L`Absurde Séance – intervenir pour mieux se divertir

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L`Absurde Séance – intervenir pour mieux se divertir
L’Absurde Séance : intervenir pour mieux se divertir
Une nouvelle manière de vivre le cinéma
Jean-­‐Maurice Bigeard, féru de cinéma depuis ses 14 ans, propose depuis près d’une dizaine d’années une alternative aux séances de cinéma classiques avec l’Absurde Séance, lieu d'expression de spectateurs fidèles et atypiques, en quête de nouvelles sensations. U
n jeudi soir comme tant d'autres, à Nantes. Il est 21 h 30, quelques clients font la queue à la caisse du Katorza, dans une ambiance feutrée. Quelques téméraires demandent des places pour L'Invasion des Piranhas, le film au programme de l'Absurde Séance ce soir-­‐là. Une vingtaine de personnes aussi différentes les unes que les autres patientent tranquillement devant la salle 3. Un groupe de personnes attire notre attention. L'un d'entre eux est ce qu'on appelle un bagel head : son visage est entièrement tatoué et paré de multiples piercings, mais ce sont surtout les cornes implantées sur son front et les immenses écarteurs de 12 cm à ses oreilles qui nous impressionnent. L'autre porte fièrement une crête sur son crâne rasé et affiche un style négligé, avec son pantalon déchiré et son débardeur trop large qui laisse voir ses nombreux tatouages. Le dernier, malgré ses longs cheveux noirs et son look gothique, paraît presque banal à Affiche de l'Absurde Séance. côté d'eux. Les trois amis semblent particulièrement excités par la séance à venir. Ils parlent fort et rient à gorge déployée en se rappelant leurs soirées passées à l’Absurde Séance. Pourtant, ils font figure d’exception au milieu d’une assistance assez standard. A 22 h, les portes s'ouvrent enfin. Les spectateurs, venus seuls ou en groupe, prennent place dans la salle. D'autres personnes arrivent au fur et à mesure et la salle finit par être à moitié pleine. La bonne humeur est palpable malgré le léger retard et les différents groupes qui discutent allègrement sont impatients de découvrir ce que l'Absurde Séance leur réserve ce soir. Soudain, les lumières s'éteignent. Curieusement, le brouhaha est dense et ne s’interrompt pas pendant les bandes annonces, qui nous mettent immédiatement dans l’ambiance. Celles-­‐ci annoncent les films et événements programmés dans les mois à venir pour l’Absurde Séance. Pendant cette mise en bouche, les spectateurs réagissent de manière plus explicite que pendant une séance classique. Les séquences sanglantes des bandes annonces de « Au nom du Fils » et Goal of the Dead sont rythmées par les exclamations et les applaudissements du public. La présentation est soignée au point que l’Absurde Séance a réalisé son propre jingle de présentation, ponctué par 1 son logo animé. Les lumières se rallument et un membre de l’association gérant l’Absurde Séance nous explique qu’il n’y aura « pas de Jean-­‐
Maurice ce soir car il est à Bruxelles pour vous dégoter des perles rares ». Jean-­‐Maurice Bigeard, c’est un peu le gourou, et ici, tout le monde ou presque le connaît. C’est d’ailleurs lui qui, d’habitude, présente les films avant le début de chaque séance. « Je me refuse à passer des films à la con
filmés de manière stroboscopique »
C'est à ce monsieur que l'on doit l'Absurde Séance. Cinéphile de la première heure, les films classiques de l'époque l'ennuyaient, et le déclic arriva lorsqu'il découvrit les films fantastiques et les westerns spaghetti. Plus tard, cette passion, qui ne l'a jamais quitté, l'a amené tout naturellement à travailler dans le milieu du cinéma, dans des cinémas nantais pour la plupart disparus comme L'Ariel, un cinéma pornographique, ou encore le Versailles, le Concorde et le Colisée. En 1991, il débute au Katorza en tant que contrôleur. Puis en mars de l'année 2000, le festival du film espagnol de Nantes cherche à mettre en place une Nuit Fantastique mettant à l’honneur des films d'horreur espagnols. Il ne manque que la bonne personne pour s'en occuper. Jean-­‐Maurice y voit l'occasion de présenter au public le cinéma qu'il affectionne tant et dont lui-­‐même avait fait l'expérience avec les films fantastiques que L'Ariel passait tard le soir. C'est ainsi que naît le concept de ce qui deviendra plus tard l'Absurde Séance. Dès le début, il met ainsi un point d'honneur à dénicher des films rares et de qualité. « Vu la médiocrité ambiante des films qu'on trouve aujourd'hui, je me refuse à passer de la 3D, des films front footage, je me refuse à passer des films à la con filmés de manière stroboscopique », nous déclare-­‐t-­‐il avec fermeté et conviction. La salle entière s'esclaffe alors que les
effets spéciaux plus “cheap” les uns que
les autres se succèdent.
Thibault, tel qu’il se présente, est donc l’animateur du soir. Il récapitule le programme à venir de l’Absurde Séance qui nous a été présenté à l’écran quelques minutes auparavant. Il nous promet également une soirée girly. Le ton est direct et amusant, comme s'il s’adressait à de vieilles connaissances. L’animateur du soir nous salue et il est salué en retour par des applaudissements chaleureux ainsi que des « ooouch » frénétiques lancés par le fameux bagel head et ses deux amis. Finalement, le film commence. Les scènes d’actions se succèdent : Affiche du film "L'invasion des Piranhas", film de séries B maquettes qui explosent et autres effets de seconde main assurent le spectacle. La salle entière s'esclaffe alors que les effets spéciaux plus cheap les uns que les autres se succèdent. On a du mal à suivre l’intrigue, notamment du fait que les scènes alternent entre ce qui ressemble à un 2 braquage d’un côté et deux individus s’affrontant au Backgammon de l’autre. Les spectateurs derrière nous semblent être des novices. Face à ce montage pour le moins audacieux, l’un d’eux glisse à son voisin : « Ah oui, c’est vraiment absurde. » Finalement l’histoire importe peu, le divertissement provient autant de la faiblesse des doublages français, qui prêtent assurément à sourire, que de l’absurdité du scénario : diamants volés, complot machiavélique pour se doubler les uns les autres, histoires d’amour, hémoglobine à outrance et bien sûr piranhas avides de chair fraîche ! Tout est donc réuni pour « un bon nanar ». Toutefois, comme nous l’avait précisé Thibault avant la projection, le film est en 36 mm et les images qui défilent devant nous jouissent d’un charme vintage qui n‘est pas déplaisant. Pourtant, le soufflé retombe, les spectateurs deviennent plus silencieux. Le film du soir n’est peut-­‐être pas assez mauvais pour être tourné en dérision ni assez bon pour susciter l’adhésion du public. Et même si quelques rires et quelques blagues fusent par moments, la fin du film tombe à point nommé. Bien que nous soyons restés sur notre faim et que nous n’ayons pas fait l'expérience de cette communion avec le reste du public, il ne fait aucun doute que nous retenterons l’expérience, tant elle était singulière. La prise du pouvoir par les
spectateurs
Le public, c’est Jean-­‐Maurice qui en parle le mieux. S’il aime parler de sa programmation, il est conscient de l’importance de son public. Cette ambiance si particulière, Jean-­‐Maurice l’entretient en orientant la courte présentation qui précède chaque film. Sa politique, c’est le laisser-­‐faire : « Je ne dis jamais à personne de se taire, ni de mettre le bordel. » Il confesse toutefois encenser ceux qui participent à l’animation. Lorsqu’on lui demande de décrire l’ambiance de l’Absurde Séance, il nous explique qu’il y règne « un joyeux bordel, et que quelle que Jean-­‐Maurice Bigeard lors d’une de ses présentations, face au public. soit la qualité du film, bon ou mauvais, on peut presque toujours passer un bon moment. » En 10 ans, l’Absurde Séance a connu plusieurs mutations et a été confrontée à une nouvelle concurrence, mais le public est toujours au rendez-­‐vous, comme en témoigne l’assiduité de certains. Sébastien en est l’exemple parfait. Instigateur du cri de guerre de l'Absurde Séance « ouch » il y a une dizaine d'années, il lui vaut depuis son surnom. « Ouch », pour les intimes, est un des plus vieux clients mais aussi l'un des plus assidus et des plus fidèles. C'est devenu un personnage central, au point que les organisateurs essayent, dans la mesure du possible, de ne pas le faire payer et le laissent rentrer même si le film a commencé. Il ne se prive pas pour gratifier l'assistance de son fameux « Ouch! A poil », que ce soit lors d’une Absurde Séance ou d’une séance régulière, et autant dire que certains spectateurs sont surpris ! Pourtant, il peut avoir la critique acerbe et se montrer assez virulent dans ses propos, comme nous le décrit Jean-­‐Maurice : « C'est notre mascotte ! Il vient voir tout et n'importe quoi, et la dernière fois il est ressorti très, très, très en colère de Cannon Fodder. Il m'a carrément dit : "Ta nuit était minable, on s'ennuie, je vais faire une pause de l'Absurde Séance pendant un moment! " Ce que je trouve toujours regrettable, après tout ce ne 3 l'ambiance était survoltée, à tel point qu’à la fin du film, un couple est monté sur scène et a réalisé une véritable réplique de la fameuse scène du porté ! » Il y a aussi les soirées « untel contre untel » qui confrontent deux stars de films d’action comme Sylvester Stallone et Arnold Schwarzenegger. A la fin de la soirée, le vainqueur est celui dont le film comptabilise le plus d'entrées. Musique hard rock FM et répliques
qui tuent
Le public survolté de l'Absurde Séance lors de la Nuit Fantastique de mars 2014. sont que des films. Mais à son niveau, c'est capital. Il est souvent enchanté et comblé mais quand c'est le contraire, j'aurais presque intérêt à raser les murs, ça devient risqué ! », nous dit-­‐il en riant. C'est grâce à de telles personnalités que l'ambiance particulière de l’Absurde Séance perdure. Les organisateurs chérissent le public et se démènent en inventant de nouveaux concepts et de nouvelles soirées à thème, parmi lesquelles les festivals bien sûr, mais aussi les Zombies Walks (procession de gens déguisés en zombies) qui se terminent devant un écran de cinéma, à regarder de savoureux films de zombies. Il y a des nouveautés plus récentes encore comme la Soirée Girly lors de laquelle était projeté le film « Ce n’étaient pas des habitués, et à ma
grande surprise, l'ambiance était
survoltée »
Dirty Dancing. « C’était incroyable », nous dit Jean-­‐Maurice. « Le public était composé en majorité de filles, maquillées gratuitement par des élèves d’une école d’esthétique. Ce n'était pas des habituées, et à ma plus grande surprise, C’est d’ailleurs à l’une d’elles que Thomas, 22 ans, a découvert l’Absurde Séance il y a 4 ans, sur les conseils d'un ami habitué. « Ce fut mémorable ! Les films et notamment celui de Stallone se passent dans les années 80, avec de la musique hard rock FM et des répliques qui tuent. » Quant à Paul, 22 ans également, il a découvert l’Absurde Séance lors d’une Nuit Fantastique en compagnie de sa bande d’amis. Il a vécu une expérience différente de celle de Thomas, mais les deux se rejoignent sur l’atmosphère particulière et la convivialité qui règnent dans la salle. Paul va jusqu’à qualifier le public d’une « horde de barbares sympathiques » et dit avoir été entraîné par la ferveur et l’enthousiasme du public face à un film médiocre: « Comme c'était un navet, c'était invraisemblable 4 et toute la salle éclatait de rire, il y avait des huées, des applaudissements. » Pourtant, il ne partage pas la vision de Jean-­‐Maurice selon laquelle le public communie. Pour lui, l’ambiance n’est pas le seul vrai atout de l’Absurde Séance, c’est plutôt le fait qu’on peut y voir des films « qu’on n’a pas l’occasion de voir tous les jours, que ce soient de bons films, de mauvais films, de mauvais bons films de tous horizons. » C’est aussi l’avis de Thomas, qui avoue adorer regarder un bon nanar ou un vieux film d’action en compagnie de quelques amis, dans une ambiance propice à la dérision. Mais ce dernier est beaucoup plus attiré par l’ambiance délurée et le côté exutoire de cet événement. « C'est comme faire partie d'une grande
famille »
Pourtant, au départ, Jean-­‐Maurice n'avait pas prévu un tel engouement de la part des spectateurs et n'aurait jamais imaginé qu'aujourd'hui, il règne une ambiance hors du commun lors de chacune des séances. En somme, les spectateurs sont devenus peu à peu acteurs de leur propre divertissement et sont liés les uns aux autres comme une communauté à part entière qui se retrouve le temps d'un film. Paul nous décrit le fonctionnement d’une séance ; selon lui, il n’y a pas de leaders, pas de système d'animation de la salle et chacun peut apporter sa pierre à l'édifice, se surprendre à lancer des « âneries ». « C'est comme faire partie d'une grande famille », nous dit-­‐il. Plus important encore, il s’est senti partie prenante de l'événement. Paul aime le cinéma et sait donc ce qui rend l’Absurde Séance si particulière. « C'est une fête ! », s’exclame t-­‐il. Cette prise de pouvoir par les spectateurs, Thomas nous en parle lorsqu'il se rappelle de sa première Absurde Séance : « Mes amis s’étaient affublés de perruques mulets et avaient ramené des outils pour les entrechoquer et imiter une scène culte du film. J’avoue ne pas me souvenir des films et de leur histoire, par contre je me rappelle du public, des blagues et du boucan ! » Ames sensibles s’abstenir
Fort de son succès, Jean-­‐Maurice se sent pousser des ailes, il va de plus en plus loin dans la diversité mais également dans l’extrême, car il ne faut pas oublier qu’une partie du public de l’Absurde Séance est friande de sensations fortes. C’est donc avec un grand sourire qu’il nous présente la bande-­‐annonce d’un film qui sera bientôt programmé : On Tender Hooks. Ce film documentaire parle de body suspension, une pratique étrange consistant à se suspendre dans les airs au moyen de crochets de bouchers transperçant la peau. On y voit les amateurs de cette pratique gémir de douleur, mais également de plaisir. Nous en profitons pour lui demander de nous parler de cet aspect de l’Absurde Séance. « On aime bien passer des choses un peu extrêmes, quitte à ce que des gens partent avant la fin. Sur Nantes, il n’y a aucune case qui puisse se le permettre. Si ce n’est pas à l’Absurde Séance, qui le fera? » Jean-­‐Maurice nous confie cependant que tout le monde n'est pas forcément en mesure de supporter certains films, mais ceux qui viennent les voir sont conscients qu’ils vont « en prendre plein la tronche. » Il semblerait que la programmation, bien que diversifiée ne soit pas toujours adaptée au public le plus large. Afin de savoir ce qu'en pensent certains spectateurs, nous avons demandé à Paul et à Thomas s'ils étaient prêts à aller voir le documentaire On Tender Hooks. Thomas déclare ne pas aimer ce genre de film, il n'ira certainement pas le voir. Paul, au contraire, serait curieux de le découvrir, en tant qu'expérience visuelle. Et lorsqu'on leur demande s'ils recommanderaient l'Absurde Séance à n'importe qui, Paul est catégorique, ça ne peut pas plaire à tout le monde. Thomas est plus nuancé, il la recommanderait tout en précisant que certains films peuvent choquer. Jean-­‐Maurice nous raconte d'ailleurs qu’il rencontre parfois des spectateurs mécontents en raison de certains 5 films choquants : « On avait interdit l’accès à un film [The Experiment] aux moins de 12 ans. Il y a eu beaucoup de scènes extrêmement violentes, et un père qui était venu avec son fils de 14 ans nous a dit après le film que c’était complètement inadmissible de passer ce genre de choses. » Jean-­‐Maurice en est certain, L’Absurde Séance permet aux spectateurs de vivre le cinéma et non de subir un film comme pendant une séance classique, où un silence religieux est de rigueur. Cet amoureux du cinéma a voulu remettre au goût du jour les séances de minuit et offrir un cadre cinématographique singulier qui n’existe plus vraiment à Nantes. Il n’y a pas qu’une seule manière d’assister à l’Absurde Séance, chacun y trouve son compte. Certains viennent simplement pour profiter de l’ambiance, d’autres viennent pour la programmation originale, voire pour dépasser leurs limites cinématographiques. C’est par une phrase, qui résonne comme un credo, que Jean-­‐Maurice Bigeard définit sa vision du 7e Art : « Le cinéma est un art populaire qui se doit de réunir les gens ». N’est-­‐ce pas au fond l’essence même de l’Absurde Séance ? Texte : Théo Brachet et Farah Ouertani. Les photos proviennent de la page Facebook et du site de l’Absurde Séance. 6