Les stratégies marketing d`Abercrombie

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Les stratégies marketing d`Abercrombie
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DU SAMEDI 24
AU LUNDI 26 JUILLET 2010
L’Echo
REPORTAGE
WEEKEND
Abercrombie,
un concept qui s’essouffle?
Abercrombie en bref
/ Abercrombie & Fitch a été créée en 1892 aux Etats-
Unis. Au bord de la banqueroute dans les années 60, elle
est rachetée par Limited Inc et réorientée vers le secteur
des vêtements BCBG pour adolescents. En 1996, elle
entre au New York Stock Exchange. Son ouverture, en
2005, d’un magasin à New York la pousse à se
repositionner sur le segment du casual haut de gamme.
Elle possède aujourd’hui 1.100 magasins et quatre
enseignes: Abercrombie & Fitch, Abercrombie kids,
Hollister et Gilly Hicks. e
© Reuters - Hollandse Hoogte
Comment séduire un public d’adolescents
et les amener à acheter des vêtements hors
de prix? Abercrombie & Fitch s’y est
attelé. Mais si son concept marketing a eu
ses adeptes pendant quelques années, il
semble aujourd’hui s’essouffler.
Par Géraldine Vessière, à Londres
ans un des quartiers chics du centre de Londres, entre Piccadilly
Circus et Old Bond street, où fleurissent bijoutiers et magasins de
vêtements de luxe, se trouve une
immense bâtisse du début du
XVIIIe siècle. Des lolitas, adolescents et jeunes gens excités s’amassent devant l’entrée. Les beats d’une musique électro transpercent
les murs. Rien ne laisse cependant deviner ce qu’ils
protègent. Pas de panneaux, pas d’enseigne. Rien.
Rien, sauf une valse de sacs tendances portés par des
clients rassasiés de leur fringale vestimentaire. Sur
les sacs: le torse impudent d’un mannequin, photo
dans les nuances de gris prise par Bruce Weber, le
photographe qui a illustré certaines campagnes sensuelles de Calvin Klein ou de Ralph Lauren. L’image
dissimule même partiellement le nom de la marque
qu’elle représente. Digne d’une société secrète, Abercrombie & Fitch ne semble pas éprouver le besoin
d’afficher son label. Le mystère attise la curiosité et,
pour ceux qui en connaissent les codes, donne l’impression de faire partie d’un cercle d’initiés.
D
SE FAIRE DÉSIRER
Créée en 1892 et à la base spécialisée en habillement
de sport et de randonnée, Abercrombie & Fitch se réoriente vers les vêtements décontractés BCBG pour
adolescents dans les années 60. Avec l’ouverture, en
2005, d’un magasin sur la 5e avenue à New York, à
proximité de Prada, elle opère un nouveau tournant
et se positionne dans l’habillement casual haut de
gamme pour vieux adolescents et jeunes adultes. Son
nouveau concept marketing: un magasin «boîte de
nuit», les fenêtres occultées, la musique électrodance tonitruante, des vendeurs-mannequins triés
sur le volet, ce qui a d’ailleurs suscité plusieurs procès pour discrimination, des miroirs discrets ou absents. À cela s’ajoute une touche de marketing sensoriel pour rendre l’expérience «plus totale». «C’est un
concept qui joue sur la provocation et le sexe, analyse
Michel Gutsatz, conseiller au sein de The Scriptorium Company, agence de conseil en stratégie de
marque. Ils ont repris le concept de Calvin Klein des
années 75 à 90. Lorsqu’on compare les campagnes
photos des deux sociétés, prises par le même photographe, c’est frappant. Abercrombie fait même figure
d’enfant sage à côté de Calvin Klein. La société a cependant poussé le concept plus loin avec ses magasins.»
Et ce n’est pas peu dire. Dans le sas d’entrée du bâtiment londonien, un top-modèle torse nu, abdos en
tablettes de chocolat et sourire éclatant, se fait prendre en photo avec les clientes de passage. Une, deux
ou trois donzelles dans les bras, l’instant «magiiiique» est immortalisé par un polaroïd. «C’est gratuit», dit sa comparse, top-modèle elle aussi. À l’intérieur, où la pénombre domine, un essaim de
vendeurs-mannequins est prêt à vous décocher un
sourire au moindre croisement de regards. «Bonjour,
ça va?» «Vous allez bien?», «Bonjour», «Bonjour, comment allez-vous?». On se croirait Henry Hill dans
«Goodfellas», salué avec déférence par les pontes de
la mafia. Reconnu, apprécié, respecté, on se sent important. L’ego se gonfle, le portefeuille s’apprête à
faire le mouvement inverse. «Certains d’entre nous
sont mannequins, d’autres danseurs, moi je suis étudiante en marketing», confie gentiment une vendeuse. «C’est un chouette magasin. J’ai rencontré ici
des gens super», continue-t-elle en relevant sa mèche
blonde. Une immense statue noire d’éphèbe de goût
très relatif trône au pied de l’escalier, des tableaux
dépeignant de jeunes sportifs, de goût tout aussi
douteux, pendent au mur. Dans une pièce adjacente,
une employée en tenue plus discrète et au physique
plus semblable à celui du commun des mortels asperge une pile de pulls d’eau de toilette. «Elle est en
vente dans le magasin, si vous voulez», signale-t-elle
en souriant.
LE PRIX DU CONCEPT
Mais si les jolies gambettes des vendeuses et les
torses des vendeurs sont bien visibles, c’est nettement moins le cas des prix, soigneusement dissimulés à l’intérieur des vêtements. Dans un monde qui
cherche à faire vivre une expérience au visiteur, se
préoccuper des prix serait-il trivial? Quand on sait
qu’Abercrombie & Fitch est considérée comme la
marque la plus chère dans l’industrie vestimentaire
casual pour jeunes, peut-être pas. Un hoodie, pull
tendance à capuche, se vend 60 livres minimum
(70 euros), un jeans, 80 et une veste en cuir dans les
300 livres (350 euros).
Cela ne semble cependant pas freiner les ados qui
n’ont pas non plus l’air rebuté par l’idée d’arborer le
nom de la marque sur leur sweat. Payer pour faire de
la pub, où est le problème? Au contraire. Posséder un
pull Abercrombie c’est tellement tendance, autant
l’afficher.
FUITE EN AVANT
Tendance? En Europe en tout cas. Le public américain, lui, semble se lasser. Alors qu’avant la crise, certains «auraient tué pour avoir ces vêtements», selon
les propos de Birtt Beemer, président de l’America
Les consommateurs qui
ont un magasin près de
chez eux se lassent vite.
Research Group, aujourd’hui, ils semblent lui préférer Aeropostale ou American Eagle Outfitters, meilleur marché. Il faut dire qu’alors que ces deux sociétés réduisaient leurs prix pendant la crise,
Abercrombie refusait de leur emboîter le pas, craignant de ternir son image sur le long terme. Résultat:
ses ventes chutaient de 30 % et son bénéfice de
134 % au second trimestre 2009. Le bénéficie d’Aeropostale, lui, grimpait de 83 %. A & F a un peu redressé la barre en ce début 2010, mais elle est loin des
chiffres de 2006. «Le concept est un peu éculé. La société doit regagner une image de marque à la pointe
des tendances, image qu’elle a perdue», constate Birtt
Beemer, président de l’America Research Group.
«Elle doit se réinventer et parvenir à convaincre les
consommateurs que cela vaut la peine de payer le prix,
ceci dans un contexte où parents et adolescents sont
plus regardants à la dépense.» Et le conseiller en
marque,Michel Gutsatz, d’enchérir. «C’est une
marque qui sait se faire désirer. Son côté sulfureux, le
fait qu’elle n’est pas présente partout font qu’elle attire
les étrangers. Mais les consommateurs qui ont un de
ces magasins près de chez eux se lassent très vite. Finalement, les vêtements n’ont rien de très intéressant.» Il
est vrai que dans les métros et les rues londoniennes,
les porteurs du sac Abercrombie semblent plus souvent parler français qu’anglais et le magasin semble
être une attraction pour les jeunes touristes au
même titre que le London eye ou Westminster.
Les chiffres montrent cependant une croissance
des ventes. Mais, nuance Michel Gutsatz, «les ventes
ont augmenté grâce à la multiplication du nombre de
magasins. Les ventes au m², elles, ont diminué. Abercrombie & Fitch ne se développe que par une fuite en
avant: ouverture de nouveaux magasins et conquête de
nouveaux marchés.»
L’EUROPE ET LE JAPON
La société a commencé sa politique d’expansion en
2006. Londres fut sa première destination en 2007.
Milan et Tokyo ont suivi en 2009. «Lors de l’ouverture
du magasin de 11 étages à Tokyo, il y a quelques mois,
raconte Michel Gutsatz, les médias japonais ont été
très critiques. La marque a simplement transposé son
concept et ses valeurs, or celles-ci sont en fort décalage
avec la culture nipponne. Ils critiquaient aussi fortement les prix particulièrement élevés à une période où
les Japonais sont attirés par des marques présentant
un meilleur rapport qualité-prix. Je ne pense pas que
le magasin tiendra longtemps là-bas.» Qu’importe! La
société, qui n’a pas donné suite à notre demande d’interview, continue sa conquête. Des magasins A & F
devraient ainsi s’ouvrir à Copenhague en 2010, à Madrid et à Paris en 2011. Et Londres devrait être le premier à accueillir cette année un Gilly Hicks, une des
sous-marques de la société.
Celle-ci se leurre-t-elle sur ses capacités d’attraction auprès des adolescents, clients potentiels?
Réussira-t-elle à se réinventer? Les effets de mode
passent vite, très vite. e