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LES LIVRES ET LES IDÉES The Massacre in History sous la direction de Mark Levene et Penny Roberts L’historien face à l’abominable JEAN -LOUIS M ARGOLIN * 1 Mark Levene & Penny Roberts (ed.), The Massacre in History, New York-Oxford, Berghahn Books, 1999, 296 pages. Un groupe d’historiens britanniques se penche sur les massacres, du Moyen Age aux temps modernes : leurs motivations, leur déclenchement, leurs mécanismes. Il les distingue des génocides : à la différence de ces derniers, les massacres se donnent au moins l’apparence de justifications. Un travail de recherche aussi éclairant que difficile à mener, tant souvenirs et récits, dans ce domaine, subissent la déformation des passions. Ils sont révélateurs des fragilités, des tensions, des haines et des fantasmes des sociétés. Ouest Africain allemand, Croatie des années 1941-1945), crimes de guerre (révolution anglaise, sac de Nankin par l’armée japonaise en 1937), terreur politique (Indonésie de 1965), sans oublier les affrontements claniques d’Ecosse... et l’annihilation des loups aux Etats-Unis, à première vue hors sujet, mais « détour » hautement révélateur d’un certain nombre d’invariants de la fureur massacrante des hommes. Au-delà de la violence de l’évènement, l’accent est toujours mis sur le contexte, les résonances mémorielles et les représentations, y compris dans l’art et la littérature. et ouvrage pionnier1 représente ce qu’on peut faire de mieux en matière d’actes de colloque2. La problématique en fut fortement dessinée (la longue introduction de Mark Levene en porte témoignage), et les six communications initiales ont été complétées de sept autres chapitres : l’ensemble couvre trois continents (Europe,Asie,Amérique du nord et du sud) et trois époques (médiévale, moderne, contemporaine), ce qui évite certaines illusions d’optique. D’autant plus que les îles britanniques ne font l’objet que de trois La complexité de la tâche de l’historien ès catastrophes est ce qu’on retiendra d’abord. Révéler, relativiser : voilà qui ne lui est pas propre, mais, compte tenu du caractère souvent encore sensible des sujets évoqués, du caractère toujours émotionnel des sources utilisées, il doit prendre d’infinies précautions : l’exemple négatif d’un Franjo Tudjman, pourfendeur courageux dans les années soixante de l’histoire officielle yougoslave, et figure de proue vingt ans plus tard de l’ultra-nationalisme croate, est là pour le rappeler3. Qui se souvient de la disparition d’un bon million de Cir- 2 Il eut lieu en 1995 à l’université de Warwick (Angleterre), dont proviennent cinq des quinze contributeurs. Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 C chapitres (tous évoquent les convulsions révolutionnaires du milieu du XVIIe siècle, trop souvent négligées de ce côté-ci de la Manche), et que les thématiques sont d’une fascinante diversité, qui fait efficacement entrevoir l’étendue du problème : massacre des Innocents dans l’art occidental, pogroms de l’Espagne médiévale ou du Brésil du XIXe siècle, guerres de religion en France ou en Irlande, « épurations ethniques » aux proportions quasigénocidaires (Circassiens musulmans du Caucase russe, Hereros du Sud- * Maître de conférences en Histoire contemporaine à l’Université de Provence. 142 L’HISTORIEN FACE À L’ABOMINABLE cassiens de l’actuelle Abkhazie géorgienne, en 1862-1864, après 97 ans de résistance à la conquête russe ? Ils furent presque tous massacrés ou déportés, soit vers d’autres régions de l’empire, soit vers l’empire ottoman. L’éclatement de ce peuple, désormais partout réduit à l’état de diaspora minoritaire, en fit disparaître jusqu’au nom (du moins en Russie), seules quelques-unes de ses composantes tribales s’étant vu reconnaître en URSS une existence autonome (Kabardiens, Abkhazes, Adygues, Abazes et Tcherkesses)4. Révélation encore que celle des Canudos de la région de Bahia, assassinés par milliers en 1897 par l’armée brésilienne dans leur « cité de Dieu » qu’un prophète des campagnes misérables du sertao avait organisée pacifiquement, à l’écart du système des grandes plantations sucrières et du clientélisme politique ; à vrai dire, leur souvenir s’est longtemps perpétué au Brésil, mais déformé en celui d’une «Vendée » fanatiquement réactionnaire, insurgée contre la laïcité et la République ; Robert M. Levine réhabilite ici ces opprimés, représentatifs d’une culture et de croyances que la bourgeoisie éclairée du lointain Sudeste entendait rejeter5. LE R TABLISSEMENT DES FAITS A l’inverse, l’historien est généralement amené à relativiser l’importance et à remettre en cause la présentation canonique des massacres « établis ».Ainsi le camp de concentration de Jasenovac, géré par les oustachis croates, vit-il l’assassinat d’une cinquantaine de milliers de Serbes, Juifs ou Tziganes, et non de 700 000 « anti-fascistes » comme le voulait l’histoire titiste, ou d’autant de Serbes comme il fut prétendu plus récemment du côté de Belgrade6. Il convient aussi de ramener de 300 000 à... 6 000 environ le nombre de colons protestants d’Irlande massacrés lors de l’insurrection catholique de 16417, ou de 1 500 à 12 les civils tués en 1643 par les Royalistes à Bartholomy (Che- shire)8. Ici, le projet génocidaire s’évagraphie récente qui reprit (même nouit, l’intention assassine elle-même en Angleterre !) les thématiques se fait douteuse, ou se concentre sur chères au nationalisme irlandais, allant des groupes plus restreints que ceux jusqu’à évoquer une volonté de primitivement envisagés. Ces néces« solution finale » du problème irlansaires remises en cause concernent dais du côté de Cromwell. Certes aussi l’explication des forfaits : ainsi, Robin Clifton n’est pas loin de se laisles effroyables tueries de ser aller au relativisme, si Nankin (entre 42 000 et répandu à notre époque, L’historien 278 000 victimes...) ne peuqui, sous prétexte que le vent être comprises qu’à introduit le bien ne serait nulle part, la lumière des quelque 40 prosaïsme dans tend à perdre de vue la 000 morts que venait de réalité du mal et à rencette tragédie s u b i r voyer tout le monde dos l’armée nippone dans de épique des à dos. C’est ainsi que durs combats à Shanghai, récits de FranjoTujman finit par nier de l’épuisement de sa logisla dimension criminelle massacres. tique et de l’évanouissespécifique du régime ment de l’armée chinoise oustachi, avec les conséau milieu de la population civile9. Il quences dramatiques que l’on sait ne s’agit pas de nier ni d’excuser la une fois qu’il fut parvenu au pouvoir. haine raciste meurtrière à l’égard des Chinois ou la complaisance des cadres ENTRE LE CRIME de l’armée impériale envers ses pires ET LE G NOCIDE débordements, mais de comprendre pourquoi Nankin est resté relativei le relativisme est dangereux, la ment exceptionnel dans les huit relativisation est indispensable. années d’occupation japonaise de la Elle va de pair avec la rationalisaChine. Ce simple énoncé y serait tion. Parce que le massacre est souaujourd’hui totalement inaudible – vent pour les contemporains un en particulier parce qu’au Japon le évènement inouï, accablant, stupénégationnisme reste puissant. fiant, ils ont tendance à y lire soit l’œuvre d’une malignité presque surL’historien peut même être conduit humaine (un complot gigantesque, à remettre en cause la répartition une inspiration diabolique), soit un entre massacreurs et massacrés, « coup de folie » définitivement entre « bons » et « mauvais ». Ainsi, inexplicable, une manière de catasdans l’Irlande des années 1640, si la trophe naturelle. Le coupable, lui, a population connut un désastre sans intérêt à brouiller les pistes, à se beaucoup d’égal (perte d’un demiréfugier, soit derrière de nobles prinmillion d’habitants, soit plus de 19 % cipes, soit (quand il finit par avoir le du total), ce fut essentiellement du dessous) derrière sa prétendue fait des famines et des épidémies proirresponsabilité. L’historien introvoquées par l’effondrement éconoduit le prosaïsme dans cette tragémique d’un temps d’insurrections die épique : causalités économiques, et de guerres. Quant aux massacres, sociales, écologiques, souvent entreleurs victimes se répartissent mêlées ; volonté de pouvoir ; peur de l’autre ; appétit de lucre et de presque à égalité entre Protestants luxure ; désir de revanche, ou seu(en 1641 surtout) et Catholiques (en lement de décompression après de 1649 surtout), ces derniers – certes dures épreuves (d’où les fréquentes depuis longtemps dominés – ayant mises à sac des villes conquises). On déclenché les hostilités, puis appelé finit presque toujours par conclure à l’aide Rome et les puissances cathoqu’il y eut à la fois enchaînement non liques du continent. La démonisation maîtrisé de circonstances, et un ou de l’autre, les appels à l’épuration ethplusieurs facteurs particuliers incinique furent largement partagés.Voilà tant au crime. Bref, l’intention déliqui va à l’encontre d’une historio- S 3 Robin Okey, « The Legacy of Massacre : The «Jasenovac Myth » and the Breakdown of Communist Yugoslavia », pp. 263-282. 4 Stephen D. Shenfield, « The Circassians : A Forgotten Genocide ? », pp. 149-162. 5 « The Canudos Massacre, A Hundred Years On », pp. 185-204. 6 Okey, ch. cité. 7 L’« erreur » provient d’un rapport de 1646 au Parlement de Londres ; le nombre total de ces colons ne dépassait pas en fait 125 000. 8 Will Coster, « Massacres and Codes of Conduct in the English Civil War », pp. 89-105. 9 Callum MacDonald, « Kill All, Burn All, Loot All : The Nanking Massacre of December 1937 and Japanese Policy in China », pp. 223-245. Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 143 LES LIVRES ET LES IDÉES 10 Tilman Dedering, « ‘A Certain Rigorous Treatment of All Parts of the Nation’ : The Annihilation of the Herero in German south West Africa, 1904 », pp. 205-222. Si l’extermination (par la faim surtout) de 80 % des Hereros reste un cas extrême, et si l’Allemagne wilhelmienne ne fut guère un modèle de démocratie, la France et le Royaume-Uni n’échappèrent pas à ces pratiques. 11 John Gittings, « The Indonesian Massacres, 19651966 : Image and Reality », pp. 247-262. 12 John Edwards, « The ‘Massacre’ of Jewish Christians in Cordoba, 1473-1474 », pp. 55-69. 13 Mark Greengrass, « Hidden Transcripts : secret Histories and personal Testimonies of Religious Violence in the French Wars of Religion », pp. 69-88. Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 144 bérée de massacrer est plutôt rare, mais le massacre est rarement le fait du seul hasard. C’est là que le massacre se distingue des violences de niveau inférieur (le crime) et supérieur (le crime contre l’humanité, le génocide). Du crime, il diffère par son caractère collectif, des deux côtés : groupe meurtrier, groupe victime… Du génocide, il diffère par son caractère limité (dans l’espace comme dans le temps), et plus encore par son insertion dans un cadre juridique et moral traditionnel : l’autre est accusé de s’être mal comporté, d’avoir suscité la violence vengeresse ; en même temps, celle-ci ne doit pas dépasser certaines bornes. L’exemplarité est parfois le but recherché, comme lors de la reconquête de l’Irlande par Cromwell : les tueries de Drogheda et de Wexford, à son début, n’auront pas besoin d’être répétées ailleurs. D’où la fréquente exposition des atrocités, et en particulier des cadavres – alors que le génocide les voile de la nuit et du brouillard, pour mieux remplir sa tâche d’anéantissement sans limite ni état d’âme. D’un côté la quête d’un retour à l’ordre. De l’autre la négation de l’ordre réellement existant, de l’idée même de valeurs communes, de toute transcendance morale. C’est pourquoi aussi les régimes totalitaires, tentés par le génocide, massacrent assez peu, s’ils terrorisent beaucoup : le massacre manque d’efficacité, contient souvent une part intolérable de spontanéité, prétend s’en prendre à une transgression contre des valeurs intemporelles et universelles, alors que, pour eux, seule la référence au système politico-idéologique est légitime. A la différence du génocide ou du totalitarisme, lourdement marqués par la sacralisation de l’Etat et par la « société de masse » propres au XXe siècle, le massacre est de tous les temps comme de tous les cieux. De tous les régimes politiques aussi : la démocratie n’en protège pas très efficacement, au moins dans le domaine colonial10. Et les moments de démocratisation peuvent être redoutables, dans la mesure où le pouvoir soudainement accordé à de nouvelles couches sociales ne s’accompagne pas encore de l’autolimitation propre aux démocraties matures : les tueries de la guerre civile britannique, des Canudos brésiliens et même dans une certaine mesure de l’Indonésie de 196511 se situèrent en pareil contexte. crainte d’une offensive irlandopapiste en Angleterre conduit à la décision d’exécuter tout prisonnier irlandais ; les Circassiens, riverains de la mer Noire, sont vus après la guerre de Crimée comme une porte d’entrée pour les envahisseurs de la terre russe ; à l’inverse, le soutien américano-britannique aux généraux indonésiens, quoique essentiellement verbal, les encouragea dans leur entreprise de destruction du puissant parti communiste du pays. La guerre est enfin le cadre privilégié de la transgression, quoiqu’il LES CATALYSEURS DU soit admis depuis longtemps, sous ˙ PASSAGE ¸ L ACTE¨ presque tous les cieux, que le mase massacre n’est jamais la sursacre des prisonniers une fois renprise totale que purent ressendus et des civils sans défense soit tir nombre de contemporains contraire à ses lois : les armes et inconscients de ce qui se préparait. leurs professionnels sont là, la peur, Les signes avant-coureurs la colère ou le calcul (terne manquent pas : guerre roriser l’adversaire pour sans fin avec les Circas- A la différence qu’il cesse de résister) siens, que les généraux du génocide ou font le reste. russes entendirent achedu totalitarisme, ver d’un coup décisif, La question du partage affrontements agraires en plus ou moins des responsabilités entre Indonésie, apartheid reli- propres Etat et société court tout gieux et communautaire au long de l’ouvrage. Le e au XX siècle, en Irlande au XVIIe siècle premier est souvent à ou dans l’Espagne de la le massacre est l’initiative du pire, que ce Reconquête12. Il n’em- de tous les soit dans le cas des Cirpêche : le passage à l’acte cassiens, des Canudos, temps comme de pose toujours problème, des Hereros (que les mispar la transgression qu’il tous les cieux. sionnaires allemands tenopère avec des normes, tèrent de protéger), de des lois, des pratiques Nankin ou du camp de admises et reconnues. La haine (reliJasenovac. Mais dans les guerres gieuse, raciale, ethnique…) et son civiles ou de religion française ou complément la peur en constituent britannique, tout comme en Indole moteur le plus constant. Mais elles nésie, atrocités civiles et étatico-milisont ressassées longtemps avant taires sont inextricablement mêlées : d’exploser. Il faut donc faire interà Java, en 1965, les officiers décident, venir un catalyseur. Ce peut être la encadrent, mais ce sont des jeunes contamination par une violence des organisations musulmanes (et extérieure : plusieurs dirigeants de parfois chrétiennes ou hindoues) qui l’armée royaliste anglaise avaient ainsi tiennent généralement le couteau ; connu la barbare Guerre de Trente dans d’autres régions d’Indonésie, Ans ; les atrocités inter-religieuses comme à Sumatra, les tueries de de la France du XVIe siècle13 ou de communistes furent apparemment l’Irlande se répondent comme dans à peu près spontanées. Le massacre un jeu de ping-pong. Ce peut être des prédateurs aux Etats-Unis fut l’effet d’interventions extérieures, aussi partagé entre divers départeréelles (envoyés pontificaux en ments de l’administration (y comIrlande, puissances de l’Axe en Youpris, pendant longtemps, les Parcs goslavie) et surtout supposées : la nationaux) et les rudes farmers de L L’HISTORIEN FACE À L’ABOMINABLE la frontier. Certains scientifiques, journalistes ou essayistes vinrent apporter leur bénédiction. Aujourd’hui l’Etat fédéral, animé de préoccupations écologiques, a bien du mal à imposer ses vues aux paysans-chasseurs de l’Ouest14. Quant aux anciens Juifs de Cordoue, dont beaucoup avaient rejoint l’élite sociale, les autorités municipales cherchèrent d’abord à les protéger de la vindicte de la foule, au point d’en faire tuer le meneur ; ne voulant pas courir elles-mêmes de risques, elles les abandonnèrent ensuite au massacre – et ne négligèrent pas de prendre leur part du produit du pillage de leurs demeures. UNE MOD LISATION DE LA TUERIE A partir des exemples fournis, les séquences temporelles du massacre pourraient être modélisées. L’avant, c’est la mise en place du cadre psychologique adéquat. Futures victimes et bourreaux (ou seulement ces derniers) développent l’accusation de « barbarie » sous toutes ses variantes, où l’immoralité est largement présente – luxure, avidité, déloyauté, irréligiosité… Il s’agit de faire de l’adversaire un étranger, au sens premier du terme, qui représente le contraire du cadre rationnel et policé auquel on se dit attaché – la fréquente réciprocité de ce type de discours suffit à prouver qu’il masque les ressorts réels (politiques, économiques, sociaux, symboliques…) de l’antagonisme. La construction du discours de haine peut ne reposer sur aucune menace réelle (les Canudos sont pacifiques et faibles), et exagère toujours la dangerosité de l’autre. La violence symbolique est souvent reçue comme aussi, voire plus scandaleuse que l’atteinte aux personnes : l’iconoclasme des Huguenots français a en quelque sorte pour répondant les cruautés physiques dans lesquelles excellent les Catholiques. L’animalisation de l’autre est extraordinairement récurrente (loups, chacals, cas, a commencé très tôt, immédiatement après l’événement. Les affrontements civils français et anglais de l’époque moderne furent aussi exploités sans mesure, gonflant systématiquement les exactions : il s’agissait, là encore, de préparer de terribles revanches. La propagande est si souvent inextricablement liée aux récits que la reconstitution de la vérité est toujours délicate. D’autres massacres, par contre, apparaissent définitivement « refroidis », Le moment du massacre est celui de soit que le temps ait joué son rôle, la transgression. On en a dit les causes soit que l’un essentielles. Les contingences au moins des protagojouent aussi leur rôle. Ainsi Les horreurs nistes ait disparu (Cirles tueries sont-elles beaucassiens, Canudos, coup plus récurrentes dans de la Seconde conversos…). les combats urbains qu’en guerre mondiale rase campagne. On verra là en Yougoslavie On mentionnera enfin la difficulté à distinguer le civil la délicate question de du militaire – celui-ci jouant ont été la variabilité des aptià l’occasion de cette confu- instrumentalisées tudes au passage à sion. La chasse aux militaires dans tous les l’acte, suivant l’âge, le chinois revêtus d’habits civils sexe, l’appartenance fut sans doute le point de sens : leur religieuse ou nationale. départ des massacres de mémoire biaisée L e d o s s i e r, s u r c e Nankin. L’ancien droit de la a été réutilisée point, n’apporte que guerre admettait aussi qu’il des éléments de ne fût point accordé de quar- lors des conflits réponse. Il paraît au tier aux garnisons qui des années 90. moins évident que le n’avaient pas répondu aux jeune mâle est l’acteur sommations de se rendre, et privilégié du massacre. autorisait une période de pillage aux On a mentionné le rapport diffétroupes victorieuses. Les exactions rent à la violence des Catholiques étaient d’ampleur très variable, et le et Protestants français du XVIe siècle, mais le tableau des guerres rôle de l’individu pouvait se révéler d’Irlande incite peut-être à ne pas décisif : le prince Asaka15, commandant des troupes nippones à Nangénéraliser. Le quasi-génocide des kin, contrevint sans doute aux Hereros repose le problème d’un consignes (ambiguës) de modération Sonderweg allemand, si souvent de son supérieur, le général Matsui, abordé à propos de la Shoah : une alors alité. aptitude récurrente à l’extrême violence, un racisme particulièrement L’après-massacre s’inscrit parfois virulent. Nankin suscite les mêmes dans la très longue durée. Le souvequestions à propos du Japon. On nir (partiel et partial) des massacres attendra des réponses d’autres des années 1640 en Irlande y sert ouvrages aussi ambitieux que celuiencore de toile de fond aux haines ci. l entre Catholiques et Protestants. Les horreurs de la Seconde guerre mondiale enYougoslavie ont été instrumentalisées dans tous les sens : leur mémoire biaisée a rejoué lors des conflits des années 90. Cet usage propagandiste, dans chacun de ces serpents, vermine – tout y passe, jusqu’au « tir aux dindons » contre les troupes irakiennes fuyant le Koweit, fait remarquer Mark Levene)… et, de façon tout aussi étonnante, y répond l’anthropisation de l’animal à éliminer : le loup nord-américain serait ainsi tricheur, couard et dépravé (ses nombreuses portées à l’appui). Des qualificatifs dont on a souvent affublé l’Indien, avec des intentions comparables. 14 Peter Coates, « ‘Unusually Cunning, Vicious and Trecherous’ : The Extermination of the Wolf in United States History », pp.163-184. 15 Jamais jugé, car membre de la famille impériale… Matsui, lui, fut exécuté en 1948 comme criminel de guerre. Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 145