).
Selon les mécanismes de la réflexion archaïque, dans la dimension olfactive, la femme
renvoie aux deux dynamiques : à la sexualité (jeunnesse) et à la mort (vieillesse). Ces deux
pôles ont été transposés par Baudelaire dans « La Charogne » dont le fragment nous avons
rapporté dans la partie précédente. Jouve semble aussi fasciné par une vision du corps féminin
mort, dépourvu du souffle, qui ne ressemble qu’à un amas de chair et de sang, tout embaumé
dans une odeur cadaveresque. Notons que le corps des hommes morts (Michele, Jacques)
n’est jamais décrit en détail. En revanche, après le suicide d’une femme (Fanny Felicitas), le
lecteur est averti que le corps secrétait l’odeur de la sueur et de la haine (H, p. 590). Dans Les
Beaux Masques domine l’odeur de la chair féminine valorisée surtout négativement. Tout ce
qui est physiologique repousse et inspire la répugnance, elle-même synonyme de saleté et
d’obscenité. Le corps féminin laisse sortir une odeur « âcre et redoutable » (LBM, p. 1709) ou
bien « suave et épouvantable » (LBM , p. 1712). Dans Les Beaux Masques, l’écrivain n’hésite
pas à exposer des images beaucoup plus choquantes, comme « l’odeur du con » (LBM, p.
1680).
536
Ch. Blot-Labarrère, Ch. Doumet, S. Stétié, A. Suied, M. Camus, M. Dorsel et J. Darras, « Propos sur Jouve »,
Cahiers du Théatre-Poème aux Éditions de l’Ambedul, n° 5, septembre, 1992, p. 16.
246
Dans le récit aussi « spirituel » que Les Années Profondes, on retrouve le même
schéma : la physiologie féminine est présentée d’une manière clinique, privée de toute
noblesse. Léonide est repoussé face au mélange des sensations olfactifs abjects tout en étant
attiré par le terrible :
J’étouffais sous les odeurs, les parfums âcres, naturels, sexuels, les
émanations, les senteurs, comme d’un animal. Je me voyais partout entouré de ces
poils immenses et ténébreux qui étaient chez elle plus immenses, plus ténébreux que
sur aucun autre corps de femme, et qui avec des volutes, des nœuds, sous les épingles
de fer, trahissaient la force de son secret et de son être (DLAP, p. 975).
Le jeune héros hésite entre les deux visions de sa bien aimée. D’une part, il veut la
voir comme une déesse, donc sans aucune odeur, privée de tous les traits de la faiblesse
humaine. Pour cette raison, Léonide demande à sa bien aimée de lui envoyer les pétales de
rose imprégnés de l’odeur de son sexe. Par cette procédure magique, métonymique, le jeune
héros parvient à sentir l’odeur du sexe d’Hélène sans le toucher physiquement, mais sous
forme des fleurs, forme très subtile et, par son raffinement, très fétichiste. Ce substitut floral
du sexe secrète uniquement un parfum agréable : « tendre, étrange, mélancolique » (DLAP,
1001). Le choix des adjectifs démontre que l’odeur est dépourvue de son physiologisme. Il
n’y a plus de sueur, de sang, il n’y a plus d’odeur répugnante, mais on éprouve de la
« mélancolie ».
D’autre part, le désir purement physique face à Hélène ne s’efface pas complètement.
D’où, les odeurs témoignant de notre condition terrestre, sont aussi présentes à cause de leur
caractère redoutable : « J’étais vraiment trop près d’elle, la narine emplie de sa présence
réelle, sentant sa personne, et les yeux attachés aux moutonnements de la chevelure » (DLAP,
p. 985).
Il est indéniable que c’est surtout l’odeur du cadavre qui suscite des émotions fortes, à
la limite de la nausée. En tuant Marie, Joseph « sentait les chairs » (« La Fiancée », p. 836) et
ce n’est nullement une sensation positive. La meilleure preuve de cette répulsion
omniprésente est que nulle société n’accepte sans précautions ritualisées la réalité du cadavre.
Car le cadavre signale l’équation mourir-pourrir :
À l’instant, l’odeur du cadavre emplit la pièce [...]. Je ne dis pas l’odeur de la
mort qui vient de survenir. Je dis l’odeur de cadavre ancien, dont la corruption est
commencée et redoutable (Vic., p. 952).
247
C’est peut-être la raison (subconsciente) de faire tous les rites « olfactifs » pour le
corps mort537. L’action d’embaumer le corps et le geste liturgique d’onction témoignent de la
volonté de dépasser les effets néfastes que le contact avec la mort peut provoquer. « La
toilette » de la ritualité funéraire existe depuis toujours et elle est indispensable afin d’anéantir
symboliquement les effets nocifs de la mort. Le mythe de l’Antigone, peut-être le plus fameux
dans notre culture, oscille autour de ce rite.
L’image du cadavre ou de la charogne peut évoquer néanmoins un revers de ce que
nous venons de dire : de nombreux mythes amérindiens font de la charogne ou bien du
cadavre putréfié, la matrice où se régénère la vie538. Cela pourrait expliquer pourquoi il s’agit
toujours du cadavre d’une femme – elle traduit l’idée de maternité, donc elle est susceptible
de donner la vie :
Et découvrir son corps toujours ensanglanté
Qui transpire à la transparence de la lune
Effort toujours de la chaleur et du duvet (« À une femme », Noces, p. 163).
Nous savons bien qu’Hélène, même morte, est toujours la matrice. Nous avons dit
aussi que les cheveux, par leur force végétative, poussent même après la mort, d’où vient leur
caractère redoutable dans la pensée archaïque. À la fin des Années Profondes, nous assistons à
la même image : Hélène et morte et les deux choses qui restent, qui persistent, ce sont la
Chevelure et l’odeur : « seule la chevelure rappelait un peu la vie [...] Une odeur mystique
déjà la rendait plus auguste » (DLAP, p. 1046).
Pourtant, l’odeur en tant qu’un facteur important de la séduction est une sensation fort
agréable ce qui a été prouvé par des recherches chimiques récentes qui ont découvert
l’existence des phéromones et leur influence sur le sexe opposé. Il est vrai que les odeurs
naturelles, celles qui proviennent des profondeurs du corps sont désagréables à notre odorat.
Cette sensation négative est due aux implications culturelles qui nous obligent à rejeter tout ce
qui touche à la corporalité. Le parfum est le résultat d’une alliance entre la physiologie et
l’imaginaire, il est à la fois un facteur d’individualité subjective et le produit d’une
manipulation historique et culturelle539. Pour faire disparaître une odeur naturelle, mais
désagréable, celle de la sueur par exemple, pour l’annéantir en quelque sorte, l’humanité a
commencé à fabriquer les parfums.
537
P. Baudry, « De l’odeur de la mort aux parfums des morts », in : Ph. Lardellier, op. cit., p. 167.
Dictionnaire des symboles, op. cit., article les « excréments », p. 342-343.
539
N. Diasio, « Odor di femmina : Femme, parfum et mort entre charnalité et métaphysique », L’anthropologie
du sensoriel. Les sens dans tous les sens, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 32.
538
248
Au départ, les parfums étaient identifiés à la beauté et à la divinité. Déjà, les Grecs
attribuaient l’origine des parfums à Aphrodite, incarnation de la beauté idéale. Pâris insiste
ainsi sur la toilette de la déesse s’enduisant de célestes senteurs. Ensuite, il divulgue le secret
des précieuses formules à Hélène540. Hélène jouvienne, mythe et essence de féminité, est aussi
la source des odeurs (phéromones) féminines. Les parfums de la chevelure qui est quasi
personifiée évoquent tout se qui se contextualise stéréotypiquement avec la femme et la
féminité : les sens, la volupté, le mystère. Ces caractéristiques pourraient renvoyer aussi à
l’Orient qui, dans l’imaginaire collectif (et colonial), traduit le mystère, la sensualité et
l’intensité des expériences empiriques : « Une triste odeur humaine traverse l’air des
chambres comme un parfum de l’Orient » (V, p. 787). Cette vision est aussi visible dans
certains écrits baudelairiens541. Le parfum est identifié à la femme : « l’air était embaumé par
le parfum de leur nature » (p. 768), l’atmosphère est « éthéré » (V, p. 768). Le parfum
agréable annoblit la femme : « une odeur mystique déjà la rendait plus auguste » (DLAP, p.
1046). L’archi-héroïne de toutes les autres prend sa substance à travers l’odeur dans une
fameuse ouverture à Paulina : « une odeur féminine se dégage » (P, p. 10).
Il nous reste des odeurs qui pourraient être classifiés comme des parfums qui évoquent
le plaisir charnel tout en montrant les limites de l’abjection. Le personnage de la colonelle
Nina est attaché à un parfum animal qui « laisse sortir un autre parfum de qualité opposée, un
parfum idéal de vertu et de virilité » (Les Rois Russes, p. 886). L’amour jouvien n’apporte pas
des parfums ephémères, délicats et sensuels qui suggèrent un plaisir corporel. L’amour
jouvien ne se détache pas (bien au contraire) de la « pauvre puissance érotique » humaine. Cet
amour est donc présenté d’une façon clinique, avec tout ce qu’il entraîne. Une autre scène qui
attribue à l’odeur une signification majeure c’est celle de « La Fiancée » où Joseph découvre
l’adultère de sa bien-aimée, justement d’après l’odeur : « On avait fait la noce ici depuis
longtemps. Ça se sentait, avec le nez (p. 833) ».
Le lecteur est confronté à la sphère qui inspire chez lui de la résistance, de la
répugnance et de la répulsion. Car toute sensualité se nourrit aussi de la sueur, de la saleté et
des odeurs désagréables :
540
S. Chaumier, « L’odeur du baiser », [in :] Ph. Lardellier, op. cit., p. 77.
« Sur la chevelure profonde / Aux âcres parfums, / Mer odorante et vagabonde / Aux flots bleus et bruns »
(« Le serpent qui danse », Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 29.
541
249
je voyais contre mes yeux la profondeur effrayante du con rouge retourné et
son odeur suave emplissait ma narine jusqu’au dégoût, odeur épouvantable dans
laquelle il y avait le musc, le poil, le suint, l’urine ancienne et le souvenir du sang des
règles plus quelque chose de lointain et de doux provenant de la merde du cul [...] Le
trou de son vagin était plein de jus que je devais laper avec ma langue et j’entrais
encore avec le nez dans les lèvres jusqu’au bout de la fente où bandait son clitoris [...]
et pendant qu’elle râlait de bonheur je couvais de ma salive spermatique l’antre tout
entier, anus vagin vulve méat et gland, toute la femme (« Trou de la jeune fille »,
p. 1712).
Nous avons donc ici tout un éventail des parfums les plus intimes et les plus
répugnants. Un autre passage des Beaux Masques est basé également sur une sorte de
« bricolage » odorant plus ou moins chaotique. Cette fois-ci il s’agit des organes génitaux qui
se confondent, s’entassent et se superposent. Cette corporalité renversée et brouillée évoque à
son tour un nouvel assemblage des odeurs honteuses :
queue entre anus et chevelure, fesses ouvertes sur le con, con écrasé sur la
figure, on ne respire plus dans ce con, cul en anneau et sans ombre, jambes entre poils
et mamelon, cœur entre fesse et urine, humeur de vulve et œil des dents. Me promener
sur sa tige avec mon ruban de salive ! Lécher l’anus de la femme aimée est sucré et
subtil, à côté de quoi paraît grossier de plonger toute la figure dans le gouffre chaud de
son con (« Paysages », p. 1714).
La fascination par le parfum féminin est mêlé d’une crainte dissimulée et la haine de la
femme. Une physiologie expressive, toujours attribuée aux femmes, suscite une sorte
d’agression malsaine chez Léonide :
À l’égard des femmes j’abondais en politesse et en respect ; mais au fond (tout
au contaraire) j’avais envie de les frapper. Ma crainte de leur présence, de leur odeur,
était extrême, et ma haine de leur peau lisse et veloutée [...] Je donnais aux femmes
l’impression que je les observais méchamment, et leur hostilité récompensait mon
besoin toujours refoulé de leur tendresse (DLAP, p. 965).
Cette haine est renforcée par la conviction que l’odeur d’une femme est obscène,
qu’elle frôle la saleté. Toutefois, la même femme attire sexuellement par sa crudité : « Les
carrés de la jupe d’Aurora sont forts / Les prèles sur le parc ont une odeur obscène »
(« Aurora », Hymne, p. 635). Une autre comparaison joue sur le dégoût venant du
rapprochement de la nourriture et des odeurs corporels : Des brioches ont « l’odeur suave »
(V, p. 668).
Il est possible de dire que toute relation entre Léonide et Hélène est basée sur les
odeurs. Cela pourrait signifier que tout se ephémère et jamais évident. Les deux sont
250
amoureux mais au lieu de s’envoyer des lettres d’amour, ils s’envoient... leurs odeurs (motif
qui revient dans Les Beaux Masques) :
J’ai gardé depuis ces temps lointains un papier fétiche que j’avais cousu dans
une poche de mon veston, que je conservai plus tard comme signe de folie. C’était un
papier à poudre, qu’elle avait passé sur sa peau pendant une promenade, sur lequel
j’avais inscrit en colonne tous les noms que je connaissais pour les parties de la femme
(DLAP, p. 1009).
Les odeurs sont porteuses de la dualité dont toute l’œuvre romanesque est imprégnée.
Par des jeux de mots, des descriptions cliniques ou bien des comparaisons sophistiquées,
Pierre Jean Jouve nous introduit dans l’univers des odeurs dont l’ambiguïté est bien illustrée
par le sonnet de Baudelaire :
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le bejoin et l’encens
Qui chantent les trasnsports de l’esprit et des sens542.
4. 10. Le voyeurisme
Si la corporalité féminine porte la marque de la fétichisation, cela signifie que le
regard porté sur elle n’est pas innocent. En effet, le regard d’un voyeur construit l’œuvre
« protégée par les beaux masques du voyeurisme »543. Certains critiques soulignaient la
modernité de Jouve qui réside entre autres dans le travail de l’œil et du regard. Pierre Jean
Jouve renonce au psychologisme à la manière balzacienne pour se concentrer sur le côté
visuel de la narration. Même si la visualité dans et de l’écriture (associée le plus souvent au
Nouveau Roman) ne se développe véritablement en France qu’à partir des années cinquante,
certains passages des romans de Jouve pourraient bien passer pour les prémisses d’une
542
543
Ch. Baudelaire, « Correspondances », Œuvres complètes I, op. cit., p. 11.
Cf., D. Leuwers, Jouve revisité, Pierre Jean Jouve. Psychanalyste et écrivain ?, op. cit., p. 5.
251
narration cinématographique. Marina Balatti a dit justement que « le roman jouvien ne
raconte pas, il donne à voir »544.
Mais ce qui distingue Pierre Jean Jouve des autres écrivains qui se servent de
l’esthétique « photographique », c’est que son écriture se laisse percevoir comme une
progression obsessionnelle. En retravaillant l’esthétique cinématographique, l’auteur a abouti
à un effet inédit d’une écriture, non seulement fétichiste mais aussi voyeuriste. Le regard
jouvien n’est jamais neutre. L’originalité de l’écriture tient aussi au fait que la visualité de
l’écriture contribue entièrement à maintenir une certaine atmosphère du fétichisme. On a fait
également remarquer que le regard de Pierre Jean Jouve s’approche de celui « d’un voyant qui
ne regarde pas, mais plutôt reconnaît et invente le monde »545.
Le regard de Pierre Jean Jouve est ainsi une instance très puissante, un facteur
permettant la connaissance. Le même regard met le lecteur dans la position d’un spectateur
voire d’un voyeur. L’auteur a ainsi réussi à inspirer la culpabilité et la complicité chez ses
lecteurs qui se laissent plonger dans la délectation voyeuriste.
Par ailleurs, l’esthétique de rupture, idée fixe de Pierre Jean Jouve, n’est pas loin de
l’invention moderne de la photographie et du cinéma. Les deux arts développés seulement au
cours du XXe siècle, reposent sur l’idée du découpage de l’image qui ainsi revêt un caractère
ephémère. L’image observée par un voyeur n’est pas durable non plus. Elle change ou bien
disparaît au moment où la personne observée s’en rend compte. Le XXe siècle a aussi favorisé
ce comportement pervers d’un point de vue technologique. Grâce à la caméra ou à l’objectif
de l’appareil, le voyeur peut accomplir ses désirs plus facilement.
Les pratiques voyeuristes peuvent prendre plusieurs formes, mais jamais le voyeur
n'interagit directement avec son sujet, celui-ci ignorant le plus souvent qu'il est observé. Bruce
Morrissette a remarqué cette tendance malsaine du narrateur dans les romans d’Alain RobbeGrillet dans lesquels le narrateur est un malade, un fou, souffrant probablement d'une névrose
obsessionnelle et certainement atteint d'une timidité extrême, par exemple à cause de
l’impuissance psychologique ou sexuelle. Le voyeurisme est basé sur l'attirance à observer
l'intimité ou la nudité d'une personne dans des conditions particulières en cherchant à y
éprouver une jouissance et/ou une excitation.
La personne regardée par un voyeur est en quelque sorte dépersonnalisée car elle ne
constitue qu’une image artificiellement construite dans la conscience d’un voyeur. Échappant,
544
M. Balatti, « Le poète et le romancier poète », Pierre Jean Jouve 2. Poète de la rupture, RLM, op. cit., p. 58.
H. Bauchau, Pierre et Blanche. Souvenirs sur Pierre Jean Jouve et Blanche Reverchon, textes rassemblés et
présentés par A. Cape, Actes Sud, 2012, p. 78
545
252
fuyant, déroutant, c’est par le truchement d’une représentation que cette hallucination se
maintient. Une hallucination visuelle rassemble en dernière instance les autres (les auditives,
les tactiles...), et en faisant irruption dans une symbolicité normalement calme et neutre, elle
représente le désir du sujet. Comme l’a dit Julia Kristeva : « À l’objet absent, un signe. Au
désir de ce manque, une hallucination visuelle [...]. Le voyeurisme est une nécéssité
structurale dans la constitution de la relation d’objet [...] »546 . À l’origine du voyeurisme il y a
donc un certain manque qui provoque des troubles indentitaires. Ceux-ci peuvent à leur tour
conduire à un comportement pervers :
le voyeursime accompagne l’écriture de l’abjection. il se montre chaque fois
que l’objet fluctue vers l’abject, et ne devient perversion véritable que de l’échec de
symboliser l’instabilité sujet / objet. La transformation [du voyeurisme] en perversion
est paradoxalement le résultat de son échec dans sa fonction de réassurance contre la
destruction possible de l’objet547.
Le voyeurisme s’analyse et s’explique sans doute le mieux par la psychanalyse. Selon
Freud, l’œil est une « zone érogène la plus éloignée de l’objet sexuel »548. L’œil du voyeur est
un fétiche particulier car il est un objet fétichisé mais en même temps un opérateur, un sujetvoyeur, un observateur caché. À côté du voyeurisme, la psychanalyse a également dénombré
le plaisir scopique qui passe aussi pour une perversion (schaulust). Cette activité désigne tout
plaisir engendré dans la sphère du regard, tant sur le mode actif que sur le mode passif de
l’exhibition. Ce double sens se retrouve dans le radical puisque si « schauen » veut dire
« regarder », « die Schau » signifie aussi « montrer ». Schaulust est donc à la fois le plaisir de
regarder et de montrer549. En parlant d’une certaine blessure originelle, René Rousillon a
souligné un rapport étroit existant entre le fétichisme et le voyeurisme, en définissant ce
dernier comme :
une tentative de cicatrisation de la blessure affectant le narcissisme primaire au
niveau de la réflexivité primaire dans la communication primitive [...], la scène
fétichique est une scène spéculaire, un besoin d’étayage de l’organisation narcissique
par la perception d’un double spéculaire550.
546
J. Kristeva, op. cit., p. 57.
Ibid., p. 57-58.
548
S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, trad. Ph. Koeppel, Paris, Gallimard, 1987, p. 115.
549
Ibid., p. 69.
550
D. Bouchet-Kervella, M. Janin-Oudinot, « Le Fétichisme. Pour introduire de nouvelles perspectives », Le
fétichisme. Études psychanalytiques, op. cit., p. 13.
547
253
Ce trouble fétichiste et voyeuriste est donc aussi lié au problème de l’identité du sujet.
C’est donc par l’activité d’une contemplation narcissique que le voyeurisme rejoint le
fétichisme. Freud soulignait toujours les implications mutuelles des deux perversions où
aucune ne peut exister sans l’autre. Les troubles identitaires commencent très tôt – au moment
de la séparation d’avec la mère. C’est une vraie « catastrophe identitaire », dont parlait
Kristeva, car cet objet primaire est resté porteur de l’idéal du moi.
Le voyeurisme jouvien se manifeste par plusieurs moyens. D’abord, nous pouvons
voir que dans la narration domine un œil totalisant qui fait penser plutôt à un objectif qu’au
regard humain. C’est donc un œil déshumanisé, toujours indécent et en même temps, presque
divin permettant la connaissance : « L’œil s’ouvre. Comme si la respiration revenait à ses
lèvres, il revit, il va connaître, il va reconnaître l’existence » (V, p. 638-639).
L’œil, un symbole récurrent dans la narration de Jouve, est l’œil d’un observateur ou
d’un voyeur. Comme il s’agit d’un regard dépourvu d’élément humain, l’œil est souvent
abstrait, suspendu dans l’espace, n’appartenant à personne :
Il est bleu ; son expression est indéfinissable ; il n’appartient à personne, il est
sans personnalité. Son regard extrêmement puissant a le don de percer les matières les
plus résistantes, semblable à certains rayons qui vont chercher la vie jusqu’en ses plus
obscures profondeurs ; et enfin l’œil, dont l’action va si loin, l’œil nage, il nage en
dérivant sur le côté dans une direction prévue par lui-même, et tout à la fin, oscillant
un peu, il s’arrête. L’œil de Vie se trouve au milieu du flanc de la muraille qui a pris la
forme et l’aspect d’un ventre vivant (V, p. 638-639).
Un seul œil c’est aussi celui de Catherine au moment où, dans des circonstances
inconnues, elle perd partiellement la vue et suite à ses problèmes, elle n’a qu’un œil qui guette
et observe en cachette :
Elle se rendait chez Leuven comme toujours, quand dans la rue elle sentit
brusquement (par l’effet d’un courant d’air ?) sa paupière gauche se fermer, et rester
close. Elle frotta la région de l’œil avec son doigt ganté. En vain ; la paupière tendue
sur l’œil empêchait complètement la vue (V, p. 637).
Joseph, lui aussi, regarde Marie avec un seul œil mais « l’œil du fiancé n’avait jamais
rien saisi (« La Fiancée », p. 824). Un seul œil sert alors à saisir, à capter – un regard neutre
ne suffit plus. Cet œil troublant et n’existant qu’au singulier fait penser au surréalisme d’Un
Chien Andalou de Luis Buñuel et Salvador Dalí. Cet œil symbolise la plénitude, il réconcilie
les aspirations contradictoires de Jouve entre le charnel et spirituel. C’est un œil de Dieu et de
254
l’Auteur en même temps551. Le surgissement de ce regard totalisant est possible grâce à
l’anéantissement du facteur terrestre et corporel – « sans corps ni main ni sein ni
chevelure »552.
Le fameaux cadre du Chien andalou (1929)553
Quant aux descriptions inititales, dans chacun des romans de Jouve, elles sont toujours
très sèches, techniques et souvent elles font penser à un texte provisoire utilisé par exemple
comme scénarios (encore une allusion au cinéma). Le côté visuel prévaut aussi quant à
l’introduction des personnages : « J’avais les cheveux d’un noir bleu, la taille souple, mes
seins étaient déjà formés à douze ans [...]. On remarquait ses yeux qui étaient chastes et
tendres [...] d’un reflet nocturne » (P, p. 13). Catherine est aussi belle et de plus, l’on souligne
son côté photogénique :
J’ai les yeux noirs très sensibles, l’ovale plein et régulier, une bouche
merveilleuse, des cheveux sombres avec des reflets d’acier [...] Je suis la nouvelle
beauté entre femme et homme, par excellence photogénique...etc. On vend mes
portraits en cartes postales (H, p. 414).
Les tendances voyeuristes se font apercevoir aussi à travers le jeu intertextuel qui
consiste à inclure dans la narration plusieurs références aux œuvres picturales dans lesquelles
le regard d’un voyeur est perceptible. Dans le récit « Le tableau », Jouve fait la description
d’une fameuse peinture de Balthus, assez choquante à l’époque :
Imaginez une jeune femme aux yeux blancs, vêtue d’une courte chemise, qui
peigne sa chevelure d’une main ferme, tandis que levant haut une de ses jambes sur
une chaise vulgaire, elle démontre bien ostensiblement son sexe de femme. Cette
étrange compagne était naturellement celle de mes nuits, j’entends qu’elle assistait à
mon sommeil et par là pouvait se glisser à l’intérieur [...] Ce qui me séduisait était le
551
L. Logié, « L’androgyne, figure de l’imaginaire jouvien », op. cit., p. 141.
P. J. Jouve, Matière céleste, p. 316.
553
M. Pic dans Le désir monstre évoque aussi Bataille et Un Chien Andalou comme les intertextes qui font
penser à l’œil jouvien, op. cit., p. 234.
552
255
morceau de peinture, d’une si exacte précision, d’une charnalité si intense, que je
considérais « Alice » comme ma compagne » ( « Le tableau », Proses, p. 1223-1225).
Alice dans son miroir, Balthus (1933)
Balthus a immobilisé son modèle dans un geste quotidien et très éphémère. C’est une
scène d’auto-contemplation dans le miroir. La saisie de cet instant suspendu, recèle un très
grand pouvoir évocatoire, que le peintre reproduira à de nombreuses reprises. La femme n’est
pas nue, tout est seulement suggéré, c’est le lecteur-spectateur ou plutôt le lecteur-voyeur qui
est mis en tête-à-tête avec la femme sur la toile. L’originalité du tableau consiste au fait que la
présence du miroir est uniquement sous-entendue. Le spectateur ne le voit pas et de même il
devient à son tour un voyeur qui, bon gré, mal gré, se voit confronté à une telle scène. Alice,
l’héroïne du tableau, regarde le même spectateur à son tour, et ainsi le lecteur devient une
sorte de miroir pour Alice. Jouve souligne ce jeu de reflet dans lequel la jeune fille apparaît
comme une image intérieure et inconsciente du rêve d’un spectateur. Alice n’est pas
consciente d’être regardée et c’est sans doute pour cela que sa pose est provocatrice. Étant
donné qu’elle ignore d’être regardée, la pose peut se voir comme très naturelle et innocente554.
Balthus a été connu comme le peintre des jeunes filles, peintes comme offertes et
séduisantes. Ces adolescentes incarnent la beauté encore en germe qui n’atteint son apogée
qu’avec l’âge mûr. Chez Jouve on voit la même prédilection et le cheminement graduel de la
construction des personnage au sein de son œuvre romanesque. Paulina, la première héroïne
est adolescente (au début une enfant). Quant à Catherine, elle a vingt-six ans, c’est à peu près
le même âge qu’a eu Paulina quand elle a fini sa relation avec Michele. Le cycle est achevé
554
Jouve possédait ce portrait et il l’a concervé très longtemps dans la chambre qu'il partageait avec Blanche
Reverchon.
256
par la figure d’Hélène, femme d’un âge mûr et sans doute, issue du fantasme jouvien le plus
fort et le plus durable. D’autant plus intense que basé sur les faits de sa vie. Ce tableau de
Balthus qui montre une femme en train de faire sa toilette, reste en liason étroite avec la scène
de bain qui, comme disait Bachelard, a été inventée dans le seul but de regarder les femmes en
cachette.
En effet, les scènes de bain et de toilette sont le sujet de prédilection de plusieurs
artistes et Pierre Jean Jouve aime aussi y faire allusion. Dans le chapitre « Scène du bain » (H,
p. 633-634), on découvre l’image qui présente une scène voyeuriste classique : nous voyons
des hommes, leur regard concentré sur une jeune femme nue qui est en train de prendre un
bain. Catherine Crachat se réfère à cette scène afin de montrer son désarroi face à la
proposition de Fanny qui lui propose une relation plus intime :
Dans cette salle de bains on avait la position de Suzanne. Mais on était sous un
regard qui au lieu d’avilir, ennoblit. D’ailleurs, en raison de la destination du lieu, cela
était pleinement licite. Entrer dans l’eau n’était pas toujours nécessaire. Il suffisait
d’éprouver la détente après avoir tourné le verrou (V, p. 634).
Suzanne au bain, Tintoret, XVIe siècle
Dans Aventure..., certains motifs des tableaux se répètent : dans son domicile, rue
Jacob, Catherine observe regulièrement une femme qui, assise à la fenêtre, peigne toujours sa
chevelure longue (H, p. 412). C’est sans doute la réplique de Catherine, la réaction contre la
passivité d’être un objet soumis au regard.
Celui-ci ne s’arrête pas pourtant sur les descriptions des tableaux mais il est aussi
palpable dans la construction narrative et dans le schéma actantiel des personnages. Le
narrateur est donc dans un procès constant de contemplation, surtout des femmes. Selon les
principes d’un voyeur, c’est un regard qui n’embrasse pas le personnage en entier mais glisse
et s’arrête uniquement sur certaines parties du corps. C’est un regard visqueux qui ne se gêne
257
pas de scruter le corps, morceau par morceau. Au début de cette partie, il était question,
justement, de l’image du corps féminin morcelé.
Les personnages féminins sont construits selon les principes du plaisir de regard. Ils
ne sont jamais neutres. Au contraire, ils sont toujours intenses et dessinés selon le principe des
contrastes. Baladine, par exemple, est tellement sensuelle aux yeux de Luc, qu’« on n’arrive
plus à en détacher son regard. Un qualificatif assez juste serait ‘oiseau féminin’ ». Encore une
fois, l’on n’observe pas la personne entière mais son corps morcelé, réduit à un corps-objet
qui se compose de parties pouvant apporter du plaisir, soit tactile, soit visuel : « Et je suivais,
malgré moi, tout le mouvement des hanches maigres, qui sans doute comblait de plaisir l’œil
anonyme » (« Le Cerceau », Proses, p. 1221-1222). Bras de fer, personnage de La Victime,
éprouve un vrai plaisir en regardant Waldemar et Dorothée dans une situation équivoque : « Il
ne les quittait pas des yeux un seul instant. Il les couvrait de ses regards. Il éprouvait à cela
une joie délicieuse » (Vic., p. 916).
Le regard est toujours masculin, les exceptions sont rares, presque inexistantes. L’une
d’elles c’est un regard subversif de Baladine qui regarde Jacques, passif (MD, p. 268).
Pourtant, nous avons déjà souligné que la masculinité de Jacques est discutable et démentie
par lui-même. Il semble que peut-être la seule fois où le paradigme soit véritablement
renversé concerne la scène d’Ernest et Nina (Les Rois Russes) : « Elle jette sur Ernest un
regard pénétrant. Ernest est ému » (p. 880). Cet homme se sent « pénétré », transpercé par le
regard, d’où il se sent mal à l’aise. Les rôles sexuels traditionnels sont inversés. Une situation
analogue se retrouve dans le second récit de La Scène Capitale qui d’ailleurs suit directement
Les Rois Russes. Au moment où Waldemar et Dorothée parviennent à se rencontrer grâce au
sortilège de Simonin-Bras de fer, ce dernier semble « sous-entendre » la conversation de deux
amoureux :
Ses oreilles eussent entendu les propositions que la femme faisait, d’une voix
inconsciente, passant outre à l’expérience, méprisant la pudeur, et les suggestions que
l’homme sur le même ton mystérieux lui opposait ; car il lui faisait des propositions
d’amour ; elle projetait vers lui une éjaculation d’amour et lui l’acceptait dans un
évasement d’amour ; et chacun d’eux était complet en lui-même (Vic., p. 917).
Les pages initiales d’Aventure....constituent une suite des scènes dans lesquelles l’œil
d’un voyeur se laisse percevoir le plus clairement. Catherine est présentée presque comme
une proie exposée au regard des hommes qui l’entourent constamment :
258
il y avait deux hommes dans le compartiment de Catherine. L’un de ces
hommes (fort, brun, énergique, je me souviens bien) n’avait pas fermé l’œil depuis le
départ pour ne rien perdre de Catherine somnolente (H, p. 407).
Mais le lecteur peut supposer que cette sorte de jeu ne déplaît point à la jeune actrice,
même si elle admet qu’elle « a horreur d’être vue ». Bien qu’elle se sente mal à l’aise elle
éprouve à son tour une joie, une excitation bizarre lors des instants où elle est observée :
À quatre heures en fumant une cigarette sur son balcon chaud par dessus la rue
(c’était en été) elle eut la sensation (le désir) d’entendre le voyageur parler en bas avec
la concierge Mme Pouche. Elle se pencha. À la nuit elle alla exprès s’asseoir à la
terrasse d’un café sur le boulevard voisin. Et naturellement elle vit surgir le monsieur
brun qui se mit à côté d’elle (H, p. 408).
Elle aime bien aussi scruter afin de voir ce qui se passe chez les autres. C’est ainsi
qu’elle fait connaissance avec Pierre :
je suis curieuse et j’aime fouiller chez les autres. Mes regards passaient dans
son vitrage. Mais il devait me dominer un peu et, quand les feuilles ne nous séparaient
pas, le peintre pouvait me voir dans ma chambre, ce qui me mettait en défiance : car
j’ai horreur d’être vue (H, p. 416) .
Nous sentons aussi que le regard posé sur Catherine est assez pesant. Elle aussi est
observée, percée des yeux : « Une petite ride est creusée dans le front clair de Catherine, au
milieu ; les cils bougent sans cesse, les narines aussi, et tout suit de loin les mouvements du
cœur. Les lèvres sont bien serrées l’une sur l’autre » (H, p. 510). Catherine, en effet, est un
personnage qui est peut-être le plus exposé au regard. Ne serait-ce à cause de son métier qui
exige une certaine dose d’exhibitionisme ? Son appartement, normalement lieu d’intimité, se
dresse paradoxalement comme une scène du théâtre où l’on est constamment sous le regard
d’un autre : « La position donnée au modèle faisait que le modèle me regardait » (H, p. 416).
Pour pouvoir contempler le corps il faut que celui-ci soit nu. C’est un autre fantasme
jouvien, présent un peu partout. Tous les personnages ont une attitude ambivalente face à leur
corporalité. D’un côté, les femmes sont toujours belles et leur corps s’inscrit alors aussi dans
les canons de beauté traditionnelle mais de l’autre côté, elles se distancient de leur corporalité.
Cela est visible surtout dans les scènes en miroir, un objet-fétiche de l’auteur lui-même. Les
personnages en réalité regardent uniquement une représentation spéculaire de leur corps. Ils
n’ont pas un rapport direct avec celui-ci comme si ce corps ne leur appartenait pas. Les
protagonistes le traitent comme une altérité terrifiante qui est mise en public et par
259
conséquent, ne leur est plus intime : « Elle (Catherine) se déshabillait sans lumière ayant peur
de se voir : la voici nue. Elle ne pouvait pas recouvrir sa nudité et un étouffement le prenait »
(H, p. 568). Le corps féminin est présenté comme un objet mis au regard public, qui
n’appartient à personne, qui peut donc en même temps appartenir à n’importe qui. Bientôt une
simple observation se transforme en (auto)contemplation :
D’abord elle s’était regardée simplement : bientôt elle se vit contemplée par
celle qui lui était la plus intime. « O jolie ! ô adorable ! » [...] et ces mots lui venaient
de sa part, à elle qui contemplait [...] le beau corps dans la baignoire (V, p. 634).
Le jeu des regards se déroule à trois : l’actant, l’observateur et le spectre. Comme il
s’agit toujours d’une perversion, celle-ci peut aussi renvoyer à une image des chambres
d’hôtels d’une réputation douteuse, dans lesquelles les murs sont décorés par les miroires. Il y
a aussi l’image d’un boudoir qui fait songer aux récits libertins du XVIIIe siècle :
Noémi et moi nous sommes dans une chambre d’hôtel assez luxueuse. Les
tapis, les tentures sont très nombreux. Je suis assise déshabillée. En même temps je me
vois de dos à la place où je suis assise déshabillée, et en plus Noémi qui est là c’est
encore moi avec des proportions réduites. Je me vois donc de dos et nue, et je regarde
mon épaule (V, p. 693).
Le lecteur des romans de Jouve est mis en situation d’un voyeur indépendamment de
sa propre volonté. Car l’auteur sait construire la narration où les choses non pas seulement se
donnent à voir, mais aussi elles se donnent à regarder avec une délectation. Tout comme
Joseph qui, caché, observe Marie quand celle-ci est avec Tambour-Major. Il se considère
comme « l’œil de Dieu » (« La Fiancée », p. 830). D’ailleurs, en remarquant l’expression de
Marie, le regard devenu noir, il comprend tout : le regard [...] câlin, juteux, et qui semblait
devenu fou » (p. 830). Un autre exemple d’une scène voyeuriste, le lecteur découvre dans le
chapitre « La loge » où Catherine observe de loin Pierre et Fanny (H, p. 541) afin de voir
quelle est la relation entre eux.
Pierre Jean Jouve se montre comme l’un des précurseurs de la narration développée et
affinée par les Nouveaux Romanciers. On est en mesure de distinguer beaucoup de points
communs entre certains de ses récits et ceux d’Alain Robbe-Grillet, par exemple. Si nous
lisons une petite description d’un personnage (une serveuse) du Voyeur (« Sous son tablier
elle avait une robe noire, décolletée en rond dans le dos, sur la peau fragile. Sa coiffure lui
260
dégageait complètement la nuque »)555, nous pourrions retrouver ses prémisses même dans un
récit jouvien de 1911 : « Descendant la colonne de son cou enraciné dans le corsage, il
parcourut les épaules et les hanches larges, arriva au pied qui battait une cadence. Elle portait
un corsage un peu fatigué dont la soie bleue lui serrait bien » (La rencontre dans le carrefour,
p. 1317). C’est une description de Claire, ombre et réminiscence de Lisbé, une jeune fille que
Jouve avait rencontrée dans sa jeunesse.
Ce qui frappe dans la manière dont Jouve construit ses héroïnes c’est surtout son
regard qui porte inlassablement un jugement. La façon de présenter les personnages masculins
et féminins chez cet auteur est nettement différente. La beauté omniprésente, les portraits
intenses s’inscrivant dans un cliché, la dualité, les contrastes, une certaine fatalité ainsi que le
mode de présentation de la corporalité – toutes ces caractéristiques réifient en quelque sorte
les êtres féminins qui sont constamment soumises à un regard masculin du narrateur, toujours
masculin. En revanche, les personnages masculins sont traités sans émotion, sans réflexion
particulière tandis que les protagonistes femmes ne peuvent pas échapper à une certaine
classification que l’auteur leur propose.
Par leur intensité et densité qui font d’elles des êtres fascinants, les grandes héroïnes
jouviennes demeurent à l’origine de l’écriture. Jouve renoue avec le fantasme rimbaldien de
l’écriture-femme »556. Dans le poème « Une femme nue », Jouve insère une formidable
charge émotionnelle, entre extase orgasmique et terreur pétrifiante, provoquée par la
contemplation voyeuriste d’un sexe de femme557. Le mélange de beauté et d’horreur du sexe
féminin subjugue l’auteur. Le poème suivant pourrait peut-être passer pour l’expression de
cette crainte mélée de l’adoration la plus réussie :
Une femme nue
Nue adorée
Elle est nue
Elle est bien nue
Tout à fait nue
Elle est absolument nue
Nue comme la main
Comme le cœur
Enfant je rêvais d’avoir une femme nue
On voit ses épaules
555
Paris, Les Éditions de Minuit, 1955, p. 56-57.
Ces mots de Rimbaud tirés de la lettre du Voyant (15 mai 1871 à Paul Demeny) sont rappelés par A. Large,
« Représentations de l’héroïne », Europe, p. 93.
557
T. Porcher, op. cit., p. 239.
556
261
On voit sa ceinture
Ses seins qui ne sont pas volumineux
Ses genoux ses cuisses
La dernière chose on la regarde trop pour la voir
on se concentre tellement sur chaque partie du corps qu’il n’est plus possible
de voir toute la personne
[...]
On te voit faire un mouvement
Te tendre
On a peur
On se sauve dans le coin noir pour te regarder
(« Une femme nue », Beau Regard, p. 1542-1543).
N’oublions pas que les personnages jouviens avaient tous leurs prototypes dans la vie
réelle. Cependant, ces figures fictionnelles, par leur identité sophistiquée, ont pour ainsi dire,
dépassé des êtres véritables, comme disait Jouve, « ces pâles figures féminines ». L’écrivain a
ainsi abouti à sa propre vision, par excellence subversive où la femme dans l’écriture est
devenue la femme de l’écriture, la femme-fétiche qui est à l’origine de l’activité créatrice.
Les implications ethnologiques et psychanalytiques du fétiche le situent au centre de
l’écriture jouvienne. Nous l’avons caractérisé en tant qu’une notion originellement
anthropologique pour ensuite passer au fétiche dans le sens psychanalytique. Les deux
perspectives se croisent dans les romans de Pierre Jean Jouve. Les deux contribuent à la
construction des personnages féminins qui sont rapprochés des statues ou bien qui sont
représentés comme des corps morcelés. À cela s’ajoute la perspective voyeuriste qui renforce
la dimension fétichiste. Ces stratégies narratologiques ont conduit au dégagement d’un
phénomène de femme-fétiche dans les romans de Pierre Jean Jouve. Celle-ci est vue par le
biais de sa sexualité, physiologie, corporalité. La femme tout entière est donc perçue en tant
qu’un objet – de désir, de crainte ou d’obsession. Sans doute, La femme remplit-elle le
manque éternel de l’écrivain et même quand elle n’est plus, sa représentation en tant que
femme-fétiche, permet à l’écriture de persister.
262
Conclusion
Il y a dans le rapport de ces régions
quelque chose d’inépuisable et de mystérieux.
(Dans les Années Profondes, p. 961)
Littérature et anthropologie – pourquoi vouloir marier ces deux disciplines? Pour faire
une lecture plus complète, voire renouvelée de l’œuvre de Jouve. En effet, les deux disciplines
ne construisent pas une image double mais une seule image, plus cohérente peut-être, où les
deux disciplines s’interpénètrent. Il est utile, croyons-nous, d’éclairer les textes à l’aide de
l’anthropologie utilisée en tant que medium et non pas comme thème. Pratiquons donc
l’anthropologie de la littérature et non pas l’anthropologie dans la littérature. Pour bien saisir
l’essentiel de l’anthropologie de la littérature, celle-ci doit devenir l’objet d’une recherche
anthropologique. On s’accorde que la littérature est devenue un terrain propice pour
l’interprétation fondée sur les paradigmes anthropologiques558. Les deux versants sont
susceptibles de donner une vision totalisante et inattendue.
En réunissant plusieurs concepts, souvent contradictoires, Pierre Jean Jouve a réussi à
réaliser une structure à la fois logique et insaisissable. Dans une certaine mesure, l’auteur s’est
rapproché de la synthèse originelle car son écriture est devenue une expérience totalisante. La
réunion des contrastes a conduit à la construction d’un univers qu’on pourrait qualifier de
« jouvien » : insolite, mystérieux, obsessionnel. La tendance à l’« agglutination » et à la
condensation des éléments divers et apparemment incohérents relève sans doute de cette
volonté d’intégrer toutes les dynamiques, toutes les forces créatrices en vue d’alimenter
l’esprit.
L’écriture jouvienne ne s’arrête jamais : elle suit le mouvement vers le haut, vers la
perfection. Aussi, le lecteur peut-il apprécier cette œuvre « ouverte » qui donne l’impression
558
E. Kosowska, A. Gomóła, E. Jaworski (réd.), Antropologia kultury – antropologia literatury. Na tropach
koligacji, Katowice, Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego, 2007.
263
d’une structure infinie. Les transgressions jouviennes, perceptibles tout au long de la lecture,
aboutissent à l’abolition des frontières, au dépassement de certains cadres et, partant, à
l’élargissement des perspectives méthodologiques. L’œuvre de Jouve apparaît donc comme
un système replié sur lui-même, cohérent et bouclé, mais en même temps ouvert comme toute
littérature qui, dans la perspective anthropologique, constitue « le paysage en perpétuel
aménagement, [...] un système ouvert, un domaine où différentes pratiques d’écriture se
taillent sans cesse des territoires nouveaux »559.
La démarche « croisée », utilisée dans cette étude réalise l’idée de s’aventurer sur les
marges de plusieurs domaines. De telles pérégrinations entraînent toujours une certaine
ouverture et une découverte de nouvelles possibilités d’interprétation. La littérature (et en
l’occurence
l’œuvre
romanesque
de
Jouve)
analysée
du
point
de
vue
anthropologique demeure ainsi toujours ouverte560. Remarquons que l’interrogation sur les
frontières de la littérature et de l’anthropologie ne doit pas aboutir à des conclusions
définitives mais plutôt à poser des questions. La démarche anthropologique n’a pas de fin si
elle ne veut pas être jugée comme ethnocentrique561. C’est une recherche dans le premier sens
du terme, qui ne se contente jamais des constats établis mais qui est toujours prête à absorber
des nouveautés. De même, l’œuvre jouvienne reste cette « source inépuisable », une œuvre
qui demeure.
Les trois dynamiques d’origine anthropologique, le rituel, le tabou et le fétiche
coexistent dans la pensée et dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve en nourrissant son écriture. Il
semble donc que seule l’anthropologie est en mesure de rendre, avec toutes les nuances, la
signification de ces trois modalités.
La première partie, de teneur fortement théorique, mariait plusieurs instruments
d’analyse et combinait plusieurs méthodes afin d’aboutir à la construction d’une lecture de
veine anthropologique. La présentation et l’analyse de plusieurs théories sur l’intertextualité a
permis de constater que les relations intertextuelles ne consistent pas en une recherche
génétique mais qu’elles contribuent à découvrir un nouvel horizon d’une œuvre donnée. Notre
réflexion sur l’application de l’anthropologie dans l’analyse du texte littéraire s’accompagnait
d’une brève étude sur l’imaginaire et la psychanalyse, les deux étant l’objet des études en
ethnologie. Leur puissance en tant qu’une force créatrice de l’œuvre jouvienne est indéniable.
559
Ibid., p. 46.
A.-M. Boyer (dir.), Littérature et ethnographie, Éditions Cécile Defaut, Nantes, 2011, p. 14.
561
Ibid.
560
264
La deuxième partie traitait du rite et de la ritualité analysés d’un point de vue
fonctionnel et thématique. Jouve se réfère à l’esthétique de la rupture et à l’esthétique du
cycle. Les deux peuvent traduire l’idée de la dualité universelle, représentée par La Genèse.
Celle-ci est un archi-mythe, imité et reproduit dans l’acte rituel qui, quant à lui, peut
constituer une des dynamiques du cheminement des personnages et un des moyens de
construire la narration. L’écrivain transpose la structure rituelle comme une réalisation du
mythe qui est la source de toute création selon l’auteur lui-même. Nous avons vu aussi que le
cheminement des personnages dans le cycle romanesque jouvien se copie sur le mouvement
initiatique.
La troisième partie, consacrée au tabou, catégorie par excellence hybride, marginalisée
et imprécise, a tenté de démontrer que ce concept peut se réaliser dans l’œuvre de Pierre Jean
Jouve sous plusieurs modalités : dualité des personnages, mouvement passionnel et extatique,
androgynie, tendances incestueuses. Une catégorie voisine, celle de l’abject, se traduit par la
présence des substances souillantes. Le tabou et l’abject atteignent leur apogée dans le récit
qui peut apparaître à certains comme le plus scandaleux de tous les textes de Jouve, Les Beaux
Masques.
Dans la quatrième partie, le fétiche et le fétichisme étaient traités comme des éléments
qui participent à découvrir les tendances contradictoires que l’on constate chez Jouve, à savoir
la perversion et la spiritualité – « la pauvre et la belle puissance erotique humaine ». Le
fétiche sert à diviniser mais aussi à réifier les personnages féminins les mettant dans certaines
catégories figées. Le fétichisme jouvien se manifeste dans les thèmes des odeurs et dans le
voyeurisme qui, lui aussi, reste une stratégie narratologique de prédilection pour l’écrivain.
Paradoxalement, la rupture dans les années vingt a conduit Pierre Jean Jouve vers
l’ouverture d’un univers romanesque inédit où l’auteur, sur l’exemple des personnages
intenses, examine « les cas humains ». Ses expériments et ses recherches dans le domaine
psychanalytique l’ont aidé à s’immerger de manière encore plus approfondie dans le monde
du mythe et du symbole. Les deux désirs de l’auteur, celui de « garder un secret » et celui
« d’atteindre au plus vrai » ont été transposés peut-être le mieux par le biais de son œuvre
romanesque. Les deux postulats ont été accomplis, d’abord, par une écriture dense et
polyvalente et ensuite par un cheminement incessant vers l’absolu qui, par définition, n’est
jamais achevé. Henry Bauchau, l’un des meilleurs amis de l’écrivain, a bien souligné
l’existence des aspirations « totalisantes » au sein de l’écriture jouvienne. C’est une œuvreouverture qui se veut situer au croisement des disciplines :
265
D’un incomparable coup d’aile et par un mouvement circulaire, Jouve ne cesse
d’étendre sa vision et sa voyance aux dimensions méconnues de l’âme humaine et de
les faire participer à la totalité de l’aventure de la matière et du temps. « Par l’impasse
et la charnière », par l’acte de désespoir et d’énergie, l’œuvre – ou l’ouverture – de
Pierre Jean Jouve tend à se relier à tout l’univers562.
562
H. Bauchau, « Voyance et vision ou le paysage du corps chez Pierre Jean Jouve », Pierre Jean Jouve et Henry
Bauchau: les voix de l’altérité, op. cit., p. 217.
266
267
Bibliographie
I. Œuvres de Pierre Jean Jouve
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France, 1987
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Le Monde désert, [Paris, Gallimard, 1927] Paris, Œuvre II Mercure de France, 1987
Hécate, [Paris, Gallimard, 1928] Paris, Œuvre II Mercure de France, 1987
Vagadu, [Paris, Gallimard, 1931] Paris, Œuvre II Mercure de France, 1987
La Scène Capitale (Histoires sanglantes – La Victime – Dans les Années Profondes), Paris,
Œuvre II Mercure de France, 1987
Les Beaux Masques, Paris, Œuvre II Mercure de France, 1987
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tome II (1939-1947 : La Vierge de Paris, Hymne), 1965
tome III (1949-1952 : Diadème, Ode, Langue), 1966
tome IV (1956-1966 : Lyrique, Mélodrame, Inventions, Moires, Ténèbre, Ebauchse), 1967
Urne, Paris, GLM, 1936
Résurrection des Morts, Paris, GLM, 1939
Gloire, Dijon, Darantière, 1940
Porche à la Nuit des saints, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1941
Vers majeurs, Fribourg, Egloff, 1945
Génie, Paris, GLM, 1943
Le Louange, Fribourg, Egloff, 1945
Le Paradis perdu, Paris, Grasset, 196
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Le Don Juan de Mozart, Paris, Plon, 1968
Wozzeck d’Alban Berg, en collaboration avec Michel Fano, Paris, Plon (10/18), 1964
« De la Révolution comme sacrifice », Paris, L’Herne, 1971
Sacrifices, Paris, Fata Morgana, 1986
Dans le Cahier de L’Herne (n° 19, 1972) :
« Processional de la force anglaise »
« L’Homme du 18 juin »
« Mémoire »
« Sur les sonnets de William Shakespeare »
Traductions
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Glose de Sainte Thérèse d’Avila, en collaboration avec Rolland-Simon, Paris, GLM, 1939
Poèmes de la folie de Hölderlin, en collaboration avec Pierre Klossowski, Paris, Gallimard,
1963
Frank Wedekind, Lulu, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1959
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Macbeth, Paris, Paris, Club Française du Livre, 1959 (Œuvres complètes de Shakespeare, V)
Othello, Paris, Mercure de France, 1961
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Pierre Jean Jouve 3 : Jouve et ses curiosités esthétiques (1), textes réunis par Christiane BlotLabarrère, 1988, n° 873-881
Pierre Jean Jouve 4 : Jouve et ses curiosités esthétiques (2), textes réunis par Christiane BlotLabarrère, 1992, n° 1073-1082
Pierre Jean Jouve 5 : Jouve et les jeux de l’écriture (1) , textes réunis par Christiane BlotLabarrère, 1996, n° 1286-1295
Pierre Jean Jouve 6 : Jouve et les jeux de l’écriture (2), textes réunis par Christiane Blotlabarrère, 2001, n° 1523-1532
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III. Autres ouvrages critiques
Seuls les ouvrages ayant été cités ou directement utiles dans l’élaboration de cette thèse de doctorat sont repris
dans cette liste.
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ZUMTHOR Paul, « L’intertextualité et mouvance », Littérature inter-textualités médiévales,
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ŻUROWSKI Maciej, « L’Intertextualité, ses antécédents et ses perspectives », Kwartalnik
Neofilologiczny XXX, 2/1983
www.ethnocritique.com
Ouvrages littéraires choisis
BAUDELAIRE Charles, Œuvres complètes I et II, texte établi, présenté et annoté par Claude
Pichois, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975
MALLARMÉ Stephane, Œuvres complètes, texte établi et annoté par H. Mondor et G. JeanAubry, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1945
MIRBEAU Octave, Le jardin des supplices, Paris, Gallimard, 1988
MIRBEAU Octave, Le journal d’une femme de chambre, Paris, Éditions Fasquelle, 1968
PEREC Georges, L’infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989
STENDHAL, Chroniques italiennes, Paris, Gallimard, Bibliothéque de la Pléiade, 1952