Le Califat de Da`ech
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Le Califat de Da`ech
Le Califat de Da’ech Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ HaythamManna Le Califat de Da’ech Adaptation française: René Naba 2 _______________________________________________________________________________________ Scandinavian Institute for Human Rights Le Califat de Da’ech Rapport du SIHR préparé par Haytham Manna Adaptation française: René Naba Éditions SIHR et Eurabe en collaboration avec le site Madaniya © 2014 ISBN: 2-914595-76-X EAN: 9782914595766 Scandinavian Institute for Human Rights 1, rue Richard Wagner - 1202 Genève - Suisse Tel.: 0041225520185 [email protected] www.sihr.net 3 Le Califat de Da’ech 4 ____________________________________________________________ _______________________________________________________________________________________ Index Observations préliminaires ………………..……….. 9 Prologue …………………………………………..... 11 Première partie Des hijras illusoires aux bains de sang ………..…… 15 Deuxième Partie La fabrication de la sauvagerie …………………..… 61 Troisième Partie Des troubles de la vision à la confusion de la perception …………………………………….. 81 Quatrième Partie Da’ech, ses réseaux de financement et ses soutiens . 97 Épilogue ………………………………………..… 107 DOCUMENTS ANNEXES …………………….... 123 5 Le Califat de Da’ech 6 ____________________________________________________________ _______________________________________________________________________________________ Haytham Manna Président de l’Institut scandinave des droits de l’homme, opposant syrien notoire en exil en France depuis 35 ans, il s’est toujours opposé avec force à toute intervention étrangère dans son pays et prône un règlement politique de la situation en Syrie. Cofondateur de la Commission arabe des droits humains, président du Bureau international des ONG humanitaires, Haytham Manna siège au comité directeur d’une dizaine d’ONG des droits de l’homme, et est titulaire de plusieurs distinctions honorifiques dans ce domaine: la Medal of Human Rights-National Academy of Sciences-Washington (1996), le Human Rights Watch (1992) et le prix Shamlan pour les droits de l’homme (2010). Manna est le coordinateur adjoint du Comité de coordination nationale pour le changement démocratique en Syrie (CCNCD, l’opposition syrienne non armée composée des partis du centre et de la gauche et constituée de personnalités de la société civile). Il a étudié la médecine, l’anthropologie et le droit international et est auteur d’une quarantaine de livres en arabe, en français et en anglais, notamment The Short Universal Encyclopedia of Human Rights. René Naba Écrivain et journaliste, en charge de la coordination éditoriale de Madaniya (http://madaniya.info), site civique et citoyen qui se propose d’être le rendez-vous de tous les démocrates. Août 2014 – Genève 7 Le Califat de Da’ech 8 ____________________________________________________________ _______________________________________________________________________________________ Observations préliminaires Ce rapport se propose d’analyser le processus ayant abouti à la proclamation du califat de Da’ech, l’impact de ce califat sur l’échiquier régional (notamment par rapport aux autres formations se réclamant de la même idéologie islamiste, à l’instar d’Al Qaida), et d’établir la monographie des figures de proue de ce mouvement. I – Da’ech est l’acronyme de l’État islamique d’Irak et du Levant (EEIL), ou ISIS (Islamic State in Irak and Syria) en anglais. Il comprend le territoire de la Grande Syrie et de la Mésopotamie. II – Le califat: le calife est le successeur du Prophète de l’Islam dans l’exercice politique du pouvoir. Depuis la fondation de l’Islam, quatre califats se sont succédés à la tête du monde musulman: le califat omeyyade de Damas, le califat abbasside de Bagdad, le califat fatimide du Caire et le califat ottoman. Durant les trois premiers siècles de la conquête arabe (du VIIe au Xe siècle), trente-neuf califes ont dirigé le monde musulman. Quatre Rachidoun, quatorze Omeyades et vingt et un Abbassides ont gouverné durant 308 ans, pour une durée moyenne de règne de 7,9 ans. Treize des trente-neuf califes ont péri de mort violente. III – Le titre du premier chapitre de ce rapport fait référence à la hijra (l’hégire, en français), terme qui désigne le départ des compagnons du Prophète Mohammad de La Mecque vers l’oasis de Yathrib, ancien nom de Médine, en 622. En arabe, hijra signifie «émigration» et suggère une «rupture de liens» en ce que cette migration a créé une rupture fondamentale avec la société telle qu’elle 9 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ était connue des Arabes jusqu’alors. Le Prophète venait en effet de rompre un modèle sociétal établi sur les liens de parenté (organisation clanique) pour constituer un modèle de communauté de croyance. Dans ce nouveau modèle où tout le monde est censé être «frère», il n’est plus permis de laisser à l’abandon le démuni ou le faible, comme cela était le cas avant. Les clans puissants de La Mecque vont tout faire pour éliminer cette nouvelle proposition de société diminuant leur pouvoir. En effet, l’égalité entre les croyants est proclamée lors de la rédaction de la constitution de Médine (Alsahifa), que ces derniers soient libres ou esclaves, Arabes ou non-Arabes. Compte tenu de l’importance de cet événement, le calendrier musulman démarre au premier jour de l’année lunaire durant lequel l’hégire a lieu, ce qui correspond au 16 juillet 622. 10 _______________________________________________________________________________________ Prologue À la présentation de mon premier rapport sur Da’ech, en 2013, un responsable d’un organisme relevant des Nations unies m’a donné ce conseil: «Da’ech est un phénomène limité par sa force et les soutiens dont il bénéficie. Il est préférable de suivre les activités du Jobhat An Nosra et du Front islamique. L’avenir leur appartient». J’ai accueilli son conseil par le sourire, lui faisant valoir l’argument suivant: aucune protection ou soutien ne seront utiles à ces deux groupements. La direction militaire de Da’ech se vit comme le commandement militaire d’une armée. Elle pense en termes de fonctionnement militaire. Elle emprunte à la technique de la guérilla et procède à une réévaluation périodique de ses priorités stratégiques; trois éléments qui font défaut aux deux autres groupements. Les trois protagonistes (Jobhat An Nosra, le Front Islamique et Da’ech) restaient focalisés sur le caractère religieux et confessionnel du conflit en Syrie et se livraient en conséquence à une vive compétition pour conquérir le même milieu socio confessionnel qui leur permettrait d’étendre leur influence. Mais Da’ech, fort d’une décennie d’expériences, a été le seul groupement à avoir cherché à exploiter les points forts et faibles des zones de conflit pour tirer bénéfice des erreurs de ses rivaux – quand bien même ils combattaient le même ennemi, le régime syrien. 11 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Quant au commandement militaire de Da’ech, il était constitué pour l’essentiel d’anciens officiers de l’armée irakienne. Les zones de déploiement de l’opposition au régime syrien constituaient un ventre mou, un terrain propice à l’expansion accélérée de Da’ech. Alors que les divers acteurs du conflit débattaient sur la légitimité de la posture de Da’ech ou sur ses liens présumés avec les services de renseignement syriens ou irakiens, Da’ech négociait avec les services de renseignement turcs la libération des otages français, parallèlement à des opérations de séduction et d’intimidation menées à l’encontre de quiconque entravait sa progression. Début 2014, en dépit des pertes subies par les divers groupements du fait de leurs divergences sur le contrôle de la ville syrienne de Raqqa, nul, tant au sein du pouvoir syrien qu’au sein de l’opposition armée, n’a su tirer les conclusions pertinentes de cet avènement sur un plan politique ou militaire. Ce n’est que le séisme de Mossoul (l’attaque de Da’ech contre cette ville du nord de l’Irak, le 29 juin 2014, au premier jour du mois du Ramadan) qui réussira à provoquer un électrochoc global à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la zone. La succession des victoires rapides de Da’ech en Irak a produit un effet inverse sur son comportement. Le sentiment de prépotence et d’omnipotence et l’intuition de pouvoir mener bataille sur plusieurs fronts a provoqué une prise de conscience à échelle régionale puis internationale, conduisant à une réévaluation du théâtre des opérations dans un sens plus réaliste. Le califat de Da’ech a ainsi replacé la Méditerranée orientale au centre de l’actualité internationale, en substitution au conflit en Ukraine. Tous ceux qui avaient minimisé le danger Da’ech se sont alors empressés de nous solliciter pour obtenir un rendez-vous avec nous, quêtant avis et informations susceptibles de les éclairer sur la situation. Il est difficile d’évaluer les pertes humaines et matérielles résultant du manque de discernement collectif à l’égard de ce phénomène. Et, 12 _______________________________________________________________________________________ de la même manière que le monde a été saisi de stupéfaction devant le comportement de Da’ech envers les chrétiens et les Yazidis, il sera surpris par le nombre de victimes des localités de Tikrīt et de Spayker. De la même manière que l’on garde le silence à propos des dix mille victimes militaires en Irak, on ne peut qu’observer le mutisme des autorités syriennes quant à la mort de deux cent vingt-six cadres militaires tués dans la bataille d’Al Tabaqa, parmi lesquels vingt-cinq officiers d’autorité (généraux, colonels ou lieutenants-colonels). L’idéologie du combat de Da’ech est ancrée dans la fabrique de la sauvagerie. Il est impossible qu’un projet militaire fondé sur la volonté de domination, sur l’agressivité et la vengeance fasse place aux valeurs humaines. Lorsque le meurtre est légitimé, le droit à la vie n’a plus la moindre valeur. Du fait de leur comportement, les «nouveaux Moghols» de Da’ech nous renvoient aux calamités du Moyen âge. Ils n’établissent pas de distinction entre un combattant et un civil, entre un enfant et une personne âgée, entre une femme et un homme. Et, à l’intention de tous ceux qui se taisent par connivence, il faut apprendre que Da’ech ne fait pas non plus de différence entre les sunnites et les autres. Par le biais d’un discours confessionnel que le groupement tient pour sa fonction mobilisatrice (nécessaire afin de neutraliser cette fraction de la population qui partage l’idée que Da’ech les vengera), le groupuscule légitime l’exécution de tous les renégats. Notre conviction profonde est que ce phénomène ne saurait être combattu que par une campagne préalable de sensibilisation de l’opinion auprès des couches populaires de la société – un procédé qu’il importe de ne plus dénigrer –, en ce que ces couches populaires continuent de considérer que la victoire de Da’ech leur sera bénéfique parce qu’elle leur restituera cette liberté et ces droits dont ils étaient privés du fait de leur marginalisation et de l’oppression dont elles étaient victimes. La confrontation sur le triple plan politique, culturel et moral, constitue la pierre angulaire du combat contre Da’ech. L’option 13 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ militaire n’a jamais réussi à éradiquer l’extrémisme. Chaque fois qu’il lui a été donné libre cours, la violence est devenu le dénominateur commun du répressif et du réprimé, de l’oppresseur et de l’opprimé. Indéniablement, le rôle des penseurs réformistes musulmans est, à cet égard, est d’une grande importance. Ce condensé constitue une tentative de l’Institut scandinave des droits de l’homme en vue de restituer au raisonnement logique, à la rigueur scientifique et à la dignité humaine, leur considération, dans le combat contre les formations de type Da’ech de l’époque contemporaine. Une première tentative, mais non la dernière. Genève, 1er septembre 2014 14 _______________________________________________________________________________________ Première partie Des hijras illusoires aux bains de sang I - Le processus ayant abouti à la proclamation du Califat Dimanche 29 juin 2014, premier jour du mois sacré du Ramadan, le califat de Da’ech fut proclamé sur l’ancien territoire des deux premiers empires arabes (Omeyade en Syrie et Abbasside en Irak). Au-delà de la portée symbolique de cet événement dans l’ordre religieux et politico-historique mondial, ce califat a radicalement bouleversé les données de l’échiquier régional. Faut-il y voir l’aube d’une nouvelle renaissance panislamique, la nostalgie d’une grandeur révolue ou une pathologie passéiste? Quoi qu’il en soit, dans la foulée de l’irruption des djihadistes sunnites sur la scène irakienne, l’instauration de ce prétendu cinquième califat de l’histoire musulmane a démantelé la cohabitation et la coopération djihadiste, accéléré le processus d’indépendance du Kurdistan irakien et, de surcroît, donné aux djihadistes sunnites accès aux gisements pétroliers. Ces trois facteurs font planer un sérieux risque de partition de l’Irak et placent désormais ce pays à l’épicentre du conflit transrégional; une migration intervenue après 4 ans de guerre en Syrie en ce que les gages territoriaux engrangés par Da’ech en Irak devraient constituer dans son esprit la revanche à ses revers successifs en Syrie. 15 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Sur le plan rituel, le nouveau calife Ibrahim, de son nom de guerre Abou Bakr al-Baghdadi, cumule avec autorité pouvoir politique et spirituel sur l’ensemble des musulmans de la planète. Une posture qui le hisse au rang de supérieur hiérarchique du Roi d’Arabie, le gardien des lieux saints de l’Islam (la Mecque et Médine), d’Ayman Al Zawahiri, le successeur d’Oussama Ben Laden à la tête d’Al Qaida ainsi que du président de la Confédération mondiale des oulémas musulmans, Youssef al-Qaradawi. Une belle audience califale en perspective! Si les précédents califats ont eu pour siège des métropoles d’empire – Damas, Bagdad, Le Caire (Fatimide) et Constantinople (Ottoman) –, le dernier venu a établi son pouvoir dans une zone quasi désertique à proximité toutefois des gisements pétroliers générateurs de royalties, les nerfs de sa guerre. De même, sur le long chemin du djihad, des Émirats islamiques ont été institués au Kandahar (Afghanistan), à Falloujah (Irak) et au Sahel, mais aucun n’a jamais songé à choisir Jérusalem pour capitale. Le djihad en tant que libération des lieux saints est bien loin des préoccupations de ces joyeux guerriers. Ce bouleversement symbolique dans la hiérarchie sunnite sur fond d’exacerbation du caractère sectaire de la rivalité sunnite-chiite a modifié sensiblement les termes du conflit: la surenchère intégriste des islamistes sunnites a opéré un retournement de situation qui a placé en porte-à-faux leurs bailleurs de fonds, principalement l’Arabie Saoudite, qui pourrait pâtir de ce débordement rigoriste et en payer le prix au titre de dommage collatéral. Pour surprenant que cela puisse paraître, le califat de Da’ech a eu le grand mérite d’agir comme révélateur en ce qu’il a brisé les codes de la guerre asymétrique précédemment en vigueur et en ce qu’il a réussi en une opération éclair (un blitzkrieg), à réaliser en trois semaines la jonction entre la Mésopotamie et l’Euphrate. Chose que 40 ans de magistère baasiste, tant en Irak qu’en Syrie, n’ont pu accomplir à cause des guerres picrocholines entre les frères ennemis du Baas, Saddam Hussein et Hafez al-Assad. 16 _______________________________________________________________________________________ En une vingtaine de jours, sous la bannière de Da’ech, les insurgés sunnites se sont emparés de larges pans de territoire dans le nord et l’ouest de l’Irak. Dans la pure tradition d’une charge de brigades légères, motorisées toutefois, mais sans armement massif, ni aviation ni drones, ils ont ainsi ouvert dans l’ouest du pays une voie vers la Syrie en s’emparant du poste-frontière de Bou Kamal, pendant de celui d’Al Qaïm qu’ils contrôlent déjà, à la faveur d’une entente locale avec Al Qaida. Curieux cheminement, au passage, que celui des baasistes irakiens (une des composantes de l’ISIS): plutôt que d’opposer un front idéologique avec leurs frères baasistes syriens, ils ont rallié leur ancien bourreau saoudien, la caution arabe et musulmane de l’invasion américaine de l’Irak, abandonnant à son sort le pouvoir syrien, qui fut leur plus ferme soutien dans la guérilla antiaméricaine en Irak et s’attira à ce titre les foudres de Washington par la «Syrian Accountability Act», en 2003. Depuis la proclamation de l’État islamique d’Irak et en Syrie (Da’ech), l’auteur de ce rapport s’est appliqué à procéder à une analyse de ce phénomène en profondeur avec toute l’objectivité et la rationalité requises, selon une grille de lecture intégrant les critères de démocratie civile, sans concession ni complaisance à l’égard de toute atteinte aux droits de l’homme et à la dignité humaine tant il est vrai qu’ «il n’y a pire sourd que celui qui ne veut entendre». En mars 2013, l’auteur a soulevé la question de l’enlèvement de deux évêques en Syrie auprès d’un opposant syrien drapé de démocratie. Sa réponse, sidérante, consistait à imputer cet acte crapuleux à un «groupement tchétchène dépêché en Syrie par les services russes opérant en sous-traitance auprès des services de renseignements syriens». Ah, la perversion des esprits… «Cet entretien fut le dernier entre nous. Je n’ai plus jamais voulu le revoir. Que dire, en effet, quand des personnalités accréditées de l’opposition syrienne au sein du Groupe des amis – ennemis – de la Syrie assurent sans sourciller qu’Abou Omar al-Shishani est un agent des services russes, feignant d’ignorer ou ignorant tout simplement 17 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ qu’il avait combattu les Russes en Géorgie avant de migrer vers la Syrie. D’autres se vantaient de pouvoir anéantir Da’ech en 48 heures». Un témoignage terrifiant en résonance avec les analyses de la chaîne saoudienne Alarabia. Des propos qui révèlent, en contrepoint, le degré de superficialité des analystes, leur avilissement moral, leur appétit immodéré pour les subsides, adoubés néanmoins malgré ses handicaps comme «représentant unique du peuple syrien» par un groupe de six parrains régionaux et internationaux (Arabie Saoudite, Qatar, Turquie, États-Unis, France, Grande-Bretagne). Un clan de peu de poids comparé à celui d’en face, résolument engagé dans le djihad et dans son projet d’édifier un califat sunnite, représentant unique sur terre. Paradoxalement, les débats les plus pertinents se sont déroulés au sein de Da’ech, de Jobhat An Nosra et d’Ahrah As Sham, parce qu’ils avaient été nourris de l’expérience d’Al Qaida dont ils furent formés dans le même moule djihadiste. De sorte que ni Abou Mohamad alJoulani1 ni Abou Marya al-Qahtani n’étaient en mesure de mettre en cause les sources de financement de leurs rivaux ou de les accuser de servitude à l’égard des services syriens ou irakiens. L’insistance du régime syrien à privilégier l’option militaire et sécuritaire, de même que l’inclination du régime irakien à emprunter la même voie, en superposition à la faillite de la politique des puissances régionales et occidentales sur ce dossier – activement relayés d’ailleurs par des Syriens de petite envergure et des entremetteurs animés par la haine –, ont tué dans l’œuf un soulèvement civil populaire prometteur. Au prix d’ailleurs de la 1 - Abou Mohamad al-Joulani est le chef du Front Al Nosra, également dénommé Jabhat Al Nosra ou Nosra (ﺟﺑﻬﺔ اﻟﻧﺻرة ﻷﻫﻞ اﻟﺷﺎم, Jabhat an-Nu rah liAhl ash-Shām, «Front pour la victoire du peuple du Levant» en français). Ce groupe djihadiste de rebelles armés affilié à Al Qaida apparut dans le contexte de la guerre civile syrienne. À partir de novembre 2013, il prend également le nom de Al Qaida fi Bilad ash-Sham, «Al Qaida au Levant» (AQAL) et devient un des plus importants groupes rebelles de Syrie. Il est également doté d’une branche libanaise, qui a revendiqué un attentat commis à Beyrouth en janvier 2014. 18 _______________________________________________________________________________________ destruction d’un pays et de la dislocation d’un peuple. Alors que Robert Ford, émissaire spécial des États-Unis auprès de l’opposition syrienne off-shore, dissertait devant moi à en perdre haleine sur les relations entre les Unités de protection du peuple et le régime syrien, alors que la Turquie favorisait la commercialisation du pétrole prélevé frauduleusement en Syrie avec la caution de l’Union européenne, Da’ech avait déjà réglé depuis belle lurette l’épineux problème de la diversification de ses sources de financement. Le califat se dégageait par là une marge de manœuvre considérable pour l’autonomie de son pouvoir décisionnaire, y compris à l’égard de ses financiers salafistes pétro monarchiques, ses principaux pourvoyeurs en hommes et en argent. Et pendant que les dirigeants de la coalition off-shore s’égosillaient à réclamer des armes performantes pour combattre plus efficacement le régime syrien, Da’ech se ravitaillait directement sur les stocks d’armes de Raqqa et de Mossoul. Quand le Qatar et l’Arabie Saoudite ont voulu se doter de groupements spécifiques de djihadistes pour les besoins de leur politique, Da’ech a décidé d’engager un combat frontal, une guerre ouverte contre les groupements rivaux en gestation, sans le moindre égard pour leur ancienne fraternité d’armes. Les liquidations extrajudiciaires de dirigeants djihadistes opérées par le régime syrien sont infinitésimales par rapport aux pertes subies du fait des guerres intestines inter-djihadistes puisque les uns et les autres étaient avisés des forces et faiblesses des groupements rivaux et agissaient en conséquence. Les membres d’une même famille sont mieux avertis des problèmes en son sein, quand bien même les rapines des brigands ont révélé bon nombre de faits qu’ils s’étaient évertués à dissimuler. A – Les mérites de Da’ech Le mérite de Da’ech est d’avoir mis à nu les légendes préfabriquées par la chaîne Aljazeera, depuis la première opération du Front An Nosra contre la base aérienne d’Alep couverte par Ahmad Zeidan, tout comme la sanctification médiatique d’Abou Mohamad al- 19 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Joulani à laquelle s’est livrée Tayssir Alouny, de même que l’occultation par la chaîne qatarie de tous les crimes commis par An Nosra dans une pitoyable réédition de la couverture du conflit d’Irak. Le fait qu’Abou Mohamad al-Joulani, le chef de Jobhat An Nosra en personne, dénonce la dilapidation d’un milliard de dollars par les djihadistes eut un effet catastrophique sur le cours de la bataille et un impact désastreux sur l’opinion: des dizaines d’enfants mouraient alors de faim dans les camps de réfugiés, et d’anciens marxistes jadis respectables soutenaient, au même moment, sans sourciller, la pureté de l’engagement des membres d’An Nosra et leur désintéressement. Da’ech a démasqué le discours populiste des Frères musulmans initié en premier lieu par Hassan al-Banna, le fondateur de la confrérie, et repris par Sayyed Qotb et Youssef al-Qaradawi, lesquels soutenaient en chœur que l’Islam est tout à la fois une religion, une idéologie, un État, une loi, un mode de vie, une science, une morale, une identité, une nation, une politique, une économie, une armée et des services de renseignement. Ces affirmations péremptoires selon lesquelles «l’Islam est la solution» engourdissaient l’opinion alors que la confrérie exerçait son emprise sur la société et se permettait ce qu’elle ne permettait pas aux autres. Autrement dit, elle s’octroyait des libertés qu’elle n’autorisait pas aux autres – avec tout ce que cette idéologie a servi de prétexte et de justification à l’extrémisme en Syrie et en Irak. Da’ech nous a ainsi épargné la lecture de dizaines d’ouvrages sur la notion de «retour vers le passé» en vue d’édifier un califat sur le modèle de la prophétie, en ce que son comportement a traduit concrètement sur le terrain le concept de la Jahiliya – c’est-à-dire l’ère préislamique, préconisée par Sayyed et Mohamad Qotb –, faisant prévaloir sa propre interprétation des faits dans un sens favorable à ses thèses, pour en faire la justification de ses crimes, ses turpitudes et leur comportement rétrograde. Da’ech a également démasqué le subterfuge consistant à instrumentaliser la religion en tant que stratégie de conquête de pouvoir. Jusque-là, cette stratégie était demeurée dans l’ordre implicite 20 _______________________________________________________________________________________ et indicible. Da’ech – et non un intellectuel critique – a fait voler en éclat le sacro-saint principe de gouvernance divine (alhakimyya) en traduisant in situ la notion d’obscurantisme en vigueur dans l’ère préislamique. Alors même que le califat a rétabli la pratique de l’ostracisme au sein des sunnites, et a transformé la sauvagerie et la violence en mode de vie. Au fil des événements, le constat est amer: comment, au nom de la Révolution, avoir sapé les fondements de la révolte en imputant la totalité des responsabilités au régime alors que les fautes s’accumulaient, au point que la réponse était toujours identique, inlassable leitmotiv: «La faute au régime». Le disque rayé a continué de diffuser sa rengaine, sans que nul ne se soit donné la peine de reconsidérer sa position, de procéder à un réexamen de son comportement. Pathétique inversion, le fait décisionnaire concernant la Syrie n’est pas demeuré aux mains des Syriens. Il fut cédé à autrui pour que soient forgées les décisions relevant normalement de la volonté syrienne. L’armement de la Syrie a été confié à des non-Syriens, à des pouvoirs établis hors du territoire national aux contours flous. Ma mise en garde, en date d’août 2011, était pourtant empreinte d’une grande clarté: «La militarisation de l’opposition entraînera inéluctablement la radicalisation et la confessionnalisation du conflit». Notre proposition d’établir une cloison hermétique entre les partisans de la transformation démocratique et les partisans des projets obscurantistes suscita un tollé. Un des nombreux autres mérites de Da’ech réside dans sa parfaite connaissance des Mouhajirines (les migrants de la guerre djihadiste), de leur niveau intellectuel et politique limité de même que de leur conscience religieuse, leurs problèmes personnels et leurs objectifs qui en ont fait des êtres à vocation suicidaire. Da’ech a traité ses migrants à la manière du bétail, leur offrant en guise d’appât l’argent et le sentiment de puissance. L’objectif était simple: viser la tête pour que le troupeau suive, et les meilleurs signeront leur ralliement à notre cause. 21 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Il est indéniable que les anciens officiers de l’armée irakienne ont joué un rôle primordial dans le recrutement des volontaires et l’enrôlement d’étrangers dans le combat pour l’édification du califat. B – Les copulations bâtardes L’alchimie fusionnelle entre les anciens officiers irakiens de l’armée baasiste et Al Qaida est le fruit d’une copulation bâtarde opérée dans les prisons américaines d’Irak. Au commencement était donc Al Qaida: une organisation militaire et politique dotée d’un grand potentiel, bénéficiant d’un soutien américain et pétro monarchique et fortement engagée dans une guerre contre l’occupant soviétique en Afghanistan. Ce conflit fait l’effet d’un aimant sur l’ensemble des Moudjahidines de la planète, et produit un effet fédérateur en ce qu’il a donné la possibilité à des groupuscules salafistes opérant nationalement, à petite échelle sur un plan local, d’accéder au rang de forces de frappe transfrontière. Point n’est besoin de revenir sur les points soulevés dans notre précédent ouvrage (Le Salafisme, les Frères musulmans et les droits de l’homme). Il importe toutefois de rappeler le halo de sacralité qui entourait quiconque se réclamait alors du djihad contre les athées, les communistes, les infidèles et les dictateurs. La fin de la guerre d’Afghanistan et l’implosion de l’Union soviétique ont entraîné la fin du blanc-seing djihadiste octroyé par les commanditaires à leurs commandités en ce qu’il importait pour les États parrains de se prémunir des répercussions de cet engagement sur leur sol. De «Moudjahidines de la Paix», les voilà réduits au statut d’indésirables, lesquels n’entendaient pas, loin de là, assumer la fonction de victimes sacrificielles. Ces nouveaux indésirables s’étaient forgé une légende, et leurs tuteurs n’étaient plus en mesure d’en faire abstraction. Encore moins de les contenir. Ces djihadistes avaient la conviction ancrée qu’ils avaient mis fin à la guerre froide en même temps qu’à la présence communiste en terre d’Islam. La fin du communisme ne signifiait pas la fin du djihad. Au fil des alliances et au gré des guerres – 22 _______________________________________________________________________________________ Tchétchénie, Bosnie, Algérie –, les vétérans d’Afghanistan se sont éparpillés, en fonction des soutiens dont ils bénéficiaient ou des refuges dont ils disposaient. Les services pakistanais, les premiers, se sont employés à restaurer leur influence en Afghanistan en soutenant les talibans pachtounes, parallèlement à une démarche similaire d’Oussama Ben Laden visant à regrouper les anciens salafistes djihadistes de la guerre antisoviétique en Afghanistan, sur le terrain de leurs exploits et de leur légende, considérant le pays des talibans comme un terrain d’entraînement propice et un lieu sûr pour leur refuge. La société irakienne, dans toutes ses composantes, était la plus étrangère à la question afghane, ayant été impliquée par ses gouvernants, volens nolens, dans des guerres coïncidant avec la séquence afghane (guerre irako-iranienne de 1979 à 1989, invasion du Koweït en 1990). Ployant sous le joug des sanctions internationales, elle a ainsi été épargnée de la jouissance du tourisme djihadiste. À dire vrai, les salafistes et les Frères musulmans ne constituaient pas une priorité pour Saddam Hussein puisque le pouvoir irakien à cette époque était davantage polarisé par les manœuvres américaines concernant son éventuelle possession d’armes de destruction massive. Les Frères musulmans et les salafistes ont ainsi pu s’installer en Irak à la faveur du désordre consécutif à l’invasion américaine du pays, en 2003, et des décisions désastreuses de Paul Bremer, premier proconsul américain en Irak, concernant le démantèlement des forces armées et l’éradication du parti Baas. Ces deux mesures qui ont sapé le fondement de l’État irakien ne se sont heurtées ni à l’opposition des Kurdes, qui sont parvenus à préserver leur force d’autodéfense (les Peshmergas), ni à celle des partis chiites qui y ont vu l’occasion de reconstituer la nouvelle armée irakienne sur la base de l’adjonction-injection des anciens combattants chiites basés en Iran, auparavant engagés dans la guerre irakoiranienne, du côté de l’Iran. À ce titre, les forces d’invasion américaines assument une responsabilité majeure dans la création des conditions objectives à la 23 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ constitution de vastes regroupements armés hors de leur contrôle en ce que les États-Unis se sont appliqués à éradiquer et à démanteler méthodiquement tout ce qui avait un rapport direct ou indirect avec l’ancien pouvoir baasiste irakien. En un mot, à vider l’appareil d’État de sa substance. Les chiites avaient pour objectif principal de faire cesser l’injustice dont ils avaient été l’objet sous l’ancien régime. Ils n’étaient porteurs d’aucun programme de portée nationale, d’aucun projet de citoyenneté nouvelle. Ils ont privilégié une conception communautariste du pouvoir d’État, avec ses implications en ce qui concerne la répartition des postes selon des critères confessionnels à l’effet de générer un fanatisme clanique à fondement religieux. Le bagage intellectuel d’Abou Mouss’ab al-Zarkaoui, tant sur le plan politique qu’idéologique, ne le prédisposait pas à un rôle dirigeant dans la lutte contre les forces d’occupation. Par substitution, phénomène classique en psychanalyse, il a compensé son inconsistance intellectuelle par une férocité militaire dans les combats. L’homme se vivait comme détenteur de la vérité absolue, animé de la capacité d’imposer cette vérité à son entourage et habile à masquer ses faiblesses en diabolisant ses rivaux. Dans cette perspective, il a réactivé l’ancienne stigmatisation des chiites en remettant à l’honneur le terme de «renégat» pour les désigner de ce qualificatif et leur faire assumer la responsabilité de l’état de dégradation de l’Irak, de l’éloignement des sunnites de leur religion et… du pouvoir! Cette stratégie rudimentaire lui a permis de mobiliser les frustrations comme levier de recrutement et de mener à bon compte des opérations aussi bien contre des objectifs civils que militaires, les enfants que les adultes, les femmes que les hommes. Toute pensée qui ne se réclamait pas du salafisme djihadiste était considérée comme relevant de la traîtrise. Un quart de siècle de bouleversements dramatiques – une guerre de 10 ans contre l’Iran, suivie de l’invasion du Koweït, de deux guerres, d’une importante coalition internationale sur fond de blocus permanent pendant 20 ans – a profondément modifié le paysage 24 _______________________________________________________________________________________ irakien, opérant un bouleversement radical du schéma mental et des repères de la société, donnant libre cours, dans une lutte pour la survie individuelle, à l’exacerbation des antagonismes ethnico-religieux, voire à un début de sauvagerie. Pour les besoins de sa cause, l’administration américaine a jugé bon de promouvoir «ennemi numéro 1» le groupe d’Abou Moussab al-Zarkaoui. Toutefois, focaliser l’attention sur ce groupe djihadiste a eu pour effet secondaire de marginaliser les autres groupes de résistance aux yeux de l’opinion irakienne et arabe, et de reléguer au second plan les crimes politiques, administratifs et militaires qui se commettaient à ce moment-là sur l’ensemble du pays. L’éradication de l’armée irakienne d’officiers confirmés, avec la privation de salaires qui s’est ensuivie, a poussé bon nombre de gradés à rallier les groupes les plus fanatiques et les plus résolument hostiles au processus de refondation de l’État irakien selon le schéma américain. La coordination entre Al Qaida et ce groupe d’officiers marginalisés a commencé très tôt. La raison en est simple: le groupement djihadiste souhaitait tirer profit de l’expertise de ces officiers rompus aux combats, désormais désœuvrés mais dotés d’une expérience certaine (tant en ce qui concerne la topographie des zones de déploiement américain que par leurs réseaux de solidarité. Le rapprochement idéologique est intervenu à l’occasion de leur séjour commun dans des camps américains. L’alchimie fusionnelle entre les anciens officiers irakiens de l’armée baaasiste et Al Qaida est le fruit d’une copulation bâtarde opérée dans les prisons américaines d’Irak, à l’ombre de l’occupation occidentale de l’Irak. Da’ech relève de la «génération de la triplette maudite» traumatisée par les guerres successives de Saddam Hussein, par le châtiment collectif infligé à sa population par le blocus international de l’Irak – l’un des pires de l’histoire contemporaine – et, enfin, par la présence américaine, la plus idiote occupation de l’histoire américaine. Cette conjonction maléfique de trois éléments, schéma identique à celui vécu au quotidien par les habitants de Gaza, a généré au sein de 25 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ la population irakienne un fort sentiment de nihilisme. L’État irakien se retrouvait en effet réduit à un État précolonial de régression, faisant voler en éclat tout lien de solidarité sociale et de cohésion nationale et tout lien avec la modernité. La modernité se réduisant ici aux transactions d’armes, à l’acquisition de matériel de torture, à la dilapidation des richesses nationales, physiques et humaines, et à l’arbitraire du pouvoir. Le lourd endettement public aura été la résultante première de cette civilisation. Ni le pétrole ni l’important arsenal militaire dont disposait le pays n’a pu suggérer aux Irakiens l’idée qu’ils appartenaient à cette civilisation, et encore moins susciter en eux le sentiment d’éprouver une certaine forme de dignité humaine. Bien avant que ne se réalise cette triangulation maudit, le poète irakien Badr Chaker al-Sayyab avait rédigé à ce propos un poème intitulé «La prostitué aveugle». Au terme de cette séquence surchargée d’épreuves pour les Irakiens, la culture s’est dissipée, et la presse exténuée a laissé place à un désert culturel. Les mots sont devenus impuissants à décrire la catastrophe dans laquelle vivait humainement la société irakienne. Lors de ma mission en Irak, en juin 2003, je devais rencontrer le représentant des Nations unies en Irak, Sergio Mello, tué par la suite dans un attentat. Le chauffeur qui me conduisait à mon rendez-vous m’interpella en ces termes: «Les Nations unies ont participé au meurtre d’enfants de mon village, par la faim et la maladie. Sera-t-elle en mesure d’expier, un jour, les péchés qu’elles ont commis à l’encontre de notre peuple»? Il faisait clairement allusion à l’embargo imposé par l’ONU à l’Irak dans la décennie 1990-2000. Ce chauffeur n’était pas originaire de la province sunnite d’Al Anbar mais d’un village chiite du sud de l’Irak. Il s’est porté volontaire pour me convoyer à Falloujah, le fief sunnite, peu de temps avant les massacres commis par les forces d’occupation américaines. Il vivait au jour le jour pour assurer prioritairement la subsistance de ses enfants, sans perspective quant à la fin de son cauchemar, sans illusion qu’il prenne d’ailleurs fin un jour, et sans la moindre idée non plus de la date à laquelle il verrait le bout de ce tunnel obscur dans 26 _______________________________________________________________________________________ lequel s’était engagé l’Irak depuis la fin de la décennie 1970. Le plus grand crime a sans doute été commis par la classe politique irakienne: toutes ses composantes auront constamment recherché des boucs émissaires à ses abus et ses dérives. Il en a été ainsi avec l’opposition qui s’est engagée dans une politique vindicative, dès son retour au pays, accusant les réfugiés palestiniens d’avoir soutenu Saddam Hussein avec les mesures de rétorsion inhérentes à la situation, et engageant dans la foulée une politique d’éradication du Baas de toutes les structures de l’État. Il en sera de même avec Da’ech, comme le prouve sa décision de nettoyer Mossoul, ville de cohabitation du nord de l’Irak, de sa population chrétienne et sa tentative d’épurer l’Irak de sa population de confession Yazédite. Par tous les moyens disponibles, sous les prétextes les plus fallacieux, les divers protagonistes de la scène irakienne ont donc puissamment contribué, chacun à sa façon, à créer les conditions propices à un déchaînement de violence irrépressible, déblayant la voie à la sauvagerie et à la barbarie. La technique du forage a ainsi été promue instrument de torture – le percement des os des prisonniers est un supplice courant dans les caves des milices faisant office de prisons, et la décapitation est le moyen d’exécution le plus économique chez les takfiristes. En tout état de cause, le droit à la vie a été nié, au même titre que le droit de disposer en toute sécurité de son corps et de son âme, dans un monde où la mort rôdait sans relâche dans tout village, quartier, rue ou individu. C – La schizothymie de Da’ech L’État islamique d’Irak a fondé sa cohésion interne en développant le fanatisme parmi ses membres ainsi qu’en ancrant un comportement de type terroriste dans son sein et par ses actions extérieures. Fanatisme et terrorisme auront été le ciment de l’unité du mouvement. Il n’était pas possible, en effet, d’accéder à une prise de conscience, de détenir la vérité absolue, d’avoir réponse à toute question, d’anticiper les décisions, de tuer le doute et de subvertir la morale sans faire table rase du passé, sans opérer une césure avec le passé 27 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ personnel des membres de ce groupement, autrement dit sans couper le cordon avec la matrice originelle, Al Qaida d’Oussama Ben Laden. Comme cette opération de lavage de cerveau n’a pas eu lieu, il importait de préserver les apparences de la pureté en commanditant des actions d’éclat destinées à impressionner les adhérents nouveaux ou anciens, les rivaux et adversaires, le monde interne et le monde externe au mouvement. Des opérations spectaculaires à fortes retombées médiatiques: destruction des lieux de culte (aussi bien les mosquées que les églises), des statues et des échoppes de tabac, recours à la lapidation en public, à la crucifixion et à la décapitation, couplée d’une prise de photo avec les têtes décapitées. Le caractère schizothymique de Da’ech s’est révélé dans des pratiques narcissiques: arbitraire du pouvoir, opportunisme, vol, meurtre, enlèvement, vengeance, attaque contre les sanctuaires, tendance à stigmatiser publiquement, sans vergogne, quiconque se dresse sur son chemin. L’hostilité aveugle à la modernité, matérialisée par le recours abusif à l’explosif et à la simulation d’un monde virtuel, a constitué la riposte primitive et primaire des takfiristes irakiens et de leurs riches compères des pays du pétrole et du gaz. D – L’Arabie Saoudite: un État schizophrénique La schizophrénie dans laquelle baigne l’Arabie Saoudite a permis la résurgence du phénomène djihadiste de type afghan. En balançant entre ouverture économique et fermeture sur le plan politique, entre libéralisme (liberté des marchés) et verrouillage hermétique, sur le plan politique interne, stérilisant toute pensée, en superposition à la pollution wahhabite des divers aspects de la vie intellectuelle, artistique et sociale du Royaume, l’Arabie Saoudite a contribué à faire prospérer en force le djihadisme sur son sol. La dynastie wahhabite condamnera ainsi à 15 ans de prison un avocat, Walid Abou El Kheir, pour avoir défendu un prisonnier accusé de blasphème. Crainte d’une contamination populaire ou de la généralisation d’un comportement séditieux? En tout cas, le verdict a été prononcée, le 6 juillet 2014, la veille de la conquête de Mossoul 28 _______________________________________________________________________________________ par Da’ech, alors que des témoignages dignes de foi mentionnaient la présence de plus de deux cents Saoudiens dans les rangs de Da’ech au cours de cette opération. Youssef Qaradawi, le mufti du Qatar, qualifiera ce mouvement de «révolution populaire», omettant toutefois de réclamer, cette fois, l’intervention de l’Otan pour la défense de ces «révolutionnaires» d’un type particulier. Plus de cinq mille Saoudiens, Qataris et Koweïtiens ont été tués en moins de 5 ans, non pour édifier le califat dans leur pays, mais pour instaurer un califat en Irak et en Syrie. Peut-on considérer l’exportation des djihadistes saoudiens vers d’autres pays – moyen commode de s’en débarrasser sous couvert de djihad – comme un succès des services saoudiens dans le démantèlement d’Al Qaida en Arabie? Ou comme une réussite en vue de la déstabilisation des pays concernés? La réponse reste en suspens, le royaume saoudien étant désormais silencieux depuis le raid djihadiste du 11 septembre sur les symboles de l’hyperpuissance américaine réalisé par un commando de dix-neuf membres dont quinze de nationalité saoudienne. Quelle est la responsabilité des services de renseignements de ces deux pays wahhabites (Qatar, Arabie Saoudite) dans les événements qui se déroulent dans les pays voisins? Quel rôle a joué le gouvernement de M. Recep Tayyeb Erdogan dans le transit, via la Turquie, de milliers de takfiristes vers les champs de bataille des pays voisins? Comment s’est produite la campagne de mobilisation de l’opinion et le ciblage de Bagdad et de Damas, loin de La Mecque, de Médine et de Jérusalem? Nul doute que les opérations d’enrôlement et d’instrumentalisation du courant djihadiste takfiristes sont le fait de multiples réseaux aux connexions multiples. Et il est absolument impossible de faire croire à un être doté d’un minimum de raison que la restauration du califat dans la banlieue de Damas, dans le secteur de la Ghoutta orientale, ait été préconisée par la prophétie musulmane. La motivation principale de ces migrations relevait plutôt d’une pulsion morbide: ces djihadistes étaient porteurs d’un projet de mort, faute de disposer d’un 29 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ projet de vie. Difficile donc d’établir une démarcation entre le combattant irakien et l’étranger venu des quatre coins de la planète, accouru pour accomplir le djihad au service de Dieu. Le cas d’Abou Moussab al-Zarkaoui s’est reproduit à l’identique en Tunisie, où le gouvernement de la Troïka a fermé les yeux sur le départ des djihadistes en Syrie car ils n’avaient rien d’autres à offrir à leur peuple. Un ancien combattant, revenu de ses illusions, m’a confié ses mésaventures en ces termes: «Dans leur schéma mental, le “noussayri 2 ” est tout soldat ou fonctionnaire du gouvernement de Bachar al-Assad. Un impie, un diable des temps modernes, dont il importe de débarrasser la planète de la présence et des souillures qu’il inflige au monde. Une condition sine qua non pour “le retour de l’Islam en terre d’Islam”». Ce même homme a fini par demander l’asile politique en France après le démantèlement de son unité par Jobhat An Nosra. La «société du spectacle», chère à Guy Debord, porte une lourde responsabilité dans la production de l’extrémisme et l’exaltation de la violence. Quel autre groupement que le mouvement marginal «Migration et djihad», situé hors du système capitaliste, pouvait accaparer les grands titres de l’actualité internationale et propulser avec facilité des individus déconsidérés de leur voisinage et répondant, qui plus est, à des prénoms banalement courants – Maho, Rachid ou Selim – pour rebondir sur la scène internationale avec des noms «mythiques» tels que Abou al-Barra’a al-Belgiki, Abou Lukman alAlmani ou Abou Mohamad al-Farançi, ou encore Abou Oussama alBritanni. La notoriété apportée par les médias confère à son titulaire un rôle de «héros» avec toute l’attractivité inhérente à ce statut. Ces migrants 2 - «Noussayri» est l’ancienne appellation donnée par les musulmans orthodoxes aux Alaouites, secte à laquelle appartient la famille de Bachar al-Assad et considéré comme hérétique par les jurisconsultes shiites et sunnites. 30 _______________________________________________________________________________________ n’omettent jamais de rappeler, en toutes circonstances, qu’ils ont déserté «la démocratie criminelle, la laïcité renégate, en vue d’un califat qui réinsère les gens dans leur religion ou vers un martyr qui leur donne accès au royaume des cieux». Nul migrant ne s’est posé la question jadis soulevée par Albert Camus (Les Justes): «Faut-il que des fleuves de sang coulent aujourd’hui pour pouvoir édifier demain la justice? Devons-nous nous transformer en meurtrier pour nous doter d’un système social meilleur» ? La certitude puérile de détenir la vérité absolue dispense l’assassin de s’interroger sur le nombre de victimes et sur les modalités de leur exécution, parce qu’il considère la vie ici bas comme une étape dérisoire par rapport à la vie éternelle dans l’au-delà. À travers l’étude de l’expérience de Da’ech, des cellules d’Abou Mousa’ab al-Zarkaoui au califat d’Al Baghdadi, la conviction s’est forgée de l’impérieuse nécessité de se pencher sur le parcours personnel des individus, tant leur influence a été déterminante sur la structure du groupe et sur sa formation idéologique. L’idéologie, dans ce cas précis, n’a pas été déterminante, alors que la complexion humaine des décisionnaires l’a été. Difficile de considérer comme décisive l’influence de l’idéologie sur le comportement des détenteurs du pouvoir décisionnaire dans le djihadisme contemporain. Le bouillonnement spectaculaire que dégagent les acteurs du djihadisme contemporain, souvent avec théâtralité préméditée, résulte tout simplement du fait qu’ils portent en eux des pulsions destructrices. Ils ne proposent pas un quelconque projet créateur en vue de procéder à une reconstruction d’un monde à la destruction duquel ils ont largement contribué. Ainsi que le rappelait Richard von Weizsäcker, Président de la République fédérale allemande de 1984 à 1994: «Au e XX siècle, souvenons-nous en, les États ont failli à l’époque du nazisme et du fascisme, en cédant sous la pression de groupuscules minoritaires». 31 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ II. Monographie des figures de proue de la scène irakienne A – Le précurseur: Abou Mouss’ab al-Zarkaoui Ahmad Fadel Nazal al-Khalayla, de son nom de naissance, est un Jordanien sunnite originaire d’Al Zarka, né en octobre 1966 au sein d’une fratrie de dix membres (sept frères et trois sœurs). À l’adolescence, orphelin de père, un employé municipal, il déserte l’école et rallie un gang de jeunes et, à 19 ans, il glane sa première condamnation pour «possession de stupéfiants et agression sexuelle». Ses proches passent généralement sous silence cette période qui a précédé son départ pour l’Afghanistan, pourtant fondatrice de son psychisme. En 1989, à 23 ans, il se rend pour la première fois en Afghanistan pour rejoindre les rangs des Arabes afghans en vue de combattre l’invasion soviétique de ce pays musulman. Quoique son arrivée ait coïncidée avec le début du retrait de l’Armée rouge, son déplacement ne fut pas vain. Il participe ainsi au siège de Khost. À Peshawar, la base arrière des Moujahiddines à la frontière pakistanaise, où il se replie, il rencontre Abou Mohamad al-Makdessi. Cet universitaire religieux sera son premier tuteur salafiste djihadiste. À son retour en Jordanie, en 1992, le tandem fonde le groupe salafiste Bay’at Al Imam («L’acte d’allégeance à l’imam») mais sera arrêté un an plus tard pour possession d’armes et d’explosifs et falsification de passeports. Condamné à 15 ans de prison, il met à profit cette longue détention en compagnie de son compère Makdessi pour se plonger dans l’étude du Coran. Il en mémorisera les six mille versets et s’appliquera, parallèlement, à gommer son passé délinquant en brûlant ses tatouages à l’acide. Il prend alors un nom de guerre, Abou Moussab al-Zarkaoui, en référence à Moussab Ben Omair, compagnon du prophète mort en 625 à la bataille d’Ouhoud, et à ses racines (al-Zarkaoui voulant dire «originaire d’Al Zarka»). Libéré en 1999 à la faveur d’une amnistie décrétée à l’occasion du 32 _______________________________________________________________________________________ couronnement du nouveau roi Abdallah II de Jordanie, al-Zarkaoui reprend ses activités et projette, pour le passage à l’an 2000, un attentat à la bombe contre un grand hôtel d’Amman. Démasqué, il doit fuir vers le Pakistan en compagnie de sa mère, pays dans lequel elle mourra en 2004. Polygame, marié à trois femmes, dont une épouse de 14 ans à l’époque (dans la décennie 1990), al-Zarkaoui appartient à la confédération tribale des Khalaylah, de la tribu des Bani Hassan; des Bédouins disséminés à travers tout le Moyen-Orient, notamment en Syrie et en Irak, qui constitueront la trame de son réseau fidèle et dévoué. Le Jordanien, originaire du haut lieu de la symbolique révolutionnaire palestinienne et nourri des exploits des Fedayine palestiniens, dont la ville abrite un important camp de réfugiés, se concentrait, lui, sur la dynastie hachémite. En dépit de ses divergences d’approche avec Al Qaida, il bénéficie de leur tolérance et parvient à aménager un camp d’entraînement à Herat, et à fonder son groupe, Tawhid Wal Djihad («Unification et guerre sainte»). À l’automne 2001, lors de l’invasion américaine de l’Afghanistan, al-Zarkaoui transite vers le Kurdistan irakien via l’Iran et noue de solides contacts avec Ansar al-Islam, avant de se réfugier quelque temps en Syrie, sous une fausse identité. C’est précisément grâce à l’Irak qu’il accédera à la notoriété internationale lorsque Colin Powell mentionnera son nom. Le secrétaire d’état du Président George Bush Jr. le désignera à l’attention de l’opinion publique internationale comme l’homme ayant assuré la jonction entre Al Qaida et Saddam Hussein, l’un des deux arguments justificatifs – avec la détention d’armes chimiques – à l’invasion américaine de l’Irak, sous couvert de «guerre contre le terrorisme». Al-Zarkaoui retourne en Irak après la chute de Saddam Hussein, en 2003, avec l’objectif d’y mener le grand djihad. Il noue des contacts avec les groupements de la résistance antiaméricaine, principalement les milieux baasistes, pour se livrer à une guérilla tant contre les Américains que contre les chiites irakiens, principaux bénéficiaires en termes politiques de l’invasion américaine. 33 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Sous son égide, une spirale de violence multiforme s’enclenche. Elle est inaugurée depuis la Syrie par l’assassinat à Amman du diplomate américain Lawrence Foley et par le dynamitage du siège de l’ONU à Bagdad le 19 août 2003, causant la mort de vingt-deux personnes dont le représentant des Nations unies (le Brésilien Sergio Viera de Mello), suivi dans les 10 jours de l’assaut de la mosquée d’Ali à Nadjaf, sanctuaire chiite, qui a fait quatre-vingt-cinq victimes. Ces violences culminent 9 mois plus tard, le 11 mai 2014, avec la décapitation de deux otages américains, Eugen Armstrong et Nicholas Berg. Sans ménagement, il s’attaquera aux sanctuaires chiites tant à Najaf qu’à Kerbala, aux pèlerins chiites, aux lieux de culte chrétiens et zaydites. Il n’hésitera pas à organiser un attentat contre le président du Haut conseil islamique chiite, Mohamed Baker al-Hakim, dont la famille avait pourtant été persécutée par Saddam Hussein, le 29 août 2003. Les attentats fomentés contre son groupement à l’occasion de la célébration de la fête chiite d’Achoura, en mars 2004, ont provoqué la mort de deux cent soixante et onze personnes, faisant plusieurs centaines de blessés. Surnommé le Lion de Mésopotamie, il part envahir Falloujah, ville sunnite au nord de Bagdad, pour y fonder un émirat. Le 19 octobre 2004, son groupement bénéficie du «Label Ben Laden» et prend le nom de Relais d’Al Qaida en Mésopotamie. En juillet 2005, alors que les Libanais sont traumatisés par l’assassinat de leur ancien Premier ministre, Rafic Hariri, le groupe Zarkaoui exécute un diplomate égyptien, un sunnite, de surcroît allié de Hariri. Cette erreur fatale consommera la rupture du groupe avec son mentor Mohamad al-Makdissi. Blessé lors d’un bombardement américain dans la localité de Habib, au nord de Bakouba, Zarkaoui aménage sa succession, confiant la relève à un Irakien, Abdel Rahman al-Iraki, lui conférant le titre de vice-émir du groupement. Une direction collégiale se met alors en place, le 15 mai 2006, sous l’autorité d’Abdallah Rachid al-Baghdadi, qui prend pouvoir sur l’ensemble des formations adhérentes: Al Qaida 34 _______________________________________________________________________________________ Mésopotamie, les brigades de l’unification, les brigades du djihad islamique, l’armée des sunnites, avec pour objectif «la direction opérationnelle des combats contre l’occupation américaine, leurs agents et les renégats». Zarkaoui périra des suites de ses blessures, le 7 juin 2006, à 40 ans. Sa structure de relève ne lui survivra pas. Mi-octobre 2006, soit cinq mois après sa mise en place, elle est absorbée par le «noyau dur» de la coalition, le groupe Abou Omar al-Baghdadi, qui s’estimait le plus apte à mener le combat. B – Abou Omar al-Baghdadi: l’incarnation des dérives d’une idéologie nationaliste Saddam Hussein a donné, le premier, l’exemple d’une dérive de l’idéologie nationaliste et laïque au service des pétromonarchies en se comportant comme leur supplétif dans sa guerre contre l’Iran (19791989). Abou Omar al-Baghadi, lui, symbolisera mieux que personne cette mutation au sein de l’appareil sécuritaire baasiste de l’Etat irakien et sa jonction avec les mouvements salafistes. Hamid Daoud Muhammad Khalil al-Zawi, né en 1964 au village de Zawiya, dans l’agglomération de Haditha (province d’An Anbar), est diplômé de l’académie de Police de Bagdad. Homme pieux et pratiquant, l’inclinaison de cet officier supérieur d’un service d’ordre pour la religion se renforcera à l’occasion de la première guerre de la coalition occidentale contre l’Irak, en 1990-1991, consécutive à l’invasion irakienne du Koweït – au point de susciter la méfiance de ses supérieurs. Il sera démis de ses responsabilités et écarté du corps de la police en 1993 pour sympathie envers le courant religieux wahhabite: en effet, le pouvoir baasiste ne pouvait pas tolérer la constitution d’un noyau wahhabite au sein de l’appareil de sécurité d’un régime qui professait une idéologie nationaliste et laïque. Réduit au chômage, il se fait embaucher dans une entreprise de réparation de matériel électrique dans sa région natale. Sa fréquentation assidue de la mosquée Al Assaf le conduit à en devenir l’imam pour diriger la prière du vendredi. Il mettra à profit son 35 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ magistère pour enseigner la doctrine salafiste, soucieux de fédérer les diverses écoles de pensée religieuse. À l’époque, le régime baasiste tolérait salafistes et Frères musulmans en ce qu’aucun conflit n’opposait les uns aux autres. La priorité du prédicateur, en ce tempslà, était l’exégèse en vue d’assainir l’Islam et de purifier ses pratiques. Au cours de ses recherches, il parvient à établir un lexique en soixante-dix points recensant les cas d’apostasie et de parjures dont se serait rendu coupable, selon lui, Saddam Hussein. Un lexique à diffusion confidentielle, dont sans doute aucun exemplaire n’est encore trouvable sur le marché du livre, jadis florissant à Bagdad. En 2003, en coopération avec Abou Mohamad al-Loubnani et Abou Anas as-Shami, il met sur pied une cellule combattant adhérant au groupe L’unification et le djihad, recruté selon des critères sévères, excluant «tout démocrate ou patriote voulant juste s’engager pour la libération de l’Irak des troupes américaines». L’État islamique d’Irak est officiellement créé le 15 octobre 2006. Zawi en devient l’émir autoproclamé sous le nom de guerre d’Abou Abdallah al-Rashid al-Baghdadi (ou Abou Omar al-Baghdadi). Il prend le titre de « Prince des croyants». Sous la tutelle d’Al Qaida en Irak, dirigée par l’Égyptien Abou Hamza al-Mouhajer, dit Abou Hamza al-Masri – le successeur d’Abou Moussab al-Zarkaoui –, Abou Omar se confirme comme l’un des plus importants militants islamistes du pays. Consécration suprême, le 30 décembre 2007, Abou Omar est officiellement adoubé par Oussama Ben Laden, qui invite «tous les musulmans d’Irak de se rallier à Abou Omar al-Baghdadi». Deux ans après son adoubement par Ben Laden, Abou Omar al-Baghdadi est tué le 18 avril 2010, lors d’une opération conjointe des forces américanoirakiennes contre une maison près du lac Tharthar, dans les environs de Tikrit, région d’origine de Saddam Husein. Cette attaque particulièrement meurtrière s’accompagne de la mort d’Abou Hamza al-Masri, chef d’Al Qaida en Irak. Abou Bakr al-Baghdadi est désigné successeur d’Abou Omar le 16 mai 2010, à la tête de l’État islamique d’Irak. Il est donc nécessaire de 36 _______________________________________________________________________________________ s’arrêter ici sur son idéologie et de revenir sur l’irakisation de son commandement. Dans un message vidéo, dont le script est publié dans un ouvrage intitulé Le Salafisme, les Frères musulmans et les droits de l’homme (page 217 et suivantes), Abou Omar al-Baghdadi s’en prend violemment aux «chiites et takfiristes», de même qu’au Parti islamique d’Irak, branche irakienne de la confrérie des Frères musulmans: «Nous aimons la vérité, même si elle est amère parfois. Mais il importe que notre oumma3 sache que les Frères musulmans au pays des deux affluents (Tigre et Euphrate), en tête desquels le Parti islamique d’Irak, mènent la plus horrible campagne en vue de gommer toute trace de la religion en Irak. Alors que les Kurdes s’appliquent méthodiquement à édifier leur État, que les renégats haineux (les chiites) veillent à accentuer leur emprise sur l’ensemble du pays, particulièrement dans le centre et le sud de l’Irak, les Frères musulmans et leur direction du Front d’entente œuvrent avec sérieux et détermination en faveur de l’occupation, faisant fi du sang versé, de l’honneur bafoué et des richesses dilapidées, réclamant avec une insistance rare le maintien de l’occupation dans l’espoir que s’affermissent les fondements de l’État des renégats et que se parachève l’édification de son appareil sécuritaire et militaire». À vrai dire, Abou Omar al-Baghdadi vivait les derniers mois de ce qu’il est convenu d’appeler le « commandement conjoint irakointernational » de son organisation. La question du rôle des Irakiens dans le commandement du mouvement, la direction des opérations et la détermination des orientations politiques sont apparus au grand jour dans l’année qui a précédé sa mort. Le camp de Bucca, où des meneurs du groupement étaient 3 - Haytham Manna utilise le terme «groupe politique» à la place de celui d’oumma, «peuple ou nation», par référence à un verset coranique qui désigne les musulmans. 37 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ emprisonnés, a été agité de vifs débats sur la nécessaire «irakisation» du groupement, alors que dans les fiefs sunnites (Anbar, Salaheddine), les recrutements de volontaires se faisaient dans la perspective de verrouiller les divers échelons de commandement par des Irakiens, sans toutefois négliger l’expertise des combattants non irakiens. La stratégie de Zarkaoui et de ses successeurs recelait une faille majeure. Leur projet ne portait aucune mention des préoccupations du peuple et la satisfaction de ses besoins. Leur objectif visait à opérer un bouleversement dans l’ordre mental de leurs adhérents et leur effort de réflexion portait sur la manière de modifier la façon de penser de la population, avec ce que cela implique de mobilisation psychologique sectaire. Un de leur ancien otage a témoigné de son expérience en ces termes: «Pendant des mois, toutes leurs discussions portaient sur la mobilisation confessionnelle et le refus de l’occupation [américaine]. Pas une seule fois je n’ai entendu parler d’autre chose que de ce sujet, accompagné d’un refrain assurant que quiconque meurt dans ces conditions ira au paradis et que celui qui survit, c’est par la volonté de Dieu et grâce à Dieu». Bon nombre d’anciens officiers irakiens ont ainsi pu accéder à des postes de responsabilité au sein du groupement, tant au niveau du commandement militaire qu’au sein de l’organe consultatif, à la faveur de la «politique d’éradication du Baas» et de démantèlement des forces gouvernementales irakiennes, l’ancienne ossature du régime baasiste, menée par la puissance occupante, les États-Unis. Le lexique politique qualifiera cette séquence historique du mouvement de phase d’«irakisation du commandement» pour la simple raison que cette génération d’officiers ralliés au djihad a imprimé durablement sa marque au mouvement (pour une liste des officiers supérieurs irakiens ayant joué un rôle décisif dans cette structure, se reporter au chapitre suivant). C – Abou Bakr al-Baghdadi: le concepteur d’un projet d’État Ibrahim Ben Awad Ben Ibrahim al-Badri al-Samarrai appartient à 38 _______________________________________________________________________________________ la tribu d’al-Boubadry. Né en 1971 à Al Jalam, dans la province de Samarra, il est issu d’une famille religieuse de tradition salafiste. Diplomé de l’université islamique de Bagdad et titulaire d’un doctorat sur l’art et la manière de psalmodier le Coran (At Tajwid), il cumulera, sous l’ère Saddam Hussein, les fonctions d’enseignant et de prédicateur à la mosquée Ahmad Ben Hanbal à Samarra, puis de prédicateur à la mosquée Al Kobeissi à Bagdad, dans le secteur de Toubaji. Il termine son parcours missionnaire comme iman de l’une des mosquées de Falloujah, la grande ville sunnite au nord de Bagdad, haut lieu de la confrontation américano-sunnite, lors de l’occupation américaine de l’Irak. Lors de la première année de la présence américaine, il se concentre sur l’analyse des expériences djihadistes des salafistes, transitant par bon nombre de groupements djihadistes en Irak avant de fonder l’Armée des gens de la maille sunnite (AHL As Sunna), dont la zone opérationnelle est délimitée au triangle Bagdad-Samarra-Diala. En 2004, il intègre en même temps que sa formation le Conseil consultatif des Moujahidines, et s’emploie à mettre sur pied les instances législatives de ce conseil tout en supervisant parallèlement l’enrôlement des membres du groupement. Nommé émir de Rawah, il préside la tenue de tribunaux islamiques pour intimider les populations locales. Le 26 octobre 2005, il est la cible d’une attaque aérienne américaine visant un repaire présumé de djihadistes près de la frontière syrienne. Identifié à l’époque sous le pseudonyme d’Abou Du’a, il est déjà décrit comme un important responsable de la branche irakienne de la nébuleuse terroriste, dirigée alors par le jordanien Abou Moussab alZarkaoui. Chargé de l’enrôlement des membres du groupement et du transfert de combattants syriens et saoudiens en Irak, il assume les fonctions d’adjoint d’Abou Omar al-Baghdadi, faisant office de numéro 3 du mouvement. Contrôleur général de la section d’allégeance, chargé de vérifier les candidatures et de tester les candidats en vue d’autoriser les adhésions, il assuma, parallèlement, la direction des opérations militaires. De par ses promotions successives émir de la province d’Al 39 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Anbar, émir de Falloujah puis émir de Dialli et enfin émir de Bagdad secteur nord, son parcours s’est apparenté à une «tournée des popotes» le conduisant à exercer sa tutelle légale sur les principales provinces sunnites en installant son autorité sur la base d’une parfaite connaissance du terrain. Arrêté en 2005 par les forces américaines, il est envoyé dans le camp de détention de Bucca, d’où il sera finalement relâché en 2009. Son épouse, entre-temps, a été tuée par les tribus de Falloujah de la confédération tribale de Boufourraj. Abou Ommar al-Bagdadi avait recommandé Abou Bakr comme son successeur le plus apte. Un communiqué du Conseil consultatif de l’État islamique d’Irak en date du 15 mai 2010 entérine ce choix en annonçant la nomination d’Abou Bakr al-Baghdadi al-Husseini al-Qurashi en remplacement d’Abou Omar al-Baghdadi, son ex-émir, tué le 18 avril 2010 lors d’une opération conjointe des forces de sécurité américaines et irakiennes. Cette promotion, faite d’ailleurs sur recommandation d’Abou Omar al-Bagdadi, répondait pleinement au besoin de l’organisation de placer un homme d’autorité à la tête d’un mouvement décimé par les coups de butoir irako-américains. Outre Abou Omar al-Bagdadi, un autre dirigeant d’Al Qaida avait été tué durant cette quinzaine maléfique pour le djihad: Abou Hamza al-Mouhajer, ancien chef d’Al Qaida en Irak et ex-ministre de Aboula guerre au sein de l’État islamique d’Irak, décédé le 18 avril 2010 et remplacé par Nasser alDine Allah Abou Soliman. À l’automne 2010, l’État islamique d’Irak multiplie les attaques contre les chrétiens et les chiites. Le 31 octobre 2010, à la veille de la Toussaint, 5 mois après la nomination d’Abou Omar al-Bagdadi comme chef des djihadistes d’Irak, une prise d’otage à l’intérieur de la cathédrale de Bagdad s’achève dans le sang. Quarante-six fidèles sont tués, dont un prêtre et sept policiers. Le 9 mai 2011, Abou Bakr alBagdadi fait acte d’allégeance à Ayman al-Zawahiri, le successeur d’Oussama Ben Laden, tué une semaine auparavant, le 2 mai 2011, à Abbottābād, au Pakistan. L’émir de l’État islamique d’Irak réaffirme 40 _______________________________________________________________________________________ la loyauté du groupe à l’égard de la direction centrale d’Al Qaida tout en jurant de venger son ancien chef. C’est à cette occasion que la formation revendique un attentat-suicide commis le 5 mai 2011 contre un poste de police à Hilla, au sud de Bagdad, ayant causé la mort de vingt-quatre policiers dont cinq capitaines et deux lieutenants. À l’été 2011, les attaques imputées à Al Qaida en Irak se multiplient à travers le pays. Le 28 août 2011, un attentat-suicide frappe la mosquée Umm Al Quda, à Bagdad, tuant Khalid al-Fahdawi, un important législateur. Le même mois, Abou Bakr al-Baghdadi se déclare prêt à déclencher une vague de cent attentats pour venger la mort d’Oussama Ben Laden. Le 4 octobre 2011, Abou Bakr al-Baghdadi est inscrit sur la liste des terroristes les plus recherchés par le gouvernement américain (Rewards for Justice) qui offre une prime de 10 millions de dollars pour sa capture, faisant de lui l’un des trois chefs djihadistes les plus recherchés au monde avec Ayman al-Zawahiri, chef d’Al Qaida, et le mollah Omar. Dans un communiqué audio du 22 juillet 2012, Abou Bakr alBaghdadi annonce que la branche irakienne d’Al Qaida s’apprête à reprendre ses anciens bastions dans le pays d’où ses militants ont été précédemment délogés par les forces armées américaines et leurs alliés sunnites. Il appelle à libérer les militants djihadistes emprisonnés et menace de mort les juges, les procureurs et tous ceux qui les protègent. Le 27 septembre 2012, soixante-quinze détenus s’évadent d’une prison à Tikrit à la faveur d’un assaut ayant entraîné la mort de treize policiers. Le conflit syrien, engagé en 2011, apporte un nouveau souffle à l’EIIL, affaibli par les revers infligés par les forces américaines avant leur retrait d’Irak. En avril 2013, Abou Bakr al-Bagdadi annonce vouloir rebaptiser l’État islamique d’Irak, et propose le nom d’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). L’initiative est fortement désapprouvée par Ayman al-Zawahiri, avant tout parce qu’elle prône une fusion entre l’EIIL et le Front An Nosra, groupe radical majoritairement composé de 41 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ combattants syriens, actif en Syrie et bénéficiant de la complicité des factions islamiques en Syrie. Ayman al-Zawahiri exprime donc son refus catégorique de valider la création de l’EIIL, d’autant qu’il condamne le fait de ne pas avoir été consulté au préalable. Devant ce refus, Bagdadi prend ses distances avec la direction centrale de la nébuleuse terroriste, rejette les instructions de Zawahiri dans un message audio et revendique la paternité des combattants syriens d’Al Nosra. Il confie la branche syrienne de l’EIIL à l’un de ses lieutenants, Abou Mohammed alAdanani. Conscient que sa décision de reconnaître Al Nosra comme le seul représentant légitime d’Al Qaida en Syrie peut engendrer des conflits entre les combattants des deux groupes, Ayman al-Zawahiri décide d’envoyer un émissaire, le Syrien Abou Khaled Al Souri, pour tenir un rôle de médiateur entre l’EIIL et le Front Al Nosra. Ce projet de conciliation avorte avec l’assassinat du médiateur à Alep, le 23 février 2014, dans un attentat-suicide attribué à l’EIIL (même si ce dernier ne l’a jamais revendiqué). Désireux d’étendre les actions de l’EIIL de l’autre côté de la frontière irakienne, Bagdadi projette la création d’un État islamique englobant la Syrie et le Liban. L’EIIL engage des combats meurtriers qui aboutissent à la prise de Falloujah et de certains quartiers de Ramadi en janvier 2014, alors que son émir annonce son intention d’«anéantir ses rivaux de la rébellion», dans une claire allusion à l’Armée syrienne libre qui accuse l’EIIL, vieille rengaine, de faire le jeu du Président Bachar al-Assad. De son côté, Ayman al-Zawahiri se désolidarise de l’EIIL, désavouant ses actions. En mai 2014, Ayman al-Zawahiri intimera même à al-Baghdadi de cesser toute agression envers les djihadistes du Front Al Nosra, l’invitant à se concentrer sur l’Irak, son pays d’origine, considérant que la proclamation de l’État islamique en Irak et au Levant est «un désastre politique pour les Syriens». Au terme d’une dizaine d’années de clandestinité, Abou Bakr alBagdadi apparaît publiquement pour la première fois à Mossoul, début 42 _______________________________________________________________________________________ juillet 2014. Lors de sa première prêche du premier vendredi du mois de Ramadan, il invite tous les musulmans à lui «obéir». À en juger par le décryptage de son nom complet, Abou Bakr al-Bagdadi al-Husseini al-Qouraychi se revendique d’une double légitimité politique et religieuse: «Abou Bakr» est le prénom du premier calife en 632, le plus fidèle compagnon de Mohamad, dont la sépulture repose aux côtés de celle du Prophète à Médine; «Bagdadi» signifie littéralement «originaire de Bagdad» en référence à la lignée des califes Abbassides (descendants d’Abbas, l’oncle de Mohamed); le nom «Husseini» quant à lui évoque le martyre du petit-fils du Prophète, tombé en 680 à Karbala en Irak, adulé des chiites; enfin, «Qouraïch» est un patronyme de la famille du prophète jouissant d’un grand respect auprès des fidèles. III. Les officiers supérieurs irakiens, compagnons de route et ossature militaire de Da’ech Abou Bakr al-Baghdadi a constamment eu le double souci de coupler efficacité et fluidité pour assurer la mobilité de son groupement, d’affiner ses capacités opérationnelles, ses performances sur le terrain et son renouvellement par l’afflux constant de nouveaux migrants (les Mouhajirines). S’il s’est préoccupé de doter son armée d’un noyau dur central constitué d’anciens officiers supérieurs irakiens, il a veillé à leur associer des lieutenants en provenance des pays pétromonarchiques pour assurer le ravitaillement de son groupement en homme et en argent. Au moins douze officiers supérieurs irakiens ont ainsi pu exercer des responsabilités au sein de la structure du commandement djihadiste: - le colonel Hajji Bakr, de son vrai nom Samir Abed Hamad alOubeidy al-Douleimy (Samir Kleyfaoui) - le colonel Abou Abel Rahman al-Biblaoui, de son vrai nom Adnane Ismail Najm - le général Mohamad al-Nada al-Joubouri, surnommé «le Berger» 43 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ - le général Ibrahim al-Janabi - le colonel Adnane Latif al-Sweydaoui (Abou Muhannad) - le colonel Fadel Abdallah A’Fari (Abou Moussalem) - le colonel Fadel al-Ayssaoui (Abou Ilyas) - le colonel Assi al-Obeidy - le colonel Mazen Inahyr - le commandant Nabil Aribi al-Mouayni (Abou Afif) - le commandant Mohamad al-Hayali (Abou Bilal) - le commandant Mayssar Ali Moussa Abdallah Joubouri (Abou Marya al-Qahtani), qui deviendra finalement le légiste général du Front Al Nasra, un poste équivalent à celui de jurisconsulte Les principaux lieutenants pétro monarchiques, assistés de Koweïtiens dans les fonctions intermédiaires, sont au nombre de trois, dont deux originaires d’Arabie Saoudite et un du Bahreïn: - Abou Bakr al-Qahtani (Omar al-Qahtani) [Arabie Saoudite] - Ousmane al-Nazeh al-Assiry [Arabie Saoudite] - Turki al-Bengali (Turki Ben Moubarak Ben Abdallah) [Bahreïn] Dans une sorte de répartition des rôles et de divisions des risques, les Turkmènes du clan Tel Affar détiennent la main haute dans le domaine de la sécurité et de la protection rapprochée des dirigeants de Da’ech, alors que le Syrien Abou Mohamad al-Adanani fait office de porte-parole officieux de Da’ech. La ventilation des compétences, établie selon des critères ethnico-géographiques, répondait à six objectifs en fonction des spécialités des pays de provenance: 1. La définition de la stratégie militaire de Da’ech est principalement assurée par les anciens officiers irakiens; 2. Le flux financier et les nouvelles recrues sont confiées aux lieutenants pétromonarchiques (Arabie Saoudite, Bahreïn, Koweït); 44 _______________________________________________________________________________________ 3. La stratégie médiatique a été prise en main par un réseau multiforme sous la supervision d’Abou Mohamad al-Adanani, chargé d’amplifier une thématique de violence, de rigueur et de sévérité, afin de propager un sentiment diffus de crainte à l’égard des membres du groupement et de terreur intériorisée pour briser la résistance des récalcitrants à son projet califal; 4. La négociation érigée en méthode privilégiée d’approche et de règlement des contentieux avec les tribus et les structures sociales locales – telles les assemblées de famille, les conseils de notables du village –, en vue de les valoriser en tant qu’interlocuteurs et tirer profit de l’expérience des Conseils des tribus en Irak du temps de l’occupation américaine; 5. L’inflexibilité à l’égard de tout groupement djihadiste désireux de coopérer avec Da’ech, dont l’adhésion éventuelle au groupement devait se faire sur la base des conditions d’Abou Bakr al-Baghdadi; 6. L’intransigeance dans le traitement des zones à population non sunnite, en vue d’épurer l’environnement du groupement de tout élément hostile ou de tout motif de contestation. A – Abou Abdel Rahman al-Biblaoui: chef du conseil militaire et l’initiateur de l’opération de Mossoul Adnan Ismail Najm ou, selon les besoins du moment, Aboul Barr’a ou Abou Oussama al-Biblaoui, est né en 1973, dans la province d’Al Anbar. Diplômé de l’Académie militaire, session 77, il a été affecté à la garde présidentielle irakienne, la troupe d’élite du régime baasiste chargée de la défense du périmètre de sécurité du palais de Saddam Hussein, devenu depuis le siège de l’ambassade des États-Unis en Irak. Une fois commandant, il devient le bras droit d’Abou Mouss’ab alZarkaoui, chargé de fixer les rendez-vous du dirigeant djihadiste avec ses interlocuteurs et d’aménager les conditions de sécurité des lieux de la rencontre. Il exerce cette fonction pendant 3 ans, jusqu’à la mort de Zarkaoui au cours d’un raid aérien américain, le 7 juin 2006. Proche des dirigeants djihadistes de sa région natale, Al Anbar, il a été coordonné toute l’opération Al Tarmyeh, l’assaut contre le ministère 45 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ de la justice ainsi que contre des bureaux de vote et des concentrations populaires, tels les rassemblements organisés à l’occasion des cérémonies religieuses. À son tableau de chasse, outre des attentats contre des églises, des mosquées ou des lieux de culte chiites, il est responsable d’une charge contre la prison Salaheddine et la mosquée chiite de l’iman Sadeq, de même que de l’attaque contre les 3 prisons irakiennes (Al Toubaji, Taji et Abou Ghraib). Il cumule les fonctions de membre du Conseil consultatif et de chef du Conseil militaire de Da’ech. Intercepté à Bassora dans le sud chiite de l’Irak en 2007, Biblaoui a été transféré au camp Bucca où il demeurera 5 ans avant d’être remis aux autorités irakiennes qui le placeront à la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. En 2013, il s’échappe de sa cellule après l’assaut d’Al Qaida contre cette prison réputée pour les sévices perpétrés par des tortionnaires américains, et se rend directement vers la Syrie. De làbas, il prend immédiatement en charge, pour le compte de Da’ech, la direction de plusieurs opérations contre les forces gouvernementales syriennes. Il retournera en Irak défendre sa province d’origine face aux offensives de l’armée irakienne à l’encontre des troupes de Da’ech en position dans la province d’Al Anbar (ouest de l’Irak). Installé à Mossoul sous un faux nom, il se marie pour masquer ses activités en tant que chef du Conseil militaire de Da’ech après le décès du premier titulaire du poste, Hajji Bakr. Le 5 juin 2014, le Haut Commandement irakien annonce son décès dans le district de Ninive par suite d’un attentat l’explosif – une ceinture qu’il a actionnée luimême pour échapper à ses assaillants qui tentaient de forcer son domicile après avoir procédé à l’arrestation de son cousin, qui faisait office de chauffeur et garde de corps. Il passe pour avoir été l’initiateur du projet visant à s’emparer de Mossoul dans l’intention d’en faire la base de départ de la conquête de Bagdad. En hommage posthume à son action, la conquête de Mossoul porte d’ailleurs son nom, inclus dans le nom de code de l’opération. Selon les confidences recueillies par l’auteur de ce rapport, Biblaoui, avant son basculement, était un officier baasiste admirateur 46 _______________________________________________________________________________________ de Saddam Hussein, un officier dévoué à la cause de son pays et de son Président. L’invasion américaine de l’Irak a produit sur lui l’effet d’un séisme politique et personnel, l’incitant à rejoindre les groupes de résistance les plus radicaux, qui étaient pourtant loin de ses convictions et de son mode de vie. Avec Zarkaoui et jusqu’ à leur mort respective, il coordonnait toutes les opérations du groupement. Un de ses compagnons d’incarcération résume succinctement son parcours: «Il est revenu à l’islam et il a bien fait, bien fait tant pour sa religion que pour son djihad». De l’avis de nombreux témoins, Biblaoui aura été «incontestablement l’un des cadres militaires irakiens qui a le plus relevé les performances de Da’ech, tant sur le plan sécuritaire que militaire». B – Le colonel Hajji Bakr: le plus important recruteur d’officiers baasistes pour le compte de Da’ech, en charge des armes chimiques Bras droit d’Abou Bakr al-Baghadi jusqu’à sa mort début de 2014, Samir Abed Mohamad al-Oubeidy al-Douleimy, a vécu sous plusieurs pseudonymes en fonction de ses activités et de ses missions. Celui que l’on désignait tantôt Abou Hilal al-Mashhadani tantôt Hajji Bakr est né dans la bourgade d’Al Khalidya (province d’Al Anbar) au début de la décennie 1960. Il y a effectué sa scolarité avant d’être accepté à l’Académie militaire irakienne. Commandant au moment de l’invasion américaine de l’Irak en 2003, il fera allégeance à Abou Moussab alZarkaoui en même temps qu’un groupe d’officiers irakiens. Il veillera à maintenir de bonnes relations avec l’armée islamique irakienne à qui il apporte son expertise militaire. En charge de l’armement chimique du groupement, il veille à développer ce secteur par la production d’armes chimiques et par leur perfectionnement. Brièvement incarcéré au camp Bucca, il sera nommé, à sa sortie de prison en 2012, responsable du Conseil militaire. Une charge qu’il cumulera avec celle de ministre de la Production militaire de Da’ech. Avec le développement de la guerre sur le théâtre syrien, il sera missionné pour diriger les opérations et les camps militaires en Syrie. Il est tué en janvier 2014 dans des combats entre 47 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ djihadistes contre Jobhat An Nosra, dans la ville d’Atareb (au nord d’Alep). Hajji Bakr alliait une parfaite maîtrise de la planification militaire et de la présence sur le terrain. Les informations recueillies sur place auprès des témoins de cette période lui attribuent un grand rôle dans l’enrôlement de nombreux officiers baasistes dans les rangs de Da’ech. En compagnie de Biblaoui, son successeur, il aura eu l’intelligence de structurer l’appareil militaire de Da’ech, qui demeure, encore de nos jours, le noyau dur de l’organisation à l’origine de ses succès actuels. C – Abou Ayman al-Iraki: le plus important responsable de Da’ech en Syrie, l’assassin de son contestataire Abou Bassir atTartoussi Sous divers pseudonyme, Abou Ayman al-Iraki ou Abou Mohannad al-Souweidawi disposait du grade de commandant dans l’armée de Saddam Hussein et fut l’un des premiers membres du Conseil militaire de Da’ech, à l’époque constitué de trois membres. En Irak, il répondait au nom de guerre d’Abou Mohannad alSouweidawi. Né en 1965, il a exercé les fonctions de gouverneur d’Al Anbar dans le cadre de l’administration parallèle qui gérait le pays sous l’occupation américaine. Lui aussi incarcéré par les Américains en 2007, au fameux camp de Buca (où se réalisa la jonction entre djihadistes et baasistes), il sera libéré 3 ans plus tard. Entre 2011 et 2012, responsable de la sécurité interne du groupement, il sera envoyé en Syrie pour assumer la fonction de prédicateur et de sergent recruteur pour le compte d’Abou Bakr alBaghdadi, dans la région de Deir Ez Zor. Responsable militaire du périmètre Idlib-Lattaquieh, Alep, il a réussi à enrôler plus de mille combattants durant ses 2 ans de séjour en Syrie, réussissant à influencer des groupements militaires non syriens et à les convaincre de se rallier à Da’ech. De par leur expertise, la solidité de leur conviction et de leur engagement, ces mêmes recrues de Syrie ont joué un rôle essentiel dans le développement du groupement dans ce pays. 48 _______________________________________________________________________________________ Selon les témoignages de combattants du bataillon Al Moaz Ben Abdel Salam, l’ancien prédicateur Abou Ayman al-Iraki disposait de grosses sommes d’argent et a tué de ses propres mains, pour l’exemple, Abou Bassir al-Tartoussi, (Kamal Hamami) ainsi que le cheikh Jalal al-Bayerli (Youssef Achaoui). Un islamiste qui a rencontré Abou Ayman à diverses reprises soutient que le prédicateur considérait comme renégat «tout membre de la coalition syrienne off-shore, de l’Armée libre syrienne, de l’opposition démocratique. Quiconque refuse de faire acte d’allégeance à Da’ech ou reçoit armes ou argent des pays occidentaux ou de la région était aussi renégat. Il a ainsi tué de ses propres mains Abou Bassir al-Tartoussi après une réunion avec un député libanais appartenant au Courant du Futur de l’ancien Premier ministre Saad Hariri. Il affirmait détenir une liste de 100 personnes ayant vocation à être assassiné». D – Abou Ali al-Anbari: professeur de physique, ancien cadre dirigeant du parti Baas et ordonnateur de l’assassinat du cheikh Mohamad Said Ramadan al-Bouty Ala’a Kordache al-Turkmani est l’un des membres de Da’ech les plus influents. Natif de Tell Affar, issu d’une famille de souche turkmène, cet homme aux multiples facettes agissait masqué. Il employait pour cela divers noms de guerre – Abou Jassem al-Iraki, Abou Omar Kordache, ou Abou Ali al-Anbari. À l’invasion américaine de l’Irak, il s’engage dans les rangs d’Ansar Al Islam mais, accusé de détournement de fonds et d’irrégularités administratives, il démissionne très vite. Il rejoint Al Qaida et, 3 mois plus tard, se voit confier la responsabilité de la coordination entre les divers groupements djihadistes, avant d’être mis à l’index moins d’un an après sa désignation à ses fonctions. Ses déboires ne le décourageront pas ni ne le détourneront de son engagement. Sa patience sera finalement payante et son étoile finira par briller lorsqu’il intègre les rangs de Da’ech. Pari gagnant, ce troisième enrôlement sera le bon. Responsable légal de Da’ech, équivalent à la fonction de jurisconsulte, basé à Raqqa, il assume les fonctions de prédicateur à la Mosquée de l’imam al Nawawi», en plus 49 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ d’être responsable de la prière du soir. Le ministère de l’Intérieur iraquien le considère comme l’un des grands dirigeants du groupement parmi les plus proches d’Abou Bakr al-Baghdadi, notamment après la mort de Hajji Bakr. L’œil vigilant d’Abou Bakr al-Baghdadi s’exerce perpétuellement au sein du Front An Nosra: avant le conflit surgi entre les deux organisations rivales, il avait la charge d’établir les rapports quotidiens au sujet du comportement de Mohamad al-Joulani. Pacificateur, il a même réussi à empêcher l’assassinat du chef effectif de Jobhat An Nosra (Joulani à l’époque) par Abou Ayman al-Iraki, au prétexte que la situation ne pouvait supporter un tel affrontement sanglant. Il parvient aussi à calmer le mécontentement de la population de Raqqa, résultant du comportement agressif d’Abou Lokman, longtemps gouverneur de cette province frontalière syro-irakienne. Toutefois, il passe par ailleurs pour être l’ordonnateur de l’assassinat du cheikh Mohamad Said Ramadan al-Bouty, un dignitaire religieux syrien de la grande mosquée de Damas et de la tentative d’assassinat du général Ryad al-Assad, chef de l’Armée libre syrienne (ALS). En compagnie d’Abou Firas as-Soury, Abou Hassan Taftanaz, Abou Obeida al-Tounsi et Abou Hamam as-Shami, il mena des négociations avec Jobhat An Nosra en vue de la conclusion d’un modus vivendi, sans parvenir à dégager une solution acceptable pour les deux organisations rivales. Homme de l’appareil sécuritaire par excellence, intransigeant, il a toujours considéré comme un échec le fait de bénéficier de l’allégeance de l’Armée syrienne libre ou du Front islamique, cette coalition djihadiste de Syrie qui dispose de soixante mille combattants, selon le dernier rapport de la Brookings Institutions Doha paru en mai 2014. Sa philosophie peut se résumer en une simple formule: «Soit ils nous font plier, soit nous les faisons plier». Une maxime lapidaire et expéditive, à son image. E – Abou Mohamad al-Adanani Taha Sobhi Fallaha, né en 1977 à Binch dans le district syrien 50 _______________________________________________________________________________________ d’Idlib, a été l’un des premiers ralliés à Abou Moussab al-Zarkaoui pour combattre en Syrie en compagnie de trente-cinq amis. Et ce bien avant l’invasion américaine de l’Irak. Cependant, l’entrée en scène des Occidentaux en Irak a modifié leur plan, les conduisant à porter leurs efforts belligérants dans ce pays. Sa culture est limitée, exclusivement consacrée à l’étude des textes sacrés ayant trait à cette littérature religieuse ou à la théologie du djihad. Jamais il n’avait fait référence à des exégèses réinterprétant le Coran dans un sens moderniste. Un trait de caractère, mieux que tout, résume ses prédispositions d’esprit, dont ses amis se vantent et présentent comme la marque d’un homme pur et dur, d’un musulman aux solides convictions. Interrogeant un candidat, il lui pose trois questions: «Quelles sont les sources constitutionnelles de la Syrie? De quelle autorité le pouvoir législatif tient-il sa légitimité? Quelle est l’autorité d’habilitation du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire» ? La réponse, classique, correspond aux normes habituelles telles qu’elles étaient enseignées en cours d’éducation civique: le peuple, l’élection. Et le futur Abou Mohamad al-Adanani de rétorquer sur-lechamp: «Autrement dit, notre gouvernement est un ramassis de renégat». Un des premiers membres du Conseil consultatif des Moujahidines, formateur à Haditha (Irak), aux premiers temps de son séjour en Irak, son discours politique se déclinait selon un triptyque immuable «Unification, djihad, Al Qaida = État». Arrêté en mai 2005 dans le district d’Al Anbar, alors qu’il se déplaçait sous une fausse identité – Yasser Khalaf Hussein Nazzal arRawi –, il sera libéré 5 ans plus tard, en 2010. Pour les besoins de sa clandestinité, il portait divers noms d’emprunt, variables selon les lieux et les missions, Abou Mohamad al-Adanani Taha Binch, Jaber Taha Falah, Abou al-Khattab, Abou Sadek ar-Rawi. Contrairement aux affirmations des services de renseignement de Da’ech, c’est bien le juriste Abdallah al-Joubouri et non al-Adanani qui exerçait les fonctions de porte-parole de l’État islamique d’Irak: lors de l’assassinat de Joubouri, en 2007, Adanani était encore en prison. 51 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ À sa libération, en 2010, Adanani a été l’un des plus fermes partisans de la ligne préconisant le recours massif et intensif aux opérations-suicide dans les villes en vue de restaurer le prestige de son organisation. L’un de ses plus célèbres faits d’armes, à tout le moins revendiqué comme tel par son mouvement, reste l’attentat contre l’église Al Najat à Bagdad, qui causa cinquante-trois morts et une centaine de blessés. Un attentat situé dans le cadre d’une politique à dynamiter la ceinture protectrice des renégats, autrement dit les chrétiens, les zayédites, les démocrates, les laïcs, ou toute autre personne coexistant avec les chiites. Son apparition sur la scène médiatique est intervenue dans la foulée du début du soulèvement contre Assad à Damas et de l’envoi, le 18 février 2011 d’un bataillon de djihadistes pour mener la guerre en Syrie sous le commandement d’Abou Mohamad al-Joulani. Adanani avait la délicate mission de préparer l’opinion à une rupture avec Al Qaida, en donnant une interprétation favorable aux thèses de Da’ech tant en ce qui concerne le déroulement des opérations militaires que sur les raisons qui poussèrent le califat à cette rupture. F – Abou Hamza al-Mouhajer Abdel Moneim Ezzeddine Ali al-Badaoui, alias Abou Ayoub alMasri (1968-2010), est né à Souhaj, en Égypte. Dès ses 14 ans, en 1982, lors de l’invasion israélienne du Liban, il adhère à la première organisation fondée par Ayman al-Zawahiri, devenant membre du groupe puis assistant personnel d’al-Zawahiri. En Afghanistan où il a accompagné son mentor, il s’est spécialisé dans la fabrication d’explosifs. Envoyé au Yémen, il a exercé le métier d’enseignant sous un nom d’emprunt. Il épousera une Yéménite en 1998, à 30 ans, et s’installera en 2002 en Irak, avec sa famille, où il a participé à la constitution des réseaux d’Al Qaida, sous l’autorité d’Abou Moussab al-Zarkaoui. Il succédera à Zarkaoui à sa mort, en 2006, en tant que chef d’Al Qaida Irak, avant de connaître une nouvelle promotion au poste envié 52 _______________________________________________________________________________________ de ministre de la Guerre de l’État islamique d’Irak et de premier adjoint d’Abou Bakr al-Baghdadi. Sa tête a été mise à prix par l’administration américaine pour 5 000 000 de dollars, réduit ultérieurement à 100 000 dollars, indice de la dépréciation de la valeur non seulement d’Abou Hamza mais également de tous les combattants non irakiens situés dans la chaîne de commandement de l’appareil sécuritaire et militaire de Da’ech. Abou Hamza al-Mouhajer a péri sous les tirs de roquettes d’hélicoptères alors qu’il négociait le ralliement à son mouvement, du chef d’un groupe djihadiste, Abou Bakr As Salafi, le 19 avril 2010, dans la ville de Tharthar, au sud-ouest de Bagdad. G – Omar al-Shishani: un vétéran des guerres d’indépendance de Géorgie Ce fils d’un couple mixte islamo-chrétien – un père grec orthodoxe et une mère musulmane –, sera de toutes les guerres contre la Russie, la guerre d’indépendance de Géorgie et la guerre de Syrie, contre l’allié de la Russie. Tarkhan Batirashvili, alias Omar al-Shishani («Omar le Tchétchène»), appartient au clan Kist, une subdivision du clan Melki. Né en 1986 à Birkiani, cette localité proche des gorges de Pankisi, a servi de point de transit au ravitaillement des troupes géorgiennes lors de la deuxième guerre antirusse de Géorgie en 2007. Cartographe, membre d’une unité de reconnaissance de l’armée géorgienne, au rang de sergent, il a participé à diverses missions sur la ligne de front contre les blindés russes. Atteint de tuberculose en 2010, il sera rendu à la vie civile, inapte au service et sans la moindre possibilité de recrutement. Désillusionné, il sera arrêté en septembre 2010 pour port d’armes illégal et condamné à 2 ans de prison par la justice géorgienne. Libéré pour raisons médicales, il quittera le pays pour se rendre au Yémen d’abord puis en Égypte et en Turquie, lieu de concentration de la diaspora tchétchène et des djihadistes pour la Syrie. Depuis la Turquie, il joue un rôle majeur dans le recrutement de combattants du Caucase et dans leur ralliement au djihad en Syrie. 53 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Arrivé en mars 2012 dans la région de Homs, en pleine bataille de Bab Amro, sur le littoral méditerranéen – qui, selon les stratèges occidentaux, devait constituer «le Stalingrad des forces russes au Moyen-Orient», il prend le commandement de Katibat Al Mouhajirine (la Brigade des migrants), puis de Jaich Al Hujahirine wal Ansar (l’Armée des migrants et de leurs partisans). En charge du commandement du secteur nord de Syrie (Alep), il transposera son expérience de Géorgie sur le front syrien. Considéré comme l’un des chefs militaires les plus influents de l’opposition, il compte à son actif certains des plus glorieux exploits de Da’ech, notamment l’assaut contre la base aérienne Menagh, en août 2013, dans la périphérie d’Alep. Le Hezbollah libanais lutta contre son emprise mais ne desserrera l’étau qu’au terme de plusieurs mois de siège, au cours d’une contre-attaque fulgurante. Présent aux côtés de Adanani, le chef du département média de Da’ech, lors de la proclamation du califat, début juillet 2014, il se livrera à cette étonnante profession de foi: «Remercions Dieu. Nous sommes heureux car nous participons aujourd’hui à la démolition des frontières instaurées par les dictateurs pour empêcher les musulmans de se déplacer librement sur la terre de l’Islam, qui ont détruit le califat pour placer des pays tels que l’Irak et la Syrie sous des lois scélérates. L’objectif de l’État islamique en Irak et en Syrie est clair. Tous savent pourquoi nous combattons. Notre voie est le califat. S’il plaît à dieu de ne pas restaurer le califat, nous l’implorons de nous accorder le martyre. Je m’adresse aux djihadistes du Khorasan, du Caucase, du Yémen, de la Somalie, de Libye, d’Indonésie, de la Birmanie [Myanmar] et du Kenya, et à tous les autres djihadistes où qu’ils se trouvent pour leur dire ceci: à l’annonce de nos victoires, réjouissez-vous de nos exploits car vos frères vainqueurs s’approchent davantage du califat et de l’application de la Loi de Dieu sur terre». H – Les officiers de l’armée irakienne dissoute Le groupe des officiers irakiens, dont l’armée a été officiellement 54 _______________________________________________________________________________________ dissoute en 2003 par Paul Bremer, le premier proconsul américain en Irak, constitue le cœur et le moteur principal de la force de frappe militaire politique et sécuritaire de l’État islamique en Irak et au Levant. Plus de deux cents officiers y exercent des responsabilités tant dans la chaîne de commandement militaire que des responsabilités administratives dans les diverses provinces irakiennes. Près de cinquante pour cent des effectifs du noyau irakien ont été tués soit en Irak soit en Syrie. Au-delà de son rôle militaire, le groupe des officiers irakiens a imprimé sa marque idéologique, politique et légale dans la propagation d’un sentiment d’exacerbation de la lutte et dans la détermination de la stratégie destinée à combattre les composantes naturelles de la société irakienne. Ce groupe était lie par divers éléments d’ordre psychologique, social, culturel qui leur étaient communs en raison de leur formation militaire. Un attachement à la notion d’État d’abord: tous s’accordent sur la nécessité d’édifier un Etat et une armée comme instrument de lutte contre le leg de la puissance occupante américaine notamment l’ensemble du dispositif politico-administratif. Ils se distinguent par leur refus marqué d’un pays géré par les forces proches de l’ancienne puissance occupante ou par les forces politiques alliées de l’Iran. Leur rôle a été primordial dans les attentats contre les centres de recrutement de l’armée ou de la police qu’ils assimilaient à des supplétifs des forces d’occupation. Pour ce faire, ils ont concentré leurs efforts sur ce point y compris dans leur débat idéologique et théologique au point d’obtenir satisfaction, au prix d’une scission au sein d’Al Qaida et de l’émergence d’un courant acquis à leur thèse préconisant le califat, comme l’objectif de «priorité absolue» du djihad. Cette génération d’officiers irakiens considère l’Iran comme un ennemi qui a combattu l’État irakien et son armée et qui tire profit des erreurs de l’administration occupante américaine, en s’employant à dominer l’Irak via leurs alliés chiites. Ce positionnement vis-à-vis de 55 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ l’Iran a constitué un deuxième point de contentieux avec Al Qaida, dont les priorités de lutte divergent sensiblement des objectifs de Da’ech. Estimant que les sunnites sont les seuls aptes et habilités à gouverner l’Irak, ce groupe d’officiers rend les chiites responsables de leur éviction du pouvoir. Par conséquent, ils ont visé à exploiter l’esprit de revanche à l’égard de ceux qui, au sein de la société irakienne, ont souscrit à une collaboration avec les forces chiites et kurdes. D’une manière subséquente, les chiites sont traités en «renégat» et les composantes non sunnites de l’Irak comme une menace pour le projet de l’État islamique en ce qu’ils constituent un ennemi naturel à un tel état. La compatibilité entre le courant théologique et le courant militaire n’a pas été facile à réaliser. Mais la présence d’un grand nombre d’officiers irakiens dans les instances de législation et d’orientation a favorisé la prévalence des idées suivantes: - il est nécessaire d’édifier un État fondé sur «l’identité, laquelle devra reposer sur une idéologie» et refuser les frontières - le musulman salafiste est du côté du droit, qu’il soit Irakien ou pas. A fortiori, tout autre Irakien, musulman ou non, est dans l’erreur et le tort. Ce primat est le seul moyen de faire face à la société irakienne en perte de repères et en état de faiblesse. Dans ce même ordre d’idées, la fusion de l’Irak et de la Syrie répondait à l’idée sous-jacente de regrouper les sunnites dans un ensemble territorial unifié, seule mesure à même de préserver le pouvoir de Da’ech par la force, au besoin par la contrainte de la législation islamique. La guerre contre la démocratie ne répond pas exclusivement à des considérations théologiques ou idéologiques, elle obéit à une logique: le refus d’une gouvernance sur la base d’une majorité non sunnite (chiite kurde en Irak) ou de chrétiens chiites au Liban, seul garant du maintien d’un gouvernement djihadiste au pouvoir. Le refus de la citoyenneté commune et égalitaire apparaît ainsi 56 _______________________________________________________________________________________ comme le meilleur garant d’un gouvernement d’une minorité. Et l’adjonction de la Syrie au projet de l’État islamique d’Irak découle tout naturellement de ce constat. IV. Les protagonistes du théâtre des opérations en Syrie Six dirigeants de Da’ech ont occupé le devant de la scène syrienne: Abou Loukman, Khalaf Diab Hallous, Abou Omar al-Moulakem, Mahmoud al-Khodr, Abou Abdel Rahman al-Amni et Abou Ali alCharhi. A – Abou Loukman Émir de l’État islamique à Raqqa, zone frontalière de l’Irak, Abou Loukman est l’homme fort de Da’ech en Syrie, se plaçant en deuxième position hiérarchique juste derrière Abou Bakr al-Baghdadi. Ali Hammoud al-Chawakh est né en 1973 dans le village de Sahhl, situé à l’ouest de Raqqa. Il appartient à la tribu Al Ojeil, relevant de la confédération tribale de Kobeissate. Diplômé en droit de l’université d’Alep (promotion 1999), il enseigna pendant trois ans dans la région de Raqqa. En 2003, il fait partie du groupe des Syriens qui s’engageront en Irak dans les combats contre les forces d’occupation américaines. Pourchassé par les services syriens pour son engagement hors frontière et sa forte religiosité, il sera capturé en 2004, incarcéré dans diverses prisons avant d’être transféré à la prison de Saydnanya. Bénéficiaire de l’amnistie décrétée par le régime syrien à l’occasion du déclenchement du soulèvement contre al-Assad, il sera libéré en mai 2011 en compagnie de trois autres dirigeants néoislamistes: Zouhrane Allouche, Issa al-Cheikh et Hassan Abboud, respectivement chef de l’Armée de l’Islam (Jaych Al Islam), de Soukour As Sham (les Faucons de Damas) et de Ahrar As Sham (les Hommes libres de Levant). En liaison directe avec Abou Bakr al-Baghdadi, Abou Loukman 57 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ devait revendiquer la paternité des opérations militaires réalisées par son organisation, désigner les émirs des provinces et procéder à la répartition des combattants sur les divers fronts. Abou Loukman a été intronisé émir de Raqqa au terme d’un assaut victorieux contre cette bourgade, avant d’être promu commandant de la totalité de la zone frontalière. Son assassinat le 7 janvier 2014 a été annoncé par ses rivaux. Abou Loukman passe pour responsable de toutes les exécutions commises dans le secteur de Raqqa, notamment de la liquidation de son collègue, Abou Saad al-Hadramy, émir du Front An Nosra de Raqqa. B – Khalad Diab al-Hallous Au sein de Da’ech, son nom de guerre était Abou Moussab alHallous; dans son village et au sein de sa famille, il était connu en tant que Abou Diab, natif de Kuneitra, un village près de la bourgade de Soulouk. Premier à avoir fait acte d’allégeance à Da’ech à Raqqa, c’est à lui qu’on doit d’avoir implanté ce mouvement dans ce secteur géographique. Il renouvela sa subordination d’abord à Abou Abdallah puis à Abou Loukman, l’homme qui l’a supplanté dans la promotion à ce poste qui lui était destiné. Sa fureur contre ce dernier – lui qui a non seulement ravi son poste mais limité ses attributions en le plaçant sous l’autorité de plusieurs nouveaux émirs – l’incite à faire scission, en fondant un émirat à Tel Abiad et une nouvelle formation, Ansar Al Charia (les Partisans de la loi islamique). Abou Lukman l’en dissuade toutefois en lui envoyant un messager portant des menaces de mort. Devant des arguments aussi dissuasifs, Hallous a renoncé à sa décision et continue à ruminer ses projets au sein de Da’ech et sous l’autorité d’Abou Lukman. En outre, Khaled Diab al-Hallous endosse la responsabilité de dresser la liste des personnes ayant vocation à être liquidé. Autrement dit de décider de la vie ou de la mort. En toute indépendance. Terrible responsabilité. 58 _______________________________________________________________________________________ C – Abou Omar al-Moulakem Irakien de nationalité, il s’est enfui de la prison de Tasfirate de Tikrit-Irak (région natale de Saddam Hussein) pour se rendre en Syrie à la demande d’Abou Bakr al-Baghdadi et devenir contrôleur général sur le front syrien, en dépit d’une demande pressante de sa part de demeurer en Irak, formulée en décembre 2012. Doté d’une prothèse de la jambe, il a consacré une large partie de son temps à inspecter les positions à Idlib et Alep. Ce spécialiste des explosifs et de la mise à feu à distance via un système de minuteries électroniques fait l’objet d’une condamnation à mort à Tunis. D – Mahmoud al-Khodr Son nom d’emprunt au sein de Da’ech est Abou Nasser al-Amni. Il est l’une des trois personnes les plus réputées pour ses meurtres et ses opérations sanglantes à Raqqa, au même titre qu’Abou Loukman et qu’Abou Mohamad al-Jazraoui. Âgé d’une trentaine d’années, il est peu connu en dehors d’un cercle ultra-restreint d’initiés au plus haut niveau de l’État islamique. Opérant en coulisses ou sous couvert d’une autre personnalité (Abou Hamza al-Riyaddiyate), il détient la totalité des documents concernant les assassinats et les informations sur les dispositions sécuritaires du groupement. Agissant toujours clandestinement, l’homme qui détient tous les documents secrets internes au mouvement et qui tient les fils de l’appareil sécuritaire avance totalement masqué, portant des gants pour qu’on ne puisse pas repérer la couleur de sa peau et un masque sur le visage doublé d’une cagoule de façon à camoufler la couleur de ses yeux. Discret, secret, mystérieux, il ouvre rarement la bouche, parle peu et jamais en public, afin que sa voix ne soit pas identifiée. Il demeure l’homme-mystère par excellence. E – Abou Abdel Rahman al-Amni Syrien répondant au nom d’Ali Sahou, étudiant, ingénieur agronome à Deir Ez Zor, il est natif du village de Jayef, relevant de l’agglomération de Raqqa. L’opposition armée syrienne a annoncé sa 59 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ mort, le 30 avril 2014, lors des combats entre des détachements de l’Armée libre syrienne et du Front An Nosra contre Da’ech. F– Abou Ali al-Charhi Fawaz Mohamad al-Hassan al-Ali, originaire d’An Nahya Al Karama, dans le secteur est de Raqqa, a été emprisonné plusieurs années à la prison de Saydnaya, dans les années 1990. À sa sortie, il se rend en Arabie Saoudite puis retourne vivre en Syrie en tant que simple ouvrier. Inconnu au sein du mouvement de protestation populaire qui s’est développé à partir de 2011 en Syrie, il accédera à la notoriété dans la foulée de la scission entre Da’ech et le Front An Nosra et la prise de contrôle de la ville de Raqqa par plusieurs groupements djihadistes. En plus de la chape de plomb qui entoure ses précédentes activités et son titre singulier (on l’appelle « Cadi Char’i », le Légiste), Abou Ali est réputé pour son attachement fanatique à sa tribu et pour sa violence sanguinaire. Au point qu’il se flatte de la virilité de son fils: son enfant lui apporte le sabre avec lequel il procède à la décapitation de ses victimes, en présence de son rejeton. Belle graine d’humanisme en perspective. Malgré son zèle purificateur, l’homme n’a pas été épargné par les purges intervenues lors des conflits entre Jobhat An Nosra et Da’ech, en avril et mai 2014. Évincé de son poste, il a été remplacé par un Irakien, Abou Ali Anbari, sans doute en prévision des agissements de Da’ech à Mosoul en juillet 2014 et de la proclamation du califat sur l’Irak et la Syrie. 60 _______________________________________________________________________________________ Deuxième Partie La fabrication de la sauvagerie I. Retour au point de départ En 2005, 4 ans après les événements du 11 septembre 2001 et les attentats qui en ont découlé dans des villes européennes, j’ai tenté d’aborder la problématique de l’autodestruction par autrui, conventionnellement qualifiée de phénomène «kamikaze» ou de phénomène des «bombes humaines» dans le langage journalistique. Je me suis rendu compte que cette approche, à tout le moins sa perception, doit être reconsidérée. En premier lieu parce que la connaissance de soi et d’autrui s’est considérablement modifiée avec l’entrée en scène du mouvement salafiste djihadiste dans un conflit ouvert contre l’altérité, dans la double perception de ce terme, «l’autre en tant qu’occupant» et «l’autre relevant d’une appartenance différente». L’Irak a apporté la preuve – et en a donné un exemple à son échelle – que les dangers de l’anarchie sont infiniment supérieurs aux dangers résultant des transformations d’un pays. La liquidation de l’État irakien par les forces d’occupation américaines a introduit trois éléments essentiels qui ont fait voler en éclat les attributs fondamentaux de l’État et son rapport à la société, indépendamment de la nature du projet étatique: la fin du monopole de la violence organisée, un des attributs 61 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ fondamentaux de l’État, une donnée consubstantielle à la constitution de l’État depuis l’ère préislamique, il y a 3000 ans; la fin du monopole du discours prescripteur de l’État, du fait de l’absence de tout appui à ce discours et de l’apparition des médias transfrontières; la fin du rôle répartiteur de richesses de l’État en ce qu’il a cessé d’être la principale source de financement et de redistribution de l’argent politique du pays (particulièrement dans les pays en crise). La fin de ce triple monopole – sur l’espace hertzien, les armes et l’argent – a bouleversé la conception traditionnelle de l’État moderne, tant sur le plan politique que sur le plan civil, en plus de «déblayer le terrain», de laisser transparaître des troubles profonds qui ont laissé leur marque sur la personnalité humaine, brisant les règles de base des relations interhumaines. Si l’échec de l’occupation américaine en Irak a fait reculer le virus de «l’interventionnisme étranger positif» qui avait gagné les esprits de bon nombre d’opposants arabes, les mouvements populaires pacifistes survenus en Tunisie, au Bahreïn et en Égypte, en 2010-2011, ont ouvert de nouveaux horizons quant aux possibilités de transformations politiques de la société par l’intérieur de la société elle-même. L’euphorie qui s’est emparée du monde à l’issue du «succès» de l’expérience libyenne a remis d’actualité, en une belle symphonie arabe et occidentale, la rengaine d’une nécessaire «intervention étrangère pour se débarrasser de la dictature». Les souverains arabes n’ont pas ménagé leurs efforts pour forger des fatwas visant à donner un blanc-seing à l’OTAN, le gratifiant, pour ce faire, du titre de «sauveur». Beaucoup, consciemment ou inconsciemment, ont veillé à appliquer le schéma libyen à la Syrie. Comme il était alors risible de lire certaines pétitions, comme celle de cette instance qui s’était baptisé Les Oulémas de la nation et qui 62 _______________________________________________________________________________________ proclamait son soutien au Conseil transitoire syrien, transposant à la Syrie la dénomination en vigueur dans l’instance libyenne… alors même que le Conseil national syrien s’était bien gardé de copier la Libye pour éviter toute accusation d’imitation. L’instance des oulémas exhortait toutes les forces à intervenir en vue de sauver le peuple syrien. Lui emboîtant le pas, le mufti du Qatar, Youssef al-Qaradawi, ne s’est pas contenté, lui, de supplier l’OTAN d’intervenir en Syrie. Allant plus loin, il a invité tous ceux qui étaient en mesure de faire le djihad à se rendre en Syrie pour soutenir le combat du peuple syrien. Un appel réitéré par des dizaines de pseudocheikhs salafistes d’Arabie Saoudite, du Koweït, d’Égypte, de Libye et de Tunisie. L’objectif n’était plus de tuer dans l’œuf le soulèvement populaire en Syrie, mais de transformer ce pays en un cimetière où enterrer le moindre indice d’une quelconque manifestation spirituelle et mentale d’une nation qui aurait perdu tout contact avec le monde et l’humanité du fait de la perspective grisante qui s’offrait à lui: l’usage inconsidéré de l’apostasie. Cette arme, utilisée comme une drogue grisante au point qu’on parle parfois d’«opium de l’apostasie», à l’effet galvanisant certain, est équivalent par ses effets à la consommation de l’opium, aidant à la recherche d’un paradis éternel. Nous eûmes alors droit à la séquence des «combattants pour la liberté» (selon l’expression de Bernard-Henri Lévy et de Laurent Fabius), amplifiée par la thématique de «l’inéluctable recours à la violence dans une révolution» soutenue par d’autres «penseurs». Puis le brouillard s’est dissipé, offrant le spectacle de groupements rigides, pétrifiés, accablés des complexes du passé et du présent, débattant sur «le monde et l’au-delà» dans l’attente du Mehdi 4 collectif qui restaurera le Royaume de Dieu, souillé auparavant par ses successeurs. 4 - El Mahdi (Mahdiy en arabe, ّ َﻣ ْﻬد, la «personne guidée par Dieu, celle qui montre le chemin») ou le Mahdi Mountadhar (arabe :اﻟﻣﻬد اﻟﻣﻧﺗظر, «le guide attendu») ou le Khalifat Allah («Roi élu par Dieu») désigne le Sauveur attendu des musulmans. Il devrait apparaître à la fin des temps, ainsi que l’ont annoncé certains hadiths. 63 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Depuis les explosions du périphérique sud de Damas, en décembre 2011, jusqu’à nos jours, le débat est frappé de dichotomie, dominé par des démarcations grossières et des binômes simplistes (Dieu/le diable; le camp du bien/le camp du mal), non seulement dans le clan des Abou, mais également chez beaucoup de non-musulmans, faisant supporter à la dictature l’entière responsabilité de ce zèle néophyte dans le domaine religieux. Nul ne s’est préoccupé de déterminer le début et la fin du tunnel. Quiconque s’est hasardé à tirer la sonnette d’alarme a été assailli d’un flot d’accusations allant de «suppôt de la dictature» à «traître à la révolution». Cette profusion de mensonges politiques et médiatiques s’est retournée contre ses auteurs. Des dizaines, voire des centaines de fatwas invitaient les jeunes à effectuer le djihad en Syrie en une avalanche continue. Ce zèle jurisprudentiel sera néanmoins interrompu par l’aviation israélienne dans ses raids contre les populations civiles de Gaza, en juillet 2014, en plein mois de Ramadan, le mois sacré du jeune selon le calendrier musulman, réduisant au silence ces zélotes, alors que les takfiristes continuaient à démolir les sanctuaires et les lieux de culte et poursuivaient leur œuvre de décapitation en terre d’Islam. II – La mondialisation et la contre-mondialisation Dans leur ouvrage commun Reason and Violence a Decade of Sartre’s Philosophy, Laing et Cooper 5 estiment que la nécessité dialectique commande de confronter l’expérience à la réalité en tout état de cause pour qu’un fait soit accepté mentalement. La dialectique détient une force positive pour tout observateur de l’intérieur du système en ce qu’un rapport s’instaure entre l’esprit dialectique et le réel; entre une vision de l’intérieur du système de pensée et l’extérieur, pour découvrir la dimension mondiale de toute manifestation de même que la possibilité de suivre en évolution en dehors de son champ spatio-temporel. 5 - R.D. LAING & D.G. COOPER, Reason & Violence, a Decade of Sartre’s Philosophy 1950-1960, SSP, Londres, 1971, p. 101. 64 _______________________________________________________________________________________ La question qui se pose continuellement à nous est la suivante: déterminer quelle est la part en nous de l’inné et de l’acquis, du biologique et du social, du psychologique et du juridique, la part de la conviction du politique, de la continuité et de la rupture. L’ancien et le nouveau dans le phénomène de la violence, de l’agressivité, ou encore dans cet agrégat étonnant que l’on désigne du vocable de sauvagerie. Le dynamitage du drugstore de Paris, en 1974, ou celui du métro souterrain londonien, en 2005, relèvent-ils d’actes d’une même nature en ce qu’ils consistaient en des actions contre des civils? La violence et l’agression ont-ils la même signification en droit et en psychanalyse? Y aurait-il des critères distinctifs de qualification à ces deux phénomènes en voie de généralisation, en voie d’extension horizontale, dans un monde globalisé? Ces questions méritent une réflexion collective et approfondie et ces lignes n’ont pas la prétention d’apporter une réponse définitive à un sujet par essence complexe. La problématique méritait toutefois d’être soulevée, ne serait-ce que pour secouer la société du spectacle mondialisée engourdie dans sa torpeur mentale. «Il est difficile d’imaginer des gens heureux ignorant la violence et l’agressivité», estime pour sa part Sigmund Freud 6 . Cette sentence définitive met un terme au débat entre psychanalystes. Il n’existe pas en effet de consensus quand il s’agit de définir la violence ou l’agressivité. Mais, d’une manière générale, et dans la lignée de Philippe Jeammet7, on peut considérer la violence comme ayant pour fonction fondamentale de protéger l’ego, de le vider de ses surcharges internes. Prise dans ce sens, la violence peut se dispenser de rancune et de haine, tandis que l’agressivité constitue un acte prémédité pour briser l’autre, pour détruire celui considéré comme autre8. Deux éléments constitutifs de l’agressivité sont à relever: une intention préméditée de 6 - S. Freud, Considérations actuelles sur la guerre et la mort, Payot, 1999. 7 - P. Jeammet, «L’actualité de l’agir à propos de l’adolescence», Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 31, Les Actes, pp. 201-222. 8 - F. Bougnoux, «Distinguer violence et agressivité», Les Violences. 65 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ porter tort et la volonté de faire mal, de perturber sa cible en procédant par exemple à un vol ou à la démolition d’objets revêtant une certaine importance pour l’agressé. Dès lors, M. Bruch parle en tel cas d’une prédisposition permanente à attaquer autrui, avec intention de démolir et, en tout état de cause, d’une riposte imprévisible9. Un autre courant de pensée, illustré par Antony Store, plaide pour une «agressivité nécessaire» en écho au constat d’un autre de ses collègues, Bastin, qui considère l’agressivité comme «un comportement vital d’une extrême positivité». Jean-Marie Muller avance quant à lui que «l’agressivité est tout ce qui porte atteinte à la dignité de l’homme. Tout ce qui est en mesure de détruire la personnalité de l’autre». Développant une thèse voisine à celle d’Edgar Wolff, auteur d’Instinct sexuel et agressivité, il considère que la violence est un «degré supérieur d’agressivité» et de «dangerosité en ce que la destruction de la personnalité peut impliquer des agressions physiques et corporelles, et s’accompagner de pressions et d’humiliations»10. Ce débat n’a pas valeur universelle. Il est même parfois difficile de le dégager du créneau des institutions culturelles occidentales, où il occupe une place de choix, et de le subdiviser en spécialité, en trouvant des prolongements conceptuels dans les sciences sociales, la philosophie et le droit. La relativité s’impose comme une nécessité dans la connaissance du sujet, dans le décryptage du phénomène, dans les déductions qui en sont faites. La question fondamentale sous-jacente qui se pose est de savoir quel degré de violence peut être acceptable ou toléré dans une société ou un système de valeurs. Quel est le rôle de la justification politique ou idéologique à la violence? Peut-on considérer comme valable le 9 - M. Bruch, Réunion de l’Association internationale d’étude de la personnalité et du caractère, 14 mai 1977. Pour Paul Bernard et Simone Trouvé, un comportement agressif «vise consciemment ou non à nuire, à détruire, à dégrader, à humilier, à contraindre. Il se traduit de façon très variée, soit par des paroles blessantes, soit par des attitudes menaçantes, soit par des actes de violence» (P. Bernard & S. Trouvé, Sémiologie psychiatrique, Masson, Paris, 1977.) 10 - E. Wolff, Instinct sexuel et agressivité, Guy Authier, Paris, 1978, p. 13. 66 _______________________________________________________________________________________ constat psychanalytique de la décennie 1970 sur le complexe sadicomystique 11 expliquant la violence de cette période et l’appliquer à l’ère post 11 septembre 2001? Auquel cas, comment justifier la décapitation comme moyen de se rapprocher de Dieu? Peut-on se contenter de l’explication concernant une similitude de méthode en dépit des différences culturelles existant pour expliquer le dépassement de la violence et son basculement vers la sauvagerie humaine, rejoignant en cela l’ère prépaïenne de notre histoire, avec ou sans habit religieux? Peut-on reprendre à notre compte la notion de la violence de l’opprimé à l’identité volée, développée par Frantz Fanon, pour expliquer le phénomène de sauvagerie banalisant en quelque sorte des notions telles que agressivité, sadisme, vengeance et haine, auprès de ceux qui se considèrent comme le «meilleur groupe offert au Monde ﺧﯿﺮ ﺟﻤﺎﻋﺔ أﺧﺮﺟﺖ ﻟﻠﻨﺎس » (**) alors qu’ils ont ôté toute humanité et humanisme à leur comportement quotidien? Il est difficile de parler de la violence comme phénomène sociétal en l’absence d’une quelconque étude du terrain ayant favorisé son éclosion, sa force motrice, sa logique interne. Le problème n’est pas tant que ma présence ait une signification en soi. Le problème est le vouloir vivre en commun dans un environnement dont l’hostilité à mon égard fait de moi son ennemi, dont la volonté de m’assigner par avance un rôle, un statut social et un avenir m’a privé de toute possibilité de procéder à une connaissance de soi, hors des directives édictées par lui, me conduisant à me soumettre à ces conditions. Réduit à un statut mineur, le rôle des minorités organiques, non pas tant en raison de l’importance numérique de ce lot mais en une reproduction des schémas moyenâgeux – soit avant le siècle des Lumières et les crises des temps modernes. III. Sans frontières En économie, si le renflouement de la monnaie présuppose une 11 - E. WOLFF, Le Complexe sadico-mystique. 67 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ lecture à plusieurs niveaux, qu’en serait-il a fortiori des concepts ayant une incidence directe sur la vie quotidienne de l’être humain? Quoi qu’il en soit, le faible en paiera le prix tant sur le plan de l’information, de la culture que de la politique. Parler de crime d’agression et de crime de terrorisme est tout aussi difficile que ne l’a été le traitement du cas de la violence et de l’agressivité. Il en va de même du problème de la reconstitution psychologique par suite des séquelles de l’humiliation et des modalités d’adaptation dans une société défaillante. Le stade ultime de la mondialisation a trouvé sa concrétisation avec la mondialisation des concepts concernant l’individu. L’importance a été mise, là, sur le consensus de Washington et son prolongement le consensus de Bruxelles reposant sur les six piliers suivants: la restructuration, la privatisation, le licenciement généralisé, la réduction des dépenses publiques, la libération des marchés et la liberté des opérateurs, considérant que ce dispositif est le plus apte à sauver l’humanité de la pauvreté, de la maladie, de l’arbitraire et de la corruption. En outre, la mondialisation de l’économie s’est accompagnée d’une mondialisation des référents culturels. Le mot d’ordre « la mondialisation est la base » a favorisé la mutation des idéologies locales en ersatz d’une idéologie globale. Sur un plan mondial et en phase de déclin de la civilisation occidentale, il n’est évidemment pas aisé de se doter d’instruments de domination. Bien que la renaissance européenne ait eu le mérite de refonder le monde sur un plan matériel et intellectuel, la «séquence» américaine ne portait pas en elle les germes d’un nouveau départ mais conservait des stigmates, les traces des vilenies des quatre siècles passées. D’où son traitement superficiel des phénomènes et des faits novateurs, et son penchant à mettre l’accent sur la célérité, en conformité avec la civilisation du fast-food. Rien n’est plus profitable au complexe militaro-industriel que la mondialisation de l’état d’urgence, des lois de lutte contre le terrorisme, la délimitation du monde en deux camps antagonistes. 68 _______________________________________________________________________________________ L’opposition entre bien et mal constitue même plutôt le meilleur facteur de commercialisation et de marchandisation des produits, le souhait ultime de la mondialisation. Au sein des décideurs de l’empire, nul ne conteste que la violence et la mondialisation sont jumelles. S’il est vrai que des questions telles que la critique, la dignité, la beauté, la croyance, la nature et la créativité peuvent ne pas figurer parmi les préoccupations du Président américain et de son assistant britannique, la gestion de la violence sur le plan interne et international constituent, en revanche et à n’en pas douter, leur préoccupation centrale. Le dernier carré des concepteurs de la domination globale ne dispose plus du temps nécessaire pour draper ses actions d’un minimum de valeurs proclamées et reconnues. Pire, cette configuration le contraint à mener le combat en compagnie d’une dictature alliée contre une autre dictature au nom de la démocratie. La classe politique ne rougit pas à l’idée de financer ses campagnes politiques avec l’argent des noirs cafards. Le délitement de la notion de frontières aidant, elle a désormais le loisir de vendre des armes à un allié, lui-même en mesure de les rétrocéder à un groupement, sans hésiter publiquement et simultanément à réclamer le désarmement de ceux qu’il considère comme ennemi. Est-il seulement possible d’assurer la liberté et l’arbitraire des marchés ainsi que la centralisation de la gestion de la violence dans un contexte marqué par la perte du sens des responsabilités au sein des gouvernants, sans que la civilisation occidentale n’en paie le prix en perdant de son éclat? «Toute atteinte à la liberté génère la suspicion, l’injustice, le désintérêt envers le projet fondamental. Supprimer la spontanéité dans les dispositions légales et les mesures d’exception vicie le rapport à la liberté et nous contraint à tourner la page contre nous-mêmes, selon des règles préétablies au plus haut niveau», soutient le poète surréaliste égyptien Georges Henein dans son ouvrage De la liberté comme nostalgie et comme projet12. 12 - G. Henein, «De la liberté comme nostalgie et comme projet», Les Cahiers de 69 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ IV. Quelle différence? Dans un court poème chargé de signification, le grand poète Omar Khayyam interpelle son créateur en ces termes: «Si tu punis la faute en moi [sous-entendu moi qui suis ta créature], quelle différence existe-t-il alors entre toi et moi» ? Ce vers résume bien le rapport dialectique entre grandes et petites puissances. Les tenants de l’instauration d’un droit de veto en faveur des grandes puissances au sein du Conseil de sécurité ont voulu conférer une prime à la puissance et un primat de la justice sur la force en ce que la force doit se conformer à la justice. Ce privilège, fondé sur une idée simpliste, a permis aux États-Unis de faire obstruction à 80 pour cent des résolutions onusiennes portant sur des affaires décisives concernant le sort des peuples, dans la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Ce faisant, elle a placé l’organisation internationale sous la coupe de la puissance militaire majeure de l’époque, soustrayant à la justice, voire même à la simple condamnation, les plus importantes violations commises à l’encontre des humains au cours des 70 dernières années. Dans ce cas, doit-on considérer les Nations unies comme une instance de référence adéquate pour l’instauration de la justice et la gestion pacifique du monde? Et faire l’économie de la barbarie par des moyens qui donneraient justement à la violence une omniprésence tant chez l’oppresseur que chez l’opprimé? Alors que les voix des États pauvres se vendent aux enchères même au sein du Conseil des droits de l’homme, est-il fondé de parler de démocratisation des institutions internationales? Des décennies durant, les sociétés civiles ont mené des luttes en vue de fonder une Cour pénale internationale. Pourtant, à ce jour, les États-Unis, le pays plus le plus puissant du monde, la Chine, le pays disposant de la plus grande densité démographique, et la Russie, le pays disposant de la plus grande superficie, se sont placés hors de la juridiction de cette Cour, sauf lorsqu’il s’agit d’ectoplasme d’États l’Oronte, n° 1, 1965, Liban, réédité par Arabie-sur-Seine, 1984. 70 _______________________________________________________________________________________ autorisés à rester membre de l’organisation internationale. Tout recul de la justice cède le terrain à l’agressivité. Chaque recul de la dignité humaine ouvre grandement la voie à la sauvagerie. La violence est le plus puissant dénominateur commun consubstantiel à la personne humaine. Selon la définition de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), la violence est l’usage prémédité de la force matérielle ou du pouvoir, sous forme de menace ou de passage à l’acte effectif contre soi. Ou par le fait d’une personne, d’un groupe, ou d’une communauté à l’effet de faire naître un risque ou une grande possibilité d’être la cause d’une blessure, d’un meurtre ou encore la cause d’un dégât matériel ou d’un trouble de croissance et voire même d’un manque… Ou, comme le résume si bien Françoise Héritier, «toute contrainte de nature psychique ou corporelle». Cette contrainte, là, se manifeste comme un moyen d’autodéfense de l’ego, un moyen d’exprimer son soi en ce que les limites tolérées de la sociabilité deviennent illusoires dès lors que s’effondre le psychisme des individus et des groupements sous l’effet de facteurs divers; un effritement qui commence à l’enfance et qui se prolonge en un syllogisme circulaire vers l’autodestruction de soi et d’autrui dont l’apothéose morbide trouve son expression dans cette formule: faute d’avoir partagé le monde de mon vivant, tu le partageras, contraint et forcé, dans notre mort conjointe. L’insurrection est le fait d’individus réduits au silence par la structure dominante après en avoir été mis au ban de la vie. Selon cette logique, toute volonté de vengeance implique une volonté préalable de nuire. La société ne produit le pire qu’après avoir subi le pire de la dictature, soutient Moustapha Khayatti, résumant la problématique de la répression et de l’insurrection. Ainsi, Benyamin Netanyahou peut justifier en toute tranquillité les crimes de son armée à Gaza par analogie avec les attentats de Londres. Le comportement du terroriste ne s’inspire pas des actes de sa cible (WHAT WE DO), mais de la nature profonde de sa cible (WHAT WE ARE). S’il est vraiment convaincu de ce qu’il dit, de quelle catastrophe est alors annonciatrice son extrémisme? Benyamin 71 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Netanyahou, incarnation de l’agressivité en habit occidental, sait pertinemment qu’il peut faire ce qui lui chante au moment où il le veut, trouvant toujours auprès de dirigeants occidentaux du calibre de Barack Obama ou de François Hollande, aussi légers qu’un poids plume, la caution à tous ses crimes quels que soient leur degré d’atrocité. La complexion psychologique du tueur et sa propre victimisation ne le prédisposent pas à bénéficier d’un préjugé favorable. Doit-on pour autant faire face à ce phénomène autrement que par sa banalisation, en le réduisant par exemple à un simple accident de civilisation ou à une crise susceptible d’être circonscrite? Le monde se trouve devant un grand vide, un fossé sans précédent dans l’histoire de l’humanité. La disparité s’étend en effet à tous les plans, à tous les niveaux: entre nord et sud, fort et faible, centre et périphérie, culture de référence et cultures marginales, monde des riches et monde des pauvres, civilisation des loisirs et peuples relevant du monde du dégoût. L’économie de subsistance protégeait les peuples périphériques des anciens empires. L’insertion dans l’économie de marché est devenue un impératif pour le moindre village du coin le plus reculé de la planète imposé par la logique de domination. La destruction des moyens d’autodéfense classique une obligation impérieuse du processus d’emprise et de domination, un emmêlement constitutif de la construction de la sécurité nationale du dominant. Quand la barbarie devient une des formes d’autodéfense de soi et de la patrie, quand la barbarie d’autrui s’octroie le pouvoir de qualification du «terrorisme», le pouvoir de propagation du fanatisme et de l’arriérisme, conduisant le vaincu à se conformer au schéma du vainqueur, se développe alors un classique exercice d’auto flagellation, pour reprendre une expression chère au sociologue Ibn Khaldoun. Point n’est besoin d’imputer cet état de fait au marxisme frappé de mutisme, au libéralisme frappé de claudication, au nationalisme frileux replié sur lui-même, alors que l’extrémisme religieux devient une marque déposée arabe et islamique, en ce que ce phénomène 72 _______________________________________________________________________________________ traduit une profonde crise structurelle touchant la totalité de l’humanité. À ce titre, l’Islam constitue une valeur sûre, la digue ambitionnant de contenir le déluge nous menant vers une crise des temps modernes. Mais, dans le même temps, constitue-t-il une riposte à l’absolutisme mondial avec des moyens d’autodéfense viciés par toutes ses pathologies et les pathologies des autres? Est-il possible de décrypter le code en vue de neutraliser le générateur de haines qu’il recèle en lui depuis quinze siècles, hors des groupements musulmans, alors que la compréhension et l’assimilation de sa philosophie paraît ardue pour autrui? Faut-il se croire capable de sensibiliser l’homme et la religion au XXIe siècle autrement que par des récits éculés, dont l’utilité exclusive est de reproduire le schéma morbide de la mort et des tueries? La puissance de la mondialisation a résidé dans les faits suivants: la généralisation de l’usage de la téléphonie mobile; la banalisation de l’usage d’Internet en tant que moyen de communication et qu’arme de combat (de Manhattan à Gaza en passant par les favelas brésiliens et la ville d’Alep); la démocratisation du Kalachnikov, le fusil-mitrailleur de fabrication russe, très ordinaire dans les compagnies privées de sécurité et des groupements salafistes; le choix du billet vert, le dollar (qui exhibe en toutes lettres sa doctrine «In God We Trust», et énonce ainsi en toute limpidité son mot d’ordre), comme dénominateur commun à tous les mercenaires, affairistes et pseudo-politiciens; la réduction des droits de l’homme à un produit de commerce chez les puissants et de réduction des pertes chez les plus virulents ennemis des lois et règlements. Le califat de Da’ech ne constitue donc pas une création ex nihilo. De la même manière que l’Européen s’est acquitté de rançons de l’ordre de 250 millions de dollars pour libérer ses otages en Afrique, en Irak et en Syrie, l’homme d’affaires irakien a été conduit à payer son dû mensuel pour protéger ses établissements de toute explosion – 73 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ des attentats traités d’ailleurs abondamment dans les médias, avec force détails, allant de l’identification du lieu au nombre des victimes et du déroulement des opérations à l’identité de l’organisation responsable. Soit autant d’indices valorisant le maître d’œuvre des attentats. Quant à l’argent salafiste de provenance pétro monarchique, il a servi dans un premier temps à financer les sessions d’entraînement en Afghanistan, puis s’est fait discret lors de la traque de sa traçabilité dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, avant de reprendre vigueur, réussissant finalement à édifier un système complet hors de l’économie du marché. Les États-Unis ont cessé de construire des prisons secrètes et d’imposer des restrictions au «terrorisme», allant même jusqu’à déclarer avoir mis fin à leur guerre contre le terrorisme. Et la position des États-Unis ne constitue-t-elle justement pas en premier et dernier ressort l’ultime critère de détermination de l’Occident? Malgré l’important déploiement de groupements qui relèvent tous de la définition du terrorisme (selon la Commission des droits humains), aucune de ces organisations ne figure sur la liste des États-Unis, sauf à considérer que l’administration américaine et ses services annexes ont failli à leur mission. Est-il possible d’appréhender le phénomène de sauvagerie sans revenir sur l’expérience des chabihas13 en Syrie? D’occulter l’image de cette morgue sécuritaire qu’insupportait l’idée même d’une protestation pour changer le cours des choses? Sommes-nous tenus d’éviter de mentionner les cas de vengeance rétroactive entre les familles des victimes de l’avant-garde combattante, la branche militaire des Frères musulmans et le pouvoir syrien, ruminées depuis la révolte de Hama (1991-1982)? In fine, la violence est-elle en mesure de constituer un levier de transformation démocratique et de progrès au sein d’un mouvement civique et social de protestation? 13 - On appelle «chabihas» les fiers-à-bras et les hommes de main des services syriens. 74 _______________________________________________________________________________________ Les barils de chlore en guise d’explosifs produits par l’oppresseur et les obusiers d’enfer auxquels recourent le camp adverse, celui des opprimés, ne sont pas apparus du jour au lendemain dans les arsenaux des belligérants. Ils sont le fruit d’une évolution permanente des formes de violence et traduisent l’exacerbation du conflit. En Irak comme en Syrie se dégagent des constantes, on relève des caractéristiques toujours identiques: intervention externe et interne, iranienne et saoudienne, obsession néo-ottomane d’Ankara en complément d’une pathologie tribale chez une fraction des élites syriennes matérialisée par leur aptitude à faire preuve de suivisme à l’égard du colonialisme. Dans cette configuration, la compétence politique a fait défaut au bénéfice du mercenariat et de la schizophrénie de bon nombre de ceux qui se sont intronisés dirigeants du peuple syrien au paroxysme du déchirement humain et social de la nation. La mutation d’un mouvement civique populaire en une guerre sale menée pour le compte d’autrui s’est déroulée en plein jour. Fait singulier, ceux qui sont les plus éloignés des valeurs de liberté, de démocratie et de révolution continuent d’occuper à ce jour les grands titres de l’actualité dans les colonnes traitant de «La révolution syrienne». La dictature est morte prématurément dans les esprits et les cœurs. La violence a reconstitué une économie de guerre fondée sur la corruption, impliquant les deux termes de l’équation, le corrupteur et le corrompu. Les plus grandes victimes de la corruption sont aujourd’hui devenues les quémandeurs de compte en banque les plus actifs auprès de l’un, ou réclament des financements auprès de l’autre. Les pseudorévolutionnaires ont creusé la tombe de la révolution avant celle du régime. Des méthodes pitoyables et désespérées ont été mises en œuvre en guise de mode féroce de vengeance par ceux-là même qui ont été intronisés, tant par les Arabes que par les Occidentaux, comme tuteurs du peuple syrien. Les services de sécurité occidentaux et régionaux n’ont pu éradiquer l’esprit de vengeance de leurs ouailles, 75 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ dont l’usage a aboli les frontières pour en faire un drame sans pareil dans l’histoire de l’humanité, depuis la Seconde Guerre mondiale. V. De la proclamation de la trêve à la proclamation du califat Il est nécessaire d’éviter de transposer le cas irakien sur le cas syrien et inversement, car le djihadisme takfiriste a emprunté des voies différentes dans les deux pays. Cependant, la décision de l’État islamique d’élargir ses assises territoriales et son champ de bataille a bien charrié d’Irak vers la Syrie le virus de la banalisation du mal avec son cortège d’éradication, d’assassinats sans discernement, de viol, d’enlèvement, de décapitation, de profanation des cadavres. En un mot, la normalisation de la sauvagerie. Le discours de mobilisation à tonalité religieuse et la guerre ouverte contre le régime et ses institutions ont trouvé en Syrie un terrain fertile tant dans les rangs des groupements djihadistes takfiristes qu’au sein des mouvements islamistes politiques traditionnels voués à l’extermination par le régime depuis 1980. Son homologue irakien a emprunté une démarche identique durant la même période14, de même que parmi les adversaires du régime syrien sur un plan local autant qu’occidental. La tournure communautariste prise par le conflit s’est reflétée dans le discours politique. Le premier manifeste, œuvre d’un zélote, a été amplifié via les réseaux sociaux islamistes de la toile. Les médias saoudiens et qataris y ont joué un rôle majeur dans la mobilisation psychologique et populaire en résumant le contenu en date du 10 août 2011, sous le titre « l’ère de la paix sécurisée islamo-occidentale », posant les conditions de la victoire. Selon ce texte, la révolution syrienne ne saurait triompher sans la 14 - En 1980, la loi n° 49 a été adoptée par le conseil du peuple syrien prévoyant la peine de mort pour quiconque est affilié à la confrérie des Frères musulmans. Au même moment, l’Irak adoptait une loi préconisant la peine de mort pour les partisans du parti islamique Ad Dada. L’Irak était alors en guerre contre l’Iran et le parti Da’wa, un parti chiite soupçonné de sympathies pro-iraniennes. 76 _______________________________________________________________________________________ réalisation des trois conditions suivantes: 1. La confessionnalisation de la révolution: la révolution doit adopter le clivage binaire confessionnel sunnite-chiite et souscrire à l’idée d’éradiquer l’influence safavide (empire safavide iranien) et nousseyrite et de ses alliés (les chiites). 2. La militarisation de la révolution: en ce que le Prophète avait lancé un appel de ralliement à l’armée de Damas, il importait de se regrouper en vue d’un assaut contre les chiites au Liban, en Irak et en Iran, visant à se débarrasser de leur présence dans ces pays. 3. Opérer une alliance avec l’Occident chrétien et solliciter son intervention: le Prophète ayant lancé un appel à une alliance islamo-occidentale en Syrie, il importait de préparer les esprits et le terrain à un tel rapprochement, conformément à la théorie de «l’ère de la paix sécurisée islamo-occidentale» et favoriser une intervention en Syrie du type de celle qui a réussi en Libye. Ce mémorandum aurait pu passer inaperçu, mais c’était sans compter sur les Frères musulmans qui l’ont repris sur leur site, relayé par sept autres sites islamistes en moins de 24 heures. Sa diffusion a marqué un tournant dans le déroulement de la contestation populaire en Syrie. Celui qui a décrété par fatwa l’intervention militaire étrangère en Syrie est celui-là même qui a décrété par fatwa le djihad en Syrie, mettant l’accent sur la confessionnalisation du conflit, considérant la militarisation de la contestation comme unique voie pouvant mener à la chute du régime (y compris «l’opposition hôtelière», celle qui proclame un double refus depuis les hôtels où elle est hébergée: «Non au dialogue, non à la négociation»). Dans une ambiance aussi exacerbée, renforcée par l’objectif de mettre en échec le «triple non» («Non à la violence, non à la confessionnalisation du conflit, non à une intervention militaire étrangère»), toute proposition empreinte de modération constituait pour ses adversaires un acte assimilé à de l’apostasie ou équivalent à une traîtrise légitime ainsi l’assassinat. 77 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Robert Ford, ancien représentant des États-Unis auprès de l’opposition syrienne, me l’a assuré, personnellement, très clairement: «C’est une guerre entre une majorité sunnite et une minorité chiite. Elle s’achèvera par le triomphe de la majorité numérique, même si cela doit prendre quelque temps». Tout cela sans jamais mentionner la démocratie, et encore moins les droits de l’homme. Robert Ford ne se doutait pas que ses amitiés djihadistes allaient déboucher sur des structures de solidarité tribales du même type que les conseils tribaux (sahouat) initiés par les forces d’occupation américaine pour combattre Al Qaida en Irak. Il n’imaginait pas non plus que la bête par l’entremise de laquelle il s’est employé à opérer une percée stratégique après sa défaite en Irak est polycéphale, et qu’elle ne se priverait pas de couper la tête des siens avec la même vigueur que lorsqu’elle décapite un renégat. Raqqa, place forte de Da’ech, a constitué un signal d’alarme pour quiconque porte les armes, qu’il s’agisse des gouvernementaux ou de l’opposition. La mentalité sécuritaire du régime a fermé l’œil sur ce phénomène en ce que de l’aveu même d’un journaliste syrien proche d’un officier supérieur de sécurité, qui m’en a fait la confidence, la présence de Da’ech à Raqqa va donner aux Syriens un avant-goût du pouvoir qui se substituera au régime dans l’hypothèse de sa chute. L’opposition considère Da’ech comme une créature modelée dans les caves des services des renseignements syriens ou iraniens. Un fait qui a élargi le cercle des personnes susceptibles d’être frappée d’apostasie par Da’ech pour englober tous ceux qui accusent ce regroupement de force stipendiée. En 1949, les augustes pays signataires des conventions de Genève ont mentionné à plusieurs reprises les quatre actes prohibés en tout temps et en tout lieu (cf. l’article 3 commun aux conventions de Genève): 1. L’agression sur la vie et l’intégrité physique, notamment l’assassinat sous toutes ses formes, la défiguration de la personne, de même que les sévices et la torture; 78 _______________________________________________________________________________________ 2. La prise d’otages; 3. L’atteinte à la dignité personnelle, particulièrement le traitement infamant, attentatoire à la dignité; 4. Rendre des jugements et infliger des châtiments sans jugement préalable devant un tribunal constitué selon les normes juridiques garantissant des droits judiciaires au regard des peuples civilisés. Il est douloureux d’affirmer que la recension des violations des droits de l’homme par Da’ech relève d’un acte nihiliste en ce que ce groupement a instrumentalisé par la publicité les violations qu’elle commet dans l’intention de terroriser la population ou quiconque s’opposant à ces projets, afin d’assurer son emprise sur sa sphère. Da’ech archive donc ces atteintes à la dignité humaine via les médias pour en amplifier la fonction pédagogique, érigeant le crime en vertu, considérant la sauvagerie comme un acte de djihad et l’assassinat d’autrui comme une nécessité pour établir le gouvernement de Dieu sur terre. Cet état de sauvagerie n’est pas non plus une création ex nihilo. La graine a été plantée par le trio George Bush Jr., Dick Cheney et Ronald Rumsfeld. Le trio de l’exécutif américain de l’administration néoconservatrice républicaine (2001-2009) a en effet suspendu l’habeas corpus, autorisé la torture, rétabli les prisons secrètes et les listes noires. Aux pensionnaires de Bagram (Afghanistan) et de Guantánamo (Cuba), il a enseigné le fait que le droit international humanitaire est un pantin dont on peut se jouer à sa guise. Nul doute que l’armée israélienne viole tous les droits, tous les lieux de culte et toutes les dignités. Nul doute que les caves des prisons de la puissance occupante américaine en Irak (de même que ses gouvernements et que les caves de la dictature syrienne) ont donné libre cours à la torture, à l’enlèvement et aux assassinats extrajudiciaires. Mais, alors même que nous passions des semaines, des mois et des années à rechercher les indices des crimes des uns et des autres, 79 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Da’ech expose aujourd’hui très simplement les preuves de sa sauvagerie, les brandissant victorieusement à la manière de trophées. La sauvagerie est un état complexe combinant incandescence religieuse et religiosité de type nazi, les deux plus odieux phénomènes de l’histoire de l’humanité de l’époque contemporaine. Dans un même mouvement, une forte déviance psychologique passe outre la violence et l’agressivité, et donne ainsi libre cours à leur déchaînement sans la moindre limitation. Elle représente la forme la plus primaire d’une frustration dans sa volonté de domination de l’argent, du sexe et du pouvoir et d’une conscience religieuse frappée de suspicion15. Da’ech se résume finalement en une opération d’autodestruction par destruction d’autrui – phase ultime de son processus – après avoir violé les attributs de son humanité, s’aidant d’une ceinture que les concepteurs de ce projet obscurantiste arborent comme ces petites pilules que portaient les dignitaires nazis. En dépit de tous les interdits concernant le suicide dans la culture arabe et musulmane, un membre de Da’ech, qu’il soit Saoudien, Koweïtien ou Européen, n’hésitera pas à se suicider à l’heure de sa confrontation avec autrui. Cet autrui là qui l’a changé en lui plantant un fusil entre les yeux, entre allégeance, obéissance et humiliation. Et, s’il est chanceux cette fois, il lui sera permis d’opérer un transfert. 15 - Caractère inhumain, cruel, barbare d’une personne, d’un comportement ou d’un acte. Sauvagerie d’un assassin, sauvagerie d’un combat, d’une agression, d’une guerre. «La plupart des objets précieux, classés au musée de Cluny, et échappés par miracle à l’immonde sauvagerie des sans-culottes, proviennent des anciennes abbayes de France». (HUYSMANS, À rebours, 1884). «Nous allons voir les lutteurs dans le West End. Ce genre de sport dépasse en sauvagerie ce que je pouvais imaginer, car, au bout de quelques minutes, les lutteurs se transforment en enragés et ne pensent visiblement qu’à une chose, qui est de tuer l’adversaire». (GREEN, Journal, 1936). 80 _______________________________________________________________________________________ Troisième Partie Des troubles de la vision à la confusion de la perception I. Apostasier la différence Dans un message diffusé sur le site de Da’ech (ISIS), Abou Omar al-Baghdadi a défini l’idéologie de son État en dix-neuf points dont les principaux sont exposés ci-joint: - nécessité de démolir et d’éliminer toute trace d’idolâtrie ou de polythéisme, ce qui implique la destruction des statues et des tombes, de toute reproduction ou illustration, selon une conception ultra-rigoureuse de l’islam - de ce principe général découle un principe subsidiaire considérant comme renégats les chiites soumis aux règles de l’apostasie; la laïcité dans ses diverses déclinaisons (nationalisme, communisme, baasisme) engendre également des renégats ayant cessé d’appartenir à la communauté, dont le comportement est contraire à l’islam - il en va de même du Parti islamique – par conséquent, il incombe de combattre toute manifestation d’apostasie, mais aussi la police et l’armée d’un État dirigé par un tyran - à ce titre, la femme doit se voiler intégralement et éviter la mixité - les combattants des groupements djihadistes sont considérés comme des frères et ne sauraient être perçus comme des ennemis en ce 81 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ qu’ils sont victimes de leur arriérisme (du fait de n’avoir pas perçu les impératifs de l’époque contemporaine), doublé d’un défaut majeur: celui de ne pas s’être rallié sous une bannière unique Par ce message, Abou Omar al-Baghdadi a clairement énoncé les articulations de sa constitution, en y demeurant fidèle. Da’ech, de son côté, a fait preuve de loyauté à l’égard de ce dispositif. Abou Mohamad al-Joulani le premier: investi de sa mission par le successeur d’Abou Omar – Abou Baker, le «kalifa» de Da’ech –, ce fidèle lieutenant a concentré ses offensives contre la police et l’armée, sans distinction. Lors de ses premières opérations, il réussit à détruire bon nombre de pièces appartenant à la défense aérienne de l’armée syrienne, alors que les opérations-suicide se déroulaient selon le schéma irakien. À ce sujet, il paraît utile de mentionner que les premières opérations de Jobhat An Nosra portaient sur des cibles à forte charge symbolique: la décapitation de la statue du grand poète arabe Abul ‘Ala al-Maari16 d’une part, la profanation des tombes et des lieux de culte considérés comme bid’a (à savoir une «innovation non conforme aux dogmes de l’islam»), d’autre part, tuant des soldats syriens sur le modèle des exécutions en Irak. Pour rappel, Jobhat An Nosra a donc une antériorité sur Da’ech dans la pratique des exécutions sur base confessionnelle. Jobhat An Nosra a effectivement pris d’assaut le village syrien de Maaloula à majorité chrétienne bien avant l’attaque de Da’ech contre la bourgade chrétienne de Qoosh, en Irak, assassinant des non-sunnites sur la base de leur identité confessionnelle et nonobstant le fait qu’ils considéraient déjà la guerre en Syrie comme une guerre confessionnelle. 16 - Abul Ala al-Maari, de son nom complet ﻋﻼء أﺣﻣد ﺑن ﻋﺑد ﷲ ﺑن ﺳﻠ ﻣﺎن اﻟﺗﻧوﺧﻲ [Abū al-Alā Ahmad ibn Abd Allāh ibn Sulaimān al-Tanūī al-Maʿ arrī اﻟﻣﻌر (973-1058)], est un poète et philosophe arabe aveugle. Controversé pour sa rationalité, il s’attaqua au dogmatisme, considérant que ni l’islam pas plus que toute autre religion ne détient la vérité, usant pour ce faire de sarcasme à l’égard de toutes les religions monothéistes ayant pris naissance au Moyen-Orient (chrétienne, juive ou musulmane). 82 _______________________________________________________________________________________ Ces faits ont été soulevés délibérément en réplique à ceux qui se livrent à une analyse microscopique des différences entre le mouvement Al Qaida d’Ayman Zawahiri et Da’ech d’Abou Bakr alBaghdadi. À titre complémentaire, il importe de signaler que la totalité des groupements djihadistes, y compris ceux relevant de la mouvance des Frères musulmans de Syrie, ont pactisé plus ou moins ouvertement et durablement avec Da’ech, que cela soit par la constitution de PC commun dans certaines localités, par l’aménagement d’un commandement conjoint pour des opérations ponctuelles, ou enfin par des opérations organisées avec Da’ech, tant en Syrie qu’en Irak. Trois chercheurs de l’Institut scandinave des droits de l’homme ont procédé à une compilation de toutes ces opérations, pour une étude effectuée à la demande d’une des institutions des Nations unies. Ce présent texte est accompagné de quelques photocopies de documents concernant les accords entre ces diverses organisations. A – Da’ech et le parti Baas: le coup de grâce d’Ezzat Ibrahim ad-Dourry au parti Baas En Irak, par le biais de formations combattant l’occupation américaine, Da’ech a réussi à instrumentaliser et à mobiliser un grand nombre de groupements djihadistes opérant dans les zones sunnites du pays ou dans celles ayant vu le jour en toile de fond de l’ère postSaddam Hussein. Da’ech est parvenu à structurer son ossature militaire à partir des anciens officiers de l’armée irakienne. Cette révélation a donné lieu à une vive polémique au sein du parti Baas et a conduit à l’éviction des cadres supérieurs non sunnites. Les laïcs prirent alors aussi leurs distances avec cette formation dirigée depuis la mort de Saddam Hussein par Ezzat Ibrahim ad-Dourry, ancien viceprésident du Conseil de la révolution irakienne, le numéro 2 du régime baasiste. Ezzat Ibrahim ad-Dourry a sans doute donné le coup de grâce à sa formation en rendant plus tard hommage à Da’ech en ces termes: «À l’avant-garde, les héros et les chevaliers d’Al Qaida et de l’État 83 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ islamique, à qui j’adresse un salut spécial rempli de fierté, de considération et d’amour». Ainsi, ce parti laïc fait ouvertement référence à la révolte des tribus et salue Da’ech qu’il considérait auparavant comme une créature de Nouri al-Maliki, le Premier ministre irakien et des services de renseignement safavides17. De la même manière qu’il avait suscité l’intervention américaine en Irak lorsque le régime avait envahi le Koweït, le 2 août 1990, le parti Baas récidive un quart de siècle plus tard par sa connivence avec Da’ech, sachant pertinemment qu’il n’en tirera aucun profit. Le drame ne réside pas uniquement dans la posture d’Ezzat adDourry et de son armée nakhchabandiste. Le positionnement de nombreux sunnites ralliés à Da’ech par goût de vengeance, par dépit ou plus simplement pour faire enrager leurs rivaux est également tragique. Outre la marginalisation d’une large fraction de la population irakienne, ce choix suicidaire va conduire le peuple irakien à payer lourdement le prix de l’inconsistance d’une classe politique aventuriste. L’alchimie syrienne n’a pas été aisée à maîtriser pour Da’ech, de même que la mise en conformité des autres protagonistes à ses thèses en ce que la formation d’Omar Abou Bakr al-Baghdadi avait multiplié les greffes sur divers champs d’action. Les «Afghans syriens», ces anciens djihadistes syriens de la guerre antisoviétique en Afghanistan, se sont employés à occuper des positions charnières à l’articulation de diverses responsabilités au sein du groupement Ahrar Al Sham, et une grande partie des réseaux djihadistes mondiaux, tant en Europe qu’en Asie et en Afrique, a conservé des liens avec l’organisation-mère Al Qaida. De surcroît, l’aisance financière d’Al Qaida lui a offert la 17 - Par allusion à la dynastie safavide, fondatrice du premier Etat chiite en Iran. 84 _______________________________________________________________________________________ possibilité de recycler le discours de Da’ech. Autant d’éléments qui ont favorisé et précipité l’affrontement entre takfiristes djihadistes sur le champ de bataille de Syrie. B – Da’ech et l’Armée syrienne libre (ASL) Da’ech éprouvait un sentiment de supériorité idéologique sur ses concurrents. En conséquence, il ne les craignait pas. Il a livré ses plus grandes batailles contre l’ASL en mettant systématiquement l’accent sur son point faible: son suivisme à l’égard de l’Occident, de la Turquie, du Qatar et de l’Arabie Saoudite. Il a aussi dénoncé le fait que son projet constituait une variante de la laïcité, ce qui relève par essence de l’apostasie. À l’instar de Jobhat An Nosra et d’Ahrar As Sham, Da’ech a habilement exploité la corruption, la gabegie et les détournements de fonds qui entravaient le fonctionnement de l’ASL et ternissaient sa réputation. Da’ech a engagé sa lutte contre l’ASL sous le mot d’ordre «Débusquer l’hypocrisie», en l’accusant de «servir les desseins du régime noussayriste laïc», apostat par définition, par son refus d’instaurer un gouvernement islamique. Prenant ainsi pour cible la plupart des formations de l’ASL, Da’ech a capturé une colonne relevant de la brigade Al Farouk du commandant Abel Kader Tlass, dans la région d’Alep, aux fins de purger un vieux contentieux remontant à la bataille de la passe de Tall Baidar. Il a de même expédié une voiture piégée au quartier général du groupement Les Petits-fils du Prophète, dans le secteur de Raqqa, au lieu-dit «Chemin de fer», fauchant au passage quarante des combattants de l’armée dissidente. Une autre voiture piégée envoyée par Da’ech devant le QG de la division Allahou Akbar, dans la zone frontalière de Bou Kamal, a provoqué la mort du frère du commandant de la division. À cela s’ajoutent les combats entre Da’ech et la division Tempête du nord, à l’arrière-plan de rivalités entre les deux formations. L’affrontement a abouti au retrait de la Tempête du nord d’A’azzaz, à 85 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ son démantèlement et à la prise de contrôle du secteur par Da’ech dans la foulée de l’échec de la médiation entreprise par Jobhat An Nosra entre les deux belligérants. En outre, l’ASL a accusé Da’ech d’être responsable de la destruction de ses installations et de ses dépôts de munitions situés près de Bab Al Hawa, à la frontière syro-turque, en plus d’avoir attaqué quatre autres centres: Raqqa, Deir Ez Zor, Alep et Hama. C – De la «religion du pacifisme» comme forme d’idolâtrie À ce stade, il est important de rappeler que LA RÉSISTANCE CIVILE CONSTITUE LE PRINCIPAL ENNEMI DE DA’ECH. Les dirigeants de ce groupement ont soutenu en effet que «La résistance pacifique est un acte assimilable à l’apostasie, plus dangereux qu’une participation à la farce politique en Irak». Sous le titre «Le pacifisme, la religion de qui» ?, Abou Mohamad al-Adanani, porte-parole de Da’ech, a consacré tout un sermon à dénoncer et à stigmatiser la lutte pacifique. En voici quelques extraits choisis: «Notre chère nation vit dans un état de paganisme et d’humiliation. Les révolutions du printemps arabe en sont la meilleure preuve, qui réclamait liberté et dignité. Les armées des dictatures ont humilié les musulmans en les soumettant à de lois idolâtres et injustes. Sans quoi les peuples ne se seraient pas soulevés, affrontant, poitrines nues, l’arbitraire et la dictature, décidés à vaincre l’injustice et à briser les chaînes de l’humiliation. Mais, par cette manifestation, les musulmans se sont égarés, s’imaginant que la lutte contre l’injustice et la restauration de la dignité pouvait se faire par des manifestations pacifiques. Ils ne connaissaient pas le remède adéquat et n’ont pas su le trouver. […] Ils se sont imaginé que le salut viendrait du changement de régime et du remplacement des tenants du pouvoir, que les manifestations pacifiques viendraient à bout de l’injustice et des atteintes à la dignité. […] Quiconque a prétendu que l’abolition de l’injustice et 86 _______________________________________________________________________________________ l’instauration du droit se feraient par des moyens pacifiques, sans combat, sans effusion de sang, se pose en plus savant que le Prophète, un savant supérieur à lui – à Dieu ne plaise –. Quiconque prétend que le livre saint préconise l’appel à des manifestations pacifiques bafoue la parole de Dieu en se comportant à sa guise. […] Les armées des dictatures des pays de l’Islam sont majoritairement des armées de renégats et d’apostats, qu’il nous incombe de combattre, en tête desquelles l’armée égyptienne. Nous conseillons aux sunnites en général, et à ceux d’Égypte et de Irak en particulier, de refuser les appels pacifiques, de porter les armes et de s’engager dans le djihad contre l’armée égyptienne et l’armée safavide [chiite] afin de les purger des mécréants.L’esprit communiste athée est il plus pertinent que celui du cheikh al-Azhar, pacifiste? Même la poule protège ses poussins du danger: serait-elle plus courageuse que vous, pacifistes d’Égypte et d’Irak»? À noter que le porte-parole de Da’ech, Mohamad al-Adanani, n’a jamais mentionné ou fait référence à l’armée israélienne. Ses écrits et ses interventions ne comportent pas un seul mot ou d’allusion à l’égard de cette armée. D – Des larrons en foire Les batailles les plus violentes ont mis aux prises les belligérants issus du même moule idéologique. Da’ech a ainsi qualifié Abou Mohamad al-Joulani de fourbe, ghaddar en arabe (littéralement: «celui qui poignarde par surprise»). Selon, lui, le leader de Jobhat An Nosra aurait «trahi son serment d’allégeance, monnayé la confiance et fait preuve d’ingratitude». Dans la foulée, le groupement a lancé une grande opération de séduction et d’intimidation à grande échelle en vue de débaucher les combattants de Jobhat An Nosra. Ce mouvement s’est accompagné de la remise en activité des 87 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ sahaouat 18 pour fédérer les nouveaux adhérents à l’une des deux organisations rivales. Il importe ici de souligner le nombre élevé de tentatives de médiations menées par des sympathisants pour éviter l’effusion de sang entre des frères d’armes supposés. Treize tentatives ont été lancées par des personnalités pétromonarchiques salafistes du Koweït, du Qatar et de l’Arabie Saoudite, engageant leur crédit auprès des belligérants en raison de leur contribution financière aux diverses composantes de la guerre djihadiste takfiriste. En vain. Toutes ont été vouées à l’échec. Malgré ce revers, les médiations se poursuivent dans l’espoir de parvenir à une trêve. Da’ech et Jobhat An Nosra ont bien lancé un assaut conjoint contre E’ersal, localité libanaise de la zone frontalière syro-libanaise, début août 2014, mais la confiance ne règne toujours pas entre les deux chefs de file du djihadisme international. Si l’armée libanaise a subi de lourdes pertes de l’ordre d’une trentaine d’officiers et de soldats pour contenir l’assaut djihadiste, le bilan des victimes entre les deux factions rivales s’est révélé tout aussi lourd, les assaillants djihadistes attaquant l’armée libanaise tout en se combattant entre eux… II. Quid des intellectuels? «Ne parle pas de ce que tu ignores de crainte d’être jugé sur ton savoir»: ce proverbe arabe est particulièrement éloquent pour notre rapport. En effet, le drame de certains intellectuels arabes réside dans ce défaut majeur, leur capacité de parler à tout propos et hors de propos. Ils connaissent tout, donnent leur avis sur tout, allant même jusqu’à décréter des sentences, à la manière des charlatans des chaînes satellitaires confessionnelles, en direct sur les ondes. 18 - Les sahaouat sont des conseils de tribus, instaurés par Saddam Hussein pour susciter une solidarité clanique et tribale autour du régime, au moment de l’invasion américaine de l’Irak ; une formule reprise ensuite par les Américains pour combattre Abou Mouss’ab al-Zarkaoui. 88 _______________________________________________________________________________________ A – Sadek Jalal al-Azem: Da’ech, un prolongement du régime syrien Ce philosophe syrien, auteur d’un ouvrage retentissant (Critique de la pensée religieuse), a muté vers la Théorie de l’injustice confessionnelle, diagnostiquant que les combats en Syrie ne s’arrêteront qu’avec «la chute de l’alaouisme politique, de la même manière que la guerre du Liban n’aurait pu connaître une fin sans la chute du maronitisme politique». Certes, par le passé, Azem a fait part de son appréhension face au phénomène Da’ech, mais il minimisa aussi sa gravité et semble persaudé que ce groupement, «prolongement du régime syrien, se dissipera avec la chute du régime». Celui qui fut jadis considéré comme un fougueux nationaliste a préconisé le recours à une intervention étrangère pour mettre fin au conflit syrien. «La révolution a besoin d’une aide extérieure pour renverser le régime», a-t-il estimé, laconique, sans se préoccuper des conséquences d’une telle mesure sur l’unité et la souveraineté future de son pays. B – Bourhan Ghalioun: des rapports étroits entre Da’ech, la Syrie, l’Iran et l’Irak Bourhan Ghalioun fut le premier président de l’opposition syrienne off-shore du Conseil National Syrien. Il s’est fermement adressé aux djihadistes ayant rallié Da’ech: «Votre place est parmi les soldats de l’Armée syrienne libre. Vous êtes les bienvenus si votre objectif est réellement la victoire du peuple syrien et la réalisation des objectifs de l’ASL». «Il existe des relations étroites entre des dirigeants de Da’ech et les régimes de Syrie et d’Iran. Les forces spéciales syriennes opèrent à l’arrière des lignes de la révolution et se livrent à des actions conformes aux objectifs du régime», a-t-il ensuite soutenu au journal As Sharq le 12 janvier 2014, pour tenter de dissuader les dijadistes de rejoindre Da’ech. 89 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Dans la foulée de cette affirmation gratuite, non assortie de preuves, le professeur à l’université de la Sorbonne s’est livré à un exercice de psychologie sommaire à propos de la complexion mentale des combattants de Da’ech: «Da’ech est un mélange d’extrémistes obsédés par la guerre et les combats. Leur conception du djihad se réduit à couper des têtes. Ils sont dirigés par des officiers des services de renseignements d’Iran, de Syrie et d’Irak, animés par une haine confessionnelle. […] Leur objectif exclusif est la domination des personnes, les assassinats, les décapitations, en attaquant le peuple syrien». C – Michel Kilo: une variante de Ghalioun Dans une interview au site américain Monitor accordée depuis Montreux (Suisse) où il a accompagné Ahmad Jarba (l’actuel président de la Coalition nationale syrienne) à la conférence internationale de la paix sur la Syrie (Genève-2), Michel Kilo s’est longuement exprimé. Il ressort de ses propos les éléments suivants: « Nous avons relevé des photographies de certains émirs de Dae’ch avec le Président syrien Bachar al-Assad. Des clichés pris avant que ces personnes ne deviennent des émirs, du temps où ils étaient des officiers des forces spéciales syriennes. D’autres documents font état d’instructions des forces spéciales syriennes aux combattants de Da’ech, leur enjoignant d’enlever des personnes à Raqqa (Syrie) et à Tripoli (Nord-Liban). Michel Kilo a ajouté que ces documents seront révélés ultérieurement, sans préciser la date à laquelle il procédera à leur divulgation. Plus tard, dans le journal saoudien As Sharq Al Awsat en date du 5 mars 2014, il reprendra son analyse dans un papier intitulé «Da’ech revient»: «De nombreux chrétiens et des Alaouites font part de leur crainte face à la révolution. À ce titre, ils la combattent, ou lui témoignent peu d’enthousiasme. Ils pensent à tort que Da’ech combat aux côtés de la révolution, qu’il en constitue une partie intégrante, qu’il nourrit de noirs desseins à leur égard et qu’il projette de les anéantir alors qu’il a été établi, sans l’ombre d’un doute, l’existence de connexions entre Da’ech et le régime syrien, attestées par les 90 _______________________________________________________________________________________ témoignages des officiers et des soldats sur les relations entre les services de renseignement syriens avec les djihadistes». Michel Kilo n’avancera aucune preuve à l’appui de ces assertions. D – Yassine al-Hajj Saleh: les propos d’un rescapé Loin de toute cette dramaturgie, un homme qui a souffert dans sa chair des agissements des takfiristes (dont lui, mais également sa femme, sa famille et toute sa ville natale furent les victimes), revient sur certains points particulièrement douloureux: «L’autoproclamation d’Abou Omar al-Baghdadi en tant que calife et son injonction aux musulmans de lui faire acte d’allégeance constituent effectivement, à proprement parler, un événement historique en ce qu’il a mené à son terme la logique visant à instituer l’islam comme référent ultime en politique, au niveau de l’État et dans la vie quotidienne des personnes. Ce fait constitue un élément perturbateur pour tous les musulmans, […] et cette perturbation va s’accentuer puisque l’homme, en sa qualité de commandeur des croyants, s’est mis en position d’exiger l’allégeance des musulmans et leur obéissance. Les musulmans sont dans une impasse, car ce sont eux qui ont ouvert la porte à ces dérives – l’un des leurs a mis en application leur idée dans l’intention de la mener à son terme, quel qu’en soient les conséquences ultimes. Ce faisant, il les place dans une situation extrême: ils ne peuvent refuser le califat sans arguments convaincants, sans reconsidérer radicalement leur projet politique. Dans une telle hypothèse, ils devront se prononcer clairement à propos de la liberté religieuse (y compris la liberté de ne pas croire et la liberté de se convertir à une autre religion), de même que sur l’égalité au sein de la population (indépendamment des considérations touchant à la religion et au sexe de la personne), ainsi que sur la démarcation entre la religion et la violence. Un positionnement incompatible avec leur leitmotiv, la sagesse de la gouvernance divine et l’appel à l’application de la charia». 91 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ E – Des islamistes Si un voile a embrouillé la lucidité de bon nombre de libéraux, il en allait tout différemment chez les islamistes. Le trouble qui les agitait a atteint son paroxysme avec l’assaut de Da’ech contre Mossoul. Jusqu’à cette date, les islamistes irakiens sunnites s’abstenaient de tout rapprochement avec Da’ech, encore moins d’alliances publiques. Quant aux islamistes syriens, ils avaient tranché la question après les affrontements en Syrie entre Da’ech et les autres formations combattantes, d’autant plus que bon nombre des dirigeants de la Coalition nationale syrienne (notamment son président de l’époque, Georges Sabra) et des Frères musulmans de Syrie se sont rangés du côté de Jobhat An Nosra – s’élevant contre la décision des États-Unis d’inscrire cette formation sur la liste des organisations terroristes en ce qu’ils estimaient nécessaire d’établir une claire distinction entre Da’ech et Jobhat An Nosra. E-1 – Haitham al-Maleh L’avocat chargé des questions juridique a bien résumé le point de vue de la Coalition nationale syrienne et des islamistes sur le site de la CNL. «Tous savent pertinemment que les mouvements extrémistes recèlent dans leurs rangs des éléments russes et iraniens qui œuvrent en faveur du régime afin de brouiller l’authentique image de la révolution syrienne. Se trompe quiconque s’imagine que la communauté internationale se range du côté du peuple syrien et non du côté du régime. Bachar alAssad ne doit pas se limiter à rendre compte de l’assassinat des Syriens, son jugement devra aussi englober la fabrication et la dissémination de nombreuses cellules dans la zone pour faire pression sur l’opinion occidentale et la placer devant ce dilemme: choisir entre le terrorisme des extrémistes et le terrorisme de Bachar al-Assad en vue de masquer les véritables objectifs de l’authentique révolution populaire. 92 _______________________________________________________________________________________ Da’ech est un germe planté dans le corps de la révolution par le régime Assad, et dont il se sert comme d’un repoussoir afin de décourager la communauté internationale et de la dissuader de toute tentative d’intervention. Ce groupement est une coquille vide, sans substance, qui se drape dans l’Islam pour influencer l’opinion internationale. C’est une montgolfière instrumentalisée par le régime pour faire dévier la révolution syrienne de ses principes, le moteur de son combat, dont les deux principaux objectifs demeurent la chute du régime et son jugement. Dans la mesure où Da’ech est un germe planté par Assad, la chute d’Assad entraînera la chute de Da’ech. Mais la chute de Da’ech ne signifie pas la chute d’Assad. La révolution ne doit pas dévier de son objectif principal représenté par la chute du régime». E-2 – Fehmy Houeidy Cet écrivain islamiste égyptien paraît plus réservé et prudent que ses confrères syriens. Dans cette lettre du 16 juillet 2014 au Liwa, il rejette la logique du complot et de l’agissement d’agents stipendiés pour avancer une explication prétendument scientifique: «Da’ech, constitué en 2006 en Irak, a remporté dernièrement des succès militaires en Irak et en Syrie avec l’aide d’officiers de commandement de l’ère Saddam Hussein, mettant à profit la colère des sunnites et leur soulèvement, le conduisant à proclamer le califat, le 29 juin 2014, coïncidant avec le premier jour du mois de Ramadan. Et à réclamer l’allégeance des musulmans et leur ralliement à sa bannière. Da’ech a mis à profit la dégradation de la situation en Irak et la perturbation de la sienne en Syrie pour étendre sa domination à de larges secteurs de la zone orientale, opérant une progression fulgurante dans les zones sunnites d’Irak. Lors de son déploiement, il a mis la main sur d’importantes quantités d’armes entreposées dans des réserves situées dans les deux 93 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ pays [Irak et Syrie], sur de l’argent en dépôt dans les banques (situées dans sa zone de déploiement) ainsi que sur des champs de pétrole et des terres agricoles. Autant d’atouts qui ont convaincu les dirigeants du groupement de la viabilité de leur projet d’édification d’un État islamique. Je n’exagère pas en disant que le groupement traduit l’exaspération des sunnites d’Irak et incarne leur colère et leurs protestations davantage qu’il n’exprime un zèle prosélyte en vue du rétablissement du califat. Da’ech est effectivement une organisation terroriste, mais tous ceux qui se sont rangés à ses côtés – qu’il s’agisse de combattants ou de sympathisants, de terroristes ou de takfiristes – sont des citoyens irakiens ordinaires modérés qui ont combattu Al Qaida dans le passé, qui réclament la fin de leur marginalisation et de leur éviction des emplois publics. Ils se sont résolus à recourir à la résistance armée et à soutenir Da’ech, à leurs corps défendant, acculés par la politique inique du gouvernement de Nouri al-Maliki». Au détour d’une phrase, Fehmy Houeidy trahit ses arrière-pensées. Dressant un parallèle entre Da’ech Irak et Da’ech Syrie, l’islamiste égyptien s’interroge sur «le mystère qui entoure le comportement des deux formations sœurs». Une interrogation subsiste donc quant au rôle de cercles extérieurs dans le surgissement de Da’ech, de même que la nature du commandement dans les deux formations et l’identité du groupement dans chacun des deux pays fait débat. «En Irak, Da’ech fait preuve de souplesse et témoigne d’une volonté de coopération et d’entente avec les tribus, en veillant à s’appuyer sur un commandement irakien local. Il en va tout autrement en Syrie. Dans ce pays, Da’ech fait preuve d’une plus grande violence, d’une plus grande sévérité et d’une plus grande morgue, sans oublier que certains de ses dirigeants viennent de l’extérieur, dont le plus connu est un musulman de Géorgie, dénommé Abou Omar asShishany». Sauf à succomber aux vertus malfaisantes de l’illusion lyrique, comment Fehmy Houeidy peut-il se livrer à une telle analyse, en 94 _______________________________________________________________________________________ passant sous silence le soutien de ses collègues islamistes à Da’ech? Comment peut-il faire cette démonstration autrement que sous l’effet de l’illusion dont il se berce? Est-ce faire preuve de souplesse et de modération que d’ordonner des massacres de masse? De se livrer à des opérations-suicide dans les villes? De provoquer le transfert des chrétiens? De tenter d’exterminer les Yazédites? Fehmy Houeidy ignore-t-il qu’Omar as-Shishany combattait autour du barrage de Mossoul, en Irak, comme il menait auparavant bataille en Syrie? Ignore-t-il que des étrangers de plus d’une trentaine de nationalités combattaient en Irak? Et, plus grave encore, ignore-t-il la profonde perturbation opérée par Da’ech dans les rangs des islamistes, qu’ils soient modérés ou extrémistes? F – La position du cheikh Youssef Qaradawi Le Comité des oulémas de l’Islam et le cheikh Youssef alQaradawi ont commencé par saluer le mouvement Da’ech comme une «révolution populaire», avant de se raviser et de se dresser contre l’instauration du califat. Leur réticence ne réside pas dans le positionnement de Da’ech et dans son comportement criminel et sa fabrication de la sauvagerie, à tout le moins en Irak, mais dans le fait que Da’ech a usurpé l’idée de califat. En dépit de la sacralité du projet, les partisans du courant dit modéré au sein du mouvement islamiste considèrent sa réalisation comme inappropriée dans les circonstances présentes. G – La position du Comité islamique de Damas Le Comité islamique de Damas a été sans ambiguïté dans sa condamnation du projet califal. Il ne s’est pas contenté de le refuser, comme d’autres se sont bornés à le faire, à l’instar de Chankiti et Rayssouni et de dizaines d’autres plumes islamistes: il a poussé la critique jusqu’à estimer illégitime la proclamation du califat. C’est d’ailleurs avec sévérité qu’il juge le comportement de Da’ech: 95 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ «La proclamation du califat a émané d’une clique de voyous, qui fait couler le sang, qui ne respecte pas le code de conduite édicté par le prophète, lequel constitue le fondement d’un califat empreint de sagesse. Les auteurs de la proclamation ne maîtrisent pas le territoire et ne sont pas obéis par le peuple. La proclamation du califat s’est faite sans l’avis préalable des hommes de sciences ni la consultation préalable des musulmans, sur la base des vexations des gens pour obtenir leur allégeance à un poste qui leur était pas destiné. Une autoproclamation de cette sorte a défiguré le visage de l’Islam en faisant apparaître un tel état comme un “état d’assassins et de criminels, jubilant de plaisir devant le spectacle des décapitations et des amputations”. Qu’il avait maintes fois raison, celui qui a dit: “L’Histoire se répète, la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce”». Quand se perd la notion du djihad pour l’honneur de la confrontation, que s’égare du projet de califat la notion de la dignité de la personne humaine et ses droits, le groupement qui se désigne islamique devient alors l’ennemi numéro 1, non seulement de l’humanité, mais également de toutes les valeurs humaines véhiculées par l’Islam. 96 _______________________________________________________________________________________ Quatrième Partie Da’ech, ses réseaux de financement et ses soutiens Dès les premiers jours de la naissance de l’État islamique d’Irak, de nombreuses questions touchant aux sources de financement et d’armement de ce groupement ont été soulevées. De même, le réseau relationnel de soutien au projet, tant sur le plan régional qu’international, ainsi que son degré d’indépendance politique et financier soulevait des interrogations. Soucieux de ne prêter le flanc à la moindre accusation de développer une vision complotiste ou une interprétation subjective, désireux aussi de ne pas nourrir la moindre suspicion, je souhaiterais rappeler brièvement des faits que j’ai personnellement constatés lors de mon séjour en Irak – un séjour effectué dans le cadre d’une mission d’enquête, lors des premières semaines qui ont suivi l’occupation américaine de ce pays. 1. Il était clair que le contrôle des personnes s’effectuait exclusivement du côté de la Jordanie et non pas d’Irak. Ceci est vrai des autres pays limitrophes (Arabie Saoudite, Koweït, Turquie, Iran, Syrie). 2. La vigilance américaine s’exerçait à travers des patrouilles mobiles. De surcroît, le contrôle mis en place dispensait de toute inspection les voitures dont les passagers étaient des 97 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Américains ou des Européens. 3. Il m’a été donné de relever le fait que bon nombre de nonIrakiens étaient porteurs de faux passeports européens. 4. Hors des postes-frontières, l’activité était intense. 5. L’inspection des patrouilles portait sur le contrôle des armes. Il suffisait de se rendre dans certains quartiers pour se rendre compte immédiatement que les produits les moins chers et les plus abondants du marché étaient les armes récupérées dans des dépôts ou volées dans des casernes de l’armée irakienne dissoute. Par exemple, un jeune irakien n’a pas hésité à me proposer à la vente un fusil-mitrailleur russe pour la très modique somme de 5 dollars. À la question de savoir quel usage je ferais de cette arme, il m’a spontanément répondu: «Tu la gardes jusqu’à ton départ et tu t’en débarrasses au moment de partir». Un autre jour, au terme d’un entretien avec des juristes irakiens, place Al Andalous (Andalousie), en compagnie de Mme Mouna Rachmawi, assistante de Sergio Viera de Mello – le représentant spécial de l’ONU en Irak, tué le 19 août 2003 dans un attentat à Bagdad –, un des participants m’a convié à boire le thé à son domicile, situé à proximité de la place. En y pénétrant, j’ai aperçu, bien en vue, plusieurs armes individuelles. Comme je m’en inquiétais, il s’est voulu rassurant: «Les vols sont nombreux. Les assauts contre les maisons aussi. Nous pratiquons l’autodéfense. Nous nous protégeons par nous-mêmes». L’anarchie générée par l’occupation américaine a grandement contribué à créer les conditions d’un armement généralisé de la population à moindre coût, pour ne pas dire pratiquement pour rien. Le sort des administrations publiques n’était pas meilleur. Dans ce marché aux voleurs, il nous est arrivé d’apercevoir tous l’arsenal nécessaire à partir en guerre, et le vendeur ignorait l’usage et la valeur des objets qu’il proposait à la vente. En ce qui concerne les officiers et sous-officiers que Paul Bremer, le premier proconsul américain en Irak, a réduit au chômage du fait de la dissolution de l’ancienne armée 98 _______________________________________________________________________________________ gouvernementale, il leur était devenu d’une grande banalité de se dépêcher de participer à la distribution des armes à la population avant que l’occupant américain ne mette la main dessus. Aux premiers mois de la guerre, l’armement de la population n’a jamais constitué un problème de grande complexité. Un Français rallié à un groupe islamique m’a ainsi narré après sa libération: «Ils m’ont demandé de conserver mon passeport et l’argent qui traînait dans mes poches car ils n’avaient besoin de rien d’autre». Ils n’avaient pas non plus besoin de financement. Les groupements en relation avec l’ancien régime baasiste ne nécessitaient aucune assistance financière extérieure. Bien au contraire, ils ont aidé plusieurs groupements islamiques à leur naissance. Quant à Al Qaida, son réseau financier lui permettait largement de subvenir à ses besoins. Al Qaida s’est appuyé sur un mouvement de capitaux informel, obéissant au principe du «Cash and Fly», par analogie avec le système du «Kiss and Fly» mis en œuvre par le trio Arabie Saoudite-Koweït-Qatar, en association avec des hommes d’affaires, agissant comme intermédiaires sous leur couverture professionnelle. Très tôt, l’idée de capturer des étrangers et de prélever des rançons élevées en échange de leur libération s’est imposée comme mode de financement des groupements islamiques, notamment au sein des groupements en rapport avec Al Qaida. L’organisation a opté pour cette stratégie en Afrique du Nord, au Sahel et en Somalie et, par ce biais, s’est procuré d’importantes ressources financières. Je parle en connaissance de cause, ayant suivi personnellement le cas de la libération de trois journalistes français. Sur un même modèle, la Commission arabe des droits de l’homme a, de son côté et de manière indirecte, suivi l’affaire de la libération des journalistes roumains, par sa défense d’un homme d’affaires syro-roumain, emprisonné dans le cadre de conflits internes. Les services de renseignements américains, britanniques, français et italiens connaissent parfaitement les sources de financement et 99 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ disposent d’informations infiniment plus précises que celles véhiculées dans les médias. Une dernière source de financement des groupements islamiques est l’assistance procurée par des hommes liés à l’ancien régime baasiste qui avaient participé au trafic visant à contourner l’embargo imposé par l’ONU à l’Irak. Cet embargo avait d’ailleurs généré des résultats catastrophiques sur la population, sans toutefois affecter ni le régime ni son appareil sécuritaire. Plusieurs études internationales ont été publiées sur ce sujet, et il n’est pas dans nos intentions d’en détailler les aspects, sauf à porter un éclairage sur le mécanisme du Bayt Al Mal (la questure) pratiqué par Da’ech et les formations qui lui sont affiliées. En résumé, ce mécanisme s’articule sur 6 points que nous développerons tour à tour plus loin: 1. Le mouvement financier non officiel (le marché des capitaux informel) en direction du groupement 2. Le mouvement financier entre les divers groupements armés 3. Les moyens de pression et de chantage arbitraire 4. Le marché noir et le trafic des produits prohibés 5. Le commerce de l’énergie 6. Les butins A – Le mouvement financier non officiel (le marché des capitaux informel) en direction du groupement Le marché informel constitue l’une des principales sources de financement des mouvements djihadistes takfiristes. Ce marché, qui a commencé avec la guerre d’Afghanistan (1980-1989), a bénéficié du soutien et des facilités d’un grand nombre de gouvernements. Les événements du 11 septembre 2001 ont mis un terme à cette opulence à une époque où les ressources financières de ce mouvement dépassaient parfois le budget de certains États. 100 _______________________________________________________________________________________ La pression américaine a porté sur tout mouvement quel qu’il soit, en règle, simplement suspect ou clairement frauduleux. Par sa violence et son caractère indifférencié, ce contrôle ultra-strict a eu des répercussions négatives sur l’action humanitaire et caritative islamique dans son ensemble. Nous avons alors veillé à mettre sur pied un Bureau international des ONG humanitaires. Il s’agissait certes d’établir des garde-fous et de protéger les organisations humanitaires de l’arbitraire, mais aussi de la tentation de faire supporter à ces organisations les responsabilités et surtout les conséquences de l’implication de certaines d’entre elles au financement de certaines fractions extrémistes. Ces efforts ont été voués à l’échec en raison de l’infiltration croissante d’éléments djihadistes dans les rangs des organisations de secours qui ont pu tirer profit du parasitage et de l’opacité des opérations ayant accompagné le mouvement populaire début 2011. Avant son autodissolution, le Bureau international des ONG humanitaires avait adopté une nouvelle méthode reposant principalement sur l’occultation de l’organigramme des institutions, afin, autant que faire se peut, de révéler le moins d’informations possibles sur leur structure et leur fonctionnement. En effet, divers pays – dont le Qatar, d’une manière très claire – avaient utilisé ces institutions comme un canal indirect d’aide aux mouvements de lutte armée en Libye, en Syrie, en Irak et au Liban. Al Qaida s’est ainsi trouvé en mesure de mettre à profit les relations simultanées qu’elle entretenait avec trois groupements (Jobhat An Nosra, Da’ech et Ahrar As Sham) pour bénéficier des prestations par le biais des fonds livrées aux organisations modérées. Un tel dispositif a fonctionné jusqu’à l’embrasement du conflit entre Da’ech et divers autres groupements djihadistes, y compris avec ceux gravitant dans le giron d’Al Qaida. Ainsi a-t-on pu voir un député salafiste koweitien ou un Qatari professeur d’université porter les armes aux côtés de l’ASL (Armée syrienne libre), dans le nord de la Syrie, et, dans un même temps, 101 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ s’attaquer sur les réseaux sociaux (à partir de leurs comptes personnels), au «sombre tunnel de la démocratie injuste et de l’État civique renégat», faisant passer une importante assistance aux formations djihadistes, sous prétexte et sous couvert de sa présence aux côtés de l’ASL. Ces deux dernières années, l’implication directe d’une association caritative turque et d’une association qatarie dans le soutien à Jobhat An Nosra et Da’ech nous a été confirmé à titre personnel. Les cas d’Abdel Aziz Atiyah (Qatar), de Chadi Mawlawi (Liban) et d’Abdel Malek Abdel Salam (Jordanie) constituent à cet égard des exemples significatifs. Ces affaires, qui ont éclaté il y a deux ans, en 2012, ont conduit le ministère qatari des Affaires étrangères à intervenir directement pour libérer un proche de son actuel ministre. Nous avons d’ailleurs en notre possession de nombreuses listes portant sur l’interactivité des réseaux individuels et collectifs. À noter que le réseau irakien, le plus ancien, est le plus solide. Il comprend des hommes d’affaires irakiens, habitant Ninive, Salah Eddine, Anbar, le Kurdistan irakien, la Jordanie et des pays du Golfe. Depuis 2012 émergent peu à peu les noms de tous ces hommes d’affaires, membres de l’Association des hommes d’affaires turcs musulmans (ISIAD). B – Le mouvement financier entre les divers groupements armés En dépit des relations tendues, voire même hostiles, qu’entretiennent les différentes organisations armées, des formes de coordination très variées coexistent dans le domaine du transit des armes, de l’argent et des produits. Cela inclut d’ailleurs même l’échange d’otages et la répartition des produits du racket. C – Les moyens de pression et de chantage arbitraire Selon les informations diffusées par le Conseil des relations extérieures des États-Unis, Da’ech, à la suite de son assaut contre Mossoul, a imposé aux sociétés locales de la ville un tribut de 8 millions de dollars par mois, appliquant cette ponction aux autres 102 _______________________________________________________________________________________ localités tombées sous son contrôle. Le même système avait déjà été appliqué à Raqqa, ville syrienne frontalière de l’Irak, et dans le nord d’Alep. Avant cet événement, en contrepartie de sa protection, Da’ech avait imposé une taxe aux hommes d’affaires. Bon nombre d’hommes politiques et de riches irakiens s’acquittent aujourd’hui de cette dîme dans la zone de déploiement de Da’ech, en guise de prime d’assurance en leur faveur et en faveur de leur famille. D – Le marché noir et le trafic des produits prohibés («Not For Muslims») Da’ech recourt à toutes sortes de formules pour procéder au blanchiment de son argent et pour vendre les produits prohibés par la religion musulmane, y compris les stupéfiants en application du principe Talabani concernant les produits «Not For Muslims». Des incidents de ce type, en rapport avec la vente d’organes humains et mettant aux prises Da’ech et Jobhat An Nosra, ont été signalés sur le territoire turc. Da’ech n’a pas hésité à vendre des femmes et des enfants, considérés comme sabi (butins de guerre). Certaines de leurs pratiques, comme la vente de bijoux volés, s’apparentent à celles en usage dans la mafia. Confirmation a même été obtenue par nos soins, sur la foi de témoignages oculaires, des faits rapportés par Josh Rogin, correspondant du Daily Beast à CNN. Da’ech se surpasse dans ses activités terroristes qui s’étendent désormais au vol, au meurtre, au trafic de stupéfiants, au blanchiment d’argent, à l’intimidation et au chantage. Le fait de s’acquitter de rançons pour la libération d’otages a néanmoins constitué le moyen le plus en vogue d’amasser de l’argent, au point d’en étendre l’usage aux pays du tiers-monde et aux riches locaux. E – Le commerce de l’énergie La possession du pétrole, de l’électricité et du gaz a constitué un objectif stratégique de Da’ech depuis sa création. Ce groupement a en 103 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ effet veillé à s’emparer coûte que coûte des centres d’énergie, sans même tenir compte des pertes humaines. Et, pour ce faire, le procédé est bien rôdé, le groupement se livrant à divers raids préludant à la prise de contrôle des puits d’eau, des barrages et des dépôts de céréales. En ce qui concerne les opérations-suicide, le choix s’est généralement porté en priorité sur les Saoudiens, ensuite les Européens, enfin les Tunisiens, selon un classement établi en fonction des taux de participation aux opérations engagées. Rarement des Irakiens ont été engagés pour des opérations-suicide. Le cycle de commercialisation emprunte un circuit indirect englobant les autorités syriennes en tant qu’acheteur, des hommes d’affaires irakiens – arabes, Kurdes et turkmènes – et des intermédiaires syriens. Un réseau turc parallèle se charge de faciliter le transport et la commercialisation des produits. F – Les butins Jamais dans l’histoire arabe et/ou musulmane le concept de butin n’a connu une altération d’une telle ampleur que sous le règne des organisations djihadistes takfiristes. Da’ech a aboli l’approche coranique de la notion de butin au profit d’une conception qui place le butin à une position supérieure aux valeurs prônées par l’islam en ce domaine. Point d’honneur dans l’engagement, pas davantage dans le comportement, aucune considération pour les valeurs morales professées par les trois religions monothéistes, tel que le respect de la personne humaine, commandement qui figure pourtant au centre de leur dispositif humaniste. Au contraire, la traîtrise, le vol, la violation des sanctuaires et des propriétés, l’agression de la personne, de tout âge, de tout sexe, avec pour seul objectif la transformation de victimes en butin de guerre a servi de règle cardinale à Da’ech. Telle est la mentalité dominante chez ces combattants, animés par la haine, la vengeance et la 104 _______________________________________________________________________________________ domination. Au détriment des lois de la guerre reconnues par l’humanité dans ses diverses composantes depuis près de 2000 ans. Pour toutes ces raisons, nous avons qualifié le comportement de Da’ech comme relevant de «la fabrique de la sauvagerie». Les abus de Da’ech ont atteint leur paroxysme avec l’attaque des groupements religieux qu’ils qualifient de renégats ou d’apostats. S’ils prétendent en apparence combattre les chiites, les chrétiens ou les Yazédites, les victimes sunnites sont plus nombreuses depuis la création de ce mouvement. Da’ech en est directement responsable en s’en prenant à quiconque s’opposerait à son autorité ou refuserait de lui faire acte d’allégeance, et indirectement en ayant participé à transformer les zones de population à majorité sunnite en bouclier humain ou en groupe d’otages, une situation humiliante et infamante. Au fur et à mesure que croît la richesse de Da’ech, les quartiers dotés d’infrastructures sont transformées en zones vouées à la destruction. Le groupement a décrété de nombreuses mesures visant à l’expropriation de biens et des propriétés de ses adversaires par application du principe de butin de guerre, procédant à leur répartition parmi ses membres. Depuis sa conquête de Mossoul, même les membres d’organisations alliées n’ont pu échapper à cette mesure. Le porte-parole du groupement d’al-Baghdadi a ainsi adressé un appel à tous ceux intéressés de venir s’installer sur le territoire de son État… Sur le modèle sioniste de la migration en Palestine, Da’ech s’engage à favoriser le déplacement des familles de ses combattants des quatre coins de la planète: d’Afrique, de l’Asie du sud et d’Asie de l’est, de la Tchétchénie et de l’Égypte en particulier et de les installer dans des propriétés préalablement expropriées de familles des diverses composantes ethnico-religieuses forcées à l’exil. Des propriétés appartenant à des membres de l’armée et de la police ont également été expropriées à Mossoul et Raqqa, les deux places fortes du groupement au point d’atteindre certaines formations militaires de l’opposition syrienne contre Assad, qu’il a expulsées des zones sous son contrôle. 105 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Dernièrement, Da’ech a décidé de réquisitionner d’office les propriétés secondaires, et a fortiori tertiaires, au prétexte de la fraternité entre migrants. Il est pourtant de notoriété publique qu’il existe un fort différentiel de ressources entre les dirigeants du groupement et ses membres en ce que les possibilités mises à la disposition des dirigeants sont astronomiques par comparaison avec le salaire de base d’un combattant ordinaire, généralement venu d’un pays lointain, perdu, pour payer de sa vie la contrepartie d’un salaire représentant deux mois de prime de combat. Gracieusement et généreusement, Da’ech distribue à ses membres maisons, voitures et commerces réquisitionnés. Il est certain que les sommes d’argent que reçoivent les membres de Da’ech sont infiniment supérieures aux prestations fournies par les autres organisations djihadistes et, naturellement, par les forces gouvernementales régulières. De sorte que la notion de djihad se dissipe pour se diluer dans la notion de mercenariat, en application du protocole I additif aux quatre conventions de Genève qui définit le mercenaire comme «toute personne, non nationale, d’une des parties prenantes à un conflit, percevant une indemnité supérieure à celle affectée aux membres des forces armées régulières». Dans son article "mercenaires" (1969) le grand poète égyptien Georges Henein écrit: "Dans "civilisation" il y a "civil"; à partir du moment où le civile en question fait figure de soldat potentiel, la vie du pays en est comme détournée de son objet, exposée à des passions décousues, travaillée par des phobies récurrentes". 106 _______________________________________________________________________________________ Épilogue I. Le démantèlement des attributs de l’État moderne Tout au long de cette étude, nous nous sommes employés à recenser les conséquences majeures de la naissance et du déploiement du califat de Da’ech, veillant à ne pas nous impliquer dans des questions organisationnelles relatives à l’appartenance, au recrutement – provisoire ou permanent – des combattants, à la liste des bailleurs de fonds, aux collaborateurs du groupement, particulièrement les secrets du camp de détention de Bocca, premier générateur de l’accouplement sanguinaire entre les anciens officiers de l’armée irakienne et Al Qaida. Ce présent rapport vise donc à mettre au jour la réalité d’un phénomène qui constitue la plus dangereuse manifestation de l’action paramilitaire de la région, et non à établir une nomenklatura de ceux qui le combattent militairement et en matière de sécurité. Il nourrit aussi l’ambition de doter les démocrates et les partisans de la dignité humaine des matériaux capables de les éclairer, tant sur le plan civique que religieux, de fournir à tous des moyens constructifs qui aideraient à les mettre en position de faire front à l’obscurantisme et à l’extrémisme. Ce faisant, nous laissons à la disposition des chercheurs les matériaux et les sources fondant cette étude aux archives de l’Institut scandinave des droits de l’homme (SIHR). À notre grand regret, il ressort de ces dizaines de déclarations une grande opacité, et une non moins grande confusion durant cette période en ce qui concerne le positionnement des uns et des autres. 107 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Bon nombre d’écrivains et de d’hommes politiques ont succombé à la facilité de la propagande. De même, les médias auront participé, de manière directe, à ce que j’ai qualifié, il y a deux ans, d’«opération d’embrigadement et d’abrutissement», générant une situation catastrophique en Syrie et en Irak, et dont la raison et la sagesse auront été les premières victimes. La rationalité politique était la seule voix en mesure de faire barrage d’une manière logique et cohérente à cette prolifération cancéreuse, fondée sur le meurtre sur la seule base de l’identité (religieuse ou ethnique) de la victime. Dans la pratique, ce mode de fonctionnement a institutionnalisé l’égorgement des civils aussi bien que des porteurs d’armes, ces deux catégories étant placées sur un pied d’égalité. Les mouvements takfiristes ont mis à profit la misère qui sévit dans la zone pour mobiliser la population sur la base d’une haine primaire et vindicative. Bien que faisant usage d’un grand nombre de produits d’importation (les armes, les médicaments, mais aussi les réseaux internet occidentaux et les autres moyens de communication), les mouvements takfiristes se sont montrés particulièrement rétifs à toute notion de législation internationale, qu’elle s’inspire ou non de l’islam, assassinant le principe même du droit à la vie consacré par toutes les religions. Ils se sont mis en position de confrontation avec tout ce que l’humanité a produit sur le plan de l’intégrité psychologique et physique de l’être humain. Ainsi que nous l’avions décrit dans notre partie consacrée à l’analyse de l’aspect psychologique des phénomènes engendrés par le califat de Da’ech (cf. «La fabrique de la sauvagerie»), nous faisons face à des pulsions qui masquent des tendances agressives profondes. Sous une apparence de rigidité, d’intransigeance et d’exaspération des sentiments, l’objectif dissimulé est bien la domination et l’accaparement de l’argent et du sexe. Bien qu’il soit tragique de le reconnaître, le «bulldozer Da’ech» est parvenu à saper les nobles aspirations à la liberté, à la dignité et au changement. 108 _______________________________________________________________________________________ Il est impossible d’affronter l’obscurantisme par des moyens corrompus. Si la confrontation militaire peut se justifier, l’éradication du phénomène ne saurait se réduire, stratégiquement, à son aspect militaire et sécuritaire. Aucun exemple historique n’a apporté la démonstration que l’extrémisme pourrait être contenu par un contreextrémisme ou par le recours à une option exclusivement militaire. L’extrémisme est présent dans toutes les sociétés humaines, c’est fait incontestable. Il existe partout, indépendamment de la religion, de l’idéologie ou du nationalisme. Et sa présence marginale donne d’ailleurs la possibilité de le maîtriser en permanence. À juste titre d’ailleurs, le psychanalyste italien Franco Basaglia soutient que, dans les «sociétés déviantes», la maîtrise de cet état de fait doit s’effectuer avec des moyens dynamiques. Juguler l’extrémisme ouvre la possibilité à une réadaptation et à une réinsertion vers le monde réel, pas nécessairement exemplaire, mais inscrit dans la réalité. L’état pitoyable de la mondialisation contemporaine, en situation de crise, tant au niveau des cercles dirigeants de l’économie du marché que sur le plan de la monopolisation de l’énergie que du surarmement, a généré des effets contraires multiformes. Mais ces effets ne sauraient constituer une menace existentielle sans la persistance du soutien d’une fraction de la classe dirigeante qui s’emploie à maintenir en état de marginalisation de larges couches de la population – portant ainsi atteinte à l’identité et à la substance même de l’individu du fait d’un autoritarisme local et vidant de sa substance la citoyenneté, privant les individus de leur droits politiques, civiques et culturels. L’interactivité entre les facteurs de l’expansion de l’extrémisme, à échelle locale, régionale et internationale, a constitué une force de neutralisation permanente en mesure d’ébranler les fondements de l’État moderne et à maintenir captif le mouvement de protestation populaire visant à la restauration des droits fondamentaux. Il s’agit pourtant là d’une caractéristique de notre époque contemporaine, que l’on se réfère aux libertés publiques ou aux conditions de base élémentaires à une vie digne. 109 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ Pour cette raison, nous nous sommes opposés avec force à toute forme d’opposition armée: les expériences contemporaines ne fournissent aucun exemple d’une transition réussie par la force vers la démocratie, la justice et un État de droit. La violence contenue au sein de la population du fait des conditions inhumaines de son existence pouvait, au sein d’une jeunesse en révolte, brider son droit naturel à la résistance civique en vue de modifier la situation dans son pays, voire de le dévoyer vers des formes plus violentes. Pendant ces trois dernières années, nous avons tenté de démanteler et de démentir la position de nombreux universitaires européens qui s’inspiraient dans leur démarche du précédent révolutionnaire français pour l’appliquer à la Libye et la Syrie. Des spécialistes soulignaient à tout propos que l’hymne national français retentit toujours de l’appel aux armes («Aux armes, citoyens»). Avec la même force, nous nous sommes opposés à l’appel au djihad des charlatans tapis dans les réseaux Internet et sur les chaînes satellitaires. Quiconque prônait la modération et la sagesse dans l’usage des armes était immanquablement marginalisé, comme voué à la disparition sous les coups de butoirs des pouvoirs dont l’unique système reposait sur son appareil militaire et sécuritaire, ou sur des structures elles-mêmes «organiquement basées» sur l’obscurantisme confessionnel. Dans un système différent de celui de la démocratie, ces structures auraient pu se développer à loisir, particulièrement dans le monde arabe, où une pléthore d’exemples existe depuis toujours. Combien de fois avons nous attiré l’attention sur ce fait avéré depuis des décennies et des générations… La convergence d’intérêt entre les puissances régionales, tremblantes de surprise face au soulèvement populaire imprévu, et les nations qui ont flairé la possibilité de tirer profit de l’usage de la force pour affaiblir d’autres pays (qu’ils ont préalablement fait figurer sur la liste de ceux qui menacent leurs intérêts) a conduit les deux parties à travailler dans le même sens. Ces différentes puissances se sont appliqué à transformer la Syrie et l’Irak en théâtre de déploiement de 110 _______________________________________________________________________________________ la violence – un défouloir non seulement pour tous les marginaux de l’Occident, mais aussi pour les pays pétroliers menacés par l’idéologie du djihadisme wahhabite, la plus prégnante au sein de sa jeunesse depuis la guerre d’Afghanistan (1980-1989). Néanmoins, le théâtre des opérations, cette fois-ci, n’était pas constitué des monts et des plaines afghanes, mais des zones situées aux frontières de l’Europe et de l’Alliance atlantique (Turquie), à moins de 100 kilomètres de l’Union européenne. Le feu vert accordé à l’ouverture des frontières vers le Croissant fertile (c’est-à-dire vers la constellation des pays du Levant – Syrie, Liban, Jordanie, Irak et Palestine) a mené à la consolidation des thèses salafistes djihadistes de même qu’au renforcement de l’État sécuritaire. Dès lors, il était inconcevable que ce visa octroyé pour protéger les arrières de cette politique destructrice ne suscite un effet de retour de bâton en quelque sorte, justement parce que cette politique ne pouvait se faire à sens unique, sans que la région ne songe à se protéger elle-même à moyen et à long terme. L’une des conséquences les plus dangereuses de la mondialisation des conflits de la zone a été la montée en puissance des services de renseignements, au détriment des considérations géopolitiques. Cette tendance s’est accompagnée du rôle grandissant de Hakkan Fidan en Turquie, de Qassem Souleimany en Iran, de Bandar Ben Sultan en Arabie Saoudite, d’Ali Mamlouk et de Jamil Hassan en Syrie. Mais la conséquence la plus directe de la mondialisation de l’état d’urgence a été la consolidation des thèses salafistes dans l’abolition de toute distinction entre l’État, le régime et le pouvoir politique et sécuritaire. Dès lors que la thématique étatique s’est vue rejetée, par voie de conséquence, ses répercussions ont été immédiates sur les concepts de souveraineté et d’intégrité territoriale de même que sur les éléments constitutifs de la patrie, qu’il s’agisse des sujets ou des concitoyens. Des répercussions aussi sur l’idée même d’État de droit doté d’institutions, fruit d’une longue lutte de plusieurs siècles de l’homme contre l’injustice, le pouvoir absolu et l’arbitraire. 111 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ La régression de l’idée d’État s’est accompagnée d’une régression similaire du concept de l’État de notre ère, expression de la représentation populaire, de la concitoyenneté, ouvrant la voie au pouvoir absolu non soumis à contrôle, à une mafia organisée de l’économie et aux tribunaux d’inquisition sur le modèle wahhabite. De tels pouvoirs dictatoriaux ont favorisé la confusion entre l’État et le régime et entraîné l’extension de la pratique de ce que nous avions qualifié de «génocide politique» (dans la première partie de notre Short Universal Encyclopedia of Human Rights) en ce que le système a ici donné libre cours à l’anéantissement politique, à la multiplication des condamnations, à l’application de la peine capitale à l’encontre de tout adhérent à la confrérie des Frères musulmans en Syrie ou au parti Da’wa (chiites d’Irak), dans la décennie 1980. Au sein des mouvements relevant de l’Islam politique, ce comportement a suscité des confrontations permanentes avec l’État et ses institutions, policières et militaires, de même que les services de fiscalité et du mariage. Certains prétendus idéologues d’Al Qaida ont poussé le raisonnement jusqu’à ses plus ultimes conséquences en décrétant le crime d’apostasie à l’encontre de quiconque relevait de ces institutions et en s’autorisant, ce faisant, toute confrontation avec elle. Cette pulsion s’est étendue à de vastes secteurs de la population marginalisée du fait d’un pouvoir arbitraire. Un fait générateur d’une situation hautement négative rendant licite le pillage des institutions du pouvoir, le vol de l’argent public, voire même le pillage des institutions de l’État dans des secteurs clés de l’économie tels la production pharmaceutique, le domaine agroalimentaire ou les télécommunications. Une telle rengaine a crée un climat propice à la relance de la thématique de «l’intervention étrangère» qui a gagné bon nombre d’esprits, parmi le peuple comme parmi l’élite intellectuelle. Ces trois dernières années, si la cécité idéologique a conduit les extrémistes à leur fin logique, la prépondérance de l’irrationalité 112 _______________________________________________________________________________________ politique et l’intronisation d’un leadership (lui-même commandité en arrière-plan par des injections massives de fonds à finalité politique) a généralisé ce phénomène à d’autres couches de la population non djihadiste brandissant, la mutation étant grisante, des mots d’ordre clinquants tels la transformation démocratique, l’édification d’un État de droit, au point de devenir minoritaires, pris entre le marteau de l’extrémisme takfiriste et l’enclume du pouvoir arbitraire. II. Édifier l’environnement sociétal Les mouvements takfiristes ont tiré profit de plusieurs facteurs qui ont contribué à favoriser leur déploiement et leur expansion. 1. La guerre d’Afghanistan (1980-1989) a reposé sur le djihad contre le communisme et contre les renégats: les agissements djihadistes ont bénéficié d’une large caution (aussi bien pour la destruction des écoles, des institutions publiques, que parfois des hôpitaux). Cette caution a été consentie par la totalité des démocraties formelles occidentales, sans exception, et non seulement par les gouvernements des pays arabes et/ou musulmans, lesquels ont fait office de front arrière de soutien au combat en l’alimentant par les hommes et l’argent. 2. Le vide idéologique qui a accompagné la chute du pacte de Varsovie et l’implosion de l’Union soviétique. Il est généralement connu que la jeunesse ne produit pas une idéologie mais adhère à une doctrine mobilisatrice pour son combat. La maturation de sa lutte et son affinement ne s’opère que par ce biais. 3. Depuis la seconde moitié de la décennie 1970, la montée en puissance des mouvements se réclamant de l’Islam politique dans plusieurs pays musulmans avec la naissance de la Révolution islamique en Iran. En dépit de l’échec du mouvement de Johaimane al-Oteiby en Arabie Saoudite et de l’expérience de L’Avant-garde combattante des Frères musulmans en Syrie, l’idéologie islamiste est demeurée le principal facteur d’influence de la jeunesse dans le monde arabe. 113 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ 4. En ciblant Al Qaida, la «guerre contre le terrorisme» lancée par l’administration républicaine américaine de George Bush et Dick Cheney (2001-2008) l’a, par contrecoup, intronisé auprès des courants les plus rigoristes et les plus intolérants des mouvements de tout l’Islam politique. 5. La propagation du virus de la thématique confessionnelle à des partis et mouvements islamistes situés hors du courant djihadiste, après l’occupation de l’Irak (2003) et l’apparition de la doctrine de la renaissance de la maison chiite en vue de procéder à la restauration de l’État irakien. 6. L’instrumentalisation par de nombreux gouvernements du Moyen-Orient de l’idée d’un affrontement chiite-sunnite, tendance que l’on retrouve dans toutes les confrontations régionales (en plus de l’injection de milliards de dollars en vue de marginaliser des notions telles que l’intérêt panarabique, la souveraineté de l’État, les relations de bon voisinage, l’édification de groupements économiques supranationaux, la lutte pour l’établissement d’un projet démocratique en opposition au projet de l’arbitraire du pouvoir. 7. L’adhésion de la majorité des partis à dominante islamiste à la conception totalitaire du pouvoir par référence à la thématique du penseur égyptien Sayyed Qotb («Prenez l’islam dans sa totalité ou il vaut mieux l’abandonner»). Le point de convergence de l’idéologie qotbiste entre les formations militaires des Frères musulmans et les organisations djihadistes salafistes a fait des sociétés humaines imprégnées de leur idéologie un terrain fertile aux groupements radicaux pour y puiser l’encadrement politique et militaire qui leur faisaient défaut – un recrutement aisé en ce qu’il ne se heurte pas à la moindre réticence doctrinale. 8. Le fait que les autorités dictatoriales aient privilégié le recrutement sur la base de considérations tenant à la solidarité clanique plutôt que civile, dans l’édification de leur armée et leur appareil de sécurité, en plaçant quiconque ne répond à de telles critères en position de confrontation avec le pouvoir. 114 _______________________________________________________________________________________ Il est important de rappeler ici que les principaux dirigeants du mouvement syrien Ahrar As Sham (les Hommes libres de Levant) d’Al Qaida et, dans une proportion moindre, de Da’ech sont d’anciens membres de L’Avant-garde combattante des Frères musulmans qui avaient rallié Al Qaida. Point n’est besoin d’insister sur l’enthousiasme qui s’est emparé des dirigeants de la confrérie et des mouvements salafistes et takfiristes participants au congrès pour le soutien à la Syrie, qui s’est tenu le 15 juin 2013, sous l’égide de Mohamad Morsi, à l’époque Président de la République arabe d’Égypte. Aucun chercheur islamique objectif ne pourra établir la moindre distinction entre les prédications du cheikh Youssef Qaradawi et les revendications de Yasser Borhami ou de Mohamad al-Tarifi 19 , du courant salafiste. Il suffit, pour s’en convaincre, de recenser les noms des organisations qui ont participé à la tenue de ce colloque (le Club des penseurs musulmans, la Ligue des oulémas sunnites, le Comité mondial islamique, le Conseil de coordination islamique mondial, le Global Campaign Against Agression), et constater la convergence doctrinale des deux courants cités et leur clair appel à un djihad mondial en Syrie. III. Qu’en est-il de l’avenir? Face à une telle situation, en présence d’incubateurs sociaux générateurs de projets destructeurs de l’État et des citoyens, ces groupements constituent une pathologie endémique comparable par 19 - Les politiciens se défaussent de leurs obligations par des artifices de langage. En cela, le cheikh al-Tariri n’échappe pas à la règle, risible dans sa façon de se soustraire à ses obligations en développant la thèse de nasekh wal mansoukh (le verset coranique qui en remplace un autre) ou soutenant parfois, quand son propos paraît aléatoire, que ce qu’il vient d’avancer «remplace [ses] anciens propos». Une fois, une seule, il a dérogé à ses habitudes : «Ce que je dis aujourd’hui est ma position à l’égard de Da’ech». Mais c’était faire preuve de courage sans prendre risque, en ce qu’il avait revendiqué la paternité de ses propos lors des décisions du gouvernement saoudien à l’encontre des groupements politiques islamiques et djihadistes, notamment la criminalisation des Frères musulmans. 115 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ leur effet à la déficience du système immunitaire sur les individus. Mais, à l’inverse de la posologie appliquée au sida par exemple – un traitement qui réduit les effets de la maladie sans l’éradiquer, tout en maintenant en vie le patient –, nos sociétés disposent de bien des moyens pour traiter le mal et déblayer la voie à celles qui sont animées de la volonté de le faire dans l’espoir de se réinsérer dans le cours de l’histoire contemporaine. Il est impossible d’affronter un mouvement takfiriste sans assécher au préalable ses sources de financement et son réservoir humain. Il y a plusieurs décennies, un chercheur originaire du Golfe, Anouar Abdallah, a mis en garde contre les trois «sauterelles noires», par référence au mauvais usage que font les Arabes de leurs ressources énergétiques, au point de transformer cette manne en malédiction. Le mauvais usage des ressources non productives de la part de gouvernements et de mouvements au service d’une idéologie destructrice constitue la principale force de propulsion du phénomène takfiriste. À ce jour, les mouvements takfiristes djihadistes ne peuvent recourir à l’autosuffisance matérielle. Qu’elle provienne des instances internationales ou régionales, toute décision de fermeté, toute volonté d’exiger des comptes de quiconque se trouvant en rapport avec ces groupements terroristes produira donc immanquablement ses effets sur la force du mouvement et par extension sur le mouvement lui-même. Il est temps de cesser de se borner à faire allusion à l’instrumentalisation des ressources énergétiques dans le financement de mouvements que l’ONU a qualifiés de terroristes, ainsi que cela a été mentionné dans la résolution 1270 du Conseil de sécurité. Il est temps de cesser de faire allusion pour criminaliser ce comportement et exiger des comptes. Se révélera alors la responsabilité de gouvernements liés par la connivence avec Da’ech. Une connivence matérialisée par les transactions via des hommes d’affaires du parti au pouvoir ou des intermédiaires qui lui sont proches et qui ont permis de réaliser de fortunes colossales grâce au trafic pétrolier avec Da’ech, au détriment des peuples. Nous souhaitons également rappeler une fois de plus que l’une des 116 _______________________________________________________________________________________ plus importantes sources d’enrichissement du terrorisme (au point que cette «source de revenus» a bénéficié ces dernières années d’une acception tacite) est le paiement de rançons, particulièrement de la part des États occidentaux. Que des pays du Golfe s’acquittent de rançons et se drapent du rôle de «bienfaiteurs humanitaires», parce qu’ils auraient ainsi contribué à la libération d’otages occidentaux est une vraie mascarade, une simagrée. Le comble de cette tragédie: payer une rançon de 20 millions de dollars pour libérer un ressortissant européen constitue sans le moindre doute une opération à peine déguisée de financement de mouvements takfiristes. Notre souci de la vie humaine ne nous autorise pas à accepter de compenser la vie d’un otage occidental ou d’un ressortissant européen par la mise à la disposition de moyens financiers mettant un preneur d’otages en mesure de tuer plus de mille citoyens des pays de la zone. Si les pays européens sont sincèrement soucieux de la vie de leurs concitoyens, leur devoir est de leur interdire de se déplacer dans des zones qui les exposent au risque d’enlèvement, qui mettent en péril leur existence. Au cours d’une étude réalisée par un groupe de juristes début 2014, il est apparu que le Qatar occupe la première place sur la liste européenne dans le financement des organisations qualifiées de terroristes. Des amis du Qatar ont protesté auprès de nous contre cette liste en ce que cette recension incluait le paiement de rançons, arguant du fait que les versements de rançons relevaient d’une noble action humanitaire de la part de leur émirat. La totalité des chercheurs étaient pourtant parvenus à la conclusion que ces rançons constituaient bel et bien une des plus importantes sources de revenus des organisations terroristes: elles avaient joué un grand rôle dans l’enrôlement des combattants et l’achat de leur armement. La plupart des pays européens sont tombés dans ce piège hypocrite, contrairement à la Russie et aux États-Unis, lesquels ont généralement 117 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ refusé le chantage (avec une variante pour les Américains, à savoir la possibilité de recourir à un échange de prisonniers pour protéger leurs ressortissants). Il n’est pas possible de briser le flux takfiriste sans recourir, à nouveau, au principe du dégagement de tous les combattants non syriens de Syrie et de tous les combattants non irakiens d’Irak. Un combattant étranger est un étranger dans tous les sens du terme: étranger au tissu social, étranger à la psychologie collective locale, porteur des virus de la surcharge religieuse et confessionnelle résultant de la sur mobilisation psychologique, enclin à faire peu de cas de la vie des civils et, dans la plupart des cas, plus proche de la définition du mercenaire que de l’engagement doctrinal ou idéologique. Cette foule en provenance de soixante-dix pays, porteuse d’autant complexes psychologiques et qui plus est animée du souffle de la vengeance est à l’origine de quatre-vingts pour cent des attentatssuicide. Le dispositif mis en place par les pays européens pour lutter contre ce phénomène a accentué la férocité et l’extrémisme des revenants de Syrie. Cela se manifeste d’une manière plus nette dans le glissement opéré vers les mouvements les plus sauvages dont la séduction de l’offre de recrutement est plus importante. La fermeture des frontières, l’incrimination des parties facilitant le transit constituent ainsi deux mesures nécessaires à l’interruption du flux humain extérieur à Da’ech et à ses frères. Depuis mars 2013, nous avons réclamé avec insistance l’adoption par le Conseil de sécurité d’une résolution concernant les combattants non syriens. En association avec des organisations juridiques non gouvernementales, la requête déposée par le Comité de coordination nationale pour le changement démocratique (CCNCD) n’a pas été prise en compte. Il est impossible d’affronter ces groupements et de gagner le combat en leur opposant des armes. Il est nécessaire d’opérer un retour vers le principe de l’armée nationale et de l’État de droit pour y mener un siège de longue durée couronné de succès. L’expérience de 118 _______________________________________________________________________________________ ces dernières années a prouvé que l’armée idéologique n’est pas en mesure de réaliser l’unité nationale autour du principe de l’État et de la souveraineté. De même, un État religieux sera destructeur dans tous les sens du terme. La réédification d’une armée sur la base de la nation et de la concitoyenneté pourra, elle seule ouvrir la voie à une souscription de la collectivité nationale au principe selon lequel «l’État détient le monopole de la violence organisée». Le processus de réforme privera les groupements armés d’un milieu social qui a utilisé le leitmotiv de l’injustice comme levier d’un conflit ouvert contre l’État, dans un premier temps, avant de dévier, dans un second temps, vers une opération de démantèlement programmé des attributs fondamentaux de la société… En d’autres termes, à mettre en place les conditions d’une guerre civile permanente. La cessation des opérations d’éradication et de marginalisation des institutions fondamentales de l’État d’une part et la neutralité positive des organes chargés du contrôle de la violence de la société (armée, police) d’autre part constituent la principale force motrice rendant possible l’émergence d’un front social cohérent afin de faire face à l’extrémisme. La mise en œuvre de réformes radicales établira une démarcation effective entre l’État et l’idéologie. Elle dégagera le terrain à la mise sur pied d’un État aux institutions fondées sur des compétences et sur la concitoyenneté. La voie la plus sérieuse pour prévenir la dérive du pire du passé dans l’édification du plus hideux du présent. Mettre fin au crime constitué par l’instrumentalisation des groupes terroristes dans les conflits politiques se déroulant sur un triple niveau, interne, régional et international est un impératif. Que tous les hommes de religion sincères et éclairés adoptent une position claire, sans ambiguïté, à l’égard de ces groupements. Ainsi 119 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ que je l’ai assuré à M. Issam al-Attar20, une position ferme de la part d’un penseur islamique est infiniment plus importante que des dizaines de prises de position de démocrates laïcs – du moins en regard du contexte confessionnel actuel. Le projet obscurantiste ne dénature pas le sens de l’État civique. Il ne déforme pas l’idée de démocratie. Il pointe un poignard venimeux vers la poitrine de la religion musulmane dans ses valeurs spirituelles et morales les plus hautes. C’est là que réside l’importance du rôle des réformateurs musulmans dans la confrontation avec l’expansionnisme takfiriste. Il est nécessaire de faire cesser les crimes de nature médiatique et de forger des lois criminalisant l’apostasie, la discrimination sociale et religieuse. Les médias, qu’ils soient sunnites ou chiites, ont joué un rôle déterminant dans la diffusion des pensées obscurantistes, justifiant et embellissant le meurtre, le terrorisme, enrôlant une jeunesse adolescente dans les rangs des groupements takfiristes, renforçant la surmobilisation psychologique à base confessionnelle de même que la division au sein d’une même société. Interrompre la régression du politique, les complots visant à pervertir l’éveil des consciences de même que toute forme de connivence avec l’obscurantisme est également vital pour l’avenir des démocraties dans le monde. Qui d’entre nous pouvait s’imaginer que la déportation des chrétiens de Mossoul se déroule de cette sorte? Dans le silence de tous ceux qui péroraient sur l’alliance révolutionnaire entre les tribus et les groupes combattants ou, sa variante, sur la révolution islamique en terre d’Al Rafidain (au confluent de l’Euphrate et du Tigre). En 1888, lors du soulèvement général de la paysannerie au Djebel Arab, l’armée ottomane a établi des marques distinctives sur les 20 - Issam al-Attar, ancien secrétaire général des Frères musulmans en Syrie, est un penseur islamique réformiste et modéré. Attar a soutenu la résistance civile et lancé courageusement des mises en garde contre la militarisation du mouvement populaire. 120 _______________________________________________________________________________________ maisons des participants à la révolte paysanne en vue de tuer leurs propriétaires et de forcer au départ les autres occupants. Les notables locaux ont reproduit ces signes discriminants sur la totalité des habitations afin d’entraver l’application de ces mesures. Laquelle des formations politique ou militaire de Mossoul songeraient à inscrire la lettre «N» sur le domicile de ses concitoyens pour empêcher la déportation de ses compatriotes chrétiens? À tout le moins, qui oserait aujourd’hui affronter cette décision, ne serait-ce que par communiqué? Une telle modestie politique que recouvrent le silence et la connivence interdit à quiconque de revendiquer l’honneur de s’affirmer libre, ou encore moins révolutionnaire. Nonobstant le comportement du gouvernement de Noury al-Malki, il est difficile de considérer complice des crimes de Da’ech ceux qui auraient fait alliance avec ce groupement ou qui se seraient simplement déclaré sympathisant du mouvement. Dernière considération, et non la moindre: il importe d’édifier au plus vite la plus vaste alliance nationale contre l’obscurantisme et la sauvagerie. Durant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), les pays occidentaux ont fait alliance avec Staline pour briser net l’expansion du nazisme et du fascisme en Europe. Les événements décisifs que vit la Syrie et ses zones limitrophes commandent de faire alliance avec tous ceux qui respectent un minimum de droits et de libertés humaines, afin de livrer le combat acharné le plus total possible contre cette peste. La sauvagerie n’est plus un phénomène susceptible d’être combattu par une simple faction pour mettre un terme à son expansion. Nous sommes face à un problème existentiel que peuple et pays se doivent d’affronter par la prise de mesures courageuses, par des strictions chirurgicales nécessaires dans le corpus existant, par de vastes alliances entre tous ceux qui refusent l’obscurantisme comme mode de vie, le meurtre comme instrument de gouvernement, de même que cet arbitraire dangereux prôné par un groupuscule, j’ai nommé Da’ech. Car la plupart de ses ennemis naturels n’ont pas été à la hauteur 121 Le Califat de Da’ech ____________________________________________________________ des responsabilités et des défis. La crainte révérencieuse qu’inspirent les crânes de ses innocentes victimes suffira-t-elle à nous forcer à nous redresser? 122 _______________________________________________________________________________________ DOCUMENTS ANNEXES Document 1 Accord signé entre Omar as-Shishany, représentant l’État islamique en Irak et au Levant et Abou Khaled as-Soury, représentant du mouvement Ahrar As Sham (Les Hommes libres du Levant) sur un modus vivendi dans la zone de l’aéroport militaire de Ménagh, secteur d’Alep, assiégé pendant près d’un an par As Shihany avant d’être libéré par un raid éclair du Hezbollah libanais. Document 2 Accord entre Da’ech et les Divisions des faucons, commandées par leur émir Abou Issa as-Sheikh sur l’arrêt des hostilités entre les deux formations. Document 3 «Ahrar As Sham» critique la déclaration du Califat par Da'ech Document 4 Proclamation de Da’ech s’engageant à combattre les renégats et les infidèles, les Nousseyristes (chiites) et les Ismaéliens. Document 5 Communiqué de Liwa Assifat Al Chimale (la division Tempête du nord) dénonçant les manquements de Da’ech à leur accord de trêve. Le communiqué prend acte du cessez-le-feu intervenu entre eux mais déplore que Da’ech n’ait pas tenu parole concernant la libération des prisonniers de la division Tempête du nord qu’il détient chez lui, notamment leur porte-parole Mohamad Nour, directeur du centre de presse d’Azzaz. L’accord avait été signé en présence de deux témoins, cheikh Abou Obeida al-Masri, représentant de l’Armée de Mohammad et la Brigade de l’unification, garant de l’arrêt des hostilités entre les deux formations, ainsi que Abou Ibrahim as-Shishany, responsable militaire des camps militaires de Da’ech dans le secteur Rif Al Chemaly (province nord), et d’Abou Abdel Rahman, émir de Da’ech à A’azzaz, qui ont tous prêté serment. 123 Le Califat de Da’ech 124 ____________________________________________________________