L`esclave
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L`esclave
Ésope au pays des philosophes @ L'Harmattan, 2000 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris - France L'Harmattan, Inc. 55, rue Saint-Jacques, Montréal Canada H2Y lK9 L'Harmattan, Italia s.r.l. Via Bava 37 10124 Torino L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest ISBN: 2-7475-4375-7 (Qc) Françoise Kérisel , Esope au pays des philosophes Illustré par Édouard Lekston L'Harmattan Collection Jeunesse dirigée par Isabelle Cadoré,Venis Rolland et Joelle Chassin Dernières parutions ANTON É., Esprit serpent, 2000 AZULÉJOS M., Tir Gaste et le mystère de l'œil de la mer, 2002 BOUTSINDI P.-S., L'enfant soldat, 2001 CADoRÉ I. et H., Le violoniste (bilingue créole/français), 2000 COJAN-NÉGULESCO M., Au temps de Dracula, 2000 COSTE A. et SOULA N. (sous la direction de), Samba et la reine des mangues, 2002 ESTRADÈRE H., La boîte magique de Toudou, 2001 GILBERT V., Shambala ou l'exil de Sonam, le jeune Tibétain, 2001 GOURITIN B., Traque au djinn dans l'archipel des Comores, 2001 KAMB J., Le petit clown à l'étoile, 2001 LOGIÉ-LAMBLIN D., Salima a disparu. Une enquête au Maroc, 2001 OUWEHAND No,Jerry de Capricorn School à Pietersburg, 2002 DANGOISSE Arnaud, Mathieu et l'enfant du Rwanda, 2002. ESTRADERE Hélène, Le Cahier bleu de Johann-Paul Unger, 2003 RIBIS Mo,L'étrange trésor de l'île Vanille, 2003 DIMANE Yo,Meriem et la Nuit du Destin, 2003 LE BONNIEC Yanis, Thia et le volcan (bilingue créole réunionnaislfrançais), 20030 POUGET-TOLU Anne, le Pêcheur de perles, 2003 CADORE I. et H., Le poignard (bilingue créole/français),2003 SAAD Michel, Solo et deux grains d'océan. Madagascar et la Réunion, 2003 DOUMBI-FAKOL Y, On a volé la coupe d'Afrique, 2003 Ariel et le dirham magique, conte des Mille et une Nuits, imaginé, écrit et illustré par les élèves de 6e primaire de l'Institut Notre-Dame de Laeken de Bruxelles, 2003 Pour IQBAL MASIH, l'enfant esclave du Pakistan, assassiné sur son vélo le 16 avril 1995, à l'âge de 12 ans. De son nom, souviens-toi. http://www.citeweb.net/enfants/lqbal_MAsih.html L'esclave Ésope a-t-il vraiment existé? Certains disent que non: encore des bobards vieux de mille et mille ans et plus encore! Beaucoup pensent que oui: Ésope était cet esclave au crâne tondu, qui habitait au pays des philosophes, en Grèce, dans l'île boisée de Samos, six siècles avant Jésus-Christ. À quoi ressemblait-il? Les uns disent qu'Ésope était aussi petit que laid, d'autres qu'il était bossu, et tous affirment qu'il bégayait, bégayait. Mais qu' a-t-il fait pour qu'on en parle encore? Certains racontent qu'il a gagné sa liberté à force de raconter des histoires fabuleuses, qui plaisaient à celui-ci, déplaisaient à celui-là, et d'autres que c'est en colportant des blagues! Alors, quelle est la véridique légende du conteur qui bégayait, bégayait? Esclave sous le soleil grec, Ésope regarde en silence le monde qui va cahin-caha, sous la rude loi des maîtres. Il aurait beaucoup à dire, car il est très moqueur, mais sa langue ne cesse de fourcher péniblement! Il cherche: comment peut faire un conteur qui bégaie pour qu'on entende ses messages? Comment dire l'essentiel avec le moins possible de mots? Seuls les enfants du pays sont ses amis. Pas plus grand qu'eux, lui aussi aime jouer aux osselets, aux quatre coins, à la balle. Ensemble ils observent le lézard, la coccinelle, les mille activités de la fourmi, les oiseaux, les poissons, la chienne. Puis, il tire de sa bosse des histoires d'animaux, qu'ils écoutent avec tant de cœur qu'Ésope en oublie de bégayer. 10 Une petite esclave le suit comme son ombre, appliquée à se rappeler ses fables. Avec sa cithare, elle les chante, cherche la rime, et les enfants battent la mesure, quand la nuit tombe sur la plage déserte. La première fois qu'elle a rencontré Ésope, Rhodopis, celle qui a le regard d'une rose, a pris peur devant la grimace qui lui tient lieu de visage! Mais il déborde de ces histoires qui font rire et réfléchir à la fois: avec sa langue qui tâtonne, qui trébuche, il bataille contre tous pour rendre le monde meilleur. Un soir de juin, à I'heure où la chouette s'invite, on prend le frais sur la place du marché, près du port fleurant le jasmin et la sardine, loin des maîtres. Est-ce encore d'Ésope qu'on se moque entre les tilleuls argentés? Lui se tait. Les bons mots, les dictons, les comptines, pourtant, il les aime, les collectionne, se rappelle les Il meilleurs, car sa mémoire est plus vaste que celle de sept éléphants blancs. Pour Rhodopis, il en invente, s'exerce, les lui confie. Elle l'encourage, et remarque souvent: - Quand tu récites, tu ne bégaies plus! Tes fables, j'aime les connaître toutes par cœur . Je cherche des accords avec ma cithare, et nous les déclamerons ensemble pour le monde des esclaves! Elle souhaite d'abord qu'Ésope leur cloue le bec, à ces taquins qui plaisantent sur sa tournure, avec quelques formules de son invention. Il choisit son moment. D'une voix tranquille, il s'entend dire lui, le bossu: - Il ne faut pas considérer la seule forme d'un vase, mais la liqueur qui y est enfermée. Silence sur la place: Ésope ne bégaie plus. La petite Rhodopis est la première à rire et à applaudir 1'homme aux proverbes, 1'homme à la liqueur. 12 On le félicite avec elle: - Écoutons-le,nous avons notre philosophe, nous les esclaves de l'île! Ce qu'il a à dire, nous ne devons pas l'oublier, par Mnémosyne! Ésope s'endort vite en cette fin de nuit et se met à rêver: la Muse de la poésie se tient devant lui. D'un doigt de rose, elle lui délie la langue, libère sa voix et lui fait don de l'art de la fable. Depuis l'esclave, chaque soir, conte ses fables qui parlent de libération, de voyage, des combats à mener, de dignité. Il énonce ses vérités, pas toutes agréables à entendre! Mais il fait rire avec ses récits grouillants d'animaux qui leur ressemblent, qui donnent des leçons aux hommes, et l'espérance de vivre mieux. Rhodopis l'accompagne à la cithare, quand sa rude maîtresse la laisse s'échapper. L'île accueille gaiement ses paroles de Juste, ses blagues de rebelle, ses mots tranchants qui 14 séparent le vrai du faux. On ne regarde plus Ésope de la même manière. Nain par la taille, géant par l'esprit, certains soirs, on fait cercle autour de lui après les dernières corvées, en croquant des olives et quelques galettes au miel, près d'un feu sur la plage. Chacun ouvre grand ses oreilles, au conteur qui ne bégaye plus guère, pour rire à ses récits qui n'épargnent ni leurs maîtres, ni eux- mêmes: c'est le banquet des esclaves. Ésope parle du monde comme il le voit: le jardinier arrosant ses légumes, l'homme qui promet l'impossible, le cheval et le soldat, la femme et ses esclaves, ou le chameau rencontré pour la première fois. Les enfants dialoguent, ripostent, Rhodopis les cherche parents des nouveaux, et la vie difficile en est changée. 15 aIrs Ésope s'attaque à leurs maîtres, les peint dans ses fables moqueuses, et fait bientôt rire à leurs dépens la Grèce entière... On s'amuse avec lui de ceux qui se font passer pour ce qu'ils ne sont pas: les prétentieux. Un âne, raconte-t-il, se cache sous une épaisse peau de lion, et fait le tour du pays. Les animaux s'effraient mais le renard s'approche, le reconnaît, l'entend qui se vante, et lui dit: - J'aurais peur, moi aussi, si je ne t'avais autrefois entendu braire! Ceux qui commandent l'île n'apprécient guère de recevoir leurs quatre vérités. Quand ils en ont assez d'être démasqués, moqués, traités d'ânes, ils se débarrassent de leurs esclaves, sous les figuiers de la grande place. Plein soleil sur le marché grec. Un rayon de feu brûle jusqu'à l'ombre la jeune esclave qui court, un couffin à l'épaule. 16 Autour d'elle, des cris et des rires. On la hèle :- Rhodopis ! N'oublie pas ta cithare, ce soir, pour les chants sur la plage... Elle sourit, promet, se dépêche. La cuisson des galettes l'attend à la maison, et le rangement des coffres de sa maîtresse, et le métier à tisser. Elle se glisse entre les étals d'olives, de volailles et de miels de lavande, cherche la vendeuse de laines à broder sa joie et ses peInes. La voilà qui s'arrête, cœur étreint: près des tilleuls, trois esclaves, juchés sur une estrade, attendent d'être achetés. Sous la pogne du marchand, la clepsydre mesure le temps des enchères, et livre les hommes au plus offrant. Avant de les exposer, les deux plus beaux ont été rasés. Leurs tuniques sont fraîches, et leurs muscles, frottés d'huile, brillent. Sidérée, Rhodopis ne bouge plus, envahie par sa tristesse d'enfant esclave: 17 le troisième, c'est son ami, c'est Ésope! De là-haut, il reconnaît la jeune fille. Pour la faire sourire, il s'enfile dans un sac à fèves. Ne veut-on marchandise? pas le vendre comme une Aujourd'hui Rhodopis ne rit pas. Dans la main de son ami, elle glisse une grappe de raisin noir, sortie de son couffin. Inquiète de son sort, elle décide d'attendre. Tant pis si elle est en retard pour les corvées, et peut-être battue. Qui va acheter Ésope? Sur quel maître va-t-il tomber cette fois? Où l'emportera-t-on ? Les clients ne regardent que les beaux esclaves de Numidie: l'un palpe une épaule, l'autre compare l'éclat de leurs dents. Voilà qu'approche à grand bruit une personnalité du bourg, dans son manteau de soie pourprée, les doigts alourdis de bagues. L 'homme se dit philosophe, et Rhodopis et Ésope se sourient: un sage, ce Xantus ? 18 Il questionne les deux éphèbes: que sont-ils capables de faire dans la vie? - Tout! s'exclament-ils en chœur. Jusqu'au cou dans son sac, Ésope se met à rIre. - Hé! toi, le nabot qui fais le malin, à quoi peux-tu bien servir? - À rien si les deux autres retiennent la totalité des talents pour eux! Xantus apprécie la réponse effrontée. Dans ses banquets, ce petit bout d'homme pourrait divertir ses amis, de sa piètre mine et de son esprit bouffon. Pour pas grand-chose, il décide de s'en faire cadeau: contre trois oboles, topelà, le marché est conclu. Rhodopis voit son ami sortir de son sac, et sUIvre son d'émotion. nouveau maître, sans Elle peut se rassurer: plus Ésope n'appartient vraiment à personne. C'est là sa philosophie. 19 Bien sûr, comme elle, il veut se battre pour sortir de l'esclavage, voyager, connaître le bout du monde. Or Xantus, pour l'amour de la sagesse dont il se pique, devrait affranchir Ésope plus facilement que n'importe quel autre maître, non? La morale de cette histoire, la voici: celui qui est libre en lui-même est plus fort dans l'adversité. Rhodopis se doute qu'Ésope va mettre à l'épreuve son nouveau maître. Xantus regrettera-t-il son achat? Beaucoup pensent que oui, certains espèrent que non. Aux fêtes d'Artémis, le maître se met en tête d'inviter à un banquet de pleine lune quelques amis. Il faut une longue table couverte de mets délicieux et de vins rares, sur la terrasse fleurie. C'est Ésope qu'il envoie au marché. Il commande: - Tu achèteras là-bas tout ce qu'il y a de mieux pour mes amis. Va ! 20