soudain un inconnu vous offre un conteneur

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soudain un inconnu vous offre un conteneur
Soudain, un inconnu vous offre un conteneur
transport maritime & production mondiale
premier cahier, automne 2012
isbn 978-2-914791-05-2
[email protected]
http://reposito.internetdown.org/cahiers/
˙
nous avions transporté une pleine cargaison de coton de La nouvelle-orléans à
anvers sur la Tuscaloosa.
Blague à part, c’était un fameux bateau !
First rate steamer, made in USA, port
d’attache : la nouvelle-orléans. (La nouvelle-orléans !... parlez-moi d’une ville,
toute en rires, toute en soleil ! autre chose
que ces tristes villes du nord, pourries de
pisse-froid et de marchands de coton racornis !) Et notre poste d’équipage, quelle merveille ! Figurez-vous, Sir, que l’architecte
avait eu l’audace vraiment révolutionnaire, de prendre les matelots pour des
hommes, et non pour des outils ! tout y
était clair et net, à l’épreuve des moustiques, bains et linge propre à discrétion,
nourriture bonne et abondante, assiettes reluisantes, couverts étincelants. on avait
même engagé des nègres uniquement pour
entretenir la propreté du poste, histoire de
garder les hommes en bonne forme, la compagnie ayant fini par comprendre qu’un
équipage dispo est plus rentable qu’une
bande de dégonflés.
Lieutenant, moi ? No, Sir, je n’étais pas
lieutenant sur ce rafiot, mais simple matelot de pont : un ouvrier, quoi ! Les matelots,
ça ne se fait plus. un cargo, de nos jours, ce
n’est plus un bateau, c’est une machine flottante. or, une machine n’a que faire de
matelots, vous le savez aussi bien que moi,
même si vous n’y entendez rien ; ce sont des
ouvriers et des mécaniciens qu’il lui faut ; le
capitaine se transforme en ingénieur, le timonier (même lui !) tourne au mécanicien
et fait bouger des manettes. adieu la romantique vie en mer ! romantique, d’ailleurs, notre vie ne l’a jamais été, selon moi,
sinon dans l’imagination des littérateurs ;
et leurs histoires à dormir debout n’ont
réussi qu’à jeter de braves gars, qui eurent le
seul tort de croire naïvement ces auteurs véridiques, dans un milieu et une existence
pour lesquels ils n’étaient pas faits. possible
qu’il y ait eu, jadis, quelque romantisme
dans la vie de capitaine ou de pilote ; mais
dans celle de matelot, jamais. son romantisme, à lui, c’est de travailler comme un
nègre et d’être traité comme un chien. Les
ballades, les romans, les opéras chantent les
pilotes et les capitaines ; si l’épopée du travailleur n’a jamais été écrite, c’est qu’elle eût
déchiré les oreilles de ces messieurs. Yes, Sir.
J’étais donc simple matelot de pont, rien de
plus, et, comme tel, bon à tout faire ; en
réalité on peignait. Comme les machines
marchent toutes seules et qu’il faut bien occuper les hommes quand il n’y a ni répara-
tion ni nettoyage de cale, on passe son temps
à peindre, et repeindre. Et, comme il y a
toujours quelque chose à barbouiller, on finit par se demander sérieusement si l’humanité n’est pas divisée en deux classes : les
marins d’une part et les fabricants de peinture de l’autre. Quoi qu’il en soit, les premiers doivent une fière chandelle aux seconds, sans qui les matelots de pont ne sauraient plus que faire et le lieutenant, ne sachant plus comment les occuper, perdrait la
tête. on ne peut tout de même pas les payer
pour ne rien faire, non ?
La paie ? pas précisément élevée, non.
toutefois, je pouvais espérer, après cinquante ans de travail et d’épargne ininterrompus, faire une entrée triomphale dans
la dernière catégorie des classes moyennes et
m’écrier alors avec mes congénères : « Dieu
soit loué ! J’ai mon petit bas de laine en
prévision des mauvais jours ! » Et, cette
classe étant considérée comme le fondement
même de l’état, j’y gagnerais du même
coup le sentiment d’être devenu un membre utile et respectable de la société. voilà
qui vaut bien cinquante années de travail
et d’économie ! on s’est assuré le ciel, et la
terre c’est pour les autres.
¨
B. traven, Le Vaisseau des morts, 1926.
vogue la galère
CArgoS VrAqUierS (vrac sec : céréaliers, minéraliers, ou vrac liquide : chimiquiers et
pétroliers) pour les matières premières ; rouliers (les « roro » : « roll on, roll off ») avec
rampes d’accès d’embarquement de camions à l’arrière et de débarquement à l’avant
(les ferries en font partie) ; et porte-conteneurs : voilà à quoi ressemblent la plupart des
navires de la marine marchande, la « marmar ». quelques chiffres : en 2006, était livré
le plus grand porte-conteneurs du monde, l’Emma Maersk – 394 mètres de longueur,
53 mètres de largeur, pour un tirant d’eau (partie immergée de la coque) de 17 mètres,
navigant avec un équipage de treize personnes ; il peut transporter plus de 13000
conteneurs. en 2011, Maersk toujours (armateur danois, leader mondial en conteneurs) a commandé à des chantiers navals sud-coréens des bateaux pouvant charrier
18000 boîtes. gageons que l’évolution rapide de la taille de ces bâtiments 1 témoigne
non seulement de l’importance du transport maritime dans le mode de production
capitaliste, mais aussi de l’actualité de l’exploitation du travail dans le monde.
Ces vaisseaux circulent sur des routes maritimes bien tracées. La principale, voie de
circumnavigation, leur fait effectuer un tour du globe en six à huit semaines (à une vitesse pouvant atteindre 25 nœuds, soit 45 km/h) : Asie orientale, détroit de Malacca,
océan indien, golfe d’Aden, Suez, Méditerranée, gibraltar, Atlantique, Panama, Pacifique. La majorité des navires marchands l’empruntent jusqu’à bifurquer le long de
5
1. Ce gigantisme des navires nécessite un réaménagement de certaines infrastructures : agrandissement
de nombreux bassins portuaires mais aussi du canal
de Panama.
6
lignes dites « secondaires », la plupart nord-sud : europe atlantique ou Afrique occidentale après gibraltar, côtes est ou ouest des Amériques du Nord ou du Sud avant
ou après Panama, etc. La navigation sur ces voies maritimes est déterminée, parfois à
quelques mètres près, par un maillage complexe de balises diverses.
Au niveau régional, dans une logique de cabotage (le « short sea shipping », navigation
de port en port sur de courtes distances, qui ne nécessite pas de trop s’éloigner des
côtes : gênes-Barcelone par exemple), des « autoroutes de la mer » sont en train de
voir le jour dans les bureaux d’étude et autres think-tanks de l’économie mondiale. La
Commission européenne en a ainsi dessiné une dizaine autour de l’europe, de la mer
Baltique à la mer Noire, parmi les trente « axes et projets prioritaires » déterminés en
2005 par le réseau transeuropéen de transport. 2 Par exemple, une liaison Vigo-SaintNazaire permet depuis 2009 à Citroën d’acheminer ses véhicules construits en espagne 3 vers leur marché français, à raison d’un départ de navire (des car-carriers)
toutes les huit heures.
travail maritime
Les compagnies maritimes jouent un rôle de premier plan dans le transport maritime,
en propriété et en affrètement de navires. Le secteur est très épars : des centaines de
compagnies ne possèdent parfois qu’un bâtiment dédié à une seule ligne maritime,
alors que les vingt premières cumulent environ un tiers du tonnage mondial. Le leader mondial (en tonnage), japonais, Mitsui oSK Lines, est diversifié sur la plupart
des activités : pétroliers, vraquiers, conteneurs, transport de voitures, croisière, etc.
Certains armateurs 4 se spécialisent davantage : le marseillais CMA-CgM (quinzième
armateur mondial, troisième pour les conteneurs) détient 389 porte-conteneurs sur
ses 398 bâtiments (103 en propriété, 295 affrétés – chiffres de 2011). Certaines compagnies sont aussi impliquées dans d’autres pans du secteur maritime : Cosco, principale entreprise étatique chinoise, troisième armateur de la planète, s’affaire également
dans la construction et la réparation navale, la fabrication de conteneurs, la gestion de
terminaux portuaires, etc. D’autres types de sociétés (financières, notamment), achè-
2. en ce qui concerne sa politique maritime,
Bruxelles a développé un programme spécifique,
« Marco Polo », dans le cadre d’un de ces innombrables livres blancs, La politique européenne des transports à l’horizon 2010 : l’heure des choix (2001). Ce
programme, dont une deuxième mouture a été rédigée pour la période 2007-2013, vise à suggérer,
soutenir et cofinancer les initiatives de développement du transport maritime (et fluvial), en insistant
sur la nécessité du « transfert modal », officiellement
pour parer à la saturation de plus en plus forte des
routes européennes.
3. Première industrie en espagne, le secteur automobile représente 6 à 8 % de son PiB, emploie plus de
10 % des salariés et exporte 80 % de sa production
(véhicules et pièces), principalement en europe,
dont la France est le premier destinataire. L’espagne
est septième fabricant automobile au monde – on
oublie souvent que ce pays est un pays industriel
d’importance mondiale, et pas seulement tiré par les
secteurs de l’agriculture, du BTP et du tourisme. La
virulence de la crise qui s’y opère depuis 2011 n’est
pas que liée aux soubresauts des secteurs bancaire ou
immobilier, mais aussi à l’actualité de la production
industrielle.
4. L’armateur est celui qui « arme » les navires (équipements et équipages), sans en être nécessairement
le propriétaire. L’affréteur est celui qui loue le navire
pour charger tel ou tel fret entre tel et tel port.
7
tent des bateaux pour les louer nus (sans armements) aux armateurs. il existe aussi des
transporteurs sans navires, qui louent des espaces à bord pour les remplir de conteneurs qu’ils affrètent indépendamment des compagnies maritimes.
*
8
À bord, l’automatisation des tâches rend les marins fortement dépendants d’ingénieurs-experts terriens. Les nouvelles technologies de communication permettent,
autrement dit obligent, un suivi permanent et direct qui a révolutionné le transport
maritime : dorénavant ce ne sont plus les commandants qui décident de la navigation mais des logisticiens qui depuis quelque bureau envoient plusieurs fois par heure
leurs instructions, en fonction notamment des prévisions météo. L’équipage, officiers
compris, est ainsi aux mains de l’armateur. La pression s’accentue sur l’ensemble du
personnel navigant et se répercute sur l’organisation hiérarchique à bord, du travail
mais aussi de la vie quotidienne. organisation renforcée par la grande spécialisation
des postes : trois-quatre officiers (de préférence du pays de l’armateur : capitaine,
lieutenants, mécanicien en chef ), le personnel de pont (le bosco, un matelot par
quart, les autres mécanos et le cuistot) et les ouvriers de maintenance (peintre et soudeur). De préférence de nationalités différentes, parlant des langues différentes et
avec des contrats différents, dans ce cadre d’isolement extrême (si loin des regards) :
on comprend bien comment les prolos des mers sont salement exploités et pourquoi
les possibilités de contestation 5 (voire de mutinerie), restent ténues.
Ce sont entre un million et un million et demi de gens de mer qui font fonctionner
la marine marchande, dont un tiers d’officiers (on ne parlera pas ici du personnel
terrestre des compagnies). Historiquement, la plupart des officiers proviennent de
pays de l’oCDe (grèce, Japon, USA, grande-Bretagne, Norvège, Corée du Sud, les
« grandes nations maritimes »), d’autres pays ont, ces deux dernières décennies, entrepris des politiques ambitieuses et efficientes de formation professionnelle, mettant ainsi sur le marché des officiers d’autant plus concurrentiels que leurs salaires
sont moins élevés : Ukraine, russie et Pologne à partir des années 1990, et surtout
5. Si l’on considère que la syndicalisation est indicatrice des revendications d’amélioration des conditions de travail, signalons que la Fédération
internationale des travailleurs du transport (iTF) revendique l’adhésion de 600 000 marins à l’un ou
l’autre des syndicats nationaux qui lui sont affiliés.
inde, Philippines et Chine depuis les années 2000. et l’immense majorité des
« matafs » (les marins) reste issue de pays
« du Sud » (Philippines – un quart des
marins du monde –, Chine, indonésie,
Turquie, inde, ghana, etc.). Les contingents de l’armée de réserve sont estimés à
200 000 pour les navigants subalternes,
quasi nuls pour les officiers. en mer
comme sur terre, l’ordre du monde est
bien préservé.
Une particularité du secteur : ce sont des
marchands de main d’œuvre qui fournissent aux armateurs les équipages. entre esclavage et salariat, les manning
agencies sont parmi les dernières à pratiquer le « marchandage » (interdit par les
conventions de travail partout ailleurs : il
ne s’agit ni d’intérim ni de sous-traitance), qui consiste en l’achat de force de
travail pour la revendre en l’état à un patron (classiquement c’est le travailleur
lui-même qui vend sa force de travail à son employeur, même en passant par une
agence d’interim, qui n’est qu’un intermédiaire). L’opacité liée à la grande diversité
internationale des forçats de la mer permet un usage courant de faux livrets professionnels (obligatoires). Au-delà des arnaques aisées en termes de contrat de travail
(quand il y en a, et pas question de CDi), cela permet de créer des équipes fort composites (autant de langues parlées que de matelots), voire de faire embarquer des marins endettés en leur faisant payer des frais d’inscription – et si nécessaire d’établir
des listes noires de marins à l’humeur mutine…
9
10
6. Près de 1000 navires sont abandonnés chaque
année par leur armateur, en cas de faillite, quand des
avaries nécessitent des réparations trop coûteuses,
mais aussi quand le taux d’affrètement n’est pas satisfaisant – il revient alors moins cher de ne pas faire
revenir un bateau vieillissant... cela signifie pour les
équipages d’être coincés à bord (et quand ils sont
autorisés par les capitaineries à descendre se dégourdir les jambes sur les quais, en aucun cas ils ne peuvent sortir des zones portuaires, sans titre de séjour),
souvent de bien longs mois, le temps qu’une inextricable situation administrative soit démêlée par
quelques bonnes âmes, souvent des associations de
marins quand il y en a dans le coin... Ces mauvais
scénarios ne se déroulent pas qu’au Liberia ou en indonésie : à Sète en 2012, 200 marins marocains ont
été bloqués pendant plusieurs mois sur trois ferries
d’une compagnie marocaine en faillite.
Sur un rafiot, la vie est littéralement une galère : lieu entièrement clos où se télescopent temps de travail, de repos et de loisir. D’un navire en mer, on ne s’évade pas, à
quai difficilement, vu comment sont sécurisées les zones portuaires. Une « culture
commune » et une solidarité relatives permettent qu’un tel huis clos ne se transforme
pas entièrement en cauchemar, mais c’est surtout la hiérarchie et la discipline qui
maintiennent la paix sociale. il faut s’imaginer tout ce petit monde (une quinzaine
de personnes) enfermé dans une boîte en métal pendant plusieurs semaines – dans
ce non-lieu marin plutôt hostile, et dont on est totalement dépendant… Le corps
du marin est rythmé non seulement par la journée de travail, mais aussi par l’alternance navigation /escales /vie à terre – autant d’espaces-temps auxquels il faut toujours se réadapter. et on ne compte pas les marins qui passent un an sur un même
rafiot, sans toucher terre. 6 Pour compléter ce tableau, il faut également évoquer le
bruit permanent des machines (la soute est une petite usine surconcentrée et surmécanisée) ou l’état météorologique de la grande bleue. et puis mentionner le faible niveau des salaires : la paye moyenne d’un matelot qualifié serait d’un peu plus de 350
euros mensuels hors heures supplémentaires, le temps de travail étant officiellement
limité à 14 h par jour.
en juin 2004, le patron de France telecom marine (secteur câblage : pas exactement
transport marchand, mais mêmes conditions de travail) expliquait sereinement dans
la presse (var matin) comment réduire de six millions d’euros les charges de personnel : « il faut compter deux marins français pour occuper un poste de travail, selon la règle
six mois “in” et six mois “out”. sous pavillon Kerguelen c’est six mois à bord, un mois et
demi de vacances. pour remplacer les marins français, nous avons prévu entre 80 et 100
recrutements. au niveau des coûts, un poste malgache revient quatre fois moins cher qu’un
poste français. [...] J’ai conservé tout l’encadrement français. » guère étonnant que de
60000 navigants français en 1950 leur nombre soit aujourd’hui descendu en-dessous
de 10000 – surtout des officiers.
enjeux de la conteneurisation
L’apparition du conteneur (inventé, selon la légende, en 1956, par un chauffeur routier reconverti au transport maritime 7) provoqua une véritable révolution dans le
transport : cette boîte métallique, standardisée, permet de ne pas manipuler la marchandise. La taille de la plupart des conteneurs correspond au gabarit des remorques
routières de vingt pieds de long (soit 6,096 mètres), ou de quarante pieds – l’unité
de mesure de la marchandise est ainsi devenue un volume, l’eVP, l’« équivalent vingt
pieds », et non plus sa valeur ou son poids : on dit que le trafic du port de Shanghai
en 2007 a été de 26 millions d’eVP. Un eVP peut contenir environ trente mètres
cube de camelote.
Les premières lignes de transport de conteneurs ont relié les USA à l’europe et au Japon à la toute fin des années 1960, le conteneur s’est alors progressivement imposé à
partir du milieu des années 1970 comme une évidence pour l’ensemble de la chaîne
de transport. Au point qu’on peut affirmer que « la conteneurisation et les réseaux maritimes qui lui sont associés constituent aujourd’hui la véritable épine dorsale de la mondialisation » 8. La conteneurisation a accompagné l’évolution du commerce mondial :
depuis les années 2000, plus de 70 % du volume transporté par voie maritime
concerne des produits manufacturés mis en conteneurs, contre moins de 50 % au début des années 1970 (avant les chocs pétroliers), les divers vracs (matières premières) 9
et produits semi-finis (composants expédiés en assemblage dans d’autres usines) complétant le tableau. Aujourd’hui le foyer de la conteneurisation se situe en Asie orientale : là où sont manufacturées la plupart des marchandises destinées à l’exportation.
Avant la crise de 2008, la croissance mondiale annuelle de la capacité de transport de
la flotte conteneurisée était supérieure à 10 %. en 1997, Maersk transportait
200 000 eVP, en 2007 deux millions. Sur l’axe Asie-europe, le trafic est passé de
4,7 millions d’eVP en 2001 à 13,2 millions en 2008. entre 2009 et 2010, la croissance des ports chinois (devenus logiquement les plus importants au monde) a été
de 20 %.
7. Un tel jaillissement technologique est avant tout
le fruit d’une époque – d’autres boîtes avaient été
expérimentées dès les années 20 par des compagnies
de chemins de fer. Sur la fabuleuse épopée du conteneur, voir l’intéressante enquête historico-sociojournalistique de Marc Levinson, e box. Comment
le conteneur a changé le monde (2011). [Pour les références bibliographique, voir pages 75 et suiv.]
8. Antoine Frémont, Les réseaux maritimes conteneurisés : épine dorsale de la mondialisation (2005).
9. La conteneurisation est certes fortement symptomatique de l’histoire récente du capitalisme, pour
autant il ne faudrait pas réduire le transport maritime à ce secteur. il va sans dire, alors disons-le, que
l’activité concernant le vrac continue de constituer
un domaine primordial : plus la production industrielle augmente, plus les besoins en matières premières (minérales, agricoles, énergétiques) s’accentuent, plus leur acheminement reste stratégique et
crucial – d’autant plus avec l’éloignement continuel
des zones de production des centres d’extraction.
Chaque marée noire nous le rappelle, les soubresauts
de la concurrence entre États autour du Bosphore
itou. Si tant est qu’on puisse considérer que ces chiffres soient parlants, donnons-en quelques uns : en
2010, un milliard de tonnes de minerai de fer, un
milliard de tonnes de charbon (sidérurgique et thermique), deux milliards de tonnes de pétrole, 120
millions de tonnes de blé, 30 millions de tonnes de
riz ont traversé les océans.
11
Car le conteneur a permis une meilleure effectivité de l’intermodalité (le fait que plusieurs modes de transport soient nécessaires pour acheminer une moulinette à café
d’un point A à un point B) : ce concept modèle entièrement l’organisation du transport, que ce soit à l’échelle mondiale ou locale. La réduction des « ruptures de charge »
(temps perdu de transfert d’une marchandise entre deux véhicules) est un souci majeur pour la logistique 10 et cette intermodalité en est la clé : la manutention d’un tel
parallélépipède rectangle entre une remorque de camion, un wagon et le pont d’un
navire relève de déplacements relativement faciles par grue ou par portique.
12
Pour les agents du capital, le conteneur fut une invention d’autant plus géniale que
simple techniquement (degré zéro du tétris) et économiquement bon marché (un peu
de tôle et hop, le tour est joué). Par contre, pour les dockers et autres travailleurs portuaires, la mise en place de la conteneurisation a signifié une réorganisation radicale
de leur travail. 11 en matière de transport maritime, la durée de trajet reste difficilement comprimable (bien que des technologies de grande vitesse fassent également
leur apparition pour la circulation sur le « glacis maritime » 12, voir page 45) : c’est
donc essentiellement sur le temps passé par un bateau à quai que se nouent les enjeux
du transport maritime – dans les années 1970 la manutention portuaire immobilisait
les navires environ la moitié de leur temps d’activité, une escale de plusieurs jours
étant souvent nécessaire, aujourd’hui quelques heures suffisent à dé/charger un vraquier d’un tonnage autrement plus important.
10. en France, la logistique (manutention, condi-
tionnement et transport des marchandises) emploie
plus d’un million de personnes. Jusque dans les
années 1950, ce sont les entreprises elles-même
qui prenaient en charge l’approvisionnement, le
stockage et la distribution. La création à cette
époque (par Toyota) d’un système d’étiquetage par
fiche (le kanban) pour gérer l’ensemble des étapes
de la production et de la distribution annonça la révolution du travail en « temps réel » (ou « juste à
temps ») – qui permet d’éviter ruptures de stock et
coûts de stockage. L’évolution technique des dernières décennies (informatique et nouvelles technologies de l’information) augmente considérablement la traçabilité de la marchandise : l’avènement du code-barre et l’apparition des puces rFiD
permettent de déterminer de plus en plus précisément ce qu’il y a à produire, quand et pour quelle
destination. Ces ajustements de plus en plus précis
(également pour les opérations administratives) signifient pour les patrons des gains de temps de plus
en plus élevés – et pour les travailleurs une intensification accrue des rythmes de travail.
11. Mais que ce soit en Amérique du Nord dans les
années 1950-60 ou en europe au tournant des années 1970 et 80 (espagne, Portugal, Danemark,
France, Angleterre, etc.), ils résistèrent avec virulence à cette offensive, sur des initiatives autonomes
(grèves sauvages, blocages, sabotages) qui se sont
étalées sur certains ports pendant plusieurs années,
même si les syndicats ont souvent réussi à étouffer
la révolte. Sur les luttes des dockers européens au
début des années 80, voir (en anglais) Workers of the
world, tonight !
12. Pour reprendre l’expression utilisée par Paul Virilio dans vitesse et politique, 1977.
14
sur les docks
qu’est-ce qu’un port ?
parcourt une ligne maritime uniquement pour relier deux
ports. qu’est-ce qu’un port ? il s’agit certes d’un ensemble de quais (foncier, infrastructures, outillage, main d’œuvre), mais avant tout d’un point d’entrée et de sortie
d’un hinterland : l’« arrière-pays » adossé au port, c’est-à-dire l’espace d’où viennent /
où vont les marchandises qui y transitent. Par exemple, on peut considérer que l’hinterland du port d’Anvers (130 km de méandres de docks, deuxième port européen
après rotterdam) s’étend jusqu’à Milan, et couvre environ un tiers de la superficie de
l’Union européenne – couloir rhénan aidant. en douze heures, les ports de la « rangée
nord-ouest » (façade maritime comprise entre Le Havre et Hambourg) permettent
d’atteindre en moyenne 18 % de la population européenne (6 % pour les autres rangées : Scandinavie-Baltique, Méditerranée occidentale ou orientale, Atlantique) ; en
24 heures, plus de 50 % de la richesse européenne (15 % pour la rangée ScandinavieBaltique) ; en 48 heures, plus de 50 % de la population de l’Ue. Au grand dam du patronat portuaire français, environ 60 % des dix millions de conteneurs qui entrent
chaque année en France transitent par Anvers plutôt que par les ports français. 13 (La
suite étant souvent, dans les lamentations des intéressés : « la faute aux dockers, trop
souvent en grève ».) en France, la desserte de la région rhône-Alpes est âprement disputée entre Le Havre et Marseille-Fos.
UN NAVire MArCHAND
15
13. 40 % du trafic portuaire de l’Ue s’effectue par
les quais belges et néerlandais.
Pour qu’un hinterland fonctionne, il est nécessaire de connecter au port tout un réseau secondaire de transport. Les ports sont des « plateformes multimodales » (dans
le jargon : des « hub ») où convergent de nombreux autres acteurs du transport :
route, rail, navigation fluviale, aérien. Seuls certains ports peuvent accueillir les nouveaux bâtiments géants, ils fonctionnent alors en hub vers d’autres ports plus petits,
par d’autres liaisons maritimes de cabotage, ou vers des ports fluviaux (les grandes
villes non maritimes et leurs bassins de population ont besoin, elles aussi, d’importantes infrastructures portuaires : pensons à Paris, Lyon, Strasbourg, Lille, …).
16
que ce soit au sein d’une même rangée, d’une région ou d’un pays, on retrouve des
spécialisations portuaires correspondant à l’idée qui dessine une bonne partie de
« l’aménagement du territoire ». en France métropolitaine, certaines activités se répartissent plus ou moins entre les sept grands ports maritimes (par ordre d’importance en tonnage : Marseille-Fos, Le Havre, Dunkerque, Nantes-Saint-Nazaire,
rouen, Bordeaux, La rochelle) et les ports secondaires 14, par la mise en place de terminaux dédiés à des activités très précises : vrac minéralier mais aussi bananes à Dunkerque, conteneurs au Havre, fruits et légumes à Sète et Port-Vendres, automobile à
Montoir (Nantes), hydrocarbures à Fos, céréales, sable et bois à La rochelle, etc.
Certes, on débarque et on charge des conteneurs aussi bien à Marseille qu’à Bordeaux ou à rouen, mais on ne manutentionne pas tout et n’importe quoi sur n’importe quel quai. D’autant plus que les terminaux sont loués à des entreprises qui ont
leur propre logique de développement. Un port subit les ondes de choc des fluctuations économiques des secteurs de production auxquels il est lié : la faillite de la société israélienne Agrexco en septembre 2011 a grandement ébranlé le projet de faire
de Sète le principal port français en importation de fruits et légumes – car le secteur
du transport est toujours dépendant de la production.
Pour autant, ne réduisons pas l’espace portuaire à cette unique fonction commerciale : il n’est guère possible d’envisager la description d’un port sans évoquer l’activité industrielle de larges zones voisines des quais (les ZiP : zones industrielles por-
14. Une soixantaine de ports de commerce, dont une
vingtaine « d’intérêt national », sont gouvernés par
les collectivités locales (lois et dispositifs encadrant
les différentes vagues de décentralisation depuis les
années 1980).
15. Pour compléter cette évocation de l’espace por-
tuaire, il faut également signaler l’activité halieutique qui n’est pas rien dans certains ports, cf. les
enjeux de la transformation de la pêche à Boulognesur-mer ou à Sète – et aussi le rapport complexe
entre les ports et les villes auxquelles ils sont agglomérés, en terme de gouvernance et de dépendances
diverses. Les politiques urbaines récentes de villes
comme Marseille, Nantes, Liverpool, New York ou
Tanger en sont de bons révélateurs, où la liquidation
des quartiers portuaires est un enjeu manifeste, à
coups de rénovations diverses, voire de politiques
culturelles offensives.
tuaires), notamment dans la marque qu’elles impriment à l’ensemble d’une région –
raffineries, chimie, métallurgie, cimenteries, transformation agricole, industries mécaniques... en France, il suffit de penser aux quatorze sites Seveso qui bordent le
port de Dunkerque ou au paysage composé de la baie de Fos-sur-mer et de l’étang de
Berre pour avoir une idée de l’ampleur de la chose. Pourtant, l’industrialisation portuaire a une histoire qui continue de s’écrire : au 19e siècle, ce sont les magasins et les
entrepôts qui garnissaient les arrière-quais. L’activité économique du bout des docks
se transforme en fonction de l’évolution du commerce maritime, autant dire de
l’histoire du capitalisme : négoce industrialisant à partir des ressources coloniales (savonneries et huileries à Marseille) ; loi de 1928 organisant les activités pétrolières et
favorisant la construction de raffineries dans la périphérie des grands ports, pour gérer l’arrivée du pétrole d’irak attribué à la France en 1918 ; développement de l’industrie lourde assis sur de nouvelles importations favorisées par la construction de
navires de plus en plus grands dans les années 1950 ; politique industrielle volontariste du V e plan de 1966 s’appuyant sur la création, un an auparavant, des six ports
autonomes, relevant de la seule gouvernance de l’État. Puis, la sidérurgie quittant
peu à peu la Lorraine et la Savoie pour se relocaliser à Fos ; implantations chimiques
en complément du raffinage avec la crise qui commence en 1973 ; tentatives de
« conversion » dans les années 1980 et apparition de nouvelles industries : biocarburant, cimenteries (Lafarge installant des unités de production à Dunkerque et à
Sète), disparition de certaines (la construction navale relocalisée en Asie dans les années 1990), etc. Notons que l’internationalisation de ces ZiP s’accentue en France
ces dernières années (au Benelux, pays moins industriels, des entreprises transnationales se sont installées dans les ports bien plus tôt). L’industrie marque aussi en profondeur l’activité portuaire en fixant de manière pérenne (mais pas éternelle) un volume considérable de marchandises, qui nécessite une logistique spécialisée d’importance. et le fait que certaines activités de première transformation des matières premières tendent à se dérouler de plus en plus dans les pays d’extraction a son
incidence sur l’activité portuaire mondiale. 15
17
Ainsi, un port concentre les intérêts tantôt convergents, tantôt divergents, de plusieurs familles de capitalistes : les multinationales que sont la plupart des gros armateurs doivent composer avec une pléiade de PMe (manutention, transporteurs routiers, etc.), représentées en France par les CCi 16 (associées aux Autorités portuaires),
le secteur privé avec le secteur public. Mais surtout, les crispations, voire les antagonismes, sont forts, entre une vision globale de la mondialisation (portée par des financiers aux capitaux provenant de secteurs aussi étrangers au transport maritime que le
sont les marchés de l’immobilier ou du bâtiment, qui exigent des résultats immédiats)
et un patronat bien ancré (souvent de longue date) dans une économie locale. Bref,
les quais nous rappellent que la classe du capital n’est pas homogène – ce dont on se
foutrait bien, si cela n’avait évidemment pas une incidence directe en terme de pressions exercées sur les conditions de travail. Car malheureusement tout laisse à penser
que la conscience de classe des patrons est plus efficace que celle des travailleurs. 17
*
18
16. Suite à une longue grève en 2005, la CCi de
Marseille-Provence afficha le long de sa façade sur
la Canebière un immense calicot : « plus jamais ça »
– et a inauguré en 2011 à destination des 3 500 entreprises travaillant sur le port, et confrontées à tant
de grèves, les pauvres, le guichet d’informations « urgence port marseille » dans le cadre de son dispositif
d’écoute 24h/24 « plus jamais seul »...
17. on ne se lasse pas de répéter le bon mot de War-
ren Buffet, alors « l’homme le plus riche du monde »,
en 2006 : « La guerre des classes existe, c’est un fait,
mais c’est la mienne, la classe des riches, qui mène cette
guerre, et nous sommes en train de la remporter. »
18. Michel Pigenet, « Les dockers. retour sur le long
processus de construction d’une identité collective
en France, 19e-20e siècles » (2001).
Administrativement, les ports peuvent avoir plusieurs statuts : public (l’État détient
l’infrastructure et la superstructure, et est le seul employeur) ; semi-public (l’infrastructure et l’administration restent aux mains de l’État, tout ou partie de la manutention est cédée au secteur privé, avec ou sans l’équipement : portiques, grues, entrepôts, etc. – c’est le cas de la plupart des ports à conteneurs, où les terminaux appartiennent à des entreprises privées) ; ou totalement privé (ce cas est plus rare – Liverpool en est un). quoi qu’il en soit, les États restent souvent de la partie, car les ports
sont des lieux d’importance stratégique indiscutable en terme d’intérêt national : non
seulement en terme commercial (il faut bien nourrir la population) mais aussi en affaires militaires, les flottes de guerre, qui ne sont pas rien dans les dispositifs géopolitiques, ayant besoin de tels points d’appui. « ainsi les ports, lieu par excellence du capitalisme marchand le plus fluide et ouvert sur l’extérieur, sont-ils aussi le monde de l’exception, du monopole et du règlement. » 18 Mais la tendance générale est au désengagement
relatif des États, cela ne surprendra personne.
Les pressions concernant les réformes portuaires (autrement dit : la privatisation des
docks) sont nombreuses et variées. Ces réformes découlent quasi systématiquement
d’une recommandation du FMi ou de la Banque mondiale dès que ceux-ci s’incrustent dans tel ou tel pays pour mieux l’intégrer dans l’économie mondiale : en 1997, la
Banque mondiale a imposé de rénover la gouvernance de plus de 200 ports dans 24
pays dits « émergents ». Ce sont bien entendu les plus grosses multinationales qui « incitent » les institutions économiques mondiales à agir dans ce sens. L’entreprise portuaire Hong-Kongaise Hutchison Whampoa (dont le boss est « l’homme le plus riche
de Chine »), qui détient 15 % du marché mondial, manipulant 40 millions de conteneurs par an sur 200 terminaux, dans une trentaine de ports d’une quinzaine de pays
(en 2008 quatre compagnies contrôlaient un tiers des capacités mondiales de conteneurs), forme un lobby énergique auprès de l’oMC, pour faire éliminer les restrictions concernant l’accès au rachat et au management des ports par une société étrangère (notamment au Brésil et au Japon).
20
ports africains
Arrêtons-nous quelque peu sur le développement portuaire de l’Afrique subsaharienne. quatre rangées bordent le continent (nous ne parlerons pas ici du Maghreb, région sur laquelle nous revenons un
peu plus loin) : la rangée ouest, de Nouakchott (Mauritanie) à Cotonou (Bénin) en
passant entre autres par Dakar et Abidjan,
ses deux principales places ; la rangée Centre, des ports nigérians à Luanda (Angola) ;
la rangée d’Afrique du Sud, avec notamment les gigantesques ports de Durban et
de Cape Town ; enfin la rangée est (incluant les ports de l’océan indien – Comores et Madagascar), de Port-Soudan (sur
la mer rouge) à Dar es-Salaam (Tanzanie).
Chaque rangée ayant à résoudre de complexes hinterlands (insécurité des corridors
dans certaines zones, barrières douanières
multiples et fluctuantes) et des zones maritimes d’importations et d’exportations variées, tournées vers d’autres régions africaines, mais aussi l’europe de l’ouest, la
Méditerranée et l’Asie.
Historiquement, l’activité portuaire subsaharienne a été structurée par le trafic d’exportation des matières premières énergétiques, pétroles bruts du golfe de guinée
et nombreux vracs solides minéraliers, forestiers et agricoles (coton, café, cacao).
Pour autant la conteneurisation s’y est dé-
veloppée de manière remarquable depuis la
fin des années 1990, accompagnant l’intégration pleine de ce continent prétendu « marginal » dans la mondialisation économique :
les rangées ouest et Sud ont plus que doublé
le nombre d’eVP traités en dix ans (pour atteindre respectivement 3 et 4 millions en
2010), celles du Centre et de l’est ayant triplé
leur volume (environ 3 millions pour chaque
région, en 2010), faisant du continent le seul
à ne pas avoir flanché depuis le début de la
crise en 2008 en matière maritime (voir plus
loin la partie « la crise sur le bateau »). Une
grande partie de cette activité est liée à une
importation grandissante de produits manufacturés en provenance d’Asie du Sud-est, les
échanges commerciaux avec l’empire du Milieu ayant été multipliés par dix (en volume)
en moins de dix ans – le challenge pour les
logisticiens étant de remplir les conteneurs à
l’exportation : une partie du vrac y est ainsi
conditionné de manière inédite, seul moyen
pour que les boîtes ne repartent pas vides.
Les côtes occidentale et centrale restent à
60 % liées à l’europe du Nord et la Méditerranée, tandis que les côtes orientales et australes sont principalement tournées vers
l’Asie. Le transbordement transcontinental
est quasi inexistant, mis à part à Durban et
Cape Town, ainsi les navires effectuent plus
une série de « touchés » le long des côtes, de
port en port, ce qui incite pour l’instant les
armateurs à équiper leurs lignes régulières de
navires de moyenne capacité (2 000 eVP) –
mais les projets d’agrandissement de PointeNoire (Congo-Brazzaville) ou de construction du port en eaux profondes, sur trente
kilomètres de long, à Kribi au Cameroun
pourraient modifier cela.
Cette croissance nécessite des équipements
infrastructurels en conséquence : les plans
d’agrandissement, d’aménagement, de modernisation des docks, de construction de
nouveaux terminaux, voire de nouveaux
ports en eau profonde ou même des ports à
sec, sont légion et concernent la quasi-totalité
des quais (une liste des grands travaux engagés n’aurait que peu d’intérêt ici). et dans
cette même période, la privatisation a été
massivement effectuée, de 15 % à 70 % depuis 2000 : la concurrence fait rage entre les
opérateurs privés et autres groupes transnationaux qui se ruent littéralement sur ces
vastes façades océaniques, le groupe Bolloré
(historiquement présent en Afrique centrale
et occidentale pour de nombreux autres types
d’affaires) se mesurant autant à Maersk, à
Dubaï Port World, qu’aux compagnies chinoises – la « Chinafrique» est en passe de détrôner les derniers réseaux françafricains
(encore très actifs et puissants dans certains
pays, ne l’oublions pas).
Mais les agitations portuaires concernent
bien plus que l’aménagement des docks :
quand on sait que les trois-quarts du PiB de
la Côte d’ivoire transite par le port d’Abidjan
et 90 % des échanges du Bénin par celui de
Cotonou, on se rend compte que les ports en
Afrique jouent un rôle encore plus important
dans l’organisation régionale de l’économie
que leurs cousins (éloignés) en europe ou en
Asie. et la compétition entre ports, entre
pays, y semble encore plus rude – par exemple entre les docks ivoiriens et nigérians.
Une des conséquences de tout ceci est ici
aussi, inévitablement, la détérioration des
conditions de travail – à quoi répondent les
dockers par de très nombreux conflits, blocages, qui perdurent parfois depuis des années, comme à Abidjan et le second port du
pays, San Pedro (première place mondiale
pour le cacao), où les ouvriers luttent depuis
2008 contre les projets de privatisation de la
profession, portés par le Syndicat des entrepreneurs de manutention et de transit (le
long de la crise politique qui a accompagné
le changement de régime en Côte d’ivoire, le
trafic portuaire n’a cessé de croître). Signalons
en mai 2010 des affrontements entre dockers
et forces de l’ordre en Mauritanie lors d’une
grève générale pour réclamer l’ouverture de
négociations pour améliorer le statut en doublant le prix de la manutention.
gageons que l’économie maritime en Afrique
subsaharienne est porteuse de nouveaux vents
soufflés par le capital mondial vers ce continent qu’il lui reste à remodeler de fond en
comble.
21
travail des dockers
22
Au-delà de toutes ces considérations : rôle, place, complicités et concurrences des différentes entreprises intervenant dans l’activité portuaire, l’emploi de la main d’œuvre
reste le point nodal de son fonctionnement – c’est-à-dire, on ne le rappelle jamais assez, dont le principal résultat est la création et l’accroissement de plus-value 19. C’est
encore et toujours sur le travail vivant que tout se trame, en l’occurrence sur les
épaules des dockers 20. Les dock workers, ou débardeurs, sont les ouvriers employés au
chargement et au déchargement des navires, travaillant (en équipes) à quais et dans
les cales – ce ne sont en aucun cas les navigants qui manipulent la marchandise. 21
Dans la plupart des ports du monde, les dockers sont dorénavant employés par les
entreprises de manutention portuaire (dont on appelle « aconiers » les patrons, ou stevedores), et nous verrons que cette question du statut a une longue histoire et une actualité toujours vive. Le métier de docker recouvre une cinquantaine de tâches différentes : chargement et arrimage des véhicules dans les rouliers ou dans les car-carriers,
fixation des conteneurs en cale, caristes sur les quais, guidage des grues, portiques et
godets-chouleurs pour le vrac, logistique informatique et étiquetage numérique, gestion des parcs à conteneurs, etc.
Même si la mécanisation (à partir des années 1950) puis la conteneurisation ont fortement réduit, dans la plupart des ports, le charriage des marchandises par bras dos et
jambes, le métier reste usant et dangereux (on peut utiliser ici le terme consacré : il
s’agit d’un travail à forte « pénibilité ») – un indicateur en est le nombre d’accidents du
travail : on estime qu’il y en a plus encore que dans le BTP ou la métallurgie ; un autre
la durée de vie qui serait moindre d’une dizaine d’années pour les dockers que les
moyennes nationales dans le spays occidentaux. Le corps des débardeurs reste soumis
à de rudes épreuves (comme pour tout boulot de manutention, d’autant plus que les
charges sont lourdes et volumineuses), sans oublier les nombreux risques d’accidents
de circulation sur les quais et l’exposition permanente aux aléas météorologiques (exacerbés en front de mer). La reconnaissance institutionnelle de cette pénibilité passe
aussi par celle des conséquences de la manutention de produits toxiques (notamment
dans les vracs : engrais, chimie lourde, etc.) et du travail dans des zones très amiantées
19. Les termes « plus-value » ou « survaleur » seront
indistinctement utilisés dans ce texte. ils veulent
strictement désigner la même chose. Traduction du
néologisme de Marx « mehrwert », le terme de « survaleur » est certainement plus juste et plus précis.
Néanmoins le terme de « plus-value », de la première
traduction du Capital, fut tellement usité qu’il est
toujours compréhensible. ici, le choix de l’occurrence fut laissé au hasard de l’écriture.
20. il ne faut pas réduire les nombreux métiers por-
tuaires à celui de docker : citons les lamaneurs (qui
arriment les bateaux – en France non salariés des
entreprises de manutention portuaire mais organisés en coopératives), les pilotes et remorqueurs, marins spécialisés dans la navigation portuaire, le
personnel administratif, les magasiniers, etc. Les
grutiers et les portiqueurs ne sont pas non plus des
dockers : administrativement et socialement, manutentions verticale et horizontale ne sont pas les
même jobs. Néanmoins, nous considérerons ici que
les dockers forment la profession emblématique des
rapports de classe qui se trament sur les quais.
21. Même si les armateurs bouillonnent d’imposer
une modification radicale de l’organisation du travail maritime dans ce sens : que ce soient leurs employés, les marins, qui se chargent dorénavant de
cette tâche – pour ne plus être dépendant de salariés
(voire de grévistes) d’autres boîtes.
(hangars, cales), qui ne sont pas sans lien avec des maladies couramment observées
chez les dockers, parfois seulement au bout de quelques années de travail. en France,
lors du mouvement contre la réforme des retraites en 2010, les dockers, en grande
mobilisation sur leurs lieux de travail, ont aussi argué de cette pénibilité contre le projet de loi – mais cela se déroulait surtout dans une queue de comète de la virulente opposition à la réforme portuaire instaurée en 2008 – nous y reviendrons.
La question des horaires est, comme partout, au cœur des conditions de travail des débardeurs : typiquement, le secteur du transport maritime nécessite une flexibilisation
accrue de la disponibilité des travailleurs – les heures d’arrivée et de départ des navires
sont fonction des aléas de navigation (en mer ou au port de départ), le travail est enregistré et connu la veille (par téléphone à 19 h) pour le lendemain 22, en équipes de quarts
tournants (sept heures avec possibilité de deux heures supp’, horaires décalés avec alternances matin, soir ou nuit, et modulation hebdomadaire pouvant aller jusque 48
heures), six jours sur sept, avec neuf heures de repos entre deux embauches et des heures
de récupération en fonction des flux portuaires – bonjour la vie hors du boulot...
Bien sûr, la pression sur la productivité est intense sur les quais : les affréteurs font
jouer à fond la concurrence entre les ports, grâce au développement des réseaux logistiques pour des hinterlands de plus en plus vastes – et imbriqués. Vu de Chine ou
d’une tour de La Défense, savoir s’il vaut mieux décharger un conteneur pour Lyon à
Marseille ou à gênes ou à Anvers n’empêche aucun logisticien de dormir. Par contre,
ce qui peut lui faire faire quelques cauchemars, c’est le déroulement du temps des
opérations à quai : rappelons des chiffres évoqués plus haut, il y a une vingtaine d’années il fallait plusieurs jours pour charger/décharger des cargos ; aujourd’hui quelques
heures suffisent à manutentionner des bateaux jusqu’à dix fois plus gros. Le capitalisme est invariablement une affaire de chronomètre – et c’est toujours sale temps
pour les travailleurs.
Le système de rémunérations reste complexe, puisque même mensualisé, le docker est
payé à la journée, avec un système de primes au rendement instaurées par les aconiers
– en France, les salaires peuvent ainsi varier, d’un port à l’autre, d’une boîte à l’autre,
d’un mois à l’autre, de 1700 à 3000 euros brut.
23
22. Jusque dans les années 1960-70, sur la plupart
des places portuaires, l’embauche s’effectuait chaque
matin, en fonction des mouvements de bateaux : la
« bousculade » était savamment organisée par les
contremaîtres, pots-de-vin aidant (souvent ils
étaient par ailleurs prêteurs sur gages ou tenanciers
des assommoirs locaux...), le moindre mouvement
d’humeur étant dès le lendemain sanctionné, uniquement à l’appréciation des chiens de garde des patrons. Bien qu’encore travailleurs « indépendants »
ou artisans, les dockers avaient une pratique élevée
de la solidarité, en cas de non-embauche de certains,
de grèves ou d’arrêts-maladie, des caisses communes
ont vu le jour très tôt, dès le milieu du 19 e siècle,
avant même la création des premiers syndicats (vers
1880-90).
statut des dockers
La définition et la redéfinition permanente du statut de docker traversent et configurent entièrement l’organisation du travail sur les quais et la vive lutte des classes qui
conséquemment s’y déroule : cette question est historiquement au cœur de toutes les
réformes portuaires – nous évoquerons ici surtout celles qui, en France, ont été opérées depuis 1945, la dernière en date, loi de 2008, se situant dans la continuité des
précédentes.
24
insistons sur une donnée déterminante de l’organisation du travail portuaire : l’activité y est particulièrement fluctuante, car même avec les technologies modernes de
navigation, l’arrivée et le départ d’un navire restent en partie sujets aux aléas – certes,
sur une ligne maritime, les décalages horaires se comptent dorénavant plutôt en
heures qu’en jours, mais quelques heures suffisent à compliquer sérieusement l’organisation du boulot. Les débardeurs n’étant pas (encore ?) à l’entière disposition des affréteurs, l’objectif capital du just-in-time contient des limites intrinsèques. 23
Ainsi, cette inévitable intermittence constitue le pivot de toute l’organisation du travail sur les quais – temps de chômage élevés, nécessité d’un surplus de main d’œuvre
disponible à chaque instant – mais qui doit donc payer ce temps de réserve ? L’ensemble du rapport capital/travail se condense dans ce questionnement à haute valeur
conflictuelle. Pour un patron, un prolo ne doit coûter que lorsqu’il rapporte – le
prolo, qui bosse rarement pour l’amour du métier, veut faire payer le patron même
lorsqu’il ne produit pas, c’est bien la moindre des choses. entre patrons et travailleurs, les États, qui se doivent de veiller sur ces sites stratégiques, font office de régulateurs incontournables.
en France, c’est au 17 e siècle que les premières corporations d’ouvriers-artisans s’organisent pour obtenir le monopole de la manutention sur le port, après avoir prêté
serment et versé caution aux autorités locales. Suite à l’abrogation des corporations
(1791) et avec le développement du transport maritime, les quais s’ouvrent peu à peu
comme marché libre, et durant le 19 e siècle des déclassés de tout poil (prolétariat flot-
23. Ce ne sont pas non plus les patrons de la manutention qui décident des horaires sur les lignes maritimes. Notons que les manutentionnaires sont
historiquement les sous-traitants des négociants qui
avaient leurs entrepôts sur les quais, et qui imposaient alors aux compagnies maritimes leurs conditions. Les commerciaux sont dorénavant hors des
enjeux portuaires. Par contre ce sont toujours les manutentionnaires qui vérifient l’état des marchandises,
ce qui leur confère un supplément d’importance.
tant, marins sans navires, errants divers) sont attirés par une tâche immédiate et surtout physique, au point que certains n’ont pas hésité à parler des quais comme d’une
« légion étrangère du travail » (Albert Londres, Marseille, porte du sud, 1927).
24. Vie sociale commune (dans des quartiers relégués
et méprisés par les centre-villes), travail d’équipes,
combat pour une reconnaissance professionnelle et
solidarité nécessaire face aux jours chômés se mélangent entre quotidien et mythographie, et transformeraient n’importe quel ghetto social en bastion
ouvrier : c’est ici que l’on peut inscrire en partie une
syndicalisation toujours remarquablement élevée,
avoisinant dans certains ports encore les 80 % (les
moyennes françaises tous secteurs confondus étant
de moins de 10 % – seuls les ouvriers du livre en
font autant).
25. Ce type d’accord s’est conclu dans un contexte
général de forte conflictualité de classes, souvent minimisé (effet « Trente glorieuses »), qui a concerné
un grand nombre de secteurs économiques et de régions du monde, y compris l’UrSS (qui n’était
qu’une variante bureaucratique du capitalisme, il
n’est jamais inutile de le rappeler), entre la fin de la
seconde guerre mondiale et les années 1968.
26. Dès 1907, les patrons des boîtes de manutention
portuaire se sont organisés en syndicat. en ce début
du 21e siècle, l’UNiM regroupe une centaine d’entreprises dans 28 syndicats locaux.
Pour contrer la combativité des dockers (dont la forte syndicalisation est certainement plus une conséquence qu’une cause 24), non seulement sur les quais (l’impact
sur l’activité économique est réel) mais aussi lorsqu’elle déborde dans les villes portuaires, les États vont accepter dans les années 1930 d’instaurer des statuts professionnels. en France, une loi de 1941, renforcée en 1947, crée une carte qui garantit à son
titulaire une priorité pour l’embauche et une indemnisation en cas de non-emploi
(via une caisse nationale), ainsi que la mise en service d’un Bureau central de la main
d’œuvre dans chaque port comme interface entre patrons et ouvriers, les BCMo devenant les lieux de l’embauche (sur le mode « premier arrivé, premier placé »). Le
« statut de 47 » fut un compromis dans l’air du temps 25 : certes il maintenait une
condition de vacataire, mais il protégeait le prolo contre le licenciement économique,
le « docker professionnel » ne dépendant directement d’aucune entreprise, mais du
BCMo – « autant dire qu’il n’a pas de patron », grommelait dans les années 1970 le
boss de l’Union nationale des industries de la manutention 26. Mais le patronat s’y retrouvait également, en ayant à disposition une main d’œuvre qu’il ne lui fallait pas directement gérer et qui était ainsi stabilisée (en cette période de relance économique de
l’après-guerre, il n’était pas compliqué d’aller voir ailleurs si le boulot ne plaisait pas).
Suite à la crise des années 1970, sous la pression d’une économie à « redynamiser »,
États et patrons n’ont eu de cesse de dénoncer ce qu’ils avaient alors prétendument
concédé. Dès lors, à la faveur d’un rapport de force favorable, ils purent infléchir à
leur profit les règles en vigueur, comme ce fut le cas une première fois au tournant des
années 80, dans le contexte du combat européen contre la conteneurisation. en espagne, suite à une lutte de plusieurs années, une réforme promulgua (en 1987) une
formule d’embauche mixte confiée à des sociétés anonymes chargées de la gestion du
service public de la manutention portuaire (fin du monopole de l’organisation des
travailleurs portuaires), avant de privatiser les terminaux en 1992 – pour finir par offrir en 2011 ce qu’il restait du personnel de manutention aux entreprises privées.
25
26
27. La mise en service du tunnel sous la Manche en
1994 fut une des causes de la faible croissance des
ports britanniques.
28. « Les dessous de la collaboration syndicats-patro-
nat-gouvernement pour la domination du capital
(encore sur les dockers de Liverpool) », échanges,
n°92, hiver 1999, <http://www.mondialisme.org/
spip.php?article915>.
en Angleterre, en 1989, l’État supprima le Dock Labour scheme, la loi qui institua en
1967 le monopole étatique de l’embauche et de l’immatriculation des entreprises
portuaires : les patrons de la manutention peuvent dorénavant s’installer et employer
leurs propres salariés. en 1992, sur 9 300 dockers, seuls 2 300 avaient encore un
contrat de travail permanent. Le travail au noir, l’intérim à la journée, une dégradation généralisée des conditions de travail provoquant une multiplication d’accidents
s’imposèrent rapidement comme une fatalité aux travailleurs des quais – dans un
contexte de mise en concurrence des ports et des terminaux. Mais le volume de fret
n’augmenta nullement 27, et les bénéfices ne s’engrangèrent que sur la baisse des salaires : en l’espace de quelques années, ceux-ci furent parfois diminués de moitié, tant
pour les dockers réguliers que pour les intermittents. Le démantèlement du statut de
docker fut l’œuvre conjointe de l’État, du patronat et du TgWU, le transport and
General Workers union – la plus importante fédération du trade union Congress, la
Conférence des syndicats britanniques – qui ne poursuivaient depuis les années 50
qu’un même objectif : intégrer et discipliner ce secteur de la classe ouvrière ouvertement marqué dans ses pratiques par une expression autonome de classe et rompu aux
pratiques de la grève sauvage. C’est dans une période de fort chômage que l’État passa
tout naturellement à l’offensive : en 1995, 400 dockers de Liverpool sont licenciés
pour avoir refusé de traverser un piquet de grève. « tous, [État, patrons et syndicat]
voulaient le conflit en spéculant sur leur isolement et le risque qu’aucune solidarité réelle
ne se manifesterait : leur calcul se révéla juste avec l’acceptation, au bout de deux années,
par les 400 dockers de leur licenciement, c’est-à-dire de leur élimination en tant qu’acteur
sur la scène de la lutte des classes autour d’un modèle que tous les autres protagonistes s’employaient à faire disparaître. » 28
en France, en 1992, après plusieurs mois d’un violent conflit (92 grèves nationales de
24 heures en moins d’un an, innombrables actions locales, incarcération de cinq ouvriers du port de Dunkerque, amendes de plusieurs millions de francs et confiscation
des avoirs de leur syndicat, …), les patrons remportent une manche importante : la
loi Le Drian (alors secrétaire d’État à la mer) supprime le statut de docker, en faisant
perdre à la profession son statut de « vacataire indépendant » et crée une convention
collective nationale de la manutention (qui ne concerne donc pas, rappelons-le, les
grutiers et les portiqueurs) pour casser la logique locale des accords qui prévalait
jusqu’ici, port par port, dans laquelle s’enlisaient les conflits. L’ouvrier-docker passe
alors sous le régime du droit commun en qualité de « salarié mensualisé ». De nouvelles conditions sont imposées aux ouvriers du secteur, et ce, quelle que soit la fraction du patronat pour laquelle ils embauchent (transnationale ou locale) : baisse des
salaires et du nombre de postes, révision des conditions de l’embauche (et fermeture
des BCMo) et de l’organisation du travail. 29
Ce cadeau aux patrons de la manutention peut se résumer en deux chiffres : le licenciement de 4000 ouvriers et la signature d’un plan social de quatre milliards de francs
(soit l’un des plus onéreux laissé à la charge des contribuables). en 1982, on comptait
13 400 dockers intermittents ; en 2002, le nombre de salariés avoisinait les 3 800
(chiffre à peu près stable depuis : environ 4000 dockers en CDi et 1 000 en CDD, les
dockers « occasionnels réguliers » (sic)). et cela alors que le volume de fret n’a pas cessé
d’augmenter, même dans ce pays considéré comme moins concurrentiel que ses voisins européens (Belgique, Pays-Bas, espagne, italie).
27
29. Par exemple, en 2004, l’UNiM a imposé des
Certificats de qualification professionnelle pour
mettre définitivement la main sur le recrutement.
la réforme portuaire française 2008-2011
28
en 2000 est élaborée la stratégie de Lisbonne, qui vise à éliminer les entraves aux
marchés des services au sein de l’Union européenne 30 – dans le marbre de laquelle est
gravée, parmi tant d’autres dispositifs, la libéralisation des ports. Comme ailleurs, les
quais français deviennent à nouveau le champ de manœuvre des divers prétendants
au contrôle des activités de la manutention. L’État y a tout naturellement veillé en
promulguant la dernière loi en date qui finalise la privatisation du secteur : en juillet
2008, une loi « portant réforme portuaire » livre par décrets outillages, main d’œuvre
et infrastructures aux mains de compagnies autorisées. Pour la forme, le droit substitue désormais les « grands ports maritimes » (gPM) aux sept « ports maritimes autonomes » et leur confère une très large, si ce n’est une complète autonomie commerciale. Chaque gPM s’engage dans un « projet stratégique », dans la conquête d’une
position dominante au sein du grand réseau de la logistique maritime, notamment
dans le cadre de la concurrence intra-européenne. Les activités du vrac et du trafic
roulier sont renforcées dans la plupart des gPM, mais c’est surtout la conteneurisation qui est mise au cœur des schémas de développement.
L’État confirme son engagement financier aux côtés des sociétés en exercice : soit
comme c’était le cas auparavant, en recourant à la filialisation des activités, soit par la
prise de participation financière directe, ou enfin, par le biais de contrats signés avec
les chambres de commerce des ports décentralisés. Afin d’accompagner la réorganisation du secteur aux meilleures conditions tant pour le capital que pour lui-même,
l’État apporte dans la corbeille 367 millions d’euros. en généreux donateur, il offre en
sus aux firmes nouvellement propriétaires une réduction d’abord totale puis dégressive des impôts locaux. et pour faire bonne mesure, il s’emploie à créer et développer
des « groupements d’intérêt public dotés d’autonomie financière pour conduire, pendant
une durée déterminée, des activité de promotion commerciale ». Par ailleurs l’État renforce sa présence au sein des Conseils de surveillance et sa capacité de veto. il étend le
panel de ses missions régaliennes (sécurité, sûreté, accès, etc.) : répétons que la poli-
30. Dans l’histoire agitée entre l’Ue et les dockers,
une pierre blanche a été marquée au cours de la mobilisation, en 2005, contre un projet de « Bolkestein
portuaire » (préconisant la règle « du pays d’origine »
des prolos pour les conditions de travail à la place
du pays où s’effectue le travail), dont le point d’orgue
a été une virulente manifestation à Strasbourg (casse
multiple) de 6 000 dockers venus de seize pays.
Certes ce projet a été mis au placard à la suite de dissensions survenues entre parlementaires, mais pour
sûr la démonstration de force et l’unité affichée n’ont
pas été sans impact sur la décision finale.
tique portuaire est au carrefour d’une politique (internationale) maritime et d’une
politique (régionale, nationale et locale) d’aménagement du territoire et qu’il n’est pas
question que les États se désengagent complètement. 31
30
La loi votée en juin 2008 a confirmé la réorganisation de la filière telle que l’avait annoncé Le Drian : le gouvernement répondait favorablement à l’exigence des patrons
de l’UNiM de contrôler directement la main d’œuvre, au motif d’avoir investi une
part de leur capital dans l’outillage (grues, portiques, etc.). L’État s’est donc appliqué
à soumettre l’ensemble des catégories de travailleurs à une même « unité de commandement », en transférant les ouvriers de la manutention verticale, réchappés de la réforme de 1992, des Autorités portuaires vers les entreprises de manutention. Les grutiers et portiqueurs des ports autonomes réagissent à la hauteur de l’offensive patronale : pendant plusieurs mois, sur les principales places portuaires (exceptée celle de
Dunkerque 32), ils bloquent à plusieurs reprises les entrées et la circulation. À l’aide
d’engins de manutention, ils dressent d’imposants barrages et multiplient les coupures sur le réseau électrique des quais.
Durant toute la durée de la lutte, les dockers se solidariseront activement avec leurs
collègues. Ce soutien s’exprimera aussi au-delà des frontières, par l’intermédiaire de la
principale organisation internationale des syndicats de dockers, l’international Dockworkers Council : les ouvriers de Barcelone refuseront de décharger des navires détournés par des patrons depuis Marseille et Fos, rappelant que la solidarité entre dockers
de ports différents reste une composante remarquable de la conflictualité de classe sur
les quais. 33 Puis, le 16 juillet, la CgT appelle à freiner le mouvement. on le savait dès
avant le début du conflit, la Fédération nationale des docks et ports (FNDP-CgT) ne
s’opposerait que sur la forme au « plan Bussereau ». Le sort de la corporation ayant été
scellé quinze ans auparavant, la centrale s’est contentée d’accompagner l’État, confirmant la fonction intrinsèque de ce qu’on appelle sans surprise les « partenaires sociaux » : la médiation et la cogestion. Tout en considérant cette réforme portuaire
comme une « aberration » elle s’en est tenue à négocier des points à portée de main
(pénibilité, retraites, etc.) sans rapport direct avec le fond de celle-ci.
31. L’État est plus qu’un simple agent de promotion
ou un chien de garde du capital. Sa logique de pouvoir peut, le cas échéant, rester autonome. Le capital
n’est pas non plus uniforme, différentes factions y
cohabitent en son sein. et les concurrences intercapitalistes peuvent se muer en véritables guerres.
Ce qui n’enlève rien à la cohérence de l’ensemble. il
en est de même pour les États, qui, en tant qu’agent
économique aussi bien que comme entité géopolitique, peuvent se concurrencer les uns les autres, et
connaissent des concurrences internes. Le tout s’entremêlant avec les multiples intérêts capitalistes : tel
un mille-feuilles, les différentes formes d’interconnexions ne les fragilisent en rien, au contraire. Car
au-delà des concurrences, des guerres plus ou moins
larvées, l’économie perdure.
32. Après l’épisode de 1992, un syndicat a été créé
ex-nihilo pour saper (effectivement) la CgT : la
Coordination Nationale des Travailleurs Portuaires
et Assimilés (CNTPA) s’enorgueillit, au nom de la
paix sociale, de n’avoir organisé aucun jour de grève
jusque janvier 2011, où pour la première fois elle
appela à une journée de débrayage à propos de la pénibilité.
33. L’histoire de la conflictualité sociale sur les quais
est jalonnée d’actions de solidarité nationale et internationale, les dockers refusant de manutentionner les bateaux déroutés des ports bloqués.
exemples récents : en février 2010, en soutien à des
salariés du port de Nantes-Saint-Nazaire, faisant
l’objet de mesures de réquisition alors qu’ils refusaient de manutentionner un paquebot, plusieurs
gPM sont bloqués par des grévistes pendant 24
heures ; fin janvier 2012, alors qu’en Belgique les
dockers se mettent en grève contre une réforme de
leur statut, inscrite dans le cadre des mesures d’austérité prises (à toute allure) par le nouveau gouver-
nement, de nombreux dockers d’autres ports européens ont refusé de décharger les bateaux qui auraient dû appareiller dans les ports flamands. en
italie, en janvier 2008, la quasi-totalité des dockers
se sont mis en grève suite au décès de deux travailleurs asphyxiés lors du nettoyage d’un vraquier de
céréales à Porto Marghera, banlieue industrielle de
Venise, bloquant pendant plusieurs jours l’ensemble
des ports du pays. Cette solidarité de classe, d’autant
plus notable qu’elle se fait quand même généralement rare, semble aiguisée par une conscience manifeste du rôle stratégique des ports dans l’économie
– qui s’est traduit par exemple dans une succession
historique de refus de charger des navires de guerre :
on peut estimer que ces actions dépassent le cadre
d’un simple réflexe conditionné de corporation.
Mais bien sûr, ces pratiques ne sont pas systématiques, permanentes, généralisables, et de nombreux
contre-exemples existent.
Pour n’en citer qu’un, évoquons le mouvement
contre la réforme française des retraites durant l’automne 2010 : alors que les raffineries et les principaux terminaux pétroliers (Fos-Lavera et Le Havre)
étaient bloqués (en grande partie, mais pas entièrement – cf. le jeu trouble de la CgT) par les grévistes, les dépôts de carburant ont continué d’être
alimentés par d’autres ports français (Bordeaux,
Sète, Port-la-Nouvelle) et surtout flamands (Anvers,
rotterdam, Amsterdam) – les distributeurs ont pu
tester avec efficacité de nouveaux circuits logistiques, et le pays est très loin de s’être retrouvé en
panne sèche.
Sachant le caractère indispensable de la réforme pour le patronat, la CgT a avant
tout cherché à garantir sa position d’interlocutrice. Ce qu’en retour s’est empressé de
lui confirmer l’État : soulagé d’une bataille qu’il n’a pas eu à livrer, Bussereau annonçait en débiteur obligé qu’il ferait « du sur-mesure ». Une annonce aussitôt saluée par
la confédération pressée de tourner la page. il est vrai que la période est particulièrement cruelle pour les fédérations qui naguère furent les chevilles ouvrières du syndicat. La désindustrialisation est passée par là et la direction de la CgT nourrit pour
l’avenir des ambitions plus « modernistes ». il faut dire qu’avec la perte de la moitié
de ses effectifs en quinze ans, les tensions en son sein et l’apparition d’enseignes
concurrentes, la FNDP-CgT sent le vent tourner. Ainsi, contre sa hiérarchie, la section locale du Havre ne baisse pas les armes : en mai-juin 2010 des grèves tournantes
ponctuées d’actions « coup de poing » ont encore lieu « contre la privatisation des
docks », bloquant régulièrement des bâtiments à quais (« un bateau immobilisé coûte
70 000 à 100 000 dollars par jour », pleurniche la présidente du groupement havrais
des armateurs et agents maritimes).
C’est en avril 2011, deux ans et demi après la signature de l’accord-cadre (octobre
2008) que l’on peut considérer l’épisode clos, avec la signature de la Convention
collective nationale unifiée « ports et manutention », qui achève de fusionner l’ensemble des activités de manutention, l’exploitation et la maintenance des outillages,
après avoir dû passer par des conventions individuelles de transfert des derniers personnels salariés des Autorités portuaires (les luttes et négociations concernant la réforme des retraites et la reconnaissance de la pénibilité ayant incidemment interféré
avec le dossier). L’avenir dira si cette ultime étape de privatisation amènera sur les
quais un climat social enfin détendu, souriant, accueillant – histoire de rassurer les
compagnies maritimes.
31
nouveaux ports au Maghreb
32
Au Maghreb, outre l’augmentation notable
des investissements directs étrangers (iDe)
depuis le début des années 2000 et les réformes successives des codes du travail, renforçant toutes la précarisation de plus en plus
d’emplois, un autre indice de la tendance à la
« relocalisation » de la production mondiale
réside dans le développement des activités
portuaires : y sont en projet, à l’horizon 2015,
la construction quasiment ex-nihilo des trois
plus gros ports (en eau profonde) à venir de
la Méditerranée, à vocation non seulement
régionale, mais également continentale – et
surtout transméditerranéenne. Les côtes maghrebines se situant directement le long de la
voie principale de navigation planétaire, il aurait été plutôt étonnant que personne ne
songe à profiter de cette situation géographique idéale. Deux idées-force se dégagent :
d’une part faire fonctionner ces nouveaux
ports, capables d’accueillir les plus gros navires en provenance d’Asie, en plateformes de
transbordement pour toute la Méditerranée
occidentale (à l’instar de Malte pour la Méditerranée orientale). D’autre part développer
des zones industrielles attenantes pour produire en temps réel et exporter en moins de
24 heures vers l’europe des marchandises qui
mettent trois semaines à arriver d’Asie.
Le premier projet à prendre forme a été l’extension du port de Tanger (Tanger Med),
opérationnel (progressivement) depuis 2008
pour sa première tranche : deux terminaux
conteneurs (4 millions d’eVP par an, concessions attribuées à Maersk, CMA-CgM et
MSC), un terminal vraquier, un terminal pétrolier (un des plus grands d’Afrique) et un
port passager. Connecté depuis 2011 avec
120 ports internationaux par des lignes régulières, son ambition est grande : concurrencer
les ports espagnols, notamment Algéciras qui
se situe à 15 km à vol de mouette, de l’autre
côté de gibraltar, en hub vers l’europe de
l’ouest, et devenir le premier port africain à
conteneurs, se prévalant de sa localisation à
l’intersection de la route méditerranéenne et
des façades atlantiques nord et sud. Pour
nourrir sa prétention à devenir le numéro un
méditerranéen occidental, une extension devrait être livrée en 2015 : Tanger Med ii se
composera de deux nouveaux terminaux dédiés aux conteneurs, qui devraient porter à
plus de 8 millions d’eVP la capacité totale
de ce port (à titre de comparaison, le port
d’Algéricas traite 7 millions d’eVP en 2012,
celui du Havre 3 millions, celui de rotterdam 10 millions). Mais plus encore, le développement d’une zone franche industrielle et
logistique se poursuit, pour atteindre en
2015 150000 emplois – l’usine renault-Nissan ouverte en 2012 (une deuxième chaîne
de montage sera opérationnelle en 2013, à
terme 400 000 véhicules low-cost seront produits par an, dont une grande partie à desti-
nation de l’europe) donne un aperçu de la
politique industrielle du nord du Maroc, qui
pousse à y installer une partie de ses manufactures en textile et électronique, toutes
tournées vers l’export. À noter qu’une grève
de plusieurs semaines des dockers, à l’automne 2011, pour une augmentation des salaires et contre des accords de sous-traitance,
a ralenti la croissance fulgurante de Tanger
Med (+ 80 % de volume entre 2010 et 2011).
Second projet maghrebin, annoncé en
2008 : un terminal de cinq millions de
conteneurs à enfidha, en Tunisie, dont l’ouverture d’une première tranche en 2012 a été
repoussée pour des raisons « environnementales » (le dragage des quais à -17 m n’est pas
encore maîtrisé). La Tunisie cherche aussi à
se placer en pays de services et de commerce,
avec ambition de devenir un acteur du transbordement méditerranéen (la création de
quais à conteneurs est à l’étude pour d’autres
ports : radès, Sfax, Sousse) – et proposant,
comme il se doit, d’attirer manufacturiers
divers dans des zones industrielles conséquentes – à enfhida 20 000 emplois industriels sont annoncés.
Mais la palme des projets revient à issad rebrab, premier homme d’affaires algérien (patron du groupe Cevital), qui a annoncé en
janvier 2009 la construction, à l’horizon
2015, d’un port en eaux profondes à Cap
Djinet, à 80 km à l’est d’Alger (près de Bou-
merdes). « Cap 2015 » serait d’emblée le plus
grand port euro-méditerranéen, parmi les dix
premiers mondiaux : 20 km linéaires de quais
(six fois plus que Tanger Med), adossés à une
zone industrielle de 5 000 hectares – pétrochimie, aluminium, sidérurgie, construction
navale, automobile (350 000 unités par an),
production d’électricité, dessalement d’eau
de mer, avec plus d’un millier de PMe de
transformation, de sous-traitance et de services : trente milliards de dollars d’investissement, pour créer plus d’un million
d’emplois... Certes, pour l’instant, le projet
est en proie à des blocages administratifs divers, qui sont certainement liés à des rivalités
politiques de taille : rebrab ne cache pas ses
ambitions de devenir un jour président du
pays... contre le FLN. Mais on peut penser
que ce projet est bien dans l’air du temps :
développement significatif des activités portuaires algériennes, notamment à Bejaïa ;
sous la pression d’une nouvelle génération
d’entrepreneurs libéraux et de l’allié historique chinois, nouvelle industrialisation en
cours (ArcelorMittal vers Annaba, développement du textile et de l’électronique, etc.)
acceptée par le FLN, qui se contentait
jusqu’à récemment de la gigantesque rente
pétrolière et gazière. et quand la génération
« guerre de libération », au pouvoir depuis
1962, aura rendue l’âme, nombre de verrous
vont certainement sauter. Avec plus de 30 %
de chômage d’une population jeune, ce sont
plusieurs millions de prolos qui pourront être
mis à disposition pour le capital mondial –
pas étonnant que la Chine soit déjà largement sur les rangs, et que nombre d’investisseurs étrangers se bousculent dans le pays.
Le développement portuaire au Maghreb est
peut-être plus lent que certains le voudraient,
mais on peut penser qu’il correspond à des
besoins effectifs du capital mondial – les blocages divers (notamment en Algérie et en Tunisie) ont certainement vocation à être
débloqués rapidement.
en tout cas, il n’est guère étonnant que le développement des autoroutes de la mer entre
le Maghreb et l’europe compte parmi les six
« chantiers prioritaires » de l’Union pour la
Méditerranée. D’ailleurs, un accord pour un
hub roulier euro-méditerranéen à Fos-Marseille a été signé en juillet 2010.
*
Sur les docks algérois : en mars 2009, la compagnie Dubaï Port World (DPW), géant
mondial de la conteneurisation, entre à 50 %
dans l’entreprise portuaire d’Alger (ePAL) –
dans la foulée, le ministre des Transports décide d’y interdire la marchandise non conteneurisée, sous prétexte de désengorger la rade
d’Alger, en la déroutant vers Mostaganem et
oran. La baisse de l’activité est brutale (d’une
trentaine de bateaux par jour à moins d’une
dizaine) : 620 ouvriers journaliers et 700
contractuels (sur un total de 3 200) sont mis
au chômage en un an. en juillet 2009, 300
dockers mutés de l’ePAL à DPW protestent
contre la dégradation des conditions de travail : les nouveaux patrons les licencient sur
le champ, des négociations leur en font réembaucher 220. en octobre 2009 le port est paralysé quelques jours – les travailleurs vont
gueuler au siège de l’UgTA (confédération
syndicale du FLN, la seule autorisée) pour
dénoncer l’impassibilité de la centrale face à
la libéralisation des quais et aux pertes d’emplois qui s’ensuivent, et réclament « le droit
de s’organiser de manière autonome pour faire
face à la déferlante de la privatisation » – le bureau les éconduit poliment. en mai 2010, les
dockers puis les employés des transitaires (intermédiaires de transport) des quais algérois
se mettent en grève illimitée pour dénoncer
les carences en sécurité, aggravées depuis l’arrivée de DPW. en juillet 2010, les dockers
algérois entament une grève tournante (trois
jours par semaine) – les revendications étant
la baisse du volume horaire de travail (contre
le 3x8 que DPW essaie d’imposer) et une
augmentation des salaires. Mi-mai 2011,
nouvelle grève illégale, pour la titularisation
des journaliers et une augmentation des salaires – au même moment, les travailleurs du
port de Bejaïa, oran, Jijel débrayent pour des
revendications similaires.
33
la crise
sur le bateau
2008, les patronats du transport maritime (armateurs, opérateurs portuaires,
etc.) ont eu d’autres raisons que la combativité des dockers, de se faire quelques cheveux blancs : la crise qui s’est installée au sein de l’économie mondiale a eu logiquement un effet de déflagration sur l’ensemble du secteur.
DePUiS
La réduction de la consommation (crise de l’endettement privé), donc des importations nord-américaines puis européennes et en retour celle des exportations asiatiques
(-20 % au premier semestre 2009), a provoqué une baisse conséquente des flux de
matières premières et bousculé un secteur pour lequel les économies d’échelle avaient
engendré massification et surcapacité, stoppant net une partie des navires cheminant
sur la principale ligne est-ouest. Jamais l’industrie du conteneur n’avait connu un tel
ralentissement de son activité : - 15 à - 30 % entre 2008 et 2009. À cela deux raisons
essentielles : d’abord, les distances intercontinentales qui séparent les centres d’assemblage industriel asiatiques de ceux de la consommation rognent quand même une
fraction de la survaleur réalisée en relocalisant une partie de la production en Asie. 34
ensuite, une part des marges que réalisent les secteurs de la production industrielle et
de la grande distribution repose sur la pression qu’ils exercent à l’encontre des entre-
35
34. gardons toutefois à l’esprit que la production industrielle chinoise compte toujours pour moins de
la moitié de celle des États-Unis et que les échanges
entre l’Ue et l’Amérique du Nord représentent 40 %
du commerce mondial.
prises de transport, pression sur les délais comme sur les tarifs : le transport pâtit ainsi
de sa position intermédiaire et réagit telle une variable d’ajustement pour les entreprises en amont comme en aval.
Sans perdre de vue que le secteur a prospéré en surfant sur la vague des mouvements
de la finance (de grands groupes comme goldman Sachs y ont massivement investi
dans les années 1990 et le secteur assurance/réassurance y a toujours été incroyablement dynamique : plus de vingt milliards de dollars par an), il serait néanmoins trompeur d’examiner les soubresauts qui l’agitent sous l’angle unique de la crise dite financière. Le transport maritime dans son ensemble alterne les phases de croissance, de recul et de concentration.
36
Les deux chocs pétroliers de 1974 et 1979 ont entamé la dynamique engagée dès le
début des années 60, prolongeant leurs effets jusqu’au milieu des années 80. Au
cours de la décennie suivante, « l’éclatement de la bulle financière » asiatique a frappé
directement le secteur. il en est ressorti épuré et porté par une croissance fulgurante
qui durera près de dix ans, liée à l’essor de la production asiatique. Dès 2006 on redoutait au sein même des principales sociétés un effondrement du marché : les volumes transportés sont importants et en hausse, mais seule la concentration du secteur déjà entamée par le rachat d’opérateurs locaux a permis à certains de garantir
leur taux de profit.
Une mesure prise par les armateurs a été la modulation de la vitesse de croisière : une
augmentation du prix du fuel fait ralentir la rotation des moteurs afin de limiter les
surcoûts quand, a contrario, la baisse des tarifs pousse leur régime à plein. Cette modulation de mouvement nécessaire à une adaptation à la situation a mené jusqu’à
l’immobilisation, l’arrêt pur et simple de nombreux navires et leur reconversion en
silo, en cuve ou en magasin : fin 2009, 1 400 bateaux dont 500 porte-conteneurs
étaient mis à quai et désarmés – presque 15 % de la flotte mondiale ; la plupart immobilisés le long des côtes asiatiques ou, pour plusieurs centaines d’entre eux, amarrés autour du port de rotterdam, souvent recyclés en entrepôts. 35 Ce discret retour de
la pratique du stock prêterait presque à sourire…
35. La mode récente de l’habitat léger en conteneurs
(au début pour des logements étudiants) date de ce
moment. Municipalités portuaires et armateurs se
demandaient quoi faire de toutes ces boîtes inutilisées. Crise du logement aidant, il n’a pas fallu longtemps pour qu’un marché se développe de manière
autonome depuis 2008.
Un exemple plus précis : le transport maritime des automobiles neuves. environ
1 300 car-carriers sillonnent mers et océans. entre 2005 et 2009, cette flotte a cru de
40 % en nombre de navires et de 51 % en capacité. La chute brutale des exportations
de bagnoles du Japon et de la Corée du Sud en 2008-2009 (- 30 % environ) a pesé
lourd : en 2009, une centaine de car-carriers ont été désarmés, 85 carrément démantelés. Cela a également représenté (au premier semestre 2009) une chute d’activité de
60 % à Barcelone, 50 % à Zeebrugge et Bremerhaven, trois ports européens d’importance dans ce secteur. 36
36. Pour aller plus loin il faudrait se plonger dans la
manière dont la crise de 2008 a eu des impacts particulièrement forts dans l’industrie automobile. Pour
une vision d’ensemble du secteur depuis les années
1970, fort éclairante sur le contexte actuel, voir restructuration et lutte de classes dans l’industrie automobile mondiale (recueil d’articles parus dans la
revue échanges), éditions Ni patrie ni frontières,
printemps 2010.
37. Pour le pétrole brut 1,950 Mdt en 2010, soit
+ 4,6 % (1,964 Mdt en 2008) ; pour les produits pétroliers raffinés : 781 Mt en 2008, 754 en 2009 et
793 en 2010 ; pour le charbon sidérurgique : - 6 %
en 2009, + 15 % en 2010 ; +13 % pour le transport
d’automobiles ; pour les conteneurs : + 11,6 % en
2010 contre - 8,6 % en 2009.
en 2010, portée par la reprise de croissance du commerce mondial (+13,5 % par
rapport à 2009), celle du secteur maritime a été de 6 %, ce qui lui a permis de retrouver globalement son niveau d’activité d’avant la crise. 37 en 2010, la croissance
moyenne des ports chinois a été de 20 %, et en europe de 15 %. Mais la crise s’installe et, après la baisse exceptionnelle de l’activité mondiale à partir de l’automne
2008, la reprise de 2009-2010 a certes été proportionnellement spectaculaire mais
semble bien avoir fait long feu. L’extrême volatilité des taux de fret en est un bon indicateur : pour le vrac sec, ceux des capesize (les plus grands vraquiers, trop volumineux pour pouvoir emprunter les canaux de Suez ou de Panama) sont successivement passés de 33 000 dollars/jour (2010) à 12 000 (janvier 2011), 4 500 (février
2011) pour s’établir en moyenne sur le premier semestre 2011 à 8 500, puis subitement remonter jusque 32 000 dollars en octobre 2011, pour rechuter à 10 000 en
décembre, jusqu’à 5 000 en février 2012 – le coût d’exploitation d’un tel navire étant
de 7 500 dollars par jour. Côté conteneurs, après être remonté jusqu’à 2 000 dollars
en 2010, le tarif moyen journalier de l’eVP a fini à moins de 500 dollars fin 2011;
en 2009 le prix d’un conteneur entre la France et l’Asie était déjà passé en un an de
5000 à 1400 dollars – on estime à 15 milliards d’euros la perte pour les opérateurs
du conteneur en 2009. Tout le monde s’accorde à dire que pour 2012 les taux resteront négatifs, ne couvrant plus les coûts opérationnels.
on assiste donc depuis 2008 à la fin d’un cycle, que la crise précipite plus qu’elle ne
provoque. Avec la chute du tarif de fret il devient pressant d’épurer un secteur devenu
largement surcapacitaire. Mais l’opération est rendue difficile car des limites intrin-
37
sèques s’opposent à son bon déroulement : la destruction des navires anciens n’est pas
envisageable car la plupart des bateaux en activité sont encore jeunes (en moyenne
entre 10 et 15 ans) ; sans oublier que, pour tirer les coûts à la baisse, les armateurs ont
déjà redistribué une partie de leurs flottes sur les axes Nord-Sud, moins touchés que
la ligne est-ouest, sur laquelle les bâtiments de gros tonnages remplacent de plus en
plus les navires de moindre capacité. La régulation de la flotte est un complexe exercice de jonglage entre navires utilisés, navires désarmés, navires envoyés à la démolition et navires en commande dans les chantiers navals, où se répercutent nombre
d’aléas économiques.
les deux indices de référence
38
Le Baltic Dry index est un indice quotidien des prix pour le
transport maritime en vrac de matières sèches. il est établi
sur une moyenne des prix pratiqués sur 24 routes mondiales
de transport en vrac de matières sèches, tels que les minerais,
le charbon, les métaux, les céréales, etc.
Le Harpex relève les taux d’occupation des porte-conteneurs.
À noter que ces deux indices sont considérés comme majeurs
non seulement pour l’économie maritime, mais pour l’ensemble de l’économie mondiale.
situation des chantiers navals
La crise a effectivement fragilisé le secteur de la construction navale civile : tout peut se résumer en quelques chiffres, ceux des
commandes annuelles qui sont passées entre 2009 et 2011 de
2 200 à 1 200 pétroliers, 300 à 100 chimiquiers, 1 200 à 600
porte-conteneurs, etc. Fin 2009 plus de 1000 commandes de navires ont été annulées. et cette baisse n’est pas compensée par le
tonnage global de la flotte, même si en moyenne les bateaux
continuent d’être de plus en plus volumineux.
Depuis les années 1990, les premières entreprises de construction navale civile sont situées en Asie, principalement en Corée
du Sud jusqu’en 2008, des sociétés chinoises ayant depuis raflé la
mise : plus de 95 % du tonnage mondial sort dorénavant des
chantiers asiatiques. La prédominance européenne et nippone,
construite sur l’essor du commerce maritime des Trente glorieuses et le développement subséquent de marchés domestiques,
s’est effondrée avec la crise des années 1970-80 (le Japon a mieux
résisté au coup de vent) – car c’est alors que s’est imposé le gigantisme comme moyen le plus efficace pour effectuer les économies
d’échelle nécessaires à la relance (un porte-conteneurs de 10000
eVP plutôt que dix de mille eVP) : les chantiers historiques
n’étaient littéralement pas « de taille » – et puis comme toujours
la question salariale a été déterminante. Les sites européens, pour
survivre, ont dû se recentrer et se spécialiser dans la construction
de navires à forte valeur ajoutée : croisière, brise-glaces, équipements offshore, etc. La crise, en europe, ne fait que commencer :
face au rouleau compresseur chinois, les entreprises sud-coréennes (un tiers des livraisons dans le monde sont fournies par
Hyundai, Daewoo, Samsung et STX) se tournent de plus en plus
vers ces mêmes secteurs spécifiques...
39
il est à noter que cette industrie apparaît depuis les années 2000 dans d’autres pays,
sous l’impulsion soit de politiques publiques (Vietnam, inde, Brésil), soit d’investissements internationaux (chantiers coréens aux Philippines, en indonésie – mais également en Chine) ou de réseaux privés nationaux (Turquie) : le poids de ces chantiers
est encore faible à l’échelle de la grande bleue mais l’histoire n’est jamais figée. 38
40
Une telle situation résulte du mouvement spéculatif qui a alimenté depuis dix ans les
carnets de commande des chantiers navals, en particulier ceux du vrac sec (minerai
de fer, charbon, céréales). Pour les travailleurs des chantiers, les temps à venir s’annoncent particulièrement difficiles et la tension est perceptible sur de nombreux
sites. Le recul de l’activité est général et frappe sans distinction les chantiers d’Asie
comme ceux d’europe. Chômage technique et licenciements n’épargnent aucun
site : 15 000 suppressions de postes s’annoncent en europe dont 9 000 pour les seuls
chantiers polonais (que l’État a choisi de privatiser). en Allemagne, en Suède et en
Norvège, les fermetures menacent des chantiers historiques. Maersk, un des rares armateurs a être aussi constructeur, a fermé ses chantiers au Danemark, début 2012, et
devrait faire de même avec son site lithuanien, pour ne plus commander qu’en Asie.
en Turquie, 17 000 travailleurs ont été mis au chômage technique en juillet 2009.
en galice, région historique dans la construction navale et reconvertie depuis les années 1990 à la production de haute technologie, les patrons continuent de fermer
chantiers sur chantiers. La riposte ouvrière s’y est à nouveau faite entendre, rappelant que les chantiers navals furent et demeurent dans l’histoire ouvrière espagnole
des lieux de très haute résistance. Des luttes d’euskalduna sous Franco, à celles de
Puerto real, Cartagena ou gijon dans les années 1980 contre les reconversions industrielles engagées lorsque la démocratie et la Cee entraient en espagne, aux mobilisations massives de Cadiz en 1995, la même combativité persiste jusqu’à aujourd’hui. Dans le port de gijon, dans les Asturies, et celui de Vigo en galice, les
travailleurs des chantiers navals et de la métallurgie ont multiplié les actions au printemps 2009 : occupation de sites, barrages, blocages de routes, affrontements avec la
police. entre 2010 et 2011, l’espagne a perdu 50 % de ses commandes en tonnage
(l’europe en moyenne 29 %).
38. on pourra se reporter à l’état des lieux de la
construction navale internationale publié par l’isemar en 2009 (voir bibliographie).
en France, les deux derniers sites de construction navale civile 39, à Lorient et surtout
à Saint-Nazaire (chantier en activité depuis le milieu du 19 e siècle et dédié à la
construction de (très) gros navires, actuellement deux-trois par an), ont été rachetés
en 2008 par l’entreprise sud-coréenne STX Shipbuilding via sa filiale STX-France
(Alstom en était le propriétaire de 1983 à 2006, date de leur rachat par la société norvégienne Aker Yards), l’État en étant toujours actionnaire à 33 %. Dans les années
1970, l’aménagement d’une nouvelle forme (bassin) de construction permit la fabrication de pétroliers parmi les plus grands au monde. Aujourd’hui, c’est la construction de paquebots (et de quelques navires de commandement militaire) qui est la raison d’exister du chantier (pour ce qui est de la marine marchande, le dernier méthanier en est sorti en 2006). Depuis 2011, les Chantiers de l’Atlantique diversifient leur
activité (tant que faire se peut) en se lançant dans la fabrication d’éoliennes offshore.
en 2012, STX-France compte 2100 salariés, et fait bosser pas moins de 4000 salariés
de sous-traitants (dont 1000 de nationalités étrangères 40). Au début des années 2000,
c’est plus de 5000 travailleurs qui embauchaient directement chez Alstom...
39. Un important chantier de réparation navale est
situé sur le port de Brest. Une centaine de navires
de la marmar passe annuellement dans ses formes
de radoub.
40. en mai 2009, onze soudeurs bulgares (bossant
pour un sous-traitant lituanien) se sont mis en grève,
refusant de travailler plus longtemps à raison de 51
heures par semaine pour 2,88 € l’heure... Au-delà
de cette situation de crise, un tour d’horizon des
conditions de travail sur les chantiers navals serait
certainement édifiant.
Pour faire face à la crise, en plus des dernières suppressions de postes (plus de 200 en
2009 et de 300 en février 2010), le chômage technique partiel devient quasi permanent : début 2012, 9000 jours de chômage technique étaient annoncés, concernant
plus de 500 ouvriers des ateliers de production à raison de 1,5 jour par semaine, auxquels se sont soudainement rajoutés pas moins de 11600 jours supplémentaires pour
l’été lorsqu’en avril, du jour au lendemain, deux paquebots helvètes (MSC), dont la
construction devait démarrer à l’automne, ont été décommandés – pour être la semaine suivante recommandés à des chantiers italiens. Alors grèves et manifs (mais
aussi deux mystérieux incendies sur le norwegian Epic en chantier en mai 2010)
continuent d’animer régulièrement la ville de Saint-Nazaire, où l’intersyndicale semble avoir du mal à tenir certains ouvriers : plusieurs flics blessés en mai 2009 et répression judiciaire conséquente (quelques peines de prison ferme prononcées) – on ne
peut s’empêcher de repenser à la forte tension dans cette ville dans les grandes mobilisations ouvrières de 1955 et 1968. en février et mai 2012, ce sont plusieurs milliers
41
41. il ne faudrait pas oublier dans cette rapide description de la chaîne du transport maritime les
chantiers de démolition : en 2010 plus de 600 navires ont été démontés, dont plus de 75 % dans la
péninsule indienne : inde (50 %), Bangladesh (leader jusqu’en 2008) et Pakistan. Depuis 2010, la
Chine arrive ici aussi à prendre de plus en plus de
parts de ce marché (mettant en avant une démarche
« verte », censée rompre avec les méthodes ultra-polluantes du désossement de ces millions de tonnes
de ferraille, amiante, etc.). Certes en temps de crise
davantage de navires sont démantelés, mais ce phénomène reste marginal en terme de gestion de la
surcapacité maritime. Dans ce domaine, il est facile
d’imaginer l’extrême insalubrité des conditions de
travail : signalons une grève conséquente des ouvriers bangladais qui ont réussi à quasiment paralyser les principaux chantiers de Chittagong pendant
une année en 2010 – mouvement à inscrire dans le
contexte social général de ce pays souvent ébranlé
par de violentes grèves (dans le textile, notamment
– voir plus loin).
42. Sur toutes les problématiques évoquées dans ce
court passage, il peut être d’un intérêt certain de lire
le texte du Collectif contre la société nucléaire, Le
Grenelle et son environnement. notes sur l’écologisme
d’état et le capitalisme vert, 2008.
À noter que le secrétariat d’État aux Transports est
depuis 2007 sous tutelle du ministère de l’Écologie.
en mai 2012 ce secrétariat d’État est devenu celui
« aux Transports et à l’Économie maritime », première apparition significative de cette terminologie
dans un gouvernement français. il a été confié à Frédéric Cuvillier, maire de Boulogne-sur-Mer et coauteur, avec François Hollande himself, du Défi
maritime français, programme publié en 2011.
de personnes qui ont défilé en réclamant d’urgence une nationalisation des chantiers
(à l’instar de la situation italienne), mais pour le moment, à part une politique volontariste de financements de tels projets (un grand paquebot coûte plus d’un milliard
d’euros), via une banque publique d’investissements, l’État n’a guère les moyens de se
faire entrepreneur. Les patrons sud-coréens restent remarquablement discrets quant à
leur stratégie industrielle, et tout le monde en France perçoit les autres chantiers
(asiatiques) du groupe comme des concurrents plus que de simples filiales.
De toute façon, en jetant un coup d’œil à la situation planétaire, on voit mal comment les chantiers européens pourraient encore résister longtemps à la tempête.
Même en Asie, la construction navale entre dans une crise durable : avec une offre
maritime tellement supérieure à la demande, aucune augmentation de la production
n’est envisageable – bien au contraire. 41
mutations en temps de crise
Alors bien entendu, la conjoncture générale est décisive, et les « solutions » ne concerneront pas l’économie secteur par secteur mais bien la production et la consommation mondiales dans leur totalité. Pour autant, plusieurs scénarios spécifiques de « développement durable » de l’activité maritime ont été précisés comme possibilités de
soutien de plans de « sorties de crise ».
Par exemple, le secteur maritime n’échappe pas à la vogue de l’écologisation du
monde. La poursuite du développement de son activité passe à sa marge par une technologisation « verte » : panneaux solaires ou immenses voiles de tractage devraient
bientôt équiper des navires même parmi les plus grands, et la construction de bateaux
avec le label « haute qualité environnementale » devrait aussi renflouer quelques carnets de commandes de chantiers navals. Les « écoports » ont leur réseau européen, depuis 1998, qui vise à soutenir leurs efforts en matière de développement durable : une
trentaine de grands ports (Amsterdam, Anvers, Barcelone…) y adhèrent à un « guide
de bonnes pratiques environnementales ». en France, un grenelle de la mer a vu le jour
dans le sillage du grenelle de l’environnement. 42
43
44
ici aussi les alternatives n’ont pas d’autre finalité que l’accompagnement de la croissance économique du secteur – en particulier dans le règlement stratégique de la
question substantielle des ressources pétrolières. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les
Verts, dignes prétendants à la cogestion de l’État, soutiennent activement le transport
maritime, en relayant mot à mot la propagande des patrons du secteur, comme étant
le moyen « le moins polluant » de trimballer des marchandises – pourtant, rien que
l’histoire chargée des dégazages et autres pollutions maritimes devrait suffire à rendre
dubitatif sur ce sujet… 43 La tromperie consiste à asséner un mensonge permanent 44
selon lequel plus il y aurait de bateaux, plus on y mettrait de camions, et moins ces
derniers circuleraient sur la terre ferme (et moins il y aurait de pollutions). La seule
vocation de l’ensemble des moyens de transport reste l’acheminement d’un volume
nécessairement croissant de marchandises. D’ailleurs, vous aurez sûrement remarqué :
sur cette planète, il y a de plus en plus de rafiots, de plus en plus de camions, de plus
en plus de trains... car navires, péniches ou camions ne transportent pas les mêmes
marchandises aux mêmes endroits 45 : le transport maritime n’est en aucun cas une alternative à la route ou au rail, et les rares lignes de cabotage roulier ne parviennent
même pas à alléger la saturation des axes routiers. Car plus il y a de bateaux, ou de volume transporté par bateau, plus il y a besoin de camions pour amener ou prendre les
marchandises et les déposer un peu plus loin, à la quincaillerie du coin, qui n’est curieusement pas accessible au premier porte-conteneurs venu...
L’écologie, en prétendant sauver la planète, est surtout un outil (parmi d’autres 46)
pour sauver l’économie – en mettant au passage l’écocitoyen au pas (le tri des déchets
est une parfaite illustration de l’autodiscipline citoyenne souhaitée par les gouvernants, qui permet en outre de fournir une vaste main d’œuvre gratuite à Veolia et
consorts). Cela dit, pour l’ensemble de la biosphère, l’ampleur du désastre, produit
par les activités du capital, est bien réel – notamment en terme d’empoisonnement généralisé, qui concerne tout le monde mais bien entendu encore plus les populations
les plus pauvres… et ce n’est certainement pas en demandant, comme l’immense majorité des écologistes, toujours plus d’État, qui ne demande qu’à « gérer les risques »
43. Un grand porte-conteneurs crame une centaine
de tonnes de carburant par jour : un fuel lourd extrait de déchets de distillation de pétrole brut, baptisé « bunker fuel », tellement polluant que diverses
officines de santé publique le tiennent même pour
responsable de la mort par intoxication de milliers
de marins.
44. Le même que celui qui promeut les éoliennes industrielles comme autre chose que les nécessaires
supplétifs au nucléaire qu’elles sont.
45. Le fret aérien ne concerne que certains produits
agricoles frais (poisson, fruits) et le courrier.
46. Mais contrairement aux certitudes de quelques
catastrophistes éclairés, l’« écocapitalisme » est loin
d’être « la porte de sortie » du capitalisme : l’augmentation du taux de profit ne peut encore et toujours
que passer par l’accentuation de l’exploitation, un
point c’est tout. Tout le reste n’est que nuances et
options.
pour fliquer toujours plus ses administrés, qu’une quelconque « solution » est envisageable – même les rares mesures prises, par exemple pour limiter légalement certaines
pollutions industrielles, ne servent qu’à maintenir un semblant de paix sociale. Tout
ce qui renforce l’État, garant indéfectible de la propriété, renforce le capital. 47
*
Une variable de réduction des coûts de production est, pour la marine marchande
comme pour tout secteur de l’économie, l’accélération des mouvements. D’autant
que la marmar a beau être le moyen de transport le plus capacitaire, elle n’en demeure pas moins le plus lent. La première possibilité est de raccourcir les trajets : la
fonte des glaces dans l’Arctique (par le réchauffement climatique) est particulièrement surveillée. Le « passage du Nord-est », qui consiste à relier les océans Atlantique
et Pacifique en longeant les côtes sibériennes, actuellement praticable quelques mois
par an, réduit les distances europe-Asie d’un tiers, de 21 000 km (par le canal de
Suez) à 14 000 km. Les négociations vont bon train avec la russie, qui oblige actuellement tout navire à disposer d’une autorisation et à être accompagné d’un briseglace (nucléaire) de la marine nationale à un prix prohibitif. Côté Nord-ouest également, à travers les eaux territoriales du nord canadien, les enjeux géostratégiques
sont énormes et attisent des rivalités diplomatiques entre les USA et le Canada : dans
les deux cas l’enjeu de l’internationalisation des eaux territoriales est crucial (ne serait-ce qu’à cause des gigantesques ressources énergétiques sous-marines).
La seconde est d’accélérer la vitesse des navires : plusieurs cabinets d’architecture navale conçoivent des « bateaux à grande vitesse » (marchands, surtout, mais aussi militaires), capables de naviguer deux à trois fois plus vite (et même jusqu’à 120 nœuds,
soit 220 km/h, pour le projet Seabus-Hydaer, par un consortium industriel soutenu
par la Commission européenne, sorte d’hybride entre bateau et avion) – les autoroutes de la mer évoquées plus haut semblent toutes tracées pour ces « fusées des
mers » (qui pourront atteindre 100 mètres de long), dédiées surtout au cabotage. 48
45
47. « il est tout à fait nécessaire et urgent de revenir sur
cette question de l’état, afin de montrer, en analysant
ce qu’il est réellement au-delà de ses représentations, que
non seulement la classe ouvrière n’a rien à espérer de
son renforcement, mais que son intérêt est de poser une
nette ligne entre elle et les tenants de l’étatisation, de se
soustraire aux sirènes de toute cette gauche plurielle et
gauche de la gauche […] qui se proposent comme les
maîtres de cet état, tout en jurant bien sûr de le démocratiser, au lieu qu’il doit être détruit », Tom omas,
L’état et le capital (l’exemple français), 2002.
48. Voir les développements et précisions à ce sujet
dans le livre Fortunes de mer. Lignes maritimes à
grande vitesse : les illusions bleues d’un « capitalisme
vert », 2010.
Profitons-en pour une petite digression : l’accélération est au cœur de la reproduction
du capital : la mesure du temps fonde l’idée même, non seulement de la productivité,
mais aussi du salariat – c’est bien du temps qu’on échange contre de l’argent. on peut
considérer (à la suite de Lewis Mumford) que l’invention de l’horloge a été au moins
aussi décisive que celle de la machine à vapeur dans l’avénement du capitalisme. et
dire que « le temps, c’est de l’argent » n’est à comprendre qu’au sens où le temps coûte
de l’argent aux patrons : le temps n’est que du temps perdu. Depuis Karl Marx, on
sait que la bourgeoisie s’affaire essentiellement pour « détruire l’espace grâce au temps »
– sa chronophobie 49 est intrinsèque, et se répercute sur chaque moment et chaque recoin de l’activité sociale : qui ne s’agite pas en permanence une montre dans le ventre
et un agenda dans la tête ? C’est certainement en cela que l’on peut aussi entendre en
quoi le capitalisme est un rapport social : l’argent, donc le travail déterminent l’entièreté des temps de la vie.
*
46
S’il n’est pas évident de définir une crise qui se déroule sous nos yeux, dont le dernier
acte n’a pas encore été écrit, il n’y a de sens à l’aborder que dans la mise en perspective de ce qu’elle engendre socialement. Si cette question, cette dynamique ne prend
pas le pas sur le reste, on est alors toujours piégé dans une histoire de krach boursier,
de simple purge salutaire entre capitalistes. Au-delà de la prophétie de la crise finale,
que l’on trouve dans les vieux bréviaires ou dans la littérature chic et radicale, où
trouve-t-on une mise en cause de la reproduction sociale, où dépasse-t-on le stade du
mécontentement et de la défense formelle des rapports sociaux existants ? quelles
sont les activités du prolétariat, qui dépassent le cadre de la politique ou de la revendication ? en quoi le contexte et le contenu de la crise actuelle, influencent-ils le
contenu même de ces activités ?
49. Cf. l’article de Alain Bihr, « Capitalisme et rap-
port au temps. essai sur la chronophobie du capital », 2005.
Le capitalisme est en mutation, il l’est même de façon permanente et inhérente. Se
joue pour lui aujourd’hui la forme, le modèle qu’il doit prendre pour sa propre survie,
sa propre reproduction. Dans la douleur, la dépression et les larmes s’il le faut.
transport,
production,
conflits de classes
Le TrANSPorT eST iNDiSPeNSABLe au développement et au fonctionnement du capita-
lisme – cela apparaît aussi bien avec le premier semi-remorque que l’on croise sur une
route que dès lors que s’agitent les enjeux financiers et géostratégiques autour du pétrole (irak, Kosovo, Nigeria, iran). Les politiques du transport revêtent une importance bel et bien structurante, qui se manifeste par exemple dans l’accélération des réformes des frets ferroviaires ou par les offensives répétées contre l’ensemble des travailleurs du transport : routiers, cheminots, agents aéroportuaires. Ceux-ci répliquant
souvent à la hauteur des attaques : citons, de mémoire, l’asphyxie en seulement
quelques jours de l’économie italienne par les routiers en décembre 2008, les grèves
sauvages à répétition à l’aéroport d’Heathrow (le plus grand de l’espace européen), les
mouvements récurrents de cheminots en France, etc.
L’accroissement permanent des infrastructures de transports est décisif dans le « développement des territoires » (c’est-à-dire le développement de l’économie dans ces
régions) – en 2009, sous prétexte que cela permettrait de sortir de la crise, de nou-
49
veaux projets ont encore été mis sur la table dans de nombreux pays : en France,
149 projets routiers, ferroviaires et portuaires bénéficient de la plus grosse part des
26 milliards d’euros du « plan de relance de l’économie » (février 2009). Les ÉtatsUnis misent sur le développement des lignes de train à grande vitesse (350 km/h) :
au printemps 2009, obama a annoncé un financement de 13 milliards de dollars
sur cinq ans pour la création de plusieurs corridors ferroviaires, pour augmenter les
capacités du fret ferroviaire (entièrement privé, qui charrie 40 % des marchandises
dans le pays). en Chine, le Parti a pour sa part prévu de financer 20 000 km supplémentaires de rails, surdévelopper le réseau autoroutier (pour atteindre 180 000 km,
pour 38 millions de voitures particulières – à titre de comparaison sur une superficie équivalente, aux USA, 75 000 km de routes font rouler 230 millions de véhicules) et construire de nouveaux aéroports.
50
il est notable que certains de ces vastes chantiers cristallisent des luttes d’opposition
caractéristiques et souvent énergiques : depuis les années 1990 dans le Val de Susa
contre le projet de TgV devant relier Turin à Lyon ou au Pays basque sud contre le
« Y basque » (lignes à grande vitesse entre la France et le Portugal ou Madrid) – deux
tronçons du même Corridor V tracé dès les années 1980 par la Commission européenne pour joindre Lisbonne à Kiev, un parmi les vingt projets prioritaires de
l’Ue. en France, pensons aussi à l’opposition à l’aéroport de Notre-Dame-desLandes en Bretagne, qui s’est récemment élargie, agrégeant de nombreuses autres
personnes que les paysans menacés d’expropriation, bien seuls pendant des décennies. Malgré le brouillard social entretenu par les inévitables tenants du fonds de
commerce de la défense de « territoires » qu’il faudrait savoir « habiter » (quand ce
n’est pas de paysages à préserver), voire de prétendues « communautés de vies »,
contre les diverses nuisances (bien réelles), inéluctablement générées par la
construction et l’usage de ces infrastructures, ces « luttes de sites » révèlent parfois de
vigoureux antagonismes de classe, dès lors que débordent ces refus collectifs de la fatalité à l’ordre économique.
*
L’histoire des techniques de transport joue un rôle important dans l’évolution permanente de l’organisation mondiale du travail, par leur contribution à la mise en place
de ce qu’on pourrait appeler un « zonage » de la production, à toutes les échelles : locales (pôles de compétitivité français), régionales (création des « euro-régions » en
Ue), nationales, inter-régionales et mondiale. Historiquement, le rail a été utilisé
pour transporter sur de longues distances les matières premières (charbon, métaux) et
a été ainsi un vecteur décisif de l’industrialisation au 19 e siècle : « En fournissant un
transport rapide et efficace de personnes et de marchandises sur de longues distances, le rail
a rendu possible la concentration de la production en usines centrées dans de grandes cités
industrielles. alors qu’auparavant la production était dispersée dans des industries artisanales traditionnelles et vendue, pour la plupart, sur des marchés locaux, le rail a permis la
concentration et la réorganisation totale de la production dans d’énormes industries qui
pouvaient approvisionner les marchés à la fois nationaux et mondiaux. Dans ce sens le rail
a permis la destruction du savoir-faire artisanal, qui donnait aux travailleurs une grande
part de contrôle sur leur travail, et a ainsi servi à imposer effectivement la soumission du
travail au capital. » 50 Par exemple, la géographie européenne de l’agriculture (fruits et
légumes en Andalousie, céréales en Beauce ou dans la plaine du Danube) ou de l’industrie automobile (des équipementiers espagnols ou maghrebins vers les usines d’assemblage en république tchèque ou en Slovaquie) est rendue possible par un réseau
qui se densifie continuellement.
50. « Auto struggles : the developing war against the
road monster », aufheben, n°3, 1994.
51. C’est au cours du 20 e siècle que l’activité du trans-
port (matières premières et produits manufacturés),
et plus généralement celle de la logistique, a été abandonnée par les entreprises manufacturières, et permis
de développer un marché de sous-traitance.
Alors certes, le secteur des transports est devenu structurellement indépendant 51 : le
transport est en soi un gigantesque marché, et on estime à environ 5 % la répercussion de la part du transport dans le prix des marchandises, mais il reste exclusivement
au service de la circulation des marchandises. ici, souvenons-nous que ce sont les marchandises qui sont vendues contre de l’argent, transformées en argent : matières premières, outils de production ou biens de consommation, tout doit impérativement
être acheminé pour satisfaire cette opération qui charpente entièrement le mode de
production capitaliste. Le transport n’est pas en soi créateur de survaleur : il est un
51
moment du cycle de la valorisation. Affirmer, comme on l’entend de-ci de-là, que ce
sont « les flux » qui font tourner le capitalisme aujourd’hui (sous-entendu : et plus la
production) est non seulement une erreur manifeste d’appréciation, mais également
la marque d’une nouvelle idéologie.
*
L’importance du transport maritime est largement antérieure aux développements
récents du capitalisme – et n’a pas attendu la création du conteneur pour marquer
l’histoire de l’économie : du rôle de la mer Méditerranée et des ports dans l’essor des
civilisations antiques au commerce triangulaire en passant par les empires commerciaux de gênes ou de Venise, c’est bien la « mondialisation » qui a une longue histoire
– le simple fait que 70 % de la surface du globe soit liquide impose les navires
comme une nécessité technique.
52
Ce truisme rappelé, il est par ailleurs indéniable que le transport maritime a pris une
nouvelle dimension dans le contexte du phénomène de ce qu’on appelle la « délocalisation » de la production 52 : dans les années 1970, le niveau atteint par les salaires
(l’instauration d’une « société de consommation » nécessaire à la reproduction du capital après-guerre a également eu un coût pour le patronat), mais aussi l’ampleur des
contestations ouvrières 53 dans le vieux-monde, touché par une crise que les travailleurs devaient à nouveau payer, inspirèrent le déplacement d’une partie de la production industrielle, notamment vers l’Asie du Sud-est (mais aussi d’autres pays
comme le Brésil). et justement, les réformes agraires entreprises à cette période en
Chine (à la mort de Mao) et en inde ont été l’occasion de prolétariser des centaines
de millions de paysans, mis alors à disposition pour le capital occidental et nippon :
à l’échelle de la planète, il n’y a jamais eu autant de prolétaires qu’aujourd’hui. 54
Dans la logique même du capital, cela n’est guère étonnant : le volume global de l’argent ne peut que croître et sa financiarisation ne suffit pas (l’histoire des crises démontre entre autres cela). Le volume des marchandises a donc pour vocation d’augmenter continuellement pour garantir la hausse de la plus-value, avec l’accroissement
52. La relocalisation de la production n’est qu’un des
moyens de trouver une main d’œuvre moins chère ;
un autre consiste en l’importation de travailleurs
cherchant du travail « à n’importe quel prix » (l’histoire des migrations est avant tout une histoire du
travail, et pas uniquement de frontières ou de papiers : ce sont les italiens du Sud qui ont fait tourner
les industries du nord de la Péninsule et l’arrivée de
travailleurs bretons ou auvergnats à Paris relève des
mêmes dispositifs), ou encore à contraindre de plus
en plus les travailleurs occidentaux à accepter des
conditions de travail sans cesse rabaissées, avec chantage à la fermeture des sites : allongement des horaires de travail sans augmentation de salaires – plus
d’heures sur place, moins de temps de pause, plus
d’heures supp moins payées, obligation à la « flexibilité », c’est-à-dire à la disponibilité, allongement
de l’âge légal de départ à la retraite, etc. – et même,
depuis 2008, premières baisses de salaires (horaires)
dans plusieurs entreprises en europe. Les capitalistes
auront toujours besoin d’une armée de réserve.
53. que ce soit sous forme de révoltes ouvrières mas-
sives (italie, Japon) ou de pratiques plus discrètes de
« l’antitravail » qui ont eu également un coût considérable pour le capital : sabotages, absentéisme, freinage, etc. (USA, Angleterre).
54. en occident, l’invisibilisation de la lutte des
classes a été un enjeu important de la grande offensive du capital dans les années 1980, et s’est accompagnée de l’idée distillée à souhait que « la classe
ouvrière n’existait plus ». rappelons qu’en ce début
de 21e siècle, il reste encore six millions d’ouvriers
en France, les USA sont toujours la première puissance industrielle au monde, et l’Ue continue d’exporter plus que la Chine. Ceci dit, cela ne signifie
pas non plus que la tendance ne soit effectivement
à l’augmentation de la production asiatique au détriment d’autres régions du monde.
de la productivité. D’un côté de cette immense autoroute de la mer, des centaines de
millions de prolos bossent dur et consomment un (petit) peu 55, de l’autre côté, des
centaines de millions de prolos bossent (un peu moins) dur et consomment plus. Le
transport maritime ne sert que cela (en prenant au passage de l’argent) : une meilleure
efficacité de l’exploitation mondiale de la force de travail.
l’Asie au cœur de la production mondiale
Un chiffre pourrait résumer en soi l’évolution récente du transport maritime – et disons qu’il est aussi un bon indicateur de l’état du paysage de l’époque : depuis 2009,
les six premiers ports mondiaux (en volume de marchandises) sont chinois (Shanghai, Shenzhen, qingdao, Ningbo, guangzhou, Tianjin) alors que dix ans auparavant aucun quai chinois ne figurait dans le « top 20 » des docks de la planète. Bien
sûr, cela n’est guère étonnant : on le sait, la Chine est devenue en deux décennies le
plus vaste « atelier du monde ». Un système de passeport intérieur, le hukou, qui règle
administrativement toutes les conditions de vie soit rurale soit urbaine, a permis de
fabriquer quelques 200 millions de migrants intérieurs, les mingong, qui font tourner les centres industriels urbains, mis à disposition pour les entreprises occidentales
et leurs sous-traitants chinois ou taïwanais. Mais les ouvriers n’acceptent pas toujours les conditions de travail qui leur sont imposées : la plus grande dictature du
monde enregistre chaque année des dizaines de milliers d’« incidents de masse » (selon la terminologie officielle) – grèves sauvages, manifestations illégales, émeutes,
blocages de routes, affrontements avec les flics, etc. (pas moins de 180 000 en 2010).
Depuis 2010 (à l’époque suite à plusieurs suicides dans ses usines et aux grèves massives qui s’en sont suivies), le Taïwanais Foxconn (leader mondial de la production de
composants informatiques, produisant notamment pour Dell, Sony et Apple, employant plus d’un million d’ouvriers en Chine, 270000 rien qu’à Shenzhen) a été
contraint de lâcher plusieurs augmentations de salaires, certaines atteignant ainsi en
quelques années plus de 70 %. Toujours en 2010, c’est le nippon Honda qui a été
obligé d’augmenter d’environ 25 % les salaires, suite à une grève qui s’est étendue en
53
55. Certes, des « classes moyennes » (consommatrices) apparaissent en Chine et ailleurs, mais restent
trop faibles proportionnellement pour qu’on puisse
sérieusement penser que l’hypothèse d’un développement exponentiel du marché asiatique intérieur
soit autre chose que fantasmatique, et serve à mieux
masquer et justifier l’exploitation qui a cours dans
ces régions.
56. Le textile emploie plus de trois millions de tra-
vailleurs au Bangladesh (40 % de la main d’œuvre),
et représente 80 % de ses exportations. Depuis
2006, plusieurs centaines d’usines ont cramé pendant des émeutes ouvrières. Dans les années 2000,
l’intensification de l’exploitation capitaliste dans
plusieurs pays asiatiques (Vietnam, Cambodge,
inde, etc.) s’est accompagnée de façon marquante
d’une intensification de la lutte des classes – d’autant
plus exacerbée par le contexte de crise qui durcit les
conditions de travail.
54
57. Une caractéristique de la crise se situe certaine-
ment dans une crise de la domestication, de la subordination des travailleurs.
58. L’évidence à rappeler est qu’il n’y a pas de pro-
duction sans exploitation. Sur mer comme sur terre.
La fragmentation du prolétariat ne masque plus
cette évidence. Pas question ici de brandir les sirènes
de « l’unité » ou de « la convergence des luttes », qui
ne servent qu’à étouffer toute révolte en promettant
une révolution pour après-demain. La nécessité, que
ce soit pour un moment de révolution ou simplement notre propre survie, n’est pas dans la conscience de classe, finalement elle est déjà là, palpable,
ni dans l’élaboration de discours qui toucheraient
juste, ou de réseaux qui prépareraient déjà l’après.
Mais dans l’anéantissement du rapport social capitaliste, c’est-à-dire dans l’incapacité, forcée, de ce rapport à se reproduire. qu’il ne puisse plus y avoir de
marché, de temps, de travail. Ce que d’autres ont
pu appeler le mouvement communiste.
quelques jours à plusieurs sous-traitants dans plusieurs régions et qui a paralysé ses
deux chaînes d’assemblage en Chine. Cette année-là, on parle d’une augmentation
moyenne de 20 % qui a été concédée sur les salaires dans la plupart des provinces chinoises. À la même période, les ouvriers (c’est-à-dire surtout les ouvrières) du textile au
Bangladesh continuaient de dévaster des usines dans certains quartiers de Dacca ou
dans les Zones économiques spéciales, jugeant toujours insuffisante la hausse de 80 %
des salaires, obtenue suite aux nombreuses révoltes qui affectent l’économie du pays
depuis 2006. 56
Pour les donneurs d’ordres, la question d’une nouvelle vague de délocalisations se
pose alors avec insistance. en Asie, bien sûr, où de vastes régions, c’est-à-dire leurs habitants pauvres, restent à exploiter : des entreprises ont déjà fait le pas en déménageant leurs unités de production dans le centre de la Chine, loin du delta des Trois-rivières dans le guangdong et des autres côtes industrieuses du Sud-est. C’est aussi vers
d’autres pays asiatiques que louchent les multinationales de l’électronique et du textile, en premier lieu le Vietnam où l’exploitation des 50 millions de prolos peut encore être accentuée – et d’autres envisagent de relocaliser une partie de la production
au Moyen-orient, en Amérique latine et surtout en Afrique subsaharienne et au Maghreb – même des sous-traitants chinois déménagent machines et encadrement pour
aller faire bosser des travailleurs en Égypte ou en roumanie... bientôt ailleurs en europe ? (voir encart parges suivantes) en tout cas, ces multiples augmentations de salaires en Asie concédées à un prolétariat de plus en plus indiscipliné 57, voire violent,
auront immanquablement une répercussion directe sur le prix des vêtements et du
matériel informatique pour les travailleurs en occident, dont les salaires risquent
d’augmenter bien moins vite, en ces temps d’austérité… Pour finir sur une image facile : on peut estimer que les porte-conteneurs transportent également les luttes et les
révoltes des prolos du monde entier. 58
Grèce générale
56
Fin 2008, un contrat de cession pour 35 ans
a été signé entre le gouvernement grec et
Cosco (China ocean Shipping Company,
cinquième transporteur mondial de conteneurs) : l’entreprise chinoise acquérait pour
plus de trois milliards d’euros un des deux terminaux du port de Pirée, principal port grec
mais aussi de la Méditerranée orientale et situé
idéalement sur la route de la Mer noire, vers
la russie et l’Asie centrale. Le second terminal, mis en vente dans la vague de privatisations de l’automne 2012 (prévue par le
gouvernement pour honorer ses engagements
auprès de l’Ue et du FMi), devrait également
être ravi par Cosco – qui envisage la construction d’un troisième terminal. L’ambition est
clairement annoncée : d’ici 2015 faire du Pirée
le premier port méditerranéen (3,5 millions
d’eVP – 1,8 million en 2010), pour à terme
devenir plus important que rotterdam.
et la compagnie chinoise de lorgner également ailleurs : implantation en cours au port
de Kavala, au nord-est du pays, et construction d’un port à Tambaki en Crête. Sont aussi
au menu la construction d’un centre logistique à Attica, à l’ouest d’Athènes, et le rachat
de la compagnie nationale ferroviaire, mise
en vente prévue en 2013 par l’État héllène :
la cession des terminaux du Pirée, suivie par
celle d’une partie des quais de essalonique
à l’autre géant portuaire chinois, Hutchison
Whampoa, auront constitué la pose d’une
première pierre non seulement emblématique
de la grande braderie grecque de crise mais
aussi des ambitions chinoises en grèce...
c’est-à-dire en europe.
en 2010, le premier ministre chinois Wen
Jiabao qualifiait la grèce de « partenaire le plus
crédible en Europe ». Depuis le milieu des années 2000, des dizaines de contrats commerciaux ont été signés entre les deux pays,
concernant l’exportation de produits grecs
(coton, marbre, huile, vin) – entre 2006 et
2010, les investissements chinois dans l’industrie grecque ont été multipliés par... mille,
entre 2011 et 2012 la hausse des activités
commerciales entre les deux pays a été de
250 %. et les patrons de l’empire du milieu
de défiler à Athènes, rachetant également des
entreprises de BTP, de tourisme, de télécommunications, de textile, de services bancaires,
etc. La grèce endettée est une bonne affaire.
Car la maîtrise du transport facilite grandement cette stratégie commerciale : en un an,
après l’installation de Cosco au Pirée, les
échanges entre les deux pays ont augmenté de
50 %. Pas étonnant que la question des infrastructures logistiques soit au cœur de la stratégie du patronat chinois. D’autant plus que
ce sont avant tout les exportations de gadgets
en europe qui intéressent les patrons chinois,
plus encore que la dégustation d’ouzo et de
féta à Beijing. Cosco a aussi mis le pied dans
la porte grecque, qui ne demande qu’à s’ouvrir
aux plus offrants – et personne ne fait mine
de penser qu’il s’agit d’autre chose qu’une
porte ouvrant sur l’europe tout entière.
Cette love-story sino-hélléne a une histoire,
dont les premiers chapitres ont été entièrement écrits par le patronat maritime – en
l’occurrence les puissants armateurs grecs,
dont les 3 700 navires (8 % de la flotte mondiale, première flotte par nationalité des compagnies) transportent 60 % du pétrole brut
importé par la Chine et 50 % des marchandises exportées de l’empire du Milieu.
Les armateurs grecs forment le patronat le
plus important en grèce, premier apport à
l’économie, faisant travailler 250 000 personnes et traversant la crise sans sourciller : 14
milliards d’euros ont été générés par le secteur
en 2011. Plus de 700 compagnies maritimes
cohabitent (dont les trois-quarts ne gèrent pas
plus de quatre bateaux), pourvues d’un statut
fiscal unique, garanti par la Constitution, qui
leur permet de ne payer aucun impôt sur les
sociétés ni sur leurs revenus – la seule taxe
dont ils doivent s’acquitter concerne le tonnage des navires. Pas étonnant qu’ils se retrouvent au cœur de polémiques dans le
traitement de la crise de la dette, même si
aucun gouvernement n’a jamais remis en
cause cette situation – bien entendu.
Une autre caractéristique de cette flotte est
la relative jeunesse des bâtiments, dont l’âge
moyen est de dix ans, trois ans de moins
qu’au niveau mondial, et sa bonne santé
financière lui permet de passer les plus importantes commandes aux chantiers navals :
encore 437 au printemps 2012 – ce qui reste
moindre par rapport aux années précédentes,
quand même, car ces compagnies ont beau
être à l’abri de la crise grecque, elles n’en sont
pas moins victimes des répercussions sur le
secteur maritime de la crise mondiale. en
tout cas, depuis 2010, ces commandes sont
devenues quasi-exclusivement à destination
des chantiers... chinois.
Ce qui nous permet de revenir, par cette habile pirouette, aux capitalistes chinois et à certains de leurs buts recherchés en europe –
car, peut-être, la question commence à se
poser un peu différemment : ne s’agirait-il
point, en plus d’augmenter les débouchés
pour les produits made in China, de créer
maintenant les conditions d’une production
chinoise de produits made in Europe ? et si les
bateaux grecs se mettaient à décharger sur les
docks sino-européens, non plus seulement
des téléphones portables prêts à l’usage, mais
aussi de plus en plus de pièces et composants
à destination d’usines chinoises d’assemblage
en europe ? Sous-traitant pour des boîtes européennes ? en tout cas, plusieurs indices laissent présager que cela est sérieusement
envisagé : ouverture en février 2012 en Bulgarie d’une usine d’assemblage du constructeur chinois great Wall Motors ; création à
Châteauroux d’une zone d’activités indus-
trielles franco-chinoise, où une quarantaine
d’entreprises de l’empire du Milieu commencent à installer des centres d’assemblage
de produits high-tech où iront bosser 4000
personnes ; lancement en 2011 à Athlone, au
cœur de l’irlande, du projet de construction
d’un « hub industriel euro-chinois » où devraient turbinner à partir de 2015 8000 ouvriers irlandais. Ce ne sont plus seulement
des projets commerciaux, mais des projets industriels, qui sont au cœur des préoccupations européennes du patronat chinois. À
l’instar de l’implantation des firmes et de l’entrée des investissements chinois en Afrique
dans les années 1990 ?
La question suivante est, assez logiquement :
et alors, quid les conditions de travail ? en
préambule, précisons que sur l’ensemble de
ces projets, l’idée est d’embaucher des employés nationaux, qui bosseraient sous encadrement chinois – les centres de décision
restant à Shanghai. Pour avoir une petite idée,
rien de tel que de retourner sur les docks du
Pirée passés sous gestion chinoise, où 750 personnes bossent, dont huit chinois (chiffres de
2011) : de rares témoignages de travailleurs licenciés et les incursions (encore plus rares) de
l’inspection du travail rapportent des journées
de huit heures sans aucune pause (pour uriner : dans la mer), des heures supplémentaires
non payées, du travail non déclaré les jours de
repos, un salaire horaire deux fois moins élevé
que celui du docker voisin sur quai grec
(pourtant déjà bien diminué par les différentes mesures de rigueur depuis 2009), l’emploi massif d’intérimaires et de sans-papiers
sans aucune formation, la plupart par des
sous-traitants, avec comme conséquence un
taux d’accidents élevé, l’interdiction de la pratique syndicale, tout cela sans aucune convention collective – mais, dans une période de
crise où le chômage touche 25 % des travailleurs (automne 2012), il n’est pas compliqué
de trouver de la main d’œuvre, ni le soutien
affiché d’une partie de la population locale
qui voit l’arrivée de Cosco comme une chance
pour la région – ah, la crise... À noter que le
syndicat des dockers grecs a organisé dès 2008
une intense mobilisation, ponctuée d’affrontements avec la police, contre l’implantation
de Cosco au Pirée.
Pour finir, signalons que les investissements
de l’empire céleste dans des infrastructures
portuaires, et plus généralement de transport,
en europe, ne se limitent pas à la grèce :
Cosco est en train de s’installer en Croatie –
élargissement du port de rijeka et financement de la liaison ferroviaire le reliant à la
Hongrie ; et en France : Hutchison raflant
l’appel d’offres concernant, sur le gPM de
Marseille-Fos, l’exploitation du futur terminal Fos 4XL (mise en service pour 2017) ; des
investisseurs de Shangai finançant, en 2010,
quatre nouveaux portiques au Havre, desservi
par onze lignes maritimes régulières avec la
Chine – mais aussi en espagne, etc.
57
post-scriptum
58
Si la production elle-même a besoin des
moyens de transport, pour acheminer les
matières premières nécessaires à son activité,
comme pour ensuite acheminer les marchandises là où elles doivent se vendre ; les
capacités du transport, et en cela du transport maritime, ont pu influencer la forme
même de la production. Pour exemple, la
concentration dans de grands centres de
production, et plus tard le flux tendu et la
généralisation de la sous-traitance, n’ont été
possibles qu’avec un maillage toujours plus
efficace et plus étendu. 59 C’est la réactivité
du processus capitaliste, celui, double, de la
production et de la valorisation, qui est en
jeu. et il a maintes fois démontré souplesse
et ressorts. Ainsi que sa marge de manœuvre, qui est souvent très serrée pour l’entrepreneur, dans le procès de concurrence et
maximisation des coûts (par le flux tendu
entre autres), mais qui s’élargit pour le capital en général lors d’agressions extérieures.
on le voit en situation d’intempéries, avec
un nuage volcanique (de marque islandaise
par exemple), une chute de neige intempestive, ou un coup de vent abîmant un caténaire mal entretenu.
Fukushima, dont on ne sait plus si l’on doit
le nommer catastrophe, tribulation ou calamité, a finalement révélé cette inquiétude
capitaliste : comment ne pas rompre, coûte
que coûte, la chaîne de production. C’est
bien cette question qui rapidement prit le
dessus, plus que la mort et la terreur qu’aurait pu inspirer un magma en fusion de
réacteur super-puissant. Cette considération fait écho aux enjeux modernes du capitalisme : si le flux tendu a permis une
forte réactivité, et donc une forte valorisation, il en faudrait encore plus maintenant.
Pour le capital, il n’est pas possible que des
intempéries ou des catastrophes naturelles
(qui, vu l’état de la planète, ne vont qu’accroître et se banaliser), des erreurs humaines
ou des révoltes intempestives ne grippent la
production, son transport et sa valorisation,
donc en partie l’écoulement de la marchandise. Ce n’est sûrement pas le retour du
stock qui permettra de résoudre ces problèmes. Un article du new York times 60 illustre cette angoisse des capitalistes : « en
1997 il y eut un incendie dans l’usine d’aisin
seiki. […] Comme toyota travaillait à flux
tendu, il n’avait que deux à trois jours de
stocks et risquait de devoir arrêter toutes ses
usines pendant des semaines. Mais l’industriel
fit rechercher sans relâche un site de production alternatif. Et ses chaînes de montage ne
furent arrêtées que pendant deux jours. »
L’éclatement des centres de production de
par le monde, leur capacité à la polyvalence 61 seront sûrement des nouvelles for-
mes que cherchera à prendre le processus de
production. Cela veut dire pour les producteurs, le prolétariat mondial, une élasticité
et une docilité toujours à renouveler, sur ses
conditions de travail et sur la nature même
de son travail (la capacité de passer d’une
tâche à une autre), une concurrence encore
accrue entre les prolétaires (sous le salariat
comme sous l’auto-entreprenariat). Le rapport capitaliste, dans son principe même.
59. Ce en quoi d’aucuns pourraient y voir une vulnérabilité particulière. Sur ce débat, notons simplement ici que « la théorie qui défend que s’attaquer au
flux soit suffisant pour désorganiser, partiellement ou
définitivement, le capitalisme […] a été réfutée par les
faits. La dynamique et l’organisation du capital ne dépendent pas d’un centre avec des périphéries plus ou
moins tentaculaires. Le capital est doté de multiples
centres névralgiques. s’il l’on en coupe un, il est soit
remplacé, soit contourné. » (paradoxes en automne,
2011) À nouveau, il faut comprendre le capitalisme
comme un rapport social : sa destruction n’est donc
définitivement pas une affaire technique, ou de simple décision politique.
60. Article du 19 mars 2011, traduit par échanges et
mouvement dans la brochure « Marchandises, transport, capital et lutte de classe », mai 2012.
61. en temps de guerre, on a vu des usine de mou-
linettes à café devenir très rapidement des usines
d’armement.
[annexe]
abordages
2008, ArMATeUrS, ASSUreUrS eT ÉTATS doivent se préoccuper d’acteurs encombrants : les terrifiants pirates somaliens. en avril 2008, l’attaque du voilier Le
ponant (dont l’armateur n’est autre que la CMA-CgM) et la séquestration de son
personnel et de ses passagers par une poignée de voyous des mers avaient provoqué
l’ire au sommet de l’État français qui en profita, quelques semaines plus tard, pour
faire voter au Conseil de sécurité de l’oNU la résolution n° 1816, autorisant l’entrée
dans les eaux territoriales somaliennes de navires de guerre engagés dans des opérations de lutte contre la piraterie, sous prétexte de protéger les bateaux du Programme alimentaire mondial chargé d’acheminer de la nourriture dans ce pays.
DePUiS
Décembre 2008, début de l’opération Atalante, première opération navale de l’Ue
décidée par les 27 ministres de la défense : une dizaine de navires militaires et des
avions de patrouille, soit environ 1000 militaires, sont déployés dans le golfe d’Aden
(au nord de la Somalie), passage obligé vers le canal de Suez – par où transitent
chaque année plus de 20000 bateaux de commerce international, 75 % du trafic de
conteneurs et un tiers du pétrole brut mondial. Début janvier 2009, c’est la V e flotte
61
états-unienne qui y organise une force internationale anti-piraterie, en octobre 2009
l’oTAN (opération ocean shield), puis la Chine y envoie trois destroyers (c’est la première fois que cette armée missione des navires aussi loin des mers asiatiques). Depuis, uniformes russes et indiens ont rejoint l’invincible armada : depuis 2010, ce
sont en moyenne une trentaine de navires de guerre qui patrouillent dans le coin. en
2012, Atalante a reçu un nouveau mandat, autorisé par le gouvernement fédéral de
transition (gFT) de la Somalie, qui lui permet de bombarder, depuis la mer ou les
airs, les bases arrières (terrestres) présumées des pirates : ports ou villages côtiers où
auraient été observés rassemblements douteux de bateaux ou entrepôts suspects.
62
en 2008, selon les estimations du Bureau maritime international (BMi), qui a récemment ouvert une officine entièrement dédiée à la piraterie, plus de 110 navires y
auraient été attaqués par des pirates (plus du double qu’en 2007), une quarantaine
interceptés avec plusieurs centaines de membres d’équipage retenus. Peut-être se souvient-on du cargo ukrainien avec à son bord 33 chars dont la destination restait plus
que floue, arraisonné fin septembre et rendu début février 2009 contre une grosse valise remplie de billets larguée d’un hélicoptère, ou du super-pétrolier saoudien, le sirius star, capturé à 900 kilomètres des côtes mi-novembre 2008, avant d’être emmené au large d’un petit village de pêcheurs : la rançon obtenue pour sa libération en
janvier 2009 aurait été de 3 millions de dollars (sa cargaison de pétrole était estimée à
80 millions d’euros). en 2008, les rançons auraient rapporté plus de 30 millions de
dollars aux pirates somaliens.
en 2009, plus de 210 attaques ont été enregistrées au large de la Somalie, mais avec
un taux de réussite moindre : une cinquantaine de captures de navires. en 2010, 219
tentatives recensées pour 49 détournements ; en 2011 237 assauts pour 28 prises. et
le déplacement de l’activité pirate est notable, du golfe d’Aden à l’océan indien : la
plupart des actes de piraterie se déroulent dorénavant à l’est de la Somalie, voire plus
au sud, au large du Kenya et des Seychelles (le canal du Mozambique voit aussi passer
des milliers de bateaux par an, qui y transitent vers les ports d’Afrique du Sud).
Delta du Niger
Le golfe de guinée est la deuxième zone,
après celui d’Aden (en nombre d’attaques),
où se pratique la piraterie contemporaine.
Un élément à lui seul permet de comprendre dans les grandes lignes la situation : les
réserves pétrolières du Nigéria sur terre et
offshore. Premier producteur africain de
pétrole, deuxième pays le plus riche du
continent après l’Afrique du Sud, le Nigéria engrange dans ce secteur 95 % de ses
ressources et garde un budget en déficit. Le
pays est dépendant des compagnies qui exploitent les gisements (Shell, historiquement, mais aussi exxon, Total et des
dizaines de compagnies russes, chinoises,
etc.), malgré la nationalisation dans les années 1970 de l’industrie pétrolière nigériane (ce qui n’est pas non plus étonnant).
La corruption est « endémique », la destruction des ressources par la pollution pétrolière gigantesque. Des groupes sabotent
quotidiennement les pipelines pour se procurer du pétrole avant qu’il ne soit exporté.
Face à cette réalité, se crée dans les années
90 le MoSoP (Mouvement pour la survie
du peuple ogoni, une des 250 ethnies
composant la population d’un pays qui dénombre 36 états fédérés et 521 langues, et
qui vit principalement dans la région du
delta du Niger), mouvement non violent
qui protestait contre les exactions de Shell
et la destruction de leur territoire. Des manifestations de masses mirent à mal la production de pétrole en 1992. La réponse fut
rapide, plusieurs leaders du mouvement furent assassinés durant des opérations militaires et policières d’envergure. en 2005 était
créé le MeND (Mouvement d’émancipation
du delta du Niger), réseau de groupes de lutte
armée qui s’engageaient alors dans une véritable guerre au gouvernement fédéral et aux
compagnies pétrolières : sabotages, attaques
de bases militaires, enlèvements de ressortissants étrangers travaillant pour les compagnies pétrolières... Les pertes au plus fort de
l’activité (2008-2009) se comptent en dizaines de millions de dollars pour Shell mais
aussi pour l’État alors que la production est
fortement ralentie. L’armée lance plusieurs offensives sanglantes, en bombardant la région.
Si certains de ses membres se sont, semble-til, reconvertis dans la piraterie au large des
côtes, le porte-parole du mouvement s’offre
de temps en temps comme intermédiaire
entre les autorités et les preneurs d’otage – et
dans une amnistie prononcée durant l’été
2012, plusieurs groupes se sont reconvertis...
en gardiens de pipelines.
Le MeND (et ceux qui peuvent s’en réclamer) n’est pas non plus le seul acteur de la
piraterie dans la région, d’autres groupes
armés se sont formés autour de revendications similaires et voient dans la piraterie un
moyen d’obtenir les ressources nécessaires à
leurs luttes.
Le golfe de guinée est très prometteur en réserves d’or noir, et la production ne fait
qu’augmenter. L’attention des États-Unis, notamment, se tourne de plus en plus vers cette
source d’approvisionnement, mais, malgré la
résolution de l’oNU quant à la nécessité de
se mobiliser face à la piraterie, et la présence
croissante des armées internationales pour
défendre leurs intérêts stratégiques, les efforts
restent concentrés dans le golfe d’Aden. (La
résolution ne manque pas de rappeler d’ailleurs qu’il existe ici des souverainetés nationales à la différence de là-bas, manière de dire
que les pays de la région doivent savoir assumer leurs problèmes.) et on peut se douter
qu’en appliquant les mêmes méthodes militaires le succès sera tout aussi relatif, et encore
faudrait-il avoir les moyens de mobiliser en
permanence autant de navires dans la région
qu’au large de la Somalie.
Le gouvernement fédéral du Nigéria n’a rien
avoir avec le gouvernement provisoire somalien (gFT), la région est certes plus stable
que la corne de l’Afrique mais la volonté affichée de coopérations des pays africains n’est
pour l’instant pas suivie d’effets.
De plus le trafic du pétrole détourné profite
avant tout à ceux qui ont quelques poids politique et financier sur place. Les plus pauvres
percent les pipelines qui passent dans leurs
villages au risque de se faire exploser, d’autres
revendent le brut exproprié qu’ils ont racheté
à vil prix aux pirates.
Comme en Somalie, l’idée qu’à la force militaire il faut allier la justice pour sortir de la
misère des millions d’individus, si l’on veut
vraiment mettre fin à ce « fléau », laisse songeur. Lorsqu’on voit à quoi ressemble la région du delta on imagine mal qu’il puisse
exister une volonté politique de rendre cette
région plus vivable si tant est que cela soit
possible. Les armées réduiront tant bien que
mal les risques et les pertes en limitant la piraterie, le pillage des ressources et la destruction des territoires continueront.
63
Même si la plupart des faits de piraterie ont lieu au large de la Somalie, il ne faudrait
pas oublier que des pirates opèrent également dans d’autres parties du globe : golfe du
Bengale, golfe de guinée, Caraïbes, archipel indonésien et détroit de Malacca 1. en
2010 et 2011, le BMi a ainsi enregistré plus de 400 attaques de par le monde : le problème n’est pas particulièrement somalien... Faiblesse, voire absence, des pouvoirs locaux, instabilité politique de la région et corruption massive, grande disponibilité
d’armes peu chères après des années de conflits militarisés, paupérisation des populations littorales, pillages de leurs ressources, espace géographique propice (étendue des
golfes d’Aden et de guinée, multitudes d’îles où se réfugier en Asie du Sud-est) et
zone de transit mondial des marchandises forment un faisceau de facteurs propices au
développement de la piraterie moderne.
64
La question de la marchandise importe peu aux modernes écumeurs des mers : il
s’agit essentiellement de détourner les navires, avec leurs équipages, les retenir en
otages 2 pour négocier une rançon. 3 Les conteneurs sont par exemple rarement visés,
d’autant plus qu’il est quasiment impossible d’en connaître le contenu, et allez manipuler des piles de boîtes sans grues ni portiques, vous aurez l’air malin. quant aux
vraquiers, il est encore plus impensable de décharger leur contenu, d’autant plus que
les navires capturés ne sont pas amarrés à quai (et pour cause, les pirates n’en disposent guère), mais gardés au chaud au large. Les pirates contemporains ne sont pas des
pillards, contrairement à leurs lointains prédécesseurs qui faisaient régner la terreur
dans les Antilles, pour qui les cargaisons (et certaines raisons géopolitiques) étaient
déterminantes et qui organisaient un recel, indexé aux marchés. Aujourd’hui, le détournement de marchandises est quasi-inexistant, et c’est principalement la valeur du
navire et de l’équipage qui détermine les négociations pour les rançons : en 2011 elles
s’élevaient en moyenne à cinq millions de dollars par prise (augmentation notable depuis 2008), quelle que soit la cargaison. Bref, comme toute activité dans le capitalisme, même de survie, la piraterie n’est rien d’autre qu’une activité... capitaliste, en
l’occurrence un système d’affaires commerciales entérinant parfaitement la centralité
de la valeur d’échange dans le rapport social.
1. entre indonésie et Malaisie, ce détroit est le plus
long (800 km) et le plus fréquenté du monde, en
sortie de Singapour et de la mer de Chine, sur la
route maritime est-ouest. À la fin du 20 e siècle,
c’est là que se concentraient la plupart des actes de
piraterie, mais depuis, il semble que les bandes de
pirates se soient recyclés en milices, supplétives des
armées, monnayant leur protection aux navires...
2. Fin 2011, 800 marins étaient ainsi détenus. La
majorité des séquestrations dure moins de quelques
semaines. Le sort des navigants intéresse leurs patrons, les armateurs, en fonction de critère sociaux
très marqués : selon que vous soyez officier européen
ou mataf ghanéen, les négociations ne se déroulent
pas à la même vitesse...
3. Juridiquement, sont qualifiés d’actes de piraterie
non seulement l’attaque de bâtiments en pleine mer,
mais aussi le vol d’amarres et le cambriolage dans les
ports, ainsi que le racket mafieux des équipages.
*
Aux côtés des armées régulières, d’autres moyens sont employés : dans le privé, la
perspective de nouveaux marchés sécuritaires excite plus d’une officine. La société
militaire privée (SMP) Secopex, basée à Carcassonne, a signé début mai 2008 un
contrat exclusif avec le président somalien portant sur la formation de la garde présidentielle mais aussi sur la sécurité des eaux somaliennes : entraînement de troupes
spéciales, installation de dispositifs technologiques de surveillance, etc. Cette SMP
propose également de faire embarquer son personnel armé à bord de navires de commerce, mais « de façon très professionnelle et dans le respect du droit international et des
lois en vigueur dans les eaux territoriales où les bateaux sont amenés à évoluer », tient à
rassurer son patron. Xe (plus connue sous son ancien petit nom : Blackwater), la célèbre SMP qui s’est distinguée tant en irak aux côtés de l’armée US qu’à la Nouvelleorléans lors du matage des pillages qui ont suivi le passage de l’ouragan Katrina, offre le même type de services aux armateurs. Cette solution n’est pas encouragée par
tous les pays, même si elle est moins coûteuse que l’envoi de militaires, et les systèmes juridiques internationaux restent flous à ce sujet. Mais de plus en plus de
compagnies recourent à l’emploi de tels barbouzes sur leurs navires.
D’autres entreprises de pointe planchent sur des systèmes d’électrification des
coques des navires, de vidéosurveillance, de canons sonores ou à eau, et de nouvelles
idées architecturales : équiper les bateaux d’un « donjon » imprenable, où pourrait se
réfugier l’équipage en attendant l’arrivée de la cavalerie. Ces dispositifs sont aussi synonymes de modification du travail à bord : les directives données par les armateurs
stipulent explicitement que les marins doivent rajouter à leurs journées de labeur
rondes, quarts de veille supplémentaires, surveillance au mouillage, des formations
de type « gestion de crise » sont de plus en plus proposées aux navigants – qui se posent quelques questions : ils ne sont pas censés être vigiles.
Autre dispositif répressif : la justice. Dans un premier temps, les pirates capturés
étaient ramenés dans des geôles du pays d’où les militaires étaient partis. Mais ensuite, cela se compliquait pour les différentes cours nationales intervenant dans le
65
dossier : entre la nationalité de l’armateur (qui porte plainte), le pavillon du navire
et la couleur du drapeau des militaires qui ont arrêté les pirates, il n’est pas simple de
déterminer quelle juridiction est la plus compétente. et puis les textes étaient jusque
récemment quelque peu poussiéreux : cinq Somaliens ont été condamnés en juin
2010 à rotterdam en vertu d’une loi anti-pirate datant du 17 e siècle... Alors les
États se sont organisés pour passer de nouvelles lois : en France, la loi du 5 janvier
2011 identifie la piraterie à la criminalité organisée, avec des peines pouvant aller
jusqu’à trente ans de réclusion, et permet de juger toute personne ayant porté atteinte à des ressortissants français. en outre, elle octroie aux officiers de la marine
nationale des compétences de police judiciaire (constatation des infractions, arrestations, saisies...). Deux procès se sont depuis tenus en France : en novembre 2011, la
cour d’Assises de Paris a condamné cinq des six Somaliens accusés de la prise
d’otages du voilier Le carré d’as (2008) à des peines de quatre à huit ans de taule ; en
juin 2012 ce sont les auteurs présumés de l’attaque du ponant qui étaient jugés par
la même cour : deux acquittements et quatre condamnations de quatre à dix ans de
prison furent prononcés.
Mais au-delà des eaux troubles du droit international et national, les États pilotant les
diverses forces anti-piraterie cherchent surtout à se débarrasser de la question encombrante que pose la tenue de tels procès et de telles peines. Diplomatie internationale,
nouvelle résolution à l’oNU (1918, avril 2010) : des efforts considérables ont été déployés pour inciter des pays de la région à prendre en charge procès et détention
(puisque la Somalie n’est pas en état de le faire). Ainsi, ce sont plusieurs centaines de
pirates qui ont été livrés (au cours du premier semestre 2010) par les militaires aux
administrations du Puntland (une des régions autonomes de Somalie) et surtout au
Kenya (où a trouvé refuge le gouvernement provisoire somalien) – et d’actifs pourparlers sont en cours avec la Tanzanie, les Seychelles et le Yemen. Ce qui n’est pas simple : les tribunaux et les prisons de ces États sont généralement engorgés – c’est par dizaines que des pirates ont déjà été relâchés par le Kenya, immédiatement après leur
incarcération, avant même tout procès – bref, il faudra débloquer des fonds…
*
en 2011, la sécurisation du golfe d’Aden a ainsi coûté, aux États et aux armateurs,
sept milliards de dollars : financement des expéditions militaires (2,5 mds $), nouveaux équipements sur les navires, rétribution des SMP, hausse des coûts d’assurance
et surcoûts en carburant (plus un bateau va vite, plus il est difficile à aborder : cette
mesure a coûté plus de deux milliards de dollars aux armateurs) – et rançons, estimées à 150 millions de dollars. Comme toujours, ce qui coûte à certains rapporte à
d’autres. et pour les armateurs, ces gros chiffres ont tout bonnement été absorbés par
une hausse des tarifs du transport, elle-même mécaniquement répercutée, in fine, sur
le prix des marchandises, à hauteur de 1 % environ – il n’y a décidément pas à fantasmer sur une éventuelle menace que feraient peser quelques « oubliés de la mondialisation » sur l’économie planétaire... La piraterie constitue une gêne 4, ni plus ni
moins, ce qui n’est pas rien non plus : même si à l’échelle du capitalisme, ce ne sont
pas quelques dizaines de bateaux en plus ou en moins qui mettent en péril le business, ce phénomène appelle nécessairement une réponse musclée, car la fluidité de la
circulation des marchandises reste un enjeu majeur – pour la grande bleue, il suffit de
penser à l’histoire et l’actualité de la militarisation de Suez, Panama ou du détroit
d’ormuz pour s’en rendre compte.
Bien sûr, il y a toujours d’autres considérations à prendre en compte, dès qu’une opération de maintien de l’ordre est décidée, que la seule efficacité en matière de sécurisation. et la présence de toutes ces flottes autour du golfe d’Aden rappelle que cette
région est depuis longtemps considérée comme hautement stratégique par les
grandes puissances : c’est à proximité que se situent les principales réserves de pétrole,
l’iran n’est qu’à quelques encablures, les armées présentes en Afghanistan circulent
dans ces eaux (la V e flotte des USA est stationnée à Bahreïn). et le Yemen voit d’un
mauvais œil ce qu’il qualifie de « danger pour la sécurité nationale arabe », qui pourrait
préluder à un plan d’internationalisation de la mer rouge un temps avancé par israël
et rejeté par les pays Arabes. et de proposer que cette police maritime soit assurée par
les pays voisins de la Somalie.
67
4. en 2008, Maersk avait décidé de faire contourner, l’Afrique par le Sud, via le cap de Bonne-espérance, pour leur faire éviter de traverser la zone à
haut-risque au large de la Somalie. Mais quelques
semaines plus tard, l’armateur se rendit à la raison
économique : faisant embarquer quelques vigiles, il
fit reprendre à ses capitaines la route de Suez.
Cette course effrénée à la lutte contre la piraterie obéit aussi à d’autres impératifs, dépêcher des navires dans cette zone est un moyen de rappeler sa puissance et participer
à la concurrence de plus en plus forte des légitimités et souverainetés sur les océans.
C’est la continuation d’une lutte d’influence qui se joue aussi et de plus en plus dans
le Pacifique. Ce n’est pas un hasard si Chinois, Japonais, russes et indiens, outre
qu’ils veulent protéger les voies de circulation des marchandises, se pointent en même
temps dans le golfe : les mers deviennent une vitrine géopolitique quand il ne s’agit
pas tout simplement, comme le long des côtes du sud-est asiatique, de s’installer durablement pour préparer l’avenir. Les États-Unis ne s’y trompent pas en décidant récemment de basculer une partie de leur flotte en Atlantique vers le Pacifique, alors
que la Chine installe ses bases jusqu’en Birmanie, provoquant depuis 2010 une surenchère de manœuvres militaires marines dans toute l’Asie : inde, Japon, Corée du Sud,
Philippines, Vietnam, indonésie, tous les pays riverains de la mer de Chine méridionale s’agitent, les fibres nationales se raidissent bien au-delà des eaux territoriales, les
alliances se renforcent et le moindre rocher devient un enjeu diplomatique, surtout
quand on y soupçonne quelques gisements minéraux – et cela, dans une zone où le
transport maritime international est le plus dense au monde.
*
revenons à nos pirates et à nos bidasses : on peut bien estimer, sans même en être
étonné (la zone à surveiller est immense, 3000 km de côtes, un espace gigantesque à
quadriller – la superficie du golfe d’Aden correspond à la moitié de celle de la France),
que le bilan du spectaculaire déploiement militaire n’est pas particulièrement probant
en matière de dissuasion : certes le nombre de captures de navires et de leurs équipages diminue, mais la baisse du nombre d’attaques est insignifiante. en fait, la présence de la troupe semble avoir pour effet principal l’éloignement d’une partie des
opérations, toujours plus loin des côtes somaliennes : fin 2011, une attaque dans les
Maldives, à plus de 3000 km à l’est, en mai 2012 le détournement d’un pétrolier au
large d’oman (à 2500 km), ont provoqué beaucoup d’émois – et l’Afrique du sud
s’inquiète depuis quelques temps d’être à son tour touchée par la piraterie somalienne. Toujours plus loin signifie toujours plus d’audace mais aussi d’incertitudes et
de risques, ce qui explique certainement plus la moindre réussite des abordages que
l’intervention militaire en tant que telle. L’envoi de la soldatesque a un effet certain
d’endiguement du phénomène (personne ne peut dire si sans les opérations militaires
il y aurait plus d’attaques, mais on peut le penser), mais en aucun cas d’éradication.
on aurait pu s’attendre à ce que les plus puissantes armées du monde matent en
quelques opérations de simples pêcheurs mal équipés (les estimations évoquent 2 000
pirates en tout), ce n’est manifestement pas le cas : le théâtre des opérations laisse une
certaine impression de désordre.
Alors, quelques experts pétris de bon sens et de bonnes intentions laissent entendre
que, peut-être, la solution serait de régler le problème à terre par des moyens autres
que seulement militaires. qu’il est difficile d’empêcher les plus pauvres de convoiter
des richesses qui circulent devant leurs yeux, surtout lorsqu’on finit de piller une de
leurs seules ressources : le poisson. en bref, qu’il faudrait développer la région, que les
populations se découvrent un avenir autre que la piraterie. C’est-à-dire ?
contexte somalien
Depuis la chute du président Siad Barre en 1991, la guerre civile et le fiasco de l’opération américaine « restore Hope » (rendre l’espoir...) en 1992 sous mandat de l’oNU,
la Somalie n’a pas de gouvernement à proprement parler. Le gouvernement fédéral de
transition (gFT) mis en place en 2004 n’a que peu de contrôle sur le territoire si ce
n’est certains quartiers de la capitale et n’est pas reconnu par grand monde sur place,
si ce n’est les pays étrangers, États-Unis et Union africaine en tête. Luttes de clans,
prise de pouvoir par l’union des tribunaux islamiques (en 2006), soutenus par l’Érythrée, guérilla anti-gFT de sa branche armée dite radicale, les miliciens shebab (« les
jeunes »), interventions militaires de l’Éthiopie (2006) puis du Kenya (2011) contre
les islamistes, conflits entre le Puntland et le Somaliland, pays semi-autonomes auto-
69
proclamés pendant la guerre civile des années 1990, ... vingt ans de guerre sans parler
des famines récurrentes dans ce qui est considéré comme la région la plus pauvre et
« instable » du monde, font au moins un million de morts et des millions de déplacés
dans les pays frontaliers.
Après les « islamistes radicaux » ce sont les pirates qui remettront la Somalie sur le devant de la scène médiatique. et malgré toutes les bonnes volontés il est difficile de mettre en évidence des intérêts communs entre les « voyous des mers » et les « fanatiques » 5.
Début 2006, quand l’Union des tribunaux islamiques prend le contrôle d’une
grande partie du territoire somalien, ils déclarent la piraterie haram (péché) et la
combattent armes à la main. De fait, jusqu’à ce que ces tribunaux soient chassés par
l’armée éthiopienne (fin 2006), le nombre d’attaques dénombrées sur mer diminuera
sensiblement. Puis lorsqu’ils reprendront le contrôle de certains territoires, quelques
semaine splus tard (début 2007) ils décideront finalement de taxer les butins, plutôt
que d’interdire la piraterie.
70
5. « nous sommes les shebab de la mer et nous n’avons
pas peur des shebab de la terre », Mohamed Saïd,
porte-parole des pirates du sirius star.
6. 150 000 tonnes de thon sont pêchées par an dans
la région, soit 35 % de la pêche espagnole, par
exemple.
experts en géopolitique, journalistes, militaires, porte-parole des autorités internationales, tout ce beau monde l’admet assez vite : les acteurs de cette grande menace sur les
bonnes affaires sont pour la plupart des pêcheurs somaliens ou d’anciens militaires des
diverses armées défaites ces vingt dernières années. et lorsqu’ils avancent des revendications, celles-ci ne cadrent pas tellement avec la lutte contre les mécréants. ils affirment simplement la légitimité de la ré-appropriation d’une partie des richesses pillées
depuis des années, notamment par les pêcheries internationales qui viennent se servir
allègrement dans les eaux poissonneuses de l’océan indien. en effet, qui dit absence
de souveraineté dit absence de contrôle des licences de pêche pouvant normalement
coûter des millions de dollars. il semble d’ailleurs qu’il y ait un lien de parenté entre
des garde-côtes improvisés vendant des fausses licences et la piraterie : les premières attaques répertoriées étaient des abordages de thoniers européens et asiatiques. 6
outre le pillage industriel des réserves de poisson, une autre conséquence de l’absence de contrôle des côtes a été le largage de fûts mystérieux au large de la Somalie
7. « La rançon que nous demandons est notre réponse
aux déchets toxiques qui ont continuellement été déversés sur les côtes de notre pays depuis près de vingt ans.
Les côtes somaliennes ont été détruites et nous croyons
que cet argent n’est rien, comparé à la dévastation que
nous avons vu dans nos mers. » Déclaration du porteparole de l’opération contre le Faina, cargo russe
convoyant 33 chars à destination du Soudan-sud,
arraisonné en octobre 2008. Les pirates ont obtenu
quatre millions de dollars.
8. Concernant les chiffres sur les attaques, les plus
officiels sont ceux du Bureau maritime international, officine privée où les différents acteurs déclarent
d’eux-mêmes les attaques. on comprendra que
selon les intérêts que l’on représente on ait plus ou
moins tendance à sous-estimer ou au contraire surestimer le nombre d’attaques. Un armateur n’a pas
tellement intérêt à déclarer des attaques à répétition
à ses assureurs et, selon l’équipage et la nature de la
marchandise qu’il transporte il sera plus ou moins
prompt à se manifester. Les chiffres donnés par les
différentes sources sont donc à prendre avec certaines pincettes. Voir également bibliographie p. 76.
et qui échoueront sur les plages à l’occasion du tsunami de 2004. Vu les symptômes
immédiats et l’explosion de malformations infantiles constatés par les médecins, il a
fallu admettre que ces fûts contenaient des déchets radioactifs. Mais les villages de
pêcheurs n’ont pas attendu 2004 pour se douter que leur littoral servait de décharge
industrielle. 7 Se débarrasser ainsi de ces encombrants résidus chimiques ou radioactifs du bien être économique mondial coûte 100 fois moins cher que de les traiter selon les normes européennes, par exemple. Un membre des volontaires des gardecôtes de Somalie déclarait ainsi : « nous voulons arrêter la pêche illégale et l’immersion
des déchets dans nos eaux. nous ne nous considérons pas comme des bandits des mers.
nous pensons que les bandits des mers sont ceux qui pêchent illégalement et utilisent nos
mers comme une décharge, rejettent leur déchets dedans et viennent naviguer en armes
devant nos côtes. »
Alors quand des pêcheurs-pirates disent qu’il n’y a plus de poisson et qu’ils n’ont pas
beaucoup d’alternative pour survivre, tout le monde finit par le reconnaître, même à
demi-mots. Dans ce cas, la solution pour retirer le moindre soupçon de légitimité
morale à ces bandits, c’est d’inscrire leurs forfaits au compte du « crime organisé », des
mafias dont la piraterie ne serait qu’un secteur d’activité parmi d’autres beaucoup
moins romantiques.
De fait, il est très difficile de comprendre la manière dont s’organisent les forbans,
comment se distribue le butin, qui fournit les armes et le carburant nécessaire, etc.
Selon les sources 8, il faut 2000 à 10000 dollars pour monter une opération ; c’est-àdire engager des hommes, acheter le matériel, parfois des renseignements. S’il est possible d’imaginer que des villages se cotisent pour monter une opération à ce prix,
dont ils répartiront les bénéfices, on peut se douter qu’ils ne représentent pas la part
la plus importante des investissements. Les investisseurs seraient alors des propriétaires de compagnies de pêche locales, des hommes d’affaires et politiciens, ... D’autres avancent que certains pirates, après quelques opérations, arrivent à cumuler un
capital suffisant pour se faire entrepreneurs à leur tour.
71
quand une rançon de trois millions de dollars est versée ou qu’un thonier est revendu
150000 dollars une fois maquillé, il est difficile d’imaginer que les pirates touchent
50 % du butin comme certains l’affirment, même si on compte tous ceux qui auront
droit à leur part : les pirates et leur famille s’il décèdent lors d’une attaque, les chefs de
village qui planquent les pirates chez eux, le pêcheur qui loue son bateau, les intermédiaires, le berger qui fournit la nourriture, etc.
72
Le gouvernement du Puntland s’inquiète du chiffre annuel de la piraterie : 50 millions de dollars, soit plus que son propre budget. Si 50 % de cette somme revenait aux
pirates la structure sociale du pays aurait connu un changement en dix ans difficilement observable aujourd’hui ! De plus, cette « inquiétude » permet d’omettre que les
dirigeants du Puntland ne sont pas les moins bien placés pour profiter de cette manne
informelle. La réalité est sûrement plus proche de ce qui se pratique dans n’importe
quel secteur économique dans le monde : d’un côté des salariés qui vendent leur force
de travail pour une bouchée de pain, une fois dépossédés de leur moyen de subsistance, de l’autre des entrepreneurs qui ont pu accumuler suffisamment de capital
pour investir et accaparer la plus-value qu’ils ré-investiront ailleurs, faute de débouchés intéressants pour l’instant en Somalie. 9
Les alternatives pour beaucoup de Somaliens sont la piraterie, l’engagement dans
l’une des nombreuses milices, islamistes ou non 10, et l’exil. Chaque année des dizaines de milliers rejoignent le Yemen ou le Kenya qui à eux deux recensent au moins
600000 Somaliens dans leurs camps de réfugiés. Chaque année entre 200 et 600 personnes meurent officiellement en tentant la traversée du golfe d’Aden. il y a d’ailleurs
fort a parier que ces trois activités se recoupent à l’occasion : un homme qui s’engage
dans une milice puis tente le coup en tant que pirate ; l’homme d’affaires qui investit
aussi bien dans la piraterie que le trafic d’armes ou le passage des frontières, etc.
Ne parler que d’une piraterie semble simpliste. on peut imaginer, sans trop de risque
de se tromper, que les attaques sont tant le fait de réseaux organisés aux capitaux plus
ou moins intégrés à l’économie dite formelle 11, que de pêcheurs plus isolés qui attaqueront des cibles moins intéressantes et plus dangereuses.
9. Durant l’été 2012, a été annoncée la création prochaine d’une bourse somalienne – installée au
Kenya.
10. Les luttes pour le contrôle des territoires n’opposent pas seulement le très fantomatique gouvernement provisoire, ses alliés d’un jour et les shebab : il
est réducteur d’appréhender les conflits sous cet
angle unique, alors que le pays est composé de centaines de clans et de sous-clans, en forte concurrence
(armée) les uns les autres depuis des décennies. De
toute façon, dans les luttes de pouvoir, la donne religieuse ne suffit jamais à expliquer ce qui se joue.
elle tend plutôt à masquer les aspects sociaux, économiques et géopolitiques des conflits. Mais la vertu
magique du mot « islam », censé permettre à n’importe quel lecteur de journal de comprendre les ressorts de ce qui se joue en bas de chez lui ou à
quelques milliers de kilomètres, est une vieille lubie
des journalistes, sociologues et experts en tout genre.
Ajoutons que le mot « shebab », à coup sûr, désigne
des réalités multiples, des enjeux et contradictions
qu’un terme unique ne peut que masquer. La paresse
intellectuelle ne suffit pas à justifier l’usage systématique de mots-clés fourre-tout.
11. Dans le numéro 134 (2009) de la revue Hérodote
consacré à la piraterie, il est fait mention de traces
retrouvées de certains butins dans les banques de
Dubaï, sans donner plus d’explication. C’est un peu
cavalier mais l’idée ne paraît pas extravagante. Tout
comme le fait que les pouvoirs en place dans la région s’accaparent une bonne partie des richesses détournées. Au temps de l’ancienne piraterie les luttes
entre États et le partage du butin ne se faisaient-ils
pas aussi par l’intermédiaire des pirates et corsaires ?
Les premiers faits de piraterie répertoriés en Somalie datent du milieu des années 90.
en vingt ans le phénomène a connu de nombreuses évolutions. Ce qui pouvait être le
fait d’alliances éphémères entre villages ou clans réagissant au pillage de leurs ressources et aux largages de déchets industriels a pu évoluer en une activité plus structurée, hiérarchisée, les capitaux se concentrant en quelques mains, les profits en vue
attirant d’autres acteurs voulant toucher leur part...
Les bonnes paroles sur la nécessité d’allier présence militaire et aide au développement pour éradiquer la piraterie laissent un goût amer. Des décennies de guerre, des
millions de déplacés et de morts, des programmes humanitaires aussi efficaces que le
prouvent les famines récurrentes, des interventions militaires, elles aussi humanitaires, provoquant exils et massacres nous renseignent suffisamment sur l’importance
accordée aux habitants de la corne de l’Afrique.
il se pourrait, par contre, qu’une vieille motivation pousse les investisseurs institutionnels à revenir en Somalie : les réserves en pétrole, gaz et uranium, entre autres,
dont l’existence est soupçonnée depuis les années soixante est maintenant attestée.
Les premiers forages ont commencé au Puntland. Les estimations varient mais il semble qu’il n’ait pas été vain de laisser un pays se vider de sa population à coups de
guerres civiles et d’exil et un appareil d’État disparaître sous les décombres des luttes
de pouvoir. on a vu comment se traduit pour un pays comme le Nigeria la richesse
des sous-sols, on n’ose imaginer le sort réservé aux Somaliens qui n’ont pas encore fui.
et les ronds dans l’eau des navires de guerre dans l’océan indien ressemblent de plus
en plus aux ronds dans le ciel des charognards qui attendent que leur proie soit à la
bonne température.
73
au fil de l’eau
sources, bouquins, brochures & articles, sites internet
et quelques films, qui ont accompagné, de près ou de
loin, l’écriture de ce texte. [les * concernent des textes
publiés sur le reposito présenté en fin de bibliographie]
Tout d’abord : ce cahier constitue un développement de certains points abordés, avec le collectif de
la mouette enragée (de Boulogne-sur-mer), dans le
livre Fortunes de mer. Lignes maritimes à grande vitesse : les illusions bleues d’un « capitalisme vert »,
Acratie, 2010, dont une présentation se trouve ici :
<http://lamouetteenragee.over-blog.com/articlepresentation-de-fortunes-de-mer-87444580.html>
1. transport maritime
Principale source académique consultée : les notes
de synthèse mensuelles et cartes de l’isemar, institut
supérieur d’économie maritime Nantes-St-Nazaire,
publiées sur <isemar.asso.fr> – dont : « Une décennie de conteneurisation en Afrique subsaharienne », n° 141, janvier 2012 ; « La crise maritime
internationale », n° 120, décembre 2009 ; « Conteneurs et porte-conteneurs : nouvel enjeu de la sécurité maritime », n° 99, novembre 2007 ; « Les
nouvelles échelles du transport maritime », n° 91,
janvier 2007; etc.
presse professionnelle – c’est-à-dire patronale :
Le Marin. L’hebdomadaire de l’économie maritime
en kiosques ; Le marin. Hs « enjeux maritimes
2011. Cartes, chiffres et analyses », coédité avec
l’isemar et l’Université de Nantes, décembre 2011 ;
<www.meretmarine.com> (« toute l’actualité maritime »), notamment des dossiers sur la marine marchande, la construction navale, la vie portuaire, la
piraterie, CMA CgM
Association française des capitaines de navires :
<www.afcan.org> et le regroupement des Armateurs de France : <www.armateursdefrance.org>
(dossiers, analyses)
François Lille, « Mauvais temps sur les mers »,
plein droit, n°61, juin 2004, « immigrés mode
d’emploi », <www.gisti.org/doc/plein-droit/
61/mers.html>
sources institutionnelles
Jocelyne Mallet, paroles de marins, 2008
[documentaire vidéo, avec témoignages de
navigants de la marmar]
Commission européenne, stratégie maritime
(dont le projet des autoroutes maritimes) :
<ec.europa.eu/transport/maritime/index_en.htm>
réseau transeuropéen de transports (agence exécutive de l’Ue, Direction générale Énergie et Transports) : <ec.europa.eu/ten/index_fr.html>,
dont la carte et le détail des « projets et axes prioritaires » (2005)
Programme Marco Polo ii, 2007-2013 (Ue) :
<europa.eu/legislation_summaries/environment/
tackling_climate_change/l24465_fr.htm>
Deux services du ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie :
<www.mer.gouv.fr>, <www.transports.equipement.gouv.fr>
agences internationales
organisation maritime internationale (agence
de l’oNU) : <www.imo.org> ; western europe sea
transport and motorways of the sea :
<westmos.eu/fr> ; <www.euromedtransport.org>
Publication annuelle de la Conférence des Nations
unies sur le Commerce et le Développement,
review of maritime transport, disponible sur
<unctad.org>
vogue la galère
François Lille et raphaël Baumler
(deux navigants de la marine marchande),
transport maritime, danger public et bien mondial,
éd. Charles Léopold Mayer, 2005
Un des aspects du transport maritime non abordé
ici : <coordination-maree-noire.eu/>
sur l’histoire sociale de la grande bleue
Marcus rediker, Les Forçats de la mer. Marins,
marchands et pirates dans le monde anglo-américain,
1700-1750, Libertalia, 2010
guy Le Moing, Grognes et colères de marins.
Cinq siècles de mutineries maritimes, Marines éditions, 2006 [jusqu’au détournement du PasqualePaoli lors du conflit contre la SNCM en 2005]
Deux (bons) romans : B. Traven, Le vaisseau
des morts [1926], La Découverte, 2004 ;
Kobayashi Takiji, Le bateau-usine [1929], Yago,
2009 [classique de la littérature « prolétarienne »,
dont l’auteur, membre du Parti communiste
nippon, est mort pendant une garde-à-vue]
conteneurisation
Marc Levinson, the box. Comment le conteneur
a changé le monde, Max Milo, 2011
Antoine Frémont, Le Monde en boîtes. Conteneurisation et mondialisation, institut national de
recherche sur les Transports et leur Sécurité,
Synthèse n° 53, 2004 ; « Les réseaux maritimes
conteneurisés : épine dorsale de la mondialisation », colloque de Saint-Dié, octobre 2005,
<archives-fig-st-die.cndp.fr/actes/actes_2005/
index.htm>
75
Du supermarché à la tombe, en passant par
les navires porte-conteneurs. Le transport maritime
conteneurisé, épine dorsale de l’invention de la société
économique mondialisée, 2007, <sortirdeleconomie.
ouvaton.org/brochure-porte-conteneurs.pdf>
gnage instructif d’un ancien docker, « L’historique
de mon métier »), international Docksworker
Council : <www.idcdockworkers.org>
guerre de classe sur les docks
« Dunkerque a la banane ! », 2011, <lamouetteenragee.over-blog.com/categorie-11869297.html>
international Dockers’ struggles in the Eighties :
Workers of the World, tonight !, <http://libcom.org/
library/workers-world-tonight-internationaldockers-struggles-1980s> [sur les luttes des
dockers en europe au tournant des 70/80’s]
Plusieurs articles sur la grève des dockers de Liverpool de 1995 dans la revue trimestrielle échanges
– Ken Loach a tiré de cette lutte un documentaire
(très pro-syndicaliste) : Les dockers de Liverpool,
1998
76
« La grève des dockers de Constanza », échanges,
n°126, automne 2008 [d’après un long article
de Wildcat, paru en anglais sur <libcom.org>]
Michel Pigenet (dir.), Le syndicalisme docker depuis
1945, Publication de l’Université de rouen, 1997
Michel Pigenet, « Les dockers. retour sur le long
processus de construction d’une identité collective
en France, XiXe-XXe siècles », Genèses, n° 42, 2001,
<www.cairn.info/revue-geneses-2001-1-page5.htm>
Jean Domenichino, Jean-Marie guillon, robert
Mencherini (dir.), Dockers de la Méditerranée
à la mer du nord : des quais et des hommes dans
l’histoire, edisud, 1999
rapport du Bureau international du travail (BiT),
travail dans les ports. répercussions sociales des nouvelles méthodes de manutention, 2002
Sites syndicalistes : <www.dockercgtmarseille.fr>,
<www.syndicatdockerslehavre.fr> (dont le témoi-
Pierre gras, Le temps des ports. Déclin et renaissance
des villes portuaires (1940-2010), Tallandier, 2010
Le développement du port de Sète par un collectif
d’opposants à son extension « à sec » :
<http://collectifnonhinterland.over-blog.com/>
pirates & boucaniers
Jean-Michel Barrault, pirates des mers
d’aujourd’hui, gallimard, 2007
Laurent Mérer, Moi osmane, pirate somalien,
Koutoubia, 2009 [quand un vice-amiral d’escadre,
qui a notamment dirigé les opérations navales
dans l’océan indien, ex-préfet de la mer, écrit
un livre documentaire-fiction…]
Francis Martin & Solomon Kane, pirates et terroristes en mer d’asie. un maillon faible du commerce
mondial, Autrement, 2005
Sembene ousmane, Le Docker noir [1956],
Présence africaine, 2008 [L’auteur de ce roman,
alors docker à Marseille, a participé à la (grande)
grève de 1947]
« Un pêcheur somalien dans le filet judiciaire »,
Monde diplomatique, février 2012
quelques films de fiction : Martin ritt, L’homme
qui tua la peur, 1957 ; Paul Carpita, Le rendez-vous
des quais, 1955 – censuré jusqu’en 1989... ; Peter
Watkins, Evening land, 1977 [grève sauvage sur
les docks de Copenhague contre la construction
de sous-marins nucléaires pour l’armée française]
Hérodote, numéros 134 (« Pillages et pirateries »,
2009) et 145 (« géopolitique de l’océan indien »,
2012)
chantiers navals
Sabrina Malek & Arnaud Soulier, un monde
moderne, 2005 – documentaire sur les ouvriers des
Chantiers de l’Atlantique (Alstom, à St-Nazaire)
à l’époque de la construction du queen Mary 2.
« La lutte dans les chantiers navals de gijòn »
(avec une « Chronologie des luttes et événements
à la naval Gijòn (1999-2007) »), Cette semaine,
n° 98, printemps 2009 [extraits traduits du livre
sobre la lucha en naval Xixòn, ed. la lumbre,
Xixòn, 2007]
Film de Fernando Leon de Aranoa, Les lundis
au soleil, 2003 [les tribulations de quelques ouvriers au chômage après la fermeture des chantiers
navals en galice, non sans d’âpres luttes…]
Bureau maritime international :
<www.icc-ccs.org/piracy-reporting-centre>
Dossier « Piraterie maritime. Les pirates à l’abordage
de la mondialisation », Diplomatie, n° 56, juin 2012
Voir aussi la note de synthèse n° 128 (octobre 2010)
de l’isemar, « Piraterie : perturbation de l’économie
maritime ? », et le dossier du site <www.meretmarine.com>.
sur le contexte somalien
« insurrection, riz, espoir et faucon noir... », 2001 *
« Somalia and the islamic threat to capital »,
aufheben, n° 2, 1993, <libcom.org/library/somaliaislamic-threat-capital-aufheben-2>
2. capital vs travail
transports et capital
Marchandises, transport, capital et lutte de classes,
Échanges, mai 2012 [brochure essentielle sur le sujet – <[email protected]>]
gérard Bad, « La question des transports à
l’approche du 21e siècle », échanges, n° 86, 1998,
<spartacus1918.canalblog.com>
John Holloway, « Capital moves », 1995,
<libcom.org/library/capital-moves-john-holloway>
Tom Thomas, étatisme contre libéralisme ?
C’est toujours le capitalisme, Contradictions, 2011
Joao Bernardo, « Classe ouvrière… ou travailleurs
fragmentés ? », 2008,
<www.mondialisme.org/spip.php?article1128>
28 thèses sur la société de classes, 2009,
<dndf.org/?p=3215>
Karl Heinz roth, « global crisis – global
proletarianisation – Counter-perspectives », 2008,
<www.wildcat-www.de/en/actual/>
Toujours en anglais, le blog <twitter.com/
spartacusnews> recense des nouvelles de la lutte
des classes dans toute l’Asie orientale – fil d’infos
mensuel également sur <libcom.org/blog/63>
sur la crise depuis 2008
Tom Thomas, La crise chronique ou le stade sénile
du capitalisme & La crise. Laquelle ? Et après ?,
Bruxelles, Contradictions, resp. 2004 & 2010
gifford Hartman, La crise en Californie. tout ce
que touche le capitalisme devient toxique, Échanges,
2010
ivan illich, énergie et équité, Le Seuil, 1973
Johann Kaspar, nous ne revendiquons rien, 2010,
<infokiosques.net>
« Auto struggles : the developing war against the
road monster », aufheben, n° 3, 1994,
<libcom.org/library/auto-struggles-aufheben-3>
paradoxes d’automne, 2011 – sur certaines formes
prises par le mouvement contre la réforme
des retraites en France en 2010 *
Le collectif « tant qu’il y aura de l’argent »
scrute causes et effets de la crise en europe :
<www.tantquil.net/>
Le Grenelle et son environnement. notes sur
l’écologisme d’état et le capitalisme vert, 2009 *
La revue trimestrielle échanges et le bulletin non
moins trimestriel Dans le monde une classe en lutte,
publiés par le réseau « Échanges & mouvement »,
visibles sur les sites <www.mondialisme.org>
et <echangesmouvemen.canalblog.com/>, donnent
informations et analyses de l’état de la lutte
des classes dans le monde
Sur le contexte de la crise en grèce, voir les analyses du groupe TPTg, en version française sur
<www.tapaidiatisgalarias.org/?page_id=214>
luttes de classe en Asie
Pietro Basso, temps modernes, horaires antiques.
La durée du temps de travail au tournant d’un
millénaire, Page deux, 2005
marchandise, travail, valeur
Karl Marx, Le Chapitre vi, éd. Sociales, 2010
[longtemps dit « le chapitre inédit du Capital »,
1867] *
Karl Marx, Le caractère fétiche de la marchandise
et son secret, 1867
Carlo Cafiero, abrégé du Capital de Karl Marx
[1879], Le Chien rouge, 2009
Bruno Astarian, Le travail et son dépassement,
Senonevero, 2001
Bruno Astarian, L’abolition de la valeur, 20112012, en feuilleton sur
< www.hicsalta-communisation.com/>
prolétarisation mondiale & luttes de classes
gilles Dauvé & Karl Nesic, sortie d’usine, 2010,
<troploin0.free.fr>
Bruno Astarian, Luttes de classes dans la Chine
des réformes (1978-2009), Acratie, 2009
incidents de classe en Chine. Les travailleurs chinois
contre le capital mondial au 21e siècle, 2010 *
Bangladesh, une révolte ouvrière, 2006,
<infokiosques.net>
Le site <gurgaonworkersnews.wordpress.com/>
publie infos et analyses (in english) en direct
de la zone d’exploitation spéciale de gurgaon
en inde – pour mieux comprendre ce que signifie
l’exploitation mondiale de la force du travail
Léon de Mattis, Crises, entremonde, 2012
organisation temporelle du travail
edward P. Thompson, temps, discipline du travail
et capitalisme industriel [1967], La Fabrique, 2004
vitesse & accélération du monde
Alain Bihr, « Capitalisme et rapport au temps.
essai sur la chronophobie du capital », interrogations, n°1, 2005, <www.revue-interrogations.org/
article.php?article=14> [court texte explicitant
clairement les notions de capitalisme, capital
et reproduction du capital]
Claude guillon, Gare au tGv, éd. Car rien n’a
d’importance..., 1993, republié sur
77
<claudeguillon.internetdown.org/>
[à propos de la construction de LgV en Bretagne]
relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de
la vitesse à l’occasion de l’extension des lignes du tGv
[1991], encyclopédie des nuisances, 1998
[dans le cadre de l’opposition à la construction
de la LgV sud-est]
Paul Virilio, vitesse et politique, 1977 [« Cette
brusque résistance de la bourgeoisie à la conception de
la guerre territoriale est dès lors le principe d’un capitalisme qui, en devenant amphibie, applique la guerre
totale sur mer et dans les colonies, qui saute littéralement de “la grande machine immobile” dans la “machine mobile”, faisant des océans un “vaste camp logistique”, traînant derrière lui un prolétariat attelé au
fonctionnement du véhicule marin, prolétariat des rameurs apparaissant vraiment comme moteur de l’engin, accélérateur au moment du combat. »]
78
et aussi : Christophe Studeny, L’invention de
la vitesse. France, 18e-20e siècle, gallimard, 1995 ;
Lothar Baier, pas le temps ! traité sur l’accélération,
Actes sud, 2002 ; Hartmut rosa, accélération.
une critique sociale du temps, La Découverte, 2010
* sur internet, le reposito rassemble textes,
sons et vidéos, à partir d’une sélection
subjective et incomplète. Les cahiers seront
à chaque parution disponible à cet endroit,
en format pdf. L’adresse :
http://reposito.internetdown.org/
« guerre de classe et bande passante »
table des illustrations
photo de couverture : Maël Kerneïs [prise dans le port du Havre]
p. 14 : vue sur le port à conteneurs de Yangshan, construit à partir de 2005 sur des îles au large du port
de Shangai, devenu le plus important au monde, et relié à celui-ci par un pont marin de 31 km. À terme,
sa capacité devrait atteindre 25 millions d’eVP par an.
p. 19, 24 et ci-contre : gravures de Frans Masereel réalisées à Anvers, resp. L’Escaut à anvers, 1958 ; nègres
chômeurs, 1959 ; vieux port, 1960.
p. 20 : arrivée à Hong-Kong.
p. 27 : accident de quai.
p. 29 & 48 : piles de conteneurs dans une base logistique, port d’Anvers.
p. 34 : naufrage du MV rena, porte-conteneurs de 3 000 eVP, affrêté par MSC et enregistré
au Liberia, brisé en s’échouant sur un récif en Nouvelle-Zélande, en octobre 2011, causant
la pire marée noire du pays.
p. 38 : naufrage du MSC Napoli, échoué en janvier 2007 dans la Manche.
p. 42 : tableau de Jean-Charles Langlois, épisode de la bataille de navarin (octobre 1827).
p. 47 & 64 : gravures sur gomme de Sarah d’Haeyer (2010).
p. 55 : David Caspar Friedrich, Le moine au bord de la mer, 1809.
p. 59 : accident de la route.
p. 62 : Lyonel Feininger, Kriegsflotte i, 1919 (gravure sur bois).
p. 67 : La Flibustière des antilles, film réalisé par Jacques Tourneur en 1951.
p. 68 & 72 : extraits du Bestiaire du Gange, de rambharos Jha (Actes Sud, 2011).
p. 74 : superbe anoplogaster cornuta, dit poisson-ogre – vit entre 500 et 5000 m sous la mer, dans les
eaux tropicales et tempérées froides. Proportionnellement, c’est l’animal qui possède les plus grandes
dents au monde, il ne peut pas fermer complètement sa mâchoire. Mais n’ayez point peur : si vous en
croisez un dans votre baignoire, ce qui est donc peu probable, il ne mesurera guère plus de 16 cm.
p. 80 : récupération.
ce cahier, ni bouquin, ni revue,
ni brochure, peut-être un peu de tout ça,
a été achevé d’imprimer en novembre 2012
par Pulsio – mais n’a pas été livré en conteneur.