La Fontaine, Fables Livre VII I « Les Animaux malades de la peste »

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La Fontaine, Fables Livre VII I « Les Animaux malades de la peste »
La Fontaine, Fables
Livre VII
I
« Les Animaux malades de la peste »
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron 1,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés:
On n'en voyait point d'occupés
A chercher le soutien d'une mourante vie;
Nul mets n'excitait leur envie,
Ni loups ni renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie;
Les tourterelles se fuyaient:
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux 2 ;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons donc point, voyons sans indulgence
L'état de notre conscience
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense;
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut: mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi:
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.
— Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Eh bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce.
Est-ce un pêché ? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur;
Et quant au berger, l'on peut dire
1
« L’Achéron » = le fleuve des Enfers
La colère.
3
Chimérique = illusoire, qui tient du rêve.
4
« Mâtins » = des chiens qui gardent la basse cour.
5
Termes péjoratifs pour désigner les gens du peuple.
6
« peccadille » = une faute sans gravité.
2
Qu'il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique3 empire. »
Ainsi dit le renard; et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances
Les moins pardonnables offenses :
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins4,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'âne vint à son tour, et dit : «J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.»
A ces mots on cria haro sur le baudet.
Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux 5, d'où venait tout le mal.
Sa peccadille6 fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
LE POUVOIR DES FABLES
À M. De Barillon
La qualité d'ambassadeur
Peut-elle s'abaisser à des contes vulgaires ?
Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces
légères ?
S'ils osent quelquefois prendre un air de grandeur,
Seront-ils point traités par vous de téméraires7 ?
Vous avez bien d'autres affaires
À démêler que les débats
Du lapin et de la belette.
Lisez-les, ne les lisez pas ;
Mais empêchez qu'on ne nous mette
Toute l'Europe sur les bras.
Que de mille endroits de le terre
Il nous vienne des ennemis,
J'y consens; mais que l'Angleterre
Veuille que nos deux rois se lassent d'être amis,
J'ai peine à digérer la chose.
N'est-il point encor temps que Louis se repose ?
Quel autre Hercule enfin ne trouvait las
De combattre cette hydre ? Et faut-il qu'elle
oppose
Une nouvelle tête aux efforts de son bras ?
Si votre esprit plein de souplesse,
Par éloquence et par adresse,
Peut adoucir les coeurs et détourner ce coup,
Je vous sacrifierai cent moutons : c'est beaucoup
Pour un habitant du Parnasse8.
Cependant faites moi la grâce
De prendre en don ce peu d'encens ;
Prenez en gré mes voeux ardents,
Et le récit en vers qu'ici je vous dédie.
Son sujet vous convient, je n'en dirai pas plus :
Sur les éloges que l'Envie
Doit avouer qui vous sont dus,
Vous ne voulez pas qu'on appuie.
On ne l’écoutait pas. L’orateur recourut
À ces figures violentes
Qui savent exciter les âmes les plus lentes :
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu’il put ;
Le vent emporta tout, personne ne s’émut.
L’animal aux têtes frivoles9,
Étant fait à ces traits, ne daignait l’écouter;
Tous regardaient ailleurs : il en vit s’arrêter
À des combats d’enfants, et point à ses paroles.
Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.
Cérès10, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l’anguille et l’hirondelle :
Un fleuve les arrête; et l’anguille en nageant,
Comme l’hirondelle en volant,
Le traversa bientôt. L’assemblée à l’instant
Cria tout d’une voix : Et Cérès, que fit-elle ?
Ce qu’elle fit ? un prompt courroux
L’anima d’abord contre vous.
Quoi ! de contes d’enfants son peuple s’embarrasse :
Et du péril qui le menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l’effet !
Que ne demandez-vous ce que Philippe11 fait ?
À ce reproche l’assemblée,
Par l’apologue réveillée
Se donne entière à l’orateur.
Un trait de fable en eut l’honneur.
Nous sommes tous d’Athènes en ce point ; et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau-d’Âne m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.
Livre VIII, fable 4.
L’ORATEUR DÉMADE
L’orateur Démade parlait un jour au peuple d’Athènes. Comme on ne prêtait pas beaucoup d’attention à son
discours, il demanda qu’on lui permit de conter une fable d’Ésope. La demande accordée, il commença ainsi : «
Déméter, l’hirondelle et l’anguille faisaient route ensemble ; elles arrivèrent au bord d’une rivière ; alors l’hirondelle
s’éleva dans les airs, l’anguille plongea dans les eaux », et là-dessus il s’arrêta de parler. « Et Déméter, lui cria-t-on,
que fit-elle ? — Elle se mit en colère contre vous, répondit-il, qui négligez les affaires de l’état, pour vous attacher à
des fables d’Ésope. »
Ainsi parmi les hommes ceux-là sont déraisonnables qui négligent les choses nécessaires et préfèrent celles qui
leur font plaisir.
7
Courageux à l’excès.
Résidence des poètes dans la mythologie grecque. Sous entendu : les poètes ne sont pas riches.
9
Qui touche aux sujets légers et sans importance.
10
Cérès : déesse antique de la moisson.
11
Philippe : Philippe de Macédoine qui tentait de s’emparer des cités grecques par la force. Il est aussi le père d’Alexandre le
Grand. L’orateur pourrait faire penser à Démosthène ou à Démade.
8
XV- XVI
LA MORT ET LE MALHEUREUX – LA MORT ET LE BUCHERON
Un Malheureux appelait tous les jours
La mort à son secours ;
« Ô Mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle. »
La mort crut en venant, l'obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
« Que vois-je ! cria-t-il, ôtez-moi cet objet ;
Qu'il est hideux ! que sa rencontre
Me cause d'horreur et d'effroi !
N'approche pas, ô Mort ; ô Mort, retire-toi. »
Mécénas 12 fut un galant homme :
Il a dit quelque part : Qu'on me rende impotent 13,
Cul-de-jatte, goutteux14, manchot, pourvu qu'en somme
Je vive, c'est assez, je suis plus que content.
Ne viens jamais, ô Mort ; on t'en dit tout autant.
Ce sujet a été traité d'une autre façon par Ésope, comme la fable suivante le fera voir. Je composai
celle-ci pour une raison qui me contraignait de rendre la chose ainsi générale. Mais quelqu'un me fit
connaître que j'eusse beaucoup mieux fait de suivre mon original, et que je laissais passer un des plus beaux
traits qui fut dans Ésope. Cela m'obligea d'y avoir recours. Nous ne saurions aller plus avant que les
Anciens : ils ne nous ont laissé pour notre part que la gloire de les bien suivre. Je joins toutefois ma fable à
celle d'Ésope, non que la mienne le mérite, mais à cause du mot de Mécénas que j'y fais entrer et qui est si
beau et si à propos que je n'ai pas cru le devoir omettre.
Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée15,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats16, les impôts,
Le créancier et la corvée17
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort ; elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire.
« C'est, dit-il, afin de m'aider
À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère. »
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d'où nous sommes.
Plutôt souffrir que mourir,
C'est la devise des hommes.
12
Mécénas = Mécène. Conseiller et ami d’Auguste qui accueillit les hommes de lettres et les artistes chez lui à l’époque de l’Empire
romain. D’où le mot de « mécénat ».
13
Incapable de bouger et de se déplacer.
14
« Cul de jatte » désigne celui qui ne peut faire usage de ses jambes, qui est paralysé des membres inférieurs. « Goutteux » désigne
le malade atteint de la « goutte », c’est-à-dire celui qui souffre de douleurs articulaires qui l’immobilise.
15
Les branches d’arbres coupées par le bûcheron. « Faix » = fardeau.
16
Logés chez l’habitant lorsqu’ils sont en campagne militaire au XVIIeme siècle.
17
Privilège d’un noble qui peut réquisitionner chaque année ses paysans et ses serfs pour des corvées sur son domaine.
Une pension bourgeoise
Rien n'est plus triste à voir que ce salon meublé de fauteuils et de chaises en étoffe de crin à
raies alternativement mates et luisantes. Au milieu se trouve une table ronde à dessus de marbre
Sainte-Anne, décorée de ce cabaret en porcelaine blanche ornée de filets d'or effacés à demi que
l'on rencontre partout aujourd'hui. Cette pièce, assez mal planchéiée, est lambrissée à hauteur
d'appui. Le surplus des parois est tendu d'un papier verni représentant les principales scènes de
Télémaque, et dont les classiques personnages sont coloriés. Le panneau d'entre les croisées
grillagées offre aux pensionnaires le tableau du festin donné au fils d'Ulysse par Calypso. Depuis
quarante ans, cette peinture excite les plaisanteries des jeunes pensionnaires, qui se croient
supérieurs à leurs position en se moquant du dîner auquel la misère les condamne. La cheminée en
pierre, dont le foyer toujours propre atteste qu'il ne s'y fait de feu que dans les grandes occasions,
est ornée de deux vases pleins de fleurs artificielles, vieillies et encagées, qui accompagnent une
pendules en marbre bleuâtre du plus mauvais goût. Cette première pièce exhale une odeur sans
nom dans la langue, et qu'il faudrait appeler l'odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le
rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d'une salle
où l'on a diné ; elle pue le service, l'office, l'hospice. Peut-être pourrait-elle se décrire si l'on
inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes qu'y jettent les
atmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux. Eh bien, malgré ces
plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce
salon élégant et parfumé comme doit l'être un boudoir. Cette salle, entièrement boisée, fut jadis
peinte en une couleur indistincte aujourd'hui, qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses
couches de manière à y dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur
lesquels sont des carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles d'assiettes en
porcelaine épaisse, à bord bleus, fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une boite à cases
numérotées qui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses de chaque pensionnaires. Il s'y
rencontre des ces meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris
de la civilisation aux Incurables.
Le portrait de Vautrin
Entre ces deux personnages et les autres, Vautrin, l’homme de quarante ans, à favoris
peints, servait de transition. Il était de ces gens dont le peuple dit : « Voilà un fameux gaillard ! » Il
avait les épaules larges, le buste bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses, carrées
et fortement marquées aux phalanges par des bouquets de poils touffus et d’un roux ardent. Sa
figure, rayée par des rides prématurées, offrait des signes de dureté que démentaient ses manières
souples et liantes. Sa voix de basse taille, en harmonie avec sa grosse gaieté, ne déplaisait point. Il
était obligeant et rieur. Si quelques serrures allait mal, il l’avait bientôt démontée, rafistolée, huilée,
limée, remontée, en disant : « Ça me connaît. » Il connaissait tout d’ailleurs, les vaisseaux, la mer,
la France, l’étranger, les affaires, les hommes, les événements, les lois, les hôtels et les prisons. Si
quelqu’un se plaignait par trop, il lui offrait aussitôt ses services. Il avait prêté plusieurs fois de
l’argent à madame Vauquer et à quelques pensionnaires ; mais ses obligés seraient morts plutôt que
de ne pas le lui rendre, tant, malgré son air bonhomme, il imprimait de crainte par un certain regard
profond et plein de résolutions. A la manière dont il lançait un jet de salive, il annonçait un sangfroid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime pour sortir d'une position
équivoque. Comme un juge sévère, son oeil semblait aller au fond de toutes les questions, de toutes
les consciences, de tous les sentiments. Ses mœurs consistaient à sortir après le déjeuner, à revenir
pour dîner, à décamper pour toute la soirée, et à rentrer vers minuit, à l'aide d'un passe-partout que
lui avait confié madame Vauquer. Lui seul jouissait de cette faveur. Mais aussi était-il au mieux
avec la veuve, qu'il appelait maman en la saisissant par la taille, flatterie peu comprise ! La bonne
femme croyait la chose encore facile, tandis que Vautrin seul avait les bras assez long pour presser
cette pesante circonférence. Un trait de son caractère était de payer généreusement quinze francs
par mois pour le gloria qu'il prenait au dessert. Des gens moins superficiels que ne l'étaient ces
jeunes gens emportés par les tourbillons de la vie parisienne, ou ces vieillards indifférents à ce qui
ne les touchait pas directement, ne se seraient pas arrêtés à l'impression douteuse que leur causait
Vautrin. Il savait ou devinait les affaires de ceux qui l'entouraient, tandis que nul ne pouvait
pénétrer ni ses pensées ni ses occupations. Quoiqu'il eût jeté son apparente bonhomie, sa constante
complaisance et sa gaieté comme une barrière entre les autres et lui, souvent il laissait percer
l'épouvantable profondeur de son caractère. Souvent une boutade digne de Juvénal, et par laquelle
il semblait se complaire à bafouer les lois, à fouetter la haute société, à la convaincre
d'inconséquence avec elle-même, devait faire supposer qu'il gardait rancune à l'état social, et qu'il y
avait au fond de sa vie un mystère soigneusement enfoui.
Le discours de Madame de Beauséant
— Eh bien ! monsieur de Rastignac, traitez ce monde comme il mérite de l’être. Vous
voulez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combien est profonde la corruption féminine, vous
toiserez la largeur de la misérable vanité des hommes. Quoique j’aie bien lu dans ce livre du
monde, il y avait des pages qui cependant m’étaient inconnues. Maintenant je sais tout. Plus
froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous serez craint. N’acceptez
les hommes et les femmes que comme les chevaux de poste que vous laisserez crever à chaque
relais, vous arriverez ainsi au faite de vos désirs. Voyez-vous, vous ne serez rien ici si vous n’avez
pas une femme qui s’intéresse à vous. Il vous la faut jeune, riche, élégante. Mais si vous avez un
sentiment vrai, cachez-le comme un trésor ; ne le laissez jamais soupçonner, vous seriez perdu.
Vous ne seriez plus le bourreau, vous deviendriez la victime. Si jamais vous aimiez, gardez bien
votre secret ! ne le livrez pas avant d’avoir bien su à qui vous ouvrirez votre cœur. Pour préserver
par avance cet amour qui n’existe pas encore, apprenez à vous méfier de ce monde-ci.
Écoutez-moi, Miguel... (Elle se trompait naïvement de nom sans s’en apercevoir.) Il existe
quelque chose de plus épouvantable que ne l’est l’abandon du père par ses deux filles, qui le
voudraient mort. C’est la rivalité des deux sœurs entre elles. Restaud a de la naissance, sa femme a
été adoptée, elle a été présentée ; mais sa sœur, sa riche sœur, la belle madame Delphine de
Nucingen, femme d’un homme d’argent, meurt de chagrin ; la jalousie la dévore, elle est à cent
lieues de sa sœur ; sa sœur n’est plus sa sœur ; ces deux femmes se renient entre elles comme elles
renient leur père. Aussi, madame de Nucingen laperait-elle toute la boue qu’il y a entre la rue
Saint-Lazare et la rue de Grenelle pour entrer dans mon salon. Elle a cru que de Marsay la ferait
arriver à son but, et elle s’est faite l’esclave de de Marsay, elle assomme de Marsay. De Marsay se
soucie fort peu d’elle. Si vous me la présentez, vous serez son Benjamin, elle vous adorera. Aimezla si vous pouvez après, sinon servez-vous d’elle. Je la verrai une ou deux fois, en grande soirée,
quand il y aura cohue ; mais je ne la recevrai jamais le matin. Je la saluerai, cela suffira. Vous vous
êtes fermé la porte de la comtesse pour avoir prononcé le nom du père Goriot. Oui, mon cher, vous
iriez vingt fois chez madame de Restaud, vingt fois vous la trouveriez absente. Vous avez été
consigné. Eh bien ! que le père Goriot vos introduise près de madame Delphine de Nucingen. La
belle madame de Nucingen sera pour vous une enseigne. Soyez l’homme qu’elle distingue, les
femmes raffoleront de vous. Ses rivales, ses amies, ses meilleures amies voudront vous enlever à
elle. Il y a des femmes qui aiment l’homme déjà choisi par une autre, comme il y a de pauvres
bourgeoises qui, en prenant nos chapeaux, espèrent avoir nos manières. Vous aurez des succès. A
Paris, le succès est tout, c’est la clef du pouvoir. Si les femmes vous trouvent de l’esprit, du talent,
les hommes le croiront, si vous ne les détrompez pas. Vous pourrez alors tout vouloir, vous aurez le
pied partout. Vous saurez alors ce qu’est le monde, une réunion de dupes et de fripons. Ne soyez ni
parmi les uns ni parmi les autres. Je vous donne mon nom comme un fil d’Ariane pour entrer dans
ce labyrinthe. Ne le compromettez pas, dit-elle en recourbant son cou et jetant un regard de reine à
l’étudiant, rendez-le-moi blanc. Allez, laissez-moi. Nous autres femmes, nous avons aussi nos
batailles à livrer.
— S’il vous fallait un homme de bonne volonté pour aller mettre le feu à une mine ? dit
Eugène en l’interrompant.
— Eh bien ? dit-elle.
Il se frappa le cœur, sourit au sourire de sa cousine, et sortit.
Le dénouement
Les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau vinrent et donnèrent tout ce qu’on peut
avoir pour soixante-dix francs dans une époque où la religion n’est pas assez riche pour prier gratis.
Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libera , le De profundis . Le service dura vingt
minutes. Il n’y avait qu’une seule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de chœur, qui
consentirent à recevoir avec eux Eugène et Christophe.
— Il n’y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder,
il est cinq heures et demie.
Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux voitures armoriées,
mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le
convoi jusqu’au Père-Lachaise. A six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse,
autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la
courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté
quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l’un d’eux, s’adressant à
Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n’y trouva rien, il fut forcé
d’emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un
accès d’horrible tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la
tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes
émotions d’un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque
dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages, et, le voyant ainsi, Christophe le quitta.
Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le
long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent
presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce
beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui
semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : "A nous deux maintenant !"
Et pour premier acte du défi qu’il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez madame de
Nucingen.
I
La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin.
Il n'aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie. Il avait des idées sur
les étoffes. Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui
portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du
goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins
constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l'avait mal regardée. Il lui en
demeurait une impression vague, générale, d'ennui et d'irritation. Il se demanda même pourquoi.
C'était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois… Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n'y
aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l'irritait.
Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l'avait hanté pendant
la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers qu'il ne trouvait même pas un beau
vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l'avait obsédé, qui
l'obsédait encore :
Je demeurai longtemps errant dans Césarée…
En général, les vers, lui… Mais celui-ci lui revenait et revenait. Pourquoi ? c'est ce qu'il ne
s'expliquait pas. Tout à fait indépendamment de l'histoire de Bérénice…l'autre, la vraie… D'ailleurs
il ne se rappelait que dans ses grandes lignes cette romance, cette scie. Brune alors, la Bérénice de
la tragédie. Césarée, c'est du côté d'Antioche, de Beyrouth. Territoire sous mandat. Assez
moricaude, même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de voiles. Césarée… un
beau nom pour une ville. Ou pour une femme. Un beau nom en tout cas. Césarée… Je demeurai
longtemps … je deviens gâteux. Impossible de se souvenir : comment s'appelait-il, le type qui
disait ça, une espèce de grand bougre ravagé, mélancolique, flemmard, avec des yeux de charbon,
la malaria… qui avait attendu pour se déclarer que Bérénice fût sur le point de se mettre en
ménage, à Rome, avec un bellâtre potelé, ayant l'air d'un marchand de tissus qui fait l'article, à la
manière dont il portait la toge. Tite. Sans rire. Tite.
Marguerite Donnadieu - Duras est née en 1914 en Indochine et y a vécu jusqu'en 1932. L'Amant, publié en 1984, a obtenu le
Prix Goncourt. Elle y évoque l’amant chinois qui la séduisit dans sa première jeunesse (elle avait alors quinze ans et demi). Pour la
première fois, elle raconte cette rencontre déterminante dans son existence. Au tout début du roman, elle vient d’évoquer, à la
première personne, la journée où, au retour de vacances passées auprès de sa mère, elle rentre au pensionnat à Saigon...
L’homme élégant est descendu de la limousine, il fume une cigarette anglaise. Il regarde la jeune fille
au feutre d’homme et aux chaussures d’or. Il vient vers elle lentement. C’est visible, il est intimidé. Il ne
sourit pas tout d’abord. Tout d'abord il lui offre une cigarette. Sa main tremble. Il y a cette différence de
race, il n’est pas blanc, il doit la surmonter, c’est pourquoi il tremble. Elle lui dit qu’elle ne fume pas, non
merci. Elle ne dit rien d’autre, elle ne lui dit pas laissez-moi tranquille. Alors il a moins peur. Alors il lui dit
qu’il croit rêver. Elle ne répond pas. Ce n’est pas la peine qu’elle réponde, que répondrait-elle. Elle attend.
Alors, il le lui demande : mais d’où venez-vous ? Elle dit qu’elle est la fille de l’institutrice de l’école de
filles de Sadec. Il réfléchit et puis il dit qu’il a entendu parler de cette dame, sa mère, de son manque de
chance avec cette concession qu’elle aurait achetée au Cambodge, c’est bien ça n’est-ce pas ? Oui c’est ça.
Il répète que c’est tout à fait extraordinaire de la voir sur ce bac. Si tôt le matin, une jeune fille belle
comme elle l’est, vous ne vous rendez pas compte, c’est très inattendu, une jeune fille blanche dans un car
indigène.
Il lui dit que le chapeau lui va bien, très bien même, que c’est... original... un chapeau d’homme,
pourquoi pas ? elle est si jolie, elle peut tout se permettre.
Elle le regarde. Elle lui demande qui il est. Il dit qu’il revient de Paris où il a fait des études, qu’il
habite Sadec lui aussi, justement sur le fleuve, la grande maison avec les grandes terrasses aux balustrades
de céramique bleue. Elle lui demande ce qu’il est. Il dit qu’il est chinois, que sa famille vient de la Chine du
Nord, de Fou-Chouen. Voulez-vous me permettre de vous ramener chez vous à Saigon ? Elle est d’accord. Il
dit au chauffeur de prendre les bagages de la jeune fille dans le car et de les mettre dans l’auto noire.
Chinois. Il est de cette minorité financière d'origine chinoise qui tient tout l'immobilier populaire de la
colonie. Il est celui qui passait le Mékong ce jour-là en direction de Saigon.
Elle entre dans l'auto noire. La portière se referme. Une détresse à peine ressentie se produit tour à
coup, une fatigue, la lumière sur le fleuve qui se ternit, mais à peine. Une surdité très légère aussi, un
brouillard, partout.
Marguerite Duras, L’Amant (1984)
Marguerite Duras à 15 ans.
L’Amant, adaptation cinématograpique de J.-J. Annaud (1991)