Track by Track – album Marcus Miller – Afrodeezia
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Track by Track – album Marcus Miller – Afrodeezia
Track by Track – album Marcus Miller – Afrodeezia Marcus Miller commente les titres de son nouvel album « Afrodeezia » Hylife Le highlife était un style musical populaire au Nigeria dans les années 70/80. Il fait son grand retour actuellement. King Sunny Adé est l’un des leaders du highlife. Cette musique a la particularité de rassembler toute une communauté sur un rythme, (comme la musique des Gnawas au Maroc). Si vous ne bougez pas au rythme du highlife, vous serez la seule personne dans la fosse à avoir l’air mal à l’aise… Écoutez donc ce groove jazzy, répétez votre danse à deux temps… et vous serez dans l’ambiance avec tous les autres ! B’s River Ma femme Brenda s’est rendue à Ndola en Zambie afin d’aider à la construction de logements pour des familles en difficulté. Malgré l’extrême pauvreté et les épreuves qu’ils traversent, il y a toujours un esprit de joie et d’amour profond. Elle m'a dit qu'à l'église le dimanche, les gens chantaient et créaient en chanson les plus merveilleux et puissants messages de vie que vous ne puissiez imaginer, et que les paysages étaient beaux à mourir. B's River est mon portrait en musique d'une rivière qu'elle qualifie de "tellement belle qu’il n’y a pas de mot pour la décrire." Et j'ai pensé, "Mais si les mots ne peuvent pas la décrire, peut-être qu'on peut essayer en musique." Ce morceau commence avec un gimbri (on peut l'écrire guembri aussi), l'ancêtre africain de la guitare basse. On m'en a offert un, après un concert au Maroc où nous avons fait un bœuf avec des musiciens gnawas. Nous avons joué au Gnawa Music Festival dans la ville d'Essaouira au Maroc. Il y avait 30,000 personnes qui dansaient pendant des heures aux sons de cette musique — elle a une grande spiritualité qui vous hypnotise avec son groove. Si jamais vous doutez du pouvoir de la musique à transporter des gens, cette musique-là est très convaincante. Preacher’s Kid (Song for William H) William H est mon papa. Il joue de l'orgue et du piano, et c’est un chef de chœur aussi. C'est lui qui m'a influencé le plus en tant que musicien et en tant qu'homme aussi. Il a surtout joué dans les églises épiscopales des noirs. Les fidèles chantaient des hymnes, et Pops étaient là devant ces immenses tuyaux d'orgue. A une période de sa vie, il rêvait de devenir concertiste mais, avec une femme et deux jeunes garçons, il a dû mettre ses rêves de côté pour être certain de pouvoir subvenir aux besoins de sa famille. La musique a toujours été au cœur de sa vie. En semaine il répétait dans notre appartement (du Bach, Beethoven) et le weekend il jouait à l'église pendant le service. Son père, mon grand-père, était évêque à l'église épiscopale et il jouait du piano aussi. On ne l'a jamais vu danser mais on m'assure que dans le temps, l'évêque jouait du grand calypso ! L'un de mes souvenirs les plus chers, a été de voir mon père entrer dans la salle de concert où je jouais avec Miles Davis. Je venais juste d’avoir la nouvelle de ce concert, et mon père a dit à ma mère, "Je monte à Montréal voir Marc avec Miles !" Quand il arriva dans la salle, je pouvais le voir du haut de la scène, il était habillé dans un sublime blanc de la tête aux pieds Du coup j'ai réalisé que le fait de jouer avec Miles, c'était sa réussite autant que la mienne, peut-être même encore plus. Mon papa est encore là avec nous, il a 89 ans. Même s'il a la maladie d'Alzheimer, il nous reconnaît encore mon frère et moi. Il a la pochette d'un de mes albums sur sa table de chevet. J'ai hâte de lui mettre un casque pour lui faire écouter ce morceau... Je vais lui dire, "Le titre est 'Song for William H.’", il va y penser et dire, "C'est moi !" We Were There L'année dernière nous avons perdu George Duke, et Joe Sample cette année. Deux des claviéristes les plus importants de notre époque. Tous deux aimaient la musique brésilienne, les influences samba et bossa nova sont évidentes dans leurs musiques. Après un concert au Brésil près de Rio, nous sommes allés dans un studio là-bas, tard dans la soirée. Avec le percussionniste Marco Lobo et les chanteuses Aline Cabral, Andrea Dutra et Christiane Correa Tristao, nous avons enregistré ce morceau. On y trouve l'une de mes mélodies préférées de Djavan (c'est une légende au Brésil), avec le plus joyeux refrain que j'aie pu trouver. La joie est un élément musical sur lequel je voulais insister avec cet album. Je ne le vois pas comme "je n’ai pas le moindre souci du monde". Ce que j'entends par "joie", c'est la joie malgré un contexte difficile, malgré des circonstances parfois horribles. C'est cette joie qui a débuté en Afrique avant de traverser l'Atlantique jusqu'aux Caraïbes et en Amérique du Sud : une manière de mettre de côté la douleur et la souffrance, pour célébrer la joie que la musique est capable d'apporter. A chaque fois qu'il y avait une pause dans la conversation, George Duke disait, "Well, we were there !" ["Ben alors, on était là, nous !"] Papa Was A Rolling Stone Celui-ci vient d'une époque où la ligne de basse était une vraie ligne de basse... Je pense qu'on n'a jamais joué de ligne de basse plus dramatique que celle qui est dans ce classique de la Motown. Ce qui est vraiment fou, c'est que l'essentiel de la tension dramatique se crée dans l'espace ENTRE les notes. Quand je joue cette ligne de basse en concert, je vois des gens assis là, devant moi, ils attendent que la note suivante tombe ! Si vous suivez les rythmes, ils vous emmènent d'Afrique en Amérique du Sud, aux Caraïbes et dans le sud des ÉtatsUnis, et enfin dans les grandes villes du nord : New York, Philadelphie, Détroit. Ce morceau démarre, clairsemé, avec cette ligne de basse classique mais, à la fin, tous les rythmes de ce voyage épique se retrouvent : des sons africains et latins (le percussionniste Munyungo Jackson), avec des sons de la Nouvelle-Orléans (le trompettiste Patches Stewart), du Delta (le guitariste Keb’ Mo’), et de la grande ville (le guitariste Adam Agati.) Et est-ce que vous entendez aussi le guitariste de Détroit, le mythique 'Wah Wah' Watson ? I Still Believe I Hear (Je Crois Entendre Encore) Il y a quelques années j’ai collaboré avec le ténor lyrique Kenn Hicks pour créer un album d'airs d'opéras mélangés avec du jazz. Le résultat était fantastique (l'album s'appelle "Avanti".) L'un des morceaux enregistrés pour ce projet était un extrait des "Pêcheurs de Perles" du compositeur français Georges Bizet. Depuis ce projet, cette mélodie est restée en moi. En raison des sons arabes de la mélodie et du rythme envoûtant en 6/8, j'ai pensé qu'il serait fantastique d'en faire une version instrumentale. Celle-ci est avec le violoncelle de Ben Hong (benhong.net). Son jeu sur cette mélodie est tellement beau qu'il y a des chances qu'on oublie que personne ne chante… Ben joue avec l'Orchestre Philharmonique de Los Angeles ; si jamais vous avez l'occasion de voir le film "Le Soliste", c'est Ben que vous entendez lorsque Jamie Foxx joue du violoncelle ! Merci à Kenn Hicks qui m'a fait connaître cette mélodie. Son of Macbeth Quand j'avais 19 ans, j'ai écrit une mélodie qui a été enregistrée par la flûtiste Bobbi Humphrey. Je jouais dans son groupe à l'époque, et elle avait convaincu son producteur Ralph MacDonald qu'il devait me laisser prendre la basse rien que pour ce morceau. Ralph a hésité, et puis il a donné son accord. Et c'est ainsi que j'ai pu jouer avec Ralph et la crème des musiciens des studios new-yorkais : Steve Gadd à la batterie, Richard Tee au piano, Eric Gale à la guitare, et Ralph aux percussions. Anthony Jackson, un bassiste de légende, a eu l'élégance de me laisser jouer de la basse (pour ce morceau seulement !) Peu après, Ralph me demande si je sais suivre une partition parce qu'il va me recommander pour d'autres séances. Je lui confirme que déchiffrer des partitions ne me pose aucun problème, et trois mois plus tard je me trouve en studio six jours par semaine, du matin au soir. Il va sans dire qu'à chaque fois que Ralph avait besoin de moi dans une séance, je mettais tout en stand-by afin d'être là pour lui. Quand on s'est rendu compte qu'on avait des origines au Trinidad tous les deux, nos rapports étaient scellés. Ralph était un grand producteur, un grand auteur-compositeur : parmi ses titres il y a "Where is the Love" pour Roberta Flack et Donny Hathaway, "Mr. Magic" pour Grover Washington Jr., et "Just the Two of Us" pour Grover et Bill Withers. Ralph aimait beaucoup les calypsos et il était toujours ravi si l'on pouvait ajouter un peu de calypso en faisant une chanson. Si vous écoutez "Just the Two of Us" par Grover Washington et Bill Withers, vous entendez clairement cet élément calypso, et nous le devons en grande partie à Robert Greenidge, un percussionniste étonnant aux steeldrums. Il a fait un solo de folie sur ce morceau et, du coup, c'est sans doute la seule fois que des "pans" se trouvaient dans les dix meilleures ventes aux US. Tout ça pour vous dire que Robert Greenidge nous offre encore un solo de folie dans cet hommage à Ralph MacDonald. Le père de Ralph était célébrissime comme chef d'orchestre calypso : pendant des années il était à la tête de nombreux ensembles lors des parades mythiques sur l'Eastern Parkway à Brooklyn lors de la fête "West Indian Day". On l'avait surnommé Macbeth le Grand, comme un jeu de mots sur MacDonald. Et ça explique pourquoi j’ai donné le titre "Son of Macbeth" à celui-ci ! Prism Après avoir enregistré la plupart des titres pour cet album, on a fait des répétitions avant de jouer ce nouveau répertoire en concert. On répète B's River donc, et la partie finale du morceau nous hypnotise tellement qu'on termine par un jam d'au moins trente minutes, rien que sur cette partie finale. Au bout d'une demi-heure, cette belle mélodie commence à se transformer et devient autre chose… et soudain on entend Brett qui joue cette ligne funky sur le Rhodes, et Louis derrière sa boîte à rythmes, tapotant dessus avec ses doigts comme s’il jouait d’une batterie classique. Les souffleurs jouent des riffs tandis qu’Adam et moi, nous donnons des coups de boxeur ici et là. Je me dis, "Si quelqu'un pouvait enregistrer tout ça !..." Au beau milieu du truc donc, j'allume mon portable et j'enregistre… Même avec la qualité lamentable d'un téléphone, c'est encore funky ! Xtraordinary Cette chanson est dédiée à Wayman Tisdale. Son esprit nous touche encore énormément même s'il est parti voici plus de cinq ans. L'église a joué un rôle énorme dans sa vie — lui aussi était un PK [Preacher's Kid]. Wayman s’est tourné vers une carrière de musicien après celle de basketteur professionnel. Combien peuvent en dire autant ? Sa musique avait toujours une teinte gospel. Wayman n'avait jamais oublié que ses talents étaient des cadeaux de Dieu. Il avait un sourire qui illuminait non seulement la pièce mais l'immeuble tout entier ! C'était un être humain vraiment Xtraordinaire. Water Dancer J’ai connu des musiciens africains qui me fascinaient, ils avaient une telle facilité quand ils jouaient en 6/8 ou en 12/8. Nous autres Américains, on est plus habitués à un temps en 4/4 (en insistant lourdement sur l’accent "on the one", comme le disait James Brown.) Mais les rythmes en 6/8 et 12/8 sont tellement beaux. Ça donne un son comme de l'eau… cette manière dont les musiciens africains dansent autour du temps. Cela m'a inspiré à enregistrer ce morceau en 12/8, et à impliquer les frères africains pour ajouter un peu "d'eau" à ce titre. On a trouvé un studio incroyable en Louisiane, à Lafayette où nous avons enregistré une grande partie de cet album. Si vous écoutez attentivement, vous entendez des éléments Zydeco aussi, grâce à deux musiciens fantastiques de Lafayette, Roddie Romero à l'accordéon et Michael Doucet au violon ; on les a appelés à la dernière minute, et ils sont descendus faire un bœuf avec nous. I Can’t Breathe A l’heure où nous mixons cet album il se passe beaucoup de choses ici aux US. Des gens sont dans la rue, ils protestent contre des abus de pouvoir dans la police. Tellement de jeunes, de jeunes noirs surtout, ont perdu la vie entre les mains de la police. Je connais trop de policiers personnellement pour croire que tous les policiers sont racistes, mais je suis vraiment content de voir ce problème débattu au grand jour. Parce que je connais aussi trop de Noirs qui ont été injustement arrêtés, harcelés ou sévèrement battus pour croire qu'il ne s'agit pas d'un vrai problème. Nous devons fêter les policiers qui risquent leur vie en faisant leur travail ; et on a besoin de démasquer tous ceux qui abusent de leur autorité. “I Can’t Breathe” contient des éléments africains et américains dans un environnement techno. Là encore il y a le gimbri qui m'a été offert au Maroc. Pour mon album précédent j'avais écrit une chanson intitulée “Gorée” ; avant de jouer ce morceau sur scène, je raconte l'histoire de notre voyage à l'île de Gorée au large des côtes du Sénégal, et notre visite au musée "La Maison Des Esclaves." Ils stockaient des Africains captifs dans des bâtiments comme celui-ci tout le long de la côte en Afrique occidentale. Ils faisaient des inventaires pour être sûrs que leurs prisonniers avaient une santé physique qui supporterait le long voyage transatlantique à bord d'un vaisseau négrier. Les captifs étaient entassés les uns sur les autres dans de petites pièces comme des bêtes. Pour les faire monter à bord, on les poussait par une porte conduisant au négrier ; on appelait cette porte, "La Porte de Non-retour", et elle représentait la fin de la vie qu'ils avaient connue. On dépouillait ces Africains de leur nom, leur langage, leur maison et leur culture — leur identité entière. Alors j'ai écrit ce morceau pour exprimer ce que je ressentais, là dans cette maison des esclaves. En travaillant sur ce morceau, l'idée m'est venue que cette "Porte de Non-retour" représentait non seulement la fin de la vie africaine des captifs mais, d'une certaine manière, c'était aussi la porte qui marquait le début de notre expérience afro-américaine. Au lieu de faire un titre parlant seulement de la colère et de la douleur, j'ai décidé de faire un témoignage de la capacité humaine à rester fort, même dans les situations les plus horribles. Bien que le vécu de ces Africains, et les expériences de leurs enfants et petits-enfants, soient incroyablement difficiles, ils ont trouvé les moyens de transcender leur oppression. Ces protestations dans tout le pays sont, d'une certaine manière, la prochaine étape sur le chemin qui triomphe de l'oppression. Internet permet au monde de voir ce que les Africains-Américains disent depuis des années : "Les choses s'améliorent, mais nous avons encore bien du chemin à faire." Avec ces images qu'on peut voir et revoir, il est impossible de nier qu'il nous reste du travail. La musique a joué un rôle vital dans notre capacité à persévérer. Quand les choses paraissaient sans espoir, nous pouvions toujours nous tourner vers la musique pour trouver soulagement, espoir, et même de la joie. C'est la raison pour laquelle les musiques qui ont surgi du vécu de ces esclaves — spirituels, blues, dixieland, jazz, gospel, r&b, funk, rap, etc. — ont un tel contenu émotionnel. C'est parce que cette musique porte notre histoire. Beaucoup d'éléments de notre histoire existent seulement dans notre musique — parce que pendant longtemps la musique est restée le seul moyen de la raconter. Il était interdit d'écrire, et parler ouvertement du passé était proscrit aussi. Alors ces histoires sont cachées dans les rythmes. De la même manière que les tribus africaines communiquaient à l’aide de leurs tambours, l'histoire du voyage des Africains-Américains est contenue dans la musique. N'écoutez pas les paroles — parfois elles racontent l'histoire, parfois pas. Mais la MUSIQUE raconte toujours l'histoire. Si vous entendez le battement de la mesure et vous vous sentez bouger — même involontairement — c'est parce que vous entendez l'histoire, consciemment ou inconsciemment. Et c'est pour cela que les chansons avec des textes simplistes, basiques et même ridicules parfois vous attrapent quand même. C'est parce que leur message n'est pas dans les mots mais dans les notes. Et c'est pour cela que nous pouvons voyager dans le monde et communiquer avec des gens dont on ne comprend pas la langue natale. C'est parce que cette musique est son propre langage, et à peu près tout le monde la comprend. Cet album parle de l'incroyable voyage des rythmes et mélodies qui sont originaires d'Afrique, et qui ont volé en éclats pour devenir une constellation étourdissante de styles et genres qui ont changé le monde.