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Transcription

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mensuel de l’Union
des progressistes juifs de Belgique
juin 2012 • numéro 327
éditorial
Mêmes causes, mêmes
effets ?
Bureau de dépôt: 1060 Bruxelles 6 - P008 166 - mensuel (sauf juillet et août)
LE COMITÉ DE L’UPJB
M
êmes causes, mêmes effets ? Le scénario manquerait
d’originalité ?
Années 30 versus aujourd’hui. Quasi partout en
Europe, la crise produit une même
maladie : la montée d’une extrême-droite venue des urnes. Avec
les mêmes thèmes récurrents
comme si l’histoire était vraiment
une leçon condamnée à la répétition. Avec, à la clef, une droite
qui n’hésite pas, pour sauver sa
peau, à les banaliser : l’étranger
comme bouc émissaire, le nationalisme étriqué, l’éloge du terroir,
le repli prétendument salvateur…
avec des variantes locales, le tout
sur fond de chômage, de précarité, de misère, de recul des acquis
sociaux et des protections étatiques. En France, Marine Le Pen
prend garde d’être poussée à la
faute sur le négationnisme pour
normaliser son parti aux yeux de
tous. Résultat, elle en devient forcément et férocement ennuyeuse et… dangereuse. Les coups de
langue du père, les faux lapsus
pouvaient encore faire rire (jaune). Il fallait qu’il y cède et, fatalement, on guettait le moment. La
mise à plat du discours de la fille
fait apparaître le corpus pour ce
qu’il est : un tissu de platitudes
profondément haineux et rétrograde. En fait, jamais, dans cette
position de soutien accru, l’extrême droite française n’est aussi
bien apparue pour ce qu’elle est :
un discours de la peur, un refus du
➜
BELGIQUE-BELGIE
P.P.
1060 Bruxelles 6
1/1511
juin 2012 * n°327 • page 1
sommaire
éditorial
➜
éditorial
1 Mêmes causes, mêmes effets ? .......................................... Le Comité de l’UPJB
israël-palestine
4 Ils étaient trois, les voilà quatre. Shaul Mofaz, le retour ..... Henri Wajnblum
lire
6 Quand un soldat revient de guerre ................................Tessa Parzenczewski
regarder
7 Un monde à l’envers ................................................................. Gérard Preszow
lire, regarder, écouter
8 La bascule du souffle. Herta Müller ........................................ Antonio Moyano
mémoires
10 Art contemporain et Seconde Guerre mondiale ................. Roland Baumann
réfléchir
12 Nobel oblige ! De Thomas Mann à Günther Grass .................... Jacques Aron
14 Mémoire, politique et langues .......................................................Alain Mihály
yiddish ? yiddish !
! widYi ? widYi
18 arbeter-froyen - Femmes ouvrières. ........................................Willy Estersohn
humeurs judéo-flamandes
20 Septième ciel .................................................................................Anne Gielczyk
22
activités
vie de l’upjb
26 Commémoration de l’insurrection du Ghetto de Varsovie................................
hommages
30 Michel Dubuisson. Un spécialiste du conflit israélo-arabe....Willy Estersohn
31 Régine Krochmal........................................................................... Claire Pahaut
32
les agendas
juin 2012 * n°327 • page 2
mouvement. En d’autres termes :
le refus de la vie. Le négationnisme par contre, le Jobbik hongrois
ou l’Aube dorée grecque n’hésitent pas à s’en servir. À chaque
pays ses cibles prioritaires : l’islam en France… mais là où on
attaque le halal, on sait que le
casher ne perd rien pour attendre.
En Hongrie, en Tchéquie, en Slovaquie, ça fait belle lurette que la
chasse aux Roms est ouverte tandis qu’un écrivain juif hongrois,
Akos Kertesz, devant la montée
de l’extrême droite et la complaisance gouvernementale, demande l’asile politique au Canada !
Peu de pays parmi les 27 échappent à cette montée en puissance des partis racistes et nationalistes… la Belgique ? Peut-être, et
encore, la Wallonie sans doute ; le
Vlaams Belang flamand est loin
d’être mort. Nombre de ses soutiens se sont désormais alignés
derrière le nationalisme indépendantiste de la NVA.
On nous met en garde, et sans
doute à juste titre, que le prochain méchant loup ne portera pas moustache, qu’il ne sera
pas identifiable comme tel, quand
bien même une nuée de petits
louveteaux témoignent d’un goût
plus que douteux pour les saluts
virils, les graphismes anguleux,
les vêtements raides et les rituels
aux torses bombés. Et peut-être
d’ailleurs qu’il est déjà là sans
qu’on le sache, déjà à l’œuvre
dans une forme inconnue et insaisissable.
« On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui
l’ont engendré », cette phrase attribuée à Einstein est comme un
On nous met en garde que le grand méchant loup ne portera pas moustache, mais…
fanal dans la grisaille. Oui, contre les appels aux archaïsmes, il
nous faut avoir le courage de nous
penser autrement dans le monde.
L’identité n’est plus une, elle est
multiple, l’enracinement est de
l’histoire ancienne, les frontières
une obsolescence, les relations
au temps et à l’espace bouleversées sur la planète entière, l’exil
une condition de masse. Le rêve
d’Europe s’est réduit au calcul de
l’Euro. Et peut-être que le temps
des boutiquiers et des comptables,
du bling bling et du people, est en
train de ployer sous de nouvelles
formes d’organisations et d’éner-
gie vivante et salutaire. Des formes de manifestations traditionnelles redeviennent le lieu où
l’espoir relaie la résignation tandis que les tentatives alternatives n’ont pas dit leur dernier mot.
La Bastille parisienne de la Gauche de la Gauche, de la Gauche
social-démocrate ensuite, la place Rouppe bruxelloise du 1er mai
syndical et la Puerta del Sol madrilène des Indignés témoignent
d’un nouveau besoin d’occuper le
pavé, de se rencontrer, de se solidariser et d’inventer de nouveaux
liens. C’est loin d’être gagné. Le
combat entre l’animalité régressi-
ve et l’humanité inventive est plus
vif que jamais.
Quant à nous, à l’UPJB, il est
fort à parier que des débats anciens et mis sous le boisseau au
sein des communautés juives remonteront en surface avec acuité.
Dans cette reformulation du monde, et de l’Europe en particulier,
nous aurons à réaffirmer notre
place comme citoyens d’ici, immigrés de toujours et pour toujours,
sans dévotion à aucun État, animés des valeurs de justice sociale et d’hospitalité. Un chantier à
poursuivre d’urgence ! ■
juin 2012 * n°327 • page 3
israël-palestine
Ils étaient trois, les voilà quatre.
Shaul Mofaz, le retour
HENRI WAJNBLUM
C
ela faisait longtemps
qu’il rongeait son frein,
lui, l’ancien militaire, faucon pur et dur,
partisan de la liquidation de Yasser Arafat, ayant servi sous trois gouvernements.
D’abord comme chef d’état-major successivement sous Benjamin Netahyahu et Ehud Barak,
puis comme ministre de la Défense d’Ariel Sharon. Depuis, plus
rien, si ce n’est une série de déboires… Candidat à la direction
du Likoud en décembre 2005, il
est battu par Netanyahu. Il décide
alors de rejoindre Kadima, le parti que Sharon a créé après avoir
rompu avec le Likoud et qu’il avait
d’abord refusé de suivre.
Le 4 janvier 2006, suite à une
attaque cérébrale d’Ariel Sharon,
Ehud Olmert est désigné premier
ministre par intérim, et le 16 janvier, président par intérim de Kadima en vue des élections législatives du 28 mars suivant. Lors des
élections du 28 mars 2006, Kadima obtient 29 sièges sur les 120
que compte la Knesset, devenant
le premier parti d’Israël en nombre de députés. Olmert est confirmé au poste de premier ministre et forme un gouvernement de
coalition avec les travaillistes (20
sièges) et les élus du parti des retraités (7 sièges). Il y associe également le Shass.
Le 30 juillet 2008, mis en cause dans des affaires de corruption,
il annonce qu’il ne participera pas
aux primaires de son parti, sous-
entendant sa démission à la fin
de son mandat. La bataille pour la
présidence de Kadima est lancée,
elle oppose Shaul Mofaz et Tsipi
Livni, ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Olmert. Mofaz est à nouveau battu.
Il vient d’avoir sa revanche, le
27 mars dernier, en battant cette
fois largement Tzipi Livni à cette
présidence, Tsipi Livni qui, dans
la foulée, vient d’annoncer qu’elle
renonçait à son mandat à la Knesset.
Ainsi que nous l’avons dit, Shaul
Mofaz n’a rien d’une colombe,
comme chef de l’armée puis comme ministre de la Défense, il a activement participé à la répression
de l’intifada palestinienne au début des années 2000.
Lors de sa campagne électorale
au sein de Kadima, il y était allé
d’une déclaration altière, affirmant qu’il refuserait toute alliance avec Nétanyahou, qu’il qualifiait de menteur… « Je n’entrerai
pas dans une coalition dirigée par
Bibi, ni maintenant, ni demain, ni
après mon élection à la tête de
Kadima. C’est un mauvais gouvernement, que Kadima remplacera sous ma direction ».
Quelques semaines plus tard,
Natanyahu annonçait qu’il convoquait des élections législatives
anticipées, laissant entendre que
le scrutin aurait lieu au mois de
septembre 2012 au lieu du mois
d’octobre 2013… « Je ne veux pas
qu’il y ait un an et demi d’instabilité politique accompagnée de
juin 2012 * n°327 • page 4
chantages et de populisme. Mieux
vaut une campagne électorale
courte de quatre mois pour assurer la stabilité politique ».
Il ne fallut cependant attendre que quelques jours pour que
Shaul Mofaz, en « fin stratège »,
crée l’événement en concluant un
accord avec Netanyahou et fasse son entrée au gouvernement
par la « grande porte » en tant que
vice-premier ministre sans portefeuille. Plus d’élection anticipée
donc.
Pourquoi cette volte-face ? Mofaz assure que c’est « l’intérêt supérieur du pays » qui l’a motivée.
Mais rares sont les Israéliens qui
sont dupes… Kadima était en effet en très nette perte de vitesse
dans les sondages et Mofaz espère que son parti se refera une
santé avant les élections d’octobre 2013 en se donnant une visibilité, ainsi qu’à certains de ses
amis qui pourront accéder à des
postes importants, notamment à
la commission parlementaire des
Affaires étrangères et de la Défense et à celle des Affaires économiques…
Si les élections avaient en effet eu lieu en septembre prochain
comme Netanayahou l’avait prévu, Kadima risquait en effet de subir une véritable déconfiture. Les
sondages prédisaient une large
victoire du Likoud, 31 sièges (sur
120) contre 27 actuellement, les
travaillistes de Shelly Yachimovich arrivant deuxièmes avec 18
sièges contre 8, suivis de Israël
Beiteinou d’Avigdor Lieberman
avec 12 sièges contre 15, Kadima
fermant la marche avec 11 sièges
contre 28 actuellement, à égalité avec la nouvelle formation du
journaliste Yaïr lapid, Yesh Atid
(il y a un avenir) qui obtiendrait
donc lui aussi 11 sièges.
Faut-il préciser que ce retournement inattendu de situation a provoqué un véritable coup de tonnerre au sein du parti travailliste
hender déserteurs et objecteurs
de conscience » dont le nombre
s’est accru de manière très significative ces dernières années.
Cette opération durera 10 jours
et a pour objectif d’arrêter et
d’amener devant les tribunaux
plusieurs centaines de ces jeunes
qui tentent d’échapper à la conscription. Selon les données de
l’armée, le nombre de déserteurs
est passé de 1800 en 2010 à 2700
en 2011 auxquels s’ajoutent près de 2000 objecteurs de conscience qui
refusent de porter les
armes. Sept cents de ces
déserteurs – et 800 objecteurs – sont des femmes. L’année dernière, l’armée a changé ses
critères : un soldat est
porté déserteur après
21 jours d’absence conLa « bande des quatre » avec, de gauche à droite, Avigdor Lieberman, Shaul Mofaz, Benyamin
tre 45 jours par le passé.
Netanyahou et Ehud Barak
Le resserrement de ces
dont la nouvelle dirigeante, ShelUn appel qui restera plus que critères est en partie responsable
ly Yachimovich, comptait, au con- vraisemblablement aussi vain que de l’augmentation du nombre des
déserteurs. En 2011, une opératraire de Mofaz, sur les élections tous les précédents.
anticipées pour assurer un peu
Benyamin Netanyahu a bien tion similaire avait été interromplus de représentativité au parti. envoyé une lettre à Mahmoud Ab- pue après un jour en raison… du
Aussi n’a-t-elle pas hésité à fus- bas dans laquelle il se dit prêt à manque de place dans les prisons
tiger « un pacte de lâches, le plus rouvrir les négociations « n’impor- militaires. Cette année, l’armée a
ridicule zigzag de l’histoire politi- te où, n’importe quand », mais à la pris ses précautions en créant un
condition… qu’il n’y en ait aucu- centre de détention spécialement
que israélienne ».
Quoi qu’il en soit, le « nouveau » ne préalable posée par les Pales- dédié. « Nous aurions un problègouvernement Netanyahou-Ba- tiniens. Autant dire une fin de non me si tous les déserteurs se consrak-Lieberman-Mofaz se retrouve recevoir… puisqu’on sait que Ma- tituaient prisonnier s», reconnaisaujourd’hui avec une majorité de hmoud Abbas a précisément posé sait un responsable militaire.
94 députés sur les 120 que comp- des conditions : négociations sur
Ceux qui ont entendu les témoite la Knesset. L’opposition étant la base des frontières de 1949 et gnages des anciens soldats isréduite à la position congrue avec gel de la colonisation.
raéliens lors de l’exposition « BriRetour à la case départ donc. sons le silence » et des débats que
26 députés essentiellement issus
du parti travailliste (8 élus après Mais pouvait-il en être autrement nous avons organisés en décemla défection de Barak), du Meretz avec la « bande des quatre » ?
bre dernier aux Halles de Schaer(3 élus), de la Liste arabe unifiéebeek, n’auront aucune difficulté à
Mouvement arabe pour le chan- LA CHASSE AUX « DÉSERcomprendre le pourquoi de cette
gement (4 élus), de la liste arabe TEURS » EST OUVERTE
augmentation des défections au
Hadash (4 élus), et de la liste juTout autre chose… en Israël, sein de l’armée israélienne. Si au
déo-arabe liée au parti commu- l’amour de l’armée n’est plus ce moins cela pouvait faire réfléchir
qu’il était. On apprend en effet que les dirigeants du pays… Mais il
niste, Balad, (3 élus).
Mais une majorité pléthorique la police militaire vient de lancer ne faut malheureusement pas rêpour quoi faire ? Pour entamer une large opération pour « appré- ver. ■
enfin des négociations sérieuses avec l’Autorité palestinienne ?
C’est ce que semble vouloir croire
Mahmoud Abbas qui, par la voix
de son porte-parole Nabil Abou
Roudeina, a appelé « le gouvernement israélien à saisir l’occasion
de l’élargissement de la coalition
gouvernementale pour accélérer
la réalisation d’un accord de paix
avec le peuple et les dirigeants
palestiniens ».
juin 2012 * n°327 • page 5
lire
regarder
Un monde à l’envers
Quand un soldat revient de guerre...
TESSA PARZENCZEWSKI
1
982, la guerre du Liban, le massacre de
Sabra et Chatila. Après
plusieurs films israéliens, dont Valse avec
Bachir, voici à nouveau ce sinistre épisode évoqué par un écrivain israélien. Ici aussi le soldat
peine à retrouver ses souvenirs,
ici aussi le soldat s’allonge sur
le divan du psy. Fiction, fantasmes et réalité se mélangent. Revenu à la vie civile, Pini n’en finit
pas de ressasser, de gratter cette plaie béante qui a mis à bas
ses certitudes et qui l’a mené au
bord de la démence. Comme des
acouphènes obsédants, les sanglots d’un enfant sifflent dans son
oreille, d’un enfant qu’il a tué à
Beyrouth. Il se souvient aussi d’un
vieil homme croisé dans la ville et
qu’il reconnaîtra des années plus
tard sur la couverture d’un livre :
Jean Genet. Jean Genet que Leila
Shahid a emmené au Liban pour
qu’il écrive sur la lutte des Palestiniens.
Genet déjà malade, erre dans la
ville. Il a aperçu un soldat israélien
qui lui rappelle étrangement Hamza, un combattant palestinien. Les
deux visages se superposent, s’effacent, se recomposent, dans une
troublante ambiguïté. Nous sommes au matin du massacre. Toute la nuit, les fusées israéliennes
ont déchiré l’obscurité et installé un éclairage brutal. Aux portes
be, la langue d’origine. Imprécations, supplications, insultes se
succèdent pour essayer de conjurer le sort, pour que le soldat revienne sain et sauf.
Dans une langue lyrique, poétique, au plus près des sensations, des désarrois, des malaises, une langue qui décolle dans
des envolées et retombe, en contraste, avec force, dans la trivialité, Emmanuel Pinto essaie de
débroussailler une réalité dérangeante, ouvre des portes, sans aller trop loin, comme s’il redoutait
de voir en face ses propres conclusions. Fasciné par l’œuvre de
Genet dont il cite des extraits, et
en même temps sceptique sur ses
motivations, l’auteur donne par
contre une image réductrice de
Leila Shahid, mais dans la fiction,
l’imagination a, paraît-il, tous les
droits… ■
du camp, comme implosé de l’intérieur, Pini perd tout contrôle et
sombre dans la démence.
À Bnei Brak, ville peuplée depuis toujours de Juifs orthodoxes,
une mère se barricade sur son
balcon depuis le départ de ses
fils à la guerre. Elle qui n’a jamais
écrit, se met à noircir des pages
et des pages, des lettres à son fils
Pini. Et c’est une guerre de langues qui se déclenche, où l’hébreu
peu pratiqué auparavant, monte à
l’assaut du français mâtiné d’ara-
juin 2012 * n°327 • page 6
Acouphène
Emmanuel Pinto
Traduit de l’hébreu par Laurent Cohen
Actes Sud
212 p., 22 EUROS
GÉRARD PRESZOW
Ç
a m’apprendra ! Avant
même d’avoir vu l’expo, que dis-je ? – avant
même qu’elle soit accrochée – j’avais réservé une page comme on réserve
sa place, sûr de mon fait. J’anticipais avec délectation le plaisir de
vous faire partager mon goût pour
cet artiste dont j’avais déjà vu de
belles choses. Et boum patatras,
j’ai trouvé l’expo ratée, sans doute une commande inappropriée.
Et comme je n’aime pas dire du
mal d’un artiste (en tout cas, écrire du mal sur…), je me suis mis
dans le pétrin. C’est comme cette fois où j’avais réservé une place de parking pour une amie, le
temps qu’elle refasse le tour du
bloc pour qu’elle puisse mieux engager la manœuvre, et voilà que
des malotrus veulent s’y mettre ;
je vitupère, je m’énerve, Madame sort côté passager son chienchien dans les bras et voilà que le
pékinois prend la tangente, saute sur le pavé et… se fait écraser
par une voiture en sens inverse.
Je n’ai pas écrit « bien fait, il y a
un D. quelque part ! ». Soit, cette
page est tournée, une autre m’engage. Voici.
À la station Anneessens*, souterraine, gît une œuvre bien vivante. Après l’escalator en panne
descendu à pied, passé les sentiers glauques, la pisse dans le
coin, le pirelli noir et boutonneux
à vos pieds, montré patte blanche
et mobib au nouveau portillon,
vous tombez nez à nez avec une
série de colonnes carrées qui soutiennent le monde d’en haut. Elles sont tout entières recouver-
tes de photos jointes les unes aux
autres qui disent avec enthousiasme et chatoiement le quartier qu’on vient de quitter. Et sans
vous en apercevoir, vous regardez ces photos, vous faites le tour
des colonnes, vous allez de l’une
à l’autre… et vous laissez passer
le tram. Le 3 ou le 4. C’est l’œuvre
d’un jeune photographe, Vincen
(non, ce n’est pas une coquille
mais une coquetterie) Beeckman.
Il connaît bien la ville. Il a sa base
à Recyclart, un fief de culture urbaine établi à la gare de la Chapelle, à mi-chemin entre les pistes
de skateboard et la danse des Brigittines. De là, il va et vient et parcourt Bruxelles en tous sens, délocalisant son « studio Marcel » aux
quatre coins de la ville où qui veut,
vient se faire tirer le portrait. Mais
revenons aux colonnes. On venait
du gris d’en haut et voilà que les
catacombes et les sombres galeries chantent. Portraits de jeunes
et de vieux, intimité des chambres, fragments de rues et de couloirs, encombrants à l’abandon…
le tout rythmé par des décadrages, des syncopes d’images aux
couleurs chaudes : c’est le monde
à l’envers. Une transmutation du
réel. Le quartier à la réputation la
plus trash de Bruxelles prend les
allures d’un hymne à la joie. Ne
manque plus qu’Aznavour dans
les baffles et « la misère qui serait
moins pénible au soleil ». Vraie
misère, soleil factice. L’art comme
alchimie. On remonte à la surface
et pour peu qu’il ne drache pas,
on s’assoit sur le rebord d’un de
ces énormes bacs à fleurs de béton (ou poubelles, selon la fonc-
tion qu’on leur attribue) qui balisent le boulevard et on regarde.
Prenez place face au Pêle-Mêle,
LA bouquinerie bruxelloise. Et
vous verrez cette faune incessante, ma faune : promeneurs égarés,
intellos fiers de leurs trouvailles,
SDF au caddy déhanché, ladies
bags aux cheveux gluants, élèves avec la liste-des-livres-à-lirepour-le-professeur, beautés voilées aguichantes, grandes blacks
décomplexées, ados savamment
tonsurés avec perfecto ajusté ou
jogging informel et délavé… Bref,
si le vivre-ensemble avait un lieu,
ce serait celui-ci ! Et en prime, le
sourire du vigile… Je revois, sur
le trottoir d’en face, le Pêle-Mêle
originel où mon argent de poche
se consumait en livres de poche.
Je n’avais que quelques pas à faire pour aller de ma chambre à ce
paradis sur terre. Monsieur Henri,
lunettes cerclées, cache-poussière gris façon Jules Ferry, régnait
en maître sur une nuée de jeunes
garçons dont il s’entourait comme aides, passait une main sur
les boucles des uns, admonestait
les autres. Une vieille femme toute cassée et cabossée, les doigts
osseux recourbés, le bleu des veines saillantes architecturant les
paumes, le corps caché derrière un tablier fleuri en nylon, prenait l’argent : Maman Pêle-Mêle
veillait au grain. Toute cette enfance qui remonte. Mais j’ai mon
3 – ou mon 4 – à prendre… Je
descends d’où je viens. ■
* Station Anneessens : trams 3 et 4
juin 2012 * n°327 • page 7
lire, regarder, écouter
La bascule du souffle. Herta Müller
ANTONIO MOYANO
Q
uels sont les symptômes, les signes avantcoureurs que le livre
que tu dévores est bel
et bien un chef-d’œuvre ? L’insomnie, un effet dringdring au beau milieu de la nuit, et
aussi, comme si le livre lui-même
exigeait des atolls de silence et
l’entière disponibilité de mon esprit : Va dormir, repose-toi, oublie
les contingences, les soucis, les
petits tracas, je te veux tout à moi,
doooooorrrs, je me charge de te..
Dring ! Dring ! Le chef-d’œuvre
c’est un peu le soulier de Cendrillon, un seul pied peut y entrer ; à chacun de trouver le sien.
La bascule du souffle de Herta
Müller était pour moi. J’ai appris
l’attribution du Prix Nobel de littérature 2009 par un sms envoyé
par mon ami Tanguy, et j’ai poussé un cri de joie, car moi, voyezvous, je l’avais déjà lue, Herta
Müller, oui, messieurs-dames, et
j’en suis très fier et c’est sans mérite, vous savez pourquoi ? Car tout
bonnement Herta Müller, qui écrit
en langue allemande, est née en
Roumanie, dans le Banat. Et tout
ce qui vient de ce pays-là tralala etc. L’homme est un grand faisan sur terre, Le Renard était déjà
le chasseur, La Convocation (Folio et Points/Seuil). Et tout récemment Animal du cœur (Gallimard),
celui-là je ne l’ai pas encore lu.
Tous ses livres portent l’empreinte (traumatisante) d’une personne
ayant longtemps vécu sous un régime de flicaille, délation, répressif et dictatorial. La bascule du
souffle est, en quelque sorte, comme au piano une œuvre à quatre
mains : ici celui qui parle c’est Léo
Auberg, déporté dans un camp de
travail en URSS, il va y rester cinq
ans, de ses 17 à 22 ans. « Aucun
de nous n’avait fait la guerre,
mais pour les Russes nous étions
responsables des crimes d’Hitler,
étant allemands. » (p.52) Et cet
homme, Herta Müller l’a rencontré à Berlin : de son vrai nom, le
poète Oskar Pastior (Sibiu, 1927Francfort, 2006 – Prix Georg-Büchner). Elle a écrit le livre sous
son souffle mais il est mort avant
qu’elle y mette le point final. Le livre est composé de 64 petits chapitres, sorte de miniatures qui
ont l’émotion parfaitement ciselée d’un poème en prose. S’installe même une gêne : pourquoi
une si belle langue pour décrire
une telle horreur ? « Des objets qui
n’avaient sans doute rien à voir
avec moi viennent me chercher.
Ce qu’ils veulent, c’est me ramener chez moi au camp. Quand ils
arrivent en masse, ils ne se contentent pas d’être dans ma tête.
J’ai des lourdeurs d’estomac qui
me remontent jusqu’au palais. La
bascule du souffle est chambou-
juin 2012 * n°327 • page 8
lée, je suis hors d’haleine. Cette espèce brosse-peigne-aiguilleciseaux-miroir-à-dents est un
monstre, de même que la faim
en est un. » (page 40) Si j’ai choisi cet extrait c’est qu’on y trouve
quatre éléments récurrents tout le
long du livre : 1. la prégnance de
la faim insatiable. 2. la panoplie
des souffrances du corps. 3. les
objets inanimés sont du « vivant ».
4. la langue se concasse, devient
autre. Léo Auberg n’est pas seul
au camp, il a d’autres compagnons
d’infortune : Katie le Planton, Fenia la maîtresse du pain, Heidrun
Gast la femme de l’avocat, Tur
Prikulitch, Béa Zakel, Kobelian,
Trudi Pelikan, Corina Marcu, Loni
Mich la chanteuse, Konrad Fonn
qui joue de l’accordéon. « Pour les
trois premiers morts de faim, je
savais parfaitement qui était parti, et dans quel ordre. (…)Quand
soi-même on n’a que la peau sur
les os et qu’on se délabre physiquement, on n’a qu’une envie,
c’est de tenir les morts à l’écart. »
(p.101) Une des forces de ce livre
c’est de parler du retour, du retour
à la vie normale après la sortie
du camp, et les retrouvailles avec
la famille et les autres. Et même
dans un précipité de temps, de la
disparition du témoin : « Et soixante ans plus tard, je fais ce rêve. Je
suis déporté pour la deuxième, la
troisième, ou même la septième
fois. (…) Je garde d’ailleurs de ma
première déportation un bout de
charbon noir bleuté, gros comme
un scarabée, qui est planté dans
mon tibia. » (p.280) « J’avais remis
les pieds à la maison depuis plusieurs mois, et personne ne savait
ce que j’avais vu. Personne ne me
le demandait. Pour pouvoir raconter quelque chose, il faut d’abord
s’en dessaisir. » (p.318) Je me sens
boiteux et maladroit en vous parlant de ce livre admirable. Désolé.
Il ne me reste plus qu’à le relire.
J’ai devant les yeux l’édition espagnole qui a choisi un autre titre :
Todo lo que tengo lo llevo conmigo = Tout ce que j’ai je le porte sur
moi. Ce titre est extrait de la fin du
livre lorsque Léo décide de quitter, non, de fuir ce pays devenu
irrespirable. Oui, c’est la fuite, il
quitte la Roumanie avec un billet
d’aller-retour, laissant Emma
son épouse, cette femme qu’il a
aimé mais qu’il a surtout épousé
par convenance et pour escamoter son homosexualité : « C’est ma
plus grande faute, à ce jour. Je me
suis travesti pour un voyage censé être bref et, avec une valise légère, je suis allé en train à Graz,
d’où j’ai écrit une carte qui tenait
dans la main : Chère Emma / La
peur est implacable. / Je ne reviendrai pas. » (p.342). )
Dans le camp ou hors
du camp, Léo doit se tenir sur ses gardes. Et
rester vigilant et lucide 24 heures sur 24,
ce n’est pas de tout repos ; en voici la preuve par quelques films :
j’ai trébuché sur quelques énergumènes qui
m’ont dégoûté, horrifié,
horripilé, énervé, ému…
Dieu fasse que je ne devienne jamais un salaud pareil ! me suis-je
dit, en sortant du film
Skoonheid
(Beauty),
film venu d’Afrique du
Sud. Un autre m’a effrayé mais j’en avais de
la compassion, c’est le
héros de Tyrannosaur
(film de Paddy Considine), avec Peter Mullan que nous avions tant
aimé dans My Name is
Joe, film de Ken Loach de 1998.
Et voici le très sensible Adrien
Brody dans un rôle de prof remplaçant dans Detachment, ce film
de Tony Kaye est du genre « pâtes feuilletées de malheurs et je
vous en remets un couche ! » Mais
à quoi bon tant de défaitismes et
de noirceurs ? Un par contre qui
m’a ébloui c’est le danseur noir
Panaibra Gabriel Canda (Maputo,
1980), je l’ai vu rue de Manchester lors du Kunstenfestivaldesarts,
accompagné par un formidable
guitariste, et quand il danse sur
la Voix du fado la grande Amalia
Rodriguez, on frissonne ; le Mozambique a été colonie portugaise
pendant 400 ans.
Pour rester vigilant, il est impérieux de se donner courage, alors
relisons quelques poèmes d’Ilarie
Voronca, de son vrai nom Eduard
Marcus, né le 31 décembre 1903 à
Braila (Roumanie) et décédé (suicide) le 4 avril 1946 à Paris
J’ai tapé son nom dans le catalogue en ligne et deux titres sont
apparus. « Suis-je bien à la bibliothèque Brand Whitlock ? Bonjour,
je cherche Le Marchand de Quatre
Saisons, je vois qu’il est en magasin (à la réserve), vous croyez qu’il
peut encore sortir ? car il est déjà
vieux, 1938 ? – Aucun souci, je le
mets de côté, à quel nom ? » Ce livre avait été édité à Bruxelles par
Les Cahiers du Journal des Poètes.
Et j’ai dû prendre un couteau. Et
j’ai dû le couper. Jamais personne ne l’avait encore lu. Au cimetière parisien de Pantin, la tombe
d’Ilarie Voronca est à l’abandon
(renouvellement de la concession,
réfection obligatoire de la tombe…) ■
« Ce fut une belle aventure
Quatre saisons sur les mers
Les écumes étaient les violettes
de Mars,
Les écumes étaient les lilas
blancs et bleus de Mai,
En janvier sous les eaux les
perce-neige,
En Juin la couleur de bronze
des tulipes… »
(Un extrait de Fin des mortes
saisons)
La bascule du souffle, Herta Müller, traduit
de l’allemand par Claire de Oliveira. Folio
n° 5341, 354 pages
juin 2012 * n°327 • page 9
mémoires
Art contemporain et Seconde Guerre
mondiale
ROLAND BAUMANN
D
u 17 au 19 mai, dans
le cadre du Open
House Festival, une
série d’organisations
d’artistes
ouvraient
leurs ateliers au public bruxellois.
Occasion de découvrir des lieux de
créations, d’échanges et de recherches collectives d’artistes, belges
et étrangers, dont les travaux multidisciplinaires révèlent l’actualité
de l’art contemporain, sa prodigieuse diversité, mais aussi ses
dimensions collectives, en dehors
des musées, des galeries, et des
spéculations du marché de l’art.
Le 4ème étage d’une ancienne structure industrielle, quai
des Charbonnages à Molenbeek,
abrite les ateliers de FoAM, « un
réseau international de laboratoires interdisciplinaires de culture spéculative ». Les jeunes artistes associés à ce singulier
laboratoire culturel transnational établi à Amsterdam, Stockholm
et Bruxelles, oeuvrent à « la ré-invention de futurs potentiels » par
des pratiques créatives touchant à
l’art, la science, la nature et la vie
quotidienne. Actuellement artiste
en résidence au laboratoire bruxellois de FoAM, Coralie Stalberg
exposait son projet « Débrouillardise et coquetterie ». Sur une
table, livres de référence, carnets
de notes, retranscriptions et enregistrements vidéo d’interviews
de témoins présentent au visiteur
les prémices d’un projet de recherche à long terme sur les pratiques vestimentaires durant la
Deuxième Guerre mondiale.
LE PROJET
Coralie explique : « « Débrouillardise et coquetterie » est une recherche que je mène sur les pratiques textiles et les stratégies de
recyclage associées, pendant une
période historique marquée par
la pénurie absolue de ressources matérielles : la Seconde Guerre
mondiale, et les années d’aprèsguerre. Mes travaux s’intègrent au
projet « Resilients » de FoAM. Dans
le cadre d’une recherche pour un
futur qui investirait des stratégies
plus durables pour la production
textile, les solutions inventées
pour palier la pénurie des matériaux de base pendant le conflit mondial pourraient bien nous
servir d’inspiration et de boîte à
outils… »
Elle ajoute : « Anthropologue
de formation, je m'attache aux
pratiques du quotidien qu'on évacue souvent des livres d’histoire.
Face aux masses de livres traitant de l’histoire militaire et politique en 39-45, seuls de rares ouvrages s’intéressent au vêtement
et à la mode de cette période. De
prime abord, le sujet peut sembler
frivole. Le vêtement est pourtant associé à une histoire intime du corps. Et il fait partie de
l’économie de guerre : comme le
soulignent les magazines féminins de l’époque, chaque mètre
de tissu épargné lorsqu’on fait
une robe contribue à l’effort de
guerre, jusqu’à la victoire... C’est
aussi un sujet politique, dont témoignent la mode des zazous en
France ou celle des Zoot suiters
juin 2012 * n°327 • page 10
aux USA, jeunes noirs et latinos
dont le style vestimentaire flamboyant choque le « patriotisme »
des anglo-américains et provoque
des émeutes, les Zoot Suit Riots en
1943-1944. Ce n’est donc pas du
tout un thème de recherche « frivole » .
Dans le cadre de sa recherche,
Coralie collecte donc les « souvenirs textiles des années de guerre
et de l’immédiat après-guerre » :
descriptions de vêtements portés, des pratiques de confection
à domicile, de l’usage des ersatz et matériaux de substitution aux produits devenus introuvables à cause du rationnement
et des réquisitions (soie, cuir, etc.)
et enfin stratégies mises en oeuvre pour rester coquet(te) et conserver sa dignité malgré la pénurie vestimentaire.
Coralie remarque : « Dans
un home de Molenbeek, j'ai
rencontré des gens qui ont toujours vécu dans cette commune et
dont les souvenirs génèrent des
histoires très locales, souvent racontées en flamand. Jeanne, née
en 1931, résume bien la précarité vécue par de nombreux enfants
molenbeekois sous l’occupation
lorsqu’elle décrit sa « garde-robe » :
« Ik had twee rokken, een die ge
kon dragen wanneer de andere
in de was was. Een paar of twee
drei koussen, vijf onderbroeken »...
Dans mes interviews à Uccle, des
dames issues de milieux aisés
m’évoquaient dès la déclaration
de guerre la ruée de leurs mères
dans les magasins de vêtements,
Coralie Stalberg (à gauche) et son travail. Photo R. Baumann
pour acheter tissus, chaussures,
etc. en prévision de la situation
de pénurie radicale à laquelle
tous les citoyens furent confrontés
sous l’occupation. Même dans les
familles bourgeoises tout était récupéré. C’est le manteau de soldat
dont on fait un tailleur. Les blouses
rapiécées. Les bas troués qu’on
reprise maille par maille. Tout est
racommodé jusqu’à l’usure extrême. Ce sont des histoires drôles,
mais souvent aussi associées à
la honte, du même vêtement rapiécé qu’on est bien forcé de porter jusqu’à ce qu’il tombe en lambeaux, parce qu’on n’en a pas
d’autre. Bref, ce sont des souvenirs très émouvants. »
SOUVENIRS D'ENFANTS
Coralie s'adresse aux témoins
directs de la guerre mais recueille
aussi les souvenirs véhiculés par
leurs enfants : « Je suis intéressée
par la dynamique de la re-création qui est celle de la transmission d’une narration – que ce
soit par le biais de la première ou
seconde génération consécutive aux personnes ayant vécu
cette période. Je collecte ces
témoignages pour en faire une
« archive vivante ». Une fois
toutes ces pratiques textiles archivées, je sélectionnerai certaines d’entre elles pour les réaliser avec des enfants en ateliers
mais en les réinterprétant, afin de
les transmettre à la nouvelle génération. »
LES LEÇONS
Le projet artistique FoAM
concerne en effet tout ce que
peuvent nous enseigner des
situations de crises radicales telle
que la guerre 39-45 : « Face à la
crise écologique et économique
qu’on vit aujourd’hui, il ne s’agit
pas de se barrer le futur mais bien
d’inventer des scénarios alternatifs positifs. Imagine par exemple que la production de coton se
tarisse, que pourrait-on faire ? Je
trouve intéressant d’exploiter la
créativité dont firent preuve ces
femmes dont je recueille les témoignages et pense organiser des
stages avec des groupes d’enfants
pour qu’ils apprennent directement des personnes agées les solutions trouvées durant les années
de guerre, un temps de crise absolue. Il ne s’agit pas de faire de la
reconstitution historique mais
bien de s’inspirer de pratiques
textiles anciennes et de les réin-
terpréter de façon créative, tout
en expliquant aux enfants le contexte historique d’origine de ces
pratiques. »
Coralie lie la genèse de son
projet à sa visite de l’exposition
« Accessoires et objets, témoignages de vies de femmes à Paris,
1940-1944 » organisée à Paris en
2009 au Mémorial du Maréchal
Leclerc-Musée Jean Moulin, ainsi
qu’à sa vision du documentaire de
Catherine Bernstein Assassinat
d'une modiste (2005), un film
poignant d'émotion dans lequel la
cinéaste retrace le parcours de sa
grand-tante, Fanny Berger, fondatrice d’un atelier de mode parisien
dans l’entre-deux-guerre, victime
des spoliations antisémites puis
déportée et assassinée à Auschwitz.
Elle conclut : « Aujourd’hui, la
transmission de la mémoire de
la Seconde Guerre mondiale se
fait surtout avec des moments
lourds et douloureux, en termes
héroïques ou victimaires. Mais ce
que je veux transmettre de cette
histoire à nos enfants peut-il se
limiter aux rapports entre victimes et bourreaux, à des souvenirs douloureux et tout ce matériel traumatique ? En tant que Juifs,
nous avons été étroitement liés à
l’histoire des pratiques vestimentaires en Belgique, comme tailleurs, maroquiniers, colporteurs,
etc. Et cette mémoire m’interpelle.
Pour moi, faire une « robe parachute » avec plein d’enfants, par
exemple à Molenbeek, c’est une
autre façon de raconter l’histoire
et de leur transmettre la mémoire
de la Deuxième Guerre mondiale
en Belgique. » ■
Si vous souhaitez participer à ce projet sur
les pratiques textiles, Coralie Stalberg vous
invite à la contacter par mail :
[email protected]
FoAM : Quai du Charbonnage, 30 – 35,
Molenbeek ; site web (anglais): www.fo.am
juin 2012 * n°327 • page 11
réfléchir
Nobel oblige! De Thomas Mann à
Günther Grass
Thomas Mann parlant aux
Juifs, caricature du journal
satirique nazi « L’Ortie »
(1930).
JACQUES ARON
N
ous n’avions pas attendu le récent poème en prose du Prix
Nobel allemand de littérature, pour dire notre inquiétude devant le soutien
des milieux dirigeants d’OutreRhin à la politique d’Israël, s’enfonçant de plus en plus dans la
colonisation, comme s’il s’agissait de rendre un jour inéluctable
le Grand-Israël rêvé par le mouvement sioniste. Je dénonçais en
avril d’inquiétants bruits de bottes germano-israéliens, comme je
m’étais étonné, il y a un an qu’un
grand pays européen permette
aussi ouvertement à ses rabbins –
au service de communautés religieuses officiellement reconnues
et organisées par la constitution
– de recruter leurs ouailles pour
servir au nom de D. dans une armée étrangère d’occupation1. Quiconque suit un tant soit peu la vie
politique de ce pays ne peut qu’y
constater la confusion persistante
de toutes les notions qui touchent
de près ou de loin au judaïsme, à
la judéité, aux Juifs ou aux Israéliens. Quelques auteurs et journalistes vivent de ces ambiguïtés permanentes, maniant tantôt
l’ironie ou tantôt le cynisme. Le
tout dans un climat d’hypocrisie que Grass dénonce, et qui,
pour être général en Allemagne,
n’en est pas moins partagé par de
nombreux États européens. Combien de temps faudra-t-il encore
aux hommes pour vivre ensemble
leur destin commun, sans s’inventer constamment de nouveaux
épouvantails pour surmonter leurs
différences et leurs divergences ?
Qu’a donc dit l’écrivain dans son
poème, sinon « Ce qui doit être
dit » : « Was gesagt werden muss ».
Des critiques et des mises en garde aussitôt passibles « du verdict
d’antisémitisme », si courant dès
qu’une voix contestataire s’élève
dans ce pays – il a tenu à le rappeler – « aux crimes absolument
incomparables ».
Un écrivain choisit son mode
d’expression dans le débat public.
Je me souviens de la confrontation de Grass et Stefan Heym au
Palais des Beaux-Arts, que nous
étions nombreux à écouter avec
beaucoup d’attention. Les exemples historiques ne manquent
pas : Hugo contre la peine de mort
ou le coup d’État de « Napoléon le
Petit », Zola et sa « Lettre au Président de la République », Anatole
France et ses discours pour l’Arménie, Jean-Paul Sartre et tant
d’autres descendus de leur tour
d’ivoire pour entrer dans l’arène
impitoyable de la politique, et y
être souvent maltraités. L’exemple
allemand qui vient à l’esprit – de
ceux, ils sont bien rares, qui ont un
peu de mémoire et plus de cultu-
juin 2012 * n°327 • page 12
re qu’un ministre israélien de l’intérieur – est le discours que prononça Thomas Mann, fraîchement
« nobelisé », le 17 octobre 1930,
après des élections au Reichstag
qui avaient fait faire un bond de
plus de 15% au parti nazi, passant
de 800.000 à 6,4 millions d’électeurs. Et qui doublerait encore son
score, hélas, deux ans plus tard.
Bien moins politisé que son frère Heinrich, Thomas Mann s’engageait ainsi à découvert pour la
première fois. Son « Appel à la raison », rien qu’un appel à la raison,
à ne pas céder à l’aventure, fut
conspué par les nazis, qui le représentèrent à la solde des Juifs.
Si comparaison n’est pas raison,
c’était pourtant bien l’inquiétude
devant un avenir sombre et incertain qui avait fait réagir l’auteur
de La Montagne magique.
Qu’a donc dit Grass dans son
poème en prose de moins de 70
vers ? Que les affaires sont les affaires et qu’elles ne sont pas propres, qu’il est d’autres voies que
la guerre préventive, qu’il n’y pas
de raison, 65 ans après la Seconde Guerre mondiale, qu’un auteur
qui a fait de lui-même l’aveu de
ses égarements de jeunesse dans
la Hitlerjugend, ne puisse exprimer ce qui oppresse sa conscience, en espérant peut-être que
d’autres se libèrent à leur tour du
silence.
Source : Kunst-Metropole
Berlin 1918-1933, AufbauVerlag, Berlin-Weimar, 1987
Warum aber schwieg ich bislang ?
Weil ich meinte, meine Herkunft,
die von nie zu tilgendem Makel
behaftet ist,
verbiete, diese Tatsche als ausgesprochene Wahrheit
dem Land Israel, dem ich verbunden bin
und bleiben will, zuzumuten.
Pourquoi ai-je gardé si longtemps
le silence ?
Parce que je croyais que mes origines,
marquées d’une tache indélébile,
m’interdisaient d’oser dire ce fait,
comme une vérité, au pays d’Israël,
auquel je suis et je veux demeurer attaché.
Mais quelles que soient les
nuances et les précautions que
met un maître du verbe à formuler une pensée à transmettre aux
générations à venir, il ne sait que
trop la difficulté qu’il y a à se faire
bien entendre ; et pourtant :
Nur so ist allen, den Israelis und
Palestinensern,
mehr noch, allen Menschen, die
in dieser
vom Wahn okkupierten Region
dicht bei dicht verfeindet leben
und letzlich auch uns zu helfen.
Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons les aider tous,
Israéliens et Palestiniens, et davantage encore
tous les hommes qui, dans cette
région occupée
par la folie, vivent en ennemis les
uns contre les autres
et nous aider enfin nous-mêmes
te le moins réconfortant, aura été
l’écart entre le message d’un vieil
écrivain, rédigé de sa « dernière
encre », et la virulence des réactions qu’il a suscitées, avec toutes les bassesses des polémiques
de bas étage, la suspicion de vouloir attirer sur soi l’attention, alors
que tant de bateleurs dénués de
talent et de scrupule occupent les
devants de la scène médiatique et
parlent le langage convenu des
bien-pensants. Günther Grass a
écrit un poème à la nécessaire cohabitation des peuples, parce que
sa réussite ou son échec sont de
notre responsabilité à tous. ■
Voir « Un rabbin recruteur », février 2011,
n° 313.
1
Le plus surprenant, et sans dou-
juin 2012 * n°327 • page 13
réfléchir
Mémoire, politique et langues
ALAIN MIHÁLY
D
ans le précédent numéro de ce mensuel, J.
Bude a livré un article
dénonçant
l’utilisation des termes « Holocauste » et « Shoah » pour nommer le génocide nazi des Juifs1.
L’opposition à ces termes, sinon
leur condamnation sans rémission, est loin d’être récente. Deux
articles ont été largement diffusés. Le premier, dû à J. Sebbag,
« Pour en finir avec le mot Holocauste », publié en 20052 dans
Le Monde, soutenait, de manière
nuancée, « Shoah », un terme qui,
selon cet auteur, permet de souligner « à juste titre, la spécificité
religieuse et culturelle » de la victime et sa « judéité » et de distinguer
le génocide des Juifs de ceux qui
l’ont suivi (il cite le Rwanda et la
Bosnie). « Holocauste » était rejeté
sur la base de son sens premier :
« consumation totale par le feu de
l’animal sur l’autel du temple ».
Le second article, « Pour en finir
avec le mot Shoah »3 vint, en réaction, du linguiste, poète et traducteur de l’hébreu biblique Henri
Meschonnic. Ce dernier condamnait « Shoah » pour différentes raisons dont nous retiendrons, ici
aussi, le sens premier du terme :
« c’est un mot qui, dans la Bible où
il se rencontre treize fois, désigne
une tempête, un orage et les ravages – deux fois dans Job – laissés
par la tempête dévastatrice. Un
phénomène naturel, simplement. »
Meschonnic suggérait, sans certitude, le terme « judéocide ». No-
tons cependant que les dictionnaires (voir par exemple Reymond
et Gesenius) contredisent le radicalisme de Meschonnic (Shoah signifie également, même si c’est
à l’origine par extension, « ruine, dévastation » et « désert ») mais
surtout qu’en hébreu moderne, le
terme a les sens non confondus
de tempête et catastrophe (et non
seulement de « catastrophe naturelle » comme l’affirme dès l’abord
J. Bude). C’est précédé de l’article défini qu’il désigne le génocide des Juifs : « ha-Shoah » (soit « La
Catastrophe », à distinguer d’une
catastrophe en général).
L’ORIGINE
Les mots s’extraient de leur étymon. Il en est ainsi pour « antisémitisme » – il n’y a de sémit(iqu)es
que des langues apparentées et
seuls les Juifs sont visés – qui désigne, depuis le XIXè siècle, la
haine des Juifs. Au même XIXe
siècle, « holocauste » a acquis le
sens, dénué de toute connotation
sacrificielle, de « destruction totale, anéantissement ». On le retrouve en 1944 chez l’écrivain C.
Mauriac (« l’holocauste indéfiniment renouvelé de son héroïque
jeunesse ») qui l’appliquera, en
1958, aux victimes indifférenciées
des camps nazis. On en est encore
à l’ère de l’antifascisme niveleur
et de l’absence de reconnaissance de la spécificité du destin juif
et ce n’est qu’ultérieurement, et
singulièrement à partir de 1979,
avec la diffusion du feuilleton
juin 2012 * n°327 • page 14
américain éponyme, que le terme
se restreindra aux seuls Juifs.
Dans le monde anglo-saxon (soit
partout, sauf en francophonie) où
il règne sans partage, « Holocauste » s’est libéré de tout sens sacrificiel et est strictement fonctionnel (voir, à titre d’exemples, M.
Marrus, L’Holocauste dans l’Histoire, P. Novick, L’Holocauste dans
la vie américaine, N. Finkelstein,
L’industrie de l’Holocauste, tous
auteurs « insoupçonnables »). Pour
J. Bude cependant, le terme « inscrit le génocide dans le mythe
religieux selon lequel l’expiation
d’un péché porte sa rédemption ».
Les penseurs ultra-orthodoxes,
qui, seuls, lisent le désastre à la
lumière d’une conception plus
générale de la rétribution divine
des actions humaines, n’ont pourtant pas initié l’usage d’Holocaust
puisque leurs langues de référence sont l’hébreu et le yiddish.
« Shoah » s’est, de la même manière, coupé de ses « racines ».
Nous laisserons ouvertes, dans
ce cadre restreint, la question de
l’emploi d’un nom propre et/ou
emprunté à une langue étrangère pour qualifier un événement
historique. Le sentiment s’est en
tout cas imposé à beaucoup de la
nécessité ou de l’évidence de ce
nom propre issu d’une langue juive. L’éditorial du dossier que consacra Points critiques4, alors revue
trimestrielle, à la sortie du film
Shoah, se félicitait de ce qu’enfin « un mot juif issu d’une langue juive s’impose pour nommer
une tragédie juive ». Les rédacteurs du même titre, devenu mensuel, évitent aujourd’hui ce terme,
qui sonne trop « israélien » ou trop
« communautaire » et non explicite
et lui préfèrent « judéocide » mais
il n’est pas rare que le mot leur
« échappe » et, bien sûr, que des
intervenants extérieurs ne l’emploient, sans que cela ne fasse
scandale. « Shoah » a par ailleurs
conquis partiellement le champ
scientifique francophone (cf. la
Revue d’histoire de la Shoah). Il
serait déplacé de reprocher aux
historiens impliqués de penser
le génocide nazi des Juifs comme
un « cataclysme naturel » ou, pour
aborder un autre argument avancé par J. Bude (voir infra), de faire d’eux les complices de la vision
du génocide à l’oeuvre en Israël et
dans les communautés juives.
Les chose semblent cependant plus complexes. La notion
de « catastrophe » au sens « d’événement brutal qui bouleverse le
cours des choses, en provoquant
souvent la mort et/ou la destruction » s’applique en effet au premier chef à des « phénomènes naturels » et ensuite seulement, par
extension, à tout « événement
aux conséquences particulièrement graves ». Faudrait-il bannir
un concept pourtant favorisé par
le premier historien du génocide,
Philip Friedman (1901-1960)5? Et
qui pourrait dire que « la destruction des Juifs d’Europe » (R. Hilberg) ne fut pas un événement catastrophique ? Notons en tout cas
que P. Friedman employait également « holocauste », sans majuscule et comme descriptif. et que la
réédition de ses articles en 1980
nécessita le passage à Holocaust,
évolution du vocabulaire oblige.
J. Bude établit un lien entre la
signification sacrificielle d’« Holocauste » et « la religion civique de
la rédemption » comme « instrument politique » israélien (I. Zertal)
et en conclut que « la qualification
d’Holocauste s’inscrit pratiquement toujours dans cette religion
civique où elle se confond avec
celle de Shoah ».
« Holocauste » et « Shoah » ne se
confondent cependant pas. Les
deux termes ont des parcours totalement différents et ce n’est
que par souci de compréhension
que les auteurs israéliens traduisent Shoah par Holocaust. Il faut,
quoi qu’il en soit, distinguer l’usage d’un terme et les discours politiques qui accompagnent la lecture de l’événement. Le génocide a
fait l’objet d’instrumentalisations
politiques en sens divers (« Arafat
Hitler », « les frontières de 67 sont
celles d’Auschwitz » ou, à l’inverse, « Israël nazi »). Que des dénominations soient associées à une
instrumentalisation ne les damne
pas par essence.
LES LANGUES
Le lecteur de l’article de J. Bude
est confronté à des considérations
sociolinguistiques aux fondements erronés. On lit, en préambule, que « le yiddish n’a que de
lointains rapports » avec l’hébreu
et que « pour tous (yiddishophones et judéo-hispanophones),
l’hébreu était une langue à usage
exclusivement religieux, comme le
latin pour les catholiques ».
Livrer une description de type
« soviétique », opposant « langue du
clergé » et « langue du peuple », appartient strictement au registre de
l’idéologie. Le parallèle fait avec
le monde chrétien est, lui, caractéristique d’un refus de prendre
en compte la dimension « nationale » complexe des cultures juives et de reconnaître à l’hébreu,
dans le cadre de cette dimension, sa légitimité intrinsèque.
Les sociétés juives traditionnelles se caractérisent par une configuration linguistique qualifiée de
« diglossie interne » (non équiva-
lente au bilinguisme) : deux langues complémentaires sont utilisées dans des fonctions distinctes
auxquelles sont associées un statut et des représentation différents. Une langue (ou une variété de langue dans d’autres cas)
« de prestige » ou « haute » cohabite avec une langue « moins prestigieuse » ou « basse ». Dans le cas
des Juifs ashkenazes de l’Est (et
de toute l’Europe jusqu’à l’assimilation linguistique progressive
qui a suivi les émancipations politiques), ces langues sont le loshn-koydesh ou « langue sacrée »
(hébreu et judéo-araméen) et le
yiddish. Le rapport fonctionnel
entre ces deux langues non apparentées est complexe à décrire d’autant que le paradigme originel a été largement entamé par
l’entrée dans la modernité qui a
conduit, à l’extrême, à une « guerre des langues » entre hébraïstes
et yiddishistes.
Sans entrer dans le détail de
l’histoire culturelle des Juifs, on
retiendra au moins que la littérature hébraïque moderne est née
en Europe centrale au XIXè (hors
contexte « sioniste »), que la plupart des écrivains yiddish classiques ont également écrit en hébreu (de telle sorte qu’on a pu
parler, même si cette formule est
débattue, d’« une littérature, deux
langues »), que dans l’entre deux
guerres, le réseau hébraïque moderne Tarbut scolarisait plus
d’enfants juifs que le réseau yiddish progressiste de la CYSHO, les
deux restant marginaux face aux
écoles polonaises et au réseau orthodoxe. Le yiddish, « langue de
fusion » ou « de contact » selon les
écoles, a, en outre, pleinement intégré dans son système linguistique une composante hébréoaraméenne (autour de 20 % du
lexique).
Les survivants yiddishophones ont nommé le
➜
juin 2012 * n°327 • page 15
➜
génocide : khurbm, « destruction,
ruine, désastre ». La racine du mot
est biblique et signifie « être asséché, désertifié » et, donc, « en ruine ». Le mot lui-même est post-biblique et renvoie à la destruction
des premier et second Temples de
Jérusalem (khurbm-bays-rishn et
khurbm-bays-sheyni).
Indubitablement du yiddish
mais d’origine tout aussi indubitablement hébraïque et aux référents « théologico-politico-historiques » transparents. Partageant
cette vision du génocide comme le troisième khurbm, le poète
(yiddish et hébreu) et héraut nationaliste Uri-Zvi Greenberg, ainsi
que quelques figures rabbiniques,
ont défendu, en Israël et contre
Shoah , jugé séculier et vide de
sens, le terme dans sa prononciation hébraïque moderne khurban.
Notons encore que les mémoires de la Première Guerre mondiale de l’ethnographe et écrivain S. An-Ski, publiées en 1920,
s’intitulent Khurbm Galitsye6, « La
destruction de la Galicie ». Nul ne
pensait alors qu’une autre « destruction », sans commune mesure,
des communautés juives allait advenir.
Gageons en tout cas que si
khurbm, par quelque miracle,
s’était imposé, on lui aurait reproché, outre sa prononciation
« difficile », son rappel d’un événement historique « national » et,
sans doute, le fait d’être de « l’hébreu ». L’ironie voudrait également
que les (pré-)Israéliens, dès 1940,
puis le législateur avec la loi de
1959 sur la « Journée du souvenir
de la Catastrophe et de l’Héroïsme » aient choisi Shoah pour éviter les connotations « archaïques »
de khurban ou parce que l’hébreu moderne a privilégié, généralement du moins, les termes
bibliques aux développements
post-bibliques. Mais on est bien
là face à un débat « interne » en-
tre deux « hébraïsmes » et la légitimité de « l’hébreu », comme langue juive, quelle que soit la strate
linguistique érigée en modèle, ne
peut être mise en doute. Autrement dit, l’affirmation selon laquelle « qualifier ces évènements
dans une langue qui a été créée
et qui n’est parlée que dans le cadre du mouvement sioniste, signe leur (des victimes) appropriation injustifiée par ce mouvement
et donc par le nationalisme israélien » ne peut être retenue. Ce qui
ne signifie pas, par ailleurs, que
le mouvement sioniste n’ait pas
intégré progressivement l’événement génocidaire dans un discours de légitimation élaboré bien
avant le génocide. Des voix, marginales, s’élèvent d’ailleurs encore toujours en son sein pour condamner cette « dénaturation » de
l’idéal originel.
LE SIONISME
Le deuxième argument avancé par J. Bude, « seule une petite minorité d’entre eux (les Juifs
d’Europe) était sioniste » rencontre deux obstacles. Le fait que le
sionisme ait été ou non minoritaire n’a pas d’incidence sur l’emploi actuel d’un mot hébreu, non
seulement, cela va de soi, en Israël mais aussi dans une diaspora aujourd’hui largement acquise
aux modèles culturels israéliens.
En deuxième lieu, cette affirmation doit être remise en perspective. Le fait, comme il est soutenu,
que l’émigration juive vers la Terre d’Israël ait été très réduite dans
l’avant-guerre, conditions économiques et préférence, quand cela
était possible, pour d’autres destinations obligent, ne signifie pas
que le mouvement sioniste n’ait
pas bénéficié de la sympathie active ou passive d’un très grand
nombre. Ce sont des députés sionistes – et également, pour faire
bonne mesure, des ultra-orthodo-
juin 2012 * n°327 • page 16
xes antisionistes – que les Juifs de
Pologne envoyaient au Sejm pour
défendre leurs intérêts. Les sionistes n’étaient pas majoritaires
au sens strict mais, face aux traditionalistes, libéraux, bundistes et
communistes, leur poids était manifeste. Ils étaient, sur le plan international, particulièrement actifs et il est difficile a posteriori de
reprocher aux instances sionistes d’avoir négocié avec les autorités nazies un accord d’émigration (contesté à l’époque au sein
même du mouvement sioniste)
vers la Palestine britannique de
dizaines de milliers de Juifs allemands et d’avoir, de ce fait, garanti leur survie. Pour J. Bude, cet
épisode se résume à une sentence qui tend à inscrire le projet sioniste dans un cadre nazi : « L’émigration vers la Palestine était
particulièrement favorisée par
les autorités nazies ». Les nazis
voulaient se débarrasser du plus
grand nombre possible de Juifs,
les frontières étant fermées, seule
ou presque restait ouverte la voie
vers la Palestine. Encore firentil payer lourdement cette émigration. L’existence de cet accord
« réfugiés contre marchandises »
est, de manière récurrente, utilisée (voir par exemple les publications électroniques pro-palestiniennes radicales) pour illustrer
l’accusation d’une complicité sioniste dans le génocide des Juifs,
génocide auquel bien sûr les « sionistes » auraient eu tout intérêt...
S’il y a une téléologie sioniste du
génocide qui s’élabora progressivement dès la nouvelle du désastre, on peut constater qu’une
téléologie fondamentalement antisémite (et illustrant un processus plus général de démonisation
du sionisme et d’Israël), puisqu’elle « décrit » un complot « sioniste » aussi invraisemblablement
pervers, s’est également cristallisée. J. Bude rejoint cette thé-
Page de titre de « Khurbm Galitsye »
matique douteuse en soutenant
que « l’idéologie de la Shoah-Holocauste […] justifie le « sacrifice » de communautés entières et
de millions d’êtres humains par
l’avènement rédempteur d’un
État-Sauveur ».
Le génocide appartient au corps
des arguments avancé pour illustrer ou démontrer la nécessité
de l’existence d’un État juif. Ceci
posé, parler de « justification », au
sens où l’entend J. Bude, revient
à soutenir que les idéologues du
sionisme donnent un sens positif
à la destruction des communautés juives européennes : justifier
l’État, ce n’est pas justifier le génocide.
Tare supplémentaire, cet emploi conjoint de « Shoah » et « Holocauste », par nature idéologiquement connotés, « criminalise
toutes les communautés non juives et leurs membres par une volonté endémique de massacrer
les Juifs ». Nommer, même mal, le
génocide ne criminalise pourtant
que ses auteurs. L’idéologie sioniste s’est en effet construite sur
la conception d’une permanence de l’antisémitisme en un temps
où ce dernier se révélait particulièrement virulent. À défaut de sa
«permanence» dans l’histoire, on
peut au moins conclure à la transmission jusqu’à aujourd’hui d’un
antisémitisme toujours capable de
se renouveler. Cette simple constatation relèverait donc du racisme « anti-Goy ». Tout à sa tâche
de nier cette évidence de l’antisémitisme, comme s’il reconnaissait quelque pertinence à un argument « sioniste », J. Bude en
vient à écrire que les « déportés
aspiraient à un retour chez eux,
chez eux, vers les personnes et
les lieux dont ils avaient été arrachés » et non « vers un mythique
État juif ». C’est oublier que, partout à l’Est, les rescapés juifs ont
été rejetés et que des centaines
de milliers d’entre eux ont, parfois
par idéal et souvent par nécessité,
gagné l’État juif en devenir. C’est
aussi se conformer à une logique de démonisation et du sionisme et d’Israël, qui les réduisant à
un projet strictement colonialiste
et criminel (d’où l’utilisation, absente ailleurs, d’un terme, sociocide, devant nécessairement rappeler le génocide), ne laisse aucune
prise à la compréhension – idéologie, appareil et politique d’État
mis à part – de ce qu’ont pu représenter et représentent encore le « sionisme » en action comme
phénomène de réparation psychologique après la destruction.
C’est aussi extraire littéralement
le sionisme des Juifs et les Juifs
du sionisme et faire de ce dernier
un ectoplasme diabolique.
L’idéologisation du génocide
est, quoi qu’il en soit, inacceptable. À titre d’exemple, son incarnation dans des manifestations de
masse telles que la « marche des
vivants », de toute évidence totalement acceptée au sein des communautés juives, donne le sentiment d’une profanation d’un lieu
qui, à l’instar de tout autre lieu de
mémoire, devrait être préservé
d’une intrusion de type politique.
La narration sioniste, aujourd’hui
dominante, de l’histoire des Juifs
ne peut cependant conduire à ériger un contre-discours motivé par
la condamnation absolue d’Israël bien plus que par le respect
d’une mémoire que l’on idéologise à son tour et d’un peuple dont
on méconnaît ou caricature la culture. ■
1
« Ni Shoah ni Holocauste », Points critiques
n° 326, mai 2012.
2
Le Monde, 27 janvier 2005.
3
Le Monde, 20-21 février 2005.
4
Points critiques n°26, octobre 1986.
5
Voir, par exemple, son article, co-écrit
avec Koppel S. Pinson, « Some Books on the
Jewish Catastrophe », Jewish Social Studies, Vol. 12, No. 1 (Jan., 1950), pp. 83-94.
6
Khurbm Galitsye : Der yidisher khurbm
fun Poyln, Galitsye un Bukovine, fun
togbukh 1914-1917, in Gezamlte shriftn,
Vilna-Varsovie-New-York, 1920-1925.
Voir également L. Khazanovitsh, Der
yidisher khurbm in Ukraine. Materyaln un
dokumentn, Berlin 1920.
juin 2012 * n°327 • page 17
! widYi ? widYi
Yiddish ? Yiddish !
PAR WILLY ESTERSOHN
TRADUCTION
Neivrf-retebr=
arbeter-froyen
Femmes ouvrières
Voici un poème de David Edelstadt, né en Russie en 1866 et mort aux Etats-Unis en 1892. Il a été publié
en 1891 dans le journal anarchiste new-yorkais de langue yiddish Di fraye arbeter shtime (« La Voix ouvrière libre») dont Edelstadt était devenu le rédacteur en chef. Le texte devint rapidement un chant de lutte, notamment dans le yiddishland est-européen. Dans son anthologie de la poésie yiddish, Charles Dobzynski
écrit à propos de David Edelstat : « Pendant sa brève période de création, ce fut un lyrique social, exaltant
avec des accents pathétiques, sur des rythmes vibrants et simples, la lutte pour la dignité et l’émancipation
du travailleur. »
Femmes ouvrières, femmes dans la souffrance ! / Femmes qui dépérissez à la maison, à la fabrique / Pourquoi vous tenez-vous à l’écart, pourquoi n’aidez-vous pas à bâtir / Le temple de la liberté, du bonheur humain ?
Aidez-nous à porter la bannière rouge (la bannière la rouge) / En avant à travers la tempête, à travers les
sombres nuits ! / Aidez-nous à propager la vérité et la lumière / Parmi les esclaves ignorants et en détresse.
Plus d’une fois des femmes généreuses ont déjà / Fait trembler bourreau et trône / Elles ont montré qu’on
peut leur confier / Le drapeau sacré dans les tempêtes les plus désastreuses.
! Neivrf edndUl ,Neivrf-retebr=
froyen laydnde
froyen
arbeter
,kirb=f Nvj zivh Nij Ntc=mw s]vv ,Neivrf
fabrik
un hoyz in
shmakhtn
vos
froyen
Neivb tin rij tfleh s]vv ,NtUvv Nvf rij tiitw s]vv
boyen nit
ir
helft
vos
vaytn fun ir
shteyt
vos
? kilg Ncelwtnem Nvf ,tiihUrf Nvf lpmet Med
glik
mentshlekhn fun
frayheyt
fun
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,Ntivr Med ren=b Med Ng]rt zdnvj tfleh
roytn dem
baner dem
trogn
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! tcen eretqnif Crvd ,Merutw Crvd ,strevvr]f
nekht
finstere
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shturem
durkh
forverts
,Ntiirpwr=f vq tcil Nvj tiihr=vv zdnvj tfleh
farshpreytn
tsu likht
un
varheyt
undz
helft
!tcenk entle ,ednsyvvmvj Nwivvq
knekht
elnte
umvisnde
Le texte de cette publicité pour la «Fraye arbeter shtime», journal anarchiste
new-yorkais dont David Edelstadt a été rédacteur en chef, est représentatif des
germanismes qui envahissaient à l’époque le yiddish.
tsvishn
,Neivrf eleb]n Nivw Nb]h l]m Niij tyn
froyen
nobele shoyn hobn mol eyn
nit
,N]rt Nvj rekneh Nretiq tc=meg
tron
un
henker
tsitern
gemakht
,Neyvrtr=f iiz Nek Nem z= ,tgUqeg Nb]h yyz
fartroyen
zey ken men az
getsaygt hobn zey
.N]f ekiliih id Merutw Ntsretib Nij
fon
heylike di
juin 2012 * n°327 • page 18
shturem
biterstn
in
REMARQUES
Ce poème comporte plusieurs germanismes, un phénomène fréquent à l’époque, avant la standardisation
du yiddish. Ainsi dndUl laydnd = souffrant (part. présent – en allemand - de NdUl laydn = souffrir) ; on
écrira kidndUl laydndik. De même strevvr]f forverts (= en avant) est également de l’allemand ; on
remplacera par sivr]f foroys. Il y a encore le cas de NgUq tsaygn (= montrer) qu’on remplacera par NzUvv
vayzn. Au troisième vers de la première strophe, s]vv vos = s]vvr=f farvos = pourquoi. fun vaytn NtUvv
Nvf = de loin. tcen nekht : plur. de tc=n nakht = nuit. l]m Niij tyn nit eyn mol = plus d’une fois
(littéralement : pas une fois). etsretib biterste : superlatif de retib biter = amer, dur, pénible.
juin 2012 * n°327 • page 19
ANNE GIELCZYK
Septième ciel
E
n parcourant ma pile
de journaux en rade
des dernières semaines,
je tombe sur cette
nouvelle incroyable, « Le point
G est enfin localisé » (Le Soir du
6 mai). Ça alors !! Comment une
information de cette importance
a-t-elle pu m’échapper ? Rien vu,
rien entendu, il n’y en avait que
pour les élections présidentielles
françaises.
J’apprends dans cet article
que l’existence de ce point
mystérieux a été avancée
pour la première fois en 1950
par un certain docteur Ernest
Gräfenberg, qui lui a donné en
toute modestie typiquement
masculine, l’initiale de son
nom. Et moi qui croyais que le
docteur G était une invention de
Philippe Geluck !
Point imaginaire ou point
anatomique, voilà une question
qui a agité les femmes pendant
des décennies. Les féministes
des années 1970, toutes à
leur défense de l’orgasme
clitoridien, n’y croyaient pas
ou faisaient semblant de s’en
foutre. Françoise Dolto, elle,
n’avait qu’une piètre opinion
de l’orgasme clitoridien qu’elle
estimait « décevant » et même
« ambigu »1. Elle distinguait
pas moins de quatre types
d’orgasmes féminins, allant du
clitoris à l’utérus en passant par
le vagin. Le Nirvana se situant
pour elle au plus profond de ce
continent noir et tout en haut de
l’échelle des plaisirs génitaux et
de la maturité sexuelle féminine.
Mais, même si la question du
plaisir reste mystérieuse, voilà
donc la question du point G
tranchée. Il existe et il a été
localisé. Il serait de forme
trapézoïdale et se situerait très
exactement à 16 millimètres
de l’urètre dans un angle de 35
degrés avec celui-ci. Urètre ?
35 degrés ? Y a-t-il un GPS
pour nous indiquer le chemin ?
TomTom, à l’aide ! Tapons
« septième ciel » et laissons-nous
guider : « Dans trois millimètres,
tournez à gauche, ensuite faites
demi-tour » « arrivé au rondpoint, prenez la dernière sortie ».
« Vous êtes arrivées ». Comme
quoi, l’aventure est derrière le
coin. Une idée peut-être pour
vos grandes vacances. Une
destination exotique, écologique
et peu chère par ces temps de
crise et de rigueur.
D
ans un tout autre
genre, je lis que JeanLuc Dehaene a publié
ses mémoires. Ici
pas besoin de GPS : l’ouvrage
est à l’image de son auteur,
volumineux. 1000 pages, ne
comptez pas sur moi pour lire
tout ça, j’ai d’autres priorités.
juin 2012 * n°327 • page 20
Une petite étude comparative
des commentaires dans la presse
du Royaume devrait suffire. Le
Soir titre sur la mort soudaine et
la succession du roi Baudouin,
et consacre toute une page à la
monarchie. Comment Albert a
accepté tout de suite de succéder
à son frère, comment Philippe
l’en a remercié et pourquoi
accorder une dotation à Laurent
était une erreur. Palpitant. Dans
les journaux flamands, on
préfère traquer les petites phrases
assassines, qui nous parviennent
au compte-goutte au fil du
décryptage de ces 1000 pages,
un peu à l’image des révélations
de WikiLeaks. La plupart
aussi décevantes et ambigües
que l’orgasme clitoridien de
Françoise Dolto.
G
eert Bourgeois,
lui par contre, ne
déçoit jamais. Sous
ses airs bonasses,
Geert Bourgeois est un pur et
dur de la N-VA. Le ministre de
l’inburgering (l’intégration) du
gouvernement flamand vient
de sortir un starterskit pour les
primo-arrivants en Flandre. Cela
s’appelle « Migrer en Flandre.
Coffret d’introduction pour
les familles immigrantes ».
Cela ne s’adresse pas, vous
l’aurez compris, aux primoarrivants français fortunés post-
“ Volksgazet ”, un revenant qui annonce des lendemains qui chantent
Sarkozy. Nous y découvrons
avec stupeur2 que les flamands
sont des « cactus » – un peu
comme les sabras – ils piquent
de l’extérieur, sont doux à
l’intérieur, mais difficiles à
ouvrir et qu’ils sont ponctuels,
qu’il est donc conseillé d’arriver
à temps. Que la Belgique est un
pays où il pleut souvent et où il
vaut mieux toujours se munir
d’un parapluie mais que par
contre l’argent ne tombe pas
du ciel et la vie y est très chère.
Il vaut mieux donc travailler à
deux, d’ailleurs en Flandre le
travail est très important. Sachez
qu’en Flandre, les hommes et les
femmes ont les mêmes droits et
qu’il y est interdit de battre votre
partenaire et vos enfants. Et
bien sûr pour trouver du travail
et comprendre vos patrons, il
est indispensable d’apprendre
le néerlandais – non le français
n’est pas la langue maternelle
en Flandre nous raconte Rachid,
en Belgique depuis pas mal
d’années. Autant vous dire que
la communauté marocaine (ainsi
qu’une bonne partie de la presse
et des internautes) n’a vraiment
pas apprécié la prose insinuante
et franchement insultante, le ton
paternaliste et bêtifiant de cette
brochure « informative ».
J
e continue ma lecture, et
je tombe sur ce journal
distribué lors de la fête
du 1er mai place Rouppe :
Volksgazet, à ma connaissance
le seul journal gratuit « au prix
de 1 euro » (ça s’appelle un
double message). Le Volksgazet,
c’était le journal des socialistes
d’Anvers, l’équivalent du
Vooruit à Gand. Tous deux
ont fusionné sous le label De
Morgen en 1978 avec comme
rédacteur en chef un ancien
de mai 68, Paul Goossens, qui
allait en faire un Libé flamand.
Aujourd’hui, De Morgen n’a
plus rien à voir avec la gazette du
parti socialiste, c’est devenu un
journal de référence indépendant
en Flandre au même titre que
De Standaard qui a perdu lui
son label catholique-flamingant
« AVV-VVK » (pour les plus
jeunes d’entre vous : Alles voor
Vlaanderen, Vlaanderen voor
Kristus, tout un programme).
Cette réédition de Volksgazet,
« Journal socialiste », est une
émanation des dissidents du
sp.a, qui se sont regroupés
dans Rood!. On nous
annonce qu’il paraîtra
« quand nécessaire ».
Comme le disait un ami,
faudra-t-il s’inquiéter ou
se réjouir de sa parution ?
Je choisis pour la seconde
option car Volksgazet –
et avec lui Rood! – ne
cache pas ses ambitions
mélenchonniennes. De nos
jours, tout le monde s’y
met d’ailleurs : le PTB,
les trotskystes de toutes
obédiences, les syndicalistes
de combat, le dissident Écolo
Westphael, tous appellent de
leurs vœux et veulent incarner
en Belgique la gauche radicale.
Toujours est-il qu’au moins
pour un jour, il régnait une
bonne ambiance « peuple de
gauche » place Rouppe – notre
Bastille(ke) à nous – en ce 1er
mai 2012. On dirait bien que le
vent tourne, un petit peu, même
Écolo qu’on n’avait pas entendu
depuis que la crise a éclaté en
2008, durcit le ton et opte pour
un vocabulaire résolument
lutte des classes. «GDF-Suez
passe à l’action sur le dos des
travailleurs» ! oui-da «des
travailleurs» – titre Ecolo dans
sa dernière newsletter. Alors,
bienvenue au club, demain, vous
verrez, ça ira, ça ira, ça ira, …
En attendant, bonnes vacances
les amis, n’oubliez pas votre
TomTom, et en route pour le
« septième ciel ». ■
Françoise Dolto, Sexualité féminine, Paris,
1982, page 174.
2
http://www.migreren.inburgering.be/fr/
fr/témoignage
1
juin 2012 * n°327 • page 21
activités
vendredi 1er juin à 20h15
samedi 2 juin à 10h30
Les conclusions de la Troisième Session du Tribunal Russell sur la
Palestine (Le Cap, 5-7 nov. 2011) et le sociocide
Conférence-débat avec
Visite guidée du Musée Eugeen Van Mieghem à Anvers
Ernest Van Dijckkaai 9, Anvers (à deux minutes de l’hôtel de ville et à 5 minutes de la Grenplaats)
www.vanmieghemmuseum.com
Marianne Blume
professeure pendant 10 ans à l’Université Al Azhar de Gaza
Comment appeler une politique dont le but est d’éliminer une société dans son identité et son
existence organisée ?
Lors de la session du Tribunal Russel à Cape Town, Marianne Blume a, en qualité de témoin, plaidé
pour que les juges prennent en compte la cohérence et l’intentionnalité de la politique israélienne.
L’ensemble des mesures vise à la destruction de la société palestinienne. Le droit international
devrait-il introduire un nouveau concept : le sociocide ?
PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO
Sous la conduite de son conservateur, M. Erwin
Joos, auteur de nombreux ouvrages sur le peintre.
Eugène Van Mieghem (1875-1930), issu de milieu
modeste, ayant lui-même connu la misère, élève
de l’Académie d’Anvers, où il prit connaissance
des œuvres de Van Gogh, Seurat, Toulouse-Lautrec,
etc., devint le peintre du port et de ses travailleurs.
Son père tenait café près de l’embarcadère des
émigrés partant pour l’Amérique sur les navires
de la Red Star Line. Il laissa ainsi de nombreux
vendredi 8 juin à 20h15
Le financement public du culte israélite
Conférence-débat avec
Caroline Sägesser,
collaboratrice scientifique au CIERL-ULB
En 1831, le nouvel État belge se dote d’une Constitution
très libérale, qui établit l’indépendance de l’Église et de
l’État. Cependant, il maintient le financement public,
et l’étend au culte israélite. Celui-ci restera, jusqu’à la
reconnaissance de l’islam en 1974, le seul culte non
chrétien soutenu par les pouvoirs publics. Comment
un système conçu pour l’Église catholique lui a-t-il été
appliqué ? Quelle a été l’attitude des pouvoirs publics,
dans une Belgique alors catholique à près de 99 % ? Le
traitement a-t-il été vraiment égalitaire ? Quelle est la
situation aujourd’hui ? Voici quelques-unes des questions
auxquelles cette conférence se propose de répondre.
PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO
juin 2012 * n°327 • page 22
témoignages sur l’émigration des Juifs de l’Est de
l’Europe qui empruntèrent ce chemin.
Les collections du musée occupent la maison d’un
ancien échevin de la ville, au remarquable décor
art nouveau, auquel nous aurons également accès.
La visite dure environ 2h. Promenade libre dans le
port après la visite. À proximité du nouveau MAS
(Museum aan de Schelde) et du futur musée de la
Red Star Line.
La Grande Synagogue de Bruxelles
PAF: 10 EUROS maximum, selon le nombre de participants
Inscription auprès du secrétariat de l’UPJB 02.537.82.45 – [email protected]
juin 2012 * n°327 • page 23
activités
Appel pour une rentrée en beauté
Au bout de 20 ans de bons et loyaux services, notre local a
été au bout de ce qu’il pouvait nous offrir.
Nous voudrions préparer notre prochaine rentrée dans un
lieu rafraîchi, plus hospitalier, plus lumineux.
Vous le voyez sur le dessin ci-dessous : un rêve modeste.
Et accessible, si vous nous y aidez !
En 20 ans, le porte-à-porte de nos aînés a changé de forme
mais notre souhait est tout aussi fort : entrer dans une nouvelle période avec de nouveaux projets dans un lieu renouvelé.
Notre
espoir:
rassembler, d’ici
septembre, les 10.000 euros nécessaires aux premiers
coups de pinceaux.
Avec, à la clé pour les 10 premiers contributeurs de
plus de 100 euros ou leurs amis, un abonnement gratuit
à Points Critiques ou, au choix, l’entrée gratuite à nos activités pendant 1an.
Le comité renouvelé
Compte upjb : 000-0743528-23
communication: « rentrée en beauté »
La chorale Rue de la victoire
cherche chanteurs, toutes voix
Rue de la Victoire est une chorale trans-générationnelle qui aborde un répertoire de chansons
de résistance, de lutte, de liberté.
Bref, des chansons engagées d’ici et d’ailleurs. Un répertoire lié à l’histoire de la maison de la
Rue de la Victoire, la maison de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique.
La lecture de la musique n’est pas nécessaire mais la justesse est requise.
Les répétitions ont lieu le mercredi de 19hà 21h au 61, rue de la Victoire à St-Gilles (métro Hôtel des Monnaies).
Renseignements : Mouchette Liebman 02/2416337 ou 048/6030268
juin 2012 * n°327 • page 24
juin 2012 * n°327 • page 25
vie de l’upjb
19 avril 1943 - 19 avril 2011
COMMÉMORATION DE L’INSURRECTION DU GHETTO DE VARSOVIE
Allocutions au mémorial du martyr juif le 22 avril 2012
C
Vers les hommes et les femhers amis, nous voi- tsigane qui a eu le triste privilège
là réunis, une fois en- de partager le sort des Juifs sous mes qui, plus près de chez nous,
core, pour commémo- le nazisme. Nos pensées vont vers font entendre une indignation et
même une colère de plus en plus
rer ce19 avril 1943 qui vous.
marqua
le
début de l’insurrection
des habitants du ghetto
de Varsovie, la première et la plus importante
des révoltes urbaines
contre l’occupant nazi.
En avril 1943, dans le
ghetto de Varsovie,
quelques
centaines
de jeunes gens armés
de revolvers, voués à
une mort certaine, ont
tenu en échec pendant
trois semaines l'armée
la plus puissante du
monde. Cette nouvelle
se répandit dans toute
l'Europe occupée et
devint le symbole de
toutes les résistances.
En ce 22 avril 2012
et en ce lieu si particulier où les murs sont Dépôt de gerbe au Monument aux résistants Juifs par Jérémie Potaznik et Edgar De Wolf
couverts des noms de
Dans notre histoire récente, perceptibles face à une situation
nos disparus, où la simple inscription de leurs noms les fait en- vers les hommes et les femmes économique sombre, une crise sotrer dans la mémoire collective et du monde arabe qui se sont sou- ciale et identitaire qui relance la
dans l’Histoire, leur rendant ainsi levés contre leurs dictateurs, qui question de la fraternité et du viun peu de leur dignité d’humain, ont fait basculer la peur de tout un vre ensemble. Vers vous, les sansnos pensées vont aussi vers tous peuple au péril de leur vie, préfé- papiers de la VUB dans lesquels
ceux dont les noms ne sont pas rant mourir plutôt que vivre dans notre jeunesse qui s’est exprimée
la misère. Nos pensées vont vers ici se reconnaît pour le droit à une
même inscrits sur un mur.
vie meilleure. Vers vous, nos voiVers ceux de la communauté vous.
juin 2012 * n°327 • page 26
mais nous n’irons pas à Malines de notre propre gré .
- Tu dis des bêtises, je ne
veux pas que mon fils devienne un voleur.
- Peut-être pis que ça, je
suis prêt à assassiner !
- Oh, mon dieu, qu’il devient bête mon fils, dis-moi
ce que tu as derrière la tête,
ce que tu mijotes.
- Eh bien voilà, j’ai demandé à adhérer aux Partisans, j’attends la réponse,
encore quelques jours de
patience.
- Soit, je ne veux pas t’en
empêcher, tu es bien jeune
encore pour aller te battre,
mais s’il le faut vraiment…
- Il le faut, oui, on ne peut
Allocution de l’UPJB-Jeunes par Sarah Desmedt, Maroussia Toungouz et Manjit Dunkelman
pas laisser aux autres le
soin de se battre pour nous.
On nous trouvera un logement et
sins musulmans, enfants d’immi- pars pas, et toi non plus.
Elle a éclaté en sanglots, m’a de faux papiers.
grés comme nous, trop souvent
Le fils fut convaincant, sa mastigmatisés comme nous l’étions assailli de reproches :
naguère.
- Que tu es naïf, qui va donc nous man finit par s’engager avec lui.
Il y a 60 ans et quelques an- aider ? Le Bon Dieu, j’y croyais
(…)
nées, ici, en Belgique, des hom- encore il y a quelque temps, mais
En récompense de son courage
mes et des femmes, ont choisi de c’est fini à présent, ça suffit.
pour avoir veillé sur des caisses
résister. Engagés dans cette zone
de dynamite, grenades et armes
(…)
poreuse entre la légalité et la lé- Le Bon Dieu c’est pour les mi- de tout calibre, pour n’avoir, des
gitimité, refusant de rester pas- racles dis-je à ma mère, ce n’est nuits durant, dormi que d’un œil
sifs devant la loi et d’obéir, ils ont pas de ça que je veux te parler. Il en attendant le retour de son fils
décidé d’agir. Des hommes, com- y a des gens qui vont nous aider, après ses actions d’éclat, elle a
me notre ami Ignace Lapiower, et il faut qu’on tienne le coup, quel- été reconnue membre de l’Armée
des femmes, comme sa maman, à ques jours encore, je ne peux pas belge des Partisans à titre honoriqui nous voulons rendre homma- tout te dire, mais tu verras.
fique. De temps à autre, nous dége aujourd’hui ; Ignace, l’un des
- Je verrai quoi ? Tant que nous posons une gerbe de fleurs dederniers partisans qui nous donne pouvions travailler, on pouvait vant cette stèle du souvenir et
la chance et le privilège de nous plus ou moins se nourrir, mais chantons l’hymne des Partisans
livrer un témoignage vivant et maintenant nous n’avons même juifs écrit par un Partisan durant
poignant et à qui j’aimerais main- pas de quoi tenir jusqu’à la fin de la révolte du ghetto de Vilna. ■
tenant laisser la parole…
la semaine.
- Si on n’a plus rien on ira chez
C’était le raisonnement de ma ta sœur, ma tante nous prêtera Carine Bratzlavsky,
co-présidente de l’UPJB
mère, c’était le raisonnement de deux ou trois cents francs.
l’immense majorité des gens.
- Oh, je lui en dois déjà pas
Obéir, obéir. Elle préparait son mal, son mari nous mettra à la
baluchon. Je lui ai dit :
porte, il y a trois gosses là-bas.
- Pas question de partir, je ne
- Tant pis, j’irai voler s’il le faut,
➜
juin 2012 * n°327 • page 27
➜
est le mensuel de l’Union des
progressistes juifs de Belgique
(ne paraît pas en juillet et en
août)
L’UPJB est soutenue par
la Communauté française
(Service de l’éducation
permanente)
N
ous sommes aujourd’hui à nouveau réunis pour commémorer, nous souvenir et
rappeler aux autres le
sens profond du combat des insurgés, symbole d’une lutte pour
la liberté et la dignité des peuples
et des individus.
Ces jeunes Juifs, à peine plus
âgés que nous, ne se sont battus ni pour leur profit, ni pour
un territoire. En se soulevant, ils
ont rappelé leur appartenance au
genre humain. En prenant les armes contre ceux qui voulaient les
anéantir, ils se sont raccrochés à
la vie et sont devenus des hommes libres. L’insurrection deve-
nait l’ultime acte de lutte contre la
barbarie et pour la sauvegarde de
la dignité. Leur message dépassait le cadre du génocide dont ils
ont été victimes ; il visait à combattre toute oppression d’une
communauté par une autre, toute forme d’injustice, d’intolérance
ou de mépris.
Si nous sommes aujourd’hui
réunis, c’est pour nous rappeler le
sens profond du combat des insurgés. C’est par cet appel aux générations futures que l’insurrection
du ghetto de Varsovie constituera
un symbole de lutte pour la liberté
et la dignité des peuples.
En tant que moniteurs à l’UPJBJeunes, nés au moment du géno-
Au 61, rue de la Victoire
juin 2012 * n°327 • page 28
cide des Tutsi et de la guerre en
Yougoslavie, témoins de conflits
idéologiques, religieux et raciaux,
de luttes politiques et économiques et héritiers d’une histoire,
nous souhaitons que sa mémoire
devienne l’affaire de tous, et pas
seulement des Juifs.
Aujourd’hui encore, des murs
s’érigent, des voix cherchent à
se faire entendre et des gestes
de désespoir nous rappellent que
le combat des insurgés est loin
d’être gagné et est toujours d’actualité.
La montée de l’extrême droite en Europe, la multiplication de
centres fermés, les nombreuses
victimes de conflits armés, les discriminations flagrantes et injustices sociales dont nous sommes
témoins, exigent que nous combattions et condamnions ces dérives. Nous exigeons pour tous les
peuples sans exception, le droit
de vivre libres et dans la dignité.
Notre engagement auprès des
sans papiers, la participation aux
manifestations contre la guerre et
le racisme, le choix des noms de
groupe, le choix de nos thèmes de
camp visent à développer un esprit de solidarité, à éveiller le sens
critique des jeunes et entend établir un lien entre les luttes passées et actuelles.
L’année passée, en ce même
lieu, nous revenions sur l’assassinat de Juliano Mer Khamis. Ce
militant juif palestinien, armé de
Secrétariat et rédaction :
rue de la Victoire 61
B-1060 Bruxelles
tél + 32 2 537 82 45
fax + 32 2 534 66 96
courriel [email protected]
www.upjb.be
Comité de rédaction :
Henri Wajnblum (rédacteur en
chef), Alain Mihály (secrétaire
de rédaction), Anne Gielczyk,
Carine Bratzlavsky, Jacques
Aron, Willy Estersohn, Tessa
Parzenczewski
Ont également collaboré à ce
numéro :
Roland Baumann
Antonio Moyano
Claire Pahaut
Gérard Preszow
Conception de la maquette
Henri Goldman
culture et d’art, visait à lutter contre la violence d’un État. Il entendait responsabiliser et éduquer les enfants afin de construire
un futur nouveau face à l’occupation israélienne. Cette année,
nous avons décidé de le mettre à
l’honneur en attribuant son nom
au groupe des plus jeunes. Nous
espérons qu’en accordant le nom
d’un ‘combattant pour la liberté’ au nouveau groupe des petits,
l’appel des insurgés aux générations futures sera entendu et perpétué. ■
L’UPJB-Jeunes
Sacha Rangoni et Sacha Schiffmann,
introduits par Gérard Preszow,
interviewent Ignace Lapiower, auteur de
“ Ma mère dormait sur de la dynamite ”
Seuls les éditoriaux engagent
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sont réduits de moitié pour les
personnes disposant de bas
revenus.
juin 2012 * n°327 • page 29
hommages
Michel Dubuisson. Un spécialiste du
conflit israélo-arabe
WILLY ESTERSOHN
M
ichel
Dubuisson,
ancien journaliste au Soir, est mort
le 6 mai dernier à
l’âge de 82 ans.
Parmi ses confrères belges, il avait
été incontestablement le meilleur
n’effectuait aucun reportage sans
avoir pioché à fond ses dossiers.
Dans ses interviews ainsi qu’aux
conférences de presse, cela lui
permettait de poser les questions
les plus pertinentes, les plus pointues, souvent les plus embaras-
Interview de Yasser Arafat par Michel Dubuisson à Tunis en 1984
connaisseur du monde arabe et
du conflit israélo-palestinien.
Grand reporter, il ne ressemblait en rien à l’image caricaturale (mais parfois bien réelle) que
l’on donne souvent des journalistes qui roulent leur bosse de par
le monde : il n’était ni hâbleur, ni
rouleur de mécaniques. Silhouette frêle et d’apparence timide, il
santes. Homme de grande sensibilé, il ne s’était jamais départi
de son indignation face au sort
fait aux Palestiniens.
Sa carrière professionnelle fut
brutalement interrompue à la fin
de l’année 1987 : au moment de
la première intifada, il se trouvait
à Jérusalem lorsqu’il fut terrassé
par un accident de santé extrê-
juin 2012 * n°327 • page 30
mement grave qui devait l’empêcher définitivement de poursuivre
ses activités journalistiques. Mais,
jusqu’au bout, il a continué à se
tenir informé de l’évolution de ses
sujets de prédilection.
Les souvenirs qu’il égrenait
étaient souvent émaillés de détails qui ne manquaient jamais
d’intérêt. Il raconta notamment
qu’au cours d’une manifestation
anti-israélienne à Beyrouth, dans
les années 1970, il avait vu des
militants de la gauche libanaise, auxquels s’étaient joints des
membres de l’OLP, faire barrage
pour protéger le quartier juif de
Wadi Abu Jamil.
L’un de ses enfants, François
Dubuisson, a manifestement été à
bonne école. Spécialiste du droit
international à l’ULB, un des derniers articles qu’il a publiés a pour
titre « L’ONU, Israël et les droits de
l’Homme » (revue Politique, maijuin 2012). ■
Régine Krochmal 1920-2012
CLAIRE PAHAUT
R
égine Krochmal, née
le 28 juillet 1920, à
la Haye, est la fille de
Juifs immigrés germano-autrichiens.
Elle
grandit dans les écoles bruxelloises et devient infirmière accoucheuse. À aucun moment de la
guerre, elle ne quittera sa robe et
sa cape d’infirmière. Par ses amis
de l’immigration, elle connaît les
ordonnances déjà d’application
en Allemagne, selon les lois de
Nuremberg de 1935, sur la protection du sang et de l’honneur
allemands.
Régine Krochmal s’engage dans
diverses actions de solidarité et
de résistance contre ceux qu’elle
appelle les « voleurs de vie ». « La
théorie nazie est la négation de
la vie, aussi ai-je mis toutes mes
forces à la combattre. » Elle rejoint des amis au Front autrichien
de Libération rattaché au Front de
l’indépendance, section des Partisans armés.
Régine Krochmal sera arrêtée deux fois, chaque fois sur dénonciation. La première fois, le
20 janvier 1943, elle est emmenée dans les caves de la Gestapo,
au 453 de l’avenue Louise, le jour
où Jean de Sélys Longchamps mitraille l’immeuble. L’interrogatoire
est interrompu et elle est envoyée,
parce que Juive, à Malines, inscrite pour le XXe convoi vers Auschwitz. Le 19 avril, elle est désignée pour accompagner le wagon
des malades. Le docteur Bach de
la caserne Dossin la met en garde
de l’issue du voyage et lui donne un couteau pour qu’elle s’enfuie. Le couteau, la pleine lune et
sa foi dans la vie poussent Régine à sauter du train. Elle saute au
moment où trois jeunes résistants
arrêtent le train à Boortmeerbeek.
Après son retour à Bruxelles, Régine sera, par précaution, mise en
quarantaine par son groupe de
résistants mais elle reprendra assez vite son « travail ».
Le 25 mai 1944, elle est à nouveau trahie. Incarcérée à la prison
de Saint-Gilles, elle est emmenée
trois à quatre fois par semaine, à
la Gestapo, installée maintenant
au 347 de l’avenue Louise. Les SS
s’acharnent sur elle. La violence
des interrogatoires croît. Elle reconnaît le SS qui « gère » son dossier, qui l’avait interrogée en 43,
déjà. Cet officier allemand, dans
le plus fort des interrogatoires,
ouvrait la bouche, tirait la langue
et bavait.
Régine, dont le métier était de
soigner, d’apaiser et non de faire
la guerre, apprend, sur le tas, son
métier de résistante. Elle trouve
en elle des réponses, des moyens
de vider son esprit et se répète
inlassablement : « Je ne sais rien,
donc je ne dirai rien. Oui, on va
me libérer. Et « lui », je le regarde, le fixe aussi longtemps que je
le peux. Mais pourrait-il m’arriver
quelque chose de plus grave ? »
Et, au plus fort de son espoir dans
la vie, elle le reconnaît, ce SS , à
la cicatrice qu’il porte à la langue.
Elle ne parlera pas.
Elle est « libérée » de la prison
de Saint Gilles et ne se doute pas
du piège. Une voiture de la Gestapo l’attend au détour de la rue
et la conduit à Breendonk. Un
sac sur la tête, elle est poussée
au bunker. Elle y subit 3 jours et
3 nuits d’interrogatoires. Pour la
faire parler, ses bourreaux la confrontent à une amie, Herta Wiesinger, résistante du même réseau. Elles se partagent leur force
et restent, toutes les deux, muettes. Terriblement affaiblies, elles
sont envoyées dans les cachots
de Malines où les interrogatoires
continuent tout l’été, jusqu’à la Libération.
« La nuit du 3 septembre 1944,
deux jeunes gardes flamands, mitraillettes en bandoulière, pénètrent en pleurs dans ma cellule. Les SS ont quitté la caserne,
les Alliés approchent et ils ne savent où aller. Ils me supplient de
les emmener et de les cacher chez
moi... »
Après la guerre, Régine fonde une famille et part pour quelques années aux États-Unis. Elle
reviendra avec une formation de
psychothérapeute. Elle ne vit plus
que dans la relation à l’autre. Apprendre à ceux qui s’adressent à
elle à réveiller l’amour oublié.
La vie ? Un conte, des réalités,
la joie.
« De tout pouvoir qui tient le
monde enchaîné », conclut Régine
Krochmal en citant Goethe, « l’être
humain s’en libère quand il sait se
gouverner. » ■
juin 2012 * n°327 • page 31
agenda UPJB
Sauf indication contraire, toutes les activités annoncées se déroulent au local de l’UPJB,
61 rue de la Victoire à 1060 Bruxelles (Saint-Gilles)
vendredi 1er juin à 20h15
Les conclusions de la Troisième Session du Tribunal Russell sur la Palestine
et le sociocide. Conférence-débat avec Marianne Blume, professeure pendant 10 ans à
l’Université Al Azhar de Gaza (voir page 22)
samedi 2 juin à 10h30
Visite guidée du Musée Eugeen Van Mieghem à Anvers
(voir page 23)
vendredi 8 juin à 20h15
Le financement public du culte israélite. Conférence-débat avec Caroline Sägesser, colla
boratrice scientifique au CIERL-ULB (voir page 22)
club Sholem Aleichem
Éditeur responsable : Henri Wajnblum / rue de la victoire 61 / B-1060 Bruxelles
Sauf indication contraire, les activités du club Sholem Aleichem se déroulent au local de
l’UPJB tous les jeudi à 15h (Ouverture des portes à 14h30)
jeudi 7 juin
« La condition des femmes en Tunisie après la révolution » par Fotoula Ioannidis, militante
féministe
jeudi 14 juin
« Informations sur les lois de vie » par Francine Toussaint, Membre du Conseil
d’administration de l’ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité)
jeudi 21 juin
Concert de musique classique par le pianiste Yvan Kerekowski, présenté par Maroussia
jeudi 29 janvier
Réunion conviviale ouverte aux jeunes et moins jeunes. Bilan de la saison et projets
d’avenir. Super goûter avec spécialités juives.
et aussi
dimanche 24 juin à 14h
Fête des musiques juives 6ème édition. Théâtre Saint-Michel rue Père Eudore Devroye
1040 Etterbeek www.fêtesdesmusiquesjuives.wordpress.com
Prix : 2 EURO
Les agendas sont également en ligne sur le site www.upjb.be