3b. Mont-Blanc et merveilles

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3b. Mont-Blanc et merveilles
3b. Mont-Blanc et merveilles
LE MONDE | 15.10.2013 à 09h04
Quand Jeannette Bollard, 78 ans, a lu dans Le Dauphiné libéré qu'une
boîte remplie de sachets de pierres précieuses d'une valeur de 300 000
euros avait été découverte sur le glacier des Bossons, à Chamonix, le
9 septembre, par un jeune alpiniste savoyard, elle a souri. Les
« diamants » étaient un vieux sujet entre elle et son époux, Roger,
mort fin juin à l'âge de 83 ans.
Il fouillait le glacier à la recherche de survivants du Kangchenjunga,
un Boeing 707 d'Air India transportant 117 personnes. Ils n'avaient retrouvé âme qui vive.
Roger Bollard avait bien mis la main sur une boîte en métal avec des petites choses
translucides, emballées dans du papier de soie. « C'était un gars de la campagne, relate sa
veuve, et il n'avait jamais vu une pierre précieuse de sa vie. Il a pris l'emballage pour celui
des bonbons berlingots. » D'une pichenette et en maugréant, Roger Bollard avait rejeté la
boîte dans le glacier, qui l'avait engloutie. Il n'avait compris sa gaffe qu'une fois de retour
dans la vallée...
Puissante langue de glace qui descend du mont Blanc, le glacier des Bossons est un
cimetière à ciel ouvert depuis le crash, le 3 novembre 1950, d'un autre appareil d'Air India
: le Constellation Malabar-Princess, qui s'est abîmé au même endroit que le
Kangchenjunga. Il comptait à son bord 48 personnes, dont une large majorité de marins
pakistanais qui rejoignaient une base britannique. Les vaines tentatives de sauvetage
avaient causé la mort d'un grand guide chamoniard : René Payot.
Depuis, pas un jour ne passe sans que le glacier des Bossons – qui avance d'un mètre par
jour – livre des vestiges des deux crashs : des corps arrimés à leurs sièges d'abord, puis
des dizaines de chaussures, des morceaux de carlingue, des bijoux, de l'argenterie, des
manteaux... En août 2012, deux alpinistes ont redescendu une valise diplomatique datant
du crash de 1966 : du courrier et des journaux, qui ont été remis aux autorités indiennes
lors d'une cérémonie symbolique.
ÉMERAUDES, SAPHIRS ET RUBIS
Après la découverte du très honnête jeune alpiniste savoyard, qui a prudemment conservé
l'anonymat, une procédure administrative a été lancée pour tenter de retrouver le
destinataire des gemmes, ou plutôt ses héritiers. Plusieurs personnes de différentes
nationalités se sont déjà manifestées, mais il leur faudra prouver leur lien avec le butin.
Faute de quoi, l'article 716 du code civil dispose que la moitié du trésor est acquise au
découvreur, l'autre au propriétaire du terrain : la commune de Chamonix-Mont-Blanc. Les
autorités françaises, qui parlaient au départ d'émeraudes, saphirs et rubis pour un total de
132 grammes, se gardent aujourd'hui de donner le moindre détail sur la découverte afin de
ne pas susciter de revendications intempestives.
Le lendemain de la révélation par la presse de la trouvaille des pierres précieuses, le 27 septembre, Josée De Vérité, 62
ans, a scruté ce qu'elle appelle " glacier" à la jumelle. "Pas moins d'une quinzaine de personnes s'y baladaient les yeux
rivés au sol", s'amuse-t-elle. Epouse d'un pilote d'hélicoptère, cette Picarde, ancienne bergère, surnommée "la
ferrailleuse des Bossons" s'est installé un petit atelier en plein air avec vue imprenable sur l'impressionnante langue de
glace qui – à cause du réchauffement climatique – ne lèche plus tout à fait la vallée. Là, été comme hiver, elle sculpte,
depuis 1984, les morceaux de carlingue issus des deux crashs aériens. "Pour réunir ces victimes prisonnières à jamais
des glaces et qui n'ont même pas eu droit à un mémorial", explique-t-elle.
La course, qu'elle effectue plusieurs fois par mois, n'a rien d'une balade. Elle exige l'équipement et l'expérience d'un
alpiniste de bon niveau. Josée De Vérité dégage délicatement ses trouvailles avec son piolet et, quand elle ne peut les
redescendre immédiatement sur son dos, elle y accroche un ruban rouge pour marquer ce "territoire", comme le font les
plongeurs. Elle les photographie aussi. "Ma hantise est de trouver des restes humains, souffle-t-elle. Quand ça arrive, je
les dépose dans une crevasse." Elle regrette qu'il n'existe pas de mémorial pour les victimes à Chamonix, juste un carré
indien de 2 mètres sur 2 au cimetière du Fayet, sur la commune de Saint-Gervais-les-Bains. Cet été, une de ses oeuvres
est "partie en Inde", achetée par Chris Arora, dont le jeune frère Avtar Singh est mort à 23 ans dans le Kangchenjunga.
"J'en ai pleuré", dit l'artiste.
RUMEURS ET FANTASMES
Françoise Rey avait 29 ans quand elle a découvert cet endroit, en 1989. Crampons aux pieds, elle suivait son
compagnon, guide de haute montagne, sur le glacier, quand elle a buté sur des débris de carlingue. "Normal", lui avait
expliqué son homme, puisque deux avions s'étaient écrasés là. Elle s'était alors souvenue d'avoir lu au collège le roman
d'Henri Troyat, La Neige en deuil, inspiré de la tragédie du Malabar-Princess. Elle s'est emparée de l'histoire des deux
drames et a écrit Crash au mont Blanc, publié chez Glénat en 1991 et réédité début 2013 (éd. Le Petit Montagnard). "Il
ne s'agit pas d'une contre-enquête, explique-t-elle, mais d'un hommage à tous les fantômes qui poursuivent leur
inexorable descente du glacier." Elle a interviewé sauveteurs, habitants de la vallée, techniciens de l'aéronautique et a
brièvement eu accès aux dossiers d'instruction, vite classés. Une lettre adressée au juge par un assureur agissant au nom
d'un courtier en pierres précieuses et datant de juin 1966 y évoque "un petit colis de diamants" transporté par le
Kangchenjunga. Les pierres retrouvées en septembre ?
Qu'importe, les rumeurs les plus invérifiables et les fantasmes entourent depuis toujours les deux accidents. Pour le
Malabar-Princess, il était question d'une cargaison de lingots d'or. Pour le Kangchenjunga, à bord duquel se trouvait le
professeur Homi J. Bhabha, 57 ans, père du programme nucléaire indien, d'un attentat. Et dans les deux cas, d'hôtels et
de chalets luxueux construits par des pilleurs d'épaves.
La quête de Daniel Roche, sexagénaire lyonnais, qui explique vivre de rentes immobilières, a tourné à l'obsession après
avoir lu le livre de Françoise Rey. Depuis sept ans, il arpente sans relâche les versants français et italien de la montagne
sur laquelle les deux avions ont répandu leurs débris. Il va jusqu'à louer des hélicoptères pour redescendre ses
trouvailles. Il estime en avoir récolté 9 tonnes, dont une partie est entreposée dans différents garages. "J'ai dépensé des
milliers d'euros, assure celui qu'on surnomme dans la région "la teigne des glaciers". Mais c'est un devoir de mémoire ;
j'essaie de retrouver les familles pour leur rendre ce qui appartenait à leurs défunts." Il donne aussi des conférences en
France, aux Etats-Unis, au Canada, sur des paquebots de croisière où il présente un film dans lequel il se met en scène. Il
expose son butin... et le vend. Comme un moteur et une hélice du Malabar-Princess, cédés récemment à un
collectionneur de Grenoble. Il a "de tout" : crânes, scalps, morceaux de carlingue, pièces de monnaie... Il a également
exhumé le petit sac noir de Josette Bonnargent, seule Française à bord du Kangchenjunga. Agée de 31 ans, l'hôtesse de
l'air basée à Los Angeles transportait un ticket de piscine, des cartes de visite, une facture d'hôtel, des bigoudis roses, des
sous-vêtements, un petit éléphant en ivoire...
"Le glacier n'a pas fini de livrer sa vérité", assure Daniel Roche. Il rêve d'apporter la preuve que le Kangchenjunga a été
percuté par un avion militaire. Cette thèse n'est pas nouvelle. Pour tenter de la valider, l'alpiniste René Desmaison avait
monté l'opération "Chabert". Le 22 février 1966, héliporté sur le versant italien avec des techniciens de l'ORTF, il avait
photographié et redescendu à pied des restes d'un appareil de chasse. Tout fut confisqué par les carabiniers. "C'était une
enquête officielle, avec l'autorisation du ministre français de l'information, confiait encore le célèbre alpiniste en 1992
au journaliste Alain Flamand, sur les ondes de la station de radio chamoniarde Chut FM. Mais l'affaire a été étouffée
(...). On ne voulait pas que le grand public sache que c'était une collision."
Daniel Roche assure avoir confié il y a quelques semaines à la police technique et scientifique l'exploitation d'un film en
noir et blanc datant de l'époque de l'accident du Kangchenjunga et qu'il a lui-même déniché sur le glacier. "Sans doute
des images faites depuis une caméra embarquée dans un avion militaire", dit-il. Le dernier secret du glacier des
Bossons.

Patricia Jolly (Chamonix-Mont-Blanc, Haute-Savoie, Envoyée spéciale)
Journaliste au Monde Suivre Aller sur la page de ce journaliste

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