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Critique de l’usage du concept de bientraitance
GARRIGUE-ABGRALL Marie, éducatrice de jeunes enfants
Unité petite enfance et parentalité Vivaldi, IV ème Secteur Infanto-Juvénile du XII ème
arrondissement, Service de Psychiatrie de L’Enfant et de l’Adolescent, Groupe hospitalier
Pitié-Salpêtrière, Paris, AP-HP.
DESS d'éthique médicale et hospitalière
Résumé
La « bientraitance » est un nouveau concept véhiculé par des professionnels de l’enfance,
des parents et des politiques. Que recouvre-t-il exactement ? Comment expliquer le passage
de la maltraitance à la bientraitance, ces termes n’étant pas symétriques ? Quels changements
implique-t-il dans nos représentations du bébé et du jeune enfant, aussi dans la nature de la
relation de l'adulte à l'enfant ? Dans la « bien-traitance », de quel bien parle-t-on ? Du bien
traiter, du bien faire, ou du bien de l’enfant ? Mais qui peut se dire bien traitant, bienfaisant,
bien pensant ? Quand la bientraitance est évoquée dans un plan d’action politique, comment
passer de la qualité d’une relation interpersonnelle à une planification ? Tendre vers la
bientraitance de l’enfant, ne serait-ce pas se poser à chaque fois la question : quel serait le
bien pour cet enfant là avec ces parents là et tout mettre en œuvre pour que l’enfant puisse
devenir un homme de bien ?
A partir d’exemples cliniques vécus dans une unité de soins et de prévention des troubles
de la relation précoce parents-bébés (de la naissance à 3 ans), nous nous interrogerons sur les
soins et l’éducation dans la première enfance.
Mots-clefs : bientraitance, éducation, petite enfance, soins, utopie.
La bientraitance, un nouveau concept
Travaillant dans le champ de la périnatalité et de la petite enfance, au sein de l’équipe
pluridisciplinaire de l’Unité Petite Enfance et Parentalité Vivaldi1, nous avons vu apparaître
depuis peu un nouveau thème de réflexion, source de pratiques, qui est la « bientraitance ». Il
s'agit là d'un nouveau concept véhiculé par des professionnels de l’enfance, des parents et des
politiques depuis quelques années. Mais sait-on vraiment ce que ce mot recouvre ? Et qui est
concerné, visé par la « bientraitance » ?
D’après les textes existant sur ce sujet, il semble que se sont d’abord les bébés, les enfants,
mais aussi leurs parents et les professionnels de l’enfance, considérés dans leurs institutions,
qui sont concernés par la bientraitance. On sait cependant que l'on en a élargi la portée pour
englober les personnes âgées, voire tout être humain. S’il vise à soutenir et développer des
ressources positives dans l’entourage de l’enfant, ce concept nécessite cependant une critique
pour mieux défendre ce qu’il recouvre et baliser les dangers de toute idéologie qui pourrait lui
être associée.
En effet, la création d’un nouveau concept nécessite de la part de ceux qui l’emploient, ou
qui s’y réfèrent, de se montrer vigilant pour qu'il ne devienne pas un mot creux, sans
substance, un « mot alibi » destiné à évacuer la réflexion et à dispenser de choix éthique.
Nietzsche nous rappelle en effet que « chaque mot devient immédiatement un concept par
le fait que justement, il ne doit pas servir comme souvenir pour l’expérience originelle, unique
et singulière à laquelle il doit sa naissance, mais [qu'] il doit s’adapter également à
d’innombrables cas plus ou moins semblables, autrement dit, en toute rigueur, jamais
2
identiques, donc à une multitude de cas différents. Tout concept naît de l’identification du
non-identique. »2
Mais si le langage accomplit ce travail d’édification des concepts, de par son caractère
arbitraire, peut-on tout dire et tout nommer, tout décrire et tout inventorier, tout classer et tout
normaliser ? En outre, faut-il tout dire du bien à faire, à dire, à penser ? N’y a-t-il pas une
violence du dire, comme si tout devait être dit pour exister ?
Au delà des contraires, le questionnement éthique
Comment expliquer le passage de la maltraitance à la bientraitance ? N’est-il pas lié en
partie aux changements de représentations du bébé et du jeune enfant, et aux nouvelles
connaissances les concernant ? Mais depuis quand parle-t-on d’enfants maltraités ? Quand
l’enfant n’est pas maltraité, on suppose qu’il reçoit des soins suffisamment bons pour son
développement. Or, en parlant de bientraitance, ne s'engage-t-on pas vers un « méliorisme »,
c'est-à-dire une forme de moralisme qui risque de stigmatiser encore davantage ceux qui ne
sont pas bientraitants ? Ce faisant, ne sort-on pas du cadre de la loi pour juger ceux qui font
bien et ceux qui font mal ? Qui, d'ailleurs, peut réellement se dire bientraitant ?
Il y a ici une illusion de symétrie : c’est parce que l’on connaît les effets de la maltraitance
que l’on peut envisager son contraire. Pour être bientraitant il faut d’abord ne pas nuire. Il
faut, de plus, mettre en place les conditions d’un bon développement et d’un épanouissement
possible de l’enfant et de ses parents. C’est pourquoi la bientraitance suppose la connaissance
de la maltraitance. Hegel parle ainsi « des opposés qui dans leur concept même contiennent
l’autre »3. Or en pratique, le dépassement des contraires implique, dans chaque situation,
l'obligation de choisir. C’est là qu’apparaît l’éthique qui, selon Kierkegaard, se présente sous
la forme de l'alternative : « ou bien… ou bien »4.
Chaque fois qu’on pense le bien pour quelqu’un, on se situe dans un questionnement
éthique. Chez Levinas, la priorité du bien est la loi de la raison éthique, à cause de l’obligation
de répondre d’autrui. C'est là que réside ma liberté : « je suis libre si je suis responsable »5.
Du fait même de l’existence d’autrui il y a comme une violence du bien, qui me fait sujet.
L'obligation de répondre de l’autre est ce qui fonde la socialité éthique.
Cette violence se retrouve dans les rapports établis par le bébé ou le jeune enfant. Les
parents qui viennent consulter dans l’Unité Petite Enfance de pédopsychiatrie veulent le bien
de leur enfant, mais pas toujours dans l’immédiat. En effet, certains viennent pour leur propre
bien-être, pour eux-mêmes, parce qu’ils sont épuisés ou persécutés par leur enfant, plongés
dans l'incompréhension de son comportement. L’enfant est alors le messager de la souffrance,
de l’appel à l’autre, un révélateur de tensions, un « enfant-symptôme », aussi celui par qui un
équilibre peut être rétabli. Pour ces parents, le fait d'être écoutés, soutenus, entourés, aidés par
les thérapeutes à établir des liens avec leur propre histoire, à percevoir les besoins de chacun,
va avoir pour conséquence de soulager l’enfant. C’est donc peut-être dans un deuxième temps
que leur venue permettra le bien de l’enfant, ou du moins son mieux-être.
D’ailleurs, dans la bientraitance, de quel bien parle-t-on ? Ne s'agit-il pas d'un concept
clos sur lui-même, qui évacuerait la personne ? Parce que l'on se préoccuperait, à travers des
actes « bientraitants », que de l’amour du bien, pour le bien ? Max Scheler nous a mis en
garde à propos de cet amour du bien pour lui-même, source d'une attitude pharisienne : « je
suis bientraitant » devient alors l'équivalent de « je suis bon ».
Le soin et l’éducation
Comme on parle de bébés et de jeunes enfants, alors le concept de bientraitance concerne
et recouvre les soins au sens large et l’éducation. Parmi les philosophes de l’éducation, nous
3
nous intéresserons à John Locke6 et à Jean-Jacques Rousseau7 qui ont contribué à créer la
spécificité de l’enfance, au milieu du XVIIe siècle dans notre pays, si l’on en croit Philippe
Ariès8, et dont nous reprendrons quelques idées encore à l’œuvre aujourd’hui dans l’approche
du très jeune enfant. Ces philosophes ont été les premiers, après Aristote, à relier le monde
des sensations avec celui de la pensée. Les psychologues contemporains continuent à étudier
et révéler ces correspondances : de Piaget qui parle d’intelligence sensori-motrice, fondatrice
d’accès ultérieur à l’intelligence symbolique, à Daniel Stern qui parle d’ « accordage affectif »
utilisant les différents canaux sensoriels du bébé : la voix, l’intonation, le rythme, le portage,
le regard, le toucher, etc. Si l’on définit la bientraitance comme un ensemble de pratiques
humanisantes conduisant à la « vie bonne », alors il nous faudra considérer tous les soins
quotidiens prodigués aux bébés et aux jeunes enfants, et à la parole du « care giver »9 qui les
accompagne, car la bientraitance s’applique au quotidien.
A plusieurs reprises John Locke, comme Jean-Jacques Rousseau (qui a condamné
« l’extravagante et barbare pratique du maillot »10), soutient et valorise le besoin de liberté
propre au jeune âge. De même, nous favorisons la motricité libre de l’enfant, qui lui permet
d’acquérir par lui-même, avec le soutien bienveillant de ses parents et d’adultes attentionnés,
les différents étapes qui l’amèneront à la station assise puis debout et à la marche assurée le
conduisant vers des expériences de plus en plus complexes. C’est à travers ce bien-être
corporel, cette appropriation de ses gestes, que l’enfant sous le regard de l’adulte qui le
contient et le conforte, fait l’expérience de ce qui contribue à poser les bases de l’estime de
soi, à travers cette mémoire corporelle et psychique, cette incorporation d’attention, de paroles
encourageantes et de fierté partagées.
Des difficultés de la « bientraitance »
Le bébé ou le jeune enfant de moins de trois ans a une part active dans la relation qu’il
induit avec les adultes s’occupant de lui mais il ne peut en aucun cas être responsable des
mauvais traitements qu’il subit. L’enfant a besoin d’être choyé et protégé par des adultes qui
en sont responsables. L’enfant peut être incompétent, ne pas gratifier son entourage, ne pas
répondre à ses attentes, reproduire des modèles interactifs pathologiques qu’il a connu avec
ses parents ou ses substituts parentaux et rendre difficile la mise en place de bons soins, de
bons traitements. Dans ces moments là ce n’est pas le professionnel qui est responsable de cet
échec, mais il est de son ressort de chercher à sortir de cette impasse et de rechercher l’aide
d’un tiers, d’une médiation. Il ne peut en rester là, là est sa responsabilité.
Une autre difficulté d’appliquer la bientraitance relève de la faiblesse de la volonté, de
l’incontinence, et du manque de contrôle de soi qui peuvent se révéler chez tout un chacun à
la moindre occasion. Le terme grec d’ « akrasia » recouvre ces différents états.
C’est cette « akrasia » dont nous sommes témoins dans la clinique de l’Unité Petite
Enfance quand nous accompagnons des parents qui ne peuvent, seuls, supporter certains
comportements de leurs enfants ou d’eux-mêmes, et qui réclament, souvent de façon
implicite, l’intervention d’un tiers.
En effet, suffit-il de savoir ce qui est bien pour faire le bien ? Non seulement vouloir le
bien pour le bien est discutable, comme nous l’avons vu, mais, en plus, « comme l’a objecté
Aristote, il ne suffit pas de savoir ce qui est bien, car l’expérience montre que le désir, non
seulement contredit le savoir, mais a même souvent le dessus »11.
En voici un exemple avec le « principe de Médée » : « c’est ce qui arrive quand Médée
réclame à sa propre main de ne pas tuer ses enfants. Sa main, ou la passion de la vengeance
qui se tient derrière elle, l’emporte sur sa volonté »12.
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Aujourd’hui, beaucoup se demandent pourquoi tout ce qu’on connaît sur l’enfant et sur les
interactions précoces n’est pas mis en pratique. Il y a donc « quelque chose qui ne va pas »,
dont on peut penser qu'il relève en partie du domaine de l’ « akrasia »13.
La bientraitance institutionnelle s’inscrit dans une filiation
Si l’on parle aujourd’hui de bientraitance, et si ce concept est nouveau, ce qu’il véhicule
est aussi le fruit d’une longue histoire dans la lignée de laquelle nous nous inscrivons :
parents, médecins héritiers d’Hippocrate, pédiatres, psychiatres et psychanalystes,
psychologues, autres soignants para-médicaux, philosophes et pédagogues qui se sont penchés
sur le sort de l’enfant, depuis de nombreuses années. Tous ceux qui ont apporté une
contribution à la formation de professionnels de la petite enfance comme Locke, Rousseau,
Kant, Bowlby, Spitz, Freud, Winnicott, Piaget, Freinet, Montessori, Kreisler, Dolto, Emmi
Pickler et tant d’autres… C’est pourquoi : « Parler de transgénérationnel de l’institution, c’est
aussi réintroduire la dimension historique et la question de la transmission non seulement de
connaissances mais aussi de représentations construites sur plusieurs générations de
professionnels. C’est reconnaître une filiation imaginaire, où s’originent les soins, c’est entrer
dans le domaine des « loyautés invisibles »14 Et la bientraitance pour les professionnels,
oeuvrant au sein d’institutions diverses pourrait se définir ainsi : Se dire bien traité en tant que
professionnel, ce serait de pouvoir vivre dans l’ethos tel que le définit Paul Ricoeur : « souhait
d’une vie accomplie avec et pour les autres, dans des institutions justes »15.
La bonne volonté sous-tend la bientraitance
En effet, ce qui constitue la base d’un travail commun possible, le fondement de l’alliance
thérapeutique, c’est la bonne volonté de part et d’autre. C’est aussi l’un des fondements de la
bientraitance même si cela ne suffit pas, mais c’est ce qui nous permet au sein de l’équipe de
travailler ensemble à la recherche du meilleur bien possible dans chaque situation. Kant en a
souligné la valeur quand il écrit : « Il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon,
si ce n’est seulement une bonne volonté »16.
Le bien de l’enfant, le bien pour l’enfant
Dans la bientraitance, c’est la notion de bien qui dans un premier temps pose problème. Si
le bien désigne la fin de l’homme, le bonheur comme le définit Aristote 17, la bientraitance ne
désigne-t-elle pas uniquement le bien faire, des références à des façons de faire, à des
pratiques, à l’action bien accomplie, à l’action adéquate ? L’action adéquate en fait au but visé
sans que celui-ci soit explicitement défini, et d’ailleurs que serait ce but si ce n’est le bien de
l’enfant, avec comme question implicite celle de savoir si ce qu’on appellerait le bien de
l’enfant ne serait pas pensé en fonction des exigences de la société adulte ? Le bien de l’enfant
ne serait-ce pas plutôt la mise en place de ce qui doit permettre à l’enfant de devenir un
homme de bien ? Nous voici de retour à l’éthique et à sa dynamique liée à la relation vivante
de toute relation humaine, que la politique évacuerait en faisant semblant de le bien traiter,
c’est-à-dire en se contentant de désigner sa propre attitude (attitude politique) par le mot de
bientraitance, qui se réduirait alors à un concept vide en référence à Kant, à une « idée creuse
métaphysique ».
Et pourtant comment penser le bien pour l’enfant sans parler encore et toujours d’accueil ?
Jacques Derrida reparle de ce concept qui « opère en tout lieu, justement, pour dire le premier
geste en direction d’autrui »18. L’accueil est le premier geste vers la bientraitance.
5
C’est pour ton bien ou la « pédagogie noire »
Alice Miller, psychanalyste, a mis en évidence les racines de la violence dans l’éducation.
Elle a cherché à comprendre comment des gens normaux sous le nazisme avaient pu suivre
des directives de ce régime conduisant des hommes, des femmes et des enfants à la torture et
à la mort. A partir de témoignages d’adultes en thérapie, elle s’est rendue compte qu’il y avait
un lien avec le type d’éducation qui leur avait été dispensé au nom du bien, dès la petite
enfance, et repris le concept de pédagogie noire qui, dès l’âge du nourrisson s’efforce par tous
les moyens (punitions…) d’étouffer les sentiments, les pulsions de vie pour prôner
l’obéissance et la piété au dépend de toute liberté intérieure et de l’authenticité du ressenti de
chacun19.
Quelle bientraitance pour les générations futures ?
Hans Jonas à travers « l’heuristique de la peur » éveille en nous le principe responsabilité
pour tout ce qui est fragile et vulnérable. En effet il s’agit aujourd’hui de s’interroger à propos
du bien pour l’enfant, d’un monde et d’un avenir où le bonheur soit possible en préservant la
nature et la fragilité du vivant20. « C’est justement pour préserver ce qui est neuf et
révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice, c’est-à-dire assurer
la continuité du monde » nous dit Hannah Arendt21.
Du moral au politique ou le risque de la corruption du bien
Quand le discours politique s’approprie le bien, il emprunte le discours de la spiritualité et
de la morale dont le propos est de réfléchir sur le bien et le mal, sur la conscience que chacun
en a, sur ce qui fonde la loi morale, « instinct divin » pour Rousseau, « raison » pour Kant.
C’est pourquoi la bientraitance, dès qu’elle est citée dans un discours politique, risque d’être
utilisée à des fins de manipulation visant l’intérêt de ceux qui la promettent et non de ceux qui
en ont besoin. Il s’agit d’être prudent dans un domaine où les pratiques se réajustent
quotidiennement. Combien d’enfants aujourd’hui sont victimes de guerres, de conflits,
témoins de massacres et d’actes de barbarie, déracinés, hallucinés, séparés de leur famille et
de leur pays ? Les premiers pas politiques vers la bientraitance, ce serait la paix et la lutte
contre la misère.
Nombreux sont les philosophes qui ont mis le Bien hors de portée des humains, depuis
Platon qui nous parle du Bien en soi, inaccessible, car appartenant au monde parfait des Idées
à Hannah Arendt qui nous met en garde quand le bien devient une affaire publique : « Car il
est clair que dès qu’une bonne œuvre se fait connaître, devient publique, elle cesse
d’appartenir spécifiquement au bien, d’être accomplie uniquement pour le bien. (…) Elle nous
rappelle ce que disait Socrate : « Nul ne peut être sage » d’où est sorti l’amour de la sagesse,
la philosophie. (…) L’amour de la sagesse et l’amour de la bonté, s’ils se résolvent en
activités consistant à philosopher et à faire le bien, ont ceci en commun qu’ils cessent
immédiatement, qu’ils s’annulent pour ainsi dire, dès que l’on admet qu’il est possible à
l’homme d’être sage ou d’être bon »22.
En somme vouloir imposer la bientraitance relèverait de l’utopie car alors ce serait la
morale qui tiendrait lieu de politique. Cette oscillation entre morale et politique a été abordée
largement par Kant pour qui la morale n’est jamais en conflit avec la politique, car c’est elle,
la morale, qui prime toujours23.
En conclusion
6
On ne peut que tendre vers la bientraitance, la notion de bien recouvrant une exigence que
l’on n’arrive jamais à expliquer, à dire, à mettre en œuvre.
La bientraitance ne saurait être un slogan politique doctrinaire. Il y a du danger à vouloir
« imposer » la bientraitance. Bourdieu nous met en garde contre toute simplification, tout
simplisme abusif de langage : « On s’est trop souvent servi de l’alibi du réalisme ou du souci
démagogique d’être « compris des masses » pour substituer le slogan à l’analyse. (…) Le
slogan et l’anathème conduisent à toutes les formes de terrorisme »24.
Mais ce que recouvre ce mot permet de s’interroger à chaque fois, à chaque rencontre sur
ce qui serait le bien pour cet enfant là, ces parents là. On rejoindrait ainsi l’éthique et la
nécessaire empathie. Car c’est en développant les capacités d’empathie que l’on contribue à la
prévention de la maltraitance. L’empathie est un préalable à la bientraitance.
La bientraitance, qui a toujours lieu entre des personnes à un niveau intersubjectif, dans
des situations contingentes, suppose la prudence aristotélicienne, le kairos, la bonne parole, le
bon soin au bon moment par la bonne personne. Cette prudence qu’Aristote définit comme
étant la « disposition accompagnée de raison juste, tournée vers l’action, et concernant ce qui
est bien ou mal pour l’homme »25.
La bientraitance, si elle s’étend aux générations à venir ne concerne pas seulement les
enfants, leurs parents et les institutions , mais doit s’étendre à tout le vivant et implique la
responsabilité dont parle Hans Jonas26.
Enfin la bientraitance devrait placer l’éthique comme responsabilité première, au sens ou
autrui, comme le dit Levinas, m’oblige ; sans oublier qu’il est irréductiblement différent de
soi. « Comme Emmanuel Levinas le rappelle avec insistance, autrui est celui que je ne peux
pas inventer. Il résiste de toute son altérité à sa réduction au même, fût-ce (et même surtout)
au même que moi, à l’ipséité de mon propre pouvoir être »27.
Ces paroles d’enfants nous confirment dans cette voie du bonheur vers lequel nous
tendons : « La bientraitance c’est quand on est bien tous ensemble et qu’on peut grandir ».
« La bientraitance , c’est quand on peut être heureux »28. De par notre condition humaine, il
sera toujours question de tendre vers le bien, mais « le monde n’est-il pas une harmonie de
tensions ? »29.
1
Didier Rabain, Patricia Marie, « L’unité petite enfance Vivaldi », Bulletin du groupe WAIMH francophone,
automne 1998, vol. 5, n°2.
2
Friedrich Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, Actes Sud, 1997, p. 27.
3
G.W.F. Hegel, Wissenschaft der Logik, éd. Georg Lasson (1934), 2 vol., Hamburg, Meiner, 1963, II, p. 56. Cité
par Thomas De Koninck, De la dignité humaine, PUF « Quadridge », 2002, p. 117.
4
Sören Kierkegaard, Ou bien…ou bien, trad. F. et O. Prior et M.-H. Guignot, Paris, 1943, p. 479.
5
Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974.
6
John Locke, Pensées sur l’éducation, Vrin, 1992.
7
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’éducation, GF Flammarion, 1966.
8
Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime, Seuil, Points-Histoire, 1973.
9
Care giver, terme anglais qui signifie : donneur de soins, celui qui donne les soins au bébé.
10
Jean-Jacques Rousseau, op. cit.
11
Thomas de Koninck, De la dignité humaine, op. cit., pp 146-147.
12
Ovide, Les métamorphoses, Livre VII (cité par Thomas De Koninck, op. cit., p. 146-147).
13
Donald Davidson, Paradoxes de l’irrationalité, trad. Pascal Engel, Paris, Editions de l’Eclat, 1991, pp. 27-29.
14
Sous la direction de Geneviève Appell et Anna Tardos, Prendre soin d’un jeune enfant, De l’empathie aux
soins thérapeutiques, Erès, 1998 ; « La ballade de Tünde », Martine Lamour, p. 166-167-168.
15
Paul Ricoeur, Lectures, 2, La contrée des philosophes, Seuil, 1992.
16
Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, Le livre de poche, 2001, « Première section », p.
57.
17
Aristote, Ethique à Nicomaque, Flammarion, 1992.
18
Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, Galilée, 1997, p. 55.
7
19
Alice Miller, C’est pour ton bien, racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, Aubier, 2002, p. 15-112.
Hans Jonas, Le principe responsabilité, Champs, Flammarion, 1979.
21
Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, Idées, 1972, p. 246.
22
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961 et 1983, p. 86-87.
23
Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, Mille et une nuits, n°327, 2001, « Appendice I, De la mésentente
entre la morale et la politique en vue de la paix perpétuelle », p. 43-59.
24
Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Seuil poche, 2001, p. 17.
25
Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit, Livre VI, Flammarion, 1992.
26
Hans Jonas, Le principe responsabilité, Champs, Flammarion, 1979.
27
Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Le Livre de Poche, biblio essais, 1971.
28
« Cahiers de la puéricultrice », Dossier sur la Bientaitance, n°154, mars 2002.
29
Héraclite d’Ephèse.
20