Deniz UygUr - Interférences littéraires

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Deniz UygUr - Interférences littéraires
ISSN : 2031 - 2970
http://www.uclouvain.be/sites/interferences
Deniz Uygur
Tête à tête
Antonin Artaud 46 / 47
Résumé
Différents médias ont propagé une image homogène d’Antonin Artaud, soulignant sa révolte et sa recherche de réappropriation identitaire. L’autoportrait daté du
17 décembre 1946 et la photographie tirée par Georges Pastier en 1947 dérangent cette
vision réductrice de la figure artaudienne. L’analyse des deux images pose la question
du subjectile et met en évidence les différences entre le dessin et la photographie. Le
présent article montre un visage inachevé d’Artaud à travers lequel se dévoile un lien
étroit entre abandon et don de soi.
Abstract
The media spread a consistent image of Antonin Artaud, by underlining his
revolt and his search for identity recovery. The self-portrait dated 17 December 1946
and the photograph shot by Georges Pastier in 1947 disturb this simplistic view of the
Artaudian figure. The both image analysis question the subjectile and bring to the fore
the differences between the drawing and the photograph. The present article shows an
unfinished face of Artaud and, through this face, a close relationship between to give
up and to give.
Pour citer cet article :
David Uygur, « Tête à tête. Antonin Artaud 46 / 47 », dans Interférences littéraires,
nouvelle série, n° 2, « Iconographies de l’écrivain », s. dir. Nausicaa Dewez & David
Martens, mai 2009, pp. 101-110.
Interférences littéraires, n° 2, mai 2009
Tête à tête Antonin Artaud 46 / 47
Confronté à l’autoportrait d’Antonin Artaud daté du 17 décembre 1946 puis
à la photographie tirée par Georges Pastier en 1947, le lecteur de l’œuvre d’Artaud
ne peut qu’être saisi, surtout s’il s’est intéressé prioritairement à la quête artaudienne
de reconstitution de soi à travers le « Théâtre de la cruauté » et les Cahiers de Rodez.
Il avait dû se faire une image d’Antonin Artaud par la lecture de ses textes et de sa
graphie ; par ses autoportraits ainsi que par les portraits et les photographies le représentant ; par les enregistrements sonores permettant d’entendre sa voix autant
que par les films qui présentent l’avantage de donner à voir les gestes d’Artaud.
Cette vision d’ensemble que le lecteur se faisait d’Antonin Artaud correspond à ce
que Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy appellent mésotès, à savoir « une médiété ou
une médiation entre la personne et l’œuvre », celle-ci étant toujours vouée à être
incomplète, car impossible.
Dérangeant une vision de l’œuvre d’Artaud qui se voudrait homogène, les
deux portraits de 1946 et de 1947 bousculent le lecteur-spectateur. Ce dernier ne
retrouve ni la figure d’un Artaud révolté, pour qui la cruauté était synonyme de vie,
ni celle d’un Artaud cherchant à se réapproprier son identité, mais bien une impression de laisser-aller, d’abandon d’un soi, de soi, compris à la fois comme génitif
objectif et comme génitif subjectif.
Il serait facile d’expliquer cette lecture des images exclusivement par la biographie : l’abandon se révèlerait signe précurseur de la mort de l’auteur le 4 mars
. Une des représentations du Vieux-Colombier, en janvier 1947, s’intitule Tête à tête. Antonin
Artaud décida de ne pas y lire ses textes et se livra tel quel sur scène.
. Antonin Artaud, Dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986, p. 201.
. La photographie en question fait partie d’un dossier d’images dans Georges Charbonnier,
Antonin Artaud, 5e édition, Paris, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1970, pp. 32-33.
. Comme l’expliquent Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy dans Iconographies de l’auteur (Federico
Ferrari et Jean-Luc Nancy, Iconographies de l’auteur, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2005, pp. 35-36),
« l’œuvre engendre son auteur », car « l’idiosyncrasie de l’œuvre » ou « son iconographie » dans le
sens de « graphie de l’œuvre – son “écriture”, sa manière, sa propriété insubstituable – y devient icône
– figure, emblème figural, hypostase, visage », pour le lecteur.
. Philippe Lejeune, dans son étude de « L’autobiographie, de la littérature aux médias »,
sous-titre de son ouvrage Je est un autre, analyse l’impact de la voix d’Antonin Artaud dans l’enregistrement radiophonique de Pour en finir avec le jugement de dieu (Paris, Seuil, « Poétique », 1980, pp. 148149). Il y parle aussi de la réception d’un « montage faisant alterner des séquences de films où Artaud
a tenu un rôle, des photos et documents divers » intitulé Antonin Artaud, le visage qui fut diffusé le 8
octobre 1978 sur Antenne 2.
. Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 26.
. Cf. Ibid.
. Julia Kristeva décrit Antonin Artaud comme un révolté intellectuel et un artiste cherchant
la vérité de son être (Cf. « Artaud en psychose et révolte », préface à Catherine Bouthors-Paillart,
Antonin Artaud. L’énonciation ou l’épreuve de la cruauté, Genève, Droz, « Histoire des idées littéraires »,
1997, p. XII).
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1948 après des années de souffrances psychiques et physiques. De l’auteur ou tout
simplement de l’homme. La lecture deviendrait alors plus intrusive, plus violente,
car elle se permettrait d’induire une intention, celle de l’écrivain qui aurait voulu se
faire tirer le portrait d’une certaine manière – qu’elle soit contingente, antinomique
ou interprétative de son œuvre – à un certain moment de sa vie. Si l’intention délibérée existe, elle n’implique cependant aucune fixation d’une quelconque réalité.
Ces deux portraits sont tout simplement prégnants – et c’est déjà beaucoup – dans
l’activité de lecture.
En ce qui concerne l’aspect biographique, ces portraits reflètent un nouvel
Antonin Artaud après sa sortie de Rodez. Similaires dans le cadrage – tête et cou –
et dans l’absence de couleurs, ces images proviennent d’une période durant laquelle
Artaud multipliait les portraits centrés sur le visage. D’ailleurs, en 1947, il écrit sur
l’expressivité de la figure humaine :
Le visage humain est provisoirement,
je dis provisoirement,
tout ce qui reste de la revendication,
de la revendication révolutionnaire d’un corps qui n’est pas et ne fut jamais
conforme à ce visage.10
Ce qui reste, ce qui est laissé à l’abandon, est synonyme de liberté. Dans
son sens premier, l’abandon désigne l’« [a]ction de rompre le lien qui attachait une
personne à une chose ou à une personne»11. Et la liberté a un prix. Le visage, pour
Artaud, selon Paule Thévenin, est marqué par la vie et se situe comme une trace
du passé, du présent et de l’avenir12. Cet avenir, cet au-delà qu’Artaud est capable
d’apercevoir, est loin de tout ésotérisme. Si « Antonin Artaud représente ce qu’il
voit »13, c’est à la manière des poètes. Il trace les lignes dévoilées du visage afin d’offrir la possibilité d’y lire un destin.
Seconde similitude, la photographie de 1947 est en noir et blanc tout comme
l’autoportrait du 17 décembre 1946. Artaud y a utilisé le crayon graphite selon son
habitude de cette période : dès sa sortie de Rodez jusqu’en avril 1947, il délaisse les
dessins d’imagination pour les portraits au crayon gris. Est-ce pour la malléabilité de
la matière ? Artaud dessine son portrait comme s’il le sculptait. Le plomb est joint
au papier par trait pour former les lignes du corps et par l’action du pouce pour
étendre les masses du visage et du cou. Ce sont aussi les ombres nées du jeu entre le
noir et le blanc qui dans la photographie mettent le relief du visage en valeur.
Malgré les similarités de cadrage et de gamme chromatique, les deux portraits
diffèrent en de nombreux points. Alors que l’autoportrait figure le visage d’Artaud de
face, la photographie le montre de profil. Artaud s’était probablement examiné dans
. Cf. Jacques Derrida, Artaud le Moma. Interjections d’appel, Paris, Galilée, 2002, « Écritures/figures », p. 17.
10. Antonin Artaud, Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 1533.
11. Cf. Le Trésor de la langue française informatisé (http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s= 3375805515).
12. Paule Thévenin explique que le visage est le condensé « des innombrables signes qui l’ont
griffé au cours d’une vie passée et présente, mais aussi à venir » (Paule Thévenin, « La recherche
d’un monde perdu », dans Antonin Artaud, Dessins et portraits, op. cit., p. 37).
13. Ibid.
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un miroir pour se dessiner. La tâche n’avait pas dû être aisée : soit le miroir était posé
à côté de sa feuille blanche si bien que l’acte du dessin devait succéder à une étude minutieuse de son image et donner lieu à un décalage temporel, soit le miroir se trouvait
derrière le support. Cette dernière proposition est sans doute à écarter puisqu’Artaud
avait pour habitude de poser le papier à dessin la plupart du temps sur une table.
Pour ce qui est de la photographie, Georges Pastier a saisi en « instantané » le
profil d’Artaud, « instantané » ne signifiant pas que le photographe n’ait pas pris le
temps de cerner son sujet. Il a dû passer au moins par une recherche de la composition et par un cadrage particulier, appelé « italien », étapes qui posent la question de
la comparaison entre l’élaboration du dessin et celle de la photographie.
Une différence temporelle est à envisager dans la réalisation de l’image. Entre
la photographie et le dessin, un écart temporel pourrait s’expliquer par au moins
trois facteurs d’importance croissante : le temps pris par le portraitiste pour examiner le portraituré (temps qui pourrait être identique à celui pris par le photographe
pour étudier la composition et le cadrage) ; le temps de concrétisation du portrait
(temps sensiblement différent en photographie à cause des matériaux chimiques) ;
l’alternance entre observation / cadrage et jet de trait / appui sur le déclencheur
(temps radicalement différent en photographie, car aucun retour en arrière n’est
possible une fois le déclencheur appuyé).
Cette différence temporelle explique que le dessin est un travail de longue haleine pour Antonin Artaud, dans Van Gogh le suicidé de la société, ouvrage dont la version initiale a été écrite en seulement une semaine durant le mois de janvier 1947 :
Qu’est-ce que dessiner? Comment y arrive-t-on ? C’est l’action de se frayer un passage à
travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l’on sent, et ce que l’on
peut. Comment doit-on traverser ce mur, car il ne sert de rien d’y frapper fort, on doit miner
ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens.14
Indispensable à la production, la tâche de traverser le subjectile, écran ou support de la représentation, s’avère être très difficile. En effet, le dessin nécessite le forage
d’un obstacle résistant, le « mur de fer invisible ». Ce subjectile non poreux figure, entre le créateur et la création, une distance similaire à la relation de paternité éprouvée
entre l’auteur et son œuvre. Or, si le support est traversé, il devient alors une couche15
qui, connotant du lien entre le créateur et sa création, produit le texte comme en gestation. Apparaît alors un lien de maternité. Et c’est ce qui se produit dans la personne
d’Antonin Artaud, comme il le décrit dans Ci-gît, texte qui date de novembre 1946.
Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père,
ma mère
et moi ; […] (OC XII, p. 77)16
14. Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Paris, Gallimard, 1990, p. 54.
15. Cf. Jacques Derrida, « Forcener le subjectile », dans Antonin Artaud, Dessins et portraits,
op. cit., p. 103.
16. Les références aux Œuvres complètes d’Antonin Artaud qui sont publiées par Gallimard
sont indiquées avec les initiales OC en italiques, le numéro du volume en chiffres romains (un as-
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La gestation prouve aussi l’existence d’un décalage temporel dans la conception du dessin, ce qu’Artaud ressent lorsque ses traits attaquent le support poreux
de la feuille. Ainsi, si la notion de subjectile appartient au domaine du dessin, qu’en
est-il de l’attaque du support par les produits chimiques et la lumière dans le processus photographique ? Peut-on réellement parler de lien de paternité ou de maternité
entre un photographe et son œuvre ?
Tâche difficile et éprouvante, l’autoportrait d’Antonin Artaud a nécessité
– comme nous l’avons vu plus haut – nombre d’exigences techniques. Outre ces
dernières, si Artaud s’est représenté de face, c’est aussi parce qu’il a émis l’intention
de se voir de face. Lors de la conception de son portrait, il a semblé vouloir être en
tête à tête, dialoguer avec soi et prendre distance par rapport à son image, ce qui lui
arrive d’ailleurs tout le temps :
[…] Artaud !
Comment Artaud ?
Je m’étais dit de ne plus jamais me parler à moi-même,
jamais. (OC XXIV, p. 386)
Dans Le pèse-nerfs, Artaud, jeune adulte, parle de se connaître en face à face :
Je me connais, et cela me suffit, et cela doit suffire, je me connais parce que je
m’assiste, j’assiste à Antonin Artaud. (OC I*, p. 98)
Par son autoportrait, il avoue son désir de saisir sa propre image alors que la
photographie de Georges Pastier a tout l’air d’un vol à l’arraché. Le photographe
capture un instant d’Antonin Artaud, un moment où la cigarette se consume entre
ses lèvres serrées. Cette cigarette se situe au milieu de la zone de lecture du spectateur, zone d’autant plus mise en évidence que la tête d’Antonin Artaud forme
l’oblique d’un « Z ». En position stratégique, la cigarette fait passer un message :
Artaud est dans l’instant. Pris au vol ou désiré, l’instant photographique d’Artaud
diffère catégoriquement du moment pictural : le dessin est dépourvu d’accessoire.
Son visage nu, Artaud se présente lui-même comme subjectile17.
Selon Jacques Derrida dans Artaud le Moma, Antonin Artaud veut révéler le
visage dans sa propre vérité, « rendre et creuser à la fois car cette vérité n’est pas
donnée, elle attend l’acte, le trait, le coup du graphein »18. Cette recherche de la vérité
qui procède par le dessin (ou par la photographie, si bien qu’il nous manque des photographies qui auraient été prises par Artaud) est la conséquence d’un inachèvement
du visage. Selon Artaud, « le visage humain n’a pas encore trouvé sa face »19 et « la
face humaine telle qu’elle est, se cherche encore »20. Jamais encore accomplie, cette
térisque pour le premier tome et deux pour le deuxième) ainsi que le numéro de la page en chiffres
arabes.
17. Appartenant au code de la peinture, la notion de « subjectile », de sub-jectum, « ce qui est
couché dessous », désigne la surface ou le support. Il faut envisager ici le subjectile dans le sens que
Jacques Derrida lui donne dans « Forcener le subjectile » : quelque chose s’y joue et le traverse (cf.
op. cit., p. 56).
18. Jacques Derrida, Artaud le Moma, op. cit., p. 60.
19. Antonin Artaud, Œuvres, op. cit., p. 1534.
20. Ibid.
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vérité du visage doit lui être restituée. Jacques Derrida envisage ainsi le « portrait du
trait pour trait »21.
Eût-elle existé, cette vérité ne mettrait jamais un terme à la logique de la restitution. L’objet du vol à force du « coup pour coup » aurait provoqué une longue
histoire humaine. C’est cette histoire qu’Artaud écrit dans ses portraits :
[…] dans les portraits que j’ai dessinés,
j’ai évité avant tout d’oublier le nez, la bouche, les yeux, les oreilles ou les cheveux, mais j’ai cherché à faire dire au visage qui me parlait
le secret
d’une vieille histoire humaine […].22
Suivant la logique de restitution, l’autoportrait d’Artaud est non seulement
réaliste – aucune ride n’est oubliée – mais aussi démonstratif d’une certaine dignité :
la tête droite, quoique le cou tordu, il affronte son propre regard ou celui du spectateur. En revanche, la photographie de Georges Pastier, toute délictueuse par son
vol et son recel, ne prétend à aucun égard, évoque même un certain sentiment de
pitié pour ce vieil Artaud à l’abandon, le cou ne lui tenant plus la tête qui semble très
lourde, rejetée vers l’arrière, les yeux fermés.
Cette dernière différence introduit l’importance du regard dans l’autoportrait d’Antonin Artaud. Lorsqu’il se dessine, il se figure les yeux ouverts, l’iris
clair, les pupilles brillantes. Les yeux, iris, pupilles, sont centrés de façon à ce
que le lecteur-spectateur pense que le visage dessiné d’Artaud le regarde. Mais
Artaud ne regarde pas. Il est absent ou, comme le disent Federico Ferrari et
Jean-Luc Nancy à propos de la représentation des yeux aveugles d’Homère, « ils
nous regardent pour voir comment nous regardons, c’est-à-dire comment nous
lisons »23.
La prévalence du regard fait aussi l’objet de ses écrits. Antonin Artaud, lecteur du visage de Vincent Van Gogh, est frappé par le regard ou plutôt l’« œil » du
peintre.
L’œil de van [sic] Gogh est d’un grand génie, mais à la façon dont je le vois me
disséquer moi-même du fond de la toile où il a surgi, ce n’est plus le génie d’un
peintre que je sens en ce moment vivre en lui, mais celui d’un certain philosophe par moi jamais rencontré dans la vie.
Non, Socrate n’avait pas cet œil, seul peut être avant lui le malheureux Nietzsche eut ce regard à déshabiller l’âme, à délivrer le corps de l’âme, à mettre à nu
le corps de l’homme, hors des subterfuges de l’esprit.24
Cette description de l’œil de Van Gogh permet à Artaud de mettre en
relation regard et philosophie. Cette dernière serait dévoilement d’une âme corporelle qui renferme sans doute le secret d’un visage qui « se livre en personne
21. 22. 23. 24. Jacques Derrida, Artaud le Moma, op. cit., p. 61.
Antonin Artaud, Œuvres, op. cit., p. 1535.
Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 27.
Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, op. cit., pp. 105-110.
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comme autre, comme ce qui ne se révèle pas, comme ce qui ne se laisse pas thématiser »25.
Ce don de soi existe dans les deux portraits d’Artaud que nous étudions.
Cela s’explique notamment par la nouvelle vie d’Antonin Artaud, mais aussi
par sa nouvelle identité. Artaud, sorti de l’asile de Rodez le 12 mai 1946 pour
s’installer à Paris, est reconnu dans son statut d’écrivain. Au moment de dater
son autoportrait, il est d’ailleurs en train de dicter Suppôts et suppliciations à son
scribe, Paule Thévenin, qui exerce à la ville la profession d’infirmière. Il devient,
par ailleurs et finalement après de nombreuses tentatives, un conférencier
« respecté »26.
En-dehors de son expérience littéraire, Artaud libéré envisage une tout autre
vie, celle de portraitiste. Il veut « gagner sa vie en vendant ses dessins » 27. À cette
époque, il lui arrive de faire le portrait de ses amis en petites dimensions pour des
raisons purement mercantiles. Au-delà de l’aspect financier, il réussit à exprimer
dans ses dessins le témoignage des souffrances psychiques et physiques de sa vie
tortueuse28. Le spectateur comprend le message, mais le doute persiste sur les intentions réelles du portraitiste.
Si, dans l’ouvrage qu’il lui a consacré, Georges Charbonnier se permet
d’avancer qu’Antonin Artaud se limite à refaire son corps, il se trompe lorsqu’il
affirme que « L’expérience mexicaine, la quête mexicaine, l’expérience du retranchement, les tables de la loi données au théâtre, le corps vécu d’asile en asile, tout
prend sa place dans le corps d’Antonin Artaud qui se crée enfin lui-même»29. Ce
fantasme n’est pas réalisé. C’est cet inachèvement qui permet à Antonin Artaud
d’avancer et de développer l’étendue des possibilités de son expression. Toute
son œuvre est caractérisée par une recherche de son image et par un « travail de
corporisation » qui lui permettent d’affronter la réalité30. Dans le texte « INSTALLER LE BONHOMME » (OC XXII, pp. 429-432) appartenant à ses Cahiers
du retour à Paris, Antonin Artaud retrace sa quête identitaire caractéristique de ses
écrits, telle qu’elle se présente notamment dans les Cahiers de Rodez.
Je cherche un corps consistant, irréel, animique, corporel, comme celui ancré
dans mon cerveau après l’I qui était le corps de l’âme, et je le cherche non en
idée infinie mais finie, non en infini mais en espace, non en existence creusante
mais en matière affirmative […]. (OC XVIII, p. 286)
Cette recherche du corps fantasmatique et fantasmé est infinie en termes
existentiels. De la même manière, pendant la période asilaire, Artaud exacerbe
le travail d’ « auto-affirmation »31 qu’il mène parallèlement dans le langage en
25. Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », dans Jacques Derrida, L’Écriture et la
différence, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1967, p. 152.
26. En témoigne le fait que, lors de la représentation du Vieux-Colombier, André Gide se soit
levé pour féliciter Antonin Artaud à la suite de sa conférence.
27. Selon Paule Thévenin, « il en avait plus d’une fois manifesté l’intention dans ses lettres »
(Paule Thévenin, op. cit., pp. 34-36).
28. Cf. Ibid., p. 33.
29. Georges Charbonnier, op. cit., p. 192.
30. Cf. Catherine Bouthors-Paillart, op. cit., p. 9.
31. Cf. Ibid., p. 28.
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recourant à des déictiques et à des pronoms de la première personne du singulier.
C’est que ce n’est pas moi mais ce qui en moi fait l’esprit, l’âme, le cœur et le
corps, ce n’est pas le moi-même, ni le soi, ni le lui, ni l’autre, et ce n’est pas Dieu,
ce sera autre chose parce que je le veux car c’est Je. – Et mon je, à moi, ici, et pas
le précédent car c’est dans la lutte de Je à Je que Je suis et je garderai pour moi
pour l’instant sans Dieu ce 3me Je qui supprimera les 2 autres parce que, avant
la lutte de Je à Je par moi, il n’y avait rien que moi sans moi. (OC XVI, p. 167)
Ce processus de réappropriation de soi, commencé à Rodez et consistant à
répéter, à retourner et à confronter, ressemble en quelque sorte à l’ « ipséité »32 de
Benveniste, telle que Jacques Derrida la définit dans « La raison du plus fort »33.
L’« ipséité » implique un retournement
« quasi circulaire vers soi, à soi et sur
soi de l’origine ». C’est une « auto-détermination souveraine », car l’ipse est le « soimême qui se donne à lui-même sa loi ». L’ipse commence par soi et se termine en
soi. C’est un « pouvoir qui se donne à lui-même sa loi, sa force de loi, sa représentation
de soi […] dans la simultanéité de l’assemblage […] du “vivre ensemble” comme on
dit aussi »34. Cette définition éminemment politique vaut aussi pour un Artaud-Roi
qui règne sur ses « moi ». Je suis le maître et c’est une affirmation de retenue de puissance
et non de dimension ou de volume de puissance. (OC XIX, p. 257)
Cette maîtrise de soi se présente à Rodez comme une retenue. Il s’agit plutôt
de préserver « une certaine identité retrouvée »35. Pour cela, Antonin Artaud doit
« [d]ire et écrire n’importe quoi pour ne pas perdre l’idée afin de s’en souvenir pour
après faire sortir la vraie charpente, squelette d’incarnation (OC XX, p. 295) », incarnation qui se caractérisera en 1947 comme un don de soi.
Cette spontanéité, cette volonté de naturel dans son autoportrait du 17 décembre 1947, se trouve confirmée par le fait que les autres portraits d’Antonin
Artaud furent tous retravaillés36 en vue de paraître à l’exposition intitulée Portraits
et dessins par Antonin Artaud, qui eut lieu du 4 au 20 juillet 1947. L’autoportrait que
nous avons choisi a été exécuté en une fois, preuve en est la clarté des lignes, même
si cela n’empêche pas que l’œuvre ait été créée en vue d’être regardée par un autre.
L’objectif est toujours de provoquer des sensations chez le spectateur. À propos de ses dessins, Artaud a d’ailleurs écrit sa volonté que « l’œil qui les regarde
tombe » (OC XX, p. 170 ; commentaire du dessin La maladresse sexuelle de dieu37),
ajoutant que les dessins sont des « sensations » : « Ce dessin est une sensation qui a
32. Ce concept d’« ipséité » présente aussi l’avantage d’éviter le positionnement entre autoportrait et autobiographie, car, chez Artaud, l’œuvre est protéiforme.
33. Cf. Jacques Derrida, « La raison du plus fort (Y a-t-il des États voyous ?) », dans Voyous.
Deux essais sur la raison, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 2003, p. 30.
34. Ibid.
35. Paule Thévenin, op. cit., p. 33.
36. Cf. Ibid., p. 40.
37. Antonin Artaud, « La maladresse sexuelle de dieu », dans Dessins et portraits, op. cit., p.
169.
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passé en moi comme on dit dans certaines légendes que la mort passe. / Et que j’ai
voulu saisir au vol et dessiner absolument nue » (OC XXI, p. 232 ; commentaire du
dessin La mort et l’homme38).
Artaud, spectateur de ses propres sensations, en vient donc à la capture au
vol de l’image nue. Cette saisie est aussi celle de la photographie. Ce qui provoque la
sensation est le fait que l’image ne fixe pas. Chaque autoportrait d’Antonin Artaud
est un nouvel « auto-engendrement »39, un don d’enfantement où la mère, le père
et le fils se confondent, un véritable don de soi. C’est précisément ce qui semble
ressortir des deux portraits d’Antonin Artaud (1946 et 1947).
D’une part, ce don de soi est contingent à une affectivité qui se retrouve dans
les deux portraits. Dans l’autoportrait du 17 décembre 1946, les ombres faites de
dégradés de gris qu’Artaud exécute en étalant le crayon avec son pouce envahissent
l’image comme des caresses alors que, dans d’autres autoportraits, il donne des coups
à son image. Fin 1946, Artaud a donc une relation de douce affection avec son visage,
bienveillance que la photographie de Georges Pastier reproduit avec la saisie d’un
Artaud s’endormant paisiblement comme bercé par une force supérieure.
D’autre part, les deux images représentent une tentative de dialogue. Dans
l’autoportrait, Artaud dialogue non seulement avec lui-même, en se reflétant comme dans un miroir mais aussi avec le spectateur. La position centrée des iris établit
un contact, mais la mise en avant du cou et la fermeture des lèvres sont les indices
d’une parole restée en travers de la gorge. Dans la photographie, c’est le photographe qui nous adresse un message sur Antonin Artaud, ce dernier étant absent de
la communication. Son image furtive et son visage relâché, dans un état feint – la
cigarette le trahit – d’endormissement, Artaud simule la renonciation à un dialogue
possible avec le spectateur.
Si l’affectivité et la tentative de dialogue rassemblent les deux portraits dans
un don de soi, ce dernier se réalise aussi de manière différente. Les yeux de l’autoportrait d’Artaud sont livides tandis que ceux de sa photographie semblent sourire.
Grand ouverts dans l’autoportrait, ils sont fermés dans la photographie.
La photographie d’Artaud montre donc le relâchement serein d’un homme
aux yeux clos. Plénitude d’un regard fermé, les orifices sont comblés dans cet extrait
des Cahiers du retour à Paris, rédigé vers la fin de l’été 1946.
Il n’y a que moi
et rien,
même pas de vide,
vraiment RIEN,
pas d’espace,
moi et c’est tout. (OC XXIII, p. 472)
Pour Antonin Artaud, sa personne est constituée exclusivement du plein,
comme il l’explique dans ce texte qui date du début de l’année 1946.
38. Id., « La mort et l’homme », dans Dessins et portraits, op. cit., p. 175.
39. Jacques Derrida, Artaud le Moma, op. cit., p. 43.
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Car je suis le plein absolu et il n’y a non seulement rien autour de moi mais pas
de place pour le vide puisque je suis plein. (OC XIX, p. 208)
Or, s’il y a plein, il se construit toujours à partir du vide40 parce que, chez
Artaud, « le vide est nécessaire et indispensable à la création »41. Il ne faut donc
pas mélanger la conception de plénitude du corps d’Artaud et le vide du subjectile, ce dernier pouvant être une partie du corps humain. En effet, pour Artaud, le
visage, comme le subjectile, « est une force vide […] la face humaine telle qu’elle
est se cherche encore avec deux yeux, un nez, une bouche / et les deux cavités
auriculaires qui répondent aux trous des orbites comme les quatre ouvertures du
caveau de la prochaine mort »42. Regard dans le vide qu’observe aussi Artaud chez
Van Gogh.
Mais van [sic] Gogh a saisi le moment où la prunelle va verser dans le vide, où
ce regard, parti contre nous comme la bombe d’un météore, prend la couleur
atone du vide et de l’inerte qui le remplit.43
Le vide a donc la capacité de remplir ; il n’est pas inachèvement. Tout au
contraire, il permet d’avancer sur le chemin de la plénitude que Jacques Derrida,
dans Artaud le Moma, préfère remplacer par le terme « secret ».
C’est bien en creux, dans le creuset de l’abîme que cette véri-fication s’opère.
Elle se cherche dans la cavité génératrice et féconde d’un creuset qui présente d’abord sa figure négative, le trou, le sans-fond de l’abîme, le caveau, la
tombe, le lieu de mort ou la crypte. Le portraitiste cherche à décrypter une
vérité, une vérité à rendre et à donner, à constituer en la restituant, à donner en
retour tout en la produisant pour la première fois : dans des trous, dans ces
failles ou dans des fentes. Pour la première fois dans le creux de ces béances.
Pour la première fois, en premier lieu, et dans ce premier coup, il n’y a plus,
il ne devrait plus y avoir de place pour une opposition, ni même pour une
distinction entre constituer et restituer, donner et rendre. Le vide de l’orifice, le
chaos, le khaein, la béance abyssale du visage en l’ouverture de tous ses trous,
de sa bouche de vérité, de ses yeux creusés, voilà le secret de cette indistinction
impensable avant la force vivante du trait graphique […].44
Le geste du dessin comporte donc une action de révélation de la vérité que la
photographie dissimule. Le corps d’Artaud se donne corporellement dans la photographie, mais son âme y reste enfermée, car les trous y sont suturés.
Ce qui, dans les portraits de 1946 et de 1947, stupéfie le connaisseur de l’œuvre d’Artaud, c’est l’abandon de soi qui rime avec le don de soi. Tout en jouant avec
40. Sur cette question du « vide » et du « plein », de nombreuses références à des textes de
Rodez peuvent être faites. Artaud accompagne toujours la recherche de l’absolu de la découverte du
vide, lequel est vu comme le résultat d’une perte par l’orifice. Pour exemple, la notion de corps total,
sans organe comme le prescrivent Gilles Deleuze et Félix Guattari, corps décrit par Artaud comme
« ni haut ni bas ni milieu mais pleine étendue (OC XX, p. 148).
41. Francine Vidieu-Larrère, Lecture de l’imaginaire des œuvres dernières de Antonin Artaud. La
fabrique du corps écriture, Paris-Caen, Lettres modernes Minard, « Bibliothèque des lettres modernes »,
2001, p. 92.
42. Antonin Artaud, Œuvres, op. cit., p. 1534.
43. Id., Van Gogh le suicidé de la société, op. cit., p. 110.
44. Jacques Derrida, Artaud le Moma, op. cit., pp. 61-62.
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Tête a tête : artaud
l’ouverture et la fermeture de son regard, Artaud cesse de chercher à se reconstituer
afin d’offrir, par le dessin, le témoignage d’une vérité secrète et, par la photographie,
un corps auquel on peut enfin « toucher ».
Deniz Uygur
Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve)
© Interférences
littéraires 2009

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