Lettre de Penthes 025 / printemps 2015
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Lettre de Penthes 025 / printemps 2015
La Lettre De Penthes Le magazine du Domaine de Penthes – Numéro 25, printemps 2015 POLITIQUE ÉTRANGÈRE Enfant mal-aimé des Suisses ? LYON ET SES SUISSES EXCLUSIVITÉ : NOTICES AUTO-BIOGRAPHIQUES de Charles Aznavour Trésors arméniens à Penthes | SOMMAIRE La Paix en Musique, peinture sur toile, Peggy Hinaekian Penthes est à vous 2 Politique étrangère enfant mal-aimé des Suisses ? 5 Mot du Directeur57 Rencontre des Clubs Suisse à Penthes58 Trésors arméniens à Penthes60 Une loi pour les Suisses de l’étranger Vivre la coopération internationale : défis et passion 10 Notices auto-biographiques de Charles Aznavour64 12 Profession : avocat-conseil 17 Les Suisses de Rhône-Alpes 20 Bernard Challandes, sélectionneur suisse de l’équipe de football d’Arménie68 Le marché aux fromages de Nueva Helvecia70 Lyon et ses Suisses23 L’âge d’or des barons du fromage 27 Edmond Boissier (1864-1952) : pionnier de la coopération transfrontalière31 Comment devenir cheffe d’entreprise dans les Caraïbes …72 Ceux qui ont compté pour Penthes... René Burri74 Aujourd’hui : Jérémie Pauzié (1716-1779)76 Bruno Manser – un Suisse pas comme les autres36 Le Domaine de Penthes en devenir40 Jean-Victor II de Besenval (1671-1736) : officier et diplomate42 Livres à lire44 Andreï Gratchev analyse le passé récent russe à Penthes78 Une station à saute-frontière sur le Bassin Lémanique81 Le Chili en exposition au Restaurant de Penthes82 Les Amis de Penthes55 La Suisse redessinée. De Napoléon au Congrès de Vienne83 La Lettre de Penthes |1 | ÉDITORIAL Penthes est à vous Rodolphe S. Imhoof T el est le titre de notre campagne de communication auprès des citoyens genevois et de vous tous, chers lecteurs de ce numéro spécial de la « Lettre de Penthes », campagne initiée par la Fondation pour l’Histoire des Suisses dans le Monde, avec le soutien du Président du Conseil d’Etat de la République et Canton de Genève. Ce titre reflète le fait que la Fondation a pu s’assurer, pour les années qui viennent, de son établissement sur le Domaine de Penthes. Elle pourra ainsi poursuivre la réalisation de son rêve de toujours, au cœur même de la Genève internationale : représenter, par ses activités multiples, l’apport indéniable des Suisses dans le monde, et des amis de la Suisse qui à l’étranger ont assuré et véhiculé l’image d’ouverture, de stabilité et de fiabilité de notre pays. La Suisse est au cœur de l’Europe. La Suisse est aux carrefours du monde. La Suisse s’est faite, et se fera au contact des autres. La Fondation, grâce à son Musée et ses expositions, son Institut et ses archives, mais aussi son Restaurant, lieux de rencontres et de dialogue par excellence, va vous surprendre dans les mois et les années qui viennent par de nouvelles offres culturelles. Vous avez démontré par votre régularité à vous promener dans le parc, votre assiduité au restaurant et ses annexes, au musée surtout, où en deux ans le nombre des visiteurs a quasiment triplé, passant de 3800 en 2012 à 10 850 en 2014, que vous saviez apprécier la nouvelle orientation de la Fondation : devenir la vitrine culturelle d’une Suisse ouverte sur le monde, qui documente les principes de l’engagement de la Suisse et de la Genève internationale dans le monde. L’histoire de ce peuple que Denis de Rougemont a qualifié d’heureux ne s’est construite que par notre curiosité envers l’autre, notre acceptation des diversités culturelles qui régissent le monde dans lequel nous vivons, notre ferme conviction que seuls l’indépendance, la démocratie, le fédéralisme, le respect de l’autre et de ses droits et libertés favorisent la paix et la stabilité. Cette dernière est fortement tributaire de notre volonté 2 | La Lettre de Penthes d’intégration et de notre capacité à déployer une large solidarité envers autrui. Enfin, c’est aussi le sens aigu du travail bien fait et la volonté d’assumer nos choix et le sens des responsabilités qui ont forgé l’image que nous avons dans le monde. Les contributions qui proviennent d’auteurs aux horizons si différents, qui font la spécificité de ce numéro jubilaire, sont une illustration de ces spécificités bien helvétiques. Je tiens ici tout particulièrement à rendre hommage à mon prédécesseur à la tête de la Fondation, l’ancien ambassadeur Bénédict de Tscharner, qui par ses nombreux écrits a illustré l’apport des Suisses dans le monde. Pendant toutes ces années, également en tant que rédacteur en chef de la Lettre de Penthes, il a su faire les choix les plus judicieux quant à la diversité des contributions et aux talents des auteurs. Qu’il en soit spécialement remercié à l’occasion de ce numéro jubilaire. Vous nous avez suivis et soutenus fidèlement tout au long de ces années. Vous nous avez apporté de nombreux témoignages que vous appréciez notre contribution à la vision d’une Suisse ouverte sur le monde. Vous répondrez certainement avec enthousiasme à notre nouvel appel. Car grâce à votre soutien, intellectuel et financier, nous allons pouvoir réaliser ce pour quoi nous nous sommes engagés : faire de Penthes un écrin qui puisse abriter à long terme les joyaux culturels de ce qui fait la spécificité de Genève et de la Suisse. C’est pourquoi je vous demande de soutenir notre action culturelle en faveur de l’image de Genève et de la Suisse dans le monde en vous portant acquéreur d’une parcelle virtuelle du Domaine de Penthes, grâce au lien indiqué sur www.penthes.ch. Votre domaine est entre vos mains, Penthes est à vous ! La Lettre de Penthes |3 J’ai soutenu la suisse en achetant la case 1291 WWW.PENTHES.CH www.theoreme.ch OFFREZ-VOUS LA CASE QUI VOUS CORRESPOND ET CONTRIBUEZ À PRÉSERVER LE PATRIMOINE GENEVOIS DOMAINE DE DÉCOUVERTES CULTURE | GASTRONOMIE | NATURE DOMAINE DE PENTHES - CHEMIN DE L’IMPÉRATRICE 18 1 2 92 P R EG N Y- C H A M B É SY ARTICLE | Politique étrangère – enfant mal-aimé des Suisses ? Entretien avec le conseiller fédéral Didier Burkhalter, chef du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) VOUS FAITES PARTIE DU CONSEIL FÉDÉRAL DEPUIS 2009 ET VOUS DIRIGEZ NOTRE DIPLOMATIE DEPUIS 2012. COMMENT PERCEVEZ-VOUS LA PLACE DES RELATIONS EXTÉRIEURES DANS LA VIE NATIONALE EN SUISSE ? EXISTE-T-IL VRAIMENT, DANS CE PAYS, UNE SORTE DE MÉFIANCE ENVERS TOUT CE QUI A TRAIT À L’ÉTRANGER ? PEUT-ÊTRE DE LA MÉFIANCE À L’ÉGARD DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE, VOIRE LES DIPLOMATES ? Non, je ne ressens pas une telle méfiance, mais une forte volonté des Suisses de se reconnaître dans les valeurs de l’action suisse à l’étranger. Et au fond, c’est normal ! Cela dit, la Suisse est en fait ouverte au monde. Elle se trouve au milieu d’un continent et entretient de bonnes relations avec ses voisins. Plus largement, elle mène une politique universelle et a des relations avec tous les pays de la planète. La Suisse ne peut vivre en autarcie et cela les citoyens de ce pays le comprennent bien. Nous entretenons des relations avec les autres, qu’elles soient de type commercial, financier, scientifique, culturel. Ce qui se passe dans le monde nous concerne directement. Or ce monde qui nous entoure ne cesse de bouger et ceci de plus en plus rapidement. Je pense notamment aux nouveaux moyens de communication. Des événements violents se passent parfois jusqu’à nos portes – les attaques qui ont touché Paris ce début janvier par exemple – et suscitent des questions, des peurs chez nos concitoyens. Et les souffrances en Afrique, en Ukraine ou au Moyen-Orient ne sont pas loin non plus. Notre rôle est d’entendre cela et d’apporter des réponses qui permettent de maintenir notre prospérité et notre sécurité. Pour cela, la Suisse a besoin des autres. Les solutions se trouvent souvent dans les mises en commun des efforts de la communauté internationale. Le rôle de la politique étrangère suisse peut être important à ce niveau. Notre diplomatie permet de mettre en exergue ces questions dans différentes enceintes – l’ONU, l’OSCE dont la Suisse a assuré la présidence en 2014 ou le Conseil de l’Europe – en apportant des propositions de solutions communes. Comme c’est le cas en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme, domaine dans lequel la Suisse est très active, œuvrant à ce que ce fléau soit combattu avec détermination tout en respectant les droits de l’homme et le droit international. La Lettre de Penthes |5 | ARTICLE La diplomatie helvétique est reconnue et permet de construire des ponts. Les bons offices de la Suisse ont une longue tradition et sont une constante de notre politique étrangère. Grâce à ses bons offices, la Suisse prend une part active dans différents processus de paix en cours au niveau international, ce qui est aussi dans son intérêt. Nous allons donc continuer à mettre à disposition notre savoir-faire en matière de médiation, de recherche de compromis et de promotion de la paix. Le monde en a besoin. La Suisse doit donc établir des ponts solides et des relations stables avec d’autres Etats. Là où le besoin s’en fait sentir, elle doit les consolider et les renouveler. Enfin, j’ai grande confiance dans les jeunes générations de ce pays qui occuperont demain des responsabilités pour aller de l’avant, continuer à défendre notre pays, son modèle, sa prospérité, son développement tout en participant au concert des nations et en agissant pour que nos valeurs de démocratie, de respect et de tolérance soient partagées par le plus grand nombre. COMMENT FAIRE POUR MIEUX INTÉGRER LES AF- LE DFAE N’EST PAS UN « ACTEUR SOLITAIRE » ; SON FAIRES EXTÉRIEURES DANS LA VIE NATIONALE ? RÔLE CONSISTE ÉGALEMENT À COORDONNER L’AC- COMMENT MIEUX EXPLIQUER AUX CITOYENS TION D’AUTRES INTERVENANTS ET D’ÉVITER QUE POURQUOI IL FAUT SOIGNER ET DÉVELOPPER LES CHAQUE DÉPARTEMENT ET CHAQUE OFFICE FÉDÉ- RELATIONS INTERNATIONALES ? RAL – OU ENCORE CHAQUE CANTON – MÈNE SA PROPRE POLITIQUE ÉTRANGÈRE. EST-CE QUE CELA En fait, la politique étrangère est comprise en Suisse par ses valeurs. Lorsque la Suisse s’engage pour la paix, personne en Suisse ne trouve cela « étranger ». Au contraire, nous avons tous l’impression que c’est naturel, quasiment génétique. Il n’y a pas de politique plus suisse que la politique de paix et de sécurité. Il s’agit donc de faire résonner en Suisse l’engagement typiquement suisse qui se fait à l’étranger. POSE DES PROBLÈMES ? De plus, le succès du modèle suisse repose pour une bonne part sur les ponts construits vers l’extérieur. La prospérité de notre pays exige, à côté de notre cohésion nationale, une politique d’ouverture raisonnable et responsable face au contexte international. En matière de politique extérieure, le DFAE assume effectivement un rôle directeur, en coordination étroite avec les différents départements et offices fédéraux, ainsi qu’avec les cantons, dont les besoins et les rapports avec les pays voisins sont conditionnés par leur situation géographique et économique. La Suisse est l’un des pays les plus avancés dans la mondialisation. Notre économie dépend de marchés d’exportation et de production à l’étranger. Les Suisses forment également un peuple de voyageurs. En 2012, ils ont entrepris quelque neuf millions de voyages à l’étranger, où vivent d’ailleurs plus de 700 000 de nos concitoyens. 6 | La Lettre de Penthes Ce n’est pas un problème, mais une culture, parfois même un art. Dans un pays fédéraliste comme la Suisse, la coordination fait partie de la vie. Du fait de notre système politique, elle constitue presque une seconde nature allant de pair avec l’habitude de la consultation, de la concordance et de la recherche de solutions négociées. Les grands axes de la politique extérieure de la Suisse sont définis dans la Stratégie de politique étrangère 20122015, qui a été approuvée par le Conseil fédéral. Celle-ci prévoit qu’à l’exemple de la stratégie adoptée ces dernières années dans le domaine de la politique étrangère de santé, les départements fédéraux élaborent davantage de stratégies communes de défense des intérêts afin de renforcer la coordination des politiques du Conseil fédéral à l’égard de l’étranger. ARTICLE AU COURS DE VOTRE ANNÉE PRÉSIDENTIELLE, COMPARÉE À D’AUTRES PAYS, LA SUISSE FAIT DES VOUS AVEZ BEAUCOUP VOYAGÉ ; LES SUISSES EFFORTS LOUABLES POUR SOUTENIR SES CI- COMPRENNENT-ILS CETTE NÉCESSITÉ ? CES TOYENS ÉTABLIS OU SÉJOURNANT À L’ÉTRANGER ; VOYAGES NE SONT-ILS PAS PARFOIS UN PEU TROP NÉANMOINS, EN SUIVANT LES TRAVAUX DE L’OR- MÉDIATISÉS, AU POINT OÙ, FINALEMENT, SEUL UN GANISATION DES SUISSES L’ÉTRANGER (OSE), ON A CONTACT AU NIVEAU « M INISTÉRIEL » EST CONSI- L’IMPRESSION QU’IL RESTE, ICI ET LÀ, QUELQUES DÉRÉ COMME VRAIMENT UTILE, PEUT-ÊTRE MÊME POINTS DE DISCORDE OU DE DÉCEPTION : LENTEUR PARFOIS AU DÉTRIMENT DU TRAVAIL DE NOS RE- DE L’INTRODUCTION DU VOTE ÉLECTRONIQUE, PRÉSENTANTS DANS L’ENSEMBLE DU MONDE ? SOUTIEN TROP MODESTE À L’INFORMATION DES | SUISSES DE L’ÉTRANGER, RESSERREMENT DU RÉ- Je pense que tous ces efforts s’additionnent et ne se font pas au détriment de l’un ou de l’autre. La médiatisation est bonne lorsqu’elle sert l’intérêt général. Et elle peut aussi permettre de mieux faire connaître la politique étrangère de la Suisse aux Suisses eux-mêmes. Certes, il y a des risques, mais il y a aussi la chance d’être fier de ce qui est fait au nom de notre pays ! En 2014, la double présidence de la Suisse et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s’est traduite par de nombreux voyages. Ceux dictés par l’évolution de la crise ukrainienne se sont ajoutés aux voyages plus réguliers dans le cadre de la présidence de l’OSCE, dans les Balkans, l’Asie centrale ou le Caucase du Sud par exemple, ainsi qu’aux voyages effectués en tant que président de la Confédération pour des visites d’Etat, des visites officielles ou des sommets internationaux. Dans le contexte de la crise en Ukraine comme dans celui des relations bilatérales, rien ne remplace l’approche humaine. Les contacts personnels – quel que soit le « niveau » auquel ils se produisent – sont indispensables pour tenter de progresser, pour promouvoir les valeurs suisses, aborder des questions délicates ou tout simplement garantir un échange régulier avec nos voisins proches comme avec des pays plus lointains. SEAU DES REPRÉSENTATIONS CONSULAIRES, MODESTIE DE L’AIDE AUX ÉCOLES SUISSES À L’ÉTRANGER, IMPACT NÉFASTE DES NÉGOCIATIONS SUR LA FISCALITÉ ET LA SÉCURITÉ SOCIALE SUR LES SUISSES DE L’ÉTRANGER, ETC. – QUEL EST VOTRE POINT DE VUE ? L’Organisation des Suisses de l’étranger (OSE) est une fondation de droit privé qui a pour but de représenter, en Suisse, les intérêts de nos concitoyens à l’étranger. L’une de ses tâches consiste à informer la communauté des Suisses de l’étranger au sujet de l’actualité politique et culturelle suisse qui les concerne. Bien que le tiers du budget de l’OSE soit financé par le DFAE, son point de vue est indépendant. Compte tenu de son rôle et de son statut, il est normal que l’OSE mette l’accent sur des points qui pourraient être améliorés en faveur des Suisses de l’étranger. Nous sommes à l’écoute de cela afin d’apporter des corrections là où cela est nécessaire et possible. Une loi a par ailleurs été élaborée pour les Suisses de l’étranger (LSEtr). Elle entrera en vigueur le 1er novembre 2015. Ainsi, les efforts du DFAE pour satisfaire les besoins de la communauté suisse établie à l’étranger sont importants. Dans ce contexte, la notion de responsabilité individuelle mentionnée dans la loi a toute son importance : les Suisses qui partent à l’étranger doivent être conscients, d’une part, des risques qu’ils prennent en voulant s’expatrier et, d’autre part, que les conditions de vie à l’étranger sont souvent différentes de celles que nous connaissons en Suisse. La Lettre de Penthes |7 | ARTICLE LES GENEVOIS PERÇOIVENT BIEN QUE LA BERNE FÉDÉRALE SOUTIENT LA GENÈVE INTERNATIONALE ; ON SAIT QUE LES EFFORTS FINANCIERS – À TRAVERS LA FLPOL, ESSENTIELLEMENT – SONT LOIN D’ÊTRE NÉGLIGEABLES. DEUX QUESTIONS FONDAMENTALES SE POSENT : LA POLITIQUE MULTINATIONALE TELLE QU’ELLE FUT CONÇUE DU TEMPS DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS EST-ELLE ENCORE ADAPTÉE AUX BESOINS DU MONDE D’AUJOURD’HUI ? QUELLES SONT LES CHANCES POUR GENÈVE DE RESTER UN DES CENTRES OPÉRATIONNELS MAJEURS DE LA VIE INTERNATIONALE ? La gouvernance mondiale a beaucoup évolué au fil du temps. A l’époque de la Société des Nations, les Etats étaient les principaux acteurs des relations internationales. Aujourd’hui, on assiste à une multiplication d’entités (ONG, secteur privé, milieu académique, etc.). Les problématiques sont en outre beaucoup plus complexes, transversales et interdépendantes qu’au début du XXe siècle (p.ex. climat, commerce). Dans le contexte de la mondialisation, il est crucial que la communauté internationale dispose de lieux de rencontre, de concertation et de discussion sur les thèmes touchant l’ensemble des pays du monde. La Suisse, grâce à la Genève internationale, est l’un des principaux centres de gouvernance mon- 8 | La Lettre de Penthes diale. Trente organisations internationales et plus de 300 ONG ont leur siège à Genève, où 173 Etats membres des Nations Unies sont représentés. Plus de 2700 réunions diplomatiques y ont lieu chaque année auxquelles se rendent plus de 220 000 délégués. Genève, qui abrite le siège européen des Nations Unies au Palais des Nations, est ainsi un pilier essentiel de la scène multilatérale. Cette concentration unique sur un petit territoire, d’acteurs internationaux qui travaillent quotidiennement à trouver des solutions aux problèmes du monde offre un potentiel de synergie extraordinaire. Par ailleurs, il faut relever que la Suisse offre des conditions-cadres d’excellente qualité : stabilité politique, sécurité juridique, qualité de vie et haut niveau d’infrastructures et des services offerts. Pour garantir la compétitivité et l’attrait de la Genève internationale, le Conseil fédéral a adopté en novembre passé un message relatif aux mesures à mettre en œuvre pour renforcer le rôle d’Etat hôte de la Suisse, désormais transmis au Parlement pour approbation en 2015. Les mesures prévues et les moyens financiers supplémentaires demandés permettront de consolider le dispositif d’accueil et ainsi de renforcer la place de la Genève internationale dans le monde. Afin que Genève continue d’être cette extraordinaire chance pour la Suisse et pour le monde. ARTICLE La Lettre de Penthes | |9 | ARTICLE Peter Zimmerli Délégué aux relations avec les Suisses de l’étranger, Direction consulaire, DFAE Une loi pour les Suisses de l’étranger B ien que la migration soit un thème actuel très discuté qui soulève les passions, il n’est de loin pas nouveau. Depuis que la Suisse existe, ses citoyens ont migré. Si la soif d’aventure, la guerre ou la pauvreté les ont précédemment poussés à quitter le pays, ce sont aujourd’hui souvent des personnes hautement qualifiées qui répondent à l’appel du grand large. Dans une mouvance de croissante mobilité et de globalisation, le visage de la diaspora suisse a changé. Les temps de l’émigration définitive sont révolus. Un nombre croissant de Suisses s’établissent pour une période limitée dans un pays étranger avant de revenir en Suisse ou de partir vers une autre destination. La mobilité transnationale des individus a accentué la diversité du phénomène migratoire et engendré des besoins complexes. Cette situation influence le travail des représentations suisses à l’étranger et demande une attention particulière de la part de notre gouvernement. Fin 2014, plus de 746 000 concitoyens se sont inscrits dans les registres des ambassades et consulats à l’étranger. Ce chiffre représente près des 11% de citoyens suisses, à peu près l’ensemble des habitants du canton de Vaud. Afin de tenir compte du nombre toujours croissant non seulement des Suisses établis à l’étranger, mais aussi des touristes, des hommes d’affaires ou des « globe-trotters » suisses, le DFAE a augmenté ses ressources ces dernières années. Cela s’est traduit notamment par la modernisation et la spécialisation des prestations consulaires. Les solutions proposées par l’e-government en sont un bon exemple. Avec la toute nouvelle Loi sur les personnes et institutions suisses à l’étranger, la Confédération a souhaité mettre à disposition de la communauté suisse dans le monde un instrument moderne qui définisse de façon simple et cohérente ses relations avec la Confédération, ainsi que les droits et devoirs de ses membres. 10 | La Lettre de Penthes La politique que mène « Berne » dans ce domaine s’appuie sur une base constitutionnelle, introduite en 1966 et actualisée lors de la révision totale de la Constitution en 1999, qui stipule que la Confédération contribue à renforcer les liens qui unissent les Suisses résidant à l’étranger entre eux et à la Suisse. Cette base constitutionnelle autorise les autorités à soutenir des organisations qui poursuivent ce but et à légiférer sur les droits et devoirs des Suisses concernés, notamment en matière de droits politiques, d’aide sociale et de la sécurité sociale. Avant l’introduction de cette base constitutionnelle, la Constitution de 1874 comportait simplement un article relatif aux agences d’émigration. Pourtant, une loi sur les Suisses de l’étranger constitue une demande de nos concitoyens concernés depuis le début du XXe siècle. Déjà lors du quatrième congrès des Suisses de l’étranger organisé en 1921 par leur organisation, les délégués ont accepté un postulat en faveur d’une loi et notamment exigé le droit de vote pour les Suisses de l’étranger. Entre 1926 et 1950, on ne compte pas moins de six interventions au sein du Conseil des Suisses de l’étranger allant dans le même sens. En 1954, le conseiller national zurichois William Vontobel réussit à faire accepter un postulat qui aboutira, en 1966, à l’introduction de l’article constitutionnel susmentionné. Ainsi, selon le message du Conseil fédéral, la Confédération reconnaît l’importance de la « cinquième Suisse » du point de vue historique, politique et économique. Avant l’attribution des droits politiques, les Suisses de l’étranger devront cependant attendre encore plus de dix ans. La Loi sur les droits politiques de 1977 leur donnera – et entretemps aussi aux Suissesses – la possibilité de participer aux décisions au niveau fédéral. Pour exercer leur droit de vote, cependant, ces citoyennes et citoyens dispersés dans le monde devaient, alors, se déplacer en Suisse afin d’y déposer leur bulletin dans les urnes. Ce n’est qu’en 1992 que sera introduit le vote par correspon- ARTICLE | Le Palais du Parlement dance depuis l’étranger. Avant cela, la Loi fédérale sur l’aide sociale et les prêts alloués aux ressortissants suisses à l’étranger entra en vigueur en 1974. La nouvelle Loi, qui est issue d’une initiative parlementaire du Conseiller aux Etats tessinois Filippo Lombardi, a été acceptée par le Parlement le 26 septembre 2014 ; elle rassemble dans un seul texte les dispositions les plus importantes pour les Suisses de l’étranger, dispositions qui étaient auparavant dispersées dans plusieurs lois, ordonnances ou règlements ; elle intègre les normes sur les droits politiques, l’aide sociale, la protection consulaire ainsi que sur les prestations consulaires. La loi exprime aussi la possibilité d’introduire le vote électronique pour les votations et élections fédérales ; le Conseil fédéral peut ainsi prendre des mesures pour faciliter et encourager l’exercice des droits politiques de nos concitoyens à l’étranger. Bien que la Loi n’introduise pas de nouveaux droits ou devoirs pour les membres de la communauté suisse à l’étranger, elle modernise néanmoins le droit actuel et promeut quelques nouveaux principes. A ce titre, elle stipule que les Suisses qui résident ou voyagent à l’étranger engagent leur responsabilité individuelle. Cela signifie qu’il est attendu de ces personnes qu’elles s’efforcent, par des choix judicieux, d’éviter les risques et de surmonter les difficultés par leurs propres moyens. La responsabilité individuelle inclut aussi le fait que les personnes qui voyagent ou résident à l’étranger doivent s’informer sur la législation en vigueur dans le pays d’accueil ou de passage et la respecter. Dans ce sens, la Suisse ne doit intervenir que de façon subsidiaire, notamment dans les domaines de l’aide sociale et de la protection consulaire. La loi définit aussi la notion de « guichet unique » ; cet instrument permet d’atteindre l’objectif de cohérence et d’unité de la politique menée par la Confédération dans ce domaine. En effet, ce guichet est le centre d’accueil vers lequel sont dirigées toutes les questions relatives aux Suisses de l’étranger ; grâce à lui, le DFAE assure un service public efficace répondant aux besoins des citoyens. La Loi sur les Suisses de l’étranger doit entrer en vigueur avec son ordonnance – actuellement en voie d’élaboration – le 1er novembre 2015. A cette date, et cela près de cent ans après la première intervention du Conseil des Suisses de l’étranger, sera exaucé un souhait cher à nos compatriotes. Disons que, dans ce domaine comme dans d’autres, la patience paie ! La Lettre de Penthes | 11 | ARTICLE Vivre la coopération internationale : défis et passion Gérard Viatte ancien directeur à l’OCDE (Paris), ancien conseiller spécial auprès de la FAO (Rome) Les organisations internationales paraissent à beaucoup comme des institutions abstraites, éloignées des réalités et peu transparentes. Elles sont pourtant au cœur de la vie contemporaine, et elles participent à l’effort de gestion de la « mondialisation ». Consacrer une grande partie de sa vie professionnelle aux organisations internationales requiert un engagement fort pour des thématiques innovantes et une vraie « passion » pour la coopération internationale. INNOVATION DANS L’ANALYSE ET L’ORIENTATION DES POLITIQUES L a capacité d’innover en termes d’analyse et de recommandations politiques est précisément l’une des caractéristiques de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), basée à Paris. Un nombre relativement limité de pays (aujourd’hui 34, plus des pays « partenaires ») partageant des valeurs communes permet de mener les activités d’une manière relativement efficace et transparente. La force de l’OCDE réside dans sa capacité de couvrir pratiquement tous les secteurs et problématiques économiques et sociaux, de la macro-économie à la fiscalité, de l’énergie à l’éducation et à l’emploi, pour ne citer que quelques exemples. L’important n’est pas seulement de couvrir plusieurs secteurs, mais de saisir leurs interrelations pour faire face à la complexité des économies et des sociétés contemporaines. C’est grâce à cette approche intersectorielle, et à l’articulation de l’analyse scientifique, à des discussions multilatérales (« examens par les pairs ») et des recommandations politiques ou « standards » que l’OCDE joue un rôle « d’éclaireur » sur le plan international et aide les pays membres à réformer leurs politiques et à les harmoniser sur le plan international. Ce sont aussi les raisons qui ont justifié mon long engagement personnel dans cette organisation – que j’avais rejointe au départ avec un congé de trois ans de l’administration fédérale… 12 | La Lettre de Penthes Gérard Viatte En tant que directeur responsable des secteurs de l’alimentation, de l’agriculture et des pêcheries, j’ai considéré que les problèmes essentiels n’étaient pas « internes » à ces secteurs, mais concernaient leurs relations avec les problématiques plus globales de la croissance économique et de l’emploi, du développement, de l’environnement, des échanges internationaux ou de la technologie et de la santé. Je n’en citerai ici que deux exemples. ARTICLE INTRODUIRE L’AGRICULTURE DANS LES NÉGOCIATIONS COMMERCIALES globale qui a abouti à l’accord dit de Marrakech de 1994, qui a créé l’OMC. Le premier exemple est le travail analytique et les calculs très complexes que l’OCDE a entrepris pour que l’agriculture puisse être incluse pour la première fois dans les négociations commerciales internationales du GATT dans les années 1980. Alors que l’industrie est protégée principalement par des droits de douane dont la réduction est techniquement assez facile à négocier, l’agriculture est soutenue par un grand nombre de mesures (droits de douane, contingents, calendrier d’importation, soutien des prix intérieurs, stockage, etc.), qui sont trop nombreuses et trop différentes entre pays pour faire l’objet d’une négociation de réduction pour chacune d’entre elles séparément. A la demande des pays membres, l’OCDE a calculé, pour chaque pays et chaque grand produit, le montant global de subventions que toutes ces mesures représentent, tout en distinguant celles qui n’ont pas d’effet de distorsion sur les échanges (« boîte verte », par exemple les dépenses de formation ou de protection de l’environnement). Sur cette base, le GATT a pu établir le « montant de soutien » dont la réduction a été négociée dans le cadre de la négociation commerciale Cette avancée technique et politique exigea un travail de titan en collaboration étroite avec les autorités nationales qui ont validé les calculs (non sans de longues négociations !) et l’aide d’universitaires. Je veux tirer de cette expérience quelques conclusions personnelles. | Même si la finalité de ce travail était liée à un accord commercial international, il fut politiquement possible parce que, au même moment, les pays membres de l’OCDE qui protégeaient fortement leur agriculture, notamment la Suisse et l’Union européenne, étaient convaincus de la nécessité de réformer leur politique agricole pour des raisons internes, économiques (coût) et sociétales (nouvelles priorités). C’est ainsi que le nouvel article sur l’agriculture (art. 104) de la Constitution fédérale suisse fut adopté par le peuple en 1996, renforçant le rôle des paiements directs. Le fonctionnaire international doit être conscient de la nécessité d’articuler négociations internationales et réformes des politiques nationales. L’OCDE est bien armée pour cela comme on le voit aujourd’hui dans le domaine fiscal… La Lettre de Penthes | 13 | ARTICLE La coopération entre diverses organisations internationales, même si elles ont chacune leurs propres objectifs et méthodes de travail, est indispensable. Dans ce cas particulier, la coopération pragmatique entre les secrétariats de l’OCDE, qui a mené l’analyse de base, et le GATT qui l’a « traduite » en termes de négociation proprement dite, a permis de surmonter les obstacles politiques résultant de la nature et de la couverture géographique différentes des deux organisations. Je me dois ici de rendre hommage à la mémoire de deux personnalités suisses dont je fus très proche : Arthur Dunkel, qui a dirigé le GATT à cette époque décisive (et qui avait été l’un de mes « mentors » lorsque j’ai commencé mon activité professionnelle à Berne), et David de Pury, brillant négociateur et notamment président du Comité des échanges de l’OCDE. Je constate avec satisfaction que cette coopération se renforce, notamment entre l’OCDE et l’Organisation 14 | La Lettre de Penthes des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) qui produisent ensemble plusieurs études, par exemple sur les perspectives à moyen terme des marchés agricoles. Sur un plan plus politique, le rapport contenant des propositions d’action demandées par le G-20 après la crise alimentaire de 2008 a été piloté par ces deux organisations, en liaison avec toutes les autres organisations compétentes. Cela dit, malgré les progrès accomplis, le dossier agricole demeure politiquement très sensible sur le plan international ; ainsi le « cycle de Doha » de l’Organisation mondiale pour le commerce (OMC), lancé en 2001, n’a pu être conclu qu’à fin 2014 en surmontant un dernier problème avec l’Inde sur sa politique de réserves alimentaires subventionnées. Et cela est aussi vrai sur le plan national comme le montrent bien les initiatives actuellement en cours de lancement en Suisse. Les « négociateurs agricoles » ne sont jamais au chômage ! ARTICLE LA « MULTIFONCTIONNALITÉ » DE L’AGRICULTURE Le deuxième exemple est l’activité que l’OCDE a consacrée à la « multifonctionnalité » de l’agriculture, à la fin des années 1990. Derrière ce terme technique se cache une réalité et une problématique politique très importantes. Si l’objectif principal de l’agriculture a toujours été de produire des aliments, les autres services qu’elle rend à la société prennent de plus en plus d’importance, notamment dans le domaine de l’environnement, de la gestion des ressources naturelles et de l’équilibre territorial. Au niveau international, les pays européens, notamment la Suisse, la Norvège et les pays méditerranéens, ainsi que le Japon ou la Corée, ont mis en avant la « multifonctionnalité » de l’agriculture pour justifier leur politique agricole et le maintien de certaines formes de soutien à l’agriculture, alors que les pays exportateurs d’Amérique du Nord et d’Océanie refusaient ce concept, considérant qu’il n’était qu’une couverture pour le maintien du protectionnisme agricole. Ce débat paralysait les discussions internationales sur l’agriculture. Pour sortir de l’impasse, l’OCDE a été chargée de mener une étude économique et politique de ce concept. Sans entrer dans les détails de cette analyse complexe qui m’a passionné, je mentionnerai seulement sa conclusion politique (en termes simplifiés !) : si l’agriculture contribue aussi à d’autres objectifs que la production alimentaire, le soutien public doit être octroyé par des moyens spécifiques ciblés, adaptés à ces objectifs, et non pas par des moyens généraux de soutien des prix ou de protection à la frontière. Les paiements directs, notamment les paiements pour les « services écologiques », trouvent ainsi leur justification, mais en liaison avec la réduction du soutien des prix et de la protection à la frontière – une voie sur laquelle la Suisse, comme l’UE, se sont engagées. Cette étude sur la multifonctionnalité a été officiellement approuvée par tous les pays membres de l’OCDE, y compris les pays exportateurs, ce qui lui a donné un poids politique considérable. | Cet exemple montre que la rigueur de l’analyse est le meilleur moyen de faire avancer les discussions politiques et de sortir des impasses. Un véritable accord ne résulte pas de compromis sur le langage, mais de la force de conviction d’une analyse. A cet égard, la recherche académique peut jouer un rôle important, mais elle doit être relayée et traduite sur le plan politique, ce que l’OCDE sait faire. Une autre condition de succès réside dans la collaboration permanente entre le secrétariat d’une organisation internationale et les pays membres tout au long du processus. Ce dialogue permanent est par moments frustrant, mais finalement enrichissant et « payant ». Au-delà des aspects économiques et politiques, la « multifonctionnalité » prend une dimension sociétale, et donne à l’agriculteur un rôle encore plus important ; en effet, la crainte que celui-ci soit « relégué » en « jardiner du paysage » est infondée. Cela est vrai aussi dans les pays en développement. Ayant pris ma retraite de l’OCDE après avoir terminé la supervision de l’étude sur la multifonctionnalité, j’ai eu la chance de participer pendant plusieurs années à une activité assez proche dans une équipe multidisciplinaire au sein de la FAO, sous le titre « Rôles de l’agriculture », portant sur les pays en développement. Les fonctions environnementales, sociales, territoriales, culturelles de l’agriculture sont aussi évidentes dans ces pays, souvent encore plus que dans les pays développés. Je ne citerai qu’un des exemples sur lequel j’ai travaillé, celui des régions de montagnes du Maroc, où la lutte contre l’érosion, la gestion des eaux, le développement des zones sylvopastorales, le frein à l’exode rural ou le maintien des cultures locales sont des fonctions essentielles des agriculteurs. Ceux-ci sont aidés par un volet spécifique récent de la politique agricole marocaine, mais ils sont aussi rémunérés par le marché (produits de niche, tourisme rural). L’agriculture se trouve ainsi au centre du développement économique et social et de la gestion des ressources naturelles – une thématique que je continue à traiter dans divers contextes, et avec le même intérêt… La Lettre de Penthes | 15 | ARTICLE LA COOPÉRATION INTERNATIONALE : UNE « PASSION » Dès le titre de cet article, j’ai introduit ce mot « passion ». Est-il exagéré ? Je ne le pense pas, car la coopération internationale exige une conviction qui seule permet de surmonter les inévitables frustrations – les nuits de négociation sur des textes de communiqués et d’accords ou sur des conclusions d’études par pays en sont un des exemples les plus évidents ! L’activité dans une organisation internationale permet de participer à l’histoire, même modestement. Un exemple marquant fut, immédiatement après la chute du Mur de Berlin, l’ouverture de l’OCDE aux pays d’Europe centrale et orientale, y compris en recrutant des ressortissants de ces pays, qui sont vite devenus des amis et dont beaucoup sont restés fidèles à l’Organisation. Cette nouvelle orientation, comme le développement du dialogue et des activités communes avec des pays non membres, notamment la Chine, furent très motivants. Cela m’amène à souligner l’enrichissement personnel que représentent l’animation d’une équipe multiculturelle et multidisciplinaire, et les contacts permanents avec les pays membres, autorités et acteurs professionnels. Traiter de l’alimentation et de l’agriculture exige des contacts personnels avec tous les acteurs professionnels 16 | La Lettre de Penthes et non seulement avec les ministères : « le travail de terrain » est indispensable et enrichissant, même si les organisations professionnelles ont souvent des positions tranchées ! Je suis « entré en agriculture » sans y être prédestiné, mais parce que « Berne » avait besoin de juristes et d’économistes pour les négociations internationales dans ce secteur sensible, où la Suisse était souvent en position d’accusé ! Je n’ai jamais regretté cette orientation tout en veillant à ne pas être enfermé dans une approche sectorielle. Expérience bilatérale et expérience multilatérale sont complémentaires et il est judicieux de les combiner, ce que les représentants de la Suisse savent bien faire, comme j’ai pu le constater à Paris où les ambassadeurs de Suisse en France et auprès de l’OCDE avaient des contacts étroits. Je n’ai volontairement pas abordé la question de savoir si la nationalité suisse est un avantage ou un handicap pour une carrière internationale. Y répondre nécessiterait de confronter plusieurs expériences pour éviter des jugements subjectifs. Dans tous les cas, ma conclusion est d’encourager les jeunes Suisses à s’engager dans les institutions internationales, même si cela comporte des risques. « Les Suisses dans le monde », dont Penthes illustre l’histoire, ont su sortir de leurs frontières et prendre des risques… ARTICLE Profession : avocat-conseil Entretien avec Me Jean Russotto, Bruxelles | Jean Russotto, né à Montreux, avocat et docteur en droit de l’Université de Lausanne, est diplômé du Collège d’Europe à Bruges et de la Harvard Law School ; il a débuté sa carrière professionnelle au Département de justice du Canton de Vaud et l’a poursuivie en tant que conseiller juridique au siège principal de Nestlé à Vevey. Depuis 1972, Jean Russotto est établi en Belgique, où il compte parmi les personnalités les plus en vue de la petite communauté des Suisses qui ont fait des relations entre la Suisse et l’Union européenne leur spécialité. Associé dans la grande étude d’avocats américaine Steptoe & Johnson LLP, Me Russotto représente, entre autres, l’Association suisse des banquiers auprès des institutions européennes. Il signe régulièrement des articles dans la presse suisse sur les relations de la Suisse avec « Bruxelles ». M. RUSSOTTO, NOUS N’ALLONS PAS – UNE FOIS COMME POUR LES DIPLOMATES, CE TRAVAIL A N’EST PAS COUTUME – DISCUTER DES HEURTS ET DONC UNE DOUBLE FACE : « C OMPRENDRE ET MALHEURS DES RELATIONS ENTRE LA SUISSE ET FAIRE COMPRENDRE », ÉCOUTER ET PARLER. AU L’UNION EUROPÉENNE, MAIS DE VOTRE TRAVAIL VOLET DE L’ÉCOUTE ET DE L’ANALYSE, LA RÉCOLTE DE REPRÉSENTANT D’IMPORTANTES SOCIÉTÉS D’INFORMATIONS AUPRÈS DES SERVICES DE SUISSES AUPRÈS DES INSTITUTIONS EURO - L’UNION RESTE-T-ELLE DIFFICILE ? PÉENNES À BRUXELLES. APRÈS UNE LONGUE CARRIÈRE SOUS LA BANNIÈRE D’AVOCAT-CONSEIL, QUELLE EST DONC L’ESSENCE DE VOTRE TRAVAIL ? Tout d’abord : comprendre, en détail, les activités des sociétés qui nous consultent et les objectifs qu’elles visent auprès des institutions européennes. C’est essentiellement un travail de défrichage et parfois de décryptage ; il est suivi de la rédaction d’un document sur la nature du problème et les objectifs à atteindre, document auquel le client peut donner son accord. Il s’agit ensuite de présenter l’essentiel, juridiquement et souvent économiquement, aux instances européennes : Commission, Conseil, Parlement. En effet, ce métier a deux facettes : obtenir l’information des services compétents est souvent malaisé. L’administration européenne est vaste et les responsabilités sont réparties parmi un grand nombre d’acteurs. Parfois, la transparence n’est pas immédiate ; d’où la difficulté de tracer, par exemple, les contours et l’état présent d’une proposition législative qui peut affecter une société cliente. La Lettre de Penthes | 17 | ARTICLE À CE MÊME VOLET S’AJOUTE UNE TÂCHE DIDAC- COMMENT UN AVOCAT-CONSEIL TRAVAILLE-T-IL TIQUE VIS-À-VIS DE CEUX QUI VOUS DONNENT UN AU PARLEMENT EUROPÉEN ? MANDAT : VOS CLIENTS VOUS LISENT-ILS, VOUS ÉCOUTENT-ILS, AGISSENT-ILS CONFORMÉMENT À VOS CONSEILS ? Le client est traditionnellement pressé et dispose d’un temps limité pour s’entretenir avec son conseiller. Il aime recevoir une analyse succincte, toujours accompagnée de recommandations concrètes. Le client ne s’embarrasse pas de la recherche juridique ou du détail des contacts pris, car il part de l’idée que ce travail a été accompli de manière professionnelle ; ce qui lui importe, c’est la logique de fond. Et il n’est pas rare que le client, pour des raisons commerciales et/ou tactiques, décide de choisir finalement une autre voie que celle recommandée… Côtoyer un parlementaire européen doit se faire dans le même esprit. Souvent, avant même d’aborder « politiquement » un dossier, certaines questions qui se présentent au client doivent être abordées avec l’assistant du député. Certes, le parlementaire a, par définition, un rôle politique ; mais en tant qu’organe législatif, le Parlement européen doit aussi aborder et maîtriser de nombreux aspects très techniques. SOUVENT, DE TRÈS GRANDES ENTREPRISES MULTINATIONALES PRÉFÈRENT ORGANISER LA DÉFENSE DE LEURS INTÉRÊTS EN SOLO ; DE PLUS PETITES UTILISENT PLUS VOLONTIERS LES SERVICES DE L’ASSOCIATION FAÎTIÈRE NATIONALE, VOIRE EUROPÉENNE DE LEUR BRANCHE ; QU’EST-CE QUI EST LE VENONS-EN AU VOLET DE LA DÉFENSE D’INTÉRÊTS PLUS EFFICACE ? – QUI S’APPARENTE AU LOBBYISME ET QUI PEUT, DANS L’ESPRIT DE BEAUCOUP DE GENS, PRÉSENTER UNE CERTAINE AMBIGUÏTÉ. CE TRAVAIL SE FAIT-IL, COMME LE VEUT LE CLICHÉ, AU RESTAURANT – BRUXELLES EN CONNAÎT D’EXCELLENTS ! – SUR LE TERRAIN DE GOLF, OU PLUTÔT DANS LES BUREAUX DES COMMISSAIRES OU FONCTION- Les deux approches sont valables. Il faut toujours vérifier si, en l’espèce, l’adage qui veut qu’on ne soit jamais mieux servi que par soi-même est applicable ; il y a de nombreux exemples où la société doit s’effacer et laisser parler d’autres interlocuteurs, telle une association européenne ou encore un cabinet externe. NAIRES SPÉCIALISÉS ? QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE LE REPRÉ- Un avocat spécialisé en droit européen se doit de connaître personnellement un grand nombre de responsables à tous les niveaux afin de s’assurer que tous les aspects d’un dossier ont été couverts. La tradition qui voudrait qu’un dossier soit conclu dans le confort d’un restaurant est, en effet, plus un cliché que le reflet de la réalité. Par ailleurs, le fonctionnaire européen est tenu par des engagements éthiques, qui l’empêchent parfois de déjeuner, voire même de rencontrer un consultant sur l’un ou l’autre dossier. Sur le long terme, la clé de la réussite réside toujours dans la qualité du travail accompli au sein même du cabinet de l’avocat-conseil. 18 | La Lettre de Penthes SENTANT D’INTÉRÊTS PRIVÉS ET LA MISSION SUISSE AUPRÈS DE L’UNION EUROPÉENNE QUI REPRÉSENTE LE CONSEIL FÉDÉRAL ? Les sociétés suisses abordent la Mission suisse à Bruxelles avec confiance. Elles savent que nos diplomates sont efficaces, sérieux et soucieux d’écouter les entreprises, notamment quand celles-ci rencontrent des difficultés. Toutefois, logiquement, les diplomates ne peuvent pas assurer la représentation du secteur privé. Les diplomates conseillent et éclairent le débat ; les experts externes, dont l’avocat-conseil, incarnent en revanche des intérêts particuliers et assurent la mise en œuvre d’une stratégie. ARTICLE | Le Parlement européen ENFIN, QUELLE EST, AUJOURD’HUI, L’IMAGE DE LA SUISSE DANS LES INSTANCES DE L’UNION ? REPRÉSENTER DES INTÉRÊTS SUISSES, CELA RENDIL VOTRE TÂCHE PLUS DIFFICILE EN COMPARAISON AVEC CELLE DE VOS COLLÈGUES D’AUTRES NATIONALITÉS ? L’image de la Suisse s’est modifiée depuis la mise en place des accords bilatéraux. En principe, la Suisse est jugée comme un partenaire efficace et fiable, certes, mais toujours exigeant, et même parfois tourné exclusivement vers ses propres intérêts. Certains estiment que trop de déviations et d’exceptions fine- ment négociées ont finalement été faites en faveur de la Suisse ; on observe dès lors un changement d’attitude vers une position plus réservée, moins accommodante. Le verdict du 9 février 2014 n’a pas facilité les choses. Si ma tâche n’en est pas rendue en soi plus compliquée, elle se présente peut-être comme plus délicate ; je dois être plus circonspect et aussi meilleur auditeur, car, en fin de compte, je représente les intérêts d’entreprises d’un pays qui est devenu, cette fois-ci, véritablement un pays tiers. Ma longue présence à Bruxelles m’aide cependant à mieux comprendre ce changement, subtil, du climat ambiant à l’égard de la Suisse. La Lettre de Penthes | 19 | ARTICLE Les Suisses de Rhône-Alpes Entretien avec François Mayor ancien consul général de Suisse à Lyon Propos recueillis par Bernard Sandoz ancien consul général de Suisse à Lyon LA RÉGION RHÔNE-ALPES, GRANDE VOISINE DE GE- J’IMAGINE QUE CETTE STRUCTURE A ÉVOLUÉ AU NÈVE, EST LA RÉGION AYANT LA PLUS IMPORTANTE COURS DU TEMPS ? EN QUOI SE DISTINGUE-T-ELLE CONCENTRATION DE SUISSES DE L’ÉTRANGER. POU- DE LA STRUCTURE DES SUISSES DE LA RÉGION PA- VEZ-VOUS NOUS DONNER QUELQUES CHIFFRES, RISIENNE OU DU MIDI ? POUR LA FRANCE EN GÉNÉRAL ET POUR VOTRE CIRCONSCRIPTION CONSULAIRE EN PARTICULIER ? Fin 2013, on comptait en France 191 362 Suisses. Pour la circonscription consulaire de Lyon incluant cinq régions (Rhône-Alpes, Bourgogne, Franche-Comté, Auvergne et Limousin), ce sont, à fin février 2014, 101 139 Suisses qui sont inscrits. En comparaison mondiale, on peut dire qu’un Suisse sur sept qui vit à l’étranger est établi dans l’arrondissement consulaire de Lyon ! QUI SONT CES SUISSES ? PEUT- ON ÉTABLIR QUELQUES CATÉGORIES (ÉMIGRÉS DE LONGUE DATE, FRONTALIERS DANS LE VOISINAGE DE GENÈVE, SUISSES DE PASSAGE – ÉTUDIANTS, VACANCIERS, HOMMES D’AFFAIRES, ETC.) ? Nous trouvons toutes ces catégories. Tout d’abord des Suisses immigrés de longue date, car il faut rappeler qu’après la Première Guerre mondiale et compte tenu des résultats dévastateurs de ce conflit, notamment dans la population masculine française, des offres furent faites aux Suisses de venir s’installer en France dans des domaines divers comme l’agriculture, l’élevage bovin, la fromagerie-laiterie et la viticulture. D’autres Suisses se sont installés en France comme frontaliers et y sont restés. La pénurie de logements du côté suisse a également engendré quelques déplacements de familles du côté français. Enfin, une dernière catégorie est constituée de rentiers suisses qui déménagent en France pour jouir d’un coût de la vie moins élevé qu’en Suisse. 20 | La Lettre de Penthes La distinction principale entre les Suisses de RhôneAlpes et les Suisses de la Région parisienne ou du Midi est la proximité immédiate avec la Suisse. Nos statistiques montrent que plus de 90% des Suisses immatriculés habitent dans les régions frontalières de Rhône-Alpes, mais aussi de Franche-Comté. L’évolution principale est récente ; elle est due essentiellement aux changements de la législation suisse concernant l’obtention de la nationalité, notamment pour les membres d’une seule famille (conjoints, enfants). En effet, depuis ces changements, on a pu noter une augmentation constante des demandes visant le passeport suisse et par là, du nombre de nouveaux Suisses enregistrés au Consulat général à Lyon. En outre, il est évident que la situation de l’emploi en Suisse, avec seulement 3% de chômage, attire aux alentours de Genève de nombreux Suisses et doubles nationaux qui vivaient jusqu’alors dans d’autres régions françaises. VIVANT PROCHES DE LA SUISSE, CES COMPATRIOTES GARDENT-ILS LE CONTACT AVEC LA SUISSE, EN PARTICULIER PARTICIPENT-ILS AUX VOTATIONS ET ÉLECTIONS EN SUISSE ? 39% des Suisses de l’arrondissement de Lyon se sont inscrits pour voter en Suisse, ce qui montre que ces derniers gardent un contact avec notre pays. Pour ce qui est du reste de la France, il faut compter en moyenne entre 20 et 25% d’inscrits exerçant leur droit de vote. ARTICLE | Genève et sa frontière La Lettre de Penthes | 21 | ARTICLE Nos compatriotes maintiennent aussi des contacts avec la mère patrie par le biais des associations et clubs suisses. On compte pas moins de 30 clubs suisses dans l’arrondissement consulaire. ou sociétés à capitaux suisses (plus de 500 dans la région) sont évidemment soumises à la législation française et souvent dirigées par un ressortissant français. LA PROXIMITÉ GÉOGRAPHIQUE DE LA SUISSE, L’IM- QUELS SONT LES PRINCIPAUX PROBLÈMES DE CES PORTANCE DE L’IMPLANTATION DE L’ÉCONOMIE SUISSES, PROBLÈMES DONT LE CONSULAT GÉNÉ- SUISSE ET LE NOMBRE IMPORTANT DES SUISSES RAL PEUT S’OCCUPER (FISCALITÉ, SÉCURITÉ SO- RÉSIDANT DANS LES DÉPARTEMENTS FRANÇAIS CIALE, FORMATION…) ? LIMITROPHES GÉNÈRENT DES PROBLÈMES INSTITUTIONNELS. ETES-VOUS IMPLIQUÉ DANS CETTE Il s’agit principalement des changements de lois en France qui génèrent de l’insécurité parmi les Suisses résidant dans l’arrondissement consulaire de Lyon, en particulier par rapport : - aux questions de régularisation fiscale du gouvernement français, - à la convention franco-suisse sur les successions, - au réaménagement par l’Etat français du droit d’option pour souscrire une assurance-maladie, un problème qui touche surtout les frontaliers. Des décisions en Suisse peuvent également avoir un impact direct ou indirect sur nos compatriotes qui vivent à l’étranger. Le résultat de la votation fédérale du 9 février 2014 a provoqué une grande incertitude parmi les Suisses résidant en France. Le rôle du Consulat général est de renseigner sur les différentes législations et de donner des informations sur des autorités ou institutions, en Suisse ou en France, qui pourront aider les demandeurs dans leurs démarches. Par contre, le Consulat n’est pas en mesure de traiter un dossier dans sa substance ou de répondre à des questions spécifiques relatives aux domaines mentionnés ci-dessus. COMMENT CARACTÉRISEZ-VOUS LA PRÉSENCE DE L’ÉCONOMIE SUISSE DANS CETTE RÉGION ? L’économie suisse est très présente en Rhône-Alpes du fait de la proximité avec notre pays et cela dans beaucoup de domaines (chimie, machines, agroalimentaire, banques, autres services). Les compagnies 22 | La Lettre de Penthes PROBLÉMATIQUE ? Le Consul général représente l’Ambassade de Suisse à Paris dans le Comité franco-genevois, le Conseil du Léman, la Conférence transjurassienne et le programme Interreg, quatre organismes transfrontaliers qui gèrent et tentent de régler des problèmes de voisinage franco-suisses tels que la pollution, l’éducation, les transports, etc. IL Y A SANS DOUTE AUSSI UNE DIMENSION CULTURELLE À CES RELATIONS ENTRE VOISINS ? QUE FAUT-IL RETENIR ? C’est peut-être le domaine dans lequel l’échange est le plus vif et effectif. Il existe une collaboration directe entre institutions culturelles régionales françaises et suisses, notamment, bien entendu, en Suisse romande, et cela touche toutes les catégories de l’expression culturelle. Des accords entre théâtres, opéras ou galeries des deux côtés de la frontière ont été conclus directement. L’appui du Consulat général se résume surtout à accompagner ces réalisations et à assister aux vernissages et premières pour souligner l’image de notre pays et les bonnes relations culturelles qui existent. Le Consulat publie un calendrier culturel mensuel sur son site : www.eda.admin.ch/lyon ARTICLE Lyon et ses Suisses Jean-Claude Romanens généalogistehistorien, secrétaire de la Chambre des généalogistes professionnels de Suisse romande (CGP-SR) T | L’émigration civile des Suisses vers celle qui fut la capitale des Gaules est une des plus importantes après Paris et les régions frontalières comme la Franche-Comté ou la Savoie. Entre Rhône et Saône, je vous propose une promenade dans les rues de Lyon à la découverte de l’histoire de sa colonie suisse. out au long de mes recherches sur l’histoire des Suisses de l’étranger, pour laquelle je me passionne depuis trente ans, j’ai pu constater avec intérêt les multiples apports de la « nation suisse » à la ville de Lyon. Lyon était, après Paris et la Franche-Comté, une des destinations privilégiées de l’émigrant suisse qui souhaitait venir travailler en France. De par sa proximité avec la Mère patrie, elle fut pour beaucoup un exil temporaire et pour d’autres un tremplin vers des horizons plus lointains. Ces milliers de Suisses venaient pleins d’espoir chercher du travail à Lyon, seuls ou avec leur famille, et ainsi démarrer une nouvelle vie dans cette capitale régionale, véritable carrefour de l’Europe. Protestants et catholiques, parlant allemand, français, italien ou romanche, ces derniers se sont partagé durant ces siècles la manne lyonnaise. Nombreux sont ceux qui venaient également en apprentissage ou poursuivre des études supérieures. Lyon attire autant qu’elle fascine. LES TOILES DE SAINT-GALL On trouve à Lyon, dès le début du XVIe siècle, les traces d’une colonie de commerçants suisses qui vendaient principalement des toiles de Saint-Gall. Ces derniers acquirent une résidence à Lyon et de 1549 au XVIIIe siècle, ce n’est pas moins de soixante-cinq maisons de négociants suisses qui s’établirent sur les bords du Rhône. Citons parmi les plus connues les Sollicoffre (Zollikofer), Sellonf (Schlumpf ), Hogguer (Hoegger), Gonzebat (Gonzenbach), Horutener (Hochreutiner), Councler (Kunkler) et Guiguer (Gyger). La liaison entre Lyon et Saint-Gall était assurée par un service de courrier régulier : « l’ordinaire de Lyon » – auquel répondait en direction inverse « l’ordinaire de Nuremberg » – fondé par les huit plus anciennes maisons lyonnaises de Saint-Gall. La Lettre de Penthes | 23 | ARTICLE Eglise des Cordeliers par Matthäus Merian La rivalité des foires de Genève et de Lyon contribua à augmenter les échanges entre les deux villes rhodaniennes. En 1536, à la naissance de l’industrie de la soie, les ouvriers suisses qui venaient résider avec leur femme et leurs enfants pouvaient y acquérir des biens comme s’ils étaient natifs du royaume, sans être tenus de se faire naturaliser : ils étaient tous également affranchis de la taille et d’impôts. Ces privilèges attirèrent une nombreuse main-d’œuvre suisse dans le royaume de France et notamment à Lyon. DES IMPRIMEURS, GRAVEURS ET ÉDITEURS En 1478, Le Miroir de la Rédemption, premier livre illustré imprimé en France, fut composé avec des caractères typographiques importés de Bâle. Quelques années plus tard, en 1548, les imprimeurs lyonnais saluèrent avec satisfaction l’arrivée en leur ville, des correcteurs Theodor Zwinger, de Bâle, et Heinrich Elmer, de Glaris. Parmi les graveurs sur cuivre les plus connus, citons notamment les Bâlois Johann Jakob Thurneysen (1636-1711), qui se fixa à Lyon une vingtaine d’années avant de retourner dans sa ville pour des questions religieuses, et surtout le célèbre Matthäus Merian (1593-1650), auteur d’inoubliables vues de Lyon en 1622. 24 | La Lettre de Penthes DU THÉÂTRE DES CÉLESTINS… On ne peut parler de la présence suisse à Lyon sans évoquer la personnalité de Gaspard André (18401896). Originaire de Bassins (Vaud), cet architecte grandit dans le quartier de la rue Juiverie à Lyon (5e). Elève de l’Ecole des Beaux-Arts, il est notamment le concepteur du Palais de Rumine à Lausanne, qu’il considérait comme son chef-d’œuvre. On lui doit également plusieurs réalisations importantes à Lyon, sa ville natale, et principalement en 1873, la reconstruction du Théâtre des Célestins (2e), un des seuls théâtres en France avec la Comédie Française et le Théâtre de l’Odéon à fêter plus de deux cents ans d’art dramatique. Il travailla également sur la Fontaine des Jacobins et le Grand Temple des Brotteaux pour l’Eglise réformée où il fut diacre. … À LA TOUR DE FOURVIÈRE Autre monument incontournable du paysage urbain lyonnais : la tour de Fourvière. Son terrain appartenait en 1905 à Georges Rusterholz (en fait, à sa seconde épouse), dont l’ancêtre avait quitté son village d’Uetikon am See (Zurich) pour devenir apprêteur en mousseline à Lyon au début du XVIIIe siècle. Rachetée par la ville de Lyon, la tour métallique échappa à la destruction et connut une seconde vie lorsqu’elle reçut les antennes de l’ORTF. Petite anecdote qu’il convient de rapporter : cette tour, haute de 85 mètres, fut construite à l’occasion de l’Exposition universelle de 1894 et en grande partie montée par l’entreprise Buffaud & Robatel. Or, Tobie Robatel, ingénieur de l’Ecole centrale de Lyon, était par son père natif de Noréaz (Fribourg). Une place de Lyon dans le 1er arrondissement porte désormais son nom. ARTICLE Restons dans cet arrondissement afin de profiter d’un agréable jardin public appelé le « Parc Sutter » et situé rue de Vauzelles, sur les pentes de la CroixRousse ; ce terrain fut acheté en 1976 par la mairie de Lyon à la veuve d’un industriel zurichois, Paul Suter (un T supplémentaire a été ajouté au nom figurant sur la plaque commémorative…). … EN PASSANT PAR LA CATHÉDRALE SAINTJEAN A ne pas manquer bien sûr « le Suisse », cet automate qui carillonne à l’horloge astronomique de Lyon et qui se trouve dans la chapelle Saint-Jean-l’Evangéliste de la cathédrale. Cette horloge fut restaurée à la demande des chanoines de Lyon par l’horloger bâlois Niklaus Lippius (1566-1598). Ce petit détour dans le vieux Lyon nous ramène maintenant sur la place Bellecour. Et plus précisément à l’angle de la rue Alphonse Fochier (anciennement rue du Peyrat) pour découvrir une somptueuse habitation : la Maison Rouge, surnommée le Petit Louvre, où logèrent Louis XIII en 1630 ainsi que Louis XIV et sa cour en 1658. Son propriétaire était Alexandre de Mascrany, originaire des Grisons, trésorier de France et prévôt des marchands de Lyon. De nos jours, seule la petite rue Mascrany (4e) rappelle encore cette famille qui finança une grande partie des emprunts faits par la Cour de France et qui prêta en particulier 30 000 écus d’or à Richelieu pour solder les mercenaires envahisseurs de la Savoie. | Les Grisons fournirent, outre des financiers et des militaires, de très nombreux pâtissiers, qui avaient aussi pignon sur rue, notamment au n° 23 de la rue Sirène où le limonadier et confiseur Fleury Petzy, de Zuoz, régalait les Lyonnais de ses douceurs. Dans la même rue, à quelques pâtés de maisons de là, se trouvait un autre compatriote qui tenait la confiserie Perini. Nous ne pouvons oublier de mentionner Joseph Baretta, tenancier du Café Suisse sur la place Confort (aujourd’hui place des Jacobins), qui fabriquait un fameux chocolat dont raffolaient Monseigneur le duc et Madame la duchesse d’Angoulême. La rue des Treize cantons (aujourd’hui rue Vernay 5e) doit son nom au fait que de nombreux négociants confédérés étaient installés dans cette rue. Dans ce vieux quartier de Saint-Paul habitait le marchand fribourgeois François Menoux dont le petit-fils, Louis-François-Marie Menoux (1769-1855), se fit un nom en redonnant le sien à la ville de Lyon en 1794. En effet, c’est grâce à un discours particulièrement convaincant à la Convention que ce jeune avocat venu représenter ses concitoyens à Paris, plaida pour que l’on pardonne aux Lyonnais de s’être dressés contre le mouvement révolutionnaire, que le nom de Ville-Affranchie – nom dont on avait rebaptisé Lyon – soit abandonné et que la cité retrouve son nom antique. Etant fils d’un sujet helvète, il avait lui-même échappé à la guillotine. La place des Jacobins La Lettre de Penthes | 25 | ARTICLE Pasteur Roland de Pury installé à Lyon fut l’initiateur des grandes compagnies de navigation sur le Rhône. En 1829, « Monsieur Jacques », comme l’appelaient les mariniers du Rhône, se vit confier la direction de la Compagnie Générale de Navigation. En 1838, la Compagnie concurrente des Aigles était dirigée par Louis Breittmayer, frère du directeur de la CGN lyonnaise ! La rue Kimmerling dans le 3e arrondissement commémore la vie d’Albert Kimmerling (1882-1912), d’origine genevoise, fils du directeur de la Société lyonnaise de dépôts, et qui fut le premier Suisse à avoir piloté un avion dans le monde, mais également le premier directeur et moniteur de vol de l’Ecole lyonnaise d’aviation de Lyon-Bron dès 1910. En 1943, le pasteur Roland de Pury (1907-1979), installé à Lyon dès 1937 dans son temple des Terreaux au 10 de la rue Lanterne (1er), fit une prédication remarquable qui fut très probablement un des premiers actes de résistance chrétienne en France. Il s’écarta de la prudence pastorale et, dans son prêche intitulé Tu ne déroberas point, s’opposa fermement au nazisme, à Pétain et à la collaboration de l’Etat français. Il fut arrêté à Lyon au moment où il allait célébrer le culte ; détenu durant plusieurs mois par les Allemands au Fort Montluc de Lyon, il y rédigea son désormais fameux Journal de cellule (publié à Lausanne en 1943). LES GRANDES COMPAGNIES DE NAVIGATION SUR LE RHÔNE Le Rhône qui étire son cours à travers la cité, c’est déjà un peu de la Suisse qui passe et qui dynamise Lyon. La mise au point de la machine à vapeur a permis l’essor de la navigation fluviale. De 1828 à 1855, cela a été l’âge d’or des bateaux à vapeur. Les entreprises de batellerie à vapeur se multipliaient et passaient de cinq en 1841 à une vingtaine dix ans plus tard. On vit apparaître la publicité pour ces bateaux dans le Censeur, par exemple avec la Compagnie générale de navigation, fondée en 1830 par Jean-Jacques Breittmayer (18011865). Cet homme d’affaires et entrepreneur genevois 26 | La Lettre de Penthes Un autre Suisse fut directeur des messageries de Lyon : Pierre Galline (1772-1847), négociant et consul de Suisse à Lyon. Il avait ses bureaux sur le quai Saint-Antoine où les « citoyens des 22 cantons suisses » pouvaient se faire connaître du consul chaque après-midi entre 17 et 19 heures. Son fils, Oscar Galline (1812-1881), chevalier de la Légion d’honneur, fut banquier, président de la Chambre de commerce de Lyon et vice-consul de la Confédération suisse. Cette famille avait émigré en France suite au bannissement, en 1794, de Louis Elie Galline, maître horloger genevois. Il reste beaucoup à découvrir sur l’histoire de cette « Suisse d’au-delà les frontières » et sur ces enfants d’Helvétie qui ont choisi une autre terre, une autre culture pour simplement pouvoir vivre dignement. Comme on le voit, des pans entiers de l’histoire des Suisses de l’étranger restent encore à écrire et gageons que cette promenade historique dans un Lyon méconnu donnera des envies et des idées à des universitaires ou autres érudits, amoureux de l’histoire de leur patrie. Penthes est un trésor et ce patrimoine est unique ; c’est une mémoire vivante que l’on doit entretenir et diffuser, car son action nous fait prendre conscience du rayonnement de la présence suisse dans le vaste monde. ARTICLE | L’âge d’or des barons du fromage Pierre Rime ancien notaire, docteur en sciences économiques et sociales La Tzintre A u mois de septembre 1790, Ferdinand Blanc, curial – greffier de justice et secrétaire communal – du Pays et Val de Charmey, est convoqué à Fribourg, toutes affaires cessantes, pour avoir toléré la lecture, en assemblée communale, d’un libelle révolutionnaire provenant du Club helvétique de Paris : crime de lèse-majesté ! Leurs Souveraines Excellences veulent le tancer pour cet acte outrecuidant. Mais l’intéressé louvoie. Par courrier, il invoque qu’il se trouve sur le point d’aller peser des fromages dans diverses fruiteries (chalets d’alpage) pour le compte d’un riche marchand, Jean-Laurent Kolly. Il croit bon, pour sa défense, d’invoquer l’économie fromagère ; il n’en perdra pas moins sa place. La production du fromage est alors vitale pour le canton de Fribourg. Comme l’a écrit en 1779, l’avocat Nicolas Blanc, émigré à Paris à la suite d’une faillite infamante pour lui et qui sera secrétaire du Duc de Luynes : « Sans les fromages, les Fribourgeois et les Gruériens seraient dans ce siècle fort embarrassés de leur existence ». Et le Pays et Val de Charmey est, sans conteste, le centre de cette production. Preuve en est l’activité des caves de la Tzintre, qui frappe l’esprit des voyageurs, comme le pasteur Bridel de passage à Charmey en 1797 : « Les alentours de Charmey, semés de divers hameaux et fermes isolées, offrent de tout côté de jolis points de vue. Le pont de Tschentra (La Tzintre) sur la Jogne est le plus pittoresque : dans les bâtiments du voisinage, on peut voir en été plusieurs milliers de fromages qu’on sale et qu’on soigne avant de les envoyer plus loin ; c’est l’entrepôt général d’une foule de bergeries, qui y versent leurs produits, dont le commerce s’empare bientôt pour les répandre dans toute l’Europe et les faire passer jusqu’aux deux Indes ». La Lettre de Penthes | 27 | ARTICLE 28 | La Lettre de Penthes ARTICLE Autre indice : Charmey serait l’endroit de Suisse où l’on consommerait le plus de sel. Les caves traitent les meules qui se fabriquent dans les grasses montagnes de la vallée, mais aussi dans celles des baillages de Jaun et de Planfayon, voire du canton de Berne. Deux peseurs procèdent à la pesée officielle des fromages pour la perception d’un impôt qui tombe dans la bourse du « pays ». En 1791, le remplaçant de Ferdinand Blanc, Pierre Léon Pettolaz dressera, pour la perception de cet impôt, un « état spécifique de la récolte de fromages fabriqués ou déposés rière le Pays et Val de Charmey » : durant la saison d’alpage 1791, 96 fruitiers – fabricants de fromage – ont fabriqué ensemble 14 377 meules de fromage. Cette activité est l’expression d’un vaste mouvement de chalandage qui existe depuis deux siècles en direction des marchés de Lyon ou de Turin. A la fin du XVIIIe siècle, elle a suscité bien des vocations en Gruyère et dans le Pays d’Enhaut. Une véritable « manie » aurait même « séduit une grande partie du peuple de vouloir être marchand ou au moins fermier ». L’économie fromagère mobilise beaucoup d’énergie autour des propriétaires de vaches, des propriétaires d’alpages, des fruitiers, des marchands, sans compter LL.SS.EE. de Fribourg qui, en 1663, ont tenté en vain de monopoliser à leur seul profit ce commerce rémunérateur. Le fruitier organise la production : il admodie – loue – les vaches nécessaires et bien souvent « la montagne ». La saison d’alpage dure vingt semaines, jusqu’à la foire de la Saint-Denis de Bulle le 9 octobre. Au mois de mai, le « pays » est envahi par la transhumance de nombreux troupeaux de 40 à 80 vaches, porteuses de « sonailles ». Ainsi se crée, ici comme ailleurs, le rite de la poya – la montée à l’alpage – au printemps et celle de la rindya en automne – le retour du bétail. | Sur son alpage, l’armailli fabrique le gruyère qu’il soigne lui-même ou qu’il transporte à dos de mulet, aux caves d’affinage de la Tzintre. L’alpage et le gîte qu’il occupe sont rarement sa propriété ; ils appartiennent souvent à un patricien de Fribourg. La lettre explicative du curial Ferdinand Blanc, en 1790, précise bien qu’il doit encore aller peser les fromages de Joseph Moret « dans la montagne de M. Laurent Vonderweid », un patricien ; il conçoit l’information comme une excuse incontournable. Dans le système, le fruitier est le plus misérable. L’avocat Blanc l’a bien compris : « La perte retombe toujours sur les plus malheureux, car les possesseurs de montagnes, par privilège spécial (…) sont toujours les premiers payés ». Le rôle cardinal est tenu par le marchand, car de lui dépend le gain des autres. C’est un grossiste qui négocie le prix de vente de son produit sur les marchés, généralement celui de Lyon. A la mi-septembre, les marchands domiciliés au pays conviennent du prix d’achat des fromages. Quelle passion dans le négoce ! Car l’entreprise n’est pas sans risque ; quelques faillites sont retentissantes. Le risque n’est pas que financier : en avril 1715, une barque fait naufrage dans le Rhône ; les commerçants François Pettolaz, Pierre Niquille et son fils y meurent noyés. La route traditionnelle du négoce conduit pourtant à Lyon. Là, le marchand suisse jouit des privilèges négociés avec le roi de France dans les capitulations. Il inscrit sa marque à La Douane en suivant une procédure juridique compliquée, mais il est alors affranchi de la traite foraine – le droit de douane – et peut rapatrier son bénéfice. Les fromages sont entonnelés par dix et transportés dans des « chariots », puis dans des barques sur le Léman et sur le Rhône à partir de Seyssel, à la frontière franco-savoyarde. La Lettre de Penthes | 29 | ARTICLE Marque du marchand Jacques Chappalley (1769-1803) inscrit à la Douane de Lyon le 25 avril 1787 en 1750 pour interdire la suppression des terres à blé ; il en va de la subsistance même de la population. Cette mesure reste sans grand effet : beaucoup de jeunes gens, sans travail, s’engagent dans le service étranger ; de nombreuses familles émigrent, notamment en Franche-Comté, où elles se mettent à fabriquer du fromage, copie conforme du gruyère… De nombreux marchands s’enrichissent dans cette activité, souvent grâce à la pratique simultanée du prêt à intérêts ; comme Jean-François Pettolaz qui achète en 1780, du couvent de Hauterive, le « Gros-Plan » à l’entrée de Charmey, pour 1000 louis d’or neufs ; il y fait construire une magnifique maison en pierres. Les jours de fête, on mange avec des cuillères en argent. La maison occupe un domestique et une servante. A la même époque, son lointain cousin, François Apollinaire Pettolaz, fait construire « la grosse maison » à l’entrée de La Tour-de-Trême. Un vent de folie a présidé à ces réalisations : les deux cousins avaient été admis dans le patriciat fribourgeois ; ils pouvaient se titrer « de Pettolaz ». On atteint l’apogée de la réussite financière des barons du fromage. Car ce commerce a aussi des effets pervers qui provoquent une grave crise économique dont souffrent les communiés ordinaires. Jusqu’alors, la vallée vivait en autarcie, sur une stricte égalité économique des citoyens. L’économie fromagère balaie cette organisation socio-économique ; elle est gourmande en terres, les marchands accaparant les surfaces productives, suivant en cela les principes économiques des physiocrates. Des emblavures sont dorénavant pâturées, des communs sont supprimés, l’exploitation individuelle gagne en importance. Le phénomène est tel que le gouvernement fribourgeois est obligé d’intervenir 30 | La Lettre de Penthes Les rapports sociaux, les mœurs de la population évoluent. L’avocat Blanc dresse un triste tableau de ses concitoyens dans l’esprit du Siècle des Lumières : « (…) il n’y a donc que les vices qui sont la suite du luxe, de l’oisiveté, du penchant à la débauche et une espèce d’indépendance mal entendue, qui puissent les porter à abandonner leur patrie et leur liberté avec une émulation partagée pour le beau sexe et encouragée par les vieillards ». Ce jugement sévère est confirmé par l’opinion du curial Pettolaz : « (…) le commerce du fromage est presque le seul que nous connaissons. Il a, cependant, ruiné l’agriculture, détruit la population et introduit tous les maux qui viennent de la subite abondance de l’argent et de sa disparition presque aussi prompte, fruit d’un luxe outré en tous genres, qui a gagné toutes les classes, infecté presque tous les individus… ». Dans une autre lettre, il évoque « la dépopulation effrayante de la Gruyère fribourgeoise ». A la fin du XVIIIe siècle, la fermeture du marché lyonnais suite « aux événements de France », puis l’invasion du Corps helvétique par les troupes révolutionnaires françaises mettent brusquement fin à ces préoccupations. Au sortir des révolutions, il sera de moins en moins question de fromage d’alpage. Peu à peu, les fermes de la plaine vont prendre le relais grâce à la suppression de la jachère. Avec beaucoup moins de prestige. Le temps des barons du fromage est presque fini. Il avait permis l’ouverture du Pays et Val sur le monde ; preuve en est : en 1786, Marie-Thérèse Villermaulaz, une Charmeysanne, épouse Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais à Paris en troisièmes noces – prestige d’un temps dorénavant révolu. Edmond Boissier (1864-1952) : pionnier de la coopération transfrontalière ARTICLE | Luc Franzoni Edmond Boissier à cheval L es Suisses dans le Monde… mais où, exactement, commence « le monde » ? A la frontière, bien entendu. Pourtant la frontière, ce n’est pas simplement une ligne plus ou moins épaisse sur une carte ; c’est une histoire, c’est un contexte, une zone, des zones : ainsi les Zones franches de Haute-Savoie et du Pays de Gex, établies par les Traités de Paris et de Turin des années 1815 et 1816, c’est déjà le monde. La Suisse n’a jamais eu de colonies, certes, mais elle a eu et a toujours ses Zones franches ! C’est là un chapitre assez peu connu de notre histoire et un aspect particulièrement intéressant de la place que la Suisse – avec le Genevois Charles Pictet de Rochemont, en première ligne parmi les négociateurs helvétiques – a su se tailler dans le « concert des nations » post-napoléonien. Et, bien entendu, les Genevois ou des Genevois ont joué également un rôle important dans la suite de cette histoire. Les Zones franches, c’est d’abord des droits donnés à la Suisse sans aucune contrepartie de sa part, dans le cadre de ces traités multilatéraux vus plus haut, dont elle n’était même pas partie prenante, une situation rarissime en droit international public, si rare et si complexe qu’elle a été et est toujours une source de friction entre la Partie bénéficiaire, la Suisse, et la partie grevée de servitudes, la France, qui subissait ainsi les contrecoups de l’écroulement de l’ordre napoléonien – qu’on lise l’arrêt de la Cour permanente de justice internationale, du 7 juin 1932, et la sentence arbitrale internationale rendue à Montreux-Territet, le 1er décembre 1933 pour en découvrir la complexité ! Mais le principe est simple : après avoir tracé – voulu tracer, dû tracer… – des frontières relativement resserrées pour former le nouveau canton de Genève ; autrement dit : après avoir coupé la ville de son arrière-pays naturel, il a fallu faire reculer au moins les lignes douanières pour assurer l’accès libre, sans droits de douane ni restrictions quantitatives, à la vaste ceinture de terres fertiles assurant l’approvisionnement des Genevois en denrées agricoles depuis des temps immémoriaux. La Lettre de Penthes | 31 | ARTICLE Genève, devenue canton suisse depuis 1814, ne tirait de cette situation que des avantages matériels sans avoir la charge administrative et sociale de territoires peuplés en très large partie de catholiques. Ces droits s’ajoutaient à l’ancienne couche de droits et d’exemptions fiscales pour les propriétaires de descendance genevoise de biens appelés « de l’ancien dénombrement », c’est-à-dire des terres genevoises faisant l’objet d’un échange entre la Sardaigne et Genève en 1754 (par exemple Collonges-Sous-Salève contre Evordes). Cette couche était reprise dans les traités de Paris et de Turin. Parmi ces propriétaires, citons des descendants des Turretini, des Beaumont ou encore des Micheli, des Naville entre autres. L’interprétation la plus récente date des années 1970-1980, quand un accord est intervenu entre Jacques Chirac, alors Premier ministre et Pierre Graber, conseiller fédéral, dans le cadre de la Commission mixte franco-suisse, permettant à un exploitant suisse locataire de terres agricoles en Zone franche de sous-louer une partie de celles-ci à des exploitants français. Le tout en approvisionnant librement Genève des produits cultivés (au prix genevois, nettement plus intéressant que ceux de la région Rhône-Alpes). C’était une étape supplémentaire dans l’imbrication des paysannats suisses et français dans la région franco-valdo-genevoise. Ces Zones et ces droits ne peuvent s’éteindre que par renonciation déclarative par la Suisse, ou par la conclusion de nouveaux instruments multilatéraux pour construire un ordre alternatif à ces Zones, avec la Suisse comme Partie intégrante de ces traités. Nous verrons plus loin où nous en sommes aujourd’hui du côté fédéral. 32 | La Lettre de Penthes Au-delà ou en deçà de la mise en œuvre de ces Zones franches se sont tissés des liens économiques et sociaux transfrontaliers impliquant des gens de toutes conditions et de toutes convictions et qui font qu’aujourd’hui, la région du Grand Genève est l’une des plus attrayantes d’Europe. Au nombre des gens concernés, il faut citer Edmond Boissier-Fatio (1864 -1952) qui, alors qu’il avait embrassé une carrière militaire, puis politique et philanthropique, s’impliqua directement dans le développement de l’agriculture et dans la sauvegarde du patrimoine rural transfrontalier. Edmond Boissier est issu d’une vieille famille protestante originaire de Sauve en Languedoc, dans l’arrière-pays de Nîmes, famille établie définitivement à Genève au XVIIe siècle. Négociants, armateurs, banquiers d’abord à Anduze près d’Alès, les Boissier installèrent des comptoirs à Genève et à Gênes pour se prémunir contre les persécutions religieuses. Ce fut finalement la révocation de l’Edit de Nantes qui, en 1685, amena une branche de la famille à se fixer définitivement dans la cité de Calvin, sans pour autant couper tous les liens avec d’autres branches, restées en France. Avec des familles alliées originaires de la même région, les Sellon et les Naville, les Boissier ouvrirent ce qu’il sied de qualifier de plus grand chantier du XVIIIe siècle genevois, celui, rue des Granges, des maisons portant aujourd’hui les numéros 2, 4 et 6, hôtels particuliers qui dominent la place Neuve. Leurs descendants tissèrent des liens familiaux avec les familles patriciennes les plus influentes de la République et s’illustrèrent dans la banque, les sciences, la politique, la philanthropie, la diplomatie et… l’agronomie. Ils contribuèrent directement et d’une manière profonde à ce qu’on a appelé l’« Esprit de Genève » : une ville ouverte sur le monde et au monde. ARTICLE | A l'intérieur des Laiteries Réunies de Genève Edmond Boissier possédait par ascendance familiale avec les Butini, famille dirigeante genevoise avant la période calviniste, un grand domaine à Miolan, entre Vandœuvres et Choulex. Cette terre tantôt savoyarde – traversée par le « chemin des Princes » –, tantôt genevoise, exploitée depuis le milieu du XIVe siècle joua un rôle décisif dans l’intérêt que le jeune Edmond portait à la nature. Il tenait de son grand-père, le célèbre botaniste Edmond Boissier-Butini, son prénom et aussi son amour de la nature et de la gent paysanne. Edmond Boissier servira la commune de Miolan comme maire pendant des décennies. Son attachement à la terre s’exprimera aussi par sa carrière militaire chez les dragons où il commandera un régiment, puis servira comme chef d’armes de la cavalerie pendant la Première Guerre mondiale. Il fut appelé par Max Huber au Comité international de la CroixRouge et en sera, à un âge avancé déjà, vice-président pendant la Seconde Guerre mondiale. Son fils Léopold, ancien secrétaire particulier de Gustave Ador, après avoir dirigé l’Union interparlementaire (UIP) à Genève, deviendra président du CICR entre 1955 et 1964 et recevra pour cette institution et son rôle durant la crise de Cuba, le Prix Nobel de la Paix en 1963. C’est donc à travers les vicissitudes de la vie de propriétaire terrien et en raison de son intérêt pour le monde agricole genevois, notamment au lendemain de la dévastation des vignobles par le phylloxera et des dégâts causés par la peste bovine dans le monde rural, qu’Edmond Boissier s’investit dans la création d’un outil majeur de la sauvegarde et de la promotion de la paysannerie franco-valdo-genevoise : Les Laiteries Réunies de Genève. La Lettre de Penthes | 33 | ARTICLE 34 | La Lettre de Penthes ARTICLE S’appuyant sur d’anciennes tentatives des producteurs de la région genevoise de créer de grandes associations pour la défense de leurs intérêts, Edmond Boissier estimait qu’aux changements de mœurs de la paysannerie et aux apports des techniques modernes devait correspondre une organisation professionnelle et commerciale efficace. Après une période de tâtonnements et d’expériences qui se traduiront par divers regroupements et mutations structurels (sans oublier les changements de nom), l’acte fondateur des Laiteries Réunies de Genève fut signé à Miolan en 1911. Edmond Boissier accompagnera le développement de cette entreprise comme président jusqu’en 1931. D’abord établi à Carouge, le groupe, qui, en 2012, a affiché un chiffre d’affaires de près de 280 millions de francs, est installé à Plan-les-Ouates depuis 1982. Heureusement, les acteurs économiques et politiques des deux côtés de la frontière se sont unis de façon exemplaire et sans précédent pour demander aux capitales – toujours très lointaines par rapport aux enjeux régionaux – de préserver et protéger ce patrimoine historique, politique et économique : magistrats genevois et français, députés, présidents de départements, chambres d’agriculture, les propriétaires, sans oublier les exploitants franco-valdo-genevois euxmêmes et, avec eux, les LRG, sont à l’unisson et prêts à se battre jusqu’au bout pour la défense de ces droits devenus partagés, tout en satisfaisant aux exigences de qualité du « label Swissness » ! Le label est un nouveau niveau d’exigences auquel tous les acteurs suisses et français adhèrent ! C’est un nouvel atout pour la Région et la Suisse. Regroupant dès les origines quelques laiteries du canton de Genève et de la Zone, les LRG rassembleront bientôt les producteurs laitiers et agricoles de toute la région franco-valdo-genevoise, de Saint-Prex dans le pays de Vaud à Annemasse en Haute-Savoie en passant par le Pays de Gex. Certaines laiteries du pied du Salève – où l’auteur est domicilié – avaient rejoint le groupe en 1908 déjà : Collonges-sous-Salève, Lathoy, Perly-Certoux. Le monde agricole du bassin genevois tel qu’il existe de nos jours aurait été bien différent sans l’apport rayonnant de cet acteur majeur de l’agro-alimentaire que sont les LRG. Quant aux consommateurs, bien évidemment, ils ont pu et peuvent encore profiter des produits du terroir de toute première qualité et largement diversifiés. Il n’y a là que des gagnants ! Le Conseil du Léman, qui réunit l’Ain, la Haute-Savoie ainsi que les cantons de Genève, Vaud et Valais, a adopté par acclamation une résolution adressée à la Berne fédérale qui doit se pencher durant le premier semestre 2015 sur l’ordonnance du label « Swissness » dans les prochaines semaines. Cette résolution demande « une application de cette ordonnance cohérente et porteuse d’avenir, pour le territoire transfrontalier et pour nos deux pays » – une belle unanimité et donc une belle revanche de l’Histoire sur les errements nationalistes d’autrefois ! Mais l’histoire n’est pas terminée, car comme nous l’évoquions au début de notre article, l’introduction par les Chambres fédérales, en juin 2013, d’un « label Swissness » dont la mise en place pourrait mettre en jeu l’existence même de la production agricole et laitière des Zones franches, jusqu’à l’exclure purement et simplement du marché, a ravivé les plaies ! Au moment où cet article est écrit, les négociations sont toujours en cours et fluctuent d’un jour à l’autre, passant de la conciliation à la menace et aux ultimatums, puis aux prodromes d’un accord. | La question du « label Swissness » qui continue à défrayer la chronique avec ses hauts et ses bas, a montré que les acteurs économiques et politiques des deux côtés de la frontière se sont unis de façon exemplaire et sans précédent afin de préserver et protéger ce patrimoine historique, politique et économique, qualitatif aussi bien que quantitatif. Mais ce patrimoine et cet atout seront-ils reconnus et intégrés par la Berne fédérale ? Au moment où sont écrites ces lignes, rien n’est moins sûr tant, la situation genevoise semble lointaine et inaudible… Affaire à suivre donc ! La Lettre de Penthes | 35 | ARTICLE Bruno Manser – un Suisse pas comme les autres Bénédict de Tscharner, Président honoraire de la Fondation pour l'histoire des Suisses dans le Monde Dans notre jeunesse, la plupart des livres d’aventures étaient de la pure fiction : jungle tropicale, climat insupportable, bêtes sauvages, indigènes mystérieux, trésors cachés, quelques méchants, quelques gentils… Tarzan et Jane n’étaient jamais loin. Les récits authentiques, écrits par des chercheurs sérieux, des géographes, des ethnologues, des naturalistes existaient, certes, mais ne se trouvaient pas nécessairement entre les mains des jeunes lecteurs. Notre époque a vu une nouvelle catégorie d’aventuriers faire leur apparition : le militant écologiste, quelqu’un qui met en jeu sa santé, voire sa vie, non seulement pour mieux connaître les milieux naturels et leurs habitants, mais aussi pour les protéger, voire les sauver ; ce qui signifie aussi : pour dénoncer ceux qui contribuent à la dégradation ou à la destruction de l’environnement naturel. L e Suisse Bruno Manser (né en 1954 – déclaré mort en 2005) est le prototype de cette nouvelle espèce de héros ; mais précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un fanatique ou d’un illuminé, mais d’un homme qui a aimé la vie dans toutes ses formes, tout simplement. Et l’aventure écologique de notre époque a ceci de particulier que, même si cette lutte se déroule dans une région fort éloignée, quasiment dans un autre monde, elle a un impact sur nos propres conditions de vie. Après ses études secondaires à Bâle, le jeune Bruno Manser renonce à faire des études universitaires et préfère travailler comme armailli sur un alpage des Grisons, et cela pendant pas moins de onze ans ! Il refuse de faire son service militaire. Il s’intéresse à l’artisanat traditionnel, à la médecine naturelle, ou encore à la spéléologie. En 1984, à trente ans, Bruno Manser part pour l’Asie du Sud-Est ; son but est d’explorer la forêt tropicale et d’entrer en contact avec une population encore proche de ses origines, « avec mon sac à dos, un compas, un hamac et une toile, un couteau militaire suisse et du Birchermuesli », comme il dit. Son idéal est de vivre sans argent, sans contraintes, sur les ressources qu’offre la nature. Ce qu’il apporte aussi, c’est son habileté et sa résistance phy36 | La Lettre de Penthes sique et psychique exceptionnelles. Manser, nous l’avons vu, ne dispose pas d’une formation scientifique ; mais il est un excellent observateur, il note, il photographie ou enregistre tout ce qu’il vit, voit et entend ; il illustre aussi son journal de nombreux dessins d’une valeur artistique incontestable. Heureusement, grâce à des mécènes, ce journal (16 volumes en tout) sera publié en fac-similé après sa disparition. La région que Bruno Manser a choisie est l’île de Bornéo, île que se partagent l’Indonésie, la Malaisie et le Sultanat de Brunei. Son lieu d’exploration préféré est plus précisément l’Etat malaisien de Sarawak, une région qui est proche de la province indonésienne du Kalimantan. C’est là, dans une jungle vierge, que vit la tribu de nomades forestiers des Along Sega, environ 300 familles en tout. Ils font partie du peuple des Penan, dont le nombre est estimé à 12 000 âmes. En vivant dans la jungle, Manser s’expose évidemment à de nombreux risques qui vont des aléas de la nature (chaleur, humidité, épines, plantes vénéneuses, sangsues, piqûres d’insectes, morsures de serpents, etc.) à de nombreuses maladies ou blessures. ARTICLE | En 1990, Manser est pratiquement chassé du pays par les autorités de Malaisie qui finissent par considérer cet « impérialiste suisse » comme une sorte d’ennemi public ; une récompense est offerte pour sa capture. Il faut savoir que l’homme fort du Sarawak, Abdul Taïb Mahmoud, Premier ministre entre 1981 et 2014 (sic !), est aussi l’un des hommes les plus riches du monde ; sa fortune est estimée à 20 milliards de dollars. Lui et sa famille ont, au fil des années, acquis des intérêts dans pratiquement toutes les activités lucratives du Sarawak (exploitation du bois tropical, remplacement de la forêt vierge par des plantations de palmiers à huile, barrages hydrauliques, routes, etc.). Les investissements que contrôle le clan s’étendent au monde entier. Au début, le Suisse désire simplement mieux connaître le mode de vie et la langue de ce peuple des forêts ; dans un sens, c’est la quête du paradis terrestre. Très vite, cependant, il se voit affronter un défi d’une tout autre nature, à l’instigation d’ailleurs de ses amis indigènes, à savoir la résistance contre les coupes brutales et massives de bois tropicaux, des coupes qui détruisent l’habitat à la fois naturel et culturel des Penan. Manser comprend très vite qu’en tant que « blanc sauvage », son accès aux médias est plus facile que celui des autochtones. Sur un plan juridique, il vise notamment à faire reconnaître les droits territoriaux de la population locale dans ses zones de vie ancestrales, droits qui existent sur papier, mais qui sont régulièrement violés, impunément. Un des moyens de lutte sont de simples barrages sur les pistes qui traversent la jungle et où circulent les nombreux véhicules et lourdes machines des grandes sociétés d’exploitation forestière. Mais attention : les Penan n’ont que leurs sarbacanes ; les bûcherons, eux, sont munis de fusils. Manser mènera cette vie pendant six ans, entre 1984 et 1990, à la fois observateur extérieur et homme complètement intégré à la population autochtone, et très respecté par elle. En 1992, après son retour en Suisse, Bruno Manser crée une Fondation – le Bruno-Manser-Fonds (www. bmf.ch/fr) – et publie un livre, Voix de la forêt pluviale (Stimmen aus dem Regenwald) qui le rendra célèbre. Le but de la Fondation est d’étudier et de protéger le peuple des Penan, mais aussi d’obtenir l’arrêt des importations, en Occident, de bois tropicaux en provenance des forêts vierges et l’introduction d’une déclaration d’origine obligatoire. Manser aimerait que, dans nos pays, les consommateurs eux-mêmes renoncent à utiliser ces ressources nobles que sont l’acajou, le balsa, le palissandre, le teck et beaucoup d’autres, essentiellement dans des aménagements intérieurs – y compris des yachts de luxe ! – ou encore comme meubles de jardin. En 1993, afin d’attirer l’attention de l’opinion publique sur ce qui se passe au Sarawak, Manser mène une grève de la faim de deux mois devant le Palais fédéral à Berne. Il est surtout soutenu par les Bâlois qui siègent aux Chambres fédérales et qui, à leur tour, se sentent soutenus par la population de leur ville. D’autres « actions » plus ou moins spectaculaires suivent. La Lettre de Penthes | 37 | ARTICLE Grâce à cette campagne publique – il faut admettre qu’elle est menée fort habilement, avec un grand sens de la communication –, la problématique du bois tropical commence à occuper une place croissante dans le discours écologique. Au Sarawak, en revanche, on est bien loin des débats idéalistes des pays industrialisés… Toutes ces activités s’accompagnent de voyages que Bruno Manser entreprend dans le monde entier pour promouvoir sa cause et, surtout, de fréquents retours dans la jungle de Bornéo. Fin mars 1999, Manser survole la ville principale du Sarawak, Kuching, à l’occasion d’une fête célébrant le retour des pèlerins de la Mecque. Manser est arrêté, transféré à Kuala Lumpur et expulsé de Malaisie vers la Suisse avec interdiction de séjour ; mais dès le mois de mai 2000, on le retrouve sur place. Trois jours plus tard, le Suisse disparaît sans laisser de traces, au milieu de la forêt pluviale. Les théories sur ce qui s’est passé sont nombreuses : maladie, accident, crime – les coupables présumés sont tout désignés –, suicide ou intégration volontaire au sein d’un groupe d’indigènes… ? Verra-t-on un jour réapparaître Bruno Manser ? Plusieurs expéditions sont organisées pour trouver les traces du disparu, sans succès. Il est évident que ce mystère a donné un coloris particulier à l’aventure et au combat du Suisse. Parmi les activités militantes menées par le Fonds Bruno Manser depuis la disparition de son fondateur, il y a lieu de mentionner également la lutte contre les projets hydroélectriques géants et leurs barrages, qui auront pour conséquence l’inondation de vastes surfaces de la forêt ainsi que la délocalisation des peuples qui y vivent. Les attaques se dirigent alors non seulement contre les autorités ou sociétés malaisiennes, mais aussi contre des entreprises suisses telles qu’Asea Brown Boveri (ABB), qui ont décroché de juteux contrats pour la fourniture de turbines et d’autres équipements. 38 | La Lettre de Penthes La lutte contre la déforestation dans les tropiques n’appartient bien évidemment ni aux seuls amis de Bruno Manser ni aux seuls Suisses ; elle est menée également dans d’autres pays et par d’autres organisations publiques et privées. Disons toutefois qu’en tant que plateforme à la fois politique et financière, la Suisse se prête particulièrement bien pour de telles activités. La Genève internationale est un centre mondial où des initiatives de ce type ont une grande tradition ; mentionnons, entre autres, la Convention sur la diversité biologique (CDB) de 1992, une des suites du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro de la même année. Il existe aussi des accords plus spécifiques sur l’exploitation et l’utilisation des bois tropicaux et, depuis 1986, même une Organisation internationale des bois tropicaux (OIBT / ITTO), dont le siège se trouve curieusement à Yokahama au Japon. Pour ce qui est de la défense des droits des peuples autochtones, on peut mentionner la Déclaration que l’Assemblée générale des Nations unies a adoptée en 2007. Sur un plan pratique, ce sont essentiellement des organisations non gouvernementales qui sont engagées dans cette lutte, tel que le Centre de documentation, de recherche et d’information des peuples autochtones en danger, le doCip, dont le siège est à Genève et qui existe depuis 1978. Il est difficile de porter un jugement équilibré sur l’efficacité de toutes ces activités et institutions privées et publiques ; pour certains, à coup sûr, elle est insuffisante, pour d’autres, des droits collectifs basés sur des critères ethniques, linguistiques ou socioculturels mettent en péril les principes mêmes de l’Etat de droit, basés sur l’égalité de tous les êtres humains. Depuis le 25 août 2014, date du 60e anniversaire de la naissance de Bruno Manser, une petite araignée de la forêt tropicale de l’ouest de Bornéo porte le nom d’Aposphragisma brunomanseri. C’est le biologue suisse Marco Thoma qui l’a repérée – encore sans nom – dans les collections du Musée d’histoire naturelle de Berne. ARTICLE La Lettre de Penthes | | 39 | ARTICLE Le Domaine de Penthes en devenir La Fondation pour l’Histoire des Suisses dans le Monde a pérennisé l’usufruit du Domaine de Penthes jusqu’en 2022. Entre 2012 et aujourd’hui, la Fondation a su mobiliser tous les acteurs culturels importants pour proposer aux citoyens et habitants de Genève un programme riche et exigeant sur la qualité autour de la thématique « Suisse et le monde ». N otre investissement, lié notamment aux frais d’exploitation d’un domaine de neuf hectares entièrement dédié aux citoyens et habitants de Genève, sont à la mesure de l’exceptionnelle ampleur de nos ambitions et de ce domaine de découvertes où se conjuguent harmonieusement nature, culture et gastronomie. Malgré la volonté affichée de l’Etat de Genève de sauvegarder en ces lieux la vocation extraordinaire d’une institution qui fait de notre canton le cœur de la 5 e Suisse et le seul endroit à Genève qui explique l’histoire et le fonctionnement de la Suisse, le financement du budget de la Fondation, qui ne Rendez-vous sur penthes.ch et cliquez ensuite sur Penthes est à vous vit ni de l’air du temps ni des subventions publiques, reste aléatoire et pourrait aboutir, à plus long terme, si l’on n’y prend garde, à une cession du Domaine de Penthes à un privé ou à une institution quelconque. Pour éviter ce scénario-catastrophe et pour sensibiliser le plus large public à la conservation du domaine de Penthes aux mains des Genevois-e-s, la Fondation a lancé une importante campagne de « crowdfunding ». Cette vaste opération a pour vocation de préserver le Château, le Musée et le Domaine et surtout nous permettre de développer de nouveaux projets ambitieux qui assureront la pérennité de cette interface entre la Suisse, Genève et le Monde. sélectionnez la case de votre choix sur la grille OU entrez le numéro qui vous intéresse dans le champ à disposition OU 40 | La Lettre de Penthes affichez les cases thématiques et choisissez celle qui vous plaît Cliquez sur le panier et entrez simplement vos coordonnées et décidez des informations que vous souhaitez afficher ARTICLE L’appel de fonds s’articule autour du site internet www.penthes.ch et d’une page dédiée à cette fin (voir ci-dessous la procédure) et sur laquelle le public est invité à acquérir une case sur un tableau réunissant au total 2500 cases, pour un montant variant entre CHF 80.– et CHF 1500.–. Des sponsors ou mécènes « premium » ont également été sollicités pour l’obtention de fonds plus conséquents. Une campagne de sensibilisation dont vous pouvez découvrir deux sujets dans ce numéro est déployée dans les medias. La Fondation a aussi établi des partenariats avec OneFm, Léman Bleu et le GHI pour augmenter la visibilité de la campagne et faire en sorte qu’un maximum d’internautes converge vers le site internet. Vous réglez votre achat au moyen d’une carte bancaire OU Vous réservez votre case et effectuez un virement bancaire dans les 5 jours | L’intérêt général exige que nous lancions cet appel auprès du public. Aidez-nous vous aussi à préserver le patrimoine qui vous est cher en vous rendant sans tarder sur notre site internet pour acquérir la case qui vous correspond. N’oubliez pas de partager votre geste avec votre entourage et incitez-le à faire un don. Penthes est à vous ! Votre achat est confirmé. Personnalisez votre case avec la photo ou l’image de votre choix et partagez votre participation avec votre entourage ! Vous pouvez à tout moment consulter la page explicative en cliquant sur La Lettre de Penthes | 41 | ARTICLE Andreas Affolter historien ; Institut d’histoire de l’Université de Berne Jean-Victor II de Besenval (1671-1736) : officier et diplomate Le 11 décembre 1722, après de longues années passées au service de la France, les rêves de Jean-Victor II de Besenval se réalisent enfin : le roi Louis XV nomme le Soleurois colonel du régiment des Gardes suisses ; c’est le point culminant d’une brillante carrière qui l’a vu non seulement servir son roi en tant qu’officier, mais aussi comme diplomate. S on père, Jean-Victor I, puissant avoyer de Soleure, est le plus important et le plus fidèle des conseillers des ambassadeurs de France qui résident dans cette ville, au point où l’un d’eux, le marquis de Puyzieulx, peut dire que « si le roi pouvait acheter dans chaque canton un homme comme Besenval, la France pourrait compter sur la Suisse comme son propre royaume ». Pas de doute donc : Jean-Victor II, né en 1671, servira lui aussi les rois de France. Après un passage chez les Jésuites à Soleure, le jeune homme entre à dix-huit ans comme cadet au régiment des Gardes suisses et entame une véritable carrière éclair. Après quelques semaines seulement, il est nommé capitaine dans la compagnie d’un cousin et, en mars 1690, Louis XIV l’autorise à recruter sa propre demi-compagnie pour La Garde. C’est à la tête de cette unité qu’il participe aux batailles de la guerre de la Ligue d’Augsbourg et, plus tard, de la guerre de Succession d’Espagne. En récompense de ses faits militaires, le Roi Soleil le fait chevalier de l’ordre de SaintLouis, puis le promeut au grade de brigadier en 1704. Mais avec la défaite des armes françaises à Ramillies au Brabant, l’an 1706 devient un véritable annus horribilis pour la France. Louis XIV doit trouver de nouveaux alliés et se tourne vers la Suède du jeune roi Charles XII, vainqueur, cette année-là, d’importantes confrontations faisant partie de la Grande Guerre du Nord et de ce fait, considéré comme arbitre de l’Europe. Le roi confie au Suisse qui a déjà fourni des preuves de son talent de diplomate dans des échanges de prisonniers de guerre, la tâche de négocier avec le souverain de Suède. L’envoyé extraordinaire se déplace in- 42 | La Lettre de Penthes cognito sur plus de mille kilomètres pour rencontrer Charles XII, qui a établi ses quartiers d’hiver à Altranstädt près de Leipzig. Arrivé en mars 1707, Besenval n’est pas le seul diplomate à vouloir entrer dans les grâces du roi. Très rapidement, il devient clair que Charles XII ne compte pas se faire instrumentaliser par la France ; il préfère partir en guerre contre le tsar Pierre le Grand. La mission de Besenval est un échec. Notre diplomate arrive à Danzig en septembre 1707 et agit dorénavant comme envoyé auprès du roi de Pologne, Stanislas Lesczynski – le père de Marie Lesczynska, future reine de France –, élu à ce poste grâce à la protection suédoise. En 1709, la bataille de Poltava en Ukraine se termine par une cuisante défaite de l’armée suédoise, alliée aux cosaques que commande Ivan Mazepa. Besenval reste accrédité auprès de deux rois dont l’un, Stanislas, vient d’être destitué et l’autre, Charles, se retrouve en exil en terres ottomanes. Malgré cela, Besenval reçoit la consigne de rester à Danzig et d’œuvrer pour la réconciliation entre la France et le roi Auguste II, dit le Fort, prince-électeur de Saxe, que Pierre le Grand a réinstallé sur son trône polonais. D’emblée, Besenval est engagé dans de complexes négociations ; mais ce ne sera qu’en 1711 qu’il sera officiellement accrédité auprès des puissances du Nord. Son mandat consistait à gagner ces puissances comme médiateurs dans la guerre de Succession d’Espagne et à écarter Auguste II de la coalition anti-française : double échec et refroidissement des relations franco-polonaises. Mais le roi de France autorise néanmoins Besenval à prendre résidence à Varsovie où son titre sera celui d’envoyé extraordinaire auprès du roi et de la République de Pologne. ARTICLE | Johann Viktor II de Besenval Frans Van Mieris, 1711 Château de Waldegg, Soleure Parmi les appuis que Besenval trouve sur les bords de la Vistule, il faut surtout mentionner la famille Bielinski, famille noble traditionnellement francophile, que Besenval fréquente déjà quand il est encore à Danzig. C’est surtout Casimir Louis, le grand maréchal de la cour, qui lui facilite l’accès au roi de Pologne et quand ce dernier prend comme maîtresse une fille du maréchal, Marianne Bielinska, comtesse Dönhoff, les relations du diplomate sont encore revalorisées, ne serait-ce que parce que Marianne peut lui fournir des informations particulièrement utiles. On dit qu’elles faciliteront la conclusion du traité d’amitié franco-polonais de 1714. En 1716, les liens avec la famille Bielinski se renforcent encore puisque Besenval épouse la sœur de la compagne royale, Catherine Bielinska, veuve Potocka. Voici donc le simple fils de patricien de la petite république de Soleure qui fait son entrée dans la haute noblesse polonaise, une promotion qui a notamment des conséquences financières non négligeables dans la mesure où la dot de la mariée permettra au diplomate de desserrer quelque peu l’étau de son endettement chronique. Pour ce qui est des années qui suivent, il n’y a pas grand-chose à signaler, ne serait-ce que parce que la couronne polonaise a perdu de sa liberté d’action et que la France a perdu de son intérêt à la courtiser. Besenval fait valoir des raisons de santé pour appuyer sa demande de rentrer à Paris ; mais le régent Philippe d’Orléans fait la sourde oreille. L’ancien officier se met néanmoins à planifier la suite de sa carrière militaire : sera-t-il à la tête de son propre régiment ? Malgré les interventions de l’ambassadeur de France en Suisse, aucun commandement ne lui est confié. La difficulté de communiquer avec la métropole restreint ses possibilités d’intervenir à la cour. En 1721, le régiment Buisson est confié au jeune et inexpérimenté Fribourgeois François-Philippe de Diesbach. « Je vois avec une mortification accablante que tout ce qui est incroyable devient possible à mon égard », se plaint Besenval dans une lettre à un ami parisien. Enfin, au cours de cette même année, après quatorze ans de bons et loyaux services comme diplomate, le roi autorise Besenval à rentrer en France. Il fait escale à Soleure, mais gagne aussitôt Paris pour défendre personnellement ses intérêts en haut lieu. C’est donc en juin 1722 que le roi le nomme lieutenant-colonel au régiment des Gardes suisses et, après le décès de François de Reynold quelques mois plus tard, il peut accéder à la prestigieuse charge de colonel. C’est au sein de ce même régiment que débute la carrière de son fils Pierre-Victor (1721-1791), futur inspecteur général des Suisses et des Grisons, confident de la reine Marie-Antoinette et homme de lettres. En reconnaissance de ses services, le roi transforme, en 1726, la seigneurie de Brunnstatt en Alsace, qu’avait acquise le grand-père de Jean-Victor, Martin Besenval, en baronnie. Jouissant d’une réputation flatteuse et d’amples pensions, mais aussi de son titre de colonel des Gardes suisses, le baron Besenval de Brunnstatt passe le restant de sa vie à Paris. Avec Catherine, son épouse, il emménage dans une maison de la très élégante rue de Varenne – non loin du futur hôtel particulier de la rue de Grenelle qu’achètera un jour son fils Pierre-Victor. Cet « Hôtel Besenval » est aujourd’hui le siège de l’Ambassade de Suisse. En revanche, le retour en Suisse tant espéré ne sera plus accordé à Jean-Victor II, qui meurt le 11 mars 1736 à Paris où l’église Saint-Sulpice accueillera sa dépouille. La Lettre de Penthes | 43 | LIVRES Livres à lire Eloge de la dépendance Bénédict de Tscharner ANDRÉ HOLENSTEIN Mitten in Europa Verflechtung und Abgrenzung in der Schweizer Geschichte Verlag Hier und Jetzt, Baden, 2014 JOËLLE KUNTZ La Suisse ou le génie de la dépendance Editions Zoé, Genève, 2013 JOËLLE KUNTZ Die Schweiz oder die Kunst der Abhängigkeit – Zwischenruf Traduction : Benedikt von Tscharner Verlag Neue Zürcher Zeitung, Zurich, 2014 P arler d’un pays, c’est aussi le placer dans son contexte géographique, historique, culturel, économique… Qui dit contexte, dit rapports de voisinage ; et là, deux optiques s’offrent à l’analyste : il peut mettre l’accent sur tout ce qui relie ce pays à son environnement, à savoir les échanges économiques, les communications, les migrations, les rapports de force militaires, les influences culturelles ; mais il peut aussi tenter de faire ressortir les différences, tout ce qui distingue, voire ce qui sépare un pays de ses voisins. Cette seconde optique s’impose plus facilement ; elle permet à l’historien de construire son récit autour de la notion de l’indépendance ou de l’identité. Nos amis américains peuvent acheter un fac-similé de la « Declaration of Independence » de 1776 ; voilà qui facilite le ressourcement dans le patriotisme, et tant pis pour les nuances ! 44 | La Lettre de Penthes André Holenstein, professeur d’histoire suisse à l’Université de Berne, en a trop lu de ces éloges de l’indépendance, de ces mythes qui ponctuent l’historiographie traditionnelle de la Suisse, du Grutli au secret bancaire en passant par Morgarten, Marignan et la Berezina. C’est pourquoi il nous propose une autre lecture : après avoir constaté, au début de son livre, que « la Suisse se voit réveillée et bouleversée par des développements en Europe et dans le monde dont les forces motrices se soustraient au contrôle d’un petit Etat » (p. 9), Holenstein écrit que « ce livre tente de démontrer que l’ histoire suisse est une histoire transnationale et c’est dans cette perspective qu’ il faut la raconter. C’est l’ histoire d’un espace qui s’est transformé en un Etat national au moyen d’ échanges et de dialogues continus avec son voisin ; c’est par ce processus qu’elle a pris conscience de son identité spécifique et de l’ étroitesse de ses frontières. […] Le fondement de la Suisse est sa situation particulière en Europe ; elle est le produit de forces et de constellations européennes. » (p. 245) Ce n’est sans doute pas une coïncidence si, peu de temps avant l’historien spécialiste en histoire suisse, la journaliste genevoise Joëlle Kuntz a développé le même thème dans son essai La Suisse et le génie de la dépendance (Editions Zoé 2013). Ajoutons encore ceci : dans ses développements sur les interdépendances (Verflechtungen) entre la Suisse et l’Europe, André Holenstein nous livre notamment un remarquable résumé historique de l’émigration et de l’immigration qui, au cours des siècles, ont caractérisé l’histoire suisse, y compris et plus particulièrement l’épopée à multiples facettes que fut le service étranger. Qui traduira en français ce chapitre fort bien écrit, qui se trouve être aussi le récit central du Musée des Suisses dans le Monde à Penthes ? LIVRES Marignan – mythe et réalité ROLAND HAUDENSCHILD (ÉDITEUR) Marignano 1515 – 2015 Von der Schlacht zur Neutralität Fondazione Pro Marignano, Chiasso / Verlag Merker im Effingerhof, Lenzburg 2014 L e conseiller fédéral Didier Burkhalter a sans doute raison quand il écrit, dans la préface de ce livre, que « Les mythes sont réalité à part entière ». Cela explique peut-être pourquoi les initiateurs de cette commémoration de la bataille de Marignan – et ils ne sont de loin pas les premiers – établissent un lien direct entre cette bataille du XVIe siècle et la neutralité suisse, non pas le rôle que les politiques de neutralité, dans leurs interprétations successives, ont pu jouer au cours des siècles, mais la neutralité de la Suisse dans sa réalité d’aujourd’hui. Dans le logo de la Fondation pro Marignan qui édite ce volume, on retrouve les deux dates et le slogan ex clade salus : c’est du désastre que naît le salut ! Il s’agit pourtant d’une défaite qui fut immédiatement suivie d’une paix perpétuelle et d’une alliance militaire entre le Corps helvétique et le roi de France, grand vainqueur de Marignan ; et c’est bien cette date que nous commémorons en 2015 ! Le livre que nous avons devant nous éclaire de nombreuses facettes le cheminement des cantons, puis, dès 1848, de la Suisse entre 1515 et 2015, même là où la neutralité fait place aux mythes, aux ruptures ou aux doutes. Il nous fait aussi découvrir de nombreux autres grands et petits faits relevant notamment de l’histoire militaire. | Le résumé de la quatrième de couverture constate que Marignan a amené les Suisses à renoncer à toute « politique de grande puissance » et que ce renoncement a été – et là, cela devient franchement compliqué – « le début d’un tournant vers une longue tradition de retenue – Stillesitzen –, autrement dit, un moment déterminant – Einschnitt – pour la future définition de la neutralité d’aujourd’ hui. » Pour ce qui est de la politique étrangère de la Confédération, ce n’est peut-être pas dans ce livre qu’il faut aller chercher une analyse complète. Notons toutefois cette phrase d’Antoine Fleury qui se penche sur la seconde moitié du XXe siècle : « Si l’on conçoit la neutralité comme un legs du passé, qui selon les circonstances a constitué un atout important dans les démêlés avec les Puissances, il est impératif de réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour que la Suisse soit à même de relever le défi d’une fonction internationale renouvelée, digne de son passé et qui soit à la hauteur des attentes de la communauté internationale. » Quant à Hervé de Weck, il s’élève contre ceux qui considéreraient la neutralité comme une relique de la guerre froide et rappelle que, malheureusement, le monde n’a pas encore trouvé un ordre basé sur le respect mutuel. Est-ce à dire, pour reprendre le titre de sa contribution, qu’il n’y a, en fin de compte, ni rupture ni évolution dans ce domaine au cours des dernières décennies ? Cela mériterait un débat. La Lettre de Penthes | 45 | LIVRES Sans doute faut-il lire ce livre de manière pragmatique : en effet, personne n’a jamais pu définir avec certitude ce qu’il y a précisément sous le terme de « libertés suisses », personne non plus ne sait exactement ce qu’est la « neutralité suisse » ; mais tous les Suisses la vivent à leur façon et avec leur compréhension. Le débat est ouvert depuis fort longtemps et ce livre en est un témoin : du mythe à la réalité, ou selon les opinions, de la réalité au mythe. Dans la vie d’une nation, le mythe a souvent plus de place et de poids que la réalité ; il fallait en tenir compte aussi ! GÉRARD MIÈGE * Marignan. Histoire d’une défaite salutaire 1515-2015 Editions Cabédita, Bière, 2015 E nhardis par les victoires qu’ils avaient remportées au cours des XIVe et XVe siècles, les Suisses se mirent à convoiter les terres qui se trouvaient au sud des Alpes. Cependant, cette ambition leur suscita rapidement des ennemis, car pour les princes européens il n’était pas question de laisser les Suisses empiéter sur leur pré carré. Alliés tantôt des Français, tantôt de la papauté, de l’empereur du Saint-Empire, de Milan, de Venise et même de l’Angleterre, les Confédérés furent de toutes les batailles du premier quart du XVIe siècle, jusqu’au jour où, à Marignan, leurs régiments d’infanterie furent défaits par François Ier. Cette « bataille de Géants » marqua un coup d’arrêt à la politique d’expansion des Suisses et fit prendre conscience à leurs élites de la faiblesse des institutions qui unissaient les cantons et de la nécessité de définir, au sein des Diètes, une politique qui leur fût commune pour faire face aux grandes puissances qui les entouraient. C’est cette histoire, qui fut pleine d’enseignement pour l’avenir, que Gérard Miège va vous conter. * Gérard Miège a publié plusieurs ouvrages : La Suisse des Bonaparte en 2007 et Genève et la Suisse au temps des révolutions. Contact avec l’auteur : Gérard Miège, route de La Bâtie 9, CH-1290 Versoix, tél. : 079 219 09 29, courriel : [email protected]. Histoire de Genève N ous avons eu l’occasion, dans la Lettre de Penthes n°24 (automne 2014), de signaler au lecteur la parution du premier tome de cette nouvelle Histoire de Genève. L’auteur de La cité des évêques (IV e VIe siècle) est Mathieu Caesar. Voici à présent la suite, les tomes 2 et 3, toujours dans ce petit format de poche fort pratique. Les trois auteurs travaillent dans le sillon de l’Université de Genève. CORINNE WALKER Histoire de Genève, tome 2 De la cité de Calvin à la ville française (1530-1813) Editions Alphil – Presses universitaires suisses, Neuchâtel, 2014 46 | La Lettre de Penthes LIVRES A u XVIIIe siècle, les peintres représentent volontiers Genève et ses environs comme une scène de théâtre. Au bout du lac, la ville entourée de ses remparts se détache d’une campagne ordonnée et prospère, organisée entre domaines bourgeois et villages paysans. A l’heure de la découverte de la nature, et bientôt des montagnes enneigées, tout semble ici n’être que calme et volupté. Pourtant, au-delà de cette image, la cité est déchirée par des conflits qui opposent une bourgeoisie luttant pour ses droits et une oligarchie qui s’est peu à peu arrogé tous les pouvoirs. La révolution calviniste du XVIe siècle a fait de la cité un centre de la Réforme européenne en même temps qu’une république indépendante qui a pu préserver sa liberté jusqu’à sa réunion à la France en 1798. En évoquant les événements, les réussites et les crises économiques, l’évolution des usages et des goûts, ce livre propose de parcourir trois siècles au cours desquels Genève se forge une identité entre particularisme et ouverture, entre repli sur soi et esprit cosmopolite. OLIVIER PERROUX Histoire de Genève, tome 3 De la création du canton en 1814 à nos jours Editions Alphil – Presses universitaires suisses, Neuchâtel, 2014 L a création du canton à la Restauration initie une période lors de laquelle Genève change totalement de visage tout en conservant une très forte ambivalence, hésitant constamment entre ouverture et repli. D’abord politiquement apaisée, la cité de Calvin connaît sa mue au milieu de luttes politiques et confessionnelles très vives. | Ville industrielle dominée d’abord par la production horlogère, melting-pot densément peuplé et disposant d’un rayonnement international, Genève présente plusieurs aspects. La création d’une Genève internationale, qui devient autant une composante essentielle de son économie qu’une carte de visite, construit une cité où le secteur tertiaire devient roi. Des cités-satellites à la nouvelle Constitution, en passant par l’établissement d’un secteur bancaire privé tout à fait unique, cet ouvrage offre un regard nouveau sur la construction d’une agglomération, qui ne cesse d’hésiter entre tradition et modernité. Horace-Bénédict de Saussure STÉPHANE FISCHER Horace-Bénédict de Saussure Naturaliste des Alpes – Natur- und Alpenforscher OSL Œuvre suisse des lectures pour la jeunesse, n° 2479, Zurich 2014 SJW Schweizerisches Jugendschriftenwerk, Nr. 2479, Zürich 2014 Q ui ne se souvient pas des cahiers de l’OSL que nous avons tous connus – et parfois dévorés – dans notre jeunesse ? Comme l’indique bien le numéro 2479 que porte cette publication, la longue série continue et offre toujours des textes faciles d’accès à un public qui dépasse de loin celui des écoliers. Comme d’habitude, il existe une version française et une version allemande. Fort heureusement, cette œuvre a trouvé quelques mécènes permettant ainsi un prix particulièrement avantageux, pour les écoles notamment. La Lettre de Penthes | 47 | LIVRES Cette évocation de la vie du Genevois Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799), auteur du « Voyage dans les Alpes » en quatre volumes et dont l’ascension du Mont-Blanc, en août 1787, est restée célèbre, se présente en grand format et est particulièrement riche en informations, mais aussi – c’est à souligner – en illustrations. L’auteur, Stéphane Fischer, biologiste de formation et journaliste scientifique, est assistant conservateur au Musée d’histoire des sciences de la Ville de Genève, musée qui est logé à la belle Villa Bartholoni dans le parc de la Perle du Lac ; il a pu puiser dans les riches collections de « son » musée pour nous présenter des documents exceptionnels ainsi que des photographies d’instruments scientifiques liés aux travaux du savant, objets que la famille de Saussure y a déposés. On y trouve encore les portraits de quelques éminentes personnalités du monde de la science, contemporaines de Saussure, dont plus d’un Genevois. Patumbah GABY WEBER, THOMAS MÜLLER, PETER BAUMGARTNER (éditeurs pour la Kantonale Denkmalpflege Zürich) Villa Patumbah Monographien Denkmalpflege Nr. 7 Zürich, 2014 U ne bonne nouvelle : la « maison la plus folle de Zurich », la Villa Patumbah et son beau parc, dans le quartier de Riesbach, ont été sauvés, soigneusement restaurés et remis au Patrimoine suisse (Heimatschutz) qui y a installé son siège principal (Zollikerstrasse 128, 8008 Zurich, [email protected]). 48 | La Lettre de Penthes C’est une chance exceptionnelle que cette maison, construite entre 1883 et 1885 pour le richissime Carl Fürchtegott Grob (1830-1893), grand propriétaire de plantations de caoutchouc sur l’île de Sumatra, ait survécu jusqu’à nos jours, car ce style architectural – on parle d’historisme ou d’éclectisme, en vérité un mélange de tous les styles et, en l’occurrence, enrichi d’éléments exotiques d’Asie – n’a longtemps pas eu les faveurs du public et encore moins celles des architectes et historiens d’art. Aujourd’hui, ces extravagances du XIXe siècle sont à nouveau appréciées à leur juste valeur. En 1910, la famille Grob fit don de la maison aux diaconesses de Neumünster, qui y installèrent pour près d’un siècle un home pour personnes âgées – ce qui sauva la bâtisse, sans doute. Restaurer scrupuleusement la Villa Patumbah avec toutes ses fresques et plafonds peints, ses vitraux, statues, bronzes, marbres, bois rares, lustres, etc. a exigé des fonds considérables ; ils ont été mis à disposition par la Confédération, le Canton et la Ville de Zurich ainsi que par des mécènes privés. L’épopée de cette restauration est décrite dans le menu détail dans ce magnifique livre de plus de quatre cents pages. Né dans le quartier zurichois du Niederdorf dans une famille de boulanger, Carl Grob fit un apprentissage de commerce et, avec Hermann Näher de Lindau (Bavière) sur les bords du lac de Constance, entreprit son premier voyage en Indonésie en 1869. C’est un Suisse, Albert Breker, qui avait encouragé les deux associés à le rejoindre – la rumeur courait qu’on pouvait y gagner beaucoup d’argent… ; en effet, il y régnait une ambiance de ruée vers l’or. Grob et Näher commencèrent par cultiver la noix de muscade, puis s’engagèrent dans le commerce du tabac, et, enfin, trouvèrent leur « vocation » dans la culture de l’hévéa, l’arbre à caoutchouc ; c’était miser juste ! Leurs terres, sises dans le Sultanat de Delhi sur la côte est de l’île, finirent par LIVRES s’étendre sur 25 000 hectares. Les agriculteurs de Sumatra n’étant que peu enclins à travailler dans les grandes plantations – un travail dur, malsain et misérablement mal payé – il fallait faire venir des coolies d’ailleurs : les deux patrons employaient près de 2500 Chinois et 1800 Javanais et Indiens sur leurs terres. Qui a dit que la Suisse n’avait pas de passé colonial ? Fortune faite après seulement dix ans d’absence, Grob rentra au pays en 1879, se maria, s’installa, acheta un terrain de 13 000 m2 aux portes de la ville avec vue sur le lac et les Alpes, se fit construire son nouveau foyer à son goût et lui donna le nom du lieu de sa plantation ; il fit aussi enterrer le chemin de fer qui passait sous ses fenêtres ; mais finalement, mourant à 53 ans, n’en profita que quelques années. La Maison du patrimoine peut être visitée et organise des expositions. Mission à Urfa | Le docteur Hermann Christ, le grand-père de l’auteur, sait de quoi il parle quand il évoque la souffrance de la population arménienne, puisqu’il y a travaillé pendant cinq ans pour apporter de l’aide médicale aux nombreuses victimes des persécutions, endémiques dans la région. Son mandat, il l’a obtenu de la Mission allemande de l’Orient (Deutsche Orient-Mission, DOM) qui y construisit un petit hôpital. L’esprit est celui de la solidarité entre communautés chrétiennes d’Occident et d’Orient ; mais l’hôpital accueille également des musulmans. Le livre est basé sur les nombreuses lettres qu’Hermann Christ a envoyées à sa famille et ses amis ; il comporte également une belle collection de photos. Le livre nous révèle le fonctionnement du réseau de bienfaisance humanitaire tel qu’il fonctionnait au sein des familles de la bonne société bâloise à l’époque. Il contribue aussi à nous éclaircir sur les antécédents des événements de 1915/16 qui font encore polémiques aujourd’hui. L’auteur est journaliste et a été correspondant et rédacteur du journal Tagesanzeiger pendant plus de trente ans. EMANUEL LA ROCHE « Doctor, sieh mich an ! » Der Basler Arzt Hermann Christ auf medizinischer Mission in der Osttürkei (1898-1903) Chronos Verlag, Zürich, 2013 P eu de gens connaissent Urfa, le lieu de naissance d’Abraham, sous le nom d’Edesse une des plus anciennes villes chrétiennes, aujourd’hui, Şanl1urfa, ville située à 40 kilomètres de la frontière syrienne, entre Gaziantep et Diyarbakir. Et peu de gens ont été les témoins de la vie dans cette région éloignée, habitée d’une population mixte (turque, kurde, arménienne, arabe, etc.). La Lettre de Penthes | 49 | LIVRES Andersonville ALBERT WINKLER Henry Wirz and the Tragedy of Andersonville. A Question of Responsibility Swiss American Historical Society, Review, vol. 50, n° 3, novembre 2014 HEINRICH L. WIRZ, FLORIAN A. STRAHM, Schweizer im amerikanischen Sezessionskrieg 1861-1865, Bibliothek am Guisanplatz, Berne, 2012 D ans son livre Soldats aux Editions de Penthes (2010) Bénédict de Tscharner nous a livré un résumé succinct de la vie tragique de Hartmann Heinrich (dit Henry) Wirz (1823-1865), un émigrant suisse – né à Zurich – devenu officier sanitaire dans les forces armées sudistes pendant la guerre de Sécession. Handicapé par des blessures, le Suisse se trouve propulsé commandant du grand pénitencier d’Andersonville, en Géorgie, où les autorités confédérées regroupent les prisonniers de guerre unionistes, donc du Nord. A la fin des hostilités, Wirz est déclaré, par la justice militaire des vainqueurs, responsable de la mort de nombreux prisonniers et plus généralement 50 | La Lettre de Penthes des conditions inhumaines qui régnaient dans ce campement ; il est condamné à la peine capitale et pendu devant le Capitole à Washington, le 10 novembre 1865. A présent, nous devons une étude un peu plus fouillée à l’historien Albert Winkler, archiviste et enseignant à la Brigham Young University à Provo (Utah) et à Laie (Hawaï). Ce compatriote siège, avec le professeur Leo Schelbert, au conseil éditorial de la Review, que la Swiss American Historical Society publie depuis plus de cinquante ans. Le professeur Winkler se penche plus particulièrement sur les accusations qui furent portées contre le capitaine Wirz au cours de son procès et sur la question de savoir si, comme l’historiographie l’a voulu pendant longtemps, il est effectivement à ranger parmi les grands criminels de guerre d’un conflit qui connut une dose exceptionnelle de cruauté et de souffrances, mais aussi de confusion dans les responsabilités au sein de la hiérarchie militaire. Celui qui ne se contenterait pas de ces 97 pages très denses attendra la publication prochaine d’une grande biographie du capitaine Wirz, œuvre particulièrement documentée, que préparent les historiens Heinrich L. Wirz – un descendant du frère de Henry – et Florian A. Strahm qui travaillent à la Bibliothek am Guisanplatz (ancienne Bibliothèque militaire) à Berne ; ces deux chercheurs y ont publié récemment un livre sur les officiers suisses – cent officiers et six généraux – qui se sont battus en Amérique dans les deux camps de la guerre de Sécession. LIVRES Espionnage Swiss made CHRISTOPHE VUILLEUMIER La Suisse face à l’espionnage 1914 - 1918 Editions Slatkine, Genève 2015 R. JAMES BREIDING Swiss made – Tout ce que révèle le succès du modèle suisse Traduit de l’anglais par Adriana SOLARI PONTI Préfaces de Patrick AEBISCHER, président de l’EPFL et de Harold JAMES, professeur à l’Université de Princeton Editions Slatkine, Genève 2014 L ’historien Christophe Vuilleumier, président de la Société d’histoire de la Suisse romande, a été la cheville ouvrière du Colloque « La Suisse et la Guerre de 1914/1918 » qui eut lieu à Penthes en septembre 2014. En attendant la publication des actes de ce colloque – la préparation a bien avancé, nous dit-il – il nous présente un produit de ses recherches, toujours sur la Grande Guerre. La Première Guerre mondiale ne se déroula pas uniquement sur les champs de bataille. Elle se développa, de manière insidieuse, dans les pays neutres, sous des formes moins sanglantes, mais tout autant efficaces. La Suisse, à proximité immédiate des pays en guerre, parfois à quelques centaines de mètres des affrontements, allait être un terrain particulièrement propice pour l’espionnage. Allemands, Français, Anglais, Autrichiens, Turcs, tous développèrent des réseaux de renseignements sur le territoire helvétique, organisant à certaines occasions des opérations militaires entre Zurich et Genève. Industriels suisses impliqués dans l’économie de guerre, tel Jules Bloch dont le train cheminait sans cesse de Bienne à Genève, chargé de fusées d’obus, Nachrichtenoffizier, comme Hans Schreck, chef du contre-espionnage allemand qui allait être arrêté par la police fédérale avant d’être exfiltré de la clinique dans laquelle il était interné, ou simples agents recrutés parmi la population locale, les espions allaient devenir une hantise dont les Suisses conservent un vague souvenir sans pourtant se rappeler les événements qui défrayèrent les chroniques cinq années durant. | C omment un petit pays privé de ressources naturelles a-t-il pu se doter d’une économie prospère, capable de rayonner dans le monde entier, et dans quasiment tous les secteurs ? Comment a-t-il pu se hisser au rang de pays le plus compétitif du monde ? Sur quelles institutions, et sur quelles caractéristiques, a-t-il pu s’appuyer pour obtenir d’aussi flatteurs résultats ? Et que signifie ce Swiss made qui sait se renouveler constamment ? Ces questions reviennent régulièrement dans les journaux et dans les discours politiques.Peut-on parler de modèle ? Et peut-il inspirer d’autres pays ? Et ce modèle est-il durable ? Ce livre répond à ces questions, balayant toutes les idées reçues qui encombrent souvent les commentaires relatifs à la Suisse ! Ce livre a été rédigé en anglais, mais traduit en plusieurs langues, dont le japonais. L’auteur est double-national, fils d’un père suisse et d’une mère américaine. Il a obtenu une maîtrise à la John F. Kennedy School of Government de l’Université de Harvard et à l’IMD à Lausanne. Il a écrit pendant plusieurs années pour The Economist sur des thèmes suisses. John F. Breiding a fait carrière dans la finance et est fondateur et propriétaire de Naissance Capital, une société d’investissement suisse (Zurich). La Lettre de Penthes | 51 | LIVRES Ajoutons à ce gros volume un autre titre, un essai rédigé par Dominique Dirlewanger, historien et enseignant à Lausanne, auteur, entre autres ouvrages, de Tell me : La Suisse racontée autrement, fondateur de l’Association memorando.ch qui vise à promouvoir la redécouverte de l’histoire suisse : DOMINIQUE DIRLEWANGER Les Suisses. Lignes de vie d’un peuple Ateliers Henry Dougier, Paris 2014 L a montagne, une montre et du chocolat. Qui se cache derrière le décor des cartes postales suisses ? Des banquiers en costume trois-pièces, des lutteurs en habits traditionnels, des étudiants branchés en soirée électro… Derrière le folklore, la Suisse accumule une incroyable richesse économique, sociale et culturelle. Composée d’une mosaïque de vingt-six cantons aux identités multiples, la Confédération helvétique ne connaît pas d’unité de langues ni de religions. Son territoire exigu, au milieu de l’Europe, ne recèle pas de matière première. Pourtant, les salaires de ses habitants sont parmi les plus élevés du monde et le chômage ne dépasse guère les 3,5%. Les Suisses ne forment pas à proprement parler un peuple. Tiraillés entre unité et diversité, intégration et isolement, les Suisses du XXIe siècle sont confrontés à des controverses qui résonnent des mêmes échos identitaires de l’Europe en devenir. 52 | La Lettre de Penthes Moi, Alexandre John Emile Yersin DANIEL BERNARD « Journal apocryphe » Paris 2015, ISBN : 978-2-84679-253-0 A lexandre Emile John Yersin est né le 22 septembre 1863 à Aubonne dans le canton de Vaud. Médecin, bactériologiste et explorateur franco-suisse, on lui doit notamment la découverte du bacille de la peste, la préparation du premier sérum antipesteux et l’étude de la toxine diphtérique. Il est mort le 28 février 1943 à Nha Trang, en Indochine française. « Le 20 juin 1894, dans un modeste cabanon installé dans le jardin de l’hôpital de Hong Kong, Alexandre Emile Jean Yersin, 31 ans, se penche sur son microscope. Ce qu’il voit l’effraie : des milliers de petites taches. Elles grouillent. Il a un mouvement de recul. Pour la première fois, un homme observe le bacille de la peste, le plus grand tueur en série depuis l’aube des temps. Cette découverte lui vaut l’honneur de donner son nom à la bactérie : Yersinia pestis. » Médecin, bactériologiste, explorateur, ethnologue, ex-préparateur à l’Institut Pasteur, Yersin est une des personnalités les plus attachantes de la fin du XIXe siècle. Né en Suisse, il a pris la nationalité française… En juin 1894, il vit à Saïgon quand le ministère des Colonies français et l’Institut Pasteur lui demandent de se rendre toutes affaires cessantes à Hong Kong où la peste a débarqué en provenance de Canton où elle a déjà fait 60 000 morts. LIVRES Pourquoi diable la France se mobilise-t-elle pour sauver des Chinois et une poignée d’Anglais ? Parce que l’épidémie menace de s’abattre sur l’Indochine française ! Yersin est chargé de découvrir « la nature du fléau, les conditions dans lesquelles il se propage » et de « rechercher les mesures les plus efficaces pour l’empêcher d’atteindre nos possessions ». En 1994, Daniel Bernard est chargé de réaliser le film officiel du Centenaire de la découverte à Hong Kong du microbe responsable de la peste, célébrant le grand œuvre d’Alexandre Yersin. | Derrière ce rempart, écrit supposément à la fin de sa vie à Nha Trang, au milieu du conflit mondial de 39-45, on découvre une recherche intime et curieuse de l’esprit qui trouva l’origine de la peste, mais ne se soucia guère de son mode de transmission, la puce, de l’homme qui défricha les hauts-plateaux de l’Annam et encouragea la plantation des hévéas. Daniel Bernard livre, ce faisant, quelques solutions, par le ton léger du journal intime, en s’approchant avec subtilité de l’homme Yersin, chercheur et humaniste, complexe, fort et fragile à la fois. Or son grand-père, le Docteur Noël Bernard, est l’homme qui lui avait succédé à la tête de l’Institut Pasteur de Saïgon dans les années 20, et qui devint son premier biographe en 1958. Exploitant le journal du Docteur Bernard, les archives personnelles et les lettres d’Alexandre Yersin, ce Journal apocryphe est une construction presque imaginaire non seulement liée aux étapes importantes de la vie scientifique du XX e siècle, mais aussi aux méandres d’une pensée personnelle mêlée aux tourments de l’homme que fut Yersin. Célibataire ? Solitaire ? Suisse ou Français, protestant ou athée, médecin ou chercheur, découvreur ou explorateur… der-weg-nach-oben.ch te, Wer dlich! in ktur, Stru en. Verb nser ektiv tive für u m. p s r Pe asiu Mo Ihre ats-Gymn ehr: m h n Inter lesen Sie h-oben.c Hier weg-nac .derwww « DAS BESTE INTERNATS-GYMNASIUM DER SCHWEIZ » Die Weltwoche 23 / 2012 La Lettre de Penthes | 53 DOMAINE DE DÉCOUVERTES www.theoreme.ch CULTURE | GASTRONOMIE | NATURE W W W. PEN T HE S .CH DEVENEZ AMIS DE PENTHES Vous aimez la nature et l’histoire des arts ? L’avenir de la Suisse et des Suisses dans le monde vous intéresse ? Alors vous êtes un ami de Penthes. En rejoignant la Société des Amis de Penthes, vous soutenez non seulement les activités du Domaine de Penthes mais vous bénéficiez aussi des nombreux avantages offerts par ce lieu de partage et de découverte. Amis de Penthes – Chemin de L’impératrice 18 – 1292 Pregny-Chambésy - Pour plus d’informations: [email protected] - +4122 734 90 21 ARTICLE Les Amis de Penthes | Printemps 2015 LES AMIS DE PENTHES CHANGENT DE LOOK Avec le printemps, les nouvelles idées, les envies de nettoyage, de classement, de remise en ordre après un long hiver. Nous, c’est notre identité sur laquelle nous nous sommes penchés. Investis par la fondation, nous avons eu envie d’avoir notre logo ! Depuis quelques mois, Laure Eynard, vice-présidente, et moi-même avons confié cette tâche de recherche de notre corporate identity, comme on le dit dans le monde du business, à une créatrice genevoise, graphiste et pleine de talent, Sophie Jaton. Le résultat ? Eh bien vous l’avez sous les yeux. Un CŒUR carré dans le drapeau national ? Une réminiscence du I Love NY ? Le résultat : dynamique, dans l’air du temps, déclinable sur tous les supports que les Amis utilisent, de votre carte de membre aux cartons d’invitation, papier à lettres et toute autre présence visuelle que l’on a pour mission, donc, d’assumer. Revenons aux missions de l’association : non seulement soutenir les activités du musée, principalement, telle l’exposition de Peter Knapp ou de La Suisse par les Russes, pour les plus récentes, mais aussi recruter de nouveaux membres. Ainsi en quelques mois, c’est 10% d’augmentation que nous avons consigné. Merci à vous, nouveaux venus. Votre action permet de faire vivre le Domaine de Penthes, d’attirer de nouveaux visages, de brasser les cultures dans ce si bel endroit, chacun s’accorde à le dire. Nos activités sont principalement constituées d’événements qui ont lieu à Penthes, comme vous le savez, conférences, concerts, projections de films, écrivains, débats. Mais nous avons développé un partenariat avec les musées romands, invitant tour à tour les membres des associations à des visites personnalisées privées lors d’expositions, telle celle consacrée à Dürer, au Musée Jenisch ou encore celle sur Marcello, au Musée d’art et d’histoire de Fribourg. Cela permet de connaître d’autres lieux, de se faire connaître, nous, Amis de Penthes, donc la Fondation et son musée et enfin de promouvoir les actions culturelles des uns et des autres. Alors, faites donc comme nous : parlez-en autour de vous, invitez vos amis au restaurant du Domaine de Penthes, et proposez-leur de nous rejoindre. Devenez un membre encore plus actif de notre réseau ! Daniel Bernard, Président des Amis de Penthes La Lettre de Penthes | 55 DOMAINE DE DÉCOUVERTES CULTURE | GASTRONOMIE | NATURE www.theoreme.ch W W W. PEN T HE S .CH “ La cuisine est un art, la restauration celui de le partager ” Ouvert tous les jours de 9h à 17h ainsi que le mercredi, jeudi et vendredi soir. Domaine de Penthes - Chemin de l’Impératrice 18 - 1292 Pregny-Chambésy Sandro Haroutunian ARTICLE Mot du Directeur Anselm Zurfluh | Chers Amis, En 2002, il y a maintenant treize ans, nous avons entrepris de produire un Bulletin d’information pour nos Amis à travers le Monde. Internet existait déjà mais son emploi n’était pas aussi répandu et surtout, l’accès aux innombrables fichiers de toute sorte n’était pas toujours aisé. Après mûre reflexion, nous avons décidé que malgré internet, nous allions produire ce bulletin d’information sur un support papier. Pari gagné! Le titre La Lettre de Penthes s’est rapidement imposé à tous et au printemps 2003, lors de notre Conseil de Fondation, le numéro 001 était sur la table. Dans la première préface, on pouvait lire notre ligne programmatique, sous la plume de Bénédict de Tscharner : E n vous adressant la nouvelle Lettre de Penthes, la Fondation pour l’Histoire des Suisses dans le Monde entend renforcer encore les liens qui l’unissent avec tous ses amis : membres actuels et anciens du Conseil de Fondation, conseillers associés, membres de l’Association des amis suisses de Versailles, membres de la Société des amis de l’Institut des Suisses dans le monde, mécènes, partenaires dans les institutions publiques genevoises, représentants des médias, institutions privées travaillant dans des domaines connexes etc. en leur fournissant, en principe deux à trois fois par an, des informations sur le travail qui se fait à Penthes, au Musée tout comme au Centre de recherche et de documentation. (...) La communication, telle que nous la concevons, ne doit pas se pratiquer à sens unique : notre lettre appellera des réponses, du moins je l’espère, qui nous aideront à mieux concevoir notre rôle. De 2003 à 2015, sur plus de 1000 pages ont été présentées une quinzaine d’expositions, une centaine d’articles de fond, plus de deux cents livres ont été thématisés, une belle moisson d’autant que plus de 26 000 personnes ont cliqué sur le lien internet pour visualiser ou charger les numéros électroniques (http://www.penthes.ch/institut/lettres-de-penthes/). Merci à notre président honoraire Bénédict de Tscharner d’avoir œuvré pendant deux lustres pour La Lettre et nous espérons pouvoir compter sur sa plume aussi à l’avenir ! Avec ce numéro 25, nos ambitions sont à la hauteur de celles que nous avons pour la Fondation, à savoir, devenir le cœur et la maison de tous les Suisses dans le Monde tout en développant et en optimisant notre présence à Penthes. En effet, la distribution de cette lettre se fera exceptionnellement large, à travers le monde, de Puerto Yartou (près d’Ushuaïa au Chili) à New Glaris (Wisconsin), de Nova Friburgo (Brésil) à Singapour, du Club Suisse de Monaco aux Consulats Suisses à travers le monde, de Dubaï à Vladivostok... et nous invitons tous nos amis des Clubs Suisses de l’étranger à venir à Penthes les 12 et 13 août 2015 pour partager des moments de convivialité inoubliable et pour échanger les expériences en faveur de la sauvegarde du patrimoine suisse à l’étranger (voir l’annonce Clubs Suisses dans ce numéro). Par ailleurs, et ceci est de la plus haute importance, nous lançons dans ce numéro une vaste campagne de levée de fonds afin d’être à la hauteur de nos ambitions: en effet, chacun pourra s’approprier Penthes sous forme de pavé électronique disponible sur la Toile. Nous espérons que nos amis worldwide deviendront partie prenante de l’avenir de Penthes, en y contribuant selon leurs rêves, leurs besoins, leurs possibilités. Un musée a besoin pour vivre de pouvoir compter sur ses soutiens. Je suis convaincu que cet appel rencontrera le succès qu’il mérite! D’autant plus que nous vous réservons de belles surprises dans un avenir proche. Il est encore trop tôt pour déflorer tous nos projets mais une chose est certaine : Penthes fera notre fierté. La Lettre de Penthes | 57 | ARTICLE Rencontre des Clubs Suisses à Penthes 12 au 13 août 2015 Les Clubs Suisses à travers le Monde sont les maillons essentiels non seulement des Suisses expatriés entre eux - dont certains habitent leur pays depuis des générations - mais aussi du lien qui existe entre ses membres et la mère patrie, ces clubs font partie intégrante des réseaux suisses. Ces dernières années, j'ai pu rencontrer les présidents et membres de clubs suisses à travers le Monde, et chaque fois, cela fut une rencontre forte, avec des personnalités qui sont concernées par la Suisse et qui se réjouissent des contacts. Mais il est difficile de faire se rencontrer les Clubs Suisses dans un même endroit au même moment. Pour cela le Musée des Suisses dans le Monde organise cette année, de manière exclusive, la première Rencontre des Clubs Suisses à Penthes. En plus, nous avons la chance de pouvoir participer au congrès de l'ASO à Genève - donc, vous avez une triple raison de venir en Suisse cet été : rencontre Clubs Suisses, Congrès ASO et famille/tourisme ! Cette année 2015, à Genève, le Domaine de Penthes accueille les membres des clubs suisses du monde entier, en partenariat avec l'Organisation des Suisses de l’Etranger et en marge du Congrès qui se tient du 14 au 16 août 2015. Le domaine de Penthes abrite depuis 40 ans la Fondation pour l’Histoire des Suisses dans le Monde, son Musée qui raconte les aventures des Suisses dans le monde et son centre de recherche. Il s’agit donc de la vitrine culturelle des Suisses de l’étranger sur le sol helvétique. Forts de cette identité, nous souhaitons développer et aider au développement des projets de sauvegarde et de promotion du patrimoine suisse de l’étranger. 58 | La Lettre de Penthes En effet, des siècles durant, de nombreux Suisses ont quitté le pays pour s’installer ailleurs, parfois à l’autre bout du monde connu. Avec eux, ils ont emportés une partie de leur culture et l’ont adapté à la culture de leur pays d’accueil, produisant ainsi une histoire suisse de l’étranger. Ce patrimoine est d’une richesse peu connue et chaque club suisse à travers le monde se retrouve dépositaire d’un morceau de ce patrimoine, sous la forme de bâtiments, d’archives, d’objets artistiques, scientifiques ou historiques, ou de traditions encore vivantes et vibrantes. Ainsi, notre Fondation veut rassembler les clubs suisses de tous les continents, à Genève, ville-monde par excellence et centre de culture et d’histoire. Les objectifs étant de : - Favoriser la rencontre et la création de réseaux d’échange entre les clubs suisses - Promouvoir la richesse du patrimoine suisse de l’étranger - Faire découvrir l’histoire des clubs suisses, patrimoine à part entière - Rencontrer des professionnels de la conservation, de la restauration et la promotion d’objet culturel, et de leur financement - Soutenir un ou plusieurs projets de restauration A cette occasion, un certain nombre d'initiatives et de projets seront présentés, comme par exemple le drapeau suisse des Archives régionales de Nueva Helvecia en Uruguay. POUR TOUS RENSEIGNEMENTS SUPPLÉMENTAIRES Merci de nous contacter à cette adresse : [email protected] ou visiter notre site internet : www.penthes.ch ARTICLE La Lettre de Penthes | | 59 | ARTICLE Plat Céramique XVIIe siècle Collection Kalfayan Trésors arméniens à Penthes Camille Verdier, directeur artistique du Musée des Suisses dans le Monde Le Musée des Suisses dans le Monde présente du 17 avril au 20 septembre prochain l’exposition Suisse-Arménie – La collection Kalfayan, sur le chemin de la mémoire. Si les liens qui unissent ces deux pays sont particulièrement mis en avant, le cœur de l’exposition reste les trésors de la collection Kalfayan : plus de 170 objets, échelonnés sur cinq siècles, se feront l’écho de la richesse artistique d’un peuple sans frontière. 60 | La Lettre de Penthes ARTICLE LA SUISSE ET L’ARMÉNIE L es liens entre les deux pays ne sont pas évidents au premier abord ; pourtant ils sont nombreux et solides. L’Arménie et la Suisse partagent une géographie commune : montagneuses et isolées de la mer, entourées de puissants voisins. Mais surtout, l’une, avec ses trois millénaires d’histoire, comme l’autre « jeune » de sept siècles, ont su s’adapter et se développer autour d’une notion centrale : l’importance du réseau et de l’ouverture sur le monde. Le rôle joué par la diaspora est centrale pour les Arméniens ; mais l’attachement des Suisses à leurs compatriotes vivant à l’étranger est également significatif dans leur histoire. Contraintes par la configuration de leur territoire, la Suisse et l’Arménie se sont tournées vers le commerce et ont bâti leur prospérité sur leurs réseaux. Ainsi, l’Arménie est un centre de rencontre entre différents peuples, religions et cultures : entre Islam et Chrétienté, entre mondes grec, byzantin, perse, arabe, ottoman et slave, entre Europe et Asie. Tout au long de son histoire, l’Arménie connut grandeur et déclin, s’accommodant parfois de son occupant ou subissant des persécutions. Mais cette diversité a produit une culture raffinée et métissée, qui associe à l’art chrétien byzantin certaines caractéristiques de l’art perse ou syrien. C’est le résultat de ces siècles de métissage que nous proposons à nos visiteurs de découvrir d’avril à septembre 2015. LA RELIGION, IDENTITÉ COMMUNE D’UN PEUPLE DISPERSÉ L’Arménie fut le premier Etat chrétien de l’histoire, le christianisme devenant religion officielle du royaume en 301. La légende veut que saint Grégoire Ier l’illuminateur ait converti le roi Tiridate IV, alors que celui-ci, transformé en sanglier par punition divine pour avoir persécuté des chrétiens, demandait l’aide du saint pour sa guérison. Cette légende est souvent représentée, accompagnée par deux autres symboles de l’Arménie : le saint-siège d’Etchmiadzin et le mont Ararat. Cette iconographie reflète bien l’importance des deux sites pour le peuple arménien ; deux sites sacrés liés à la terre et à son identité. Si le catholicossat d’Etchmiadzin jouit de la primauté, il existe actuellement un autre catholicossat à Antélias, en Cilicie, l’ancien royaume de la Petite-Arménie, un patriarcat à Constantinople et à Saint-Jacques de Jérusalem. Une partie des trésors exposés à Penthes et provenant de la collection Kalfayan sont des donations | faites à ces églises. Calices, coupes, chandeliers ou reliquaires portent des inscriptions en langue arménienne, autre trait culturel primordial dans l’identité de ce peuple, appelant les fidèles à se souvenir du donateur, pour le salut de son âme. Par ailleurs, pour les communautés arméniennes, l’édification de l’Eglise restait une des priorités. Pour exemple, les églises arméniennes de Singapour (1835), d’Amsterdam (1713), Thessalonique (1903), Ispahan (1650), Calcutta (1688). UN RÉSEAU COMMERCIAL INTERNATIONAL De Lisbonne jusqu’à Madras, le réseau de la diaspora arménienne s’étendait sur l’ensemble des routes de commerce entre l’Orient et l’Europe. Les objets présentés dans l’exposition montrent à la fois l’étendue et la force du réseau, et les influences culturelles transportées avec les marchandises. Les motifs sur les céramiques de Kütahya (Turquie actuelle) ou sur les productions safavides (dynastie persane du XVIe et XVIIe siècles), issues de l’artisanat arménien, sont les témoignages graphiques de l’influence de la porcelaine chinoise ou du décor des textiles indiens1. Des écrits de voyageurs occidentaux rapportent la présence d’Arméniens dans les principaux ports et les principales villes caravanières. En 1604, Shah Abbas Ier fit transférer la population arménienne de Djoulfa (aujourd’hui en Azerbaïdjan) vers Ispahan, sa nouvelle capitale, puis vers la zone de la Nouvelle-Djoulfa (Nor Jougha), au sud de la rivière Zayenda. Bien que les établissements arméniens aient été déjà présents sur la côte orientale de la Méditerranée et à Venise, là même où la première bible en arménien fut imprimée en 1512, le réseau arménien dont le centre se trouvait à la Nouvelle Djoulfa, s’étendait de l’Asie orientale à la côte Atlantique de l’Europe, assurant ainsi le contrôle de nombreux marchés à une vingtaine de familles marchandes opérant depuis la Perse2. Au début du XVIIe siècle, le commerce de la soie détenu en mains propres par la couronne safavide, remplissait les coffres de la maison royale, la khassa ; mais après la mort de Shah Abbas en 1629, il devint un domaine réservé aux marchands arméniens qui reversaient, dès lors, une partie des gains au Trésor royal. Les Compagnies des Indes Orientales, tant anglaise qu’hollandaise, devaient payer en monnaie pour leur approvisionnement en soie, ce qui contrariait grandement les Européens. La Lettre de Penthes | 61 | ARTICLE Cruche Céramique émaillée XVIIIe siècle Collection Kalfayan L’Inde était également un grand centre pour la communauté arménienne, et Madras en particulier, où la présence d’une église est attestée en 1712. Les Arméniens contrôlaient le commerce des chintzes, toiles indiennes, comme le décrit l’abbé Raynal (1713-1796) : « Ces négociants [Arméniens] avaient entrepris depuis longtemps le trafic des toiles. Ils n’avaient été supplantés ni par les Portugais, qui n’étaient occupés que de pillage, ni par les Hollandais, dont les épiceries avaient retenu toute l’attention. On pouvait craindre, d’ailleurs, de ne pouvoir soutenir la concurrence d’un peuple également riche, industrieux, actif, économe. Les Arméniens faisaient alors – ce qu’ils ont toujours fait depuis : ils passaient aux Indes, ils y achetaient du coton, le distribuaient aux fileuses, faisaient fabriquer des toiles sous leurs yeux; les portaient à Bender-Abassi, d’où elles passaient à Isfahan. De là, ces toiles se distribuaient dans les différentes provinces de l’Empire, dans les Etats du Grand-Seigneur et jusqu’en Europe, où l’on contracta l’habitude de les appeler persanes; quoi qu’il ne s’en soit jamais fabriqué qu’à la côte de Coromandel » 3. C’est aussi dans cette ville, à la fin du XVIIIe siècle, que Shahamir Shahamirian proposa une esquisse de Constitution pour une Arménie libre4. Le Vorogayt Parats, imprimé en 1773, liste les raisons pour lesquelles les gouvernements représentatifs sont nécessaires et bons, et pourquoi les Arméniens se doivent d’établir leurs propres lois et s’en tenir uniquement à celles-ci. L’égalité entre hommes et femmes était également garantie dans certains domaines, de même qu’un certain degré de séparation entre l’Eglise et l’Etat et la nécessité d’un Etat providence, dont la Chambre de l’Arménie (parlement) serait garante de la représentativité. Ces idées s’accordent avec les courants révolutionnaires de l’époque et montrent qu’au-delà du réseau commercial, les Arméniens étaient clairement connectés avec la pensée politique moderne des Lumières européennes. Ainsi, à travers les 170 objets issus de la collection Kalfayan se dessine le portrait historique, artistique, religieux et culturel d’un peuple, sur le chemin de sa mémoire. 1 Y. CROWE, Persia and China : Safavid Blue and White ceramics in the Victoria and Albert Museum, 1501-1738, La Borie 2002. 2 V. S. GHOUGASSIAN, The Emergence of the Armenian Diocese of New Julfa in the 17th Century, Atlanta 1998 3 G. T. RAYNAL, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Genève 1780, vol. II p. 22 4 D. ZENIAN, Dreams Come True: 18th Century Madras Armenians Envision an Independent Armenia, AGBU News Magazine, July 1, 2001 62 | La Lettre de Penthes SUISSE ARMENIE ARTICLE | LA COLLECTION KALFAYAN, S UR LE CHEMIN DE LA MÉMOIRE DOMAINE DE DÉCOUVERTES CULTURE | GASTRONOMIE | NATURE W W W. PEN T HE S .CH D O M A I N E D E P E N T H E S - C H E M I N D E L’ I M P É R AT R I C E 1 8 1 2 92 P R EG N Y- C H A M B É SY EXPOSITION DU 17 AVRIL AU 20 SEPTEMBRE 2015 La Lettre de Penthes | 63 | EXCLUSIVITÉ Notices auto-biographiques de Charles Aznavour Mon père Mischa Aznavourian et ma mère Knar Baghdassarian apatrides de passage en France, attendant un Visa pour les USA avec une enfant en bas âge, ma sœur Aida née en Grèce durant ce périple. Tout ce petit monde n'aurait jamais imaginé qu'il s'installerait pour toujours ici. Ma naissance un 22 Mai 1924 dans un hôpital du 5e arrondissement devait changer le cours de nos vies. Il m’aura fallu attendre encore 70 ans pour en obtenir un second et me retrouver doctor honoris causa de plusieurs universités à travers le monde. Une de mes grandes fiertés pour moi qui ma vie durant me suis toujours senti complexé par mon manque d’instruction. Nous avons rejoint les bancs de l'école du spectacle. Ma sœur et moi courions le cacheton, faisant une apparition dans des pièce de théâtre ça et là. Mon père, un être merveilleux et fantasque, travailleur mais piètre homme d'affaires était plus doué pour pousser la chansonnette que pour diriger une affaire. Il ouvrit son propre restaurant rue M. Le Prince où il eut la bonne idée d’engager un orchestre hongrois qui lui coutait souvent plus que sa recette étant donné qu’il était aussi partisan du gratuit pour étudiants sans le sous de l’école de médecine et du crédit à 100% pour les amis de passage. C'est pour cette raison que l'aventure ne dura qu’un temps. Mon père s'engagea comme volontaire dans l'armée française pour remercier ce pays qui l'accueillait. Ma mère de formation littéraire trouva des petits emplois comme couturière. Mais leur passion à tous deux était les spectacles qu'avec leurs amis émigrés ils montaient pour la diaspora. J'ai grandi ainsi entouré de beaucoup d’amour mais avec peu de moyens. Mischa et Knar étaient toujours heureux et positifs. Ma sœur et moi avons très vite quitté l'école mais j'ai toujours été très fier de mon seul et unique diplôme de certificat d'études. 64 | La Lettre de Penthes Ce fut une drôle de guerre où il se retrouva assez vite à rendre les armes qui pour lui consistaient en une batterie de cuisine car il avait été assigné aux cuisines pour la troupe des engagés volontaires étrangers et apatrides comme lui. Mais c'est en revenant que son vrai courage naquit puisque durant toute la guerre il hébergea et cacha plusieurs émigrés russes arméniens et juifs d’Europe. J'étais alors adolescent et je côtoyais les Manouchian et de grandes figures de l'Affiche rouge. C'est à la sortie de la guerre que ma carrière prit son envol. J'avais connu dans mes cours un jeune homme dégingandé, Pierre Roche, un pianiste hors pair avec qui nous commençâmes à composer pour nous puis pour les autres quelques chansons. Nous avions vite trouvé en M. Raoul Breton et son épouse surnommée « La Marquise » par leur protégé Charles Trenet une aide précieuse. C’est grâce à eux que nous avons été introduits dans tout ce qui comptait dans la chanson française et surtout Edith Piaf EXCLUSIVITÉ pour qui j'écrirai quelques titres et dont je serai le complice durant plusieurs années. Entre nous est née une amitié très forte sans doute à cause de notre passé d'enfants de la balle. Elle nous conviera à une tournée aux USA entre 1947 et 1948 et Pierre et moi finîmes par nous installer pour quelques temps au Québec. Ma première fille Seda naquît le 21 Mai 1947. Notre duo avec Pierre marchait bien, nous enregistrâmes nos 6 premiers 78t à Paris puis au Québec, mais j'avais le mal du pays alors que Pierre décida de rester à Montréal. Nous avions fait ensemble plus de 40 semaines de concert au Faisan Doré à raison de 11 spectacles par semaine et nous étions des vedettes locales. Mais personne ne nous connaissait en France et tout était à recommencer, de plus en solo. | près de trois octaves. Je peux avoir les possibilités d'un chanteur classique, malgré le brouillard qui voile mon timbre. De la ténacité j'en ai eu et elle a payé. En 1952 j’ai même postulé en vain pour remplacer Marc Herrand qui avait quitté les Compagnons de la chanson. Je fus refusé presque à l'unanimité. Cependant je resterai en très bons termes avec eux et serai le parrain de la fille de Fred Mella, Laurence, qui naîtra quelques années plus tard. Fred restera mon meilleur ami. C'est à cette époque que je rencontrai Gilbert Bécaud en 1950 chez Edith Piaf. L’année 1956 marque un premier grand élan dans ma vie de chanteur. Lors d’un récital à Casablanca, la réaction du public est telle que je suis aussitôt propulsé au rang de vedette. Pour ma première à l'Olympia, J’écris Sur ma vie (1956), qui deviendra mon véritable premier succès populaire. De fil en aiguille, les contrats se succèdent, et, après un autre passage de trois semaines à l'Olympia, ma carrière prend définitivement son envol à l’Alhambra, où j’écris Je m’voyais déjà (1960). Je commençai à me faire un petit nom mais plus en tant qu’auteur compositeur. Ce fut une période merveilleuse même si les critiques étaient cruels. Quels sont mes handicaps ? Ma voix, ma taille, mes gestes, mon manque de culture et d'instruction, ma franchise, mon manque de personnalité. Ma voix ? Impossible de la changer. Les professeurs que j'ai consultés sont catégoriques : ils m'ont déconseillé de chanter. Je chanterai pourtant, quitte à m'en déchirer la glotte. D'une petite dixième, je peux obtenir une étendue de Lors de cette soirée du 12 décembre 1960, après sept chansons interprétées devant un public froid, je sors mon dernier atout : Je m'voyais déjà, qui raconte l'histoire d'un artiste raté. A la fin de la prestation, les projecteurs sont braqués sur le public. Aucun applaudissement. En coulisses, J'étais prêt à abandonner le métier. Retournant saluer une dernière fois, je vois la salle de l'Alhambra, le public debout sous un tonnerre d'applaudissements. C'est un triomphe. Enfin à trente-six ans. La Lettre de Penthes | 65 | EXCLUSIVITÉ En parallèle avec ma vie de chanteur je pris part à de nombreux films durant cette période. Cette décennie fut pour moi le début de ce qui sera mon lot de bonne fortune: Tu t’ laisses aller (1960), Il faut savoir (1961), Les comédiens (1962), La mamma (1963), Et pourtant (1963), Hier encore (1964), For Me Formidable (1964), Que c'est triste Venise (1964), La Bohème (1965), Emmenez-moi (1967) et Désormais (1969). Ces chansons font pour la plupart référence à l’amour et au temps qui passe. Mon beau-frère, Georges Garvarentz, un homme de grand talent qui composa beaucoup de belles musiques pour moi. En 1972 j’écris la chanson Comme ils disent, qui, première du genre traite de l'homosexualité de façon sérieuse et sans dérision. Mon entourage de l'époque me déconseilla de l’interpréter au risque de dégrader mon image. Je décidai néanmoins d’en courir le risque car ce sujet me tenait à cœur et méritait que je prenne position. En 1976 je décidai de prendre toute ma famille et de m'installer en Suisse à cause du malentendu entre les médias, l'administration et moi. Après m’avoir plumé j’obtins un non lieu, faisant de moi un homme neuf. J'ai toujours été un bâtisseur et sans doute que le fait de tout recommencer à zéro fut pour moi un moteur. En 1977 naquit mon fils Nicolas. En 1964 je rencontrai à New York un jeune homme énergique et ambiteux, Lévon Sayan, qui eut au début les fonctions de sonorisateur, éclairagiste et régisseur de scène. Il devint par la suite l’administrateur de mes tournées, puis mon « personal manager ». Avec le succès vint la stabilité affective c'est en 1968 que j'épousai Ulla avec qui j'eus mes trois enfant et avec laquelle je suis toujours marié. Grâce a elle je pus me poser et tirer un trait sur la cour de parasites qui m’entourait. En 1969 naquit ma fille Katia, notre premier enfant avec Ulla. Puis un an et demi plus tard ce fut la naissance de mon premier fils Mischa. 66 | La Lettre de Penthes A partir de cette période je fus beaucoup sur les routes, privilégiant les concerts à l’internationale. C'est en 1982 que nous partîmes nous installer ma petite famille et moi aux USA. D’abord une année à Los Angeles, puis a Greenwich dans l’Etat du Connecticut à proximité de New York. En 1984 nous rentrions tous à nouveau en Suisse. Le terrible tremblement de terre de 1988 ayant frappé l'Arménie, fut aussi un bouleversement dans ma vie. Ayant toujours été très proches de ma famille et vénérant mes parents plus qu’il ne l’est imaginable et bien que je sois français avant tout. L’Arménie et les Arméniens sont dans mon cœur comme dans mon sang. Il était impensable que je reste les bras croisés devant tant de malheur et de malchance. Nous avons EXCLUSIVITÉ remué ciel et terre; entouré de quelques fidèles pour tout de suite faire le nécessaire. En montant La Fondation Aznavour pour L’Arménie nous n’avons cessé de soutenir notre pays d'origine, La chanson Pour toi Arménie (1989), enregistrée avec Georges Garvarentz et la collaboration de plus de quatre-vingts artistes, se hisse au sommet des hit-parades. Je veux préciser que non seulement j’ai reversé les droit du disque mais aussi les droits d’édition tous confondus. Ce qui n’est pas le cas dans tous les projets de ce type. Si je dis cela c’est que j’ai été très peiné lorsque des personnes publiques m’ont accusé de malversation. Je trouve cela bas et blessant. Aznavour pour l’Arménie est une association qui tient surtout par l’argent que nous avons versé personnellement. En 2001, mon nom est donné à une place dans le centre d’Erevan, la capitale arménienne, sur la rue Abovian, par les autorités du pays. Une statue est même érigée à Gyumri, la ville d’Arménie la plus touchée par le Séisme de 1988. C’est en 1995 que j’ai racheté avec Gerard Davoust les éditions musicales Raoul Breton. Eux qui m’avaient mis le pied à l’étrier presque 50 auparavant. Il s’agit pour moi de continuer de faire vivre et promotionner le talent des auteurs compositeurs francophones de talent. Mais surtout j’ai le grand plaisir d’être devenu l’éditeur de mon poète favori, Charles Trenet. | Il m’aura fallu attendre la fin du siècle pour me consacrer à l’écriture de livres en commençant par un premier recueil de nouvelles, Mon Père ce Géant. J’y abordais des thèmes familiaux parfois sensibles; parfois drôles. Puis petit à petit, page après page, je me mis à écrire ma biographie d’abord, puis divers ouvrages autobiographiques en cherchant à partager mon expérience et mes pensées intimes sur ce métier que j’aime tant. J’y ai pris goût de plus en plus, trouvant dans ce travail de longue haleine un plaisir bien différent de celui de la chanson. Le 26 décembre 2008, le président de la République d'Arménie, Serge Sargsian, me confère la citoyenneté arménienne et en février 2009, j’accepte le poste d'ambassadeur d'Arménie en Suisse. Le 30 juin 2009, j’ai présenté mes lettres de créance à Hans-Rudolf Merz, le président de la Confédération suisse. J’occupe également le poste de représentant permanent de l'Arménie auprès de l'ONU à Genève et à l'UNESCO à Paris. Je ne dis pas ça par vantardise, mais avouez que pour un fils d’émigré sorti de l’école avec pour tout bagage un certificat d’étude en poche c’est étonnant. Pendant mes quatre-vingt ans de carrière, j’ai joué dans plus de soixante films, j’ai composé plus de 800 chansons, chanté dans six langues différentes. Mais surtout tout ce que j’ai fait je l’ai fait avec amour et sérieux, bien que je me sois toujours amusé, je l’ai fait dans le respect de mon public et de mes valeurs. La Lettre de Penthes | 67 | ARTICLE Bernard Challandes, sélectionneur suisse de l’équipe de football d’Arménie Emmanuelle Maubert L’exposition de l’été 2015 à Penthes aura pour thème l’Arménie sous ses aspects artistiques et en filigrane le réseautage mondiale de cette communauté, une spécificité que l’Arménie partage avec la Suisse. « La Cinquième Suisse en Arménie » au pied du Caucase a trouvé un représentant de talent en la personne du Neuchâtelois Bernard Challandes, entraîneur de l’équipe de football nationale arménienne depuis 2014. C henorhagaloutioun, « merci » en arménien est le premier mot qu’aura appris Bernard Challandes au cours des premières semaines de son arrivée en Arménie. La capitale, Erevan sur les contreforts du mont Ararat, ville de l’ère post-soviétique sauvagement urbanisée depuis son indépendance en 1991 est pour le moins dépaysante pour le sélectionneur suisse qui n’a cependant pas ressenti de choc des cultures. Quel challenge pour ce Neuchâtelois habitant de la Brévine que de se voir propulser à 62 ans dans cette partie du monde ! Il aurait pu avoir une vie réglée et confortable d’une retraite pantouflarde en étant consultant ou éditorialiste, il a préféré le défi. « Si on est pas un peu fou, on ne peut pas faire ce métier » lâche-t-il. C’est à un homme d’expérience que la fédération de football arménienne a fait appel pour réformer le foot arménien. Le Neuchâtelois au caractère bien trempé, passionné et fort sympathique est du genre utopiste. Il sait que l’équipe d’Arménie n’est pas une grande nation du football mais qu’à cela ne tienne, il a bien l’intention de la mener le plus loin possible, à savoir en France pour l’Euro 2016. Bernard Challandes a commencé sa carrière d’entraîneur en 1977 et s’est fait un nom au club Yverdon sport FC. Il entraînera ensuite Le Locle, Yverdon sport, Le Servette, BSC Young Boys, FC Zurich, FC Sion, Neuchâtel Xamax et le FC Thoune, autrement dit une carrière déjà bien remplie et beaucoup d’expérience. C’est parce que la Suisse a une très bonne réputation en matière de formation des jeunes footballeurs qu’il a mis en place avec le concours de l’UEFA et de ses collaborateurs une académie pour cette classe d’âge et également pour les moins de quinze ans. « Une des différences entre l’Arménie et la Suisse, culturellement parlant » nous apprend-il « c’est par exemple le sens de la hiérarchie omniprésente façon orientale et aussi héritée des années soviétiques ». Ce qui distingue les deux pays se constate à l’œil nu : la société arménienne n’est pas comme en Suisse centrée autour d’une très forte classe moyenne, il y a les riches, il y a les pauvres. Mais les valeurs suisses et arméniennes, tout compte fait, ne sont pas aussi éloignées qu’on aurait pu se l’imaginer. Il y a en commun la simplicité, le goût du travail bien fait, une exigence d’être bon, sinon le 68 | La Lettre de Penthes ARTICLE | Copyright des images : Football Federation of Armenia (www.ffa.am) meilleur, l’amour du progrès et le fait de se battre pour ses rêves. L’équipe de football arménienne, c’est avant tout une famille, où le comportement de star doit être laissé au vestiaire, les ego surdimensionnés ne sont pas de mise, il y a une vraie modestie et, on peut dire, qu’une harmonie certaine règne au niveau des joueurs, donc, aussi, au niveau de l’équipe. C’est très agréable à vivre et surtout, c’est un gage de réussite d’autant plus que les joueurs sont vraiment là pour donner plus que le meilleur d’eux-mêmes - ils ne comptent pas, ils donnent. Le langage commun, c’est le sport, donc la technique. Ce que Bertrand Challandes apporte à l’équipe de football d’Arménie, c’est la façon pragmatique suisse de mélanger la technique pure avec de l’organisation et de la régularité et un brin d’humanisme paternaliste. On entraîne efficacement, quand la base de cet entraînement est organisée parfaitement, les rôles distribués et les entraînements systématiques. C’est vraiment cela, la base du travail d’un entraîneur. Certes, son avenir en Arménie n’est pas assuré mais l’entraîneur suisse jouera sa carte jusqu’au bout. Il s’est assigné comme objectif de qualifier l’équipe d’Arménie pour l’Euro 2016. Si l’Arménie est qualifiée, il peut espérer continuer son travail dans le Caucase, si l’équipe échoue, il aura échoué avec elle. Cela fait partie du contrat d’entraîneur, il acceptera le destin... comme les joueurs. Nous avons appris la démission de Bernard Challandes de son poste de sélectionneur de l' équipe de football d'Arménie après la défaite concédée par son équipe contre l'Albanie. La Lettre de Penthes | 69 | ARTICLE Le marché aux fromages de Nueva Helvecia Colonie suisse de l’Uruguay Pierre Jaggi A u milieu du XIXe siècle, la crise économique qui sévissait en Suisse rendait l’ambiance si délétère que de nombreux concitoyens quittèrent les verts pâturages de l’Helvétie pour se lancer à la découverte d’autres horizons, notamment ceux des terres prometteuses des Amériques. La guerre de Sécession qui faisait rage aux Etats-Unis, l’instabilité politique qui régnait en Argentine et les ignominies de l’esclavage au Brésil poussèrent beaucoup de ces nouveaux pionniers à choisir les vastes étendues de l’Uruguay. Cette immigration fut favorisée par plusieurs projets de lois destinés à implanter d’innovantes colonies agricoles dans ce pays. Les premiers immigrants suisses arrivèrent en 1861 et les nouvelles encourageantes qu’ils donnèrent au pays provoquèrent un afflux de nouveaux colons qui ne cessa d’augmenter, 1862 fut la date retenue comme étant celle de la fondation de Nueva Helvecia, Colonia Suiza. En 1863 la population de la colonie atteignait déjà 600 habitants, provenant principalement des cantons de Berne, de Lucerne, de Saint-Gall, d’Argovie et d’Appenzell. Le travail de la terre et de l’élevage déboucha bien vite au développement des produits laitiers, par le biais d’exploitations basées principalement sur la fabrication de fromages artisanaux. Elaborés à partir de précieuses recettes amenées de la mère patrie, ces fromages d’excellente qualité connurent un rapide succès et permirent l’émergence d’un nouveau secteur économique important pour la région. Au début du XXe siècle, la colonie Suisse dénombrait déjà une centaine de producteurs et totalisaient une production annuelle d’environ 60 tonnes de fromages. C’est à cette époque que naquit le marché aux fromages de Nueva Helvecia. Depuis qu’il existe, il a toujours eu la particularité d’être un marché nocturne et il continue de se tenir une fois par semaine, du mardi au mercredi, à deux pas de la place de los Fundadores, derrière la rue « Berna » et non loin de celle de « Guillermo Tell ». Les petits producteurs de fromages arrivent bien avant l’aube dans leurs antiques camionnettes ou en calèche avec leur chargement de meules. Après d’âpres négociations effectuées sous la lumière des lampadaires, les fromages changent de véhicules et se retrouvent maintenant à bord de solides camions frigorifiques, prêts à être acheminés vers les autres villes du pays ou vers la capitale, d’où certains prendront la destination des marchés extérieurs. Les habitants de cette région ont maintenu les traditions de leur patrie d’origine, ils ont perpétué le savoir faire de diverses préparations culinaires ainsi que les secrets de la réalisation d’objets artisanaux, gardé un grand respect de la qualité et du travail bien fait, conservé leur dialecte pour les plus anciens, leurs habits folkloriques, leur musique et leurs danses pour célébrer les fêtes traditionnelles tel que le 1er Août. 70 | La Lettre de Penthes ARTICLE | A Nueva Helvecia, la radio locale diffuse tous les jours à midi une heure de musique folklorique suisse et les frontons des maisons sont ornés d’écussons de différents cantons. L’ambiance qui émane de cette petite cité et l’allure de ses rues à consonance helvétique plongent l’observateur Suisse dans un drôle de présent, qui, vu d’ici, à déjà un peu la couleur et la saveur d’un passé lointain. « Nueva Helvecia », chef-lieu de « Colonia Suiza » : petite ville située à mi-chemin entre Montevideo et Buenos-Aires, capitales respectives de l’Uruguay et de l’Argentine. La Lettre de Penthes | 71 | ARTICLE Comment devenir cheffe d’entreprise dans les Caraïbes... Anselm Zurfluh Jana Caniga n’est pas née en Suisse ; ses parents ont quitté la Tchécoslovaquie en 1968. A l’âge de huit ans, elle a dû commencer une nouvelle vie à Saint-Gall. Sa première impression de son nouveau pays était qu’on pouvait y vivre vraiment bien, que le confort y était exceptionnel – à condition de s’adapter à la mentalité locale et notamment à une certaine pratique très rigoureuse du putz (le nettoyage frénétique de la maison). 72 | La Lettre de Penthes ARTICLE | Quelques années plus tard, Jana décida de devenir maîtresse d’école secondaire ; elle avait, en effet profité d’une formation de qualité qui, comme toujours en Suisse, transmet des valeurs fondamentales, tel l’amour du travail bien fait. Elle n’exercera jamais sa profession, mais travaillera d’emblée chez Radio Aktuell, la radio locale de Saint-Gall, puis à Radio Suisse, avant de passer à l’audiovisuel. C’est ainsi qu’en 1990, Jana devint modératrice de l’émission 10 vor 10 de la Télévision suisse allemande, l’émission incontournable du soir, qui mélange information et séquences documentaires, la version suisse-allemande de l’infotainment, si on veut. Après neuf ans passés dans l’urgence des émissions et un diplôme en gestion de l’Université de Saint-Gall, Jana se retrouva directrice du Pourcent Migros, l’une des plus importantes fondations culturelles de Suisse ; là, elle put prendre une part active à la préparation de l’Expo 2002, une aventure qui finit par apporter la preuve qu’un vaste amalgame d’idées et d’opinions peut, à travers une solide dose de vifs débats, voire plus, aboutir à un concept d’exposition valable et cohérent. La prochaine étape fut une aventure fort spéciale, à savoir l’ouverture d’un restaurant-concept à Wetzikon, près de Zurich, établissement vendu en 2006. Las de leurs diverses carrières successives, Jana et son mari musicien Dieter partirent, en 2006, pour l’île de Grenade aux Caraïbes, à 80 miles de la côte vénézuélienne ; leur rêve était d’y réaliser un lieu de vacances dans une baie protégée des vagues par des barrières de corail, en somme, de proposer le paradis sur terre aux touristes en quête de soleil, de chaleur et de farniente. Le Phare Bleu était né, patronyme qui fleure bon la France sur une île perdue par Louis XV en 1763, britannique jusqu’en 1974 et indépendante aujourd’hui, culturellement vraiment british - même les policiers sont habillés en Bobby. Le travail s’y déroule selon un rythme et une mentalité à l’opposé de ceux de la Suisse et, bien entendu, dans un climat où la température dépasse régulièrement les 25 degrés ! A Grenade, Jana, qui est appelée « la générale » par ses collaborateurs, put transmettre à son staff sa vision de l’accueil, de l’hôtellerie et de la restauration : tout doit être tip-top ! Mais elle a su décliner cette philosophie à la manière caribéenne ; il ne faut jamais oublier, dit-elle, que nous sommes ici des hôtes ; notre responsabilité est d’abord de nous adapter aux traditions locales. C’est aussi la philosophie de Dieter, appelé « Monsieur Bricolage », qui de son côté, a trouvé des solutions à tous les problèmes côté technique et comme passionné de voile, s’occupe du port de plaisance pour les yachts, tout en s’adonnant à son autre passion, la musique, pour le grand plaisir des vacanciers. Aujourd’hui, après beaucoup de travail et quelques millions d’investissements, la baie se développe, le restaurant – un bateau-phare acheté en Suède et amené à Grenade ! – est devenu un succès, même si ouvrir un restaurant gastronomique sur une île de 100 000 habitants n’est pas forcément la formule la plus rentable. Jana et Dieter se sont installés pour de bon à Grenade ; ils en ont demandé le passeport et ils imaginent même finir leur vie en insulaires. Le couple n’oublie pas pour autant leur ancienne patrie, bien au contraire : Jana a été nommée consule honoraire de Suisse à Grenade et elle s’inspire autant que faire se peut de la façon suisse de concevoir les choses : en installant par exemple la première station d’épuration dans le complexe hôtelier, en recyclant les déchets, en cultivant des légumes bio à proximité, bref, en proposant, au cœur même des Caraïbes, un paradis où le Swiss Made a trouvé sa place, tout en y intégrant la gentillesse et le sourire des locaux, qualités qui, dans la mère patrie, ont plutôt tendance à se perdre… Que chacun tire de cette combinaison de modes de vie ce qui lui tient le plus à cœur ! Et last but not least : les lecteurs qui se sentent l’âme voyageuse et qui téléphonent à Jana sur recommandation de la Lettre de Penthes peuvent compter sur 10% de rabais, un geste amical d’une île amicale ! Voici ses coordonnées : www.lepharebleu.com Bay Garden, Corbeau Town, Grenada téléphone : +1 473-444-2400 email: [email protected] demander Jana Caniga La Lettre de Penthes | 73 | ARTICLE Ceux qui ont compté pour Penthes... René Burri 1933-2014 Anselm Zurfluh L a dernière grande exposition de René Burri a eu lieu à Penthes, en 2013, autour d’un titre évocateur et intriguant : Utopia. Comment ce Zurichois, Suisse dans le monde s’il en est, qui savait que son pays était minuscule face au vaste globe et que la seule façon de l’appréhender était d’en faire le tour et d’en rendre compte, comment René Burri ce pragmatique, qui savait que son parcours allait reposer d’abord sur le travail bien fait... pouvait-il choisir d’intituler son exposition Utopia ? Tout simplement, parce qu’à côté de tout ce qui fait la vie d’un « Suisse typique », il y avait, chez lui, de la place pour le rêve, pour l’improbable, pour l’inconnu. C’est sur cette vision pragmatique et précise, mais aussi sur les chances et les hasards de la vie que s’est construite la vie de Burri. Sur ce que René appelait luimême le destin. L’été 2012, René Burri vint à Penthes grâce à notre ami commun, le photographe Marco D’Anna. Nous nous sommes installés à la terrasse du Restaurant de Penthes, sous l’olivier, et avons commencé à discuter d’un projet d’exposition. Entre la poire et le fromage, René Burri me dit, en suisse-allemand : «Alors Anselm, on la fait, cette expo» ? – «Ce serait un immense honneur pour nous, cher maître» – «Ok, je m’appelle René ; si tu es d’accord, on y va»... Cette exposition nous l’avons faite. La simplicité et la disponibilité de cette star de la photographie mondiale m’ont profondément touché. René trimbalait inlassablement son Leica en bandoulière pour prendre LA photo, mais pas à n’importe quel prix. Quand il s’est trouvé en compagnie de Marylin Monroe et qu’à un moment donné l’actrice s’est 74 | La Lettre de Penthes jetée, fatiguée, sur un canapé, en ne prêtant plus attention à l’appareil de photo d’Henri Cartier-Bresson qui hurlait de rage, René fit quelques prises. Marylin se releva en sursaut et, à ce moment précis, sa jupe vola plus haut que dans la fameuse photographie où on la voit sur la bouche d’aération du métro de New York, dans Sept ans de réflexion. Burri ne publiera jamais cette image, qui lui aurait certainement valu plus de notoriété que celle du Che au cigare ; mais il ne voulait pas jeter Marylin en pâture aux médias. Question d’éthique, disait-il. René était un personnage qui avait une envie insatiable de découvrir le monde, la soif de comprendre comment il fonctionnait, mais surtout, la volonté de partager son expérience avec ses semblables. Cet enthousiasme, nous en avons profité chaque fois que nous sommes passés chez lui, à Paris, pour travailler. Que René et Clotilde Burri soient chaleureusement remerciés de ces moments inoubliables. Suisse typique, René Burri était enraciné dans son pays, dans sa ville natale de Zurich, ville où il décèdera. Il a été ouvert aux autres jusqu’au dernier moment, travailleur et contemplatif, perfectionniste et réaliste, curieux de tout et partageant, sans compter, le fruit de son travail. Avoir pu présenter, au Musée des Suisses dans le Monde, la partie «utopique» de son œuvre a été pour nous – et là j’inclus les nombreux visiteurs de l’exposition – plus qu’un honneur, la certitude qu’un ami nous a voulu du bien. ARTICLE La Lettre de Penthes | | 75 | ARTICLE Aujourd’hui : Jérémie Pauzié (1716-1779) JOAILLIER GENEVOIS À LA COUR DU TSAR Par Renaud de Montmollin A la cour du tsar, on aimait beaucoup les cailloux, les petits comme les gros (surtout), les diamants comme les émeraudes, les saphirs ou les rubis. Tout était prétexte à les choisir avec soin, les assembler de manière élégante puis les sertir enfin sur des métaux précieux pour fabriquer de superbes bijoux et des parures somptueuses : colliers, broches, boucles ou pendentifs, un sceptre ou même une couronne. Dans un tel contexte, comment imaginer un creuset plus propice que Saint-Pétersbourg pour faire fleurir de prometteuses prédispositions dans l’art de la joaillerie? son sacre. En deux mois, le symbole du pouvoir russe est terminé : soixante-quinze perles et près de 5000 diamants surmontés par un rubis de 400 carats sont assemblés sur une armature pour former un couvre-chef pesant un peu plus de deux kilos ! Les deux lobes couverts de diamants en forme de feuilles de chêne (autorité) et de laurier (pouvoir) n’ont rien à voir avec les attributs de Catherine ; ils rappellent que l’empire russe s’étend sur deux continents, comme le montre plus communément l’aigle à deux têtes sur le drapeau russe. C’est certainement une des raisons pour lesquelles le père de Jérémie, admiratif devant l’habileté et la délicatesse de son fils alors âgé de treize ans se décida à quitter Genève en 1729 et partir avec sa famille, à pied, pour Saint-Pétersbourg en passant par la Suisse, l’Allemagne et la Hollande et rejoindre son frère, chirurgien à la cour du tsar Pierre II, et qui, comme de nombreux huguenots, s’y était réfugié pour fuir la chasse menée en France contre les protestants. A la vue de cet énorme bijou, toute l’aristocratie fortunée de Russie veut du Pauzié : montres et pendules, tabatières, bagues et tout ce que l’on peut imaginer dans un catalogue de quincaillerie ostentatoire et précieuse. Il travaille d’arrache-pied, mais un jour, Jérémie part soudain pour Genève. Il a quarante-huit ans et il est ruiné ! Incroyable, mais le secret est encore et toujours bien gardé. Certains l’ont soupçonné d’escroqueries, d’autres d’avoir tout perdu à force d’avoir trop joué. Il y mourra quinze ans plus tard, sans faire de bruit. A quinze ans, Jérémie commença un apprentissage de joaillier chez un maître réputé. Rapidement, l’élève se montra plus doué que son patron et à peine sa formation achevée, Jérémie ouvrit une boutique à Saint-Pétersbourg, encouragé par les compliments que lui adressait l’impératrice Anne à qui le brillant apprenti avait proposé avec succès quelques-unes de ses créations. Nommé premier expert en diamants et joaillier de la cour à vingt-cinq ans, Jérémie Pauzié se vit confier, par la future Catherine II la Grande, la réalisation de la couronne qu’elle arborera le jour de Il faut revenir sur cette couronne. Paradoxalement, elle conserve un caractère sacré, même pour les bolcheviks qui ont assassiné le dernier tsar Nicolas II et toute sa famille en 1918. Pour les révolutionnaires, cette couronne impériale demeure certes le symbole honni de la prise de pouvoir des six tsars qui ont succédé à Catherine II la Grande, elle est aussi celui, permanent voire éternel de la patrie de tous les Russes, cette Russie chargée d’histoire et qui restera un empire quelle que soit la forme du régime politique au pouvoir. 76 | La Lettre de Penthes ARTICLE La Lettre de Penthes | | 77 | ARTICLE DE L’ÉCHEC DE GORBATCHEV AU RETOUR DE POUTINE Andreï Gratchev analyse le passé récent russe à Penthes La première rencontre historique Reagan-Gorbatchev devait se tenir en 1986, au Château de Penthes, avant d’être déplacée au dernier moment, par la CIA dans une autre demeure genevoise. Andreï Gratchev y était et s’en souvient encore. Dernier porte-parole et conseiller personnel du Président soviétique, il a témoigné de ce moment historique lors d’une rencontre-débat organisée le 07 mars au Musée des Suisses dans le Monde, en partenariat avec Radio Zones 93,8 Fm, à l’occasion de la sortie de son dernier livre, Le Passé de la Russie est imprévisible*. 78 | La Lettre de Penthes ARTICLE N é en 1941, Andreï Gratchev est historien, journaliste, politologue et spécialiste des relations Est-Ouest. « Enfant du dégel », il pleure la mort de Staline à onze ans. En 1961, il accompagne le premier cosmonaute Gagarine en France comme étudiant et traducteur, avant de connaître de près les grands changements de l’URSS : fin du stalinisme dénoncé par Khrouchtchev, crise des missiles à Cuba, érection du mur de Berlin, «printemps de Prague», invasions soviétiques en Tchécoslovaquie et en Afghanistan. Nombre de responsables communistes de sa génération, ont, comme lui, partagé les espoirs de changement interne du système, puis connu la frustration face aux chars lancés à Budapest comme à Prague. Passé membre du Département international du Comité Central du Parti, il accède au Kremlin comme conseiller et porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev. Après la démission du Président et la fin de l’Union Soviétique en 1991, il s’installe au Japon, puis à Paris. Il devient chercheur et conférencier dans plusieurs universités, dont celle d’Oxford. Il enseigne aujourd’hui à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques à Paris et dirige le Comité scientifique du New Policy Forum. | Après la guerre froide, la démocratie en danger ? Dans son dernier ouvrage, Andreï Gratchev analyse l’échec de la politique de Gorbatchev et les vingtquatre ans qui ont suivi la fin de l’URSS. Il y présente l’état de la société russe et s’interroge : pourquoi faitelle désormais le choix du populisme et du nationalisme ? Sur le volet international, il dresse un bilan quant aux conséquences de la fin de la guerre froide. Il n’y a pas eu de vainqueur, remarque-t-il, sauf « le capitalisme de marché ». Pour Gratchev, tout reste à faire, si l’Occident veut retrouver une place de référence qu’il a perdue. « Le triomphe historique s’est révélé un piège », écrit-il. « L’Occident a été chassé du « paradis » en noir et blanc : il n’a plus la certitude et le confort de savoir que le « monde libre » représente un idéal par opposition à son rival totalitaire ». Il avertit : « la menace ne vient plus de l’Est, mais des quelques happy few qui gouvernent le monde occidental », chinois ou autre. Et de s’inquiéter de façon « hérétique » : « le capitalisme a-t-il encore besoin de la démocratie ? » Jean Musy *Le Passé de la Russie est imprévisible, Journal de bord d’un enfant du dégel, Alma Editeur La Lettre de Penthes | 79 DOMAINE DE DÉCOUVERTES CULTURE | GASTRONOMIE | NATURE www.theoreme.ch W W W. PEN T HE S .CH Aux portes de Genève, le Domaine de Penthes propose, dans un cadre exceptionnel face au Lac Léman et au Mont-Blanc, un monde de découvertes où gastronomie et culture se côtoient. Domaine de Penthes - Chemin de l’Impératrice 18 - 1292 Pregny-Chambésy ARTICLE | Une station à saute-frontière sur le Bassin Lémanique De l’Histoire des révolutions au Chemin de Jérusalem des Croisés, des lectures de textes poétiques aux musiques urbaines, des fêtes de migrants à l’actualité onusienne, de la vie de l’Ain à celle de la Haute-Savoie, des événements genevois aux manifestations vaudoises, Radio Zones propose depuis 34 ans un regard croisé sur le monde et la frontière franco-suisse. L ancée sur les ondes en 1981, au moment où le Président Mitterand décidait de rompre le monopole d’Etat en matière de médias radiophoniques, la station gessienne basée à Grilly prenait le nom de Radio Zones pour rappeler les « zones franches » de ses origines. Légalisée en 1984, elle déménageait à Ferney-Voltaire, ville du Patriarche des Lumières, où elle a son siège et son studio aujourd’hui. Son antenne sise sur les hauteurs jurassiennes de Crozet couvre tout le Bassin Lémanique et la vallée de l’Arve. Groupés en association à but non lucratif, sa quinzaine d’animateurs et membres, consacrent chacun une dizaine d’heures hebdomadaires pour leurs émissions, sans compter tous les sympathisants qui proposent des collaborations ponctuelles. Un technicien webmaster et graphiste en assure le volet technique. Une petite rédaction genevoise professionnelle conçoit les bulletins d’information et les magazines d’actualité, sans oublier la couverture des événements de l’ONU, grâce à un correspondant accrédité. UNE GRANDE DIVERSITÉ MUSICALE ET INFORMATIVE Une cinquantaine d’émissions se partagent la grille des programmes, consacrés pour un tiers à la vie des migrants, notamment portugais (Nozes e Vozes) et brésiliens (Som Brasil), latinos et africains (Afrozic et Afropolis), y compris ceux des pays de l’Est ; un autre tiers à la musique spécialisée (Spécial Concert de Jazz, All Blues, Super Son des 60’s, Black Swing, Soleil des Tropiques, Rock à la Casbah, Big Cactus Country Show, Dixie Rock, Loccomotion R&B, etc.), grâce à la collaboration de musiciens professionnels, de collectionneurs, de DJ et d’autres passionnés en notes de tout genre. Alors qu’une radio commerciale propose en moyenne 250 titres différents par mois, Radio Zones en offre 3000. Enfin, le reste du programme se répartit entre thématiques spécialisées sur l’écologie (In-Folio), les femmes (Regards de Femmes), la poésie (Lettera Amorosa), la Défense (Du Général au particulier), l’actualité vue de façon transfrontalière au niveau local et régional. Une grande émission phare bimensuelle (Clés de Lecture) reçoit des personnalités de premier plan du monde littéraire, scientifique et politique. La station échange ses programmes avec une trentaine de radios françaises. UN PONT MÉDIATIQUE SUR LA FRONTIÈRE Dans un monde médiatique de plus en plus concentré et global, Radio Zones s’est transformée en multimédia, accessible partout grâce au net et au câble (www.radiozones.com). La station se veut un media critique et ouvert, avec une approche particulière mise sur les événements culturels, aujourd’hui de moins en moins couverts par la presse écrite locale. Ce pont hertzien sur 93,8 FM établi quotidiennement entre Vaud et Genève, Haute-Savoie et Pays de Gex, y compris entre internationaux et nationaux, lui confère une originalité reconnaissable et en fait un média incontournable de la vie locale. La Lettre de Penthes | 81 | ARTICLE Le Chili en exposition au Restaurant de Penthes Descendants de Suisses en Araucanie 1883–2010 C ette exposition de photographies est un hommage aux 1300 citoyens suisses, issus de divers cantons et à leurs 400 000 descendants. Ces enfants descendants de sept générations de Suisses émigrés en Araucanie, au Chili dans les années 1883 et 1891 dans le cadre d'un contrat signé entre la République du Chili et la Confédération Suisse, il y a cent trente et un ans sont la mémoire vivante de notre pays. lors du Bicentenaire de la déclaration d'Indépendance du Chili, cette évocation d'immigrants venus d'une terre si lointaine et si différente qu'est la Suisse, aide à mieux comprendre et prendre conscience de la variété des nationalités et des ethnies qui ont façonné les habitants de ce pays. Cette prise de conscience fortifie le concept d'identité nationale et élargit le champ d'action et la conservation de notre patrimoine culturel. A gauche : installation de l'exposition avec Alejandro Rogazy au Restaurant du Château de Penthes 82 | La Lettre de Penthes ARTICLE La Suisse redessinée. De Napoléon au Congrès de Vienne | E mbarras du choix : l’année 2015 permet aux Suisses de commémorer trois dates clés de leur histoire : la bataille de Morgarten, en 1315, celle de Marignan, en 1515, et le Pacte fédéral de 1815, avec le Congrès de Vienne en arrière-fond. Alors que le Forum de l’histoire suisse à Schwyz se penche sur la première des deux batailles, celle qui aurait eu lieu tout près de là, et que le Landesmuseum à Zurich évoque Marignan dans la plaine du Pô, le Musée national suisse au Château de Prangins explore, de manière originale, les événements autour des années 1814 et 1815. Cette exposition temporaire, qui porte le sous-titre De Napoléon au Congrès de Vienne nous invite à rencontrer ceux qui ont su « redessiner » la Suisse après les chapitres peu glorieux de l’occupation du pays par les troupes révolutionnaires françaises, de la République Helvétique et de la Médiation. Quels enjeux représente la Suisse pour les Puissances européennes au lendemain de la chute de Napoléon et de son empire ? Pourquoi ces dernières se soucient-elles d’un territoire si exigu et divisé ? S’il est vrai que la délégation suisse et les nombreux représentants cantonaux n’ont pas de rôle officiel à jouer, un comité spécial est tout de même constitué à Vienne pour étudier de près la « question suisse ». Au terme d’intenses mois de négociations, la Suisse est redessinée : stabilisée, agrandie de trois nouveaux cantons – Genève, Neuchâtel et le Valais – ; enfin, elle se voit dotée d’une neutralité perpétuelle au profit d’une paix durable en Europe. A travers quelques objets phares et des témoignages surprenants, l’exposition de Prangins illustre des thèmes toujours d’actualité, tels que la guerre et la paix, les frontières et la position de la Suisse en Europe. Du 13 mars au 13 septembre 2015 ; du 15 octobre 2015 au 10 janvier 2016, cette exposition temporaire sera présentée au Nouveau Musée de Bienne. La Lettre de Penthes | 83 | IMPRESSUM LA LETTRE DE PENTHES LE MAGAZINE DU DOMAINE DE PENTHES NUMÉRO 25 – PRINTEMPS 2015 CONCEPTION ET RÉALISATION Théorème communication, Genève CORRECTIONS ÉDITEUR Fondation pour l'Histoire des Suisses dans le Monde Château de Penthes 18, ch. de l'Impératrice CH-1292 Prégny-Chambésy T +41 (0)22 734 90 21 Mireille Ripoll Emmanuelle Zurfluh PUBLICITÉ Régie Kal IMPRESSION RÉDACTION EN CHEF Bénédict de Tscharner Anselm Zurfluh ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Andreas Affolter Daniel Bernard Luc Franzoni Jean Musy Pierre Rime Jean-Claude Romanens Bernard Sandoz Camille Verdier Gérard Viatte Peter Zimmerli PHOTOS iStock – pp. 5, 14, 16, 21, 23,72 Services du Parlement 3003 Berne / Béatrice Devènes – p. 11 Akulamatiau | Dreamstime.com – p. 13 Sergey Novikov – p. 16 David Iliff – p. 21 Eric Fookes – p. 32 Thanos Kartsoglou – p. 64 CaraMaria – p. 72 © The State Hermitage Museum / photo by Vladimir Terebenin – p. 77 DR. 84 | La Lettre de Penthes SRO-Kundig SA Label SRO-Kundig SA RANGERWOOD MAKERS OF THE ORIGINAL SWISS ARMY KNIFE | VICTORINOX.COM