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CAUSETTE #44 Avril 2014
L’at ta c h e m e n t
une liaison
précieuse
Mortels pesticides
Trois femmes
en colère
Exclusif
La Guerre invisible
Le ministère
de la défense
répond
S e xo
L’important,
c’est de participer !
christian bobin
octave nitkowski
le décalogue de kpote
les fanas de proust
génocide
rwandais
Les mystères
de l’orphelinat
Sainte-Agathe
#44 - Avril 2014
France MÉTRO : 4,90 € - BEL/LUX : 5,50 € - DOM/S : 5,60 €
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l a
ca b i n e
d ’ e f f e u i l l a g e
Octave Nitkowski
les gammes
politiques
d’Octave
Blogueur sur le site de Libération, auteur d’un essai politique,
étudiant… À 17 ans, Octave Nitkowski frôle l’hyperactivité. Le
jeune homme, un peu (beaucoup) précoce, a su capter la lumière
des projecteurs braqués sur Hénin-Beaumont, terre du Nord en
passe d’être conquise par le FN. Au point de livrer une analyse
sur les liens entre les stratégies frontistes locale et nationale.
À
7 ans, il se passionne pour l’égyptologie et, lors d’une visite familiale
à Paris, court dans les allées du Louvre pour indiquer les vestiges les
plus intéressants à ses parents médusés. Déçu de ne pas trouver de
Playmobil au look pharaonique, il invente alors, avec son petit frère, de nouvelles sociétés à partir des figurines qu’il a sous la main. Et qui dit société
dit écriture de tables de lois et organisation de la vie politique. À 10 ans, il
s’aperçoit que sa date de naissance, le 18 juin, correspond à celle de l’appel
de général de Gaulle. Il s’amuse donc à envoyer des cartons d’invitation pour
son goûter d’anniversaire en reproduisant le discours du grand Charles. Pas
étonnant, dès lors, qu’à 17 ans à peine Octave Nitkowski ait déjà publié un
essai politique. Le premier sur les trois tomes prévus, tant qu’à faire.
« Ma passion pour la politique vient de ma passion pour la presse écrite.
Mon père achetait de temps en temps le Canard, j’ai commencé à le lire
vers 9 ans, puis j’ai élargi l’éventail. J’ai poussé ça à l’extrême, c’est venu
naturellement », se souvient le jeune homme en croisant ses longues jambes
sur le canapé du petit salon qui jouxte sa chambre, sous le toit de la maison
familiale. La bâtisse est bigarrée : en façade s’alignent le cabinet d’orthophoniste de Mme Nitkowski et la vitrine de la boutique de traiteur de monsieur ;
derrière, les escaliers s’enchaînent et le dernier étage est occupé par Octave
et son cadet, Célestin.
CAUSETTE #44 • 29
la cabine
d’effeuillage
Dans la chambre du blogueur s’entassent les vieux exemplaires de journaux jaunis, Libé en tête. « J’ai grandi en me
noircissant les doigts », lance-t-il, la voix grave et légèrement
teintée d’un accent chti, avec un sens de la formule bien
aiguisé. Pendant bien longtemps, c’était pourtant les gueules
– et accessoirement les poumons – que l’on se noircissait dans
la région. Car Octave vient du bassin minier, il vit à Rouvroy,
une commune du Pas-de-Calais voisine d’Hénin-Beaumont,
ville labo du Front national. Et après la politique Playmobil de
son enfance, il se penche sur la vraie, celle qui fait l’actualité.
Lors de la présidentielle de 2007, qui oppose Nicolas Sarkozy
à Ségolène Royal, il presse ses parents de questions sur la
campagne et le scrutin. À tel point qu’ils finissent par se porter
volontaires pour le dépouillement dans leur bureau de vote. « Il
avait son petit carnet et il prenait des notes », pouffe sa mère,
Nadia, à qui il ressemble presque trait pour trait.
Alors, forcément, quand Jean-Luc Mélenchon débarque à
Hénin-Beaumont pour affronter Marine Le Pen lors des élec-
30 • CAUSETTE #44
tions législatives de 2012, le lycéen, qui n’a que 15 ans, se
prend au jeu. Avec Célestin en guise d’assistant technique,
il ouvre un blog, intitulé Front contre Front. Le sens de la formule, encore. Un tremplin pour la notoriété, aussi.
« Ne parle pas aux journalistes »
« En 2012, à Hénin-Beaumont, pendant les législatives, il
tweetait », précise Albert, le père, installé dans le bureau de sa
femme, décoré des dessins colorés de ses jeunes patients.
« Ça a commencé à bouger avec le meeting de Mélenchon. Il
nous avait demandé l’autorisation d’y aller, ajoute Nadia, dans
un sourire mâtiné de fierté. Je lui avais juste dit : “Ne parle pas
aux journalistes.” » Raté.
Il faut dire qu’Octave Nitkowski ne passe pas inaperçu. Très
grand, de longues jambes fines, crâne rasé à la suite d’une
pelade, élégant et dégingandé, « il a un physique de sciencefiction et une prestance étonnante », décrit Louis de Mareuil,
l’éditeur de son livre, Le Front national des villes et le Front
la cabine
d’effeuillage
national des champs *. « La première fois qu’on m’a présenté
Octave Nitkowski, j’ai cru qu’il appartenait au staff du FN, avec
son visage glabre, un regard un peu froid, rigole Pascal Wallart,
journaliste à La Voix du Nord, chargé de l’actualité politique.
Parfois, on se trompe complètement sur la marchandise ! »
Leur rencontre a lieu à l’occasion de ce fameux scrutin législatif. Le lycéen s’implique de plus en plus dans le suivi de la
campagne. Un jour, il participe à un chat de Libé et indique
qu’il doit quitter la discussion « pour aller réviser pour le bac de
français ». Stupéfaction. La modératrice ne le croit pas. Comment un garçon aussi jeune pourrait-il analyser aussi finement
la situation ? De fil en aiguille, l’adolescent finit par ouvrir un
nouveau blog sur le site du quotidien, en octobre 2012, intitulé
À l’ombre des terrils, pour raconter Hénin-Beaumont, « une
fois la tempête passée ». À 16 ans, donc.
Un gamin atypique
« J’ai récupéré Octave Nitkowski en terminale, raconte Bruno
Pieters, professeur de sciences économiques et sociales
au lycée Darchicourt d’Hénin-Beaumont. C’était un gamin
atypique, très affable. Dès son arrivée en seconde, il saluait
les enseignants, même ceux qu’il ne connaissait pas. ça
m’a touché. » Le professeur n’a qu’une crainte : que le jeune
homme au « profil exceptionnel » ne vampirise l’attention. « Il
était prompt à répondre, mais il avait la faculté d’attendre
que les autres élèves se manifestent, à éviter de faire ombrage
aux autres. » Comme quand, plus jeune, il aidait ses camarades en difficulté à faire leurs devoirs. À tel
point que, un jour, un copain lui a demandé
d’aider son père à rédiger son CV. Au lycée,
il passe ses récréations entouré de « deux,
trois autres excellents élèves ». Pas forcément proche de la plupart de ses camarades, « il était avec son petit groupe ». « Il
avait une capacité à insuffler aux autres une
forme de pondération, ajoute son ancien
enseignant. À cet âge, on a tendance à
dire “j’aime/j’aime pas, c’est bien/c’est pas
bien” ; lui, argumentait, cherchait une explication sans cette
espèce d’urgence. »
De sa volonté de comprendre pourquoi son voisin de classe
pouvait glisser un bulletin FN dans l’urne, Octave Nitkowski a
tiré un livre. Dans le premier volet de son triptyque sur la politique dans le Nord, le désormais étudiant à Sciences Po Paris
explique comment la ville d’Hénin-Beaumont est devenue
un laboratoire de la stratégie électorale du parti à la flamme.
« Mon livre n’est pas hostile au FN, ce que je veux, c’est livrer
une analyse politique des raisons pour lesquelles ça marche ici
et de la façon dont le parti donne ensuite ses bonnes recettes
aux autres fédérations », explique-t-il. Entre la condamnation
pour détournement de fonds publics de l’ancien maire socialiste, un chômage rampant, un quotidien plus que précaire et
un profond sentiment d’abandon, il n’y a pas à chercher bien
loin les raisons de la colère populaire.
C’est grâce à son blog qu’Octave se retrouve chez JacobDuvernet. Il passe un coup de fil à la maison d’édition pour
connaître les chiffres de vente de Rose Mafia, l’ouvrage de
Gérard Dalongeville, l’ancien maire, auquel il consacre un
billet. « L’éditeur avait déjà entendu parler de moi, on a discuté d’un projet sur la politique chez les Chtis », sourit le jeune
homme dans un haussement d’épaules. « Il a quelque chose
d’un peu génial en lui, affirme Louis de Mareuil, l’éditeur en
question. Quand on a lu ses premiers textes, on a été surpris
par la maturité de ses raisonnements, par la pertinence de ses
analyses. » Le voilà convaincu. Surtout qu’Octave Nitkowski
n’est pas venu les mains vides lors de son rendez-vous chez
Jacob-Duvernet, mais avec des pâtisseries régionales. Et
aussi son père, qui a signé le contrat pour lui, minorité oblige.
Prévue pour le 13 décembre, la publication du livre est reportée, après son interdiction en l’état par la justice (voir l’encadré). Expurgé des passages litigieux, l’ouvrage paraît finalement début janvier. « À la rentrée, il était à la librairie de Sciences
Po ! » se réjouit Raphaël Nicodème, camarade de promo
d’Octave. De quoi susciter des jalousies ? « Plutôt de la curiosité pour son travail. » « Il concentre l’attention, c’est vrai, concède Victor Germain, lui
aussi ami d’Octave et militant au Front de
gauche. Mais c’est surtout parce qu’il est
“surexubérant” ! Il parle tout le temps. » Un
côté expansif, une repartie à toute épreuve
et un sacré sens de l’humour, qui « rendent
le personnage attachant ». « Son bouquin
est brillant dans le sens où ce n’est pas
aussi tranché que les habituelles critiques
sur le FN. Octave a vu de l’intérieur ce qui se
passait au niveau local, il critique un peu tout le monde, sans
aucun jugement de valeur », analyse Raphaël Nicodème, qui
reconnaît que son camarade peut sembler « illisible » à bien
des égards. Une neutralité qui lui vaudra d’être étiqueté
« porte-parole du FN » sur RMC, alors que Michel Field évoquera « un livre passionnant, salutaire et nécessaire » sur LCI.
« Dans mon livre, j’ai intitulé un chapitre “Le frontisme est un
humanisme”, car le FN est au cœur de la ville. Au marché,
toutes les semaines, sa permanence est toujours ouverte... Ils
Les gens du
bassin minier ne
sont pas racistes.
IMpossible avec
un tel brassage
culturel !
* Le Front national des villes et le Front national des champs - La France perd le Nord (tome 1), par Octave Nitkowski. éd. Jacob-Duvernet, 2013.
CAUSETTE #44 • 31
la cabine
d’effeuillage
La polémique
Steeve Briois
Fallait-il ? Ne fallait-il pas ? Dans un chapitre de
son bouquin, Octave Nitkowski révèle l’homosexualité de deux cadres locaux du Front national,
dont un proche de Marine Le Pen, pour expliquer
la faiblesse des prises de position de la présidente
du FN sur le Mariage pour tous. Et si ce point n’est
pas au cœur de l’ouvrage, le parti l’a quand même
attaqué en justice. Le tribunal a rendu ce que
l’auteur qualifie de « jugement de Salomon »,
puisque le jeune homme a le droit d’« outer »
Steeve Briois, influent auprès de Marine Le Pen,
mais a l’interdiction de mentionner le nom du
second cadre, inconnu à l’échelle nationale et
pour qui prime le droit à la vie privée. « Je ne vois
pas pourquoi ce serait choquant de dire qu’untel
est homosexuel. Cela ne gêne personne de dire que
X ou Y est hétéro, alors pourquoi cela deviendrait-il
un problème quand X ou Y est homo ? » ironise
Octave Nitkowski, pas plus affolé que ça. Mais sa
mère, elle, s’est inquiétée de ne pas le voir pendant quinze jours, obligé qu’il était de rester à
Paris pour aller au tribunal…
se sont débarrassés de l’héritage fasciste en le mettant de
côté grâce au contact avec les gens, se défend vivement l’auteur. Les gens du bassin minier ne sont pas racistes, avec un
tel brassage culturel, ce n’est pas possible ! » Une analyse qui
ne passe pas chez David Noël, secrétaire de la section
d’Hénin-Beaumont du Parti communiste. « ­
Il s’est laissé
­happer par son objet d’étude. » Pour le responsable du PCF,
pas question de gommer le racisme des valeurs frontistes.
« Octave, quelque part, dédouane les électeurs du FN. Il dit
qu’il faut les comprendre, mais il faut les mettre devant leurs
responsabilités. » À l’inverse, Marine Tondelier, militante d’Europe écologie-Les Verts (EELV), qui lui a donné « un p’tit coup
de pouce » à ses débuts, salue son travail. « À son âge, faire ce
qu’il fait : chapeau ! Je trouve ça bien que, grâce à lui, on parle
de la ville en positif. Et puis, il s’expose beaucoup sur le FN,
c’est courageux de se mettre en travers de leur route. »
Pour elle, le plus important désormais pour le jeune homme,
c’est d’endosser les responsabilités qui collent avec l’habit
d’« expert local ». « À part le journaliste de La Voix du Nord,
c’est compliqué pour les gens de ne pas écrire de bêtises.
Octave ne peut pas se permettre de raconter n’importe quoi,
justement parce que c’est lui, prévient-elle. D’autant plus qu’il
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habite à Paris, maintenant. » Sauf le week-end, où il rentre à la
maison stocker ses journaux et savourer la cuisine familiale.
« Octave Nitkowski, c’est une espèce d’ovni, relate Pascal
Wallart. Son analyse est juste, la population est déboussolée,
et les jeunes cadres du FN sont souriants, sympas. Mais, lui,
on ne le voit pas sur le terrain, il raconte essentiellement des
choses vues derrière son ordinateur. » Il continue en riant : « Il
n’est plus ici maintenant, il nous a échappé ! »
En dépit de sa notoriété, « une bonne expérience » qu’il n’a
« jamais cherchée », mais qui a tout de même l’air de lui plaire,
l’étudiant a accepté sans hésiter d’accueillir des élèves de son
ancien lycée qui préparent à leur tour le concours d’entrée
à Sciences Po. Et, sur les bancs de la prestigieuse école,
ses copains n’hésitent pas à le chambrer sur ses origines
nordistes. « On le taquine beaucoup sur ça, s’amuse Victor
Germain. Surtout sur cette expression, dans le livre : “Je suis
un enfant du pays minier.” » Un enfant pas encore majeur qui
ne votera, donc, ni aux municipales ni aux européennes. « De
toute façon, il refuse toujours de me dire pour qui il a voté aux
élections syndicales de l’école », se marre son ami.
Cécile Andrzejewski - Photos : Aimée Thirion pour Causette