Facteurs de risque et de vulnérabilité

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Facteurs de risque et de vulnérabilité
Facteurs de risque et de vulnérabilité
Laurent Karila, Pr Michel REYNAUD
Département de Psychiatrie et d'Addictologie
Hôpital Universitaire Paul Brousse
12/14 Av. Paul Vaillant Couturier
94804 VILLEJUIF cedex
Résumé :
Les prises de risque chez l’adolescent peuvent être regardées comme correspondant à une nécessité
évolutionniste (séduction et compétition), et comme une contrainte biologique.
Une meilleure connaissance des facteurs génétiques (notamment dopaminergiques et
ocytocinergiques) et des mécanismes d’attachement permet de mieux comprendre la genèse et la
signification de ces conduites. Les apprentissages familiaux et sociaux viennent moduler les
caractéristiques de tempérament et d’attachement et interviennent également comme éléments de
compréhension de prises de risques.
Les connaissances actuelles sur les addictions, et notamment sur les addictions comportementales et
tout particulièrement sur les conduites amoureuses et sexuelles, permettront d’illustrer cliniquement
les données précédemment décrites.
Mots clés « développement cognitivo-affectif », « prises de risque », « addictions », « neuroimagerie ».
L’addiction à un produit est définie comme un trouble caractérisé par un processus récurrent,
comprenant l’intoxication répétée puis l’installation progressive d’une dépendance s’accompagnant de
signes de sevrage et d’un craving (1). Le caractère chronique, et l’installation d’un état émotionnel
négatif lorsque l’accès au produit est impossible et l’évolution par rechutes sont caractéristiques de ce
trouble (2, 3).
Pour mieux comprendre les addictions, pour avoir une action efficace, tant curative que préventive,
pour évaluer le risque ou la gravité de ce type de trouble, il convient toujours de prendre en compte
les interactions entre un produit, un individu et son environnement (4-6).
I.
Les modalités de consommation à risque
Certaines modalités de consommation sont fortement corrélées au risque d’installation d’abus ou de
dépendance et à l’apparition de dommages psychiatriques, somatiques et sociaux (5).
I.1. La précocité des consommations
Il est clairement démontré que plus une consommation de substance psychoactive démarre tôt dans
la vie, plus le risque d’apparition d’abus et/ou d’installation d’un syndrome de dépendance est
important (7).
Plus le nombre de consommation, quelque soit le produit psychoactif, est important, plus le temps
d’exposition aux effets du produit est grand au cours de la vie, plus le risque de survenue de
complications croît.
I.2. Le cumul des consommations
1
Les polyconsommations sont un facteur d’aggravation du risque d’intoxication pour toutes les
substances psychoactives. Par exemple, les consommations fréquentes de cannabis sont, en général,
associées et ont été précédées par la consommation de tabac et d’alcool (8). Le risque est dès lors à
la fois pharmacobiologique et psychosocial (5).
I.3. La consommation autothérapeutique
Il est important de connaître les moments de consommation, les heures des dernières prises d’une
substance psychoactive, de savoir si l’usage a lieu en groupe ou de manière solitaire et de rechercher
un terrain psychopathologique sous-jacent (4).
Différents types de consommations peuvent être individualisées comme étant à visée anxiolytique en
soirée ; à début matinal (traduisant souvent la dépendance) ; des consommations régulières,
continues et massives pour lutter contre l’ennui, à l’origine ded troubles des conduites et du
comportement (9).
L’usage solitaire d’un produit psychoactif indique le plus souvent une augmentation de la
consommation. Enfin, l’usage à visée anxiolytique, sédative, antidépressive du produit semble être
révélateur de troubles psychopathologiques sous-jacents chez un certain nombre de sujets (10). Cette
dernière modalité doit attirer plus particulièrement l’attention des professionnels de santé.
I.4. La recherche d’excès
L’effet recherché par la consommation fréquente et/ou en quantités élevées d’un produit est celui
d’une anesthésie, d’une recherche de « défonce ». Les ivresses cannabiques, alcooliques, les binge
cocaïne, par exemple, peuvent être fréquents et importants (5).
I.5. La répétition des consommations
L’impossibilité de ne pas pouvoir consommer et le besoin de consommer quotidiennement,
massivement ou non, une substance psychoactive sont des indicateurs sanitaires majeurs (11). Sortir
des conditions habituelles de consommation d’un produit est l’expression d’un risque important (5), la
répétition des consommations traduisant l’installation de la pathologie addictive et du craving.
II.
Les facteurs de risque liés au produit
II.1. Le risque de dépendance
Le niveau de dépendance, défini selon le DSM IV TR ou la CIM 10, varie selon les substances
psychoactives (12). Les trois substances ayant un pouvoir addictif puissant sont le tabac, l’héroïne et
la cocaïne. Pour une faible consommation de ces produits, il est retrouvé une dépendance moyenne
ou forte chez 50 à 60% des usagers, alors que pour l’alcool, le cannabis et les amphétamines, le
syndrome de dépendance ne concerne que 10% des usagers (6).
II.1. Le risque de complications somatiques, psychologiques et sociales.
Tous les produits psychoactifs entraînent des complications somatiques, psychologiques, sociales à
court et à long terme. Même si le tabac peut être considéré comme une exception à cette affirmation,
il est à l’origine surtout de complications somatiques à long terme et peut être révélateur de troubles
psychologiques lors de l’arrêt de sa consommation (trouble dépressif, tentative de suicide, troubles
anxieux…). Certains produits comme l’alcool, la cocaïne, le cannabis peuvent être à l’origine de
dommages psychiatriques, somatiques et sociales beaucoup plus rapidement (6).
II.2. Le statut social du produit
2
Le statut social du produit dépend du caractère licite ou illicite et du type de produit.
Un produit comme l’héroïne ou le crack peut entraîner une marginalisation, une désocialisation, une
délinquance et des complications liées aux difficultés à se procurer le produit. La cocaïne est
classiquement consommée et acceptée socialement dans certains milieux de la nuit. Enfin,
l’acceptation sociale de l’alcool ou du tabac facilite et encourage sa consommation (13).
III.
Les facteurs de risque individuels
III.1. Facteurs neurobiologiques et génétiques
Ces facteurs entrent en jeu dans la vulnérabilité aux addictions : perturbations des systèmes
dopaminergique, opioïde, noradrénergique, sérotoninergique et corticotrope (14). Le rôle du stress et
l’activation de l’axe corticotrope chez l’animal sont des facteurs augmentant la vulnérabilité à la prise
de drogues. L’exposition à des événements stressants augmente la prise de produits chez le rat selon
un phénomène similaire à celui de la sensibilisation comportementale. Le contact avec ces
événements stressants peut être aversif mais en faveur d’une nette sensibilisation à la consommation
de drogues. Les variations interindividuelles de sensibilité au stress et l’absence de contrôle dans un
environnement donné peuvent entraîner un sujet dans l’addiction aux produits (15). D’autres facteurs
de vulnérabilité comme les facteurs génétiques auraient une influence sur le métabolisme et les effets
des drogues contribuent au développement de l’addiction (16, 17). Enfin, les interactions gènes environnement participent de manière indissociable à l’expression de la vulnérabilité aux drogues.
III.2. Traits de personnalité, tempérament et troubles du comportement
Les différents traits de personnalité pouvant être des facteurs de risque individuels d’installation d’une
conduite addictive (18) sont la faible estime de soi, la timidité, l’autodépréciation, les réactions
émotionnelles excessives, les difficultés face à certains événements, à avoir des relations stables et à
résoudre les problèmes interpersonnels.
Concernant les dimensions de tempérament, un niveau élevé de recherche de sensations, de
recherche de nouveauté, de réactivité émotionnelle, un faible évitement du danger, un faible niveau
de sociabilité, un retour lent à l’équilibre jouent également un rôle important dans le risque individuel
d’installation d’une conduite addictive. Enfin, les troubles du comportement précoces sont fortement
corrélés à un abus voire l’installation d’une dépendance à des substances psychoactives chez
l’adolescent et chez l’adulte jeune (6).
III.3. Les événements de vie
Les événements de vie jouent un rôle important dans la vulnérabilité individuelle à consommer des
produits de manière addictive. Il peut s’agir d’un deuil, de rupture, de maltraitance, d’abus sexuels
(viol, inceste…) (19), de l’absence de domicile fixe, de maladies somatiques graves (20).
III.4. Les comorbidités psychiatriques
L’association de troubles psychiatriques aux conduites addictives, notamment chez les enfants et les
adolescents, a fait l’objet de nombreuses études. Cependant, les liens qui les unissent restent
complexes (20). La survenue précoce des troubles psychiques peut, selon les études, multiplier par
un facteur 2 le risque de développer un abus ou une dépendance à une substance psychoactive.
Dans 70% des cas environ, ces troubles précèdent l’apparition de l’abus de substances. Il peut s’agir
d’un trouble des conduites, d’une hyperactivité avec déficit de l’attention, de troubles de l’humeur
(dépression, trouble bipolaire…), de troubles anxieux (TOC, trouble phobique, trouble panique, trouble
3
anxieux généralisé, stress post traumatique….) (21, 22) (23), plus rarement de troubles
psychosomatiques et de trouble du comportement alimentaire (24).
Les éléments psychopathologiques liés à un trouble de la personnalité antisociale (25), borderline (26)
sont des facteurs individuels facilitant l’installation de conduites addictives.
IV.
Les facteurs de risque environnementaux
IV.1. La famille
Le fonctionnement intrafamilial, les liens familiaux et le style d’éducation parentale de type négligeant,
rejetant, permissif jouent un rôle important dans l’installation d’une conduite addictive. De plus, il
existe des liens étroits entre une histoire familiale de dépendance à l’alcool ou à d’autres produits
psychoactifs et un âge de début précoce des consommations nocives. La tolérance familiale pour
l’usage de produits et pour la transgression des règles familiales sont également un facteur de risque
de début des consommations de substances chez l’enfant et chez l’adolescent (13). Enfin, les
événements de vie familiaux sont également à prendre en compte.
III.2. Les amis
Le rôle des amis (ou pairs) est indiscutable dans l’initiation d’une consommation de tabac, de
cannabis, d’alcool ou d’autres drogues (27), les différentes enquêtes annuelles ESCAPAD le montrent
bien (28-30). La dimension de transgression des règles prend ici toute sa valeur et le choix du groupe
de pairs, où certaines substances sont disponibles, peut jouer un rôle renforçateur. La pression du
groupe, la prédisposition de certains sujets à l’usage de drogues, la délinquance, la marginalisation, la
représentation du produit par le jeune sont d’importants éléments à prendre en compte.
III.3. L’environnement
La perte des repères sociaux tels que le chômage, la misère, la précarité, une cellule familiale éclatée,
l’absence de valeurs morales sont d’authentiques facteurs de risque.
La rupture ou l’exclusion scolaire, l’absence d’encadrement pédagogique laissent l’enfant ou
l’adolescent livré à lui-même, croisant son chemin avec des pairs déviants et en proie à la recherche
de nouveautés. La marginalisation, fracture avec le système social naturel su sujet, est fortement
corrélée à l’usage de substances psychoactives (31).
En résumé
4
USAGE NOCIF ET DEPENDANCE
Interactions : Produit (P)x Individu (I) x Environnement (E)
P = Facteurs de risque liés au
Produit
 Dépendance
 Complications sanitaires psychologiques et
sociales
 Statut social du produit
I = Facteurs Individuels (de
vulnérabilité et de résistance)
 génétiques
 biologiques
 psychologiques
 psychiatriques
E = Facteurs d ’Environnement
 familiaux :
 fonctionnement familial,
 consommation familiale
sociaux
exposition :consommation nationale, par
âge, sexe,
groupe social
 marginalité
 copains
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Colloque AFPSSU & SIUMPPS
Sophie Monvoisin-Josselin, psychologue clinicienne et alcoologue
ETUDIANTS ET ALCOOL : SE REMPLIR OU SE VIDER
Réflexions autour du concept de « Binge Drinking »
Mots clés : Binge-Drinking, alcool, prévention, étudiants, université, grande école.
Résumé : Le binge-drinking est un mode d’alcoolisation particulier, repéré il y a quelques
dizaines d’années. La population ayant ce type d’alcoolisation, principalement de jeunes
adultes à l’origine, se modifie progressivement. Bien que les sujets qu’une telle
consommation pourra mettre en réelle difficulté restent une minorité, les conséquences de
ce rapport à l’alcool spécifique justifient une prévention ajustée.
Voilà maintenant plus de trois ans que le « binge drinking » est apparu dans les pages de nos
journaux et sur les écrans de nos téléviseurs. Ce phénomène appartient aux sujets qui font à
coup sûr des articles à succès. La raison en est simple : le binge drinking est sensationnel.
C’est un comportement qui est à la fois mystérieux et familier, ahurissant mais finalement
banal. Le binge drinking est un paradoxe, comme tout ce qui est lié à l’alcool. Essayons donc
de désenchevêtrer cet agglomérat de contradictions en revenant à ses origines.
Bien qu’il soit devenu un sujet « grand-public » il y a moins de cinq ans, le binge drinking est
un phénomène observable depuis bien plus longtemps. Ce terme apparait déjà en 1969 : D.
Cahalan, J.H. Cisin et H.M. Crossley le définissent comme la consommation de cinq verres à
la même occasion. Encore avant, en 1950, P. Fouquet parlait d’un type de consommation
d’alcool s’en rapprochant, la somalcoolose, consistant en l’ingestion d’alcool très fort dans le
but d’arriver à l’inconscience et où l’absorption irrationnelle de n’importe quelle boisson
conduirait à un état d’ébriété immédiat.
Ce qui évolue est la géographie du phénomène et l’âge décroissant du public concerné. Le
binge drinking serait d’abord apparu dans les pays scandinaves, puis au Royaume-Uni et en
Irlande, et depuis une quinzaine d’années en France, en Espagne et au Portugal. Alors qu’il
touchait jusqu’alors principalement les jeunes adultes, il se répand à présent parmi les plus
jeunes (à partir de l’âge de 10-11 ans) et ce quelles que soient les catégories sociales.
Que nous révèle cet anglicisme ? To binge se traduit littéralement par « faire des excès ».
« Excessif », donc, lorsqu’il est utilisé en tant qu’adjectif. Peut-on appeler le binge drinking
« alcoolisation excessive » ? En alcoologie, le terme excessif est plus que vague… On préfère
donc à cette traduction des expressions telles que « biture express », « chaos éthylique » ou
alcool défonce », plus précises mais elles-aussi un peu limitées.
On a repéré le « binge eating » il y a quelques dizaines d’années en tant que trouble du
comportement alimentaire. Il s’agit de la crise boulimique. Le binge drinking serait-il donc
une boulimie d’alcool ? La consommation peut-elle ici être qualifiée de compulsive et aurai-
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Sophie Monvoisin-Josselin, psychologue clinicienne et alcoologue
t-elle pour but de « remplir » le consommateur, qui trouverait alors un moyen de compenser
des émotions et des sentiments qui semblent indomptables ou insurmontables ? Lorsqu’on
interroge de jeunes binge drinkers, l’élaboration autour du sens de leur comportement reste
très pauvre. Le but d’une alcoolisation massive serait la levée des inhibitions : ils se sentent
plus drôles, plus avenants. On peut cependant déjà avoir accès à cet état lors d’une
consommation modérée. Alors pourquoi ingurgiter de l’alcool jusqu’à l’inconscience ? Le
black-out est-il volontaire ou est-ce une mauvaise connaissance de ses limites, un manque
de contrôle ? S’il s’agissait uniquement d’une mauvaise connaissance de leurs limites, les
binge drinkers ajusteraient progressivement les quantités consommées. Il se peut alors que
nous soyons confrontés à des « conduites ordaliques », à des relations spécifiques au plaisir,
au temps et à la mort, comparables à certains comportements toxicomanes. La prise de
risques peut, à certains moments et chez certains sujets, être activement recherchée, à
travers un vécu d’épreuve, voire de mort et de résurrection.
Il est probable par ailleurs que les générations actuelles, que les nouvelles technologies ont
habituées au « tout tout de suite », aient des difficultés à différer leur désir. Il faut accéder à
l’ébriété rapidement, et donc consommer vite et beaucoup.
On constate également depuis plusieurs années l’encouragement des comportements
absurdes. Plus un acte est absurde, plus il est supposé être drôle. Nous pouvons donner pour
exemple le succès il y a dix ans des vidéos de Jackass 1 ou plus récemment l’émergence du
phénomène de « Happy Slapping 2 ». Les comportements absurdes liés à une alcoolisation
massive ne représentent donc plus un problème et sont même encouragés.
A-t-on alors affaire à de nouvelles générations qui retrouvent dans les paradoxes de l’alcool
le paradoxe d’une société où l’émotionnel est à la fois spectacle et refoulement ?
Cela reste une piste de réflexion intéressante mais n’oublions pas que le binge drinking ne
concerne pas la majorité des jeunes consommateurs. Et même pour ceux qui ont
ponctuellement ce comportement, cela n’est généralement pas inquiétant. Le binge drinking,
quand il a un rôle de cohésion, de rite initiatique, de passage vers l'âge adulte ou de volonté
de refuser les contraintes de celui-ci n’est pas en soi un problème. Il reste la manifestation
de problématiques adolescentes. La grande majorité des consommateurs abandonnera
progressivement ce type de rapport à l’alcool et n’en gardera aucune séquelle.
Cependant, dans certaines situations, le binge drinking représente un réel danger :
1
Jackass est une émission de télévision américaine dont les épisodes durent une vingtaine de minutes, diffusée
originellement sur MTV. Produite initialement en 1999, on y voit essentiellement un groupe de jeunes adultes exécuter des
cascades dangereuses et/ou stupides et ridicules, sans autre but que de « faire rire ». L’adjectif Jackass lui-même peut se
traduire par « qui manifeste un esprit lourd et pesant, un manque d'intelligence, de réflexion », « dénué de sens, de
justification ; absurde... ».
2
Le happy slapping ou vidéolynchage est une pratique consistant à filmer l'agression physique d'une personne à l'aide d'un
téléphone portable. Elle met en scène une personne ou un groupe de personnes fondant sur une cible ne soupçonnant pas
l’imminence d’un assaut, pendant qu’un complice filme l’attaque à l’aide de moyens vidéos divers.
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Une alcoolisation aiguë peut avoir de graves conséquences chez certains :
intoxication (coma), traumatologie (AVP), accidents du travail et de la vie courante,
prise de risque sexuelle, risques médico-légaux (violences provoquées ou subies),
risques judiciaires (délinquance)... La moitié des suicides de jeunes s'accomplissent
sous l'effet de l'alcool.
Avec des alcoolisations excessives banalisées, les sujets les plus « à risques » (qui
peuvent être n'importe qui compte tenu de la sensibilité individuelle) auront par la
suite tendance à recourir à un produit dont ils connaissent bien les effets, l'alcool,
pour résoudre leur anxiété, leur déprime, leur non sociabilité. On ne peut pas flirter
avec des alcoolisations massives sans prendre des risques de dépendance, surtout
chez un individu qui, au départ, a des fragilités biologiques ou psychiques.
Alors, même si ces situations sont relativement peu fréquentes, il est indispensable de
mettre en place des mesures sanitaires efficaces, opposant le sens au paradoxe. La
prévention passe par une information appropriée, non moralisante, sur les dangers de
l’alcool. Il est probable que la sensibilisation ne touche pas directement les sujets à risques
(le déni des problèmes est tout aussi fort dans les alcoolisations ponctuelles que dans
l’alcoolisme chronique) mais elle permettra d’informer le plus grand nombre. Le tabou que
représentent les problèmes d’alcool pourra alors être levé et le soin n’en sera que facilité.
Car, tout autant que l’alcool lui-même, le silence qui l’entoure peut être mortifère.
Sophie Monvoisin-Josselin est psychologue clinicienne, diplômée de l’École de Psychologues
Praticiens Paris, et alcoologue. Elle a suivi plusieurs spécialisations post-universitaires
concernant les addictions, les thérapies cognitivo-comportementales, les troubles des
conduites alimentaires et les troubles cognitifs.
Elle a travaillé pendant deux ans dans le service psychiatrique de l’hôpital BICHAT-CLAUDEBERNARD (en alcoologie de liaison) puis à l’hôpital LARIBOISIERE auprès de la population
toxicomane et pour des consultations cannabis. Elle est actuellement psychologue référente
Paris IV-La Sorbonne au SIUMPPS (Service Interuniversitaire de Médecine Préventive et de
Promotion de la Santé). Elle exerce par ailleurs à la résidence des élèves de l’Ecole Centrale
Paris, à l’école Polytechnique et en libéral.
Elle est membre fondateur de l’ASGE (Association Santé Grandes Ecoles) et co-présidente du
groupe LUCA (LUtte Contre les Addictions), dépendant de la CGE (Conférence des Grandes
Ecoles) et de la CDEFI (Conférence des Directeurs des Ecoles Françaises d’Ingénieurs).
Elle assure également des formations à la PJJ (Protection Judiciaire de la Jeunesse), en
faculté de médecine, en grandes écoles, à l’Ecole de Psychologues Praticiens et en IFSI
(Institut de formation en Soins Infirmiers).
Contact : [email protected]
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Colloque AFPSSU & SIUMPPS
Sophie Monvoisin-Josselin, psychologue clinicienne et alcoologue
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Ca ne regarde que les autres ! » ou le Blog à l’épreuve de l’adolescence
Stora Michael
Psychologue-psychanalyste
230 Boulevard Voltaire
75011 Paris
01 43 49 13 72- 06 67 58 94 53
[email protected]
Résumé : A travers les blogs, la crise d’adolescence devient virtuelle. Les adolescents y trouvent un
lieu de révolte où l’enjeu est avant tout narcissique. L'adolescent exprime alors ce qu'il est, à travers
des mots mais aussi à travers des images. Les blogs sont en effet la parfaite illustration de ce que
j'appelle "penser en images" : on écrit en images, on souffre en images, on "a la rage" en images. Et
les images parlent d'elles-mêmes. A travers mes fonctions de consultant auprès de Skyrock, cet
article va tenter de décrypter ce que les blogs vont bouleverser du rapport à l’intime et révéler
l’incroyable plateforme de créativité adolescente que représente la culture blog.
Mots clés : Weblog, adolescence, narcissisme, soi.
Key words: Web log, teenager, narcissism, self.
Introduction:
Dans un dessin humoristique du journal Le Monde 1 , à la question d'un personnage : "Je
peux savoir ce que tu racontes sur moi ?", l'autre répond :"ça ne regarde que les autres."
Toujours créé pour être lu par d'autres, le blog traduit finalement « qu'on vit dans un monde
où il faut se montrer fort, sans faille, et dans lequel il est difficile d'être soi-même", comme
en témoignait une blogueuse. 2 Je considère donc cette chambre virtuelle comme un autre
lieu possible de réparation narcissique. Ce n'est pas étonnant que le blog, qui est un espace à
soi, convienne particulièrement aux adolescents en recherche de fusion groupale pour
résister dans l'ombre aux idéaux parentaux. Le blog permet aussi des joutes verbales,
l'expression de rivalités, des insultes à travers des photos retouchées, de la mise en scène de
soi à travers des photos scabreuses, la sublimation de quelque chose de ses pulsions
sadiques, ou encore l'expression de ses représentations mortifères, c'est-à-dire le sentiment
que grandir c'est mourir un peu ! Beaucoup de jeunes -mais aussi d'adultes- font des images
des fétiches pour combler des angoisses de séparation. L'image deviendrait pour eux comme
un moyen de rester en vie tout en exprimant des fantasmes, des pulsions agressives et des
pulsions de mort. D'où leur valeur auto-thérapeutique : j'exprime mon mal-être mais, au
moins, j'existe par mon mal-être !
1
Dimanche 22-Lundi 23 mai 2005, article sur "l'univers des blogs, ses
habitants, ses rites, son langage".
2
Dossier du journal "La Croix", 5 et 6 février 2005 : "C'est l'heure du
blog".
Le blog n’est pas un journal intime.
Depuis une année, je travaille comme consultant pour Skyblog. Skyblog est une plateforme ou un site
regroupant des blogs. Mon rôle est celui d’être une veille et une réflexion psychologiques sur la
culture blog et certaines de ses dérives. Ainsi, moins de 1 pour cent de 14 millions de blogs, selon les
chiffre de Skyrock, évoque des blogs qui seraient pro-ana (prônant l’anorexie), menace de suicide,
scarifications, et à caractère sexuel. En liaison avec les modérateurs, je me permets de m’adresser à
certains bloggeurs via leur adresse mail, tout particulièrement en cas de menaces de suicides. Ainsi,
par l’adresse mail de ce blogueur ou bloggeuse, je faisais part de mon statut de consultant
psychologue et évoquait dans un premier temps une inquiétude et dans un deuxième temps une
question sur sa motivation à l’écrire de tels propos sur un blog.
Les réponses furent rares mais précieuse. Elles ont mis en évidence la souffrance adolescence qui va
trouver dans le phénomène planétaire d’internet, une plate forme pour une création de soi, une
autofiction avec un audimat affectif, celui des clicks et des commentaires. On peut évoquer une
forme de défense hystérique par cette mise en tension crée par le manque que va procurer le
bloggeur aux lecteurs. L’hystérique va éprouver une jouissance non pas dans un passage à l’acte qui
serait celle par exemple la rencontre en IRL(In Real Life) mais bien dans cette mise en scène de soi
qui donne à voir ce que l’autre ne possédera pas. Cette quête de l’esthétisme en est le témoin.
Certains ont ainsi évoqué une dérive qui serait celle d’un exhibitionnisme. Cela vient aussi du fait que
le Weblog qui veut dire journal de bord en anglais est souvent appelé en France « journal intime ». Il
n’en est rien et cette confusion de sens viendrait de notre culture du secret ou plutôt de notre
culture chrétienne qui valorise une forme de culpabilité qui est celle de l’aveu.
Pour illustration, une adolescente évoque son désir de suicide en l’exprimant avec un lyrisme
littéraire impressionnant accentuant l’émotion du lecteur. Cet article était illustré par une photo
d’une femme plongée dans une baignoire remplie de sang. Je lui envois donc mon mail et le
lendemain, une réponse tombe : « ^^De quel blog parlez vous ? Ne vous inquiétez pas, celui-ci m’a
ramenée plus de 10 000 click et 400 commentaires ».
Et de me donner l’adresse de deux de ses autres blogs. Je suis allé donc aller les consulter. Si le
premier appartient à la grande majorité des blogs adolescents 3,
Le deuxième est la vitrine intime de ses aspirations à se simuler comme une femme accomplie plus
proche des représentations de l’actrice du film pornographique que du personnage de Candy ! Pause
langoureuse, suggestive, nous sommes sur le domaine de la découverte de la sexualité adulte
naissante et de ses tâtonnements.
Le quatrième que j’ai découvert plus tard, par alerte des modérateurs était ce que l’on nomme proana. On peut penser que le recours à des blogs à sensations, était à l’image de la crise narcissique
que cette jeune fille devait traverser. Il lui fallait « sa dose » de click pour pouvoir peut être affronter
une baisse dramatique de son estime de soi. Mais, n’oublions pas la dimension créative, même si
nous avons compris la part mytho maniaque de sa démarche. Le recours au sensationel est semble-til une réalité qui dépasse, le phénomène blog. Que ce soit le Journal télévisé ou tout phénomène de
télé réalité, la logique du sensationnel pour faire grimper l’audimat, retrouve chez certains bloggeurs
un lieu d’appropriation. Nous pourrions dire que ce n’est que justice rendue avec la dimension
provocatrice propre aux adolescents qui va avec.
3
À savoir des vitrines de soi, de ses amis, de son amoureux, de sa famille son chien, sa star préférée, son petit cousin,
tellement beau, et parfois des poèmes appris par un prof ! Je caricature, mais la qualité créative n’est pas toujours au rendezvous.
Les bloggeurs qui ne m’ont pas répondu, nous révèlent leurs difficultés à sortir de cet anonymat qui
protège. Il permet à l’abri du regard de certaines de ses instances surmoïques ou de l’idéal du moi,
de s’affranchir d’un réel pesant. La tyrannie de l’Idéal du moi qui exerce une pression
particulièrement forte à ce moment de la vie, va diminuer considérablement l’image de soi. Cette
image de soi comprend en fait plusieurs images, telle des facettes, elles cohabitent mais ne peuvent
pas toujours se réfléchir. En fait, les adolescents vont explorer virtuellement certaines de ses
facettes, à travers leurs différents blogs.
Puis, il y a ceux qui ont annoncé leurs suicides et qui se sont réellement suicidés. Comment le saiton ? Par la presse qui ne va que redonner la confirmation nécessaire au passage à l’acte suicidaire
chez l’adolescent mélancolique. Nous connaissons l’importance du sentiment d’élation narcissique
chez le mélancolique qui veut à travers son acte, souvent des sauts dans le vide, prétendre a un corps
dégagé de toute contrainte pulsionnelle. L’important est que cet acte soit reconnu par l’Autre, voir
les autres. Ces blogs par contre sont étonnement vide à l’image d’une dépêche de l’AFP qui annonce
sans commentaire l’information. Le blog ne sera ainsi utilisé que comme un lieu de passage en acte,
où la dimension créative n’a plus sa place.
Quelle place a l’adulte modérateur dans l’imaginaire de l’adolescent ?
La question du suicide adolescent mise en scène sur les skyblogs ou forums (Fil Santé Jeunes, Ecoute
suicide, etc..) inquiète tout un chacun et il est souvent compliqué de l’aborder sans être parasité par
nos émotions. J’ai travaillé pour Fil Santé jeunes pour les aider à prendre certaines décisions
concernant justement des fils de discussions autour du suicide. Ainsi, il y a un point commun entre
Skyblog et Fil Santé Jeunes voire d’autres sites destinés aux adolescents que l’on pourrait résumer
par une phrase : « C’est votre espace de liberté et c’est entre vous que la modération se fait. » J’y
vois un idéal enthousiasmant qui existe de toute façon dans tous groupes d’adolescents. L’empathie,
la compréhension, la solidarité, la régression font partie des phénomènes groupaux qui existent
entre ados. Il s’agit déjà d’un premier pas d’autonomisation par des rôles de figures parentales qu’ils
peuvent avoir les uns envers les autres. Aussi, il y a une forme d’injonction paradoxale de la part des
adultes responsables de ces sites. Le fossé générationnel n’existerait pas et les adultes modérateurs
derrières l’écran seraient à l’image de certains « parents potes », qui pourraient dire à leurs ado : « je
sais mon fils que tu veux me dire merde ! ». La décision d’arrêter ce fil de discussion sur le suicide à
Fil Santé Jeunes fut pris. Sage décision, non pas d’un point de vue moral, mais d’un point de vue de la
dimension implicite que soulève la prise en compte du contexte et des spécificités techniques propre
aux sites destinés aux adolescents. Ce que j’entends par dispositif technique est pour exemple la
personnification des adultes référents qui peuvent ou non intervenir dans un fil de discussion dans
un forum. Doit-il ou non évoquer son nom et si oui, doit il y avoir un code couleurs précis ? Doit on
comme pour Skyblog mettre en place un protocole d’accueil où les coordonnées mail plus portable,
seraient inscrits dans une forme de backoffice qui feraient des adultes modérateurs une confirmation
que c’est un espace crée par des adultes pour des adolescents. Pour Skyblog, il ya une très grosse
différence qui est celle de la créativité. Le travail de mise en page, choix de la police de caractère,
retravaille de photos, etc., dans ce que l’on nomme des articles font de ces espaces des lieux de mise
en scène de soi plus libres qu’un forum ou ne compte que l’écrit. L’autonomie de l’adolescent se
construit avant tout contre les parents et je remarque à travers de plus en plus d’adolescents que je
reçois pour des problèmes de cyberdépendance que la crise est bien là mais elle est avant tout
virtuelle. L’adolescent ne va pas éviter le clash mais sa colère ne va pas s’exprimer en dehors du foyer
parental par une prise de risque de sortir du foyer mais dans sa chambre face à son écran. Le
claquage de la porte d’entrée de la maison est remplacé par celle de sa chambre. Sortir en dehors
des limites géographiques mais aussi symboliques du refuge parental pour par exemple rejoindre ses
copains ou son amoureuse permettait à l’adolescent de vivre au moins le temps de sa colère un
moment de liberté et d’autonomie. On remarque que de plus en plus d’adolescent vont le vivre dans
sa chambre, parfois celle de son d’enfance. La crise d’adolescence devint ainsi virtuelle ! De plus,
l’ordinateur, la connexion ADSL, voir des abonnements à des jeux en ligné sont payés par les parents.
Paradoxe propre aux parents baby boomers qui ne jouent pas toujours le rôle de parent « vieux
con », qui n’osent pas poser des limites mais cherchent avant tout à comprendre voir participer à
cette autonomie. On retrouve d’ailleurs ce même phénomène lorsque des parents offrent un
téléphone portable, forme de « doudou sans fil » qui va permettre aux parents en même temps de
payer le prix d’une nouvelle forme d’autonomie mais avec la capacité des les appeler à n’importe
quel moment. Mais l’ado voyant le numéro s’afficher peut alors décider ou non d’y répondre.
« Blog thérapie »
Ce travail auprès de Skyrock s’est enrichi par la création d’un atelier blog à la maison des adolescents
d’Avicenne. Le Professeur Marie-Rose Moreau, a bien pris conscience que les objets numériques
pouvaient représenter une nouvelle forme de médiation thérapeutique. La dimension du cadre
créatif permettrait par cette mise en scène de soi, un travail d’écriture, puis d’illustration et de mise
en ligne et de retour des commentaires en groupe de parole. Lors de cet atelier Blog, je proposais
aux adolescents de créer une dizaine d’articles avec un thème libre et 9 thème prédéfinis : L’enfance,
La joie, La ville, Le corps, L’amour, Le sexe, L’art, J’aime, Je n’aime pas, Libre. Les deux premières
phases m’ont permis de confirmer l’hypothèse que les lettres écrites sur l’écran de l’ordinateur sont
avant tout des « images de lettres ». Le « penser en image » prend sur internet toute sa dimension.
Le terme de « penser en image » est tiré du titre du livre de Temple Grandin, qui est en fait une
proposition de l’éditrice Odile Jacob, car l’auteur souhaitait le nommer : « Le point de vue d’une
vache. » Mais dans son livre Temple Grandin, atteinte d’un autisme d’Asperger, évoque que la
sensorialité visuelle était sa manière de se représenter des choses aussi complexes que l’amour, Dieu
ou des moments d’angoisse qu’elle pouvait éprouver. Ce qui nous intéresse pour cet article est plus
la question de la mise en scène de l’affect en image. Ainsi, le choix de la police de caractère, sa taille,
sa couleur sont autant de signes inconscients que l’adolescent va utiliser.
Pour exemple, un article d’une adolescente sur Skyblog était écrit en police de caractère 5, de
couleur grise sur un fond noir. En fait, elle voulait nous dire : « Pour pouvoir me connaître, il faut se
pencher sur votre écran pour pouvoir me décrypter ». Ainsi pour mieux saisir le concept de penser en
image, il suffit de remplacer le verbe penser par tous les verbes à résonance affective : aimer,
s’amuser, se venger, se détester, etc.
On le remarque d’autant plus dans les discussions qui ont lieu sur les messageries instantanées
comme MSN, par exemple. Les Smileys, qui sont des dessins représentants en général des émotions
de base, vont ainsi venir ponctuer implicitement des phrases qui sinon résonneraient comme du
premier degré. Par exemple, il est possible de déclarer sa flamme tout en rajoutant à la fin un smiley
tirant la langue !
Ainsi, les adolescents de l’atelier Blog ont passé peu de temps dans le travail d’écriture, mais par
contre ont utilisés un grand nombre de séance à peaufiner leurs pages par des choix de police de
caractère, de couleurs et d’illustrations.
L’un d’entre eux qui souffrait d’un nanisme psychogène, pris dans une relation duelle à une mère
intrusive aux tendances paranoïaques sévères se demandait s’il devait écrire le titre de son article
« amour » en noir ou en rouge ? Question indispensable pour lui, même si le contenu de son article
était plutôt factuel, où les affects étaient plutôt réprimés. Nous savons à quel point la défense par la
répression de l’imaginaire est présente dans des moments de faille narcissique. Justement le titre
comme le représentant de la « forme que l’on donne à voir » reste essentiel. Il choisit en fait la
couleur rouge signe de sa capacité à exprimer son agressivité. Malheureusement, les instances
décisionnaires de l’administration de l’Hôpital d’Avicenne n’ont pas donné la permission d’un accès à
internet pour l’atelier Blog. La cause évoquée étant la question des dérives possibles mais surtout
fantasmées de la part de personnes qui, j’imagine, sont parents d’adolescents et sentent de plus en
plus que ceux-ci leurs échappent entre autres à travers le temps passé sur internet. Les adolescents
et moi-même étions réellement déçus et naturellement peu à peu ils ont désertés l’atelier Blog. Je
pense qu’il faudrait que la médiation par le blog soit étendue à d’autres structures pour adolescents.
Il existait déjà des ateliers par exemple « journal », où l’informatique était utilisée comme une
médiation thérapeutique par la spécificité de l’écriture et de la mise en page qu’elle permet. Il
s’agissait aussi de les aider à avoir un regard citoyen et de les inscrire dans la vie de la cité. J’ai moimême participé à un journal produit par des patients adultes de l’ASM 13 (Association de Santé
Mentale du 13ème arrondissement) qui se nommait « Mentalo ». Malheureusement ce journal n’avait
pas la couverture nécessaire pour être diffusée au-delà des autres patients ou personnels soignants.
Pourtant ce journal avait aussi pour but de changer les mentalités du tout un chacun dans sa
perception des « fous ». L’atelier blog de par sa facilité de mise en ligne permet de toucher un public
qui va bien au-delà d’un quartier ! La question que l’on pourrait se poser serait de savoir si il est
pertinent de specifier que ce blog soit fait dans un cadre soignant ou non ? En interrogeant les
adolescents sur cette question, la plupart était d’accord avec l’idée que le label M.D.A (Maison Des
Adolescents) apparaisse. On peut en déduire que si il ya honte, c’est plutôt du coté des parents qui
voient dans une mise en ligne sur internet de leurs adolescents, pris en charge dans un cadre
soignant, une « preuve par l’image » de leurs culpabilités parentales. Du coté des adolescents, j’y vois
plutôt une reconnaissance de leurs souffrances.
Je me souviens ainsi, dans le cadre d’un atelier Jeu Vidéo, une préadolescente, qui s’était incarnée
dans le jeu les Sim’s, en jeune fille avec une silhouette plutôt très ronde. Je fus dans un premier
temps surpris car j’avais en tête que l’avatar était en grand majorité une représentation idéalisée.
Puis, je me suis souvenu du premier entretien avec les parents qui évoquaient que leur fille, depuis
un accident de voiture, souffrait de cauchemars et de troubles de la concentration. Je leurs faisais
remarquer que j’observais aussi une surcharge pondérale importante de leur fille. Ils rejetèrent ce
problème en insistant à nouveau sur le caractère traumatique de l’accident. Pourtant, les images
parlent d’elles mêmes et à travers cette personnification d’un avatar obèse elle exprimait que ce
problème était essentiel, d’autant plus à un moment où l’image de soi est surinvestie.
En fait, internet permet à de plus en plus d’adolescents de jouer avec des identités virtuelles, qui
sont des facettes de soi, clivées, mais à chaque fois authentiques dans l’expression d’une quête
identitaire. Cette forme de recherche va prendre un intérêt narcissique que s’il ya le regard de
l’autre, à travers des clicks et des commentaires qui confirmer ou infirmer cette démarche. C’est là
que l’interactivité prend toute sa mesure et fait des blogs ou réseaux sociaux sur la toile, une
dimension auto curative. Se simuler comme un autre soi, va permettre à de plus en plus d’individus,
et pas seulement des adolescents, de vérifier, parfois de manière répétitive, qu’il est possible de
s’affranchir de certaines entraves et d’exister en IRL (In Real Life). Je pense surtout à l’entrave
sadisante qui est celle de l’idéal du moi.
Pour exemple, un patient que je recevais en libéral, souffrait de ne pas assumer et vivre pleinement
son choix homosexuel. Il me raconta qu’il était allé sur un chat hétérosexuel avec un pseudo féminin.
Il put ainsi, virtuellement, ressentir le plaisir d’être un objet de plaisir pour un homme à l’abri du
regard de ses instances idéatoires. Puis il passa au chat gay, qui représentait pour lui un acte de
« fierté homosexuelle ». Le passage en acte propre aux pathologies narcissiques trouvent dans
internet
un
lieu
d’entrainement
symbolique
car
il
ne
s’agit
que
de
mots !
Conclusion :
Les espaces virtuels, représentent pour de plus en d’individus un lieu de désinhibition. Il est possible
ainsi de mettre à mal ce fameux « misérable tas de secrets » et paradoxalement de mettre en scène
une dérive que l’on rencontre de plus en plus dans notre société, à savoir le « tout dire et le tout
montrer ». Les adolescents ne font que jouer voir montrer du doigt à travers leurs expressions sur
internet les failles qu’ils repèrent dans notre société. Ils réinventent une culture qui échappe à la
plupart des parents et c’est tant mieux ! De plus, face à une nouvelle forme de parents qui ou sont
défaillants et font de leurs enfants les dépositaires de leurs intimité ou parce que ceux-ci veulent
rester éternellement à la page et jeunes, il fallait créer un lieu échappant à l’angoisse résurgente de
l’adolescence ou ses objets d’amours Œdipiens deviennent dangereusement accessibles.
1
Serge Tisseron
La prise de risque sur Internet : éduquer autrement
Résumé
Internet ajoute de nouvelles formes de transmissions entre pairs, et aussi des
plus jeunes vers les plus âgés. En même temps, ses dangers sont si nombreux et si
imprévisibles que nous ne pouvons plus rêver de construire un monde dans lequel
les enfants ne courent aucun risque. Il nous faut au contraire les rendre capables de
faire face à tous les risques… mais avec un maximum de précautions. Et pour cela, il
ne faut plus vouloir les protéger contre des dangers réels ou supposés des nouvelles
technologies, mais les protéger avec eux, c’est-à-dire avec leur participation.
Mots clefs : Internet, risques, enfants, éducation
Nous sommes menacés aujourd’hui par un risque de fracture générationnelle
entre des enfants qui s’enthousiasment pour les nouvelles technologies et des
adultes qui s’en méfient, voire qui les dénigrent. Pour éviter d’y tomber, il nous faut
revenir au but de toute éducation : aider un enfant à devenir adulte, c’est l’aider à
devenir capable un jour de s’auto diriger et de s’auto protéger seul.
1. S’auto protéger et s’auto diriger
Tout adulte est en principe capable de deux attitudes complémentaires : se
prémunir contre ce qui pourrait attenter à sa santé physique ou mentale, et choisir
ses orientations de manière cohérente avec ses choix personnels. La première de
ces deux attitudes correspond à la capacité de s’auto protéger et elle relève de
l’intériorisation des fonctions maternelles - qui peuvent dans la réalité être
accomplies par un homme autant que par une femme. La seconde correspond à la
capacité de s’auto diriger et relève plutôt de l’intériorisation des fonctions paternelles
- qui peuvent dans la réalité être accomplies par une femme autant que par un
homme. Sans la possibilité de s’auto protéger et de s’auto diriger, il n’y a pas de
liberté possible. Ces deux fonctions sont non seulement complémentaires, mais
aussi fortement intriquées : dans le fait de s’auto diriger, il y a évidemment la
2
capacité de ne pas se mettre en danger ; et inversement, l’autoprotection contient
une part d’auto orientation.
L’enfant n’est capable ni de l’un ni de l’autre, c’est pourquoi il doit être protégé
et guidé. Mais n’oublions pas que ces deux objectifs sont subordonnés à un
troisième : l’autonomie. L’éducation consiste à aider l’enfant à grandir. C’est cet
objectif qui doit primer sur tous les autres. En éducation, le but est moins de protéger
l’enfant que de lui apprendre à se protéger lui-même, et il est moins de le diriger que
de lui permettre de s’orienter lui-même plus tard dans les diverses circonstances de
la vie. Bien sûr, chez les plus jeunes, c’est l’acte de protéger qui domine, mais plus
l’enfant grandit et plus il est important de lui expliquer en quoi ce qui lui est demandé
relève d’orientations qu’il sera amené à développer ensuite seul. La protection
devient explicative. Elle permet à l’enfant d’intérioriser le sens des interdictions qu’on
lui oppose et des conseils qu’on lui donne. Il passe ainsi peu à peu d’un monde où la
protection domine à un autre où il s’oriente et se protége lui-même.
Nous voyons qu’en matière de protection de l’enfance, la question de l’âge est
essentielle. La même attitude protectrice peut être éducative à un certain âge et antiéducative à un autre, ou, pour employer un néologisme, elle peut être
« développementale » ou « anti-développementale ». C’est pourquoi il est essentiel
d’informer les parents sur la nécessité de tenir le plus grand compte de l’âge de
l’enfant dans son exposition aux différents médias.
2. La règle « 3-6-9-12 »
Pour que l’enfant puisse profiter au mieux des écrans, il convient de les lui
proposer au bon moment. J’ai proposé dans ce but une règle simple à comprendre et
à appliquer que j’ai nommée « 3-6-9-12 ». En pratique, cette règle signifie : pas
d’écran avant trois ans, pas de console de jeu personnelle avant six ans, pas
d’Internet accompagné avant neuf ans et pas d’Internet seul avant douze ans (ou
avant l’entrée au collège).
1. Pas d’écran avant 3 ans
Depuis 1999, l’Académie Américaine de Pédiatrie déconseille de mettre les
enfants de moins de deux ans devant la télévision et demande que les enfants plus
grands n’y soient pas exposés plus de deux heures par jour (American Academy of
Pediatrics, Media Education, 1999). De nombreux travaux montrent en effet que
l’enfant de moins de trois ans ne gagne rien à la fréquentation des écrans … même
3
si les fabricants de télé pour les bébés disent le contraire ! La télévision retarde le
langage (Zimmerman, F.J. et al, 2005), elle entrave le développement même en
« bruit de fond » quand le bébé ne la regarde pas (Pempeck, T. et al, 2008) et sa
consommation excessive dans la petite enfance favorise le surpoids à l’âge scolaire
(Dennison Barbara A., 2002). Chez le jeune enfant, la protection contre les
inconvénients des écrans consiste d’abord à ne pas l’y exposer !
C’est pourquoi le 18 octobre 2007, soit deux jours après le début des émissions
de la chaîne Baby First en France, j’ai lancé une pétition contre la télévision pour les
bébés en insistant sur le fait que c’est un problème de santé publique 1. Cette pétition
a été relayée par les associations réunies dans le CIEM, puis par le CSA et le
ministère de la santé. C’est ainsi que depuis le premier novembre 2008, les
distributeurs sont obligés de porter à la connaissance de leurs abonnés un
avertissement 2. Ce n’est évidemment qu’un début et il faut maintenant que les
instances européennes se saisissent de cette menace, pour que partout, les
pouvoirs publics mettent en garde contre les dangers de la télé pour les bébés.
2. Pas de console de jeu personnelle avant 6 ans
Les jeux numériques ont un très fort pouvoir attractif, et aussitôt qu’ils sont
introduits dans la vie de l’enfant, ils accaparent très vite toute son attention. Cela se
fait évidemment aux dépens de ses autres activités, et notamment d’apprentissages
manuels indispensables au développement des régions cérébrales chargées de la
perception en trois dimensions. Il vaut donc mieux éviter que l’enfant ait une console
de jeu personnelle avant 6 ans.
3. Pas d’Internet accompagné avant 9 ans
La fréquentation d’Internet ne confronte pas seulement l’enfant aux risques de
rencontrer des images à contenu hyper violent ou pornographique. Elle brouille aussi
constamment deux formes de repères qu’il est en train de construire et qui lui sont
indispensables : la distinction entre espace intime et espace public et la notion de
1
http://www.squiggle.be/tisseron. Lancée le 18 octobre, cette pétition a reçu le soutien de près de
30 000 usagers et de la quasi totalité des associations de professionnels de la petite enfance.
2
« Ceci est un message du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel et du Ministère de la Santé : regarder
la télévision peut freiner le développement des enfants de moins de trois ans, même lorsqu’il s’agit de
chaînes qui s’adressent spécifiquement à eux ». De la même manière, tous les supports de
communication hors écran (tels que journaux des abonnés, Internet, etc.) doivent comporter cette
mention : « Regarder la télévision, y compris les chaînes présentées comme spécifiquement conçues
pour les enfants de moins de trois ans, peut entraîner chez ces derniers des troubles du
développement tels que passivité, retard de langage, agitation, troubles du sommeil, troubles de la
concentration et dépendance aux écrans. »
4
point de vue. La première n’est acquise qu’aux alentours de la 7ème ou 8ème année et
elle est essentielle pour relativiser les documents trouvés sur Internet ou décider de
ce qu’on peut y montrer de soi-même. Quant à la notion de point de vue, elle permet
de comprendre que plusieurs personnes peuvent avoir des points de vue différents
sur le même sujet. Là encore, cette notion est indispensable pour aller sur Internet
sans danger.
4. Pas d’Internet seul avant 12 ans
Quand l’enfant grandit, la protection proposée au jeune enfant doit
s’accompagner d’un discours qui l’invite non seulement à ne pas faire certaines
choses, mais aussi à mettre des mots sur les raisons pour lesquelles il devra
apprendre à s’en protéger. La protection qui lui est prodiguée doit bien se garder
d’opposer sa faiblesse à la force supposée de l’adulte. Mieux vaut en particulier ne
jamais dire à l’enfant qu’on lui interdit de voir certains programmes « parce qu’il est
encore petit » et que c’est « réservé aux adultes ». On produirait l’effet exactement
opposé. Dans son désir « d’être grand », l’enfant s’empresserait de regarder ce
qu’on lui interdit pour se prouver à lui-même qu’il n’est pas aussi jeune que ce que
l’adulte le croit !
Dans le même ordre d’idée, il vaut mieux éviter toutes les formes
d’espionnage qui consistent par exemple à aller consulter après un jeune, en
cachette, les sites qu’il a visités. Cette attitude risque de rendre les enfants encore
plus secrets et les encourager à ne plus rien dire de leurs diverses activités sur
Internet… « Puisque tu m’espionnes, tu n’a pas besoin que je te raconte ce que je
fais ». Sans compter que si les parents découvrent par ce moyen un problème qui les
préoccupe, ils ne savent pas trop comment intervenir…
Je me souviens à ce sujet de parents qui avaient découvert par ce moyen que
leur adolescent fréquentait des sites homosexuels. C’était une pratique qui les
inquiétait, mais la façon dont ils l’avaient découvert rendait une intervention délicate :
ils auraient été obligés de révéler à leur enfant qu’ils l’espionnaient depuis
longtemps, il est bien difficile après cela de prétendre nouer un dialogue basé sur la
confiance ! Se taire leur semblait impossible, parler encore plus ! Je ne pus que leur
dire : « Quel dommage que vous ne soyez pas venus me voir plus tôt, je vous aurais
proposé de tenter de protéger votre fils contre les risques qu’il court sur Internet en
vous y prenant autrement ! ».
5
Quant aux logiciels de contrôle parental destinés à protéger les mineurs des
sites dangereux, il faut en informer l’enfant en lui expliquant deux choses également
importantes. Tout d’abord, il convient de lui dire que le logiciel a été installé parce
que ses parents veulent le protéger. Mais il faut aussitôt ajouter que ces logiciels
sont malheureusement peu efficaces ! Ainsi prévenu, l’enfant qui rencontre un site
pornographique malgré un logiciel de protection pourra plus facilement en parler. A
l’inverse, si ses parents lui ont dit que ce risque est impossible grâce au « superfiltre » qu’ils ont acheté, l’enfant se demandera comment il a fait pour contourner
cette protection… ou n’osera pas dire à ses parents qu’ils ont acheté un système
inefficace. Enfin, les parents doivent savoir que certains de ces filtres peuvent
empêcher leur enfant de répondre aux attentes de ses enseignants en bloquant des
sites nécessaires à son travail scolaire : il faut aussi en prévenir l’enfant et …
déconnecter le filtre en famille !
5. Une règle nécessaire, mais pas suffisante
Si la règle « 3-6-9-12 » est nécessaire pour proposer un cadre à des parents
déroutés, elle n’est évidemment pas suffisante à elle seule pour protéger les enfants
des dangers des images. Cadrer le temps d’écran, et cela à tout âge, est essentiel.
Entre 3 et 5 ans, l’enfant n’a rien à gagner à passer plus d’une heure par jour devant
un écran. Par ailleurs, l’enfant doit bénéficier d’une éducation qui lui donne des
repères théoriques pour comprendre les conditions de production de production des
divers médias (notamment pour ce qui concerne les jeux vidéo), et aussi leurs divers
usages (par exemple, tous les usages actuels de la photographie)
3. Une pré éducation aux images dès la maternelle
Tenir les jeunes enfants à l’écart des écrans devrait être la règle. Mais bien que
plusieurs études montrent que les bébés ne gagnent rien à regarder la télévision,
beaucoup de parents sont tentés d’utiliser celle-ci comme baby-sitter. Il est donc
essentiel de mettre en place des activités qui permettent aux jeunes enfants de
prendre du recul par rapport à cette confrontation précoce et excessive aux écrans.
Nous en avons proposé et expérimenté une dont nous allons brièvement présenter le
principe et les résultats.
1. La télévision empêche le jeu et gèle les identifications précoces
Un bébé a beaucoup de choses à apprendre et très peu de temps. Il a
heureusement pour cela deux moyens à sa disposition : l’imitation de ce qu’il voit, et
6
le jeu qui lui permet de rejouer les situations qu’il a vécues avec des jouets - et en
particulier ses « doudous ». Dans ces jeux, c’est lui qui invente les histoires qu’il se
raconte, et, pour cela, il s’identifie alternativement à chacun des pôles des situations
qu’il imagine : un simple caillou que l’enfant fait « rouler » sur une route imaginaire lui
permet de s’identifier successivement au conducteur, au véhicule ou à l’obstacle,
aussi bien qu’une voiture en plastique coûteuse. Et c’est la même chose avec les
jeux de groupe.
Mais lorsqu’un enfant de moins de trois ans regarde la télévision, tout lui
paraît si incompréhensible qu’il cherche avant tout à retrouver des repères sur
lesquels s’appuyer. Et pour cela, il choisit bien souvent d’attacher son attention à
celui des personnages qui lui paraît le plus proche de lui-même par ses réactions. Et
comme les héros de ces séries sont assez stéréotypés, l’enfant s’identifie finalement
toujours au même modèle : celui qui commande ou bien celui qui est commandé,
celui qui cherche ou bien celui qui est cherché ou encore celui qui frappe ou bien
celui qui est frappé. En s’identifiant toujours au même profil de héros, les enfants
courent alors le risque de renforcer un registre relationnel exclusif. En pratique, ils
prennent l’habitude de se percevoir d’une seule façon, comme agresseur, comme
victime, ou comme redresseur de torts. Le danger est alors qu’ils adoptent
systématiquement la même attitude dans la réalité.
C’est pourquoi le danger de la télévision, pour les très jeunes enfants, n’est pas
l’adoption des modèles présentés comme les plus gratifiants, comme c’est le cas
pour les enfants plus grands. Cela supposerait que l’enfant très jeune comprenne les
enjeux relationnels et narratifs de ce qu’il voit et perçoive clairement les gratifications
associées aux comportements des différents protagonistes de l’histoire. Le danger
pour lui réside dans le fait que la fréquentation des écrans fige son développement
identificatoire : il prend peu à peu l’habitude de se voir toujours dans un seul rôle. En
outre, la consommation télévisuelle réduit le temps consacré à ses jeux spontanés,
qui lui permettraient justement de réduire ce risque. La télévision a enfermé l’enfant
dans la prison de comportements qui s’auto renforcent.
2. La prévention par le jeu de rôle en maternelle
Une recherche que nous avons menée en 2007 et 2008 a montré que cette
situation n’est pas une fatalité. Des activités de jeu de rôle, menées par les
enseignants des Maternelles, selon un protocole très précis appelé « le jeu des trois
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figures » 3, permettent de lutter contre la tendance des enfants à adopter
précocement une identification privilégiée dans laquelle ils se figent. Mais cela à
condition qu’ils soient invités à jouer les situations d’images qui les ont bouleversés
non seulement selon leur choix, mais aussi en les invitant à prendre successivement
chacun des rôles : agresseur, victime ou redresseur de tort. Ainsi, ceux qui ont
tendance à s’enfermer dans certains profils - notamment les postures d’agresseur et
de victime – sont invités à éprouver d’autres positions possibles et les expérimenter.
Ils se décollent de leurs identifications enkystées et retrouvent une marge de
manœuvre - ou, pour le dire autrement, de liberté - sans qu’aucun d’entre eux ne
soit stigmatisé.
4. L’adolescent et Internet : comprendre pour guider
La meilleure façon d’organiser la prévention autour des dangers d’Internet
consiste à identifier et nommer tout ce que nos enfants y cherchent… et tout ce qu’ils
risquent d’y trouver. Cette façon de faire présente les dangers comme une
conséquence des avantages et préserve le dialogue générationnel autour des
écrans. Pour cela, il est essentiel de comprendre ce qui incite les jeunes à aller sur
Internet. A mon avis, ils y vont pour satisfaire six désirs au moins : explorer des
identités multiples, valoriser leurs expériences intimes, construire leur estime d’euxmêmes dans une oscillation permanente entre rattachement à un groupe et
exaltation de l’individualisme, produire leurs propres images, voyager dans un monde
où chacun peut accorder à chaque chose l’importance qu’il désire, et enfin établir
une relation intime et intersubjective avec les machines. Tous ces désirs sont
légitimes et doivent être valorisés. Mais en même temps, tous comportent des
dangers contre lesquels les jeunes doivent être mis en garde.
1. Explorer des identités multiples
Pour l’adolescent, jouer avec plusieurs identités - notamment en se créant
plusieurs blogs -, est d’abord une façon de se chercher. Cette attitude a même un
rôle central dans la construction de soi aux alentours de la puberté. Elle permet à
l’adolescent de cerner ce que Levi-Strauss appelait « le foyer virtuel de la
personnalité ». Nous n’avons tous qu’une seule identité, mais nous sommes
3
Tisseron S, http://www.squiggle.be/tisseron. On peut aussi se procurer le film : « Aïe ! Mets toi à ma
place », La prévention de la violence à l’école maternelle, documentaire de 26 minutes de Philippe
Meyrieu, www.capcanal.com.
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condamnés à l’ignorer. Seule existe la possibilité de tenter de la cerner à travers des
identités multiples et successives que nous soumettons à notre entourage.
Le discours de prévention des dangers possibles des fausses identités sur
Internet doit donc d’abord en valoriser les avantages. Il est également essentiel de
dire aux jeunes qu’il est normal de vouloir rencontrer pour de vrai les inconnus
rencontrés sur Internet. C’est une preuve de bonne santé psychique et une manière
d’éviter de s’isoler dans les mondes virtuels en perdant le sens de la réalité. Mais
cela comporte évidemment des risques, c’est pourquoi l’adulte est là pour
accompagner le jeune dans les rencontres qu’il désire faire. A l’inverse, si le
pédagogue ou le parent cherche à protéger le jeune en lui disant de ne jamais
rencontrer en réalité les personnes rencontrées sur Internet, c’est là que celui ci
risque de le faire, en cachette et dans les pires conditions ! Mais, comme nous
l’avons vu, le problème principal est moins celui des jeunes qui jouent avec les
identités multiples que celui de ceux qui n’y arrivent pas parce qu’ils sont
précocement figés dans une identification exclusive…
2. Valoriser ses expériences intimes
C’est à tort qu’on parle d’exhibitionnisme pour désigner l’exposition de soi sur
Internet. L’exhibitionniste ne montre en effet de lui que ce qu’il sait fasciner à coup
sûr son ou ses interlocuteurs. Il est une sorte de cabotin répétitif qui se complait dans
un rituel figé. Au contraire, ces jeunes prennent le risque de s’engager dans des
expériences nouvelles où ils extériorisent certains éléments de leur vie jusque là
gardés secrets afin de mieux se découvrir à travers le regard d’autrui. Nous avons
appelé ce processus le « désir d’extimité » 4 : il permet la création d'une intimité plus
riche et de liens nouveaux, et participe comme l’intimité à la construction de l’estime
de soi.
Le risque de surexposition de soi existe toutefois. Pour le prévenir il faudrait
enseigner la distinction entre espace intime et espace public dès la classe primaire,
d’autant plus qu’elle est constamment brouillée par la télé réalité, les docu-fictions et
la politique people. Un exercice simple permet aux enfants de mesurer les risques
qu’Internet fait peser sur leur intimité. On leur demande d’imaginer la page qu’ils
aimeraient se faire sur Face book, puis on les invite à écrire tout ce qu’ils pensent y
mettre et à descendre ainsi dans la rue ou simplement la cour de récréation. La
4
Tisseron, S., (2001) L’intimité surexposée. Paris : Ramsay, réed. Hachette Littératures, 2002.
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plupart s’écrient : « mais c’est impossible, c’est intime » et il n’est alors pas trop
difficile de leur expliquer qu’Internet est un lieu encore bien plus fréquenté. Et puis
n’oublions pas d’inscrire au dessus de tous nos ordinateurs : « Tout ce que vous
écrivez ici peut tomber dans le domaine public ».
3. Grégarité et « googlelisation » de l’estime de soi.
La construction de l’estime de soi sur Internet passe à la fois par le
rattachement à un groupe - ce sont les nouveaux réseaux sociaux - et par l’exaltation
de l’individualisme. Le premier de ces mouvements produit parfois une tendance à la
grégarité caractéristique de l’adolescence. Mais le second contient un danger plus
grave, que j’ai appelé la « googlelïsation » de la vie relationnelle. Tout comme le
système Google classe les informations en fonction du nombre de fois où elles sont
consultées, les jeunes préfèrent parfois bénéficier d’un grand nombre de
commentaires ironiques ou choquants plutôt que d’un petit nombre de commentaires
élogieux…
Pour prévenir ces deux risques un moyen existe : faire alterner, en classe, les
exercices individuels et les exercices de groupe sur Internet.
4. Machinima, Pocket Films et droit à l’image
Les jeunes produisent aujourd’hui de plus en plus tôt leurs propres images,
notamment les Machinima (filmés à l’intérieur d’un jeu vidéo ou d’un univers virtuel)
et les Pocket films (tournés au téléphone mobile). Il faut évidemment encourager et
valoriser ces productions, et ne pas hésiter à confier aux jeunes des responsabilités
et des budgets pour organiser eux-mêmes des festivals et des rencontres qui les
mettent en valeur. C’est la meilleure manière de lutter contre le risque de fracture
générationnelle ! Mais en même temps, il est important de valoriser auprès d’eux le
droit à leur propre image et à celle d’autrui en leur apprenant à toujours poser deux
questions lorsqu’ils voient un appareil photographique ou une caméra tournés vers
eux : « Tu dois me demander mon autorisation avant de me photographier ou de me
filmer » et « Qu’est-ce que tu vas faire de mon image ? »
5. « Ni vrai, ni faux, c’est moi qui décide »
Avec les technologies numériques, nous sommes passés d’un monde où les
images des écrans étaient réalisées sur le mode indiciel (elles donnaient à voir le
monde) à un autre où elles sont fabriquées sur le mode digital (elles reconstruisent
le/un monde). Du coup, les parts de réalité et de fiction contenues dans toute image
sont devenues indécidable et les parents doivent en informer très tôt leurs enfants.
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C’est vrai de la télé réalité, des docu-fictions, mais aussi souvent des publicités
maquillées en informations. C’est pourquoi la protection dans ce domaine doit
apprendre aux enfants à se méfier des publicités cachées, et aussi à vérifier les
sources des informations qu’ils trouvent. De ce point de vue, il est utile de donner
des exercices scolaires dans lesquels les enfants cherchent à répondre à un sujet en
s’aidant d’Internet. Chacun en ramène des informations différentes : c’est une
manière de découvrir qu’il ne faut jamais croire tout ce qu’on trouve sur Internet sans
le vérifier !
6. Une relation intime avec les machines
Les jeunes ont le désir de développer une relation intime et intersubjective
avec leurs objets communicants. Ce désir doit être mis à profit pour favoriser les
usages encadrés des outils qu’ils utilisent : consoles de jeu, lecteurs MP3 téléphones
portables. Cela peut permettre de re-motiver tous les élèves, de développer des
compétences avancées telles que l’esprit d’initiative et la capacité de coopérer, et
enfin de préparer les futurs citoyens aux conséquences du virtuel dans la société.
Mais en même temps, pour éviter tout quiproquo, il est essentiel d’expliquer aux
enfants qu’il existe deux formes bien différentes d’apprentissage : l’apprentissage
scolaire traditionnel, basé sur la méthode hypothético déductive, et l’apprentissage
médiatisé par les TIC, dans lequel le tâtonnement et les essais et erreurs jouent une
place centrale.
EN CONCLUSION
Internet ajoute de nouvelles formes de transmissions entre pairs, et aussi des
plus jeunes vers les plus âgés. En même temps, ses dangers sont si nombreux et si
imprévisibles que nous ne pouvons plus rêver de construire un monde dans lequel
les enfants ne courent aucun risque. Il nous faut au contraire les rendre capables de
faire face à tous les risques… mais avec un maximum de précautions. Et pour cela, il
ne faut plus vouloir les protéger contre des dangers réels ou supposés des nouvelles
technologies, mais les protéger avec eux, c’est-à-dire avec leur participation.
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11
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