Le Califat de Da`ech

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Le Califat de Da`ech
Le Califat de Da’ech
Le Califat de Da’ech
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HaythamManna
Le Califat de Da’ech
Adaptation française: René Naba
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Scandinavian Institute for Human Rights
Le Califat de Da’ech
Rapport du SIHR préparé par
Haytham Manna
Adaptation française: René Naba
Éditions SIHR et Eurabe en collaboration avec le site Madaniya
© 2014
ISBN: 2-914595-76-X
EAN: 9782914595766
Scandinavian Institute for Human Rights
1, rue Richard Wagner - 1202 Genève - Suisse
Tel.: 0041225520185
[email protected]
www.sihr.net
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Le Califat de Da’ech
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Index
Observations préliminaires ………………..……….. 9
Prologue …………………………………………..... 11
Première partie
Des hijras illusoires aux bains de sang ………..…… 15
Deuxième Partie
La fabrication de la sauvagerie …………………..… 61
Troisième Partie
Des troubles de la vision à la confusion
de la perception …………………………………….. 81
Quatrième Partie
Da’ech, ses réseaux de financement et ses soutiens . 97
Épilogue ………………………………………..… 107
DOCUMENTS ANNEXES …………………….... 123
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Le Califat de Da’ech
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Haytham Manna
Président de l’Institut scandinave des droits de l’homme,
opposant syrien notoire en exil en France depuis 35 ans, il s’est
toujours opposé avec force à toute intervention étrangère dans
son pays et prône un règlement politique de la situation en Syrie.
Cofondateur de la Commission arabe des droits humains,
président du Bureau international des ONG humanitaires,
Haytham Manna siège au comité directeur d’une dizaine
d’ONG des droits de l’homme, et est titulaire de plusieurs
distinctions honorifiques dans ce domaine: la Medal of Human
Rights-National Academy of Sciences-Washington (1996), le
Human Rights Watch (1992) et le prix Shamlan pour les droits
de l’homme (2010).
Manna est le coordinateur adjoint du Comité de coordination
nationale pour le changement démocratique en Syrie (CCNCD,
l’opposition syrienne non armée composée des partis du centre
et de la gauche et constituée de personnalités de la société
civile). Il a étudié la médecine, l’anthropologie et le droit
international et est auteur d’une quarantaine de livres en arabe,
en français et en anglais, notamment The Short Universal
Encyclopedia of Human Rights.
René Naba
Écrivain et journaliste, en charge de la coordination
éditoriale de Madaniya (http://madaniya.info), site civique et
citoyen qui se propose d’être le rendez-vous de tous les
démocrates.
Août 2014 – Genève
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Observations préliminaires
Ce rapport se propose d’analyser le processus ayant abouti à la
proclamation du califat de Da’ech, l’impact de ce califat sur
l’échiquier régional (notamment par rapport aux autres formations se
réclamant de la même idéologie islamiste, à l’instar d’Al Qaida), et
d’établir la monographie des figures de proue de ce mouvement.
I – Da’ech est l’acronyme de l’État islamique d’Irak et du Levant
(EEIL), ou ISIS (Islamic State in Irak and Syria) en anglais. Il
comprend le territoire de la Grande Syrie et de la Mésopotamie.
II – Le califat: le calife est le successeur du Prophète de l’Islam
dans l’exercice politique du pouvoir. Depuis la fondation de l’Islam,
quatre califats se sont succédés à la tête du monde musulman: le
califat omeyyade de Damas, le califat abbasside de Bagdad, le califat
fatimide du Caire et le califat ottoman. Durant les trois premiers
siècles de la conquête arabe (du VIIe au Xe siècle), trente-neuf califes
ont dirigé le monde musulman. Quatre Rachidoun, quatorze
Omeyades et vingt et un Abbassides ont gouverné durant 308 ans,
pour une durée moyenne de règne de 7,9 ans. Treize des trente-neuf
califes ont péri de mort violente.
III – Le titre du premier chapitre de ce rapport fait référence à la
hijra (l’hégire, en français), terme qui désigne le départ des
compagnons du Prophète Mohammad de La Mecque vers l’oasis de
Yathrib, ancien nom de Médine, en 622. En arabe, hijra signifie
«émigration» et suggère une «rupture de liens» en ce que cette
migration a créé une rupture fondamentale avec la société telle qu’elle
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Le Califat de Da’ech
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était connue des Arabes jusqu’alors. Le Prophète venait en effet de
rompre un modèle sociétal établi sur les liens de parenté (organisation
clanique) pour constituer un modèle de communauté de croyance.
Dans ce nouveau modèle où tout le monde est censé être «frère», il
n’est plus permis de laisser à l’abandon le démuni ou le faible, comme
cela était le cas avant. Les clans puissants de La Mecque vont tout
faire pour éliminer cette nouvelle proposition de société diminuant
leur pouvoir. En effet, l’égalité entre les croyants est proclamée lors de
la rédaction de la constitution de Médine (Alsahifa), que ces derniers
soient libres ou esclaves, Arabes ou non-Arabes. Compte tenu de
l’importance de cet événement, le calendrier musulman démarre au
premier jour de l’année lunaire durant lequel l’hégire a lieu, ce qui
correspond au 16 juillet 622.
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Prologue
À la présentation de mon premier rapport sur Da’ech, en 2013, un
responsable d’un organisme relevant des Nations unies m’a donné ce
conseil: «Da’ech est un phénomène limité par sa force et les soutiens
dont il bénéficie. Il est préférable de suivre les activités du Jobhat An
Nosra et du Front islamique. L’avenir leur appartient».
J’ai accueilli son conseil par le sourire, lui faisant valoir
l’argument suivant: aucune protection ou soutien ne seront utiles à ces
deux groupements. La direction militaire de Da’ech se vit comme le
commandement militaire d’une armée. Elle pense en termes de
fonctionnement militaire. Elle emprunte à la technique de la guérilla et
procède à une réévaluation périodique de ses priorités stratégiques;
trois éléments qui font défaut aux deux autres groupements.
Les trois protagonistes (Jobhat An Nosra, le Front Islamique et
Da’ech) restaient focalisés sur le caractère religieux et confessionnel
du conflit en Syrie et se livraient en conséquence à une vive
compétition pour conquérir le même milieu socio confessionnel qui
leur permettrait d’étendre leur influence. Mais Da’ech, fort d’une
décennie d’expériences, a été le seul groupement à avoir cherché à
exploiter les points forts et faibles des zones de conflit pour tirer
bénéfice des erreurs de ses rivaux – quand bien même ils combattaient
le même ennemi, le régime syrien.
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Le Califat de Da’ech
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Quant au commandement militaire de Da’ech, il était constitué
pour l’essentiel d’anciens officiers de l’armée irakienne. Les zones de
déploiement de l’opposition au régime syrien constituaient un ventre
mou, un terrain propice à l’expansion accélérée de Da’ech.
Alors que les divers acteurs du conflit débattaient sur la légitimité
de la posture de Da’ech ou sur ses liens présumés avec les services de
renseignement syriens ou irakiens, Da’ech négociait avec les services
de renseignement turcs la libération des otages français, parallèlement
à des opérations de séduction et d’intimidation menées à l’encontre de
quiconque entravait sa progression.
Début 2014, en dépit des pertes subies par les divers groupements
du fait de leurs divergences sur le contrôle de la ville syrienne de
Raqqa, nul, tant au sein du pouvoir syrien qu’au sein de l’opposition
armée, n’a su tirer les conclusions pertinentes de cet avènement sur un
plan politique ou militaire. Ce n’est que le séisme de Mossoul
(l’attaque de Da’ech contre cette ville du nord de l’Irak, le 29 juin
2014, au premier jour du mois du Ramadan) qui réussira à provoquer
un électrochoc global à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la zone.
La succession des victoires rapides de Da’ech en Irak a produit un
effet inverse sur son comportement. Le sentiment de prépotence et
d’omnipotence et l’intuition de pouvoir mener bataille sur plusieurs
fronts a provoqué une prise de conscience à échelle régionale puis
internationale, conduisant à une réévaluation du théâtre des opérations
dans un sens plus réaliste. Le califat de Da’ech a ainsi replacé la
Méditerranée orientale au centre de l’actualité internationale, en
substitution au conflit en Ukraine.
Tous ceux qui avaient minimisé le danger Da’ech se sont alors
empressés de nous solliciter pour obtenir un rendez-vous avec nous,
quêtant avis et informations susceptibles de les éclairer sur la situation.
Il est difficile d’évaluer les pertes humaines et matérielles résultant
du manque de discernement collectif à l’égard de ce phénomène. Et,
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de la même manière que le monde a été saisi de stupéfaction devant le
comportement de Da’ech envers les chrétiens et les Yazidis, il sera
surpris par le nombre de victimes des localités de Tikrīt et de Spayker.
De la même manière que l’on garde le silence à propos des dix mille
victimes militaires en Irak, on ne peut qu’observer le mutisme des
autorités syriennes quant à la mort de deux cent vingt-six cadres
militaires tués dans la bataille d’Al Tabaqa, parmi lesquels vingt-cinq
officiers d’autorité (généraux, colonels ou lieutenants-colonels).
L’idéologie du combat de Da’ech est ancrée dans la fabrique de la
sauvagerie. Il est impossible qu’un projet militaire fondé sur la
volonté de domination, sur l’agressivité et la vengeance fasse place
aux valeurs humaines. Lorsque le meurtre est légitimé, le droit à la vie
n’a plus la moindre valeur. Du fait de leur comportement, les
«nouveaux Moghols» de Da’ech nous renvoient aux calamités du
Moyen âge. Ils n’établissent pas de distinction entre un combattant et
un civil, entre un enfant et une personne âgée, entre une femme et un
homme. Et, à l’intention de tous ceux qui se taisent par connivence, il
faut apprendre que Da’ech ne fait pas non plus de différence entre les
sunnites et les autres. Par le biais d’un discours confessionnel que le
groupement tient pour sa fonction mobilisatrice (nécessaire afin de
neutraliser cette fraction de la population qui partage l’idée que
Da’ech les vengera), le groupuscule légitime l’exécution de tous les
renégats.
Notre conviction profonde est que ce phénomène ne saurait être
combattu que par une campagne préalable de sensibilisation de
l’opinion auprès des couches populaires de la société – un procédé
qu’il importe de ne plus dénigrer –, en ce que ces couches populaires
continuent de considérer que la victoire de Da’ech leur sera bénéfique
parce qu’elle leur restituera cette liberté et ces droits dont ils étaient
privés du fait de leur marginalisation et de l’oppression dont elles
étaient victimes.
La confrontation sur le triple plan politique, culturel et moral,
constitue la pierre angulaire du combat contre Da’ech. L’option
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militaire n’a jamais réussi à éradiquer l’extrémisme. Chaque fois qu’il
lui a été donné libre cours, la violence est devenu le dénominateur
commun du répressif et du réprimé, de l’oppresseur et de l’opprimé.
Indéniablement, le rôle des penseurs réformistes musulmans est, à cet
égard, est d’une grande importance.
Ce condensé constitue une tentative de l’Institut scandinave des
droits de l’homme en vue de restituer au raisonnement logique, à la
rigueur scientifique et à la dignité humaine, leur considération, dans le
combat contre les formations de type Da’ech de l’époque
contemporaine.
Une première tentative, mais non la dernière.
Genève, 1er septembre 2014
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Première partie
Des hijras illusoires aux bains de sang
I - Le processus ayant abouti à la proclamation du
Califat
Dimanche 29 juin 2014, premier jour du mois sacré du Ramadan,
le califat de Da’ech fut proclamé sur l’ancien territoire des deux
premiers empires arabes (Omeyade en Syrie et Abbasside en Irak).
Au-delà de la portée symbolique de cet événement dans l’ordre
religieux et politico-historique mondial, ce califat a radicalement
bouleversé les données de l’échiquier régional.
Faut-il y voir l’aube d’une nouvelle renaissance panislamique, la
nostalgie d’une grandeur révolue ou une pathologie passéiste? Quoi
qu’il en soit, dans la foulée de l’irruption des djihadistes sunnites sur
la scène irakienne, l’instauration de ce prétendu cinquième califat de
l’histoire musulmane a démantelé la cohabitation et la coopération
djihadiste, accéléré le processus d’indépendance du Kurdistan irakien
et, de surcroît, donné aux djihadistes sunnites accès aux gisements
pétroliers.
Ces trois facteurs font planer un sérieux risque de partition de
l’Irak et placent désormais ce pays à l’épicentre du conflit
transrégional; une migration intervenue après 4 ans de guerre en Syrie
en ce que les gages territoriaux engrangés par Da’ech en Irak
devraient constituer dans son esprit la revanche à ses revers successifs
en Syrie.
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Le Califat de Da’ech
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Sur le plan rituel, le nouveau calife Ibrahim, de son nom de guerre
Abou Bakr al-Baghdadi, cumule avec autorité pouvoir politique et
spirituel sur l’ensemble des musulmans de la planète. Une posture qui
le hisse au rang de supérieur hiérarchique du Roi d’Arabie, le gardien
des lieux saints de l’Islam (la Mecque et Médine), d’Ayman Al
Zawahiri, le successeur d’Oussama Ben Laden à la tête d’Al Qaida
ainsi que du président de la Confédération mondiale des oulémas
musulmans, Youssef al-Qaradawi. Une belle audience califale en
perspective!
Si les précédents califats ont eu pour siège des métropoles
d’empire – Damas, Bagdad, Le Caire (Fatimide) et Constantinople
(Ottoman) –, le dernier venu a établi son pouvoir dans une zone quasi
désertique à proximité toutefois des gisements pétroliers générateurs
de royalties, les nerfs de sa guerre. De même, sur le long chemin du
djihad, des Émirats islamiques ont été institués au Kandahar
(Afghanistan), à Falloujah (Irak) et au Sahel, mais aucun n’a jamais
songé à choisir Jérusalem pour capitale. Le djihad en tant que
libération des lieux saints est bien loin des préoccupations de ces
joyeux guerriers.
Ce bouleversement symbolique dans la hiérarchie sunnite sur fond
d’exacerbation du caractère sectaire de la rivalité sunnite-chiite a
modifié sensiblement les termes du conflit: la surenchère intégriste
des islamistes sunnites a opéré un retournement de situation qui a
placé en porte-à-faux leurs bailleurs de fonds, principalement l’Arabie
Saoudite, qui pourrait pâtir de ce débordement rigoriste et en payer le
prix au titre de dommage collatéral.
Pour surprenant que cela puisse paraître, le califat de Da’ech a eu
le grand mérite d’agir comme révélateur en ce qu’il a brisé les codes
de la guerre asymétrique précédemment en vigueur et en ce qu’il a
réussi en une opération éclair (un blitzkrieg), à réaliser en trois
semaines la jonction entre la Mésopotamie et l’Euphrate. Chose que
40 ans de magistère baasiste, tant en Irak qu’en Syrie, n’ont pu
accomplir à cause des guerres picrocholines entre les frères ennemis
du Baas, Saddam Hussein et Hafez al-Assad.
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En une vingtaine de jours, sous la bannière de Da’ech, les insurgés
sunnites se sont emparés de larges pans de territoire dans le nord et
l’ouest de l’Irak. Dans la pure tradition d’une charge de brigades
légères, motorisées toutefois, mais sans armement massif, ni aviation
ni drones, ils ont ainsi ouvert dans l’ouest du pays une voie vers la
Syrie en s’emparant du poste-frontière de Bou Kamal, pendant de
celui d’Al Qaïm qu’ils contrôlent déjà, à la faveur d’une entente locale
avec Al Qaida.
Curieux cheminement, au passage, que celui des baasistes irakiens
(une des composantes de l’ISIS): plutôt que d’opposer un front
idéologique avec leurs frères baasistes syriens, ils ont rallié leur
ancien bourreau saoudien, la caution arabe et musulmane de l’invasion
américaine de l’Irak, abandonnant à son sort le pouvoir syrien, qui fut
leur plus ferme soutien dans la guérilla antiaméricaine en Irak et
s’attira à ce titre les foudres de Washington par la «Syrian
Accountability Act», en 2003.
Depuis la proclamation de l’État islamique d’Irak et en Syrie
(Da’ech), l’auteur de ce rapport s’est appliqué à procéder à une
analyse de ce phénomène en profondeur avec toute l’objectivité et la
rationalité requises, selon une grille de lecture intégrant les critères de
démocratie civile, sans concession ni complaisance à l’égard de toute
atteinte aux droits de l’homme et à la dignité humaine tant il est vrai
qu’ «il n’y a pire sourd que celui qui ne veut entendre».
En mars 2013, l’auteur a soulevé la question de l’enlèvement de
deux évêques en Syrie auprès d’un opposant syrien drapé de
démocratie. Sa réponse, sidérante, consistait à imputer cet acte
crapuleux à un «groupement tchétchène dépêché en Syrie par les
services russes opérant en sous-traitance auprès des services de
renseignements syriens». Ah, la perversion des esprits…
«Cet entretien fut le dernier entre nous. Je n’ai plus jamais voulu le
revoir. Que dire, en effet, quand des personnalités accréditées de
l’opposition syrienne au sein du Groupe des amis – ennemis – de la
Syrie assurent sans sourciller qu’Abou Omar al-Shishani est un agent
des services russes, feignant d’ignorer ou ignorant tout simplement
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Le Califat de Da’ech
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qu’il avait combattu les Russes en Géorgie avant de migrer vers la
Syrie. D’autres se vantaient de pouvoir anéantir Da’ech en 48 heures».
Un témoignage terrifiant en résonance avec les analyses de la
chaîne saoudienne Alarabia. Des propos qui révèlent, en contrepoint,
le degré de superficialité des analystes, leur avilissement moral, leur
appétit immodéré pour les subsides, adoubés néanmoins malgré ses
handicaps comme «représentant unique du peuple syrien» par un
groupe de six parrains régionaux et internationaux (Arabie Saoudite,
Qatar, Turquie, États-Unis, France, Grande-Bretagne).
Un clan de peu de poids comparé à celui d’en face, résolument
engagé dans le djihad et dans son projet d’édifier un califat sunnite,
représentant unique sur terre.
Paradoxalement, les débats les plus pertinents se sont déroulés au
sein de Da’ech, de Jobhat An Nosra et d’Ahrah As Sham, parce qu’ils
avaient été nourris de l’expérience d’Al Qaida dont ils furent formés
dans le même moule djihadiste. De sorte que ni Abou Mohamad alJoulani1 ni Abou Marya al-Qahtani n’étaient en mesure de mettre en
cause les sources de financement de leurs rivaux ou de les accuser de
servitude à l’égard des services syriens ou irakiens.
L’insistance du régime syrien à privilégier l’option militaire et
sécuritaire, de même que l’inclination du régime irakien à emprunter
la même voie, en superposition à la faillite de la politique des
puissances régionales et occidentales sur ce dossier – activement
relayés d’ailleurs par des Syriens de petite envergure et des
entremetteurs animés par la haine –, ont tué dans l’œuf un
soulèvement civil populaire prometteur. Au prix d’ailleurs de la
1 - Abou Mohamad al-Joulani est le chef du Front Al Nosra, également
dénommé Jabhat Al Nosra ou Nosra (‫ﺟﺑﻬﺔ اﻟﻧﺻرة ﻷﻫﻞ اﻟﺷﺎم‬, Jabhat an-Nu rah liAhl ash-Shām, «Front pour la victoire du peuple du Levant» en français). Ce
groupe djihadiste de rebelles armés affilié à Al Qaida apparut dans le contexte de
la guerre civile syrienne. À partir de novembre 2013, il prend également le nom
de Al Qaida fi Bilad ash-Sham, «Al Qaida au Levant» (AQAL) et devient un des
plus importants groupes rebelles de Syrie. Il est également doté d’une branche
libanaise, qui a revendiqué un attentat commis à Beyrouth en janvier 2014.
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destruction d’un pays et de la dislocation d’un peuple.
Alors que Robert Ford, émissaire spécial des États-Unis auprès de
l’opposition syrienne off-shore, dissertait devant moi à en perdre
haleine sur les relations entre les Unités de protection du peuple et le
régime syrien, alors que la Turquie favorisait la commercialisation du
pétrole prélevé frauduleusement en Syrie avec la caution de l’Union
européenne, Da’ech avait déjà réglé depuis belle lurette l’épineux
problème de la diversification de ses sources de financement. Le
califat se dégageait par là une marge de manœuvre considérable pour
l’autonomie de son pouvoir décisionnaire, y compris à l’égard de ses
financiers salafistes pétro monarchiques, ses principaux pourvoyeurs
en hommes et en argent. Et pendant que les dirigeants de la coalition
off-shore s’égosillaient à réclamer des armes performantes pour
combattre plus efficacement le régime syrien, Da’ech se ravitaillait
directement sur les stocks d’armes de Raqqa et de Mossoul.
Quand le Qatar et l’Arabie Saoudite ont voulu se doter de
groupements spécifiques de djihadistes pour les besoins de leur
politique, Da’ech a décidé d’engager un combat frontal, une guerre
ouverte contre les groupements rivaux en gestation, sans le moindre
égard pour leur ancienne fraternité d’armes.
Les liquidations extrajudiciaires de dirigeants djihadistes opérées
par le régime syrien sont infinitésimales par rapport aux pertes subies
du fait des guerres intestines inter-djihadistes puisque les uns et les
autres étaient avisés des forces et faiblesses des groupements rivaux et
agissaient en conséquence. Les membres d’une même famille sont
mieux avertis des problèmes en son sein, quand bien même les rapines
des brigands ont révélé bon nombre de faits qu’ils s’étaient évertués à
dissimuler.
A – Les mérites de Da’ech
Le mérite de Da’ech est d’avoir mis à nu les légendes
préfabriquées par la chaîne Aljazeera, depuis la première opération du
Front An Nosra contre la base aérienne d’Alep couverte par Ahmad
Zeidan, tout comme la sanctification médiatique d’Abou Mohamad al-
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Le Califat de Da’ech
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Joulani à laquelle s’est livrée Tayssir Alouny, de même que
l’occultation par la chaîne qatarie de tous les crimes commis par An
Nosra dans une pitoyable réédition de la couverture du conflit d’Irak.
Le fait qu’Abou Mohamad al-Joulani, le chef de Jobhat An Nosra
en personne, dénonce la dilapidation d’un milliard de dollars par les
djihadistes eut un effet catastrophique sur le cours de la bataille et un
impact désastreux sur l’opinion: des dizaines d’enfants mouraient
alors de faim dans les camps de réfugiés, et d’anciens marxistes jadis
respectables soutenaient, au même moment, sans sourciller, la pureté
de l’engagement des membres d’An Nosra et leur désintéressement.
Da’ech a démasqué le discours populiste des Frères musulmans
initié en premier lieu par Hassan al-Banna, le fondateur de la confrérie,
et repris par Sayyed Qotb et Youssef al-Qaradawi, lesquels soutenaient
en chœur que l’Islam est tout à la fois une religion, une idéologie, un
État, une loi, un mode de vie, une science, une morale, une identité,
une nation, une politique, une économie, une armée et des services de
renseignement. Ces affirmations péremptoires selon lesquelles
«l’Islam est la solution» engourdissaient l’opinion alors que la
confrérie exerçait son emprise sur la société et se permettait ce qu’elle
ne permettait pas aux autres. Autrement dit, elle s’octroyait des
libertés qu’elle n’autorisait pas aux autres – avec tout ce que cette
idéologie a servi de prétexte et de justification à l’extrémisme en Syrie
et en Irak.
Da’ech nous a ainsi épargné la lecture de dizaines d’ouvrages sur
la notion de «retour vers le passé» en vue d’édifier un califat sur le
modèle de la prophétie, en ce que son comportement a traduit
concrètement sur le terrain le concept de la Jahiliya – c’est-à-dire l’ère
préislamique, préconisée par Sayyed et Mohamad Qotb –, faisant
prévaloir sa propre interprétation des faits dans un sens favorable à ses
thèses, pour en faire la justification de ses crimes, ses turpitudes et
leur comportement rétrograde.
Da’ech a également démasqué le subterfuge consistant à
instrumentaliser la religion en tant que stratégie de conquête de
pouvoir. Jusque-là, cette stratégie était demeurée dans l’ordre implicite
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et indicible. Da’ech – et non un intellectuel critique – a fait voler en
éclat le sacro-saint principe de gouvernance divine (alhakimyya) en
traduisant in situ la notion d’obscurantisme en vigueur dans l’ère
préislamique. Alors même que le califat a rétabli la pratique de
l’ostracisme au sein des sunnites, et a transformé la sauvagerie et la
violence en mode de vie.
Au fil des événements, le constat est amer: comment, au nom de la
Révolution, avoir sapé les fondements de la révolte en imputant la
totalité des responsabilités au régime alors que les fautes
s’accumulaient, au point que la réponse était toujours identique,
inlassable leitmotiv: «La faute au régime». Le disque rayé a continué
de diffuser sa rengaine, sans que nul ne se soit donné la peine de
reconsidérer sa position, de procéder à un réexamen de son
comportement.
Pathétique inversion, le fait décisionnaire concernant la Syrie n’est
pas demeuré aux mains des Syriens. Il fut cédé à autrui pour que
soient forgées les décisions relevant normalement de la volonté
syrienne. L’armement de la Syrie a été confié à des non-Syriens, à des
pouvoirs établis hors du territoire national aux contours flous.
Ma mise en garde, en date d’août 2011, était pourtant empreinte
d’une grande clarté: «La militarisation de l’opposition entraînera
inéluctablement la radicalisation et la confessionnalisation du conflit».
Notre proposition d’établir une cloison hermétique entre les partisans
de la transformation démocratique et les partisans des projets
obscurantistes suscita un tollé.
Un des nombreux autres mérites de Da’ech réside dans sa parfaite
connaissance des Mouhajirines (les migrants de la guerre djihadiste),
de leur niveau intellectuel et politique limité de même que de leur
conscience religieuse, leurs problèmes personnels et leurs objectifs qui
en ont fait des êtres à vocation suicidaire. Da’ech a traité ses migrants
à la manière du bétail, leur offrant en guise d’appât l’argent et le
sentiment de puissance. L’objectif était simple: viser la tête pour que
le troupeau suive, et les meilleurs signeront leur ralliement à notre
cause.
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Le Califat de Da’ech
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Il est indéniable que les anciens officiers de l’armée irakienne ont
joué un rôle primordial dans le recrutement des volontaires et
l’enrôlement d’étrangers dans le combat pour l’édification du califat.
B – Les copulations bâtardes
L’alchimie fusionnelle entre les anciens officiers irakiens de
l’armée baasiste et Al Qaida est le fruit d’une copulation bâtarde
opérée dans les prisons américaines d’Irak. Au commencement était
donc Al Qaida: une organisation militaire et politique dotée d’un
grand potentiel, bénéficiant d’un soutien américain et pétro
monarchique et fortement engagée dans une guerre contre l’occupant
soviétique en Afghanistan. Ce conflit fait l’effet d’un aimant sur
l’ensemble des Moudjahidines de la planète, et produit un effet
fédérateur en ce qu’il a donné la possibilité à des groupuscules
salafistes opérant nationalement, à petite échelle sur un plan local,
d’accéder au rang de forces de frappe transfrontière.
Point n’est besoin de revenir sur les points soulevés dans notre
précédent ouvrage (Le Salafisme, les Frères musulmans et les droits
de l’homme). Il importe toutefois de rappeler le halo de sacralité qui
entourait quiconque se réclamait alors du djihad contre les athées, les
communistes, les infidèles et les dictateurs.
La fin de la guerre d’Afghanistan et l’implosion de l’Union
soviétique ont entraîné la fin du blanc-seing djihadiste octroyé par les
commanditaires à leurs commandités en ce qu’il importait pour les
États parrains de se prémunir des répercussions de cet engagement sur
leur sol. De «Moudjahidines de la Paix», les voilà réduits au statut
d’indésirables, lesquels n’entendaient pas, loin de là, assumer la
fonction de victimes sacrificielles.
Ces nouveaux indésirables s’étaient forgé une légende, et leurs
tuteurs n’étaient plus en mesure d’en faire abstraction. Encore moins
de les contenir. Ces djihadistes avaient la conviction ancrée qu’ils
avaient mis fin à la guerre froide en même temps qu’à la présence
communiste en terre d’Islam. La fin du communisme ne signifiait pas
la fin du djihad. Au fil des alliances et au gré des guerres –
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Tchétchénie, Bosnie, Algérie –, les vétérans d’Afghanistan se sont
éparpillés, en fonction des soutiens dont ils bénéficiaient ou des
refuges dont ils disposaient.
Les services pakistanais, les premiers, se sont employés à restaurer
leur influence en Afghanistan en soutenant les talibans pachtounes,
parallèlement à une démarche similaire d’Oussama Ben Laden visant
à regrouper les anciens salafistes djihadistes de la guerre
antisoviétique en Afghanistan, sur le terrain de leurs exploits et de leur
légende, considérant le pays des talibans comme un terrain
d’entraînement propice et un lieu sûr pour leur refuge.
La société irakienne, dans toutes ses composantes, était la plus
étrangère à la question afghane, ayant été impliquée par ses
gouvernants, volens nolens, dans des guerres coïncidant avec la
séquence afghane (guerre irako-iranienne de 1979 à 1989, invasion du
Koweït en 1990). Ployant sous le joug des sanctions internationales,
elle a ainsi été épargnée de la jouissance du tourisme djihadiste.
À dire vrai, les salafistes et les Frères musulmans ne constituaient
pas une priorité pour Saddam Hussein puisque le pouvoir irakien à
cette époque était davantage polarisé par les manœuvres américaines
concernant son éventuelle possession d’armes de destruction massive.
Les Frères musulmans et les salafistes ont ainsi pu s’installer en Irak à
la faveur du désordre consécutif à l’invasion américaine du pays, en
2003, et des décisions désastreuses de Paul Bremer, premier proconsul
américain en Irak, concernant le démantèlement des forces armées et
l’éradication du parti Baas.
Ces deux mesures qui ont sapé le fondement de l’État irakien ne se
sont heurtées ni à l’opposition des Kurdes, qui sont parvenus à
préserver leur force d’autodéfense (les Peshmergas), ni à celle des
partis chiites qui y ont vu l’occasion de reconstituer la nouvelle armée
irakienne sur la base de l’adjonction-injection des anciens combattants
chiites basés en Iran, auparavant engagés dans la guerre irakoiranienne, du côté de l’Iran.
À ce titre, les forces d’invasion américaines assument une
responsabilité majeure dans la création des conditions objectives à la
23
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
constitution de vastes regroupements armés hors de leur contrôle en ce
que les États-Unis se sont appliqués à éradiquer et à démanteler
méthodiquement tout ce qui avait un rapport direct ou indirect avec
l’ancien pouvoir baasiste irakien. En un mot, à vider l’appareil d’État
de sa substance.
Les chiites avaient pour objectif principal de faire cesser l’injustice
dont ils avaient été l’objet sous l’ancien régime. Ils n’étaient porteurs
d’aucun programme de portée nationale, d’aucun projet de citoyenneté
nouvelle. Ils ont privilégié une conception communautariste du
pouvoir d’État, avec ses implications en ce qui concerne la répartition
des postes selon des critères confessionnels à l’effet de générer un
fanatisme clanique à fondement religieux.
Le bagage intellectuel d’Abou Mouss’ab al-Zarkaoui, tant sur le
plan politique qu’idéologique, ne le prédisposait pas à un rôle
dirigeant dans la lutte contre les forces d’occupation. Par substitution,
phénomène classique en psychanalyse, il a compensé son
inconsistance intellectuelle par une férocité militaire dans les combats.
L’homme se vivait comme détenteur de la vérité absolue, animé de
la capacité d’imposer cette vérité à son entourage et habile à masquer
ses faiblesses en diabolisant ses rivaux. Dans cette perspective, il a
réactivé l’ancienne stigmatisation des chiites en remettant à l’honneur
le terme de «renégat» pour les désigner de ce qualificatif et leur faire
assumer la responsabilité de l’état de dégradation de l’Irak, de
l’éloignement des sunnites de leur religion et… du pouvoir!
Cette stratégie rudimentaire lui a permis de mobiliser les
frustrations comme levier de recrutement et de mener à bon compte
des opérations aussi bien contre des objectifs civils que militaires, les
enfants que les adultes, les femmes que les hommes. Toute pensée qui
ne se réclamait pas du salafisme djihadiste était considérée comme
relevant de la traîtrise.
Un quart de siècle de bouleversements dramatiques – une guerre
de 10 ans contre l’Iran, suivie de l’invasion du Koweït, de deux
guerres, d’une importante coalition internationale sur fond de blocus
permanent pendant 20 ans – a profondément modifié le paysage
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irakien, opérant un bouleversement radical du schéma mental et des
repères de la société, donnant libre cours, dans une lutte pour la survie
individuelle, à l’exacerbation des antagonismes ethnico-religieux,
voire à un début de sauvagerie.
Pour les besoins de sa cause, l’administration américaine a jugé
bon de promouvoir «ennemi numéro 1» le groupe d’Abou Moussab
al-Zarkaoui. Toutefois, focaliser l’attention sur ce groupe djihadiste a
eu pour effet secondaire de marginaliser les autres groupes de
résistance aux yeux de l’opinion irakienne et arabe, et de reléguer au
second plan les crimes politiques, administratifs et militaires qui se
commettaient à ce moment-là sur l’ensemble du pays.
L’éradication de l’armée irakienne d’officiers confirmés, avec la
privation de salaires qui s’est ensuivie, a poussé bon nombre de gradés
à rallier les groupes les plus fanatiques et les plus résolument hostiles
au processus de refondation de l’État irakien selon le schéma
américain.
La coordination entre Al Qaida et ce groupe d’officiers
marginalisés a commencé très tôt. La raison en est simple: le
groupement djihadiste souhaitait tirer profit de l’expertise de ces
officiers rompus aux combats, désormais désœuvrés mais dotés d’une
expérience certaine (tant en ce qui concerne la topographie des zones
de déploiement américain que par leurs réseaux de solidarité. Le
rapprochement idéologique est intervenu à l’occasion de leur séjour
commun dans des camps américains. L’alchimie fusionnelle entre les
anciens officiers irakiens de l’armée baaasiste et Al Qaida est le fruit
d’une copulation bâtarde opérée dans les prisons américaines d’Irak, à
l’ombre de l’occupation occidentale de l’Irak.
Da’ech relève de la «génération de la triplette maudite»
traumatisée par les guerres successives de Saddam Hussein, par le
châtiment collectif infligé à sa population par le blocus international
de l’Irak – l’un des pires de l’histoire contemporaine – et, enfin, par la
présence américaine, la plus idiote occupation de l’histoire américaine.
Cette conjonction maléfique de trois éléments, schéma identique à
celui vécu au quotidien par les habitants de Gaza, a généré au sein de
25
Le Califat de Da’ech
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la population irakienne un fort sentiment de nihilisme. L’État irakien
se retrouvait en effet réduit à un État précolonial de régression, faisant
voler en éclat tout lien de solidarité sociale et de cohésion nationale et
tout lien avec la modernité. La modernité se réduisant ici aux
transactions d’armes, à l’acquisition de matériel de torture, à la
dilapidation des richesses nationales, physiques et humaines, et à
l’arbitraire du pouvoir.
Le lourd endettement public aura été la résultante première de
cette civilisation. Ni le pétrole ni l’important arsenal militaire dont
disposait le pays n’a pu suggérer aux Irakiens l’idée qu’ils
appartenaient à cette civilisation, et encore moins susciter en eux le
sentiment d’éprouver une certaine forme de dignité humaine. Bien
avant que ne se réalise cette triangulation maudit, le poète irakien
Badr Chaker al-Sayyab avait rédigé à ce propos un poème intitulé «La
prostitué aveugle». Au terme de cette séquence surchargée d’épreuves
pour les Irakiens, la culture s’est dissipée, et la presse exténuée a
laissé place à un désert culturel. Les mots sont devenus impuissants à
décrire la catastrophe dans laquelle vivait humainement la société
irakienne.
Lors de ma mission en Irak, en juin 2003, je devais rencontrer le
représentant des Nations unies en Irak, Sergio Mello, tué par la suite
dans un attentat. Le chauffeur qui me conduisait à mon rendez-vous
m’interpella en ces termes: «Les Nations unies ont participé au
meurtre d’enfants de mon village, par la faim et la maladie. Sera-t-elle
en mesure d’expier, un jour, les péchés qu’elles ont commis à
l’encontre de notre peuple»? Il faisait clairement allusion à l’embargo
imposé par l’ONU à l’Irak dans la décennie 1990-2000.
Ce chauffeur n’était pas originaire de la province sunnite d’Al
Anbar mais d’un village chiite du sud de l’Irak. Il s’est porté
volontaire pour me convoyer à Falloujah, le fief sunnite, peu de temps
avant les massacres commis par les forces d’occupation américaines.
Il vivait au jour le jour pour assurer prioritairement la subsistance de
ses enfants, sans perspective quant à la fin de son cauchemar, sans
illusion qu’il prenne d’ailleurs fin un jour, et sans la moindre idée non
plus de la date à laquelle il verrait le bout de ce tunnel obscur dans
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lequel s’était engagé l’Irak depuis la fin de la décennie 1970.
Le plus grand crime a sans doute été commis par la classe
politique irakienne: toutes ses composantes auront constamment
recherché des boucs émissaires à ses abus et ses dérives. Il en a été
ainsi avec l’opposition qui s’est engagée dans une politique
vindicative, dès son retour au pays, accusant les réfugiés palestiniens
d’avoir soutenu Saddam Hussein avec les mesures de rétorsion
inhérentes à la situation, et engageant dans la foulée une politique
d’éradication du Baas de toutes les structures de l’État. Il en sera de
même avec Da’ech, comme le prouve sa décision de nettoyer Mossoul,
ville de cohabitation du nord de l’Irak, de sa population chrétienne et
sa tentative d’épurer l’Irak de sa population de confession Yazédite.
Par tous les moyens disponibles, sous les prétextes les plus
fallacieux, les divers protagonistes de la scène irakienne ont donc
puissamment contribué, chacun à sa façon, à créer les conditions
propices à un déchaînement de violence irrépressible, déblayant la
voie à la sauvagerie et à la barbarie. La technique du forage a ainsi été
promue instrument de torture – le percement des os des prisonniers est
un supplice courant dans les caves des milices faisant office de prisons,
et la décapitation est le moyen d’exécution le plus économique chez
les takfiristes. En tout état de cause, le droit à la vie a été nié, au même
titre que le droit de disposer en toute sécurité de son corps et de son
âme, dans un monde où la mort rôdait sans relâche dans tout village,
quartier, rue ou individu.
C – La schizothymie de Da’ech
L’État islamique d’Irak a fondé sa cohésion interne en développant
le fanatisme parmi ses membres ainsi qu’en ancrant un comportement
de type terroriste dans son sein et par ses actions extérieures.
Fanatisme et terrorisme auront été le ciment de l’unité du mouvement.
Il n’était pas possible, en effet, d’accéder à une prise de conscience,
de détenir la vérité absolue, d’avoir réponse à toute question,
d’anticiper les décisions, de tuer le doute et de subvertir la morale sans
faire table rase du passé, sans opérer une césure avec le passé
27
Le Califat de Da’ech
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personnel des membres de ce groupement, autrement dit sans couper
le cordon avec la matrice originelle, Al Qaida d’Oussama Ben Laden.
Comme cette opération de lavage de cerveau n’a pas eu lieu, il
importait de préserver les apparences de la pureté en commanditant
des actions d’éclat destinées à impressionner les adhérents nouveaux
ou anciens, les rivaux et adversaires, le monde interne et le monde
externe au mouvement. Des opérations spectaculaires à fortes
retombées médiatiques: destruction des lieux de culte (aussi bien les
mosquées que les églises), des statues et des échoppes de tabac,
recours à la lapidation en public, à la crucifixion et à la décapitation,
couplée d’une prise de photo avec les têtes décapitées.
Le caractère schizothymique de Da’ech s’est révélé dans des
pratiques narcissiques: arbitraire du pouvoir, opportunisme, vol,
meurtre, enlèvement, vengeance, attaque contre les sanctuaires,
tendance à stigmatiser publiquement, sans vergogne, quiconque se
dresse sur son chemin. L’hostilité aveugle à la modernité, matérialisée
par le recours abusif à l’explosif et à la simulation d’un monde virtuel,
a constitué la riposte primitive et primaire des takfiristes irakiens et de
leurs riches compères des pays du pétrole et du gaz.
D – L’Arabie Saoudite: un État schizophrénique
La schizophrénie dans laquelle baigne l’Arabie Saoudite a permis
la résurgence du phénomène djihadiste de type afghan. En balançant
entre ouverture économique et fermeture sur le plan politique, entre
libéralisme (liberté des marchés) et verrouillage hermétique, sur le
plan politique interne, stérilisant toute pensée, en superposition à la
pollution wahhabite des divers aspects de la vie intellectuelle,
artistique et sociale du Royaume, l’Arabie Saoudite a contribué à faire
prospérer en force le djihadisme sur son sol.
La dynastie wahhabite condamnera ainsi à 15 ans de prison un
avocat, Walid Abou El Kheir, pour avoir défendu un prisonnier accusé
de blasphème. Crainte d’une contamination populaire ou de la
généralisation d’un comportement séditieux? En tout cas, le verdict a
été prononcée, le 6 juillet 2014, la veille de la conquête de Mossoul
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par Da’ech, alors que des témoignages dignes de foi mentionnaient la
présence de plus de deux cents Saoudiens dans les rangs de Da’ech au
cours de cette opération.
Youssef Qaradawi, le mufti du Qatar, qualifiera ce mouvement de
«révolution populaire», omettant toutefois de réclamer, cette fois,
l’intervention de l’Otan pour la défense de ces «révolutionnaires»
d’un type particulier.
Plus de cinq mille Saoudiens, Qataris et Koweïtiens ont été tués en
moins de 5 ans, non pour édifier le califat dans leur pays, mais pour
instaurer un califat en Irak et en Syrie. Peut-on considérer
l’exportation des djihadistes saoudiens vers d’autres pays – moyen
commode de s’en débarrasser sous couvert de djihad – comme un
succès des services saoudiens dans le démantèlement d’Al Qaida en
Arabie? Ou comme une réussite en vue de la déstabilisation des pays
concernés? La réponse reste en suspens, le royaume saoudien étant
désormais silencieux depuis le raid djihadiste du 11 septembre sur les
symboles de l’hyperpuissance américaine réalisé par un commando de
dix-neuf membres dont quinze de nationalité saoudienne.
Quelle est la responsabilité des services de renseignements de ces
deux pays wahhabites (Qatar, Arabie Saoudite) dans les événements
qui se déroulent dans les pays voisins? Quel rôle a joué le
gouvernement de M. Recep Tayyeb Erdogan dans le transit, via la
Turquie, de milliers de takfiristes vers les champs de bataille des pays
voisins? Comment s’est produite la campagne de mobilisation de
l’opinion et le ciblage de Bagdad et de Damas, loin de La Mecque, de
Médine et de Jérusalem?
Nul doute que les opérations d’enrôlement et d’instrumentalisation
du courant djihadiste takfiristes sont le fait de multiples réseaux aux
connexions multiples. Et il est absolument impossible de faire croire à
un être doté d’un minimum de raison que la restauration du califat
dans la banlieue de Damas, dans le secteur de la Ghoutta orientale, ait
été préconisée par la prophétie musulmane. La motivation principale
de ces migrations relevait plutôt d’une pulsion morbide: ces
djihadistes étaient porteurs d’un projet de mort, faute de disposer d’un
29
Le Califat de Da’ech
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projet de vie.
Difficile donc d’établir une démarcation entre le combattant
irakien et l’étranger venu des quatre coins de la planète, accouru pour
accomplir le djihad au service de Dieu.
Le cas d’Abou Moussab al-Zarkaoui s’est reproduit à l’identique
en Tunisie, où le gouvernement de la Troïka a fermé les yeux sur le
départ des djihadistes en Syrie car ils n’avaient rien d’autres à offrir à
leur peuple.
Un ancien combattant, revenu de ses illusions, m’a confié ses
mésaventures en ces termes: «Dans leur schéma mental, le
“noussayri 2 ” est tout soldat ou fonctionnaire du gouvernement de
Bachar al-Assad. Un impie, un diable des temps modernes, dont il
importe de débarrasser la planète de la présence et des souillures qu’il
inflige au monde. Une condition sine qua non pour “le retour de
l’Islam en terre d’Islam”». Ce même homme a fini par demander
l’asile politique en France après le démantèlement de son unité par
Jobhat An Nosra.
La «société du spectacle», chère à Guy Debord, porte une lourde
responsabilité dans la production de l’extrémisme et l’exaltation de la
violence. Quel autre groupement que le mouvement marginal
«Migration et djihad», situé hors du système capitaliste, pouvait
accaparer les grands titres de l’actualité internationale et propulser
avec facilité des individus déconsidérés de leur voisinage et répondant,
qui plus est, à des prénoms banalement courants – Maho, Rachid ou
Selim – pour rebondir sur la scène internationale avec des noms
«mythiques» tels que Abou al-Barra’a al-Belgiki, Abou Lukman alAlmani ou Abou Mohamad al-Farançi, ou encore Abou Oussama alBritanni.
La notoriété apportée par les médias confère à son titulaire un rôle
de «héros» avec toute l’attractivité inhérente à ce statut. Ces migrants
2 - «Noussayri» est l’ancienne appellation donnée par les musulmans orthodoxes
aux Alaouites, secte à laquelle appartient la famille de Bachar al-Assad et
considéré comme hérétique par les jurisconsultes shiites et sunnites.
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n’omettent jamais de rappeler, en toutes circonstances, qu’ils ont
déserté «la démocratie criminelle, la laïcité renégate, en vue d’un
califat qui réinsère les gens dans leur religion ou vers un martyr qui
leur donne accès au royaume des cieux». Nul migrant ne s’est posé la
question jadis soulevée par Albert Camus (Les Justes): «Faut-il que
des fleuves de sang coulent aujourd’hui pour pouvoir édifier demain la
justice? Devons-nous nous transformer en meurtrier pour nous doter
d’un système social meilleur» ?
La certitude puérile de détenir la vérité absolue dispense l’assassin
de s’interroger sur le nombre de victimes et sur les modalités de leur
exécution, parce qu’il considère la vie ici bas comme une étape
dérisoire par rapport à la vie éternelle dans l’au-delà.
À travers l’étude de l’expérience de Da’ech, des cellules d’Abou
Mousa’ab al-Zarkaoui au califat d’Al Baghdadi, la conviction s’est
forgée de l’impérieuse nécessité de se pencher sur le parcours
personnel des individus, tant leur influence a été déterminante sur la
structure du groupe et sur sa formation idéologique. L’idéologie, dans
ce cas précis, n’a pas été déterminante, alors que la complexion
humaine des décisionnaires l’a été. Difficile de considérer comme
décisive l’influence de l’idéologie sur le comportement des détenteurs
du pouvoir décisionnaire dans le djihadisme contemporain.
Le bouillonnement spectaculaire que dégagent les acteurs du
djihadisme contemporain, souvent avec théâtralité préméditée, résulte
tout simplement du fait qu’ils portent en eux des pulsions destructrices.
Ils ne proposent pas un quelconque projet créateur en vue de procéder
à une reconstruction d’un monde à la destruction duquel ils ont
largement contribué. Ainsi que le rappelait Richard von Weizsäcker,
Président de la République fédérale allemande de 1984 à 1994: «Au
e
XX siècle, souvenons-nous en, les États ont failli à l’époque du
nazisme et du fascisme, en cédant sous la pression de groupuscules
minoritaires».
31
Le Califat de Da’ech
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II. Monographie des figures de proue de la scène
irakienne
A – Le précurseur: Abou Mouss’ab al-Zarkaoui
Ahmad Fadel Nazal al-Khalayla, de son nom de naissance, est un
Jordanien sunnite originaire d’Al Zarka, né en octobre 1966 au sein
d’une fratrie de dix membres (sept frères et trois sœurs). À
l’adolescence, orphelin de père, un employé municipal, il déserte
l’école et rallie un gang de jeunes et, à 19 ans, il glane sa première
condamnation pour «possession de stupéfiants et agression sexuelle».
Ses proches passent généralement sous silence cette période qui a
précédé son départ pour l’Afghanistan, pourtant fondatrice de son
psychisme.
En 1989, à 23 ans, il se rend pour la première fois en Afghanistan
pour rejoindre les rangs des Arabes afghans en vue de combattre
l’invasion soviétique de ce pays musulman. Quoique son arrivée ait
coïncidée avec le début du retrait de l’Armée rouge, son déplacement
ne fut pas vain. Il participe ainsi au siège de Khost. À Peshawar, la
base arrière des Moujahiddines à la frontière pakistanaise, où il se
replie, il rencontre Abou Mohamad al-Makdessi. Cet universitaire
religieux sera son premier tuteur salafiste djihadiste.
À son retour en Jordanie, en 1992, le tandem fonde le groupe
salafiste Bay’at Al Imam («L’acte d’allégeance à l’imam») mais sera
arrêté un an plus tard pour possession d’armes et d’explosifs et
falsification de passeports. Condamné à 15 ans de prison, il met à
profit cette longue détention en compagnie de son compère Makdessi
pour se plonger dans l’étude du Coran. Il en mémorisera les six mille
versets et s’appliquera, parallèlement, à gommer son passé délinquant
en brûlant ses tatouages à l’acide. Il prend alors un nom de guerre,
Abou Moussab al-Zarkaoui, en référence à Moussab Ben Omair,
compagnon du prophète mort en 625 à la bataille d’Ouhoud, et à ses
racines (al-Zarkaoui voulant dire «originaire d’Al Zarka»).
Libéré en 1999 à la faveur d’une amnistie décrétée à l’occasion du
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couronnement du nouveau roi Abdallah II de Jordanie, al-Zarkaoui
reprend ses activités et projette, pour le passage à l’an 2000, un
attentat à la bombe contre un grand hôtel d’Amman. Démasqué, il doit
fuir vers le Pakistan en compagnie de sa mère, pays dans lequel elle
mourra en 2004.
Polygame, marié à trois femmes, dont une épouse de 14 ans à
l’époque (dans la décennie 1990), al-Zarkaoui appartient à la
confédération tribale des Khalaylah, de la tribu des Bani Hassan; des
Bédouins disséminés à travers tout le Moyen-Orient, notamment en Syrie et
en Irak, qui constitueront la trame de son réseau fidèle et dévoué.
Le Jordanien, originaire du haut lieu de la symbolique
révolutionnaire palestinienne et nourri des exploits des Fedayine
palestiniens, dont la ville abrite un important camp de réfugiés, se
concentrait, lui, sur la dynastie hachémite. En dépit de ses divergences
d’approche avec Al Qaida, il bénéficie de leur tolérance et parvient à
aménager un camp d’entraînement à Herat, et à fonder son groupe,
Tawhid Wal Djihad («Unification et guerre sainte»).
À l’automne 2001, lors de l’invasion américaine de l’Afghanistan,
al-Zarkaoui transite vers le Kurdistan irakien via l’Iran et noue de
solides contacts avec Ansar al-Islam, avant de se réfugier quelque
temps en Syrie, sous une fausse identité. C’est précisément grâce à
l’Irak qu’il accédera à la notoriété internationale lorsque Colin Powell
mentionnera son nom. Le secrétaire d’état du Président George Bush
Jr. le désignera à l’attention de l’opinion publique internationale
comme l’homme ayant assuré la jonction entre Al Qaida et Saddam
Hussein, l’un des deux arguments justificatifs – avec la détention
d’armes chimiques – à l’invasion américaine de l’Irak, sous couvert de
«guerre contre le terrorisme».
Al-Zarkaoui retourne en Irak après la chute de Saddam Hussein, en
2003, avec l’objectif d’y mener le grand djihad. Il noue des contacts
avec les groupements de la résistance antiaméricaine, principalement
les milieux baasistes, pour se livrer à une guérilla tant contre les
Américains que contre les chiites irakiens, principaux bénéficiaires en
termes politiques de l’invasion américaine.
33
Le Califat de Da’ech
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Sous son égide, une spirale de violence multiforme s’enclenche.
Elle est inaugurée depuis la Syrie par l’assassinat à Amman du
diplomate américain Lawrence Foley et par le dynamitage du siège de
l’ONU à Bagdad le 19 août 2003, causant la mort de vingt-deux
personnes dont le représentant des Nations unies (le Brésilien Sergio
Viera de Mello), suivi dans les 10 jours de l’assaut de la mosquée
d’Ali à Nadjaf, sanctuaire chiite, qui a fait quatre-vingt-cinq victimes.
Ces violences culminent 9 mois plus tard, le 11 mai 2014, avec la
décapitation de deux otages américains, Eugen Armstrong et Nicholas
Berg.
Sans ménagement, il s’attaquera aux sanctuaires chiites tant à
Najaf qu’à Kerbala, aux pèlerins chiites, aux lieux de culte chrétiens et
zaydites. Il n’hésitera pas à organiser un attentat contre le président du
Haut conseil islamique chiite, Mohamed Baker al-Hakim, dont la
famille avait pourtant été persécutée par Saddam Hussein, le 29 août
2003. Les attentats fomentés contre son groupement à l’occasion de la
célébration de la fête chiite d’Achoura, en mars 2004, ont provoqué la
mort de deux cent soixante et onze personnes, faisant plusieurs
centaines de blessés.
Surnommé le Lion de Mésopotamie, il part envahir Falloujah, ville
sunnite au nord de Bagdad, pour y fonder un émirat. Le 19 octobre
2004, son groupement bénéficie du «Label Ben Laden» et prend le
nom de Relais d’Al Qaida en Mésopotamie.
En juillet 2005, alors que les Libanais sont traumatisés par
l’assassinat de leur ancien Premier ministre, Rafic Hariri, le groupe
Zarkaoui exécute un diplomate égyptien, un sunnite, de surcroît allié
de Hariri. Cette erreur fatale consommera la rupture du groupe avec
son mentor Mohamad al-Makdissi.
Blessé lors d’un bombardement américain dans la localité de
Habib, au nord de Bakouba, Zarkaoui aménage sa succession, confiant
la relève à un Irakien, Abdel Rahman al-Iraki, lui conférant le titre de
vice-émir du groupement. Une direction collégiale se met alors en
place, le 15 mai 2006, sous l’autorité d’Abdallah Rachid al-Baghdadi,
qui prend pouvoir sur l’ensemble des formations adhérentes: Al Qaida
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Mésopotamie, les brigades de l’unification, les brigades du djihad
islamique, l’armée des sunnites, avec pour objectif «la direction
opérationnelle des combats contre l’occupation américaine, leurs
agents et les renégats».
Zarkaoui périra des suites de ses blessures, le 7 juin 2006, à 40 ans.
Sa structure de relève ne lui survivra pas. Mi-octobre 2006, soit cinq
mois après sa mise en place, elle est absorbée par le «noyau dur» de la
coalition, le groupe Abou Omar al-Baghdadi, qui s’estimait le plus
apte à mener le combat.
B – Abou Omar al-Baghdadi: l’incarnation des dérives d’une
idéologie nationaliste
Saddam Hussein a donné, le premier, l’exemple d’une dérive de
l’idéologie nationaliste et laïque au service des pétromonarchies en se
comportant comme leur supplétif dans sa guerre contre l’Iran (19791989). Abou Omar al-Baghadi, lui, symbolisera mieux que personne
cette mutation au sein de l’appareil sécuritaire baasiste de l’Etat
irakien et sa jonction avec les mouvements salafistes.
Hamid Daoud Muhammad Khalil al-Zawi, né en 1964 au village
de Zawiya, dans l’agglomération de Haditha (province d’An Anbar),
est diplômé de l’académie de Police de Bagdad. Homme pieux et
pratiquant, l’inclinaison de cet officier supérieur d’un service d’ordre
pour la religion se renforcera à l’occasion de la première guerre de la
coalition occidentale contre l’Irak, en 1990-1991, consécutive à
l’invasion irakienne du Koweït – au point de susciter la méfiance de
ses supérieurs. Il sera démis de ses responsabilités et écarté du corps
de la police en 1993 pour sympathie envers le courant religieux
wahhabite: en effet, le pouvoir baasiste ne pouvait pas tolérer la
constitution d’un noyau wahhabite au sein de l’appareil de sécurité
d’un régime qui professait une idéologie nationaliste et laïque.
Réduit au chômage, il se fait embaucher dans une entreprise de
réparation de matériel électrique dans sa région natale. Sa
fréquentation assidue de la mosquée Al Assaf le conduit à en devenir
l’imam pour diriger la prière du vendredi. Il mettra à profit son
35
Le Califat de Da’ech
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magistère pour enseigner la doctrine salafiste, soucieux de fédérer les
diverses écoles de pensée religieuse. À l’époque, le régime baasiste
tolérait salafistes et Frères musulmans en ce qu’aucun conflit
n’opposait les uns aux autres. La priorité du prédicateur, en ce tempslà, était l’exégèse en vue d’assainir l’Islam et de purifier ses pratiques.
Au cours de ses recherches, il parvient à établir un lexique en
soixante-dix points recensant les cas d’apostasie et de parjures dont se
serait rendu coupable, selon lui, Saddam Hussein. Un lexique à
diffusion confidentielle, dont sans doute aucun exemplaire n’est
encore trouvable sur le marché du livre, jadis florissant à Bagdad.
En 2003, en coopération avec Abou Mohamad al-Loubnani et
Abou Anas as-Shami, il met sur pied une cellule combattant adhérant
au groupe L’unification et le djihad, recruté selon des critères sévères,
excluant «tout démocrate ou patriote voulant juste s’engager pour la
libération de l’Irak des troupes américaines».
L’État islamique d’Irak est officiellement créé le 15 octobre 2006.
Zawi en devient l’émir autoproclamé sous le nom de guerre d’Abou
Abdallah al-Rashid al-Baghdadi (ou Abou Omar al-Baghdadi). Il
prend le titre de « Prince des croyants». Sous la tutelle d’Al Qaida en
Irak, dirigée par l’Égyptien Abou Hamza al-Mouhajer, dit Abou
Hamza al-Masri – le successeur d’Abou Moussab al-Zarkaoui –, Abou
Omar se confirme comme l’un des plus importants militants islamistes
du pays.
Consécration suprême, le 30 décembre 2007, Abou Omar est
officiellement adoubé par Oussama Ben Laden, qui invite «tous les
musulmans d’Irak de se rallier à Abou Omar al-Baghdadi». Deux ans
après son adoubement par Ben Laden, Abou Omar al-Baghdadi est tué
le 18 avril 2010, lors d’une opération conjointe des forces américanoirakiennes contre une maison près du lac Tharthar, dans les environs
de Tikrit, région d’origine de Saddam Husein. Cette attaque
particulièrement meurtrière s’accompagne de la mort d’Abou Hamza
al-Masri, chef d’Al Qaida en Irak.
Abou Bakr al-Baghdadi est désigné successeur d’Abou Omar le 16
mai 2010, à la tête de l’État islamique d’Irak. Il est donc nécessaire de
36
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s’arrêter ici sur son idéologie et de revenir sur l’irakisation de son
commandement.
Dans un message vidéo, dont le script est publié dans un ouvrage
intitulé Le Salafisme, les Frères musulmans et les droits de l’homme
(page 217 et suivantes), Abou Omar al-Baghdadi
s’en prend
violemment aux «chiites et takfiristes», de même qu’au Parti
islamique d’Irak, branche irakienne de la confrérie des Frères
musulmans:
«Nous aimons la vérité, même si elle est amère parfois. Mais il
importe que notre oumma3 sache que les Frères musulmans au pays
des deux affluents (Tigre et Euphrate), en tête desquels le Parti
islamique d’Irak, mènent la plus horrible campagne en vue de gommer
toute trace de la religion en Irak.
Alors que les Kurdes s’appliquent méthodiquement à édifier leur
État, que les renégats haineux (les chiites) veillent à accentuer leur
emprise sur l’ensemble du pays, particulièrement dans le centre et le
sud de l’Irak, les Frères musulmans et leur direction du Front
d’entente œuvrent avec sérieux et détermination en faveur de
l’occupation, faisant fi du sang versé, de l’honneur bafoué et des
richesses dilapidées, réclamant avec une insistance rare le maintien de
l’occupation dans l’espoir que s’affermissent les fondements de l’État
des renégats et que se parachève l’édification de son appareil
sécuritaire et militaire».
À vrai dire, Abou Omar al-Baghdadi vivait les derniers mois de ce
qu’il est convenu d’appeler le « commandement conjoint irakointernational » de son organisation. La question du rôle des Irakiens
dans le commandement du mouvement, la direction des opérations et
la détermination des orientations politiques sont apparus au grand jour
dans l’année qui a précédé sa mort.
Le camp de Bucca, où des meneurs du groupement étaient
3 - Haytham Manna utilise le terme «groupe politique» à la place de celui d’oumma,
«peuple ou nation», par référence à un verset coranique qui désigne les
musulmans.
37
Le Califat de Da’ech
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emprisonnés, a été agité de vifs débats sur la nécessaire «irakisation»
du groupement, alors que dans les fiefs sunnites (Anbar, Salaheddine),
les recrutements de volontaires se faisaient dans la perspective de
verrouiller les divers échelons de commandement par des Irakiens,
sans toutefois négliger l’expertise des combattants non irakiens.
La stratégie de Zarkaoui et de ses successeurs recelait une faille
majeure. Leur projet ne portait aucune mention des préoccupations du
peuple et la satisfaction de ses besoins. Leur objectif visait à opérer un
bouleversement dans l’ordre mental de leurs adhérents et leur effort de
réflexion portait sur la manière de modifier la façon de penser de la
population, avec ce que cela implique de mobilisation psychologique
sectaire.
Un de leur ancien otage a témoigné de son expérience en ces
termes: «Pendant des mois, toutes leurs discussions portaient sur la
mobilisation confessionnelle et le refus de l’occupation [américaine].
Pas une seule fois je n’ai entendu parler d’autre chose que de ce sujet,
accompagné d’un refrain assurant que quiconque meurt dans ces
conditions ira au paradis et que celui qui survit, c’est par la volonté de
Dieu et grâce à Dieu».
Bon nombre d’anciens officiers irakiens ont ainsi pu accéder à des
postes de responsabilité au sein du groupement, tant au niveau du
commandement militaire qu’au sein de l’organe consultatif, à la
faveur de la «politique d’éradication du Baas» et de démantèlement
des forces gouvernementales irakiennes, l’ancienne ossature du
régime baasiste, menée par la puissance occupante, les États-Unis.
Le lexique politique qualifiera cette séquence historique du
mouvement de phase d’«irakisation du commandement» pour la
simple raison que cette génération d’officiers ralliés au djihad a
imprimé durablement sa marque au mouvement (pour une liste des
officiers supérieurs irakiens ayant joué un rôle décisif dans cette
structure, se reporter au chapitre suivant).
C – Abou Bakr al-Baghdadi: le concepteur d’un projet d’État
Ibrahim Ben Awad Ben Ibrahim al-Badri al-Samarrai appartient à
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la tribu d’al-Boubadry. Né en 1971 à Al Jalam, dans la province de
Samarra, il est issu d’une famille religieuse de tradition salafiste.
Diplomé de l’université islamique de Bagdad et titulaire d’un doctorat
sur l’art et la manière de psalmodier le Coran (At Tajwid), il cumulera,
sous l’ère Saddam Hussein, les fonctions d’enseignant et de
prédicateur à la mosquée Ahmad Ben Hanbal à Samarra, puis de
prédicateur à la mosquée Al Kobeissi à Bagdad, dans le secteur de
Toubaji. Il termine son parcours missionnaire comme iman de l’une
des mosquées de Falloujah, la grande ville sunnite au nord de Bagdad, haut lieu de la
confrontation américano-sunnite, lors de l’occupation américaine de l’Irak.
Lors de la première année de la présence américaine, il se
concentre sur l’analyse des expériences djihadistes des salafistes,
transitant par bon nombre de groupements djihadistes en Irak avant de
fonder l’Armée des gens de la maille sunnite (AHL As Sunna), dont la
zone opérationnelle est délimitée au triangle Bagdad-Samarra-Diala.
En 2004, il intègre en même temps que sa formation le Conseil
consultatif des Moujahidines, et s’emploie à mettre sur pied les
instances législatives de ce conseil tout en supervisant parallèlement
l’enrôlement des membres du groupement.
Nommé émir de Rawah, il préside la tenue de tribunaux islamiques
pour intimider les populations locales. Le 26 octobre 2005, il est la
cible d’une attaque aérienne américaine visant un repaire présumé de
djihadistes près de la frontière syrienne.
Identifié à l’époque sous le pseudonyme d’Abou Du’a, il est déjà
décrit comme un important responsable de la branche irakienne de la
nébuleuse terroriste, dirigée alors par le jordanien Abou Moussab alZarkaoui. Chargé de l’enrôlement des membres du groupement et du
transfert de combattants syriens et saoudiens en Irak, il assume les
fonctions d’adjoint d’Abou Omar al-Baghdadi, faisant office de
numéro 3 du mouvement.
Contrôleur général de la section d’allégeance, chargé de vérifier
les candidatures et de tester les candidats en vue d’autoriser les
adhésions, il assuma, parallèlement, la direction des opérations
militaires. De par ses promotions successives émir de la province d’Al
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Le Califat de Da’ech
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Anbar, émir de Falloujah puis émir de Dialli et enfin émir de Bagdad
secteur nord, son parcours s’est apparenté à une «tournée des popotes»
le conduisant à exercer sa tutelle légale sur les principales provinces
sunnites en installant son autorité sur la base d’une parfaite
connaissance du terrain.
Arrêté en 2005 par les forces américaines, il est envoyé dans le
camp de détention de Bucca, d’où il sera finalement relâché en 2009.
Son épouse, entre-temps, a été tuée par les tribus de Falloujah de la
confédération tribale de Boufourraj. Abou Ommar al-Bagdadi avait
recommandé Abou Bakr comme son successeur le plus apte.
Un communiqué du Conseil consultatif de l’État islamique d’Irak
en date du 15 mai 2010 entérine ce choix en annonçant la nomination
d’Abou Bakr al-Baghdadi al-Husseini al-Qurashi en remplacement
d’Abou Omar al-Baghdadi, son ex-émir, tué le 18 avril 2010 lors
d’une opération conjointe des forces de sécurité américaines et
irakiennes.
Cette promotion, faite d’ailleurs sur recommandation d’Abou
Omar al-Bagdadi, répondait pleinement au besoin de l’organisation de
placer un homme d’autorité à la tête d’un mouvement décimé par les
coups de butoir irako-américains. Outre Abou Omar al-Bagdadi, un
autre dirigeant d’Al Qaida avait été tué durant cette quinzaine
maléfique pour le djihad: Abou Hamza al-Mouhajer, ancien chef d’Al
Qaida en Irak et ex-ministre de Aboula guerre au sein de l’État
islamique d’Irak, décédé le 18 avril 2010 et remplacé par Nasser alDine Allah Abou Soliman.
À l’automne 2010, l’État islamique d’Irak multiplie les attaques
contre les chrétiens et les chiites. Le 31 octobre 2010, à la veille de la
Toussaint, 5 mois après la nomination d’Abou Omar al-Bagdadi
comme chef des djihadistes d’Irak, une prise d’otage à l’intérieur de la
cathédrale de Bagdad s’achève dans le sang. Quarante-six fidèles sont
tués, dont un prêtre et sept policiers. Le 9 mai 2011, Abou Bakr alBagdadi fait acte d’allégeance à Ayman al-Zawahiri, le successeur
d’Oussama Ben Laden, tué une semaine auparavant, le 2 mai 2011, à
Abbottābād, au Pakistan. L’émir de l’État islamique d’Irak réaffirme
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la loyauté du groupe à l’égard de la direction centrale d’Al Qaida tout
en jurant de venger son ancien chef. C’est à cette occasion que la
formation revendique un attentat-suicide commis le 5 mai 2011 contre
un poste de police à Hilla, au sud de Bagdad, ayant causé la mort de
vingt-quatre policiers dont cinq capitaines et deux lieutenants.
À l’été 2011, les attaques imputées à Al Qaida en Irak se
multiplient à travers le pays. Le 28 août 2011, un attentat-suicide
frappe la mosquée Umm Al Quda, à Bagdad, tuant Khalid al-Fahdawi,
un important législateur. Le même mois, Abou Bakr al-Baghdadi se
déclare prêt à déclencher une vague de cent attentats pour venger la
mort d’Oussama Ben Laden.
Le 4 octobre 2011, Abou Bakr al-Baghdadi est inscrit sur la liste
des terroristes les plus recherchés par le gouvernement américain
(Rewards for Justice) qui offre une prime de 10 millions de dollars
pour sa capture, faisant de lui l’un des trois chefs djihadistes les plus
recherchés au monde avec Ayman al-Zawahiri, chef d’Al Qaida, et le
mollah Omar.
Dans un communiqué audio du 22 juillet 2012, Abou Bakr alBaghdadi annonce que la branche irakienne d’Al Qaida s’apprête à
reprendre ses anciens bastions dans le pays d’où ses militants ont été
précédemment délogés par les forces armées américaines et leurs
alliés sunnites. Il appelle à libérer les militants djihadistes
emprisonnés et menace de mort les juges, les procureurs et tous ceux
qui les protègent. Le 27 septembre 2012, soixante-quinze détenus
s’évadent d’une prison à Tikrit à la faveur d’un assaut ayant entraîné
la mort de treize policiers.
Le conflit syrien, engagé en 2011, apporte un nouveau souffle à
l’EIIL, affaibli par les revers infligés par les forces américaines avant
leur retrait d’Irak.
En avril 2013, Abou Bakr al-Bagdadi annonce vouloir rebaptiser
l’État islamique d’Irak, et propose le nom d’État islamique en Irak et
au Levant (EIIL). L’initiative est fortement désapprouvée par Ayman
al-Zawahiri, avant tout parce qu’elle prône une fusion entre l’EIIL et
le Front An Nosra, groupe radical majoritairement composé de
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Le Califat de Da’ech
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combattants syriens, actif en Syrie et bénéficiant de la complicité des
factions islamiques en Syrie.
Ayman al-Zawahiri exprime donc son refus catégorique de valider
la création de l’EIIL, d’autant qu’il condamne le fait de ne pas avoir
été consulté au préalable. Devant ce refus, Bagdadi prend ses
distances avec la direction centrale de la nébuleuse terroriste, rejette
les instructions de Zawahiri dans un message audio et revendique la
paternité des combattants syriens d’Al Nosra. Il confie la branche
syrienne de l’EIIL à l’un de ses lieutenants, Abou Mohammed alAdanani.
Conscient que sa décision de reconnaître Al Nosra comme le seul
représentant légitime d’Al Qaida en Syrie peut engendrer des conflits
entre les combattants des deux groupes, Ayman al-Zawahiri décide
d’envoyer un émissaire, le Syrien Abou Khaled Al Souri, pour tenir un
rôle de médiateur entre l’EIIL et le Front Al Nosra. Ce projet de
conciliation avorte avec l’assassinat du médiateur à Alep, le 23 février
2014, dans un attentat-suicide attribué à l’EIIL (même si ce dernier ne
l’a jamais revendiqué).
Désireux d’étendre les actions de l’EIIL de l’autre côté de la
frontière irakienne, Bagdadi projette la création d’un État islamique
englobant la Syrie et le Liban. L’EIIL engage des combats meurtriers
qui aboutissent à la prise de Falloujah et de certains quartiers de
Ramadi en janvier 2014, alors que son émir annonce son intention
d’«anéantir ses rivaux de la rébellion», dans une claire allusion à
l’Armée syrienne libre qui accuse l’EIIL, vieille rengaine, de faire le
jeu du Président Bachar al-Assad. De son côté, Ayman al-Zawahiri se
désolidarise de l’EIIL, désavouant ses actions.
En mai 2014, Ayman al-Zawahiri intimera même à al-Baghdadi de
cesser toute agression envers les djihadistes du Front Al Nosra,
l’invitant à se concentrer sur l’Irak, son pays d’origine, considérant
que la proclamation de l’État islamique en Irak et au Levant est «un
désastre politique pour les Syriens».
Au terme d’une dizaine d’années de clandestinité, Abou Bakr alBagdadi apparaît publiquement pour la première fois à Mossoul, début
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juillet 2014. Lors de sa première prêche du premier vendredi du mois
de Ramadan, il invite tous les musulmans à lui «obéir». À en juger par
le décryptage de son nom complet, Abou Bakr al-Bagdadi al-Husseini
al-Qouraychi se revendique d’une double légitimité politique et
religieuse: «Abou Bakr» est le prénom du premier calife en 632, le
plus fidèle compagnon de Mohamad, dont la sépulture repose aux
côtés de celle du Prophète à Médine; «Bagdadi» signifie littéralement
«originaire de Bagdad» en référence à la lignée des califes Abbassides
(descendants d’Abbas, l’oncle de Mohamed); le nom «Husseini»
quant à lui évoque le martyre du petit-fils du Prophète, tombé en 680 à
Karbala en Irak, adulé des chiites; enfin, «Qouraïch» est un patronyme
de la famille du prophète jouissant d’un grand respect auprès des
fidèles.
III. Les officiers supérieurs irakiens, compagnons de
route et ossature militaire de Da’ech
Abou Bakr al-Baghdadi a constamment eu le double souci de
coupler efficacité et fluidité pour assurer la mobilité de son
groupement, d’affiner ses capacités opérationnelles, ses performances
sur le terrain et son renouvellement par l’afflux constant de nouveaux
migrants (les Mouhajirines). S’il s’est préoccupé de doter son armée
d’un noyau dur central constitué d’anciens officiers supérieurs
irakiens, il a veillé à leur associer des lieutenants en provenance des
pays pétromonarchiques pour assurer le ravitaillement de son
groupement en homme et en argent.
Au moins douze officiers supérieurs irakiens ont ainsi pu exercer
des responsabilités au sein de la structure du commandement
djihadiste:
- le colonel Hajji Bakr, de son vrai nom Samir Abed Hamad alOubeidy al-Douleimy (Samir Kleyfaoui)
- le colonel Abou Abel Rahman al-Biblaoui, de son vrai nom
Adnane Ismail Najm
- le général Mohamad al-Nada al-Joubouri, surnommé «le Berger»
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Le Califat de Da’ech
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- le général Ibrahim al-Janabi
- le colonel Adnane Latif al-Sweydaoui (Abou Muhannad)
- le colonel Fadel Abdallah A’Fari (Abou Moussalem)
- le colonel Fadel al-Ayssaoui (Abou Ilyas)
- le colonel Assi al-Obeidy
- le colonel Mazen Inahyr
- le commandant Nabil Aribi al-Mouayni (Abou Afif)
- le commandant Mohamad al-Hayali (Abou Bilal)
- le commandant Mayssar Ali Moussa Abdallah Joubouri (Abou
Marya al-Qahtani), qui deviendra finalement le légiste général du
Front Al Nasra, un poste équivalent à celui de jurisconsulte
Les principaux lieutenants pétro monarchiques, assistés de
Koweïtiens dans les fonctions intermédiaires, sont au nombre de trois,
dont deux originaires d’Arabie Saoudite et un du Bahreïn:
- Abou Bakr al-Qahtani (Omar al-Qahtani) [Arabie Saoudite]
- Ousmane al-Nazeh al-Assiry [Arabie Saoudite]
- Turki al-Bengali (Turki Ben Moubarak Ben Abdallah) [Bahreïn]
Dans une sorte de répartition des rôles et de divisions des risques,
les Turkmènes du clan Tel Affar détiennent la main haute dans le
domaine de la sécurité et de la protection rapprochée des dirigeants de
Da’ech, alors que le Syrien Abou Mohamad al-Adanani fait office de
porte-parole officieux de Da’ech. La ventilation des compétences,
établie selon des critères ethnico-géographiques, répondait à six
objectifs en fonction des spécialités des pays de provenance:
1. La définition de la stratégie militaire de Da’ech est principalement
assurée par les anciens officiers irakiens;
2. Le flux financier et les nouvelles recrues sont confiées aux
lieutenants pétromonarchiques (Arabie Saoudite, Bahreïn, Koweït);
44
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3. La stratégie médiatique a été prise en main par un réseau
multiforme sous la supervision d’Abou Mohamad al-Adanani,
chargé d’amplifier une thématique de violence, de rigueur et de
sévérité, afin de propager un sentiment diffus de crainte à l’égard
des membres du groupement et de terreur intériorisée pour briser
la résistance des récalcitrants à son projet califal;
4. La négociation érigée en méthode privilégiée d’approche et de
règlement des contentieux avec les tribus et les structures sociales
locales – telles les assemblées de famille, les conseils de notables
du village –, en vue de les valoriser en tant qu’interlocuteurs et
tirer profit de l’expérience des Conseils des tribus en Irak du temps
de l’occupation américaine;
5. L’inflexibilité à l’égard de tout groupement djihadiste désireux de
coopérer avec Da’ech, dont l’adhésion éventuelle au groupement
devait se faire sur la base des conditions d’Abou Bakr al-Baghdadi;
6. L’intransigeance dans le traitement des zones à population non
sunnite, en vue d’épurer l’environnement du groupement de tout
élément hostile ou de tout motif de contestation.
A – Abou Abdel Rahman al-Biblaoui: chef du conseil militaire
et l’initiateur de l’opération de Mossoul
Adnan Ismail Najm ou, selon les besoins du moment, Aboul Barr’a
ou Abou Oussama al-Biblaoui, est né en 1973, dans la province d’Al
Anbar. Diplômé de l’Académie militaire, session 77, il a été affecté à
la garde présidentielle irakienne, la troupe d’élite du régime baasiste
chargée de la défense du périmètre de sécurité du palais de Saddam
Hussein, devenu depuis le siège de l’ambassade des États-Unis en Irak.
Une fois commandant, il devient le bras droit d’Abou Mouss’ab alZarkaoui, chargé de fixer les rendez-vous du dirigeant djihadiste avec
ses interlocuteurs et d’aménager les conditions de sécurité des lieux de
la rencontre. Il exerce cette fonction pendant 3 ans, jusqu’à la mort de
Zarkaoui au cours d’un raid aérien américain, le 7 juin 2006. Proche
des dirigeants djihadistes de sa région natale, Al Anbar, il a été
coordonné toute l’opération Al Tarmyeh, l’assaut contre le ministère
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Le Califat de Da’ech
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de la justice ainsi que contre des bureaux de vote et des concentrations
populaires, tels les rassemblements organisés à l’occasion des
cérémonies religieuses. À son tableau de chasse, outre des attentats
contre des églises, des mosquées ou des lieux de culte chiites, il est
responsable d’une charge contre la prison Salaheddine et la mosquée
chiite de l’iman Sadeq, de même que de l’attaque contre les 3 prisons
irakiennes (Al Toubaji, Taji et Abou Ghraib). Il cumule les fonctions
de membre du Conseil consultatif et de chef du Conseil militaire de
Da’ech.
Intercepté à Bassora dans le sud chiite de l’Irak en 2007, Biblaoui
a été transféré au camp Bucca où il demeurera 5 ans avant d’être remis
aux autorités irakiennes qui le placeront à la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad.
En 2013, il s’échappe de sa cellule après l’assaut d’Al Qaida
contre cette prison réputée pour les sévices perpétrés par des
tortionnaires américains, et se rend directement vers la Syrie. De làbas, il prend immédiatement en charge, pour le compte de Da’ech, la
direction de plusieurs opérations contre les forces gouvernementales
syriennes. Il retournera en Irak défendre sa province d’origine face
aux offensives de l’armée irakienne à l’encontre des troupes de
Da’ech en position dans la province d’Al Anbar (ouest de l’Irak).
Installé à Mossoul sous un faux nom, il se marie pour masquer ses
activités en tant que chef du Conseil militaire de Da’ech après le décès
du premier titulaire du poste, Hajji Bakr. Le 5 juin 2014, le Haut
Commandement irakien annonce son décès dans le district de Ninive
par suite d’un attentat l’explosif – une ceinture qu’il a actionnée luimême pour échapper à ses assaillants qui tentaient de forcer son
domicile après avoir procédé à l’arrestation de son cousin, qui faisait
office de chauffeur et garde de corps.
Il passe pour avoir été l’initiateur du projet visant à s’emparer de
Mossoul dans l’intention d’en faire la base de départ de la conquête de
Bagdad. En hommage posthume à son action, la conquête de Mossoul
porte d’ailleurs son nom, inclus dans le nom de code de l’opération.
Selon les confidences recueillies par l’auteur de ce rapport,
Biblaoui, avant son basculement, était un officier baasiste admirateur
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de Saddam Hussein, un officier dévoué à la cause de son pays et de
son Président. L’invasion américaine de l’Irak a produit sur lui l’effet
d’un séisme politique et personnel, l’incitant à rejoindre les groupes
de résistance les plus radicaux, qui étaient pourtant loin de ses
convictions et de son mode de vie. Avec Zarkaoui et jusqu’ à leur mort
respective, il coordonnait toutes les opérations du groupement.
Un de ses compagnons d’incarcération résume succinctement son
parcours: «Il est revenu à l’islam et il a bien fait, bien fait tant pour sa
religion que pour son djihad». De l’avis de nombreux témoins,
Biblaoui aura été «incontestablement l’un des cadres militaires
irakiens qui a le plus relevé les performances de Da’ech, tant sur le
plan sécuritaire que militaire».
B – Le colonel Hajji Bakr: le plus important recruteur
d’officiers baasistes pour le compte de Da’ech, en charge des
armes chimiques
Bras droit d’Abou Bakr al-Baghadi jusqu’à sa mort début de 2014,
Samir Abed Mohamad al-Oubeidy al-Douleimy, a vécu sous plusieurs
pseudonymes en fonction de ses activités et de ses missions. Celui que
l’on désignait tantôt Abou Hilal al-Mashhadani tantôt Hajji Bakr est
né dans la bourgade d’Al Khalidya (province d’Al Anbar) au début de
la décennie 1960. Il y a effectué sa scolarité avant d’être accepté à
l’Académie militaire irakienne. Commandant au moment de l’invasion
américaine de l’Irak en 2003, il fera allégeance à Abou Moussab alZarkaoui en même temps qu’un groupe d’officiers irakiens. Il veillera
à maintenir de bonnes relations avec l’armée islamique irakienne à qui
il apporte son expertise militaire.
En charge de l’armement chimique du groupement, il veille à
développer ce secteur par la production d’armes chimiques et par leur
perfectionnement. Brièvement incarcéré au camp Bucca, il sera
nommé, à sa sortie de prison en 2012, responsable du Conseil militaire.
Une charge qu’il cumulera avec celle de ministre de la Production
militaire de Da’ech. Avec le développement de la guerre sur le théâtre
syrien, il sera missionné pour diriger les opérations et les camps
militaires en Syrie. Il est tué en janvier 2014 dans des combats entre
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Le Califat de Da’ech
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djihadistes contre Jobhat An Nosra, dans la ville d’Atareb (au nord
d’Alep).
Hajji Bakr alliait une parfaite maîtrise de la planification militaire
et de la présence sur le terrain. Les informations recueillies sur place
auprès des témoins de cette période lui attribuent un grand rôle dans
l’enrôlement de nombreux officiers baasistes dans les rangs de Da’ech.
En compagnie de Biblaoui, son successeur, il aura eu l’intelligence de
structurer l’appareil militaire de Da’ech, qui demeure, encore de nos
jours, le noyau dur de l’organisation à l’origine de ses succès actuels.
C – Abou Ayman al-Iraki: le plus important responsable de
Da’ech en Syrie, l’assassin de son contestataire Abou Bassir atTartoussi
Sous divers pseudonyme, Abou Ayman al-Iraki ou Abou
Mohannad al-Souweidawi disposait du grade de commandant dans
l’armée de Saddam Hussein et fut l’un des premiers membres du
Conseil militaire de Da’ech, à l’époque constitué de trois membres.
En Irak, il répondait au nom de guerre d’Abou Mohannad alSouweidawi. Né en 1965, il a exercé les fonctions de gouverneur d’Al
Anbar dans le cadre de l’administration parallèle qui gérait le pays
sous l’occupation américaine. Lui aussi incarcéré par les Américains
en 2007, au fameux camp de Buca (où se réalisa la jonction entre
djihadistes et baasistes), il sera libéré 3 ans plus tard.
Entre 2011 et 2012, responsable de la sécurité interne du
groupement, il sera envoyé en Syrie pour assumer la fonction de
prédicateur et de sergent recruteur pour le compte d’Abou Bakr alBaghdadi, dans la région de Deir Ez Zor.
Responsable militaire du périmètre Idlib-Lattaquieh, Alep, il a
réussi à enrôler plus de mille combattants durant ses 2 ans de séjour en
Syrie, réussissant à influencer des groupements militaires non syriens
et à les convaincre de se rallier à Da’ech. De par leur expertise, la
solidité de leur conviction et de leur engagement, ces mêmes recrues
de Syrie ont joué un rôle essentiel dans le développement du
groupement dans ce pays.
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Selon les témoignages de combattants du bataillon Al Moaz Ben
Abdel Salam, l’ancien prédicateur Abou Ayman al-Iraki disposait de
grosses sommes d’argent et a tué de ses propres mains, pour l’exemple,
Abou Bassir al-Tartoussi, (Kamal Hamami) ainsi que le cheikh Jalal
al-Bayerli (Youssef Achaoui). Un islamiste qui a rencontré Abou
Ayman à diverses reprises soutient que le prédicateur considérait
comme renégat «tout membre de la coalition syrienne off-shore, de
l’Armée libre syrienne, de l’opposition démocratique. Quiconque
refuse de faire acte d’allégeance à Da’ech ou reçoit armes ou argent
des pays occidentaux ou de la région était aussi renégat. Il a ainsi tué
de ses propres mains Abou Bassir al-Tartoussi après une réunion avec
un député libanais appartenant au Courant du Futur de l’ancien
Premier ministre Saad Hariri. Il affirmait détenir une liste de 100
personnes ayant vocation à être assassiné».
D – Abou Ali al-Anbari: professeur de physique, ancien cadre
dirigeant du parti Baas et ordonnateur de l’assassinat du
cheikh Mohamad Said Ramadan al-Bouty
Ala’a Kordache al-Turkmani est l’un des membres de Da’ech les
plus influents. Natif de Tell Affar, issu d’une famille de souche
turkmène, cet homme aux multiples facettes agissait masqué. Il
employait pour cela divers noms de guerre – Abou Jassem al-Iraki,
Abou Omar Kordache, ou Abou Ali al-Anbari.
À l’invasion américaine de l’Irak, il s’engage dans les rangs
d’Ansar Al Islam mais, accusé de détournement de fonds et
d’irrégularités administratives, il démissionne très vite. Il rejoint Al
Qaida et, 3 mois plus tard, se voit confier la responsabilité de la
coordination entre les divers groupements djihadistes, avant d’être mis
à l’index moins d’un an après sa désignation à ses fonctions.
Ses déboires ne le décourageront pas ni ne le détourneront de son
engagement. Sa patience sera finalement payante et son étoile finira
par briller lorsqu’il intègre les rangs de Da’ech. Pari gagnant, ce
troisième enrôlement sera le bon. Responsable légal de Da’ech,
équivalent à la fonction de jurisconsulte, basé à Raqqa, il assume les
fonctions de prédicateur à la Mosquée de l’imam al Nawawi», en plus
49
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
d’être responsable de la prière du soir. Le ministère de l’Intérieur
iraquien le considère comme l’un des grands dirigeants du
groupement parmi les plus proches d’Abou Bakr al-Baghdadi,
notamment après la mort de Hajji Bakr.
L’œil vigilant d’Abou Bakr al-Baghdadi s’exerce perpétuellement
au sein du Front An Nosra: avant le conflit surgi entre les deux
organisations rivales, il avait la charge d’établir les rapports quotidiens
au sujet du comportement de Mohamad al-Joulani. Pacificateur, il a
même réussi à empêcher l’assassinat du chef effectif de Jobhat An
Nosra (Joulani à l’époque) par Abou Ayman al-Iraki, au prétexte que
la situation ne pouvait supporter un tel affrontement sanglant. Il
parvient aussi à calmer le mécontentement de la population de Raqqa,
résultant du comportement agressif d’Abou Lokman, longtemps
gouverneur de cette province frontalière syro-irakienne. Toutefois, il
passe par ailleurs pour être l’ordonnateur de l’assassinat du cheikh
Mohamad Said Ramadan al-Bouty, un dignitaire religieux syrien de la
grande mosquée de Damas et de la tentative d’assassinat du général
Ryad al-Assad, chef de l’Armée libre syrienne (ALS).
En compagnie d’Abou Firas as-Soury, Abou Hassan Taftanaz,
Abou Obeida al-Tounsi et Abou Hamam as-Shami, il mena des
négociations avec Jobhat An Nosra en vue de la conclusion d’un
modus vivendi, sans parvenir à dégager une solution acceptable pour
les deux organisations rivales.
Homme de l’appareil sécuritaire par excellence, intransigeant, il a
toujours considéré comme un échec le fait de bénéficier de
l’allégeance de l’Armée syrienne libre ou du Front islamique, cette
coalition djihadiste de Syrie qui dispose de soixante mille combattants,
selon le dernier rapport de la Brookings Institutions Doha paru en
mai 2014. Sa philosophie peut se résumer en une simple formule:
«Soit ils nous font plier, soit nous les faisons plier». Une maxime
lapidaire et expéditive, à son image.
E – Abou Mohamad al-Adanani
Taha Sobhi Fallaha, né en 1977 à Binch dans le district syrien
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d’Idlib, a été l’un des premiers ralliés à Abou Moussab al-Zarkaoui
pour combattre en Syrie en compagnie de trente-cinq amis. Et ce bien
avant l’invasion américaine de l’Irak. Cependant, l’entrée en scène des
Occidentaux en Irak a modifié leur plan, les conduisant à porter leurs
efforts belligérants dans ce pays. Sa culture est limitée, exclusivement
consacrée à l’étude des textes sacrés ayant trait à cette littérature
religieuse ou à la théologie du djihad. Jamais il n’avait fait référence à
des exégèses réinterprétant le Coran dans un sens moderniste. Un trait
de caractère, mieux que tout, résume ses prédispositions d’esprit, dont
ses amis se vantent et présentent comme la marque d’un homme pur et
dur, d’un musulman aux solides convictions. Interrogeant un candidat,
il lui pose trois questions: «Quelles sont les sources constitutionnelles
de la Syrie? De quelle autorité le pouvoir législatif tient-il sa légitimité?
Quelle est l’autorité d’habilitation du pouvoir exécutif et du pouvoir
judiciaire» ?
La réponse, classique, correspond aux normes habituelles telles
qu’elles étaient enseignées en cours d’éducation civique: le peuple,
l’élection. Et le futur Abou Mohamad al-Adanani de rétorquer sur-lechamp: «Autrement dit, notre gouvernement est un ramassis de
renégat».
Un des premiers membres du Conseil consultatif des Moujahidines,
formateur à Haditha (Irak), aux premiers temps de son séjour en Irak,
son discours politique se déclinait selon un triptyque immuable
«Unification, djihad, Al Qaida = État».
Arrêté en mai 2005 dans le district d’Al Anbar, alors qu’il se
déplaçait sous une fausse identité – Yasser Khalaf Hussein Nazzal arRawi –, il sera libéré 5 ans plus tard, en 2010. Pour les besoins de sa
clandestinité, il portait divers noms d’emprunt, variables selon les
lieux et les missions, Abou Mohamad al-Adanani Taha Binch, Jaber
Taha Falah, Abou al-Khattab, Abou Sadek ar-Rawi.
Contrairement aux affirmations des services de renseignement de
Da’ech, c’est bien le juriste Abdallah al-Joubouri et non al-Adanani
qui exerçait les fonctions de porte-parole de l’État islamique d’Irak:
lors de l’assassinat de Joubouri, en 2007, Adanani était encore en prison.
51
Le Califat de Da’ech
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À sa libération, en 2010, Adanani a été l’un des plus fermes
partisans de la ligne préconisant le recours massif et intensif aux
opérations-suicide dans les villes en vue de restaurer le prestige de son
organisation. L’un de ses plus célèbres faits d’armes, à tout le moins
revendiqué comme tel par son mouvement, reste l’attentat contre
l’église Al Najat à Bagdad, qui causa cinquante-trois morts et une
centaine de blessés. Un attentat situé dans le cadre d’une politique à
dynamiter la ceinture protectrice des renégats, autrement dit les
chrétiens, les zayédites, les démocrates, les laïcs, ou toute autre
personne coexistant avec les chiites.
Son apparition sur la scène médiatique est intervenue dans la
foulée du début du soulèvement contre Assad à Damas et de l’envoi,
le 18 février 2011 d’un bataillon de djihadistes pour mener la guerre
en Syrie sous le commandement d’Abou Mohamad al-Joulani.
Adanani avait la délicate mission de préparer l’opinion à une
rupture avec Al Qaida, en donnant une interprétation favorable aux
thèses de Da’ech tant en ce qui concerne le déroulement des
opérations militaires que sur les raisons qui poussèrent le califat à
cette rupture.
F – Abou Hamza al-Mouhajer
Abdel Moneim Ezzeddine Ali al-Badaoui, alias Abou Ayoub alMasri (1968-2010), est né à Souhaj, en Égypte. Dès ses 14 ans, en
1982, lors de l’invasion israélienne du Liban, il adhère à la première
organisation fondée par Ayman al-Zawahiri, devenant membre du
groupe puis assistant personnel d’al-Zawahiri. En Afghanistan où il a
accompagné son mentor, il s’est spécialisé dans la fabrication
d’explosifs. Envoyé au Yémen, il a exercé le métier d’enseignant sous
un nom d’emprunt. Il épousera une Yéménite en 1998, à 30 ans, et
s’installera en 2002 en Irak, avec sa famille, où il a participé à la
constitution des réseaux d’Al Qaida, sous l’autorité d’Abou Moussab
al-Zarkaoui.
Il succédera à Zarkaoui à sa mort, en 2006, en tant que chef d’Al
Qaida Irak, avant de connaître une nouvelle promotion au poste envié
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de ministre de la Guerre de l’État islamique d’Irak et de premier
adjoint d’Abou Bakr al-Baghdadi.
Sa tête a été mise à prix par l’administration américaine pour
5 000 000 de dollars, réduit ultérieurement à 100 000 dollars, indice
de la dépréciation de la valeur non seulement d’Abou Hamza mais
également de tous les combattants non irakiens situés dans la chaîne
de commandement de l’appareil sécuritaire et militaire de Da’ech.
Abou Hamza al-Mouhajer a péri sous les tirs de roquettes
d’hélicoptères alors qu’il négociait le ralliement à son mouvement, du
chef d’un groupe djihadiste, Abou Bakr As Salafi, le 19 avril 2010,
dans la ville de Tharthar, au sud-ouest de Bagdad.
G – Omar al-Shishani: un vétéran des guerres d’indépendance
de Géorgie
Ce fils d’un couple mixte islamo-chrétien – un père grec orthodoxe
et une mère musulmane –, sera de toutes les guerres contre la Russie,
la guerre d’indépendance de Géorgie et la guerre de Syrie, contre
l’allié de la Russie.
Tarkhan Batirashvili, alias Omar al-Shishani («Omar le
Tchétchène»), appartient au clan Kist, une subdivision du clan Melki.
Né en 1986 à Birkiani, cette localité proche des gorges de Pankisi, a
servi de point de transit au ravitaillement des troupes géorgiennes lors
de la deuxième guerre antirusse de Géorgie en 2007. Cartographe,
membre d’une unité de reconnaissance de l’armée géorgienne, au rang
de sergent, il a participé à diverses missions sur la ligne de front
contre les blindés russes.
Atteint de tuberculose en 2010, il sera rendu à la vie civile, inapte
au service et sans la moindre possibilité de recrutement. Désillusionné,
il sera arrêté en septembre 2010 pour port d’armes illégal et condamné
à 2 ans de prison par la justice géorgienne. Libéré pour raisons
médicales, il quittera le pays pour se rendre au Yémen d’abord puis en
Égypte et en Turquie, lieu de concentration de la diaspora tchétchène
et des djihadistes pour la Syrie. Depuis la Turquie, il joue un rôle majeur dans
le recrutement de combattants du Caucase et dans leur ralliement au djihad en Syrie.
53
Le Califat de Da’ech
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Arrivé en mars 2012 dans la région de Homs, en pleine bataille de
Bab Amro, sur le littoral méditerranéen – qui, selon les stratèges
occidentaux, devait constituer «le Stalingrad des forces russes au
Moyen-Orient», il prend le commandement de Katibat Al Mouhajirine
(la Brigade des migrants), puis de Jaich Al Hujahirine wal Ansar
(l’Armée des migrants et de leurs partisans).
En charge du commandement du secteur nord de Syrie (Alep), il
transposera son expérience de Géorgie sur le front syrien. Considéré
comme l’un des chefs militaires les plus influents de l’opposition, il
compte à son actif certains des plus glorieux exploits de Da’ech,
notamment l’assaut contre la base aérienne Menagh, en août 2013,
dans la périphérie d’Alep. Le Hezbollah libanais lutta contre son
emprise mais ne desserrera l’étau qu’au terme de plusieurs mois de
siège, au cours d’une contre-attaque fulgurante.
Présent aux côtés de Adanani, le chef du département média de
Da’ech, lors de la proclamation du califat, début juillet 2014, il se
livrera à cette étonnante profession de foi:
«Remercions Dieu. Nous sommes heureux car nous participons
aujourd’hui à la démolition des frontières instaurées par les dictateurs
pour empêcher les musulmans de se déplacer librement sur la terre de
l’Islam, qui ont détruit le califat pour placer des pays tels que l’Irak et
la Syrie sous des lois scélérates. L’objectif de l’État islamique en Irak
et en Syrie est clair. Tous savent pourquoi nous combattons. Notre
voie est le califat. S’il plaît à dieu de ne pas restaurer le califat, nous
l’implorons de nous accorder le martyre.
Je m’adresse aux djihadistes du Khorasan, du Caucase, du Yémen,
de la Somalie, de Libye, d’Indonésie, de la Birmanie [Myanmar] et du
Kenya, et à tous les autres djihadistes où qu’ils se trouvent pour leur
dire ceci: à l’annonce de nos victoires, réjouissez-vous de nos exploits
car vos frères vainqueurs s’approchent davantage du califat et de
l’application de la Loi de Dieu sur terre».
H – Les officiers de l’armée irakienne dissoute
Le groupe des officiers irakiens, dont l’armée a été officiellement
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dissoute en 2003 par Paul Bremer, le premier proconsul américain en
Irak, constitue le cœur et le moteur principal de la force de frappe
militaire politique et sécuritaire de l’État islamique en Irak et au
Levant.
Plus de deux cents officiers y exercent des responsabilités tant
dans la chaîne de commandement militaire que des responsabilités
administratives dans les diverses provinces irakiennes. Près de
cinquante pour cent des effectifs du noyau irakien ont été tués soit en
Irak soit en Syrie. Au-delà de son rôle militaire, le groupe des officiers
irakiens a imprimé sa marque idéologique, politique et légale dans la
propagation d’un sentiment d’exacerbation de la lutte et dans la
détermination de la stratégie destinée à combattre les composantes
naturelles de la société irakienne.
Ce groupe était lie par divers éléments d’ordre psychologique,
social, culturel qui leur étaient communs en raison de leur formation
militaire.
Un attachement à la notion d’État d’abord: tous s’accordent sur la
nécessité d’édifier un Etat et une armée comme instrument de lutte
contre le leg de la puissance occupante américaine notamment
l’ensemble du dispositif politico-administratif. Ils se distinguent par
leur refus marqué d’un pays géré par les forces proches de l’ancienne
puissance occupante ou par les forces politiques alliées de l’Iran. Leur
rôle a été primordial dans les attentats contre les centres de
recrutement de l’armée ou de la police qu’ils assimilaient à des
supplétifs des forces d’occupation. Pour ce faire, ils ont concentré
leurs efforts sur ce point y compris dans leur débat idéologique et
théologique au point d’obtenir satisfaction, au prix d’une scission au
sein d’Al Qaida et de l’émergence d’un courant acquis à leur thèse
préconisant le califat, comme l’objectif de «priorité absolue» du
djihad.
Cette génération d’officiers irakiens considère l’Iran comme un
ennemi qui a combattu l’État irakien et son armée et qui tire profit des
erreurs de l’administration occupante américaine, en s’employant à
dominer l’Irak via leurs alliés chiites. Ce positionnement vis-à-vis de
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Le Califat de Da’ech
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l’Iran a constitué un deuxième point de contentieux avec Al Qaida,
dont les priorités de lutte divergent sensiblement des objectifs de
Da’ech.
Estimant que les sunnites sont les seuls aptes et habilités à
gouverner l’Irak, ce groupe d’officiers rend les chiites responsables de
leur éviction du pouvoir. Par conséquent, ils ont visé à exploiter
l’esprit de revanche à l’égard de ceux qui, au sein de la société
irakienne, ont souscrit à une collaboration avec les forces chiites et
kurdes. D’une manière subséquente, les chiites sont traités en
«renégat» et les composantes non sunnites de l’Irak comme une
menace pour le projet de l’État islamique en ce qu’ils constituent un
ennemi naturel à un tel état.
La compatibilité entre le courant théologique et le courant militaire
n’a pas été facile à réaliser. Mais la présence d’un grand nombre
d’officiers irakiens dans les instances de législation et d’orientation a
favorisé la prévalence des idées suivantes:
- il est nécessaire d’édifier un État fondé sur «l’identité, laquelle
devra reposer sur une idéologie» et refuser les frontières
- le musulman salafiste est du côté du droit, qu’il soit Irakien ou
pas. A fortiori, tout autre Irakien, musulman ou non, est dans l’erreur
et le tort. Ce primat est le seul moyen de faire face à la société
irakienne en perte de repères et en état de faiblesse.
Dans ce même ordre d’idées, la fusion de l’Irak et de la Syrie
répondait à l’idée sous-jacente de regrouper les sunnites dans un
ensemble territorial unifié, seule mesure à même de préserver le
pouvoir de Da’ech par la force, au besoin par la contrainte de la
législation islamique.
La guerre contre la démocratie ne répond pas exclusivement à des
considérations théologiques ou idéologiques, elle obéit à une logique:
le refus d’une gouvernance sur la base d’une majorité non sunnite
(chiite kurde en Irak) ou de chrétiens chiites au Liban, seul garant du
maintien d’un gouvernement djihadiste au pouvoir.
Le refus de la citoyenneté commune et égalitaire apparaît ainsi
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_______________________________________________________________________________________
comme le meilleur garant d’un gouvernement d’une minorité. Et
l’adjonction de la Syrie au projet de l’État islamique d’Irak découle
tout naturellement de ce constat.
IV. Les protagonistes du théâtre des opérations en
Syrie
Six dirigeants de Da’ech ont occupé le devant de la scène syrienne:
Abou Loukman, Khalaf Diab Hallous, Abou Omar al-Moulakem,
Mahmoud al-Khodr, Abou Abdel Rahman al-Amni et Abou Ali alCharhi.
A – Abou Loukman
Émir de l’État islamique à Raqqa, zone frontalière de l’Irak, Abou
Loukman est l’homme fort de Da’ech en Syrie, se plaçant en
deuxième position hiérarchique juste derrière Abou Bakr al-Baghdadi.
Ali Hammoud al-Chawakh est né en 1973 dans le village de Sahhl,
situé à l’ouest de Raqqa. Il appartient à la tribu Al Ojeil, relevant de la
confédération tribale de Kobeissate. Diplômé en droit de l’université
d’Alep (promotion 1999), il enseigna pendant trois ans dans la région
de Raqqa.
En 2003, il fait partie du groupe des Syriens qui s’engageront en
Irak dans les combats contre les forces d’occupation américaines.
Pourchassé par les services syriens pour son engagement hors
frontière et sa forte religiosité, il sera capturé en 2004, incarcéré dans
diverses prisons avant d’être transféré à la prison de Saydnanya.
Bénéficiaire de l’amnistie décrétée par le régime syrien à
l’occasion du déclenchement du soulèvement contre al-Assad, il sera
libéré en mai 2011 en compagnie de trois autres dirigeants
néoislamistes: Zouhrane Allouche, Issa al-Cheikh et Hassan Abboud,
respectivement chef de l’Armée de l’Islam (Jaych Al Islam), de
Soukour As Sham (les Faucons de Damas) et de Ahrar As Sham (les
Hommes libres de Levant).
En liaison directe avec Abou Bakr al-Baghdadi, Abou Loukman
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Le Califat de Da’ech
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devait revendiquer la paternité des opérations militaires réalisées par
son organisation, désigner les émirs des provinces et procéder à la
répartition des combattants sur les divers fronts.
Abou Loukman a été intronisé émir de Raqqa au terme d’un assaut
victorieux contre cette bourgade, avant d’être promu commandant de
la totalité de la zone frontalière. Son assassinat le 7 janvier 2014 a été
annoncé par ses rivaux. Abou Loukman passe pour responsable de
toutes les exécutions commises dans le secteur de Raqqa, notamment
de la liquidation de son collègue, Abou Saad al-Hadramy, émir du
Front An Nosra de Raqqa.
B – Khalad Diab al-Hallous
Au sein de Da’ech, son nom de guerre était Abou Moussab alHallous; dans son village et au sein de sa famille, il était connu en tant
que Abou Diab, natif de Kuneitra, un village près de la bourgade de
Soulouk.
Premier à avoir fait acte d’allégeance à Da’ech à Raqqa, c’est à lui
qu’on doit d’avoir implanté ce mouvement dans ce secteur
géographique. Il renouvela sa subordination d’abord à Abou Abdallah
puis à Abou Loukman, l’homme qui l’a supplanté dans la promotion à
ce poste qui lui était destiné. Sa fureur contre ce dernier – lui qui a non
seulement ravi son poste mais limité ses attributions en le plaçant sous
l’autorité de plusieurs nouveaux émirs – l’incite à faire scission, en
fondant un émirat à Tel Abiad et une nouvelle formation, Ansar Al
Charia (les Partisans de la loi islamique).
Abou Lukman l’en dissuade toutefois en lui envoyant un messager
portant des menaces de mort. Devant des arguments aussi dissuasifs,
Hallous a renoncé à sa décision et continue à ruminer ses projets au
sein de Da’ech et sous l’autorité d’Abou Lukman.
En outre, Khaled Diab al-Hallous endosse la responsabilité de
dresser la liste des personnes ayant vocation à être liquidé. Autrement
dit de décider de la vie ou de la mort. En toute indépendance. Terrible
responsabilité.
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C – Abou Omar al-Moulakem
Irakien de nationalité, il s’est enfui de la prison de Tasfirate de
Tikrit-Irak (région natale de Saddam Hussein) pour se rendre en Syrie
à la demande d’Abou Bakr al-Baghdadi et devenir contrôleur général
sur le front syrien, en dépit d’une demande pressante de sa part de
demeurer en Irak, formulée en décembre 2012.
Doté d’une prothèse de la jambe, il a consacré une large partie de
son temps à inspecter les positions à Idlib et Alep. Ce spécialiste des
explosifs et de la mise à feu à distance via un système de minuteries
électroniques fait l’objet d’une condamnation à mort à Tunis.
D – Mahmoud al-Khodr
Son nom d’emprunt au sein de Da’ech est Abou Nasser al-Amni. Il
est l’une des trois personnes les plus réputées pour ses meurtres et ses
opérations sanglantes à Raqqa, au même titre qu’Abou Loukman et
qu’Abou Mohamad al-Jazraoui. Âgé d’une trentaine d’années, il est
peu connu en dehors d’un cercle ultra-restreint d’initiés au plus haut
niveau de l’État islamique. Opérant en coulisses ou sous couvert d’une
autre personnalité (Abou Hamza al-Riyaddiyate), il détient la totalité
des documents concernant les assassinats et les informations sur les
dispositions sécuritaires du groupement. Agissant toujours
clandestinement, l’homme qui détient tous les documents secrets
internes au mouvement et qui tient les fils de l’appareil sécuritaire
avance totalement masqué, portant des gants pour qu’on ne puisse pas
repérer la couleur de sa peau et un masque sur le visage doublé d’une
cagoule de façon à camoufler la couleur de ses yeux.
Discret, secret, mystérieux, il ouvre rarement la bouche, parle peu
et jamais en public, afin que sa voix ne soit pas identifiée. Il demeure
l’homme-mystère par excellence.
E – Abou Abdel Rahman al-Amni
Syrien répondant au nom d’Ali Sahou, étudiant, ingénieur
agronome à Deir Ez Zor, il est natif du village de Jayef, relevant de
l’agglomération de Raqqa. L’opposition armée syrienne a annoncé sa
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Le Califat de Da’ech
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mort, le 30 avril 2014, lors des combats entre des détachements de
l’Armée libre syrienne et du Front An Nosra contre Da’ech.
F– Abou Ali al-Charhi
Fawaz Mohamad al-Hassan al-Ali, originaire d’An Nahya Al
Karama, dans le secteur est de Raqqa, a été emprisonné plusieurs
années à la prison de Saydnaya, dans les années 1990. À sa sortie, il se
rend en Arabie Saoudite puis retourne vivre en Syrie en tant que
simple ouvrier.
Inconnu au sein du mouvement de protestation populaire qui s’est
développé à partir de 2011 en Syrie, il accédera à la notoriété dans la
foulée de la scission entre Da’ech et le Front An Nosra et la prise de
contrôle de la ville de Raqqa par plusieurs groupements djihadistes.
En plus de la chape de plomb qui entoure ses précédentes activités
et son titre singulier (on l’appelle « Cadi Char’i », le Légiste), Abou
Ali est réputé pour son attachement fanatique à sa tribu et pour sa
violence sanguinaire. Au point qu’il se flatte de la virilité de son fils:
son enfant lui apporte le sabre avec lequel il procède à la décapitation
de ses victimes, en présence de son rejeton. Belle graine d’humanisme
en perspective.
Malgré son zèle purificateur, l’homme n’a pas été épargné par les
purges intervenues lors des conflits entre Jobhat An Nosra et Da’ech,
en avril et mai 2014. Évincé de son poste, il a été remplacé par un
Irakien, Abou Ali Anbari, sans doute en prévision des agissements de
Da’ech à Mosoul en juillet 2014 et de la proclamation du califat sur
l’Irak et la Syrie.
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Deuxième Partie
La fabrication de la sauvagerie
I. Retour au point de départ
En 2005, 4 ans après les événements du 11 septembre 2001 et les
attentats qui en ont découlé dans des villes européennes, j’ai tenté
d’aborder la problématique de l’autodestruction par autrui,
conventionnellement qualifiée de phénomène «kamikaze» ou de
phénomène des «bombes humaines» dans le langage journalistique.
Je me suis rendu compte que cette approche, à tout le moins sa
perception, doit être reconsidérée. En premier lieu parce que la
connaissance de soi et d’autrui s’est considérablement modifiée avec
l’entrée en scène du mouvement salafiste djihadiste dans un conflit
ouvert contre l’altérité, dans la double perception de ce terme, «l’autre
en tant qu’occupant» et «l’autre relevant d’une appartenance
différente».
L’Irak a apporté la preuve – et en a donné un exemple à son
échelle – que les dangers de l’anarchie sont infiniment supérieurs aux
dangers résultant des transformations d’un pays. La liquidation de
l’État irakien par les forces d’occupation américaines a introduit trois
éléments essentiels qui ont fait voler en éclat les attributs
fondamentaux de l’État et son rapport à la société, indépendamment
de la nature du projet étatique:
 la fin du monopole de la violence organisée, un des attributs
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Le Califat de Da’ech
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fondamentaux de l’État, une donnée consubstantielle à la
constitution de l’État depuis l’ère préislamique, il y a 3000
ans;
 la fin du monopole du discours prescripteur de l’État, du fait
de l’absence de tout appui à ce discours et de l’apparition des
médias transfrontières;
 la fin du rôle répartiteur de richesses de l’État en ce qu’il a
cessé d’être la principale source de financement et de
redistribution de l’argent politique du pays (particulièrement
dans les pays en crise).
 La fin de ce triple monopole – sur l’espace hertzien, les
armes et l’argent – a bouleversé la conception traditionnelle
de l’État moderne, tant sur le plan politique que sur le plan
civil, en plus de «déblayer le terrain», de laisser transparaître
des troubles profonds qui ont laissé leur marque sur la
personnalité humaine, brisant les règles de base des relations
interhumaines.
Si l’échec de l’occupation américaine en Irak a fait reculer le virus
de «l’interventionnisme étranger positif» qui avait gagné les esprits de
bon nombre d’opposants arabes, les mouvements populaires pacifistes
survenus en Tunisie, au Bahreïn et en Égypte, en 2010-2011, ont
ouvert de nouveaux horizons quant aux possibilités de transformations
politiques de la société par l’intérieur de la société elle-même.
L’euphorie qui s’est emparée du monde à l’issue du «succès» de
l’expérience libyenne a remis d’actualité, en une belle symphonie
arabe et occidentale, la rengaine d’une nécessaire «intervention
étrangère pour se débarrasser de la dictature».
Les souverains arabes n’ont pas ménagé leurs efforts pour forger
des fatwas visant à donner un blanc-seing à l’OTAN, le gratifiant,
pour ce faire, du titre de «sauveur». Beaucoup, consciemment ou
inconsciemment, ont veillé à appliquer le schéma libyen à la Syrie.
Comme il était alors risible de lire certaines pétitions, comme celle de
cette instance qui s’était baptisé Les Oulémas de la nation et qui
62
_______________________________________________________________________________________
proclamait son soutien au Conseil transitoire syrien, transposant à la
Syrie la dénomination en vigueur dans l’instance libyenne… alors
même que le Conseil national syrien s’était bien gardé de copier la
Libye pour éviter toute accusation d’imitation.
L’instance des oulémas exhortait toutes les forces à intervenir en
vue de sauver le peuple syrien. Lui emboîtant le pas, le mufti du Qatar,
Youssef al-Qaradawi, ne s’est pas contenté, lui, de supplier l’OTAN
d’intervenir en Syrie. Allant plus loin, il a invité tous ceux qui étaient
en mesure de faire le djihad à se rendre en Syrie pour soutenir le
combat du peuple syrien. Un appel réitéré par des dizaines de pseudocheikhs salafistes d’Arabie Saoudite, du Koweït, d’Égypte, de Libye
et de Tunisie.
L’objectif n’était plus de tuer dans l’œuf le soulèvement populaire
en Syrie, mais de transformer ce pays en un cimetière où enterrer le
moindre indice d’une quelconque manifestation spirituelle et mentale
d’une nation qui aurait perdu tout contact avec le monde et l’humanité
du fait de la perspective grisante qui s’offrait à lui: l’usage inconsidéré
de l’apostasie. Cette arme, utilisée comme une drogue grisante au
point qu’on parle parfois d’«opium de l’apostasie», à l’effet
galvanisant certain, est équivalent par ses effets à la consommation de
l’opium, aidant à la recherche d’un paradis éternel.
Nous eûmes alors droit à la séquence des «combattants pour la
liberté» (selon l’expression de Bernard-Henri Lévy et de Laurent
Fabius), amplifiée par la thématique de «l’inéluctable recours à la
violence dans une révolution» soutenue par d’autres «penseurs». Puis
le brouillard s’est dissipé, offrant le spectacle de groupements rigides,
pétrifiés, accablés des complexes du passé et du présent, débattant sur
«le monde et l’au-delà» dans l’attente du Mehdi 4 collectif qui
restaurera le Royaume de Dieu, souillé auparavant par ses successeurs.
4 - El Mahdi (Mahdiy en arabe, ّ ‫ َﻣ ْﻬد‬, la «personne guidée par Dieu, celle qui
montre le chemin») ou le Mahdi Mountadhar (arabe :‫اﻟﻣﻬد اﻟﻣﻧﺗظر‬, «le guide
attendu») ou le Khalifat Allah («Roi élu par Dieu») désigne le Sauveur attendu des
musulmans. Il devrait apparaître à la fin des temps, ainsi que l’ont annoncé
certains hadiths.
63
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
Depuis les explosions du périphérique sud de Damas, en
décembre 2011, jusqu’à nos jours, le débat est frappé de dichotomie,
dominé par des démarcations grossières et des binômes simplistes
(Dieu/le diable; le camp du bien/le camp du mal), non seulement dans
le clan des Abou, mais également chez beaucoup de non-musulmans,
faisant supporter à la dictature l’entière responsabilité de ce zèle
néophyte dans le domaine religieux.
Nul ne s’est préoccupé de déterminer le début et la fin du tunnel.
Quiconque s’est hasardé à tirer la sonnette d’alarme a été assailli d’un
flot d’accusations allant de «suppôt de la dictature» à «traître à la
révolution».
Cette profusion de mensonges politiques et médiatiques s’est
retournée contre ses auteurs. Des dizaines, voire des centaines de
fatwas invitaient les jeunes à effectuer le djihad en Syrie en une
avalanche continue. Ce zèle jurisprudentiel sera néanmoins
interrompu par l’aviation israélienne dans ses raids contre les
populations civiles de Gaza, en juillet 2014, en plein mois de
Ramadan, le mois sacré du jeune selon le calendrier musulman,
réduisant au silence ces zélotes, alors que les takfiristes continuaient à
démolir les sanctuaires et les lieux de culte et poursuivaient leur
œuvre de décapitation en terre d’Islam.
II – La mondialisation et la contre-mondialisation
Dans leur ouvrage commun Reason and Violence a Decade of
Sartre’s Philosophy, Laing et Cooper 5 estiment que la nécessité
dialectique commande de confronter l’expérience à la réalité en tout
état de cause pour qu’un fait soit accepté mentalement. La dialectique
détient une force positive pour tout observateur de l’intérieur du
système en ce qu’un rapport s’instaure entre l’esprit dialectique et le
réel; entre une vision de l’intérieur du système de pensée et l’extérieur,
pour découvrir la dimension mondiale de toute manifestation de même
que la possibilité de suivre en évolution en dehors de son champ spatio-temporel.
5 - R.D. LAING & D.G. COOPER, Reason & Violence, a Decade of Sartre’s Philosophy
1950-1960, SSP, Londres, 1971, p. 101.
64
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La question qui se pose continuellement à nous est la suivante:
déterminer quelle est la part en nous de l’inné et de l’acquis, du
biologique et du social, du psychologique et du juridique, la part de la
conviction du politique, de la continuité et de la rupture. L’ancien et le
nouveau dans le phénomène de la violence, de l’agressivité, ou encore
dans cet agrégat étonnant que l’on désigne du vocable de sauvagerie.
Le dynamitage du drugstore de Paris, en 1974, ou celui du métro
souterrain londonien, en 2005, relèvent-ils d’actes d’une même nature
en ce qu’ils consistaient en des actions contre des civils? La violence
et l’agression ont-ils la même signification en droit et en psychanalyse?
Y aurait-il des critères distinctifs de qualification à ces deux
phénomènes en voie de généralisation, en voie d’extension horizontale,
dans un monde globalisé?
Ces questions méritent une réflexion collective et approfondie et
ces lignes n’ont pas la prétention d’apporter une réponse définitive à
un sujet par essence complexe. La problématique méritait toutefois
d’être soulevée, ne serait-ce que pour secouer la société du spectacle
mondialisée engourdie dans sa torpeur mentale.
«Il est difficile d’imaginer des gens heureux ignorant la violence et
l’agressivité», estime pour sa part Sigmund Freud 6 . Cette sentence
définitive met un terme au débat entre psychanalystes. Il n’existe pas
en effet de consensus quand il s’agit de définir la violence ou
l’agressivité. Mais, d’une manière générale, et dans la lignée de
Philippe Jeammet7, on peut considérer la violence comme ayant pour
fonction fondamentale de protéger l’ego, de le vider de ses surcharges
internes.
Prise dans ce sens, la violence peut se dispenser de rancune et de
haine, tandis que l’agressivité constitue un acte prémédité pour briser
l’autre, pour détruire celui considéré comme autre8. Deux éléments
constitutifs de l’agressivité sont à relever: une intention préméditée de
6 - S. Freud, Considérations actuelles sur la guerre et la mort, Payot, 1999.
7 - P. Jeammet, «L’actualité de l’agir à propos de l’adolescence», Nouvelle Revue
de psychanalyse, n° 31, Les Actes, pp. 201-222.
8 - F. Bougnoux, «Distinguer violence et agressivité», Les Violences.
65
Le Califat de Da’ech
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porter tort et la volonté de faire mal, de perturber sa cible en procédant
par exemple à un vol ou à la démolition d’objets revêtant une certaine
importance pour l’agressé. Dès lors, M. Bruch parle en tel cas d’une
prédisposition permanente à attaquer autrui, avec intention de démolir
et, en tout état de cause, d’une riposte imprévisible9.
Un autre courant de pensée, illustré par Antony Store, plaide pour
une «agressivité nécessaire» en écho au constat d’un autre de ses
collègues, Bastin, qui considère l’agressivité comme «un
comportement vital d’une extrême positivité». Jean-Marie Muller
avance quant à lui que «l’agressivité est tout ce qui porte atteinte à la
dignité de l’homme. Tout ce qui est en mesure de détruire la
personnalité de l’autre». Développant une thèse voisine à celle
d’Edgar Wolff, auteur d’Instinct sexuel et agressivité, il considère que
la violence est un «degré supérieur d’agressivité» et de «dangerosité
en ce que la destruction de la personnalité peut impliquer des
agressions physiques et corporelles, et s’accompagner de pressions et
d’humiliations»10.
Ce débat n’a pas valeur universelle. Il est même parfois difficile de
le dégager du créneau des institutions culturelles occidentales, où il
occupe une place de choix, et de le subdiviser en spécialité, en
trouvant des prolongements conceptuels dans les sciences sociales, la
philosophie et le droit. La relativité s’impose comme une nécessité
dans la connaissance du sujet, dans le décryptage du phénomène, dans
les déductions qui en sont faites.
La question fondamentale sous-jacente qui se pose est de savoir
quel degré de violence peut être acceptable ou toléré dans une société
ou un système de valeurs. Quel est le rôle de la justification politique
ou idéologique à la violence? Peut-on considérer comme valable le
9 - M. Bruch, Réunion de l’Association internationale d’étude de la personnalité
et du caractère, 14 mai 1977. Pour Paul Bernard et Simone Trouvé, un
comportement agressif «vise consciemment ou non à nuire, à détruire, à
dégrader, à humilier, à contraindre. Il se traduit de façon très variée, soit par des
paroles blessantes, soit par des attitudes menaçantes, soit par des actes de
violence» (P. Bernard & S. Trouvé, Sémiologie psychiatrique, Masson, Paris, 1977.)
10 - E. Wolff, Instinct sexuel et agressivité, Guy Authier, Paris, 1978, p. 13.
66
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constat psychanalytique de la décennie 1970 sur le complexe sadicomystique 11 expliquant la violence de cette période et l’appliquer à
l’ère post 11 septembre 2001? Auquel cas, comment justifier la
décapitation comme moyen de se rapprocher de Dieu?
Peut-on se contenter de l’explication concernant une similitude de
méthode en dépit des différences culturelles existant pour expliquer le
dépassement de la violence et son basculement vers la sauvagerie
humaine, rejoignant en cela l’ère prépaïenne de notre histoire, avec ou
sans habit religieux?
Peut-on reprendre à notre compte la notion de la violence de
l’opprimé à l’identité volée, développée par Frantz Fanon, pour
expliquer le phénomène de sauvagerie banalisant en quelque sorte des
notions telles que agressivité, sadisme, vengeance et haine, auprès de
ceux qui se considèrent comme le «meilleur groupe offert au Monde ‫ﺧﯿﺮ‬
‫ﺟﻤﺎﻋﺔ أﺧﺮﺟﺖ ﻟﻠﻨﺎس‬
» (**) alors qu’ils ont ôté toute humanité et
humanisme à leur comportement quotidien?
Il est difficile de parler de la violence comme phénomène sociétal
en l’absence d’une quelconque étude du terrain ayant favorisé son
éclosion, sa force motrice, sa logique interne. Le problème n’est pas
tant que ma présence ait une signification en soi. Le problème est le
vouloir vivre en commun dans un environnement dont l’hostilité à
mon égard fait de moi son ennemi, dont la volonté de m’assigner par
avance un rôle, un statut social et un avenir m’a privé de toute
possibilité de procéder à une connaissance de soi, hors des directives
édictées par lui, me conduisant à me soumettre à ces conditions.
Réduit à un statut mineur, le rôle des minorités organiques, non pas
tant en raison de l’importance numérique de ce lot mais en une
reproduction des schémas moyenâgeux – soit avant le siècle des
Lumières et les crises des temps modernes.
III. Sans frontières
En économie, si le renflouement de la monnaie présuppose une
11 - E. WOLFF, Le Complexe sadico-mystique.
67
Le Califat de Da’ech
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lecture à plusieurs niveaux, qu’en serait-il a fortiori des concepts
ayant une incidence directe sur la vie quotidienne de l’être humain?
Quoi qu’il en soit, le faible en paiera le prix tant sur le plan de
l’information, de la culture que de la politique.
Parler de crime d’agression et de crime de terrorisme est tout aussi
difficile que ne l’a été le traitement du cas de la violence et de
l’agressivité. Il en va de même du problème de la reconstitution
psychologique par suite des séquelles de l’humiliation et des
modalités d’adaptation dans une société défaillante.
Le stade ultime de la mondialisation a trouvé sa concrétisation
avec la mondialisation des concepts concernant l’individu.
L’importance a été mise, là, sur le consensus de Washington et son
prolongement le consensus de Bruxelles reposant sur les six piliers
suivants: la restructuration, la privatisation, le licenciement généralisé,
la réduction des dépenses publiques, la libération des marchés et la
liberté des opérateurs, considérant que ce dispositif est le plus apte à
sauver l’humanité de la pauvreté, de la maladie, de l’arbitraire et de la
corruption.
En outre, la mondialisation de l’économie s’est accompagnée
d’une mondialisation des référents culturels. Le mot d’ordre « la
mondialisation est la base » a favorisé la mutation des idéologies
locales en ersatz d’une idéologie globale.
Sur un plan mondial et en phase de déclin de la civilisation
occidentale, il n’est évidemment pas aisé de se doter d’instruments de
domination. Bien que la renaissance européenne ait eu le mérite de
refonder le monde sur un plan matériel et intellectuel, la «séquence»
américaine ne portait pas en elle les germes d’un nouveau départ mais
conservait des stigmates, les traces des vilenies des quatre siècles
passées. D’où son traitement superficiel des phénomènes et des faits
novateurs, et son penchant à mettre l’accent sur la célérité, en
conformité avec la civilisation du fast-food.
Rien n’est plus profitable au complexe militaro-industriel que la
mondialisation de l’état d’urgence, des lois de lutte contre le
terrorisme, la délimitation du monde en deux camps antagonistes.
68
_______________________________________________________________________________________
L’opposition entre bien et mal constitue même plutôt le meilleur
facteur de commercialisation et de marchandisation des produits, le
souhait ultime de la mondialisation.
Au sein des décideurs de l’empire, nul ne conteste que la violence
et la mondialisation sont jumelles. S’il est vrai que des questions telles
que la critique, la dignité, la beauté, la croyance, la nature et la
créativité peuvent ne pas figurer parmi les préoccupations du
Président américain et de son assistant britannique, la gestion de la
violence sur le plan interne et international constituent, en revanche et
à n’en pas douter, leur préoccupation centrale.
Le dernier carré des concepteurs de la domination globale ne
dispose plus du temps nécessaire pour draper ses actions d’un
minimum de valeurs proclamées et reconnues. Pire, cette
configuration le contraint à mener le combat en compagnie d’une
dictature alliée contre une autre dictature au nom de la démocratie. La
classe politique ne rougit pas à l’idée de financer ses campagnes
politiques avec l’argent des noirs cafards. Le délitement de la notion
de frontières aidant, elle a désormais le loisir de vendre des armes à un
allié, lui-même en mesure de les rétrocéder à un groupement, sans
hésiter publiquement et simultanément à réclamer le désarmement de
ceux qu’il considère comme ennemi.
Est-il seulement possible d’assurer la liberté et l’arbitraire des
marchés ainsi que la centralisation de la gestion de la violence dans un
contexte marqué par la perte du sens des responsabilités au sein des
gouvernants, sans que la civilisation occidentale n’en paie le prix en
perdant de son éclat? «Toute atteinte à la liberté génère la suspicion,
l’injustice, le désintérêt envers le projet fondamental. Supprimer la
spontanéité dans les dispositions légales et les mesures d’exception
vicie le rapport à la liberté et nous contraint à tourner la page contre
nous-mêmes, selon des règles préétablies au plus haut niveau»,
soutient le poète surréaliste égyptien Georges Henein dans son
ouvrage De la liberté comme nostalgie et comme projet12.
12 - G. Henein, «De la liberté comme nostalgie et comme projet», Les Cahiers de
69
Le Califat de Da’ech
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IV. Quelle différence?
Dans un court poème chargé de signification, le grand poète Omar
Khayyam interpelle son créateur en ces termes: «Si tu punis la faute
en moi [sous-entendu moi qui suis ta créature], quelle différence
existe-t-il alors entre toi et moi» ?
Ce vers résume bien le rapport dialectique entre grandes et petites
puissances. Les tenants de l’instauration d’un droit de veto en faveur
des grandes puissances au sein du Conseil de sécurité ont voulu
conférer une prime à la puissance et un primat de la justice sur la force
en ce que la force doit se conformer à la justice. Ce privilège, fondé
sur une idée simpliste, a permis aux États-Unis de faire obstruction à
80 pour cent des résolutions onusiennes portant sur des affaires
décisives concernant le sort des peuples, dans la période postérieure à
la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Ce faisant, elle a placé
l’organisation internationale sous la coupe de la puissance militaire
majeure de l’époque, soustrayant à la justice, voire même à la simple
condamnation, les plus importantes violations commises à l’encontre
des humains au cours des 70 dernières années.
Dans ce cas, doit-on considérer les Nations unies comme une
instance de référence adéquate pour l’instauration de la justice et la
gestion pacifique du monde? Et faire l’économie de la barbarie par des
moyens qui donneraient justement à la violence une omniprésence tant
chez l’oppresseur que chez l’opprimé? Alors que les voix des États
pauvres se vendent aux enchères même au sein du Conseil des droits
de l’homme, est-il fondé de parler de démocratisation des institutions
internationales?
Des décennies durant, les sociétés civiles ont mené des luttes en
vue de fonder une Cour pénale internationale. Pourtant, à ce jour, les
États-Unis, le pays plus le plus puissant du monde, la Chine, le pays
disposant de la plus grande densité démographique, et la Russie, le
pays disposant de la plus grande superficie, se sont placés hors de la
juridiction de cette Cour, sauf lorsqu’il s’agit d’ectoplasme d’États
l’Oronte, n° 1, 1965, Liban, réédité par Arabie-sur-Seine, 1984.
70
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autorisés à rester membre de l’organisation internationale.
Tout recul de la justice cède le terrain à l’agressivité. Chaque recul
de la dignité humaine ouvre grandement la voie à la sauvagerie.
La violence est le plus puissant dénominateur commun
consubstantiel à la personne humaine. Selon la définition de
l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), la violence est l’usage
prémédité de la force matérielle ou du pouvoir, sous forme de menace
ou de passage à l’acte effectif contre soi. Ou par le fait d’une personne,
d’un groupe, ou d’une communauté à l’effet de faire naître un risque
ou une grande possibilité d’être la cause d’une blessure, d’un meurtre
ou encore la cause d’un dégât matériel ou d’un trouble de croissance
et voire même d’un manque… Ou, comme le résume si bien Françoise
Héritier, «toute contrainte de nature psychique ou corporelle».
Cette contrainte, là, se manifeste comme un moyen d’autodéfense
de l’ego, un moyen d’exprimer son soi en ce que les limites tolérées
de la sociabilité deviennent illusoires dès lors que s’effondre le
psychisme des individus et des groupements sous l’effet de facteurs
divers; un effritement qui commence à l’enfance et qui se prolonge en
un syllogisme circulaire vers l’autodestruction de soi et d’autrui dont
l’apothéose morbide trouve son expression dans cette formule: faute
d’avoir partagé le monde de mon vivant, tu le partageras, contraint et
forcé, dans notre mort conjointe.
L’insurrection est le fait d’individus réduits au silence par la
structure dominante après en avoir été mis au ban de la vie. Selon
cette logique, toute volonté de vengeance implique une volonté
préalable de nuire. La société ne produit le pire qu’après avoir subi le
pire de la dictature, soutient Moustapha Khayatti, résumant la
problématique de la répression et de l’insurrection.
Ainsi, Benyamin Netanyahou peut justifier en toute tranquillité les
crimes de son armée à Gaza par analogie avec les attentats de Londres.
Le comportement du terroriste ne s’inspire pas des actes de sa cible
(WHAT WE DO), mais de la nature profonde de sa cible (WHAT WE
ARE). S’il est vraiment convaincu de ce qu’il dit, de quelle
catastrophe est alors annonciatrice son extrémisme? Benyamin
71
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
Netanyahou, incarnation de l’agressivité en habit occidental, sait
pertinemment qu’il peut faire ce qui lui chante au moment où il le veut,
trouvant toujours auprès de dirigeants occidentaux du calibre de
Barack Obama ou de François Hollande, aussi légers qu’un poids
plume, la caution à tous ses crimes quels que soient leur degré
d’atrocité.
La complexion psychologique du tueur et sa propre victimisation
ne le prédisposent pas à bénéficier d’un préjugé favorable. Doit-on
pour autant faire face à ce phénomène autrement que par sa
banalisation, en le réduisant par exemple à un simple accident de
civilisation ou à une crise susceptible d’être circonscrite?
Le monde se trouve devant un grand vide, un fossé sans précédent
dans l’histoire de l’humanité. La disparité s’étend en effet à tous les
plans, à tous les niveaux: entre nord et sud, fort et faible, centre et
périphérie, culture de référence et cultures marginales, monde des
riches et monde des pauvres, civilisation des loisirs et peuples relevant
du monde du dégoût.
L’économie de subsistance protégeait les peuples périphériques
des anciens empires. L’insertion dans l’économie de marché est
devenue un impératif pour le moindre village du coin le plus reculé de
la planète imposé par la logique de domination. La destruction des
moyens d’autodéfense classique une obligation impérieuse du
processus d’emprise et de domination, un emmêlement constitutif de
la construction de la sécurité nationale du dominant.
Quand la barbarie devient une des formes d’autodéfense de soi et
de la patrie, quand la barbarie d’autrui s’octroie le pouvoir de
qualification du «terrorisme», le pouvoir de propagation du fanatisme
et de l’arriérisme, conduisant le vaincu à se conformer au schéma du
vainqueur, se développe alors un classique exercice d’auto flagellation,
pour reprendre une expression chère au sociologue Ibn Khaldoun.
Point n’est besoin d’imputer cet état de fait au marxisme frappé de
mutisme, au libéralisme frappé de claudication, au nationalisme
frileux replié sur lui-même, alors que l’extrémisme religieux devient
une marque déposée arabe et islamique, en ce que ce phénomène
72
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traduit une profonde crise structurelle touchant la totalité de
l’humanité.
À ce titre, l’Islam constitue une valeur sûre, la digue ambitionnant
de contenir le déluge nous menant vers une crise des temps modernes.
Mais, dans le même temps, constitue-t-il une riposte à l’absolutisme
mondial avec des moyens d’autodéfense viciés par toutes ses
pathologies et les pathologies des autres? Est-il possible de décrypter
le code en vue de neutraliser le générateur de haines qu’il recèle en lui
depuis quinze siècles, hors des groupements musulmans, alors que la
compréhension et l’assimilation de sa philosophie paraît ardue pour
autrui? Faut-il se croire capable de sensibiliser l’homme et la religion
au XXIe siècle autrement que par des récits éculés, dont l’utilité
exclusive est de reproduire le schéma morbide de la mort et des tueries?
La puissance de la mondialisation a résidé dans les faits suivants:
 la généralisation de l’usage de la téléphonie mobile;
 la banalisation de l’usage d’Internet en tant que moyen de
communication et qu’arme de combat (de Manhattan à Gaza
en passant par les favelas brésiliens et la ville d’Alep);
 la démocratisation du Kalachnikov, le fusil-mitrailleur de
fabrication russe, très ordinaire dans les compagnies privées
de sécurité et des groupements salafistes;
 le choix du billet vert, le dollar (qui exhibe en toutes lettres sa
doctrine «In God We Trust», et énonce ainsi en toute
limpidité son mot d’ordre), comme dénominateur commun à
tous les mercenaires, affairistes et pseudo-politiciens;
 la réduction des droits de l’homme à un produit de commerce
chez les puissants et de réduction des pertes chez les plus
virulents ennemis des lois et règlements.
Le califat de Da’ech ne constitue donc pas une création ex nihilo.
De la même manière que l’Européen s’est acquitté de rançons de
l’ordre de 250 millions de dollars pour libérer ses otages en Afrique,
en Irak et en Syrie, l’homme d’affaires irakien a été conduit à payer
son dû mensuel pour protéger ses établissements de toute explosion –
73
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
des attentats traités d’ailleurs abondamment dans les médias, avec
force détails, allant de l’identification du lieu au nombre des victimes
et du déroulement des opérations à l’identité de l’organisation
responsable. Soit autant d’indices valorisant le maître d’œuvre des
attentats.
Quant à l’argent salafiste de provenance pétro monarchique, il a
servi dans un premier temps à financer les sessions d’entraînement en
Afghanistan, puis s’est fait discret lors de la traque de sa traçabilité
dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, avant de reprendre
vigueur, réussissant finalement à édifier un système complet hors de
l’économie du marché.
Les États-Unis ont cessé de construire des prisons secrètes et
d’imposer des restrictions au «terrorisme», allant même jusqu’à
déclarer avoir mis fin à leur guerre contre le terrorisme. Et la position
des États-Unis ne constitue-t-elle justement pas en premier et dernier
ressort l’ultime critère de détermination de l’Occident? Malgré
l’important déploiement de groupements qui relèvent tous de la
définition du terrorisme (selon la Commission des droits humains),
aucune de ces organisations ne figure sur la liste des États-Unis, sauf à
considérer que l’administration américaine et ses services annexes ont
failli à leur mission.
Est-il possible d’appréhender le phénomène de sauvagerie sans
revenir sur l’expérience des chabihas13 en Syrie? D’occulter l’image
de cette morgue sécuritaire qu’insupportait l’idée même d’une
protestation pour changer le cours des choses? Sommes-nous tenus
d’éviter de mentionner les cas de vengeance rétroactive entre les
familles des victimes de l’avant-garde combattante, la branche
militaire des Frères musulmans et le pouvoir syrien, ruminées depuis
la révolte de Hama (1991-1982)? In fine, la violence est-elle en
mesure de constituer un levier de transformation démocratique et de
progrès au sein d’un mouvement civique et social de protestation?
13 - On appelle «chabihas» les fiers-à-bras et les hommes de main des services
syriens.
74
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Les barils de chlore en guise d’explosifs produits par l’oppresseur
et les obusiers d’enfer auxquels recourent le camp adverse, celui des
opprimés, ne sont pas apparus du jour au lendemain dans les arsenaux
des belligérants. Ils sont le fruit d’une évolution permanente des
formes de violence et traduisent l’exacerbation du conflit.
En Irak comme en Syrie se dégagent des constantes, on relève des
caractéristiques toujours identiques: intervention externe et interne,
iranienne et saoudienne, obsession néo-ottomane d’Ankara en
complément d’une pathologie tribale chez une fraction des élites
syriennes matérialisée par leur aptitude à faire preuve de suivisme à
l’égard du colonialisme.
Dans cette configuration, la compétence politique a fait défaut au
bénéfice du mercenariat et de la schizophrénie de bon nombre de ceux
qui se sont intronisés dirigeants du peuple syrien au paroxysme du
déchirement humain et social de la nation.
La mutation d’un mouvement civique populaire en une guerre sale
menée pour le compte d’autrui s’est déroulée en plein jour. Fait
singulier, ceux qui sont les plus éloignés des valeurs de liberté, de
démocratie et de révolution continuent d’occuper à ce jour les grands
titres de l’actualité dans les colonnes traitant de «La révolution
syrienne».
La dictature est morte prématurément dans les esprits et les cœurs.
La violence a reconstitué une économie de guerre fondée sur la
corruption, impliquant les deux termes de l’équation, le corrupteur et
le corrompu.
Les plus grandes victimes de la corruption sont aujourd’hui
devenues les quémandeurs de compte en banque les plus actifs auprès
de l’un, ou réclament des financements auprès de l’autre. Les pseudorévolutionnaires ont creusé la tombe de la révolution avant celle du
régime. Des méthodes pitoyables et désespérées ont été mises en
œuvre en guise de mode féroce de vengeance par ceux-là même qui
ont été intronisés, tant par les Arabes que par les Occidentaux, comme
tuteurs du peuple syrien. Les services de sécurité occidentaux et
régionaux n’ont pu éradiquer l’esprit de vengeance de leurs ouailles,
75
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
dont l’usage a aboli les frontières pour en faire un drame sans pareil
dans l’histoire de l’humanité, depuis la Seconde Guerre mondiale.
V. De la proclamation de la trêve à la proclamation du
califat
Il est nécessaire d’éviter de transposer le cas irakien sur le cas
syrien et inversement, car le djihadisme takfiriste a emprunté des
voies différentes dans les deux pays. Cependant, la décision de l’État
islamique d’élargir ses assises territoriales et son champ de bataille a
bien charrié d’Irak vers la Syrie le virus de la banalisation du mal avec
son cortège d’éradication, d’assassinats sans discernement, de viol,
d’enlèvement, de décapitation, de profanation des cadavres. En un mot,
la normalisation de la sauvagerie.
Le discours de mobilisation à tonalité religieuse et la guerre
ouverte contre le régime et ses institutions ont trouvé en Syrie un
terrain fertile tant dans les rangs des groupements djihadistes
takfiristes qu’au sein des mouvements islamistes politiques
traditionnels voués à l’extermination par le régime depuis 1980. Son
homologue irakien a emprunté une démarche identique durant la
même période14, de même que parmi les adversaires du régime syrien
sur un plan local autant qu’occidental. La tournure communautariste
prise par le conflit s’est reflétée dans le discours politique.
Le premier manifeste, œuvre d’un zélote, a été amplifié via les
réseaux sociaux islamistes de la toile. Les médias saoudiens et qataris
y ont joué un rôle majeur dans la mobilisation psychologique et
populaire en résumant le contenu en date du 10 août 2011, sous le titre
« l’ère de la paix sécurisée islamo-occidentale », posant les conditions
de la victoire.
Selon ce texte, la révolution syrienne ne saurait triompher sans la
14 - En 1980, la loi n° 49 a été adoptée par le conseil du peuple syrien prévoyant
la peine de mort pour quiconque est affilié à la confrérie des Frères musulmans.
Au même moment, l’Irak adoptait une loi préconisant la peine de mort pour les
partisans du parti islamique Ad Dada. L’Irak était alors en guerre contre l’Iran et
le parti Da’wa, un parti chiite soupçonné de sympathies pro-iraniennes.
76
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réalisation des trois conditions suivantes:
1. La confessionnalisation de la révolution: la révolution doit
adopter le clivage binaire confessionnel sunnite-chiite et
souscrire à l’idée d’éradiquer l’influence safavide (empire
safavide iranien) et nousseyrite et de ses alliés (les chiites).
2. La militarisation de la révolution: en ce que le Prophète avait
lancé un appel de ralliement à l’armée de Damas, il importait
de se regrouper en vue d’un assaut contre les chiites au Liban,
en Irak et en Iran, visant à se débarrasser de leur présence
dans ces pays.
3. Opérer une alliance avec l’Occident chrétien et solliciter son
intervention: le Prophète ayant lancé un appel à une alliance
islamo-occidentale en Syrie, il importait de préparer les
esprits et le terrain à un tel rapprochement, conformément à
la théorie de «l’ère de la paix sécurisée islamo-occidentale»
et favoriser une intervention en Syrie du type de celle qui a
réussi en Libye.
Ce mémorandum aurait pu passer inaperçu, mais c’était sans
compter sur les Frères musulmans qui l’ont repris sur leur site, relayé
par sept autres sites islamistes en moins de 24 heures. Sa diffusion a
marqué un tournant dans le déroulement de la contestation populaire
en Syrie. Celui qui a décrété par fatwa l’intervention militaire
étrangère en Syrie est celui-là même qui a décrété par fatwa le djihad
en Syrie, mettant l’accent sur la confessionnalisation du conflit,
considérant la militarisation de la contestation comme unique voie
pouvant mener à la chute du régime (y compris «l’opposition
hôtelière», celle qui proclame un double refus depuis les hôtels où elle
est hébergée: «Non au dialogue, non à la négociation»).
Dans une ambiance aussi exacerbée, renforcée par l’objectif de
mettre en échec le «triple non» («Non à la violence, non à la
confessionnalisation du conflit, non à une intervention militaire
étrangère»), toute proposition empreinte de modération constituait
pour ses adversaires un acte assimilé à de l’apostasie ou équivalent à
une traîtrise légitime ainsi l’assassinat.
77
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
Robert Ford, ancien représentant des États-Unis auprès de
l’opposition syrienne, me l’a assuré, personnellement, très clairement:
«C’est une guerre entre une majorité sunnite et une minorité chiite.
Elle s’achèvera par le triomphe de la majorité numérique, même si
cela doit prendre quelque temps». Tout cela sans jamais mentionner la
démocratie, et encore moins les droits de l’homme.
Robert Ford ne se doutait pas que ses amitiés djihadistes allaient
déboucher sur des structures de solidarité tribales du même type que
les conseils tribaux (sahouat) initiés par les forces d’occupation
américaine pour combattre Al Qaida en Irak.
Il n’imaginait pas non plus que la bête par l’entremise de laquelle
il s’est employé à opérer une percée stratégique après sa défaite en
Irak est polycéphale, et qu’elle ne se priverait pas de couper la tête des
siens avec la même vigueur que lorsqu’elle décapite un renégat.
Raqqa, place forte de Da’ech, a constitué un signal d’alarme pour
quiconque porte les armes, qu’il s’agisse des gouvernementaux ou de
l’opposition. La mentalité sécuritaire du régime a fermé l’œil sur ce
phénomène en ce que de l’aveu même d’un journaliste syrien proche
d’un officier supérieur de sécurité, qui m’en a fait la confidence, la
présence de Da’ech à Raqqa va donner aux Syriens un avant-goût du
pouvoir qui se substituera au régime dans l’hypothèse de sa chute.
L’opposition considère Da’ech comme une créature modelée dans
les caves des services des renseignements syriens ou iraniens. Un fait
qui a élargi le cercle des personnes susceptibles d’être frappée
d’apostasie par Da’ech pour englober tous ceux qui accusent ce
regroupement de force stipendiée.
En 1949, les augustes pays signataires des conventions de Genève
ont mentionné à plusieurs reprises les quatre actes prohibés en tout
temps et en tout lieu (cf. l’article 3 commun aux conventions de
Genève):
1. L’agression sur la vie et l’intégrité physique, notamment
l’assassinat sous toutes ses formes, la défiguration de la
personne, de même que les sévices et la torture;
78
_______________________________________________________________________________________
2. La prise d’otages;
3. L’atteinte à la dignité personnelle, particulièrement le
traitement infamant, attentatoire à la dignité;
4. Rendre des jugements et infliger des châtiments sans
jugement préalable devant un tribunal constitué selon les
normes juridiques garantissant des droits judiciaires au regard
des peuples civilisés.
Il est douloureux d’affirmer que la recension des violations des
droits de l’homme par Da’ech relève d’un acte nihiliste en ce que ce
groupement a instrumentalisé par la publicité les violations qu’elle
commet dans l’intention de terroriser la population ou quiconque
s’opposant à ces projets, afin d’assurer son emprise sur sa sphère.
Da’ech archive donc ces atteintes à la dignité humaine via les
médias pour en amplifier la fonction pédagogique, érigeant le crime
en vertu, considérant la sauvagerie comme un acte de djihad et
l’assassinat d’autrui comme une nécessité pour établir le
gouvernement de Dieu sur terre.
Cet état de sauvagerie n’est pas non plus une création ex nihilo. La
graine a été plantée par le trio George Bush Jr., Dick Cheney et
Ronald Rumsfeld. Le trio de l’exécutif américain de l’administration
néoconservatrice républicaine (2001-2009) a en effet suspendu
l’habeas corpus, autorisé la torture, rétabli les prisons secrètes et les
listes noires. Aux pensionnaires de Bagram (Afghanistan) et de
Guantánamo (Cuba), il a enseigné le fait que le droit international
humanitaire est un pantin dont on peut se jouer à sa guise.
Nul doute que l’armée israélienne viole tous les droits, tous les
lieux de culte et toutes les dignités. Nul doute que les caves des
prisons de la puissance occupante américaine en Irak (de même que
ses gouvernements et que les caves de la dictature syrienne) ont donné
libre cours à la torture, à l’enlèvement et aux assassinats
extrajudiciaires.
Mais, alors même que nous passions des semaines, des mois et des
années à rechercher les indices des crimes des uns et des autres,
79
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
Da’ech expose aujourd’hui très simplement les preuves de sa
sauvagerie, les brandissant victorieusement à la manière de trophées.
La sauvagerie est un état complexe combinant incandescence
religieuse et religiosité de type nazi, les deux plus odieux phénomènes
de l’histoire de l’humanité de l’époque contemporaine. Dans un même
mouvement, une forte déviance psychologique passe outre la violence
et l’agressivité, et donne ainsi libre cours à leur déchaînement sans la
moindre limitation. Elle représente la forme la plus primaire d’une
frustration dans sa volonté de domination de l’argent, du sexe et du
pouvoir et d’une conscience religieuse frappée de suspicion15.
Da’ech se résume finalement en une opération d’autodestruction
par destruction d’autrui – phase ultime de son processus – après avoir
violé les attributs de son humanité, s’aidant d’une ceinture que les
concepteurs de ce projet obscurantiste arborent comme ces petites
pilules que portaient les dignitaires nazis.
En dépit de tous les interdits concernant le suicide dans la culture
arabe et musulmane, un membre de Da’ech, qu’il soit Saoudien,
Koweïtien ou Européen, n’hésitera pas à se suicider à l’heure de sa
confrontation avec autrui. Cet autrui là qui l’a changé en lui plantant
un fusil entre les yeux, entre allégeance, obéissance et humiliation. Et,
s’il est chanceux cette fois, il lui sera permis d’opérer un transfert.
15 - Caractère inhumain, cruel, barbare d’une personne, d’un comportement ou
d’un acte. Sauvagerie d’un assassin, sauvagerie d’un combat, d’une agression, d’une
guerre. «La plupart des objets précieux, classés au musée de Cluny, et échappés
par miracle à l’immonde sauvagerie des sans-culottes, proviennent des anciennes
abbayes de France». (HUYSMANS, À rebours, 1884). «Nous allons voir les lutteurs
dans le West End. Ce genre de sport dépasse en sauvagerie ce que je pouvais
imaginer, car, au bout de quelques minutes, les lutteurs se transforment en
enragés et ne pensent visiblement qu’à une chose, qui est de tuer l’adversaire».
(GREEN, Journal, 1936).
80
_______________________________________________________________________________________
Troisième Partie
Des troubles de la vision à la confusion de la
perception
I. Apostasier la différence
Dans un message diffusé sur le site de Da’ech (ISIS), Abou Omar
al-Baghdadi a défini l’idéologie de son État en dix-neuf points dont
les principaux sont exposés ci-joint:
- nécessité de démolir et d’éliminer toute trace d’idolâtrie ou de
polythéisme, ce qui implique la destruction des statues et des
tombes, de toute reproduction ou illustration, selon une conception
ultra-rigoureuse de l’islam
- de ce principe général découle un principe subsidiaire considérant
comme renégats les chiites soumis aux règles de l’apostasie; la
laïcité dans ses diverses déclinaisons (nationalisme, communisme,
baasisme) engendre également des renégats ayant cessé d’appartenir
à la communauté, dont le comportement est contraire à l’islam
- il en va de même du Parti islamique – par conséquent, il incombe de
combattre toute manifestation d’apostasie, mais aussi la police et
l’armée d’un État dirigé par un tyran
- à ce titre, la femme doit se voiler intégralement et éviter la mixité
- les combattants des groupements djihadistes sont considérés comme
des frères et ne sauraient être perçus comme des ennemis en ce
81
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
qu’ils sont victimes de leur arriérisme (du fait de n’avoir pas perçu
les impératifs de l’époque contemporaine), doublé d’un défaut
majeur: celui de ne pas s’être rallié sous une bannière unique
Par ce message, Abou Omar al-Baghdadi a clairement énoncé les
articulations de sa constitution, en y demeurant fidèle. Da’ech, de son
côté, a fait preuve de loyauté à l’égard de ce dispositif.
Abou Mohamad al-Joulani le premier: investi de sa mission par le
successeur d’Abou Omar – Abou Baker, le «kalifa» de Da’ech –, ce
fidèle lieutenant a concentré ses offensives contre la police et l’armée,
sans distinction. Lors de ses premières opérations, il réussit à détruire
bon nombre de pièces appartenant à la défense aérienne de l’armée
syrienne, alors que les opérations-suicide se déroulaient selon le
schéma irakien.
À ce sujet, il paraît utile de mentionner que les premières
opérations de Jobhat An Nosra portaient sur des cibles à forte charge
symbolique: la décapitation de la statue du grand poète arabe Abul
‘Ala al-Maari16 d’une part, la profanation des tombes et des lieux de
culte considérés comme bid’a (à savoir une «innovation non conforme
aux dogmes de l’islam»), d’autre part, tuant des soldats syriens sur le
modèle des exécutions en Irak. Pour rappel, Jobhat An Nosra a donc
une antériorité sur Da’ech dans la pratique des exécutions sur base
confessionnelle. Jobhat An Nosra a effectivement pris d’assaut le
village syrien de Maaloula à majorité chrétienne bien avant l’attaque
de Da’ech contre la bourgade chrétienne de Qoosh, en Irak,
assassinant des non-sunnites sur la base de leur identité
confessionnelle et nonobstant le fait qu’ils considéraient déjà la guerre
en Syrie comme une guerre confessionnelle.
16 - Abul Ala al-Maari, de son nom complet ‫ﻋﻼء أﺣﻣد ﺑن ﻋﺑد ﷲ ﺑن ﺳﻠ ﻣﺎن اﻟﺗﻧوﺧﻲ‬
[Abū al-Alā Ahmad ibn Abd Allāh ibn Sulaimān al-Tanūī al-Maʿ arrī
‫اﻟﻣﻌر‬
(973-1058)], est un poète et philosophe arabe aveugle. Controversé pour sa
rationalité, il s’attaqua au dogmatisme, considérant que ni l’islam pas plus que
toute autre religion ne détient la vérité, usant pour ce faire de sarcasme à l’égard
de toutes les religions monothéistes ayant pris naissance au Moyen-Orient
(chrétienne, juive ou musulmane).
82
_______________________________________________________________________________________
Ces faits ont été soulevés délibérément en réplique à ceux qui se
livrent à une analyse microscopique des différences entre le
mouvement Al Qaida d’Ayman Zawahiri et Da’ech d’Abou Bakr alBaghdadi.
À titre complémentaire, il importe de signaler que la totalité des
groupements djihadistes, y compris ceux relevant de la mouvance des
Frères musulmans de Syrie, ont pactisé plus ou moins ouvertement et
durablement avec Da’ech, que cela soit par la constitution de PC
commun dans certaines localités, par l’aménagement d’un
commandement conjoint pour des opérations ponctuelles, ou enfin par
des opérations organisées avec Da’ech, tant en Syrie qu’en Irak.
Trois chercheurs de l’Institut scandinave des droits de l’homme
ont procédé à une compilation de toutes ces opérations, pour une étude
effectuée à la demande d’une des institutions des Nations unies. Ce
présent texte est accompagné de quelques photocopies de documents
concernant les accords entre ces diverses organisations.
A – Da’ech et le parti Baas: le coup de grâce d’Ezzat Ibrahim
ad-Dourry au parti Baas
En Irak, par le biais de formations combattant l’occupation
américaine, Da’ech a réussi à instrumentaliser et à mobiliser un grand
nombre de groupements djihadistes opérant dans les zones sunnites du
pays ou dans celles ayant vu le jour en toile de fond de l’ère postSaddam Hussein. Da’ech est parvenu à structurer son ossature
militaire à partir des anciens officiers de l’armée irakienne. Cette
révélation a donné lieu à une vive polémique au sein du parti Baas et a
conduit à l’éviction des cadres supérieurs non sunnites. Les laïcs
prirent alors aussi leurs distances avec cette formation dirigée depuis
la mort de Saddam Hussein par Ezzat Ibrahim ad-Dourry, ancien viceprésident du Conseil de la révolution irakienne, le numéro 2 du régime
baasiste.
Ezzat Ibrahim ad-Dourry a sans doute donné le coup de grâce à sa
formation en rendant plus tard hommage à Da’ech en ces termes: «À
l’avant-garde, les héros et les chevaliers d’Al Qaida et de l’État
83
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
islamique, à qui j’adresse un salut spécial rempli de fierté, de
considération et d’amour».
Ainsi, ce parti laïc fait ouvertement référence à la révolte des
tribus et salue Da’ech qu’il considérait auparavant comme une
créature de Nouri al-Maliki, le Premier ministre irakien et des services
de renseignement safavides17.
De la même manière qu’il avait suscité l’intervention américaine
en Irak lorsque le régime avait envahi le Koweït, le 2 août 1990, le
parti Baas récidive un quart de siècle plus tard par sa connivence avec
Da’ech, sachant pertinemment qu’il n’en tirera aucun profit.
Le drame ne réside pas uniquement dans la posture d’Ezzat adDourry et de son armée nakhchabandiste. Le positionnement de
nombreux sunnites ralliés à Da’ech par goût de vengeance, par dépit
ou plus simplement pour faire enrager leurs rivaux est également
tragique.
Outre la marginalisation d’une large fraction de la population
irakienne, ce choix suicidaire va conduire le peuple irakien à payer
lourdement le prix de l’inconsistance d’une classe politique
aventuriste.
L’alchimie syrienne n’a pas été aisée à maîtriser pour Da’ech, de
même que la mise en conformité des autres protagonistes à ses thèses
en ce que la formation d’Omar Abou Bakr al-Baghdadi avait multiplié
les greffes sur divers champs d’action. Les «Afghans syriens», ces
anciens djihadistes syriens de la guerre antisoviétique en Afghanistan,
se sont employés à occuper des positions charnières à l’articulation de
diverses responsabilités au sein du groupement Ahrar Al Sham, et une
grande partie des réseaux djihadistes mondiaux, tant en Europe qu’en
Asie et en Afrique, a conservé des liens avec l’organisation-mère Al
Qaida.
De surcroît, l’aisance financière d’Al Qaida lui a offert la
17 - Par allusion à la dynastie safavide, fondatrice du premier Etat chiite en Iran.
84
_______________________________________________________________________________________
possibilité de recycler le discours de Da’ech. Autant d’éléments qui
ont favorisé et précipité l’affrontement entre takfiristes djihadistes sur
le champ de bataille de Syrie.
B – Da’ech et l’Armée syrienne libre (ASL)
Da’ech éprouvait un sentiment de supériorité idéologique sur ses
concurrents. En conséquence, il ne les craignait pas. Il a livré ses plus
grandes batailles contre l’ASL en mettant systématiquement l’accent
sur son point faible: son suivisme à l’égard de l’Occident, de la
Turquie, du Qatar et de l’Arabie Saoudite. Il a aussi dénoncé le fait
que son projet constituait une variante de la laïcité, ce qui relève par
essence de l’apostasie.
À l’instar de Jobhat An Nosra et d’Ahrar As Sham, Da’ech a
habilement exploité la corruption, la gabegie et les détournements de
fonds qui entravaient le fonctionnement de l’ASL et ternissaient sa
réputation.
Da’ech a engagé sa lutte contre l’ASL sous le mot d’ordre
«Débusquer l’hypocrisie», en l’accusant de «servir les desseins du
régime noussayriste laïc», apostat par définition, par son refus
d’instaurer un gouvernement islamique.
Prenant ainsi pour cible la plupart des formations de l’ASL,
Da’ech a capturé une colonne relevant de la brigade Al Farouk du
commandant Abel Kader Tlass, dans la région d’Alep, aux fins de
purger un vieux contentieux remontant à la bataille de la passe de Tall
Baidar. Il a de même expédié une voiture piégée au quartier général du
groupement Les Petits-fils du Prophète, dans le secteur de Raqqa, au
lieu-dit «Chemin de fer», fauchant au passage quarante des
combattants de l’armée dissidente. Une autre voiture piégée envoyée
par Da’ech devant le QG de la division Allahou Akbar, dans la zone
frontalière de Bou Kamal, a provoqué la mort du frère du commandant
de la division.
À cela s’ajoutent les combats entre Da’ech et la division Tempête
du nord, à l’arrière-plan de rivalités entre les deux formations.
L’affrontement a abouti au retrait de la Tempête du nord d’A’azzaz, à
85
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
son démantèlement et à la prise de contrôle du secteur par Da’ech
dans la foulée de l’échec de la médiation entreprise par Jobhat An
Nosra entre les deux belligérants.
En outre, l’ASL a accusé Da’ech d’être responsable de la
destruction de ses installations et de ses dépôts de munitions situés
près de Bab Al Hawa, à la frontière syro-turque, en plus d’avoir
attaqué quatre autres centres: Raqqa, Deir Ez Zor, Alep et Hama.
C – De la «religion du pacifisme» comme forme d’idolâtrie
À ce stade, il est important de rappeler que LA RÉSISTANCE
CIVILE CONSTITUE LE PRINCIPAL ENNEMI DE DA’ECH. Les
dirigeants de ce groupement ont soutenu en effet que «La résistance
pacifique est un acte assimilable à l’apostasie, plus dangereux qu’une
participation à la farce politique en Irak».
Sous le titre «Le pacifisme, la religion de qui» ?, Abou Mohamad
al-Adanani, porte-parole de Da’ech, a consacré tout un sermon à
dénoncer et à stigmatiser la lutte pacifique. En voici quelques extraits
choisis:
«Notre chère nation vit dans un état de paganisme et d’humiliation.
Les révolutions du printemps arabe en sont la meilleure preuve, qui
réclamait liberté et dignité. Les armées des dictatures ont humilié les
musulmans en les soumettant à de lois idolâtres et injustes. Sans quoi
les peuples ne se seraient pas soulevés, affrontant, poitrines nues,
l’arbitraire et la dictature, décidés à vaincre l’injustice et à briser les
chaînes de l’humiliation.
Mais, par cette manifestation, les musulmans se sont égarés,
s’imaginant que la lutte contre l’injustice et la restauration de la
dignité pouvait se faire par des manifestations pacifiques. Ils ne
connaissaient pas le remède adéquat et n’ont pas su le trouver. […] Ils
se sont imaginé que le salut viendrait du changement de régime et du
remplacement des tenants du pouvoir, que les manifestations
pacifiques viendraient à bout de l’injustice et des atteintes à la dignité.
[…] Quiconque a prétendu que l’abolition de l’injustice et
86
_______________________________________________________________________________________
l’instauration du droit se feraient par des moyens pacifiques, sans
combat, sans effusion de sang, se pose en plus savant que le Prophète,
un savant supérieur à lui – à Dieu ne plaise –. Quiconque prétend que
le livre saint préconise l’appel à des manifestations pacifiques bafoue
la parole de Dieu en se comportant à sa guise.
[…] Les armées des dictatures des pays de l’Islam sont
majoritairement des armées de renégats et d’apostats, qu’il nous
incombe de combattre, en tête desquelles l’armée égyptienne.
Nous conseillons aux sunnites en général, et à ceux d’Égypte et de
Irak en particulier, de refuser les appels pacifiques, de porter les armes
et de s’engager dans le djihad contre l’armée égyptienne et l’armée
safavide [chiite] afin de les purger des mécréants.L’esprit communiste
athée est il plus pertinent que celui du cheikh al-Azhar, pacifiste?
Même la poule protège ses poussins du danger: serait-elle plus
courageuse que vous, pacifistes d’Égypte et d’Irak»?
À noter que le porte-parole de Da’ech, Mohamad al-Adanani, n’a
jamais mentionné ou fait référence à l’armée israélienne. Ses écrits et
ses interventions ne comportent pas un seul mot ou d’allusion à
l’égard de cette armée.
D – Des larrons en foire
Les batailles les plus violentes ont mis aux prises les belligérants
issus du même moule idéologique. Da’ech a ainsi qualifié Abou
Mohamad al-Joulani de fourbe, ghaddar en arabe (littéralement:
«celui qui poignarde par surprise»).
Selon, lui, le leader de Jobhat An Nosra aurait «trahi son serment
d’allégeance, monnayé la confiance et fait preuve d’ingratitude». Dans
la foulée, le groupement a lancé une grande opération de séduction et
d’intimidation à grande échelle en vue de débaucher les combattants
de Jobhat An Nosra.
Ce mouvement s’est accompagné de la remise en activité des
87
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
sahaouat 18 pour fédérer les nouveaux adhérents à l’une des deux
organisations rivales.
Il importe ici de souligner le nombre élevé de tentatives de
médiations menées par des sympathisants pour éviter l’effusion de
sang entre des frères d’armes supposés. Treize tentatives ont été
lancées par des personnalités pétromonarchiques salafistes du Koweït,
du Qatar et de l’Arabie Saoudite, engageant leur crédit auprès des
belligérants en raison de leur contribution financière aux diverses
composantes de la guerre djihadiste takfiriste. En vain. Toutes ont été
vouées à l’échec.
Malgré ce revers, les médiations se poursuivent dans l’espoir de
parvenir à une trêve. Da’ech et Jobhat An Nosra ont bien lancé un
assaut conjoint contre E’ersal, localité libanaise de la zone frontalière
syro-libanaise, début août 2014, mais la confiance ne règne toujours
pas entre les deux chefs de file du djihadisme international.
Si l’armée libanaise a subi de lourdes pertes de l’ordre d’une
trentaine d’officiers et de soldats pour contenir l’assaut djihadiste, le
bilan des victimes entre les deux factions rivales s’est révélé tout aussi
lourd, les assaillants djihadistes attaquant l’armée libanaise tout en se
combattant entre eux…
II. Quid des intellectuels?
«Ne parle pas de ce que tu ignores de crainte d’être jugé sur ton
savoir»: ce proverbe arabe est particulièrement éloquent pour notre
rapport. En effet, le drame de certains intellectuels arabes réside dans
ce défaut majeur, leur capacité de parler à tout propos et hors de
propos. Ils connaissent tout, donnent leur avis sur tout, allant même
jusqu’à décréter des sentences, à la manière des charlatans des chaînes
satellitaires confessionnelles, en direct sur les ondes.
18 - Les sahaouat sont des conseils de tribus, instaurés par Saddam Hussein pour
susciter une solidarité clanique et tribale autour du régime, au moment de
l’invasion américaine de l’Irak ; une formule reprise ensuite par les Américains
pour combattre Abou Mouss’ab al-Zarkaoui.
88
_______________________________________________________________________________________
A – Sadek Jalal al-Azem: Da’ech, un prolongement du régime
syrien
Ce philosophe syrien, auteur d’un ouvrage retentissant (Critique de
la pensée religieuse), a muté vers la Théorie de l’injustice
confessionnelle, diagnostiquant que les combats en Syrie ne
s’arrêteront qu’avec «la chute de l’alaouisme politique, de la même
manière que la guerre du Liban n’aurait pu connaître une fin sans la
chute du maronitisme politique».
Certes, par le passé, Azem a fait part de son appréhension face au
phénomène Da’ech, mais il minimisa aussi sa gravité et semble
persaudé que ce groupement, «prolongement du régime syrien, se
dissipera avec la chute du régime».
Celui qui fut jadis considéré comme un fougueux nationaliste a
préconisé le recours à une intervention étrangère pour mettre fin au
conflit syrien. «La révolution a besoin d’une aide extérieure pour
renverser le régime», a-t-il estimé, laconique, sans se préoccuper des
conséquences d’une telle mesure sur l’unité et la souveraineté future
de son pays.
B – Bourhan Ghalioun: des rapports étroits entre Da’ech, la
Syrie, l’Iran et l’Irak
Bourhan Ghalioun fut le premier président de l’opposition
syrienne off-shore du Conseil National Syrien. Il s’est fermement
adressé aux djihadistes ayant rallié Da’ech: «Votre place est parmi les
soldats de l’Armée syrienne libre. Vous êtes les bienvenus si votre
objectif est réellement la victoire du peuple syrien et la réalisation des
objectifs de l’ASL».
«Il existe des relations étroites entre des dirigeants de Da’ech et les
régimes de Syrie et d’Iran. Les forces spéciales syriennes opèrent à
l’arrière des lignes de la révolution et se livrent à des actions
conformes aux objectifs du régime», a-t-il ensuite soutenu au journal
As Sharq le 12 janvier 2014, pour tenter de dissuader les dijadistes de
rejoindre Da’ech.
89
Le Califat de Da’ech
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Dans la foulée de cette affirmation gratuite, non assortie de
preuves, le professeur à l’université de la Sorbonne s’est livré à un
exercice de psychologie sommaire à propos de la complexion mentale
des combattants de Da’ech: «Da’ech est un mélange d’extrémistes
obsédés par la guerre et les combats. Leur conception du djihad se
réduit à couper des têtes. Ils sont dirigés par des officiers des services
de renseignements d’Iran, de Syrie et d’Irak, animés par une haine
confessionnelle. […] Leur objectif exclusif est la domination des
personnes, les assassinats, les décapitations, en attaquant le peuple
syrien».
C – Michel Kilo: une variante de Ghalioun
Dans une interview au site américain Monitor accordée depuis
Montreux (Suisse) où il a accompagné Ahmad Jarba (l’actuel
président de la Coalition nationale syrienne) à la conférence
internationale de la paix sur la Syrie (Genève-2), Michel Kilo s’est
longuement exprimé. Il ressort de ses propos les éléments suivants:
« Nous avons relevé des photographies de certains émirs de
Dae’ch avec le Président syrien Bachar al-Assad. Des clichés pris
avant que ces personnes ne deviennent des émirs, du temps où ils
étaient des officiers des forces spéciales syriennes. D’autres
documents font état d’instructions des forces spéciales syriennes aux
combattants de Da’ech, leur enjoignant d’enlever des personnes à
Raqqa (Syrie) et à Tripoli (Nord-Liban). Michel Kilo a ajouté que ces
documents seront révélés ultérieurement, sans préciser la date à
laquelle il procédera à leur divulgation.
Plus tard, dans le journal saoudien As Sharq Al Awsat en date du 5
mars 2014, il reprendra son analyse dans un papier intitulé «Da’ech
revient»: «De nombreux chrétiens et des Alaouites font part de leur
crainte face à la révolution. À ce titre, ils la combattent, ou lui
témoignent peu d’enthousiasme. Ils pensent à tort que Da’ech combat
aux côtés de la révolution, qu’il en constitue une partie intégrante,
qu’il nourrit de noirs desseins à leur égard et qu’il projette de les
anéantir alors qu’il a été établi, sans l’ombre d’un doute, l’existence
de connexions entre Da’ech et le régime syrien, attestées par les
90
_______________________________________________________________________________________
témoignages des officiers et des soldats sur les relations entre les
services de renseignement syriens avec les djihadistes». Michel Kilo
n’avancera aucune preuve à l’appui de ces assertions.
D – Yassine al-Hajj Saleh: les propos d’un rescapé
Loin de toute cette dramaturgie, un homme qui a souffert dans sa
chair des agissements des takfiristes (dont lui, mais également sa
femme, sa famille et toute sa ville natale furent les victimes), revient
sur certains points particulièrement douloureux:
«L’autoproclamation d’Abou Omar al-Baghdadi en tant que calife
et son injonction aux musulmans de lui faire acte d’allégeance
constituent effectivement, à proprement parler, un événement
historique en ce qu’il a mené à son terme la logique visant à instituer
l’islam comme référent ultime en politique, au niveau de l’État et dans
la vie quotidienne des personnes.
Ce fait constitue un élément perturbateur pour tous les musulmans,
[…] et cette perturbation va s’accentuer puisque l’homme, en sa
qualité de commandeur des croyants, s’est mis en position d’exiger
l’allégeance des musulmans et leur obéissance.
Les musulmans sont dans une impasse, car ce sont eux qui ont
ouvert la porte à ces dérives – l’un des leurs a mis en application leur
idée dans l’intention de la mener à son terme, quel qu’en soient les
conséquences ultimes. Ce faisant, il les place dans une situation
extrême: ils ne peuvent refuser le califat sans arguments convaincants,
sans reconsidérer radicalement leur projet politique. Dans une telle
hypothèse, ils devront se prononcer clairement à propos de la liberté
religieuse (y compris la liberté de ne pas croire et la liberté de se
convertir à une autre religion), de même que sur l’égalité au sein de la
population (indépendamment des considérations touchant à la religion
et au sexe de la personne), ainsi que sur la démarcation entre la
religion et la violence.
Un positionnement incompatible avec leur leitmotiv, la sagesse de
la gouvernance divine et l’appel à l’application de la charia».
91
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
E – Des islamistes
Si un voile a embrouillé la lucidité de bon nombre de libéraux, il
en allait tout différemment chez les islamistes. Le trouble qui les
agitait a atteint son paroxysme avec l’assaut de Da’ech contre
Mossoul.
Jusqu’à cette date, les islamistes irakiens sunnites s’abstenaient de
tout rapprochement avec Da’ech, encore moins d’alliances publiques.
Quant aux islamistes syriens, ils avaient tranché la question après les
affrontements en Syrie entre Da’ech et les autres formations
combattantes, d’autant plus que bon nombre des dirigeants de la
Coalition nationale syrienne (notamment son président de l’époque,
Georges Sabra) et des Frères musulmans de Syrie se sont rangés du
côté de Jobhat An Nosra – s’élevant contre la décision des États-Unis
d’inscrire cette formation sur la liste des organisations terroristes en ce
qu’ils estimaient nécessaire d’établir une claire distinction entre
Da’ech et Jobhat An Nosra.
E-1 – Haitham al-Maleh
L’avocat chargé des questions juridique a bien résumé le point de
vue de la Coalition nationale syrienne et des islamistes sur le site de la
CNL.
«Tous savent pertinemment que les mouvements extrémistes
recèlent dans leurs rangs des éléments russes et iraniens qui œuvrent
en faveur du régime afin de brouiller l’authentique image de la
révolution syrienne.
Se trompe quiconque s’imagine que la communauté internationale
se range du côté du peuple syrien et non du côté du régime. Bachar alAssad ne doit pas se limiter à rendre compte de l’assassinat des
Syriens, son jugement devra aussi englober la fabrication et la
dissémination de nombreuses cellules dans la zone pour faire pression
sur l’opinion occidentale et la placer devant ce dilemme: choisir entre
le terrorisme des extrémistes et le terrorisme de Bachar al-Assad en
vue de masquer les véritables objectifs de l’authentique révolution
populaire.
92
_______________________________________________________________________________________
Da’ech est un germe planté dans le corps de la révolution par le
régime Assad, et dont il se sert comme d’un repoussoir afin de
décourager la communauté internationale et de la dissuader de toute
tentative d’intervention.
Ce groupement est une coquille vide, sans substance, qui se drape
dans l’Islam pour influencer l’opinion internationale. C’est une
montgolfière instrumentalisée par le régime pour faire dévier la
révolution syrienne de ses principes, le moteur de son combat, dont les
deux principaux objectifs demeurent la chute du régime et son
jugement.
Dans la mesure où Da’ech est un germe planté par Assad, la chute
d’Assad entraînera la chute de Da’ech. Mais la chute de Da’ech ne
signifie pas la chute d’Assad. La révolution ne doit pas dévier de son
objectif principal représenté par la chute du régime».
E-2 – Fehmy Houeidy
Cet écrivain islamiste égyptien paraît plus réservé et prudent que
ses confrères syriens. Dans cette lettre du 16 juillet 2014 au Liwa, il
rejette la logique du complot et de l’agissement d’agents stipendiés
pour avancer une explication prétendument scientifique:
«Da’ech, constitué en 2006 en Irak, a remporté dernièrement des
succès militaires en Irak et en Syrie avec l’aide d’officiers de
commandement de l’ère Saddam Hussein, mettant à profit la colère
des sunnites et leur soulèvement, le conduisant à proclamer le califat,
le 29 juin 2014, coïncidant avec le premier jour du mois de Ramadan.
Et à réclamer l’allégeance des musulmans et leur ralliement à sa
bannière.
Da’ech a mis à profit la dégradation de la situation en Irak et la
perturbation de la sienne en Syrie pour étendre sa domination à de
larges secteurs de la zone orientale, opérant une progression
fulgurante dans les zones sunnites d’Irak.
Lors de son déploiement, il a mis la main sur d’importantes
quantités d’armes entreposées dans des réserves situées dans les deux
93
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
pays [Irak et Syrie], sur de l’argent en dépôt dans les banques (situées
dans sa zone de déploiement) ainsi que sur des champs de pétrole et
des terres agricoles. Autant d’atouts qui ont convaincu les dirigeants
du groupement de la viabilité de leur projet d’édification d’un État
islamique.
Je n’exagère pas en disant que le groupement traduit l’exaspération
des sunnites d’Irak et incarne leur colère et leurs protestations
davantage qu’il n’exprime un zèle prosélyte en vue du rétablissement
du califat.
Da’ech est effectivement une organisation terroriste, mais tous
ceux qui se sont rangés à ses côtés – qu’il s’agisse de combattants ou
de sympathisants, de terroristes ou de takfiristes – sont des citoyens
irakiens ordinaires modérés qui ont combattu Al Qaida dans le passé,
qui réclament la fin de leur marginalisation et de leur éviction des
emplois publics. Ils se sont résolus à recourir à la résistance armée et à
soutenir Da’ech, à leurs corps défendant, acculés par la politique
inique du gouvernement de Nouri al-Maliki».
Au détour d’une phrase, Fehmy Houeidy trahit ses arrière-pensées.
Dressant un parallèle entre Da’ech Irak et Da’ech Syrie, l’islamiste
égyptien s’interroge sur «le mystère qui entoure le comportement des
deux formations sœurs». Une interrogation subsiste donc quant au rôle
de cercles extérieurs dans le surgissement de Da’ech, de même que la
nature du commandement dans les deux formations et l’identité du
groupement dans chacun des deux pays fait débat.
«En Irak, Da’ech fait preuve de souplesse et témoigne d’une
volonté de coopération et d’entente avec les tribus, en veillant à
s’appuyer sur un commandement irakien local. Il en va tout autrement
en Syrie. Dans ce pays, Da’ech fait preuve d’une plus grande violence,
d’une plus grande sévérité et d’une plus grande morgue, sans oublier
que certains de ses dirigeants viennent de l’extérieur, dont le plus
connu est un musulman de Géorgie, dénommé Abou Omar asShishany».
Sauf à succomber aux vertus malfaisantes de l’illusion lyrique,
comment Fehmy Houeidy peut-il se livrer à une telle analyse, en
94
_______________________________________________________________________________________
passant sous silence le soutien de ses collègues islamistes à Da’ech?
Comment peut-il faire cette démonstration autrement que sous l’effet
de l’illusion dont il se berce?
Est-ce faire preuve de souplesse et de modération que d’ordonner
des massacres de masse? De se livrer à des opérations-suicide dans les
villes? De provoquer le transfert des chrétiens? De tenter d’exterminer
les Yazédites?
Fehmy Houeidy ignore-t-il qu’Omar as-Shishany combattait
autour du barrage de Mossoul, en Irak, comme il menait auparavant
bataille en Syrie? Ignore-t-il que des étrangers de plus d’une trentaine
de nationalités combattaient en Irak? Et, plus grave encore, ignore-t-il
la profonde perturbation opérée par Da’ech dans les rangs des
islamistes, qu’ils soient modérés ou extrémistes?
F – La position du cheikh Youssef Qaradawi
Le Comité des oulémas de l’Islam et le cheikh Youssef alQaradawi ont commencé par saluer le mouvement Da’ech comme une
«révolution populaire», avant de se raviser et de se dresser contre
l’instauration du califat.
Leur réticence ne réside pas dans le positionnement de Da’ech et
dans son comportement criminel et sa fabrication de la sauvagerie, à
tout le moins en Irak, mais dans le fait que Da’ech a usurpé l’idée de
califat. En dépit de la sacralité du projet, les partisans du courant dit
modéré au sein du mouvement islamiste considèrent sa réalisation
comme inappropriée dans les circonstances présentes.
G – La position du Comité islamique de Damas
Le Comité islamique de Damas a été sans ambiguïté dans sa
condamnation du projet califal. Il ne s’est pas contenté de le refuser,
comme d’autres se sont bornés à le faire, à l’instar de Chankiti et
Rayssouni et de dizaines d’autres plumes islamistes: il a poussé la
critique jusqu’à estimer illégitime la proclamation du califat. C’est
d’ailleurs avec sévérité qu’il juge le comportement de Da’ech:
95
Le Califat de Da’ech
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«La proclamation du califat a émané d’une clique de voyous, qui
fait couler le sang, qui ne respecte pas le code de conduite édicté par
le prophète, lequel constitue le fondement d’un califat empreint de
sagesse. Les auteurs de la proclamation ne maîtrisent pas le territoire
et ne sont pas obéis par le peuple.
La proclamation du califat s’est faite sans l’avis préalable des
hommes de sciences ni la consultation préalable des musulmans, sur la
base des vexations des gens pour obtenir leur allégeance à un poste
qui leur était pas destiné. Une autoproclamation de cette sorte a
défiguré le visage de l’Islam en faisant apparaître un tel état comme
un “état d’assassins et de criminels, jubilant de plaisir devant le
spectacle des décapitations et des amputations”.
Qu’il avait maintes fois raison, celui qui a dit: “L’Histoire se répète,
la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce”».
Quand se perd la notion du djihad pour l’honneur de la
confrontation, que s’égare du projet de califat la notion de la dignité
de la personne humaine et ses droits, le groupement qui se désigne
islamique devient alors l’ennemi numéro 1, non seulement de
l’humanité, mais également de toutes les valeurs humaines véhiculées
par l’Islam.
96
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Quatrième Partie
Da’ech, ses réseaux de financement et ses
soutiens
Dès les premiers jours de la naissance de l’État islamique d’Irak,
de nombreuses questions touchant aux sources de financement et
d’armement de ce groupement ont été soulevées. De même, le réseau
relationnel de soutien au projet, tant sur le plan régional
qu’international, ainsi que son degré d’indépendance politique et
financier soulevait des interrogations.
Soucieux de ne prêter le flanc à la moindre accusation de
développer une vision complotiste ou une interprétation subjective,
désireux aussi de ne pas nourrir la moindre suspicion, je souhaiterais
rappeler brièvement des faits que j’ai personnellement constatés lors
de mon séjour en Irak – un séjour effectué dans le cadre d’une mission
d’enquête, lors des premières semaines qui ont suivi l’occupation
américaine de ce pays.
1.
Il était clair que le contrôle des personnes s’effectuait
exclusivement du côté de la Jordanie et non pas d’Irak. Ceci
est vrai des autres pays limitrophes (Arabie Saoudite, Koweït,
Turquie, Iran, Syrie).
2.
La vigilance américaine s’exerçait à travers des patrouilles
mobiles. De surcroît, le contrôle mis en place dispensait de
toute inspection les voitures dont les passagers étaient des
97
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
Américains ou des Européens.
3.
Il m’a été donné de relever le fait que bon nombre de nonIrakiens étaient porteurs de faux passeports européens.
4.
Hors des postes-frontières, l’activité était intense.
5.
L’inspection des patrouilles portait sur le contrôle des armes.
Il suffisait de se rendre dans certains quartiers pour se rendre
compte immédiatement que les produits les moins chers et les plus
abondants du marché étaient les armes récupérées dans des dépôts ou
volées dans des casernes de l’armée irakienne dissoute.
Par exemple, un jeune irakien n’a pas hésité à me proposer à la
vente un fusil-mitrailleur russe pour la très modique somme de 5
dollars. À la question de savoir quel usage je ferais de cette arme, il
m’a spontanément répondu: «Tu la gardes jusqu’à ton départ et tu t’en
débarrasses au moment de partir».
Un autre jour, au terme d’un entretien avec des juristes irakiens,
place Al Andalous (Andalousie), en compagnie de Mme Mouna
Rachmawi, assistante de Sergio Viera de Mello – le représentant
spécial de l’ONU en Irak, tué le 19 août 2003 dans un attentat à
Bagdad –, un des participants m’a convié à boire le thé à son domicile,
situé à proximité de la place. En y pénétrant, j’ai aperçu, bien en vue,
plusieurs armes individuelles. Comme je m’en inquiétais, il s’est
voulu rassurant: «Les vols sont nombreux. Les assauts contre les
maisons aussi. Nous pratiquons l’autodéfense. Nous nous protégeons
par nous-mêmes».
L’anarchie générée par l’occupation américaine a grandement
contribué à créer les conditions d’un armement généralisé de la
population à moindre coût, pour ne pas dire pratiquement pour rien.
Le sort des administrations publiques n’était pas meilleur. Dans ce
marché aux voleurs, il nous est arrivé d’apercevoir tous l’arsenal
nécessaire à partir en guerre, et le vendeur ignorait l’usage et la valeur
des objets qu’il proposait à la vente. En ce qui concerne les officiers et
sous-officiers que Paul Bremer, le premier proconsul américain en
Irak, a réduit au chômage du fait de la dissolution de l’ancienne armée
98
_______________________________________________________________________________________
gouvernementale, il leur était devenu d’une grande banalité de se
dépêcher de participer à la distribution des armes à la population avant
que l’occupant américain ne mette la main dessus.
Aux premiers mois de la guerre, l’armement de la population n’a
jamais constitué un problème de grande complexité. Un Français rallié
à un groupe islamique m’a ainsi narré après sa libération: «Ils m’ont
demandé de conserver mon passeport et l’argent qui traînait dans mes
poches car ils n’avaient besoin de rien d’autre».
Ils n’avaient pas non plus besoin de financement. Les groupements
en relation avec l’ancien régime baasiste ne nécessitaient aucune
assistance financière extérieure. Bien au contraire, ils ont aidé
plusieurs groupements islamiques à leur naissance.
Quant à Al Qaida, son réseau financier lui permettait largement de
subvenir à ses besoins. Al Qaida s’est appuyé sur un mouvement de
capitaux informel, obéissant au principe du «Cash and Fly», par
analogie avec le système du «Kiss and Fly» mis en œuvre par le trio
Arabie Saoudite-Koweït-Qatar, en association avec des hommes
d’affaires, agissant comme intermédiaires sous leur couverture
professionnelle.
Très tôt, l’idée de capturer des étrangers et de prélever des rançons
élevées en échange de leur libération s’est imposée comme mode de
financement des groupements islamiques, notamment au sein des
groupements en rapport avec Al Qaida. L’organisation a opté pour
cette stratégie en Afrique du Nord, au Sahel et en Somalie et, par ce
biais, s’est procuré d’importantes ressources financières.
Je parle en connaissance de cause, ayant suivi personnellement le
cas de la libération de trois journalistes français. Sur un même modèle,
la Commission arabe des droits de l’homme a, de son côté et de
manière indirecte, suivi l’affaire de la libération des journalistes
roumains, par sa défense d’un homme d’affaires syro-roumain,
emprisonné dans le cadre de conflits internes.
Les services de renseignements américains, britanniques, français
et italiens connaissent parfaitement les sources de financement et
99
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
disposent d’informations infiniment plus précises que celles
véhiculées dans les médias.
Une dernière source de financement des groupements islamiques
est l’assistance procurée par des hommes liés à l’ancien régime
baasiste qui avaient participé au trafic visant à contourner l’embargo
imposé par l’ONU à l’Irak. Cet embargo avait d’ailleurs généré des
résultats catastrophiques sur la population, sans toutefois affecter ni le
régime ni son appareil sécuritaire.
Plusieurs études internationales ont été publiées sur ce sujet, et il
n’est pas dans nos intentions d’en détailler les aspects, sauf à porter un
éclairage sur le mécanisme du Bayt Al Mal (la questure) pratiqué par
Da’ech et les formations qui lui sont affiliées. En résumé, ce
mécanisme s’articule sur 6 points que nous développerons tour à tour
plus loin:
1.
Le mouvement financier non officiel (le marché des
capitaux informel) en direction du groupement
2.
Le mouvement financier entre les divers groupements
armés
3.
Les moyens de pression et de chantage arbitraire
4.
Le marché noir et le trafic des produits prohibés
5.
Le commerce de l’énergie
6.
Les butins
A – Le mouvement financier non officiel (le marché des
capitaux informel) en direction du groupement
Le marché informel constitue l’une des principales sources de
financement des mouvements djihadistes takfiristes. Ce marché, qui a
commencé avec la guerre d’Afghanistan (1980-1989), a bénéficié du
soutien et des facilités d’un grand nombre de gouvernements. Les
événements du 11 septembre 2001 ont mis un terme à cette opulence à
une époque où les ressources financières de ce mouvement
dépassaient parfois le budget de certains États.
100
_______________________________________________________________________________________
La pression américaine a porté sur tout mouvement quel qu’il soit,
en règle, simplement suspect ou clairement frauduleux. Par sa
violence et son caractère indifférencié, ce contrôle ultra-strict a eu des
répercussions négatives sur l’action humanitaire et caritative
islamique dans son ensemble.
Nous avons alors veillé à mettre sur pied un Bureau international
des ONG humanitaires. Il s’agissait certes d’établir des garde-fous et
de protéger les organisations humanitaires de l’arbitraire, mais aussi
de la tentation de faire supporter à ces organisations les responsabilités
et surtout les conséquences de l’implication de certaines d’entre elles
au financement de certaines fractions extrémistes.
Ces efforts ont été voués à l’échec en raison de l’infiltration
croissante d’éléments djihadistes dans les rangs des organisations de
secours qui ont pu tirer profit du parasitage et de l’opacité des
opérations ayant accompagné le mouvement populaire début 2011.
Avant son autodissolution, le Bureau international des ONG
humanitaires avait adopté une nouvelle méthode reposant
principalement sur l’occultation de l’organigramme des institutions,
afin, autant que faire se peut, de révéler le moins d’informations
possibles sur leur structure et leur fonctionnement.
En effet, divers pays – dont le Qatar, d’une manière très claire –
avaient utilisé ces institutions comme un canal indirect d’aide aux
mouvements de lutte armée en Libye, en Syrie, en Irak et au Liban.
Al Qaida s’est ainsi trouvé en mesure de mettre à profit les
relations simultanées qu’elle entretenait avec trois groupements
(Jobhat An Nosra, Da’ech et Ahrar As Sham) pour bénéficier des
prestations par le biais des fonds livrées aux organisations modérées.
Un tel dispositif a fonctionné jusqu’à l’embrasement du conflit entre
Da’ech et divers autres groupements djihadistes, y compris avec ceux
gravitant dans le giron d’Al Qaida.
Ainsi a-t-on pu voir un député salafiste koweitien ou un Qatari
professeur d’université porter les armes aux côtés de l’ASL (Armée
syrienne libre), dans le nord de la Syrie, et, dans un même temps,
101
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
s’attaquer sur les réseaux sociaux (à partir de leurs comptes
personnels), au «sombre tunnel de la démocratie injuste et de l’État
civique renégat», faisant passer une importante assistance aux
formations djihadistes, sous prétexte et sous couvert de sa présence
aux côtés de l’ASL.
Ces deux dernières années, l’implication directe d’une association
caritative turque et d’une association qatarie dans le soutien à Jobhat
An Nosra et Da’ech nous a été confirmé à titre personnel.
Les cas d’Abdel Aziz Atiyah (Qatar), de Chadi Mawlawi (Liban)
et d’Abdel Malek Abdel Salam (Jordanie) constituent à cet égard des
exemples significatifs. Ces affaires, qui ont éclaté il y a deux ans, en
2012, ont conduit le ministère qatari des Affaires étrangères à
intervenir directement pour libérer un proche de son actuel ministre.
Nous avons d’ailleurs en notre possession de nombreuses listes
portant sur l’interactivité des réseaux individuels et collectifs. À noter
que le réseau irakien, le plus ancien, est le plus solide. Il comprend des
hommes d’affaires irakiens, habitant Ninive, Salah Eddine, Anbar, le
Kurdistan irakien, la Jordanie et des pays du Golfe. Depuis 2012
émergent peu à peu les noms de tous ces hommes d’affaires, membres
de l’Association des hommes d’affaires turcs musulmans (ISIAD).
B – Le mouvement financier entre les divers groupements
armés
En dépit des relations tendues, voire même hostiles,
qu’entretiennent les différentes organisations armées, des formes de
coordination très variées coexistent dans le domaine du transit des
armes, de l’argent et des produits. Cela inclut d’ailleurs même
l’échange d’otages et la répartition des produits du racket.
C – Les moyens de pression et de chantage arbitraire
Selon les informations diffusées par le Conseil des relations
extérieures des États-Unis, Da’ech, à la suite de son assaut contre
Mossoul, a imposé aux sociétés locales de la ville un tribut de 8
millions de dollars par mois, appliquant cette ponction aux autres
102
_______________________________________________________________________________________
localités tombées sous son contrôle. Le même système avait déjà été
appliqué à Raqqa, ville syrienne frontalière de l’Irak, et dans le nord d’Alep.
Avant cet événement, en contrepartie de sa protection, Da’ech
avait imposé une taxe aux hommes d’affaires. Bon nombre d’hommes
politiques et de riches irakiens s’acquittent aujourd’hui de cette dîme
dans la zone de déploiement de Da’ech, en guise de prime d’assurance
en leur faveur et en faveur de leur famille.
D – Le marché noir et le trafic des produits prohibés («Not For
Muslims»)
Da’ech recourt à toutes sortes de formules pour procéder au
blanchiment de son argent et pour vendre les produits prohibés par la
religion musulmane, y compris les stupéfiants en application du
principe Talabani concernant les produits «Not For Muslims». Des
incidents de ce type, en rapport avec la vente d’organes humains et
mettant aux prises Da’ech et Jobhat An Nosra, ont été signalés sur le
territoire turc.
Da’ech n’a pas hésité à vendre des femmes et des enfants,
considérés comme sabi (butins de guerre). Certaines de leurs pratiques,
comme la vente de bijoux volés, s’apparentent à celles en usage dans
la mafia.
Confirmation a même été obtenue par nos soins, sur la foi de
témoignages oculaires, des faits rapportés par Josh Rogin,
correspondant du Daily Beast à CNN. Da’ech se surpasse dans ses
activités terroristes qui s’étendent désormais au vol, au meurtre, au
trafic de stupéfiants, au blanchiment d’argent, à l’intimidation et au
chantage. Le fait de s’acquitter de rançons pour la libération d’otages
a néanmoins constitué le moyen le plus en vogue d’amasser de
l’argent, au point d’en étendre l’usage aux pays du tiers-monde et aux
riches locaux.
E – Le commerce de l’énergie
La possession du pétrole, de l’électricité et du gaz a constitué un
objectif stratégique de Da’ech depuis sa création. Ce groupement a en
103
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
effet veillé à s’emparer coûte que coûte des centres d’énergie, sans
même tenir compte des pertes humaines.
Et, pour ce faire, le procédé est bien rôdé, le groupement se livrant
à divers raids préludant à la prise de contrôle des puits d’eau, des
barrages et des dépôts de céréales.
En ce qui concerne les opérations-suicide, le choix s’est
généralement porté en priorité sur les Saoudiens, ensuite les
Européens, enfin les Tunisiens, selon un classement établi en fonction
des taux de participation aux opérations engagées. Rarement des
Irakiens ont été engagés pour des opérations-suicide.
Le cycle de commercialisation emprunte un circuit indirect
englobant les autorités syriennes en tant qu’acheteur, des hommes
d’affaires irakiens – arabes, Kurdes et turkmènes – et des
intermédiaires syriens. Un réseau turc parallèle se charge de faciliter le
transport et la commercialisation des produits.
F – Les butins
Jamais dans l’histoire arabe et/ou musulmane le concept de butin
n’a connu une altération d’une telle ampleur que sous le règne des
organisations djihadistes takfiristes.
Da’ech a aboli l’approche coranique de la notion de butin au profit
d’une conception qui place le butin à une position supérieure aux
valeurs prônées par l’islam en ce domaine. Point d’honneur dans
l’engagement, pas davantage dans le comportement, aucune
considération pour les valeurs morales professées par les trois
religions monothéistes, tel que le respect de la personne humaine,
commandement qui figure pourtant au centre de leur dispositif
humaniste.
Au contraire, la traîtrise, le vol, la violation des sanctuaires et des
propriétés, l’agression de la personne, de tout âge, de tout sexe, avec
pour seul objectif la transformation de victimes en butin de guerre a
servi de règle cardinale à Da’ech. Telle est la mentalité dominante
chez ces combattants, animés par la haine, la vengeance et la
104
_______________________________________________________________________________________
domination. Au détriment des lois de la guerre reconnues par
l’humanité dans ses diverses composantes depuis près de 2000 ans.
Pour toutes ces raisons, nous avons qualifié le comportement de
Da’ech comme relevant de «la fabrique de la sauvagerie». Les abus de
Da’ech ont atteint leur paroxysme avec l’attaque des groupements
religieux qu’ils qualifient de renégats ou d’apostats.
S’ils prétendent en apparence combattre les chiites, les chrétiens
ou les Yazédites, les victimes sunnites sont plus nombreuses depuis la
création de ce mouvement. Da’ech en est directement responsable en
s’en prenant à quiconque s’opposerait à son autorité ou refuserait de
lui faire acte d’allégeance, et indirectement en ayant participé à
transformer les zones de population à majorité sunnite en bouclier
humain ou en groupe d’otages, une situation humiliante et infamante.
Au fur et à mesure que croît la richesse de Da’ech, les quartiers dotés
d’infrastructures sont transformées en zones vouées à la destruction.
Le groupement a décrété de nombreuses mesures visant à
l’expropriation de biens et des propriétés de ses adversaires par
application du principe de butin de guerre, procédant à leur répartition
parmi ses membres. Depuis sa conquête de Mossoul, même les
membres d’organisations alliées n’ont pu échapper à cette mesure.
Le porte-parole du groupement d’al-Baghdadi a ainsi adressé un
appel à tous ceux intéressés de venir s’installer sur le territoire de son
État… Sur le modèle sioniste de la migration en Palestine, Da’ech
s’engage à favoriser le déplacement des familles de ses combattants
des quatre coins de la planète: d’Afrique, de l’Asie du sud et d’Asie de
l’est, de la Tchétchénie et de l’Égypte en particulier et de les installer
dans des propriétés préalablement expropriées de familles des diverses
composantes ethnico-religieuses forcées à l’exil.
Des propriétés appartenant à des membres de l’armée et de la
police ont également été expropriées à Mossoul et Raqqa, les deux
places fortes du groupement au point d’atteindre certaines formations
militaires de l’opposition syrienne contre Assad, qu’il a expulsées des
zones sous son contrôle.
105
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
Dernièrement, Da’ech a décidé de réquisitionner d’office les
propriétés secondaires, et a fortiori tertiaires, au prétexte de la
fraternité entre migrants. Il est pourtant de notoriété publique qu’il
existe un fort différentiel de ressources entre les dirigeants du
groupement et ses membres en ce que les possibilités mises à la
disposition des dirigeants sont astronomiques par comparaison avec le
salaire de base d’un combattant ordinaire, généralement venu d’un
pays lointain, perdu, pour payer de sa vie la contrepartie d’un salaire
représentant deux mois de prime de combat.
Gracieusement et généreusement, Da’ech distribue à ses membres
maisons, voitures et commerces réquisitionnés. Il est certain que les
sommes d’argent que reçoivent les membres de Da’ech sont
infiniment supérieures aux prestations fournies par les autres
organisations djihadistes et, naturellement, par les forces
gouvernementales régulières.
De sorte que la notion de djihad se dissipe pour se diluer dans la
notion de mercenariat, en application du protocole I additif aux quatre
conventions de Genève qui définit le mercenaire comme «toute
personne, non nationale, d’une des parties prenantes à un conflit,
percevant une indemnité supérieure à celle affectée aux membres des
forces armées régulières».
Dans son article "mercenaires" (1969) le grand poète égyptien
Georges Henein écrit: "Dans "civilisation" il y a "civil"; à partir du
moment où le civile en question fait figure de soldat potentiel, la vie
du pays en est comme détournée de son objet, exposée à des passions
décousues, travaillée par des phobies récurrentes".
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_______________________________________________________________________________________
Épilogue
I. Le démantèlement des attributs de l’État moderne
Tout au long de cette étude, nous nous sommes employés à
recenser les conséquences majeures de la naissance et du déploiement
du califat de Da’ech, veillant à ne pas nous impliquer dans des
questions organisationnelles relatives à l’appartenance, au recrutement
– provisoire ou permanent – des combattants, à la liste des bailleurs de
fonds, aux collaborateurs du groupement, particulièrement les secrets
du camp de détention de Bocca, premier générateur de l’accouplement
sanguinaire entre les anciens officiers de l’armée irakienne et Al Qaida.
Ce présent rapport vise donc à mettre au jour la réalité d’un
phénomène qui constitue la plus dangereuse manifestation de l’action
paramilitaire de la région, et non à établir une nomenklatura de ceux
qui le combattent militairement et en matière de sécurité.
Il nourrit aussi l’ambition de doter les démocrates et les partisans
de la dignité humaine des matériaux capables de les éclairer, tant sur
le plan civique que religieux, de fournir à tous des moyens constructifs
qui aideraient à les mettre en position de faire front à l’obscurantisme
et à l’extrémisme. Ce faisant, nous laissons à la disposition des
chercheurs les matériaux et les sources fondant cette étude aux
archives de l’Institut scandinave des droits de l’homme (SIHR).
À notre grand regret, il ressort de ces dizaines de déclarations une
grande opacité, et une non moins grande confusion durant cette
période en ce qui concerne le positionnement des uns et des autres.
107
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
Bon nombre d’écrivains et de d’hommes politiques ont succombé
à la facilité de la propagande. De même, les médias auront participé,
de manière directe, à ce que j’ai qualifié, il y a deux ans,
d’«opération d’embrigadement et d’abrutissement», générant une
situation catastrophique en Syrie et en Irak, et dont la raison et la
sagesse auront été les premières victimes.
La rationalité politique était la seule voix en mesure de faire
barrage d’une manière logique et cohérente à cette prolifération
cancéreuse, fondée sur le meurtre sur la seule base de l’identité
(religieuse ou ethnique) de la victime. Dans la pratique, ce mode de
fonctionnement a institutionnalisé l’égorgement des civils aussi bien
que des porteurs d’armes, ces deux catégories étant placées sur un
pied d’égalité.
Les mouvements takfiristes ont mis à profit la misère qui sévit
dans la zone pour mobiliser la population sur la base d’une haine
primaire et vindicative.
Bien que faisant usage d’un grand nombre de produits
d’importation (les armes, les médicaments, mais aussi les réseaux
internet occidentaux et les autres moyens de communication), les
mouvements takfiristes se sont montrés particulièrement rétifs à toute
notion de législation internationale, qu’elle s’inspire ou non de l’islam,
assassinant le principe même du droit à la vie consacré par toutes les
religions. Ils se sont mis en position de confrontation avec tout ce que
l’humanité a produit sur le plan de l’intégrité psychologique et
physique de l’être humain.
Ainsi que nous l’avions décrit dans notre partie consacrée à
l’analyse de l’aspect psychologique des phénomènes engendrés par le
califat de Da’ech (cf. «La fabrique de la sauvagerie»), nous faisons
face à des pulsions qui masquent des tendances agressives profondes.
Sous une apparence de rigidité, d’intransigeance et d’exaspération des
sentiments, l’objectif dissimulé est bien la domination et
l’accaparement de l’argent et du sexe.
Bien qu’il soit tragique de le reconnaître, le «bulldozer Da’ech» est parvenu
à saper les nobles aspirations à la liberté, à la dignité et au changement.
108
_______________________________________________________________________________________
Il est impossible d’affronter l’obscurantisme par des moyens
corrompus. Si la confrontation militaire peut se justifier, l’éradication
du phénomène ne saurait se réduire, stratégiquement, à son aspect
militaire et sécuritaire. Aucun exemple historique n’a apporté la
démonstration que l’extrémisme pourrait être contenu par un contreextrémisme ou par le recours à une option exclusivement militaire.
L’extrémisme est présent dans toutes les sociétés humaines, c’est
fait incontestable. Il existe partout, indépendamment de la religion, de
l’idéologie ou du nationalisme. Et sa présence marginale donne
d’ailleurs la possibilité de le maîtriser en permanence. À juste titre
d’ailleurs, le psychanalyste italien Franco Basaglia soutient que, dans
les «sociétés déviantes», la maîtrise de cet état de fait doit s’effectuer
avec des moyens dynamiques. Juguler l’extrémisme ouvre la
possibilité à une réadaptation et à une réinsertion vers le monde réel,
pas nécessairement exemplaire, mais inscrit dans la réalité.
L’état pitoyable de la mondialisation contemporaine, en situation
de crise, tant au niveau des cercles dirigeants de l’économie du
marché que sur le plan de la monopolisation de l’énergie que du
surarmement, a généré des effets contraires multiformes. Mais ces
effets ne sauraient constituer une menace existentielle sans la
persistance du soutien d’une fraction de la classe dirigeante qui
s’emploie à maintenir en état de marginalisation de larges couches de
la population – portant ainsi atteinte à l’identité et à la substance
même de l’individu du fait d’un autoritarisme local et vidant de sa
substance la citoyenneté, privant les individus de leur droits politiques,
civiques et culturels.
L’interactivité entre les facteurs de l’expansion de l’extrémisme, à
échelle locale, régionale et internationale, a constitué une force de
neutralisation permanente en mesure d’ébranler les fondements de
l’État moderne et à maintenir captif le mouvement de protestation
populaire visant à la restauration des droits fondamentaux. Il s’agit
pourtant là d’une caractéristique de notre époque contemporaine, que
l’on se réfère aux libertés publiques ou aux conditions de base
élémentaires à une vie digne.
109
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
Pour cette raison, nous nous sommes opposés avec force à toute
forme d’opposition armée: les expériences contemporaines ne
fournissent aucun exemple d’une transition réussie par la force vers la
démocratie, la justice et un État de droit. La violence contenue au sein
de la population du fait des conditions inhumaines de son existence
pouvait, au sein d’une jeunesse en révolte, brider son droit naturel à la
résistance civique en vue de modifier la situation dans son pays, voire
de le dévoyer vers des formes plus violentes.
Pendant ces trois dernières années, nous avons tenté de démanteler
et de démentir la position de nombreux universitaires européens qui
s’inspiraient dans leur démarche du précédent révolutionnaire français
pour l’appliquer à la Libye et la Syrie. Des spécialistes soulignaient à
tout propos que l’hymne national français retentit toujours de l’appel
aux armes («Aux armes, citoyens»). Avec la même force, nous nous
sommes opposés à l’appel au djihad des charlatans tapis dans les
réseaux Internet et sur les chaînes satellitaires.
Quiconque prônait la modération et la sagesse dans l’usage des
armes était immanquablement marginalisé, comme voué à la
disparition sous les coups de butoirs des pouvoirs dont l’unique
système reposait sur son appareil militaire et sécuritaire, ou sur des
structures elles-mêmes «organiquement basées» sur l’obscurantisme
confessionnel.
Dans un système différent de celui de la démocratie, ces structures
auraient pu se développer à loisir, particulièrement dans le monde
arabe, où une pléthore d’exemples existe depuis toujours. Combien de
fois avons nous attiré l’attention sur ce fait avéré depuis des décennies
et des générations…
La convergence d’intérêt entre les puissances régionales,
tremblantes de surprise face au soulèvement populaire imprévu, et les
nations qui ont flairé la possibilité de tirer profit de l’usage de la force
pour affaiblir d’autres pays (qu’ils ont préalablement fait figurer sur la
liste de ceux qui menacent leurs intérêts) a conduit les deux parties à
travailler dans le même sens. Ces différentes puissances se sont
appliqué à transformer la Syrie et l’Irak en théâtre de déploiement de
110
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la violence – un défouloir non seulement pour tous les marginaux de
l’Occident, mais aussi pour les pays pétroliers menacés par l’idéologie
du djihadisme wahhabite, la plus prégnante au sein de sa jeunesse
depuis la guerre d’Afghanistan (1980-1989).
Néanmoins, le théâtre des opérations, cette fois-ci, n’était pas
constitué des monts et des plaines afghanes, mais des zones situées
aux frontières de l’Europe et de l’Alliance atlantique (Turquie), à
moins de 100 kilomètres de l’Union européenne. Le feu vert accordé à
l’ouverture des frontières vers le Croissant fertile (c’est-à-dire vers la
constellation des pays du Levant – Syrie, Liban, Jordanie, Irak et
Palestine) a mené à la consolidation des thèses salafistes djihadistes de
même qu’au renforcement de l’État sécuritaire. Dès lors, il était
inconcevable que ce visa octroyé pour protéger les arrières de cette
politique destructrice ne suscite un effet de retour de bâton en quelque
sorte, justement parce que cette politique ne pouvait se faire à sens
unique, sans que la région ne songe à se protéger elle-même à moyen
et à long terme.
L’une des conséquences les plus dangereuses de la mondialisation
des conflits de la zone a été la montée en puissance des services de
renseignements, au détriment des considérations géopolitiques. Cette
tendance s’est accompagnée du rôle grandissant de Hakkan Fidan en
Turquie, de Qassem Souleimany en Iran, de Bandar Ben Sultan en
Arabie Saoudite, d’Ali Mamlouk et de Jamil Hassan en Syrie.
Mais la conséquence la plus directe de la mondialisation de l’état
d’urgence a été la consolidation des thèses salafistes dans l’abolition
de toute distinction entre l’État, le régime et le pouvoir politique et
sécuritaire.
Dès lors que la thématique étatique s’est vue rejetée, par voie de
conséquence, ses répercussions ont été immédiates sur les concepts de
souveraineté et d’intégrité territoriale de même que sur les éléments
constitutifs de la patrie, qu’il s’agisse des sujets ou des concitoyens.
Des répercussions aussi sur l’idée même d’État de droit doté
d’institutions, fruit d’une longue lutte de plusieurs siècles de l’homme
contre l’injustice, le pouvoir absolu et l’arbitraire.
111
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
La régression de l’idée d’État s’est accompagnée d’une régression
similaire du concept de l’État de notre ère, expression de la
représentation populaire, de la concitoyenneté, ouvrant la voie au
pouvoir absolu non soumis à contrôle, à une mafia organisée de
l’économie et aux tribunaux d’inquisition sur le modèle wahhabite.
De tels pouvoirs dictatoriaux ont favorisé la confusion entre l’État
et le régime et entraîné l’extension de la pratique de ce que nous
avions qualifié de «génocide politique» (dans la première partie de
notre Short Universal Encyclopedia of Human Rights) en ce que le
système a ici donné libre cours à l’anéantissement politique, à la
multiplication des condamnations, à l’application de la peine capitale
à l’encontre de tout adhérent à la confrérie des Frères musulmans en
Syrie ou au parti Da’wa (chiites d’Irak), dans la décennie 1980.
Au sein des mouvements relevant de l’Islam politique, ce
comportement a suscité des confrontations permanentes avec l’État et
ses institutions, policières et militaires, de même que les services de
fiscalité et du mariage.
Certains prétendus idéologues d’Al Qaida ont poussé le
raisonnement jusqu’à ses plus ultimes conséquences en décrétant le
crime d’apostasie à l’encontre de quiconque relevait de ces institutions
et en s’autorisant, ce faisant, toute confrontation avec elle.
Cette pulsion s’est étendue à de vastes secteurs de la population
marginalisée du fait d’un pouvoir arbitraire. Un fait générateur d’une
situation hautement négative rendant licite le pillage des institutions
du pouvoir, le vol de l’argent public, voire même le pillage des
institutions de l’État dans des secteurs clés de l’économie tels la
production pharmaceutique, le domaine agroalimentaire ou les
télécommunications.
Une telle rengaine a crée un climat propice à la relance de la
thématique de «l’intervention étrangère» qui a gagné bon nombre
d’esprits, parmi le peuple comme parmi l’élite intellectuelle.
Ces trois dernières années, si la cécité idéologique a conduit les
extrémistes à leur fin logique, la prépondérance de l’irrationalité
112
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politique et l’intronisation d’un leadership (lui-même commandité en
arrière-plan par des injections massives de fonds à finalité politique) a
généralisé ce phénomène à d’autres couches de la population non
djihadiste brandissant, la mutation étant grisante, des mots d’ordre
clinquants tels la transformation démocratique, l’édification d’un État
de droit, au point de devenir minoritaires, pris entre le marteau de
l’extrémisme takfiriste et l’enclume du pouvoir arbitraire.
II. Édifier l’environnement sociétal
Les mouvements takfiristes ont tiré profit de plusieurs facteurs qui
ont contribué à favoriser leur déploiement et leur expansion.
1. La guerre d’Afghanistan (1980-1989) a reposé sur le djihad
contre le communisme et contre les renégats: les agissements
djihadistes ont bénéficié d’une large caution (aussi bien pour la
destruction des écoles, des institutions publiques, que parfois
des hôpitaux). Cette caution a été consentie par la totalité des
démocraties formelles occidentales, sans exception, et non
seulement par les gouvernements des pays arabes et/ou
musulmans, lesquels ont fait office de front arrière de soutien
au combat en l’alimentant par les hommes et l’argent.
2. Le vide idéologique qui a accompagné la chute du pacte de
Varsovie et l’implosion de l’Union soviétique. Il est
généralement connu que la jeunesse ne produit pas une
idéologie mais adhère à une doctrine mobilisatrice pour son
combat. La maturation de sa lutte et son affinement ne s’opère
que par ce biais.
3. Depuis la seconde moitié de la décennie 1970, la montée en
puissance des mouvements se réclamant de l’Islam politique
dans plusieurs pays musulmans avec la naissance de la
Révolution islamique en Iran. En dépit de l’échec du
mouvement de Johaimane al-Oteiby en Arabie Saoudite et de
l’expérience de L’Avant-garde combattante des Frères
musulmans en Syrie, l’idéologie islamiste est demeurée le
principal facteur d’influence de la jeunesse dans le monde arabe.
113
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
4. En ciblant Al Qaida, la «guerre contre le terrorisme» lancée
par l’administration républicaine américaine de George Bush
et Dick Cheney (2001-2008) l’a, par contrecoup, intronisé
auprès des courants les plus rigoristes et les plus intolérants
des mouvements de tout l’Islam politique.
5. La propagation du virus de la thématique confessionnelle à des
partis et mouvements islamistes situés hors du courant
djihadiste, après l’occupation de l’Irak (2003) et l’apparition
de la doctrine de la renaissance de la maison chiite en vue de
procéder à la restauration de l’État irakien.
6. L’instrumentalisation par de nombreux gouvernements du
Moyen-Orient de l’idée d’un affrontement chiite-sunnite,
tendance que l’on retrouve dans toutes les confrontations
régionales (en plus de l’injection de milliards de dollars en vue
de marginaliser des notions telles que l’intérêt panarabique, la
souveraineté de l’État, les relations de bon voisinage,
l’édification de groupements économiques supranationaux, la
lutte pour l’établissement d’un projet démocratique en
opposition au projet de l’arbitraire du pouvoir.
7. L’adhésion de la majorité des partis à dominante islamiste à la
conception totalitaire du pouvoir par référence à la thématique
du penseur égyptien Sayyed Qotb («Prenez l’islam dans sa
totalité ou il vaut mieux l’abandonner»). Le point de
convergence de l’idéologie qotbiste entre les formations
militaires des Frères musulmans et les organisations
djihadistes salafistes a fait des sociétés humaines imprégnées
de leur idéologie un terrain fertile aux groupements radicaux
pour y puiser l’encadrement politique et militaire qui leur
faisaient défaut – un recrutement aisé en ce qu’il ne se heurte
pas à la moindre réticence doctrinale.
8. Le fait que les autorités dictatoriales aient privilégié le recrutement sur la base de
considérations tenant à la solidarité clanique plutôt que civile, dans l’édification de
leur armée et leur appareil de sécurité, en plaçant quiconque ne répond à de telles
critères en position de confrontation avec le pouvoir.
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Il est important de rappeler ici que les principaux dirigeants du
mouvement syrien Ahrar As Sham (les Hommes libres de Levant)
d’Al Qaida et, dans une proportion moindre, de Da’ech sont d’anciens
membres de L’Avant-garde combattante des Frères musulmans qui
avaient rallié Al Qaida. Point n’est besoin d’insister sur
l’enthousiasme qui s’est emparé des dirigeants de la confrérie et des
mouvements salafistes et takfiristes participants au congrès pour le
soutien à la Syrie, qui s’est tenu le 15 juin 2013, sous l’égide de
Mohamad Morsi, à l’époque Président de la République arabe
d’Égypte.
Aucun chercheur islamique objectif ne pourra établir la moindre
distinction entre les prédications du cheikh Youssef Qaradawi et les
revendications de Yasser Borhami ou de Mohamad al-Tarifi 19 , du
courant salafiste. Il suffit, pour s’en convaincre, de recenser les noms
des organisations qui ont participé à la tenue de ce colloque (le Club
des penseurs musulmans, la Ligue des oulémas sunnites, le Comité
mondial islamique, le Conseil de coordination islamique mondial, le
Global Campaign Against Agression), et constater la convergence
doctrinale des deux courants cités et leur clair appel à un djihad
mondial en Syrie.
III. Qu’en est-il de l’avenir?
Face à une telle situation, en présence d’incubateurs sociaux
générateurs de projets destructeurs de l’État et des citoyens, ces
groupements constituent une pathologie endémique comparable par
19 - Les politiciens se défaussent de leurs obligations par des artifices de langage.
En cela, le cheikh al-Tariri n’échappe pas à la règle, risible dans sa façon de se
soustraire à ses obligations en développant la thèse de nasekh wal mansoukh (le
verset coranique qui en remplace un autre) ou soutenant parfois, quand son
propos paraît aléatoire, que ce qu’il vient d’avancer «remplace [ses] anciens
propos». Une fois, une seule, il a dérogé à ses habitudes : «Ce que je dis
aujourd’hui est ma position à l’égard de Da’ech». Mais c’était faire preuve de
courage sans prendre risque, en ce qu’il avait revendiqué la paternité de ses
propos lors des décisions du gouvernement saoudien à l’encontre des
groupements politiques islamiques et djihadistes, notamment la criminalisation
des Frères musulmans.
115
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
leur effet à la déficience du système immunitaire sur les individus.
Mais, à l’inverse de la posologie appliquée au sida par exemple –
un traitement qui réduit les effets de la maladie sans l’éradiquer, tout
en maintenant en vie le patient –, nos sociétés disposent de bien des
moyens pour traiter le mal et déblayer la voie à celles qui sont
animées de la volonté de le faire dans l’espoir de se réinsérer dans le
cours de l’histoire contemporaine.
Il est impossible d’affronter un mouvement takfiriste sans assécher
au préalable ses sources de financement et son réservoir humain. Il y a
plusieurs décennies, un chercheur originaire du Golfe, Anouar
Abdallah, a mis en garde contre les trois «sauterelles noires», par
référence au mauvais usage que font les Arabes de leurs ressources
énergétiques, au point de transformer cette manne en malédiction.
Le mauvais usage des ressources non productives de la part de
gouvernements et de mouvements au service d’une idéologie
destructrice constitue la principale force de propulsion du phénomène
takfiriste. À ce jour, les mouvements takfiristes djihadistes ne peuvent
recourir à l’autosuffisance matérielle. Qu’elle provienne des instances
internationales ou régionales, toute décision de fermeté, toute volonté
d’exiger des comptes de quiconque se trouvant en rapport avec ces
groupements terroristes produira donc immanquablement ses effets sur
la force du mouvement et par extension sur le mouvement lui-même.
Il est temps de cesser de se borner à faire allusion à
l’instrumentalisation des ressources énergétiques dans le financement
de mouvements que l’ONU a qualifiés de terroristes, ainsi que cela a
été mentionné dans la résolution 1270 du Conseil de sécurité. Il est
temps de cesser de faire allusion pour criminaliser ce comportement et
exiger des comptes. Se révélera alors la responsabilité de
gouvernements liés par la connivence avec Da’ech. Une connivence
matérialisée par les transactions via des hommes d’affaires du parti au
pouvoir ou des intermédiaires qui lui sont proches et qui ont permis de
réaliser de fortunes colossales grâce au trafic pétrolier avec Da’ech, au
détriment des peuples.
Nous souhaitons également rappeler une fois de plus que l’une des
116
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plus importantes sources d’enrichissement du terrorisme (au point que
cette «source de revenus» a bénéficié ces dernières années d’une
acception tacite) est le paiement de rançons, particulièrement de la
part des États occidentaux.
Que des pays du Golfe s’acquittent de rançons et se drapent du
rôle de «bienfaiteurs humanitaires», parce qu’ils auraient ainsi
contribué à la libération d’otages occidentaux est une vraie mascarade,
une simagrée. Le comble de cette tragédie: payer une rançon de 20
millions de dollars pour libérer un ressortissant européen constitue
sans le moindre doute une opération à peine déguisée de financement
de mouvements takfiristes.
Notre souci de la vie humaine ne nous autorise pas à accepter de
compenser la vie d’un otage occidental ou d’un ressortissant européen
par la mise à la disposition de moyens financiers mettant un preneur
d’otages en mesure de tuer plus de mille citoyens des pays de la zone.
Si les pays européens sont sincèrement soucieux de la vie de leurs
concitoyens, leur devoir est de leur interdire de se déplacer dans des
zones qui les exposent au risque d’enlèvement, qui mettent en péril
leur existence.
Au cours d’une étude réalisée par un groupe de juristes début 2014,
il est apparu que le Qatar occupe la première place sur la liste
européenne dans le financement des organisations qualifiées de
terroristes.
Des amis du Qatar ont protesté auprès de nous contre cette liste en
ce que cette recension incluait le paiement de rançons, arguant du fait
que les versements de rançons relevaient d’une noble action
humanitaire de la part de leur émirat. La totalité des chercheurs étaient
pourtant parvenus à la conclusion que ces rançons constituaient bel et
bien une des plus importantes sources de revenus des organisations
terroristes: elles avaient joué un grand rôle dans l’enrôlement des
combattants et l’achat de leur armement.
La plupart des pays européens sont tombés dans ce piège hypocrite,
contrairement à la Russie et aux États-Unis, lesquels ont généralement
117
Le Califat de Da’ech
____________________________________________________________
refusé le chantage (avec une variante pour les Américains, à savoir la
possibilité de recourir à un échange de prisonniers pour protéger leurs
ressortissants).
Il n’est pas possible de briser le flux takfiriste sans recourir, à
nouveau, au principe du dégagement de tous les combattants non
syriens de Syrie et de tous les combattants non irakiens d’Irak.
Un combattant étranger est un étranger dans tous les sens du terme:
étranger au tissu social, étranger à la psychologie collective locale,
porteur des virus de la surcharge religieuse et confessionnelle résultant
de la sur mobilisation psychologique, enclin à faire peu de cas de la
vie des civils et, dans la plupart des cas, plus proche de la définition
du mercenaire que de l’engagement doctrinal ou idéologique.
Cette foule en provenance de soixante-dix pays, porteuse d’autant
complexes psychologiques et qui plus est animée du souffle de la
vengeance est à l’origine de quatre-vingts pour cent des attentatssuicide.
Le dispositif mis en place par les pays européens pour lutter contre
ce phénomène a accentué la férocité et l’extrémisme des revenants de
Syrie. Cela se manifeste d’une manière plus nette dans le glissement
opéré vers les mouvements les plus sauvages dont la séduction de
l’offre de recrutement est plus importante.
La fermeture des frontières, l’incrimination des parties facilitant le
transit constituent ainsi deux mesures nécessaires à l’interruption du
flux humain extérieur à Da’ech et à ses frères. Depuis mars 2013, nous
avons réclamé avec insistance l’adoption par le Conseil de sécurité
d’une résolution concernant les combattants non syriens. En
association avec des organisations juridiques non gouvernementales,
la requête déposée par le Comité de coordination nationale pour le
changement démocratique (CCNCD) n’a pas été prise en compte.
Il est impossible d’affronter ces groupements et de gagner le
combat en leur opposant des armes. Il est nécessaire d’opérer un
retour vers le principe de l’armée nationale et de l’État de droit pour y
mener un siège de longue durée couronné de succès. L’expérience de
118
_______________________________________________________________________________________
ces dernières années a prouvé que l’armée idéologique n’est pas en
mesure de réaliser l’unité nationale autour du principe de l’État et de
la souveraineté. De même, un État religieux sera destructeur dans tous
les sens du terme.
La réédification d’une armée sur la base de la nation et de la
concitoyenneté pourra, elle seule ouvrir la voie à une souscription de
la collectivité nationale au principe selon lequel «l’État détient le
monopole de la violence organisée».
Le processus de réforme privera les groupements armés d’un
milieu social qui a utilisé le leitmotiv de l’injustice comme levier d’un
conflit ouvert contre l’État, dans un premier temps, avant de dévier,
dans un second temps, vers une opération de démantèlement
programmé des attributs fondamentaux de la société… En d’autres
termes, à mettre en place les conditions d’une guerre civile
permanente.
La cessation des opérations d’éradication et de marginalisation des
institutions fondamentales de l’État d’une part et la neutralité positive
des organes chargés du contrôle de la violence de la société (armée,
police) d’autre part constituent la principale force motrice rendant
possible l’émergence d’un front social cohérent afin de faire face à
l’extrémisme.
La mise en œuvre de réformes radicales établira une démarcation
effective entre l’État et l’idéologie. Elle dégagera le terrain à la mise
sur pied d’un État aux institutions fondées sur des compétences et sur
la concitoyenneté. La voie la plus sérieuse pour prévenir la dérive du
pire du passé dans l’édification du plus hideux du présent.
Mettre fin au crime constitué par l’instrumentalisation des groupes
terroristes dans les conflits politiques se déroulant sur un triple niveau,
interne, régional et international est un impératif.
Que tous les hommes de religion sincères et éclairés adoptent une
position claire, sans ambiguïté, à l’égard de ces groupements. Ainsi
119
Le Califat de Da’ech
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que je l’ai assuré à M. Issam al-Attar20, une position ferme de la part
d’un penseur islamique est infiniment plus importante que des
dizaines de prises de position de démocrates laïcs – du moins en
regard du contexte confessionnel actuel.
Le projet obscurantiste ne dénature pas le sens de l’État civique. Il
ne déforme pas l’idée de démocratie. Il pointe un poignard venimeux
vers la poitrine de la religion musulmane dans ses valeurs spirituelles
et morales les plus hautes. C’est là que réside l’importance du rôle des
réformateurs musulmans dans la confrontation avec l’expansionnisme
takfiriste.
Il est nécessaire de faire cesser les crimes de nature médiatique et
de forger des lois criminalisant l’apostasie, la discrimination sociale et
religieuse. Les médias, qu’ils soient sunnites ou chiites, ont joué un
rôle déterminant dans la diffusion des pensées obscurantistes,
justifiant et embellissant le meurtre, le terrorisme, enrôlant une
jeunesse adolescente dans les rangs des groupements takfiristes,
renforçant la surmobilisation psychologique à base confessionnelle de
même que la division au sein d’une même société.
Interrompre la régression du politique, les complots visant à
pervertir l’éveil des consciences de même que toute forme de
connivence avec l’obscurantisme est également vital pour l’avenir des
démocraties dans le monde.
Qui d’entre nous pouvait s’imaginer que la déportation des
chrétiens de Mossoul se déroule de cette sorte? Dans le silence de tous
ceux qui péroraient sur l’alliance révolutionnaire entre les tribus et les
groupes combattants ou, sa variante, sur la révolution islamique en
terre d’Al Rafidain (au confluent de l’Euphrate et du Tigre).
En 1888, lors du soulèvement général de la paysannerie au Djebel
Arab, l’armée ottomane a établi des marques distinctives sur les
20 - Issam al-Attar, ancien secrétaire général des Frères musulmans en Syrie, est
un penseur islamique réformiste et modéré. Attar a soutenu la résistance civile et
lancé courageusement des mises en garde contre la militarisation du mouvement
populaire.
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maisons des participants à la révolte paysanne en vue de tuer leurs
propriétaires et de forcer au départ les autres occupants. Les notables
locaux ont reproduit ces signes discriminants sur la totalité des
habitations afin d’entraver l’application de ces mesures.
Laquelle des formations politique ou militaire de Mossoul
songeraient à inscrire la lettre «N» sur le domicile de ses concitoyens
pour empêcher la déportation de ses compatriotes chrétiens? À tout le
moins, qui oserait aujourd’hui affronter cette décision, ne serait-ce que
par communiqué? Une telle modestie politique que recouvrent le
silence et la connivence interdit à quiconque de revendiquer l’honneur
de s’affirmer libre, ou encore moins révolutionnaire.
Nonobstant le comportement du gouvernement de Noury al-Malki,
il est difficile de considérer complice des crimes de Da’ech ceux qui
auraient fait alliance avec ce groupement ou qui se seraient
simplement déclaré sympathisant du mouvement.
Dernière considération, et non la moindre: il importe d’édifier au
plus vite la plus vaste alliance nationale contre l’obscurantisme et la
sauvagerie. Durant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), les pays
occidentaux ont fait alliance avec Staline pour briser net l’expansion
du nazisme et du fascisme en Europe. Les événements décisifs que vit
la Syrie et ses zones limitrophes commandent de faire alliance avec
tous ceux qui respectent un minimum de droits et de libertés humaines,
afin de livrer le combat acharné le plus total possible contre cette peste.
La sauvagerie n’est plus un phénomène susceptible d’être
combattu par une simple faction pour mettre un terme à son expansion.
Nous sommes face à un problème existentiel que peuple et pays se
doivent d’affronter par la prise de mesures courageuses, par des
strictions chirurgicales nécessaires dans le corpus existant, par de
vastes alliances entre tous ceux qui refusent l’obscurantisme comme
mode de vie, le meurtre comme instrument de gouvernement, de
même que cet arbitraire dangereux prôné par un groupuscule, j’ai
nommé Da’ech.
Car la plupart de ses ennemis naturels n’ont pas été à la hauteur
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Le Califat de Da’ech
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des responsabilités et des défis. La crainte révérencieuse qu’inspirent
les crânes de ses innocentes victimes suffira-t-elle à nous forcer à nous
redresser?
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DOCUMENTS ANNEXES
Document 1
Accord signé entre Omar as-Shishany, représentant l’État
islamique en Irak et au Levant et Abou Khaled as-Soury, représentant
du mouvement Ahrar As Sham (Les Hommes libres du Levant) sur un
modus vivendi dans la zone de l’aéroport militaire de Ménagh, secteur
d’Alep, assiégé pendant près d’un an par As Shihany avant d’être
libéré par un raid éclair du Hezbollah libanais.
Document 2
Accord entre Da’ech et les Divisions des faucons, commandées
par leur émir Abou Issa as-Sheikh sur l’arrêt des hostilités entre les
deux formations.
Document 3
«Ahrar As Sham» critique la déclaration du Califat par Da'ech
Document 4
Proclamation de Da’ech s’engageant à combattre les renégats et les
infidèles, les Nousseyristes (chiites) et les Ismaéliens.
Document 5
Communiqué de Liwa Assifat Al Chimale (la division Tempête du
nord) dénonçant les manquements de Da’ech à leur accord de trêve.
Le communiqué prend acte du cessez-le-feu intervenu entre eux mais
déplore que Da’ech n’ait pas tenu parole concernant la libération des
prisonniers de la division Tempête du nord qu’il détient chez lui,
notamment leur porte-parole Mohamad Nour, directeur du centre de
presse d’Azzaz. L’accord avait été signé en présence de deux témoins,
cheikh Abou Obeida al-Masri, représentant de l’Armée de Mohammad
et la Brigade de l’unification, garant de l’arrêt des hostilités entre les
deux formations, ainsi que Abou Ibrahim as-Shishany, responsable
militaire des camps militaires de Da’ech dans le secteur Rif Al
Chemaly (province nord), et d’Abou Abdel Rahman, émir de Da’ech à
A’azzaz, qui ont tous prêté serment.
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