L`Affaire du Chlordécone aux Antilles françaises.
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L`Affaire du Chlordécone aux Antilles françaises.
Quand l’alerte peine à retentir : L’Affaire du Chlordécone aux Antilles françaises. Analyse du discours médiatique 1998-2013 Par Bilan-Ledoux Evy M2 Communication des entreprises et sociologie des TIC Promotion 2013. Sous la direction de Patrice Flichy Professeur de sociologie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée Chercheur au Laboratoire Techniques, territoires et sociétés (LATTS). 1 Introduction Le 2 mars 2007, la nouvelle retentit sur l’ensemble des territoires insulaires français d’outre Atlantique : « Chlordécone tous contaminés ! ». Dans un ton alarmant, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre, inondant durablement l’espace médiatique. Une médiatisation qui permettra de mettre au grand jour la catastrophe environnementale, sanitaire, économique et sociale qui concerne les Antilles françaises depuis environ quatre décennies, car des composants chimiques néfastes utilisés dans le secteur primaire ont pollué durablement les sols de la Martinique et de la Guadeloupe. Dès lors, la chaîne alimentaire se voit troublée de facteurs cancérigènes, identifiés comme des perturbateurs endocriniens et neurologiques que l’on retrouve jusque dans le lait maternel. Depuis les années 70, les pouvoirs publics auraient autorisé l’utilisation de plusieurs produits phytosanitaires pour l’agriculture tropicale des Antilles, dont la toxicité sur les organismes vivants serait certifiée par des études internationales menées entre autres par l’Afssa1 ,l’Inserm2 ou l’Usda3 Leurs compositions chimiques et leurs réglementations d’utilisation étaient connues du milieu scientifique tout comme les dégâts environnementaux et sanitaires qu’ils avaient causé dans le passé, d’où leurs interdictions d’utilisation dans plusieurs pays du monde agricole. Le scandale qui peine à éclater, puise ses sources dans plusieurs domaines, il ne s’agit pas que des effets des pesticides, mais aussi des particularités propres à l’histoire économique, sociale et politique de la Martinique. 1 Agence française de sécurité sanitaire des aliments 2 Institut national de la santé et de la recherche médicale 3 United States départment of Agriculture 2 En effet, la culture de la banane « responsable » de l’utilisation massive de pesticides, est une des premières sources économique des Antilles françaises depuis la crise sucrière à la fin du XXe siècle. Or, comment concurrencer la banane d’Amérique Latine (« la banane dollars ») et maintenir une productivité sans cesse menacée par des bactéries et insectes ravageurs de culture tel que le charançon, communément appelé « le charançon noir du bananier », si ce n’est en utilisant des réponses chimiques ? C’est ainsi que sont outrageusement utilisés, entre 1972 et 1993, des pesticides appartenant à la famille des organochlorés tels que le Dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT), le Chlordane , la Dieldrine, l’Hexachlorobenzène (HCB), le Mirex ou enfin le Chlordécone sous le nom commerciale de « Képone » (sujet de notre étude). Des toxiques bioaccumulables, classés dans la catégorie des POPs (polluants organiques persistants) de la Convention de Stockholm. Leurs présences a été décelés dans l’eau, les sols, les sédiments, la mer, l’air et la faune des différents biotopes des deux îles. Dès la fin des années 60, l’alerte avait pourtant été donnée par des chimistes et toxicologues tels que Snegaroff et Kermarrec puis dans les années 90 par des chercheurs de la CIRAD4 qui avaient découvert la présence de pesticides « anciens » dans les sources naturelles d’eau des deux îles. La source du scandale étant l’eau, on mettra du temps à déterminer l’étendue des dégâts. Mais des associations écologistes antillaises, comme l’Assaupamar5, dès la fin des années 90 enchaineront les apparitions médiatiques dénonçant fermement la contamination des îles par les pesticides malgré que les résultats des expertises des services de l’Etat y démontrent le contraire. Une fois la question des eaux de source contrôlée, l’attention se tourne vers les terres agricoles où sont détectés d’important taux de Chlordécone et de HCB dans l’organisme d’animaux en 2001. Plusieurs études à initiative privée telles que des associations écologiques, des personnalités, des magazines écologiques, ont tenté d’avertir le gouvernement de l’urgence sanitaire, mais aucun plan d’urgence n’avait été mené. 4 Le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement 5 Association pour la sauvegarde du patrimoine martiniquais 3 Il faudra pour que le problème soit réellement pris en compte, l’odeur et le bruit d’un scandale, dont la médiatisation sera l’objet de ce mémoire. Ce n’est qu’en 2007 que l’affaire entant que « scandale » éclate, après la publication du rapport d’expertise et d’audit6 concernant la pollution par les pesticides en Martinique du Professeur et cancérologue Dominique Belpomme et dans une moindre mesure la publication de chronique d’un empoisonnement annoncé : le Scandale du Chlordécone aux Antilles françaises 1972-2002 .Un ouvrage polémique de Raphael Confiant et Louis Boutrin mettant sur le banc des accusés l’Administration française et le lobby de la banane. L’affaire prend dès lors une tournure particulière, le mot « empoisonnement » suggère qu’il y a des coupables potentiels, un danger longtemps sous-estimé. La presse locale et nationale, s’empare de ces débats pour alimenter une réflexion parfois beaucoup plus élargie sur les pouvoirs du lobby de la banane, le rôle de l’Etat français et les solutions envisageables pour contrer les effets pervers de la contamination. Dans l’affaire du Chlordécone, il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec d’autres scandales sanitaire, comme celui de l’amiante, qui repose sur les mêmes caractéristiques : un intérêt économique qui entre en conflit avec des alertes longuement répétées quant à la toxicité et la dangerosité du matériau. Quand la machine médiatique s'enclenche et que l’affaire éclate au grand jour, on parle alors de complot et de conspiration engageant des industriels du secteur et les pouvoirs publics, les accusant d’avoir masqué la nocivité de l’Amiante. De la même façon que l’affaire du Chlordécone, l’Amiante a fait l’objet de luttes, de mobilisations, d’études ou d’interventions publiques pendant plusieurs décennies. Selon Emmanuel Henry dans son ouvrage « Amiante, un scandale improbable. Sociologie, d’un problème publique » publié en 2007, apporte sa théorie quant à la faible publicité 6 Rapport d’expertise et d’audit externe concernant la pollution par les pesticides en Martinique. Conséquences agrobiologiques, alimentaires et sanitaires et proposition d’un plan de sauvegarde en cinq points 23.06.2007 , Professeur Dominique Belpomme 4 donné au problème :« soit elle ne surprend pas, étant donné qu’elle constitue une situation habituelle pour les questions de risque professionnel, soit est analysée comme la conséquence immédiate du fait que ce problème touche principalement des populations ouvrières. Cette dernière affirmation est étayée par le fait que l’amiante est devenu un problème public quand les chercheurs de Jussieu ou les étudiants du 5eme arrondissement de Paris ont été menacés. » Bien entendu, cette théorie de la construction du problème public n’est pas la seule justifiant la non-médiatisation de l’affaire de l’Amiante et du Chlordécone, mais il a fallu attendre que la France métropolitaine soit directement concernée en 2002 par l’importation d’une tonne et demi de patates douces contaminées au Chlordécone en provenance de la Martinique pour que le problème commence à être pris en considération aux Antilles françaises. C’est alors que nous nous demandons comment l’affaire du Chlordécone est arrivée sur la scène médiatique ? Et de quelles manières ses acteurs se sont emparés d’elle ? Au fil de notre analyse, nous verrons dans un premier temps l’ensemble des éléments déterminants qui ont permis la médiatisation de cette affaire, en étudiant les origines de ce scandale, puis nous analyserons dans un second temps le contexte de cette médiatisation et les problèmes sous-jacents qui en résulteront. Laissant entrevoir une crise de confiance, une rupture qui semble consommée entre le public consommateur et les pouvoirs publics. 5 Sommaire Introduction ..................................................................................................................................... 2 Sommaire ........................................................................................................................................ 6 Méthodologie .................................................................................................................................. 8 Le choix du sujet : .................................................................................................................... 8 L’investigation .......................................................................................................................... 9 La démarche adoptée : .......................................................................................................... 10 Les difficultés rencontrées et leurs solutions : ...................................................................... 13 I- Autopsie d'un scandale .............................................................................................................. 16 Chapitre 1 : Signaux faibles et premières alarmes : le combat des écologistes ............................ 17 La mise en visibilité des risques liés à la pollution au Chlordécone ...................................... 17 Les écologistes : lanceurs d’alertes ........................................................................................ 20 Les pratiques agricoles remises en question ......................................................................... 24 Décloisonnement territorial et premières gestions des risques............................................ 26 Les acteurs associatifs tentent de porter le dossier sur le plan judiciaire : la dénonciation d’un scandale ......................................................................................................................... 30 Chapitre 2 : Entrée en scène d'une figure emblématique : Le professeur Dominique BELPOMME ....................................................................................................................................................... 34 Le professeur Belpomme, de la contre-expertise au déchainement médiatique ................. 34 « Un pesticide en moins des vies en plus » Le retrait du Paraquat .......................................37 « Le scandale Belpomme » et ses conséquences .................................................................. 38 « Boutrin et Confiant ont échoué là où Belpomme a réussi grâce à sa notoriété » Eric Godard , FA 18 septembre 2008 ........................................................................................... 44 II- Les dessous de l’affaire .............................................................................................................. 48 Chapitre 1 : Principe de transparence et méfiance de la population ............................................ 49 La transparence étatique ....................................................................................................... 49 6 La transparence scientifique.................................................................................................. 52 La transparence journalistique .............................................................................................. 54 Transparence et déchainement médiatique : une communication remise en question....... 56 Les difficultés journalistiques ................................................................................................ 60 Chapitre 2 : Chlordécone un catalyseur de Rancœur .................................................................... 63 Ton ironique, Satire, neutralité journalistique ? .................................................................... 63 Des titres évocateurs ............................................................................................................. 66 Dessins satiriques .................................................................................................................. 68 Chapitre 3 : Le catalyseur de rancœur........................................................................................... 69 Discours polémique, l’heure est aux responsabilités. ........................................................... 69 Passé colonial et discours incriminant ................................................................................... 71 Conclusion ......................................................................................................................................74 Bibliographie.................................................................................................................................. 78 Remerciements.............................................................................................................................. 79 Annexes ......................................................................................................................................... 80 7 Méthodologie Le choix du sujet : Le choix du sujet pour mon mémoire de master 2 s'est imposé assez rapidement à moi, mais il m'a fallu du temps pour parvenir à le définir plus précisément et dégager une problématique définitive. Au début de cette année scolaire, j'ai travaillé sur la notion de « lanceurs d'alerte », à partir de l'ouvrage de Francis Chateauraynaud, Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l'alerte et du risque, éditions de l'EHESS, 1999. A l'occasion de ce travail, j'ai découvert le déroulement exact des scandales de l'amiante, du nucléaire et des maladies à prions : pourquoi et comment l'alerte est arrivée au grand public. Ce sujet était passionnant et j'ai voulu m'intéresser, dans cette optique, à un scandale similaire, aux Antilles, qui me touche particulièrement, celui du Chlordécone, de ses conséquences et de sa médiatisation. Moi-même originaire de Martinique, j'y retourne deux fois par an pour y voir ma famille. Je vis dans la région parisienne depuis quatre ans, et je me suis rendue compte que le scandale du Chlordécone, dont on parle presque quotidiennement dans la presse antillaise, n'a eu que peu de retentissement dans la Métropole. Début décembre, juste après mon exposé sur les « lanceurs d'alerte », je me suis aperçue, en regardant les bulletins d'information de France O, que le conflit se radicalisait : les littoraux étaient contaminés, les poissons et crustacés touchés. Ainsi le Chlordécone, ce pesticide utilisé dans les bananeraies, touchait réellement tous les secteurs d'activités. Lorsque l'affaire du Chlordécone a commencé à être évoquée, dès la fin des années 90, j'étais trop jeune pour y prêter attention ou comprendre les enjeux du débat. Puis, quand cette même affaire a atteint les proportions d'un scandale, en 2007, j'ignorais encore les sources et origines du débat et était davantage focalisée sur le cyclone7 qui nous touchait que sur cette histoire de pesticide dont je ne percevais pas alors la globalité. 7 Cyclone Dean 2007 8 Mais, à l'horizon de 2013, plongée au cœur de la tourmente Chlordécone et plus consciente que jamais de son impact médiatique, j'ai donc décidé de consacrer mon mémoire de Master 2 à mieux comprendre les dessous de cette affaire et sa médiatisation. L’investigation Mon premier travail a été de bien cerner le problème. Je me suis intéressée dans un premier temps au lobby des bananes et à la fouille polémique, aux documents qui soulevaient une question troublante : pour quelles raisons avait-on autorisé, au début des années 90, des produits toxiques aux Antilles, alors qu'aux Etats-Unis, en Virginie, venait d'exploser au grand jour une catastrophe écologique et sanitaire avec une usine de Chlordécone ? Tous les rapports scientifiques insistaient sur l'idée que cette catastrophe et l'usage régulier de ce produit dans l'agriculture antillaise n'étaient pas comparables, qu'il n'y avait rien à voir, car la dose était extrêmement élevée en Virginie, alors qu'elle était infime dans les bananeraies. J'ai donc recentré mon sujet sur les Antilles, et plus précisément sur la Martinique, car la question est traitée différemment en Guadeloupe : le lobby des bananes y est visé de façon extrêmement polémique et violente, et mon but était au contraire de rester objective et d'apporter des faits, d'autant que le lobby de la banane ne s'est pas prononcé dans cette affaire. En effet, il n'y a pas encore eu d'interview directe de « Bekés » (comme on nomme les anciens colons qui se sont partagé les terres de Martinique et qui possèdent aujourd'hui presque tous les espaces de grandes distribution).Bien que ce travail soit entamé aujourd'hui par la journaliste Cécile Everard, dont j'évoque le parcours dans ce mémoire. Le travail d'investigation sur le pouvoir des lobbies et sur la place des grands producteurs m'éloignait du sujet même du Chlordécone, et mon directeur de mémoire m'a conseillé alors de me recentrer sur la médiatisation et le discours médiatique autour de ce scandale. En effet, cette médiatisation a des retentissements et des conséquences sur toute l'économie de l'île : les Antillais, puis les touristes, ont baissé fortement leur consommation de produits locaux, car la pollution par le Chlordécone atteint non 9 seulement tous les légumes-racines, comme la patate douce par exemple, mais surtout l'eau potable et d'irrigation, qui a été le premier signe d'alerte. Dès 2002 un contrôle systématique et drastique a lieu, les produits contaminés sont repérés et détruits, il n'y a normalement pas de danger au niveau du consommateur, comme le rappelle alors Madeleine de Grandmaison, présidente du comité du tourisme martiniquais, qui tire l'alarme sur les dangers d'une médiatisation théâtrale et excessive. La problématique de mon sujet commençait à prendre forme. Après avoir travaillé plusieurs semaines sur les références scientifiques, les recherches concernant la molécule particulière du Chlordécone, ses effets sur la terre ou sur la santé et sur l'historique des dérogations, afin de mieux comprendre le sujet, je me suis focalisée sur l'évolution du regard médiatique de l’affaire Je pensais alors que le scandale était entré dans l'arène médiatique à partir de la sortie d'un livre polémique en 2007, Chronique d'un empoisonnement annoncé : Le scandale du Chlordécone aux Antilles françaises de 1972 à 2002, de Louis Boutrin et Raphaël Confiant. Mais cela ne correspondait pas à l'origine du problème : lors de mes recherches, j'ai découvert, à travers la constitution de mon corpus d'articles et de reportages, que la voix des écologistes et de scientifiques comme celle de l’association Assaupamar résonnait déjà sur ces dangers depuis 1995, avec la pollution de l'eau. Puis que le scandale avait réellement éclaté avec l’intervention du cancérologue, le professeur Dominique Belpomme. La démarche adoptée : Une fois mon sujet clairement défini, ma démarche a été la suivante : j'ai tout d'abord lu Chronique d'un empoisonnement annoncé. Cet ouvrage m'a aidée à mieux cerner le sujet, car ses auteurs apportent une chronologie des événements, des preuves et documents très utiles. Mais ils m'ont aussi égarée. En effet, on se prend vite à la dimension polémique, à la tentation d'entrer dans le débat, le discours des auteurs de cette Chronique est particulièrement virulent, prenant, et le sujet me touche beaucoup. Pourtant, je souhaitais me détacher et rester neutre, d'autant que ce livre réveillait ma fibre d'enquêtrice. 10 Sous les conseils de mon directeur de recherches, j'ai lu alors Amiante, un scandale improbable d'Emmanuel Henry, pour me donner une idée de la méthode et du plan global à suivre. J'ai choisi d'étudier en particulier la presse écrite et les reportages RFO car ils véhiculent des informations et données officielles, il s'agit de journaux de référence (France Antilles est d'ailleurs le seul grand journal en Martinique.) A l'inverse, les réseaux sociaux, s'ils proposent un discours plus vivant, sont moins bien informés, plus subjectifs, et cherchent davantage le débat d'idées souvent contestables et une communication polémique autour du sujet, voire assez loin du sujet, plutôt qu'une réelle information. De même, la radio, qui a l'intérêt d'offrir une plus grande proximité avec le public, reste également dans la dimension polémique, en répétant à l'envie le mot : empoisonnement. L'aide de ma Mère, commerciale en bureautique dans toutes les administrations de l’ile, m'a alors été précieuse, ayant les contacts de toutes les secrétaires de direction, ce qui a facilité les rapprochements avec les personnes qui détenaient les informations intéressantes. Mon souci a été alors que tous les centres (comme la cirad) m’envoyaient (par mail)d’important rapports scientifiques, qu'il m'était difficile de comprendre et d'analyser de façon synthétique pour nourrir ma réflexion. A ce stade de mon travail, je me sentais un peu perdue, car je ne recevais que des données scientifiques, non médiatiques, et je découvrais la complexité du Chlordécone et de ses conséquences dans un langage compliqué et lourd, bien qu'intéressant, car, outre les termes complexes de l'analyse scientifique, se découvraient également, les représentants politiques qui étaient entrés en jeu. Il me fallait rechercher fréquemment la fonction de ces personnalités. (Quelle fonction occupait telle personne à cette époque.) J'entamai alors un vrai travail de recherche et d'identification des acteurs. Mon directeur de recherches me rappela à ce stade de ne pas oublier qu'il s'agissait d'un mémoire de communication, et non d'un mémoire scientifique, je devais me concentrer davantage sur le discours de la presse. 11 J'obtins alors un contact essentiel auprès de l'ARS (Agence régionale de la Santé pôle Martinique), qui me fournit les articles de presse archivés manuellement, de 2002 à 2010, par une personne que ma mère avait rencontré, par connaissances interposées. Pendant les vacances de Noël, j'ai poursuivi ma collecte sur place, en Martinique, en réunissant les articles de presse des années 2011-12, et jusqu'au 5 janvier 2013. J'ai eu à ce moment-là l'impression de vivre au cœur de la tourmente du Chlordécone : en cette période des fêtes de fin d'année, éclate le conflit des pécheurs qui bloquent le port pendant les 2 semaines de fêtes. Je vis en direct les blocus et les manifestations, ce qui me donne encore plus envie de m'atteler à la tâche pour mieux cerner toutes les conséquences de ce pesticide qui touche décidément tous les domaines. Revenue en Métropole, je garde un lien avec la Martinique grâce à ma mère, qui me transmet les coordonnées de Franck Zozor, journaliste sur RFO, obtenues par un jeu complexe de relations de travail, ce qui me démontre une fois de plus l'incroyable solidarité autour de cette question. Ce dernier m'a accordé au moins 2h30 de communication par Skype, pendant lesquelles il a remis en perspective le rôle du livre chronique d'un scandale. Il m'explique alors l'affaire de son point de vue et m'éclaire sur le rôle réel de cette publication, que je croyais être la base du scandale. Au contraire, il décrit les auteurs comme des « opportunistes, en vue des élections du moment. ». Le livre n'aurait rien apporté de concret, n'aurait eu aucun impact au niveau de la population. Cependant il n’a pas été totalement inutile, car il a permis d'ouvrir le débat, en proposant une réflexion synthétique sur la question. A ma demande, Franck Zozor prend également le temps de me fournir les reportages de RFO depuis 95 à 2007. Il a pour cela contacté la rédaction de France Antilles, puis m’a fait parvenir un montage des reportages sur DVD, et je l'en remercie vivement. Lors de mon analyse du corpus d'articles de presse, particulièrement bien fourni, je fais une constatation non négligeable .Beaucoup de ces articles sont écrits par Cécile Evrard, il faut la rencontrer ! Par chance, le contact de cette journaliste figurait déjà sur mon carnet de bord, parmi les contacts que j'avais obtenus avec l'aide de ma famille sur place, mais elle est très difficile à joindre, tant par mail que par téléphone, car elle est particulièrement prise par ses enquêtes sur le terrain. 12 J'ai choisi d'élaborer mes questionnaires et entretiens avec ces contacts après avoir bien avancé mes propres recherches et analyses à partir de mon corpus d'articles et de documents audiovisuels, afin de bien maîtriser mon sujet et de proposer des questions qui soient mieux travaillées et plus précises. Les difficultés rencontrées et leurs solutions : Les principales difficultés que j'ai rencontrées lors de l'élaboration de ce mémoire ont été liées aux conditions particulières qu'impliquait le choix d'un tel sujet. Tout d'abord, la première grande difficulté est qu'en Martinique, il n'y pas d'archives numérisées, j'ai donc eu beaucoup de chance d'obtenir un contact à l'ARS. De plus, la distance et le décalage horaire ne facilitent pas les échanges, qui sont malheureusement intervenus tardivement dans l'élaboration de mon mémoire, avec les journalistes, contactés seulement après avoir fait jouer toute une chaîne de relations pour obtenir leurs coordonnées. J'aurais voulu être sur le terrain, car Cécile Evrard est très difficile à contacter, peu disponible, d'autant que j'ai obtenu ses coordonnées encore plus tard. Elle est très prise car, précisément, elle travaille encore aujourd'hui sur cette affaire. Ainsi, le temps limité est-il d'autant plus durement ressenti, que l'analyse de la documentation et le tableau synthétique que j'ai entrepris de faire m'ont pris beaucoup de temps. De plus, une certaine frustration naît de la forme même de ce travail qui, par sa brièveté relative, en proportion inverse avec un corpus énorme de 11 ans à exploiter, avec des articles ou dossiers parfois très denses, m'a obligée à faire des sélections, à faire des choix. Il reste ainsi encore beaucoup de choses à exploiter. Chaque donnée semble importante dans son contexte et, plus j'en apprends, plus j'affine mon regard ; en relisant chaque article, j'analyse d'autres éléments et le tableau, qui n'est qu'une annexe, est sans cesse enrichi et remanié, ce qui me prend du temps sur la rédaction du corps du mémoire. En effet, je dois chaque fois revenir aux articles, à la source, car l'angle 13 d'attaque du début de mon analyse était différent, les détails sont revus et je découvre de nouvelles thématiques. De même, le plan a été difficile à arrêter, car c'est un sujet très riche, il y a encore beaucoup de choses à dire, mais pour un mémoire de cette envergure il m'a fallu faire des choix. J'ai donc adapté la structure de mon analyse générale à ce qui me semblait le plus essentiel dans cette grande affaire du Chlordécone, que je compte approfondir encore après la fin de cette première étape. La partie concernant les analyses des reportages et captures d'écrans m'a semblé assez rapidement concluante, mais j'ai rencontré davantage de difficultés dans la partie concernant le Professeur Belpomme et les politiques, car les articles à leur propos étaient très répétitifs, et leur compréhension non moins compliquée car se multipliaient les titres, les visites officielles mais inutiles, qui avaient toutes pour titre : « nous en sommes au stade préparatoire »8 De plus, avec les reportages, j'ai compris que des personnes qui s'étaient prononcées depuis longtemps n'étaient pas écoutées. Par exemple, au moment de la contamination des eaux en 1998 le président du syndicat des producteurs maraichers avait déjà annoncé le risque des légumes racines plantés entre des champs de bananes. Mais personne ne l’avait écouté réellement. L'information est donc très disparate et disséminée, chaque intervention avance quelque chose, sans tenir compte des autres acteurs, sans forcément leur répondre directement, ce qui rend encore plus difficile le choix des articles ou dossiers : il n'y a aucune unité du discours, il faut prendre du recul pour comprendre tous les aspects du problème. Enfin, une autre difficulté s'impose à moi lors de la rédaction. Je connais mon île, mais ceux qui me lisent ne la connaissent pas, comment savoir alors ce que je dois détailler, expliquer, pour que le sujet soit compris dans toute sa complexité, comment être assez claire ? Car pour bien comprendre la portée de ce scandale, il faut aussi comprendre ce 8 FA 22.10.07 : [Interview : Didier Houssin : « C’est au niveau national que la coordination doit être améliorée »] 14 qu'est la Martinique, son histoire, ses conflits passés... Et le problème du temps limité est d'autant plus présent que je suis en master professionnel, mon travail exige de moi un énorme investissement et des responsabilités. J'ai été contrainte, pour mes recherches, de poser quelques jours de congé, ce qui n'était pas toujours possible. Ce mémoire me tient particulièrement à cœur, en ce qu'il aborde un sujet que je trouve chaque jour plus passionnant, et en ce qu'il récapitule en quelque sorte mon parcours scolaire et ma formation. En effet, après deux ans d'études en Histoire/géographie, avec une majeur en Géographie, biogéographie, environnementale, je mène parallèlement un cursus en anthropologie sociale et culturelle terminant avec un master de communication. Ce mémoire de communication me permet donc d'explorer à la fois la médiatisation de l'affaire mais également l'aspect écologique, social et économique .Me donnant encore plus l’envie de poursuivre l'enquête sur le terrain, pour développer une activité liée à la communication culturelle et environnementale. 15 Quand l’alerte peine à retenir, l’affaire du Chlordécone aux Antilles françaises I- Autopsie d'un scandale 16 Chapitre 1 : Signaux faibles et premières alarmes : le combat des écologistes La mise en visibilité des risques liés à la pollution au Chlordécone Si l’année 2007 a été marquée par l’affaire du Chlordécone grâce à sa médiatisation, les premières alertes datent de la fin des années 70. Des mises en garde qui, faute de moyens n’ont pas été prises en considérations. Sa présence dans l’environnement, avérée par les études publiées en 19779 ,198010 et en 199311 , semble destinée à être négligée, sinon oubliée. La mise en visibilité des risques liés à la pollution au Chlordécone, commence par des préoccupations d’ordre environnemental où l’impact des pesticides sur le milieu naturel est source de doutes et de préoccupations. A partir de la fin des années 90, il devient obligatoire dans les Antilles françaises d’analyser la qualité des eaux potables. La responsabilité de cette mission est confiée aux services de santé et non plus aux services de l’agriculture comme cela l’était auparavant. La présence des pesticides dans les eaux de source a été recherchée à plusieurs reprises dans le cadre d’études mais ce n’est qu’en 1991 qu’elle est surveillée de manière systématique en Martinique. Cependant, seules certaines molécules utilisées régulièrement en France métropolitaine sont recherchés (Parmi les substances homologuées). L’utilisation du Chlordécone étant théoriquement interdite en France depuis 1990 et utilisée uniquement pour lutter contre le charançon, il n’est donc pas une priorité de détection dans les investigations menées et les dispositifs d’analyse 1977 : la publication de Snegaroff (Inra) met en évidence une pollution des sols et des rivières de la région bananière de Guadeloupe par les insecticides organochlorés 9 1980 : le rapport Kermarrec (Inra) fait état de l’accumulation des pesticides organochlorés dans l’environnement en Guadeloupe 10 1993 : une étude est menée à l’initiative de l’Unesco dans l’estuaire du Grand Carbet en Guadeloupe dans le cadre d’un bilan de l’état de la mer des Caraïbes. Cette étude met en évidence la présence de chlordécone dans les eaux et sédiments de l’estuaire. 11 17 nécessaires pour sa détection ne sont pas mobilisables, comme le démontre le rapport Balland Mestre & Fagot12 "certaines molécules très utilisées ne sont pas recherchées». Les premières informations et reportages du soir au journal télévisé sur le sujet, que nous avons gracieusement obtenus par les équipes de Martinique 1ere (anciennement RFO), permettent de nous rendre compte du processus de mise en accusation de la molécule du Chlordécone en tant que source principale de pollution. N’ayant pas obtenu d’articles de presse avant 2002, les premières analyses du discours médiatique s’effectuent par le biais de reportages télévisés. Vendredi 25 septembre 1998, le journal télévisé du soir consacrait sa Une à l’utilisation à outrance des pesticides sur l’île, « 2800 tonnes de produits phytosanitaires ont été déversé en 1996 » annonce le journaliste. Les premières préoccupations sur le sujet apparaissent dans l’actualité, et les autorités commencent à s’organiser « timidement » sur la gestion des pesticides en Martinique. Une matinée de réflexion sur le thème des produits phytosanitaires est organisée par une coopérative ouvrière et l’Office du Tourisme dans le but de sensibiliser la population issue des milieux ruraux à propos des effets toxiques de ces produits sur l’homme et la nature. Cependant, les principaux concernés, c’est-à-dire les agriculteurs, n’y ont pas assisté. observatoire-pesticides.gouv.fr rapport sur l'évaluation des risques liés à l'utilisation de produits phytosanitaires en Guadeloupe et Martinique septembre 1998 12 18 C’est donc les journalistes qui iront à leur rencontre pour les interroger sur les modes d’utilisations des pesticides, les précautions de manipulations recommandées (Masque, bottes, gants) et sur leurs conditions de stockage. On constate de mauvaises conditions de stockage et un abus de traitement fréquents sur les exploitations. Un abus de traitement qui se chiffre aux Antilles à deux fois plus de pesticides à l’hectare par rapport à l’Hexagone. Des pesticides qui « se retrouvent dans nos rivières avec des effets dévastateurs que l’on peut imaginer … » présage le reporteur. Apres les agriculteurs, la parole est donnée aux experts qui ne feront que renforcer le caractère préoccupant de la situation. Dans un premier temps, un technicien de la chambre d’agriculture annonce qu’il existe un stockage de molécules dans le sol mais par manque d’outils et de laboratoires indépendants et financés, il est impossible de mesurer le taux de résidus de pesticides dans les produits « nous ne savons pas à quoi nous nous exposons » dit-il. Dans un second temps, un membre de la Direction Régionale de l’Environnement, apporte les premières constatations alarmantes sur l’environnement « on a déjà constaté des phénomènes, tels que mortalité de poissons, des ralentissements de croissance dans une pisciculture et des phénomènes d’accumulation des produits dans la chaîne alimentaire ». Dans le reportage de septembre 1998, la molécule du Chlordécone n’est pas encore identifiée. Il est avéré que la Martinique est en retard sur la connaissance des effets des pesticides par faute de moyens d’investigations et que neuf molécules toxiques utilisées par les planteurs vont être recherchées et analysées dans les eaux. L’heure est aux premiers questionnements, on parle de « situation préoccupante » qui nécessite une prise de conscience. 19 Parallèlement, l'histoire du Chlordécone refait surface à l’occasion de la réalisation d’un mémoire d’étudiant à la DDASS de la Guadeloupe. Il met en évidence les rapports des chercheurs Snegaroff (1977) et Kermarrec (1980), ce qui conduit à soupçonner la présence d’insecticides organochlorés dans l’eau et le sol. Le Chlordécone, le Mirex, et le HCH sont alors intégrés à la liste des molécules à analyser mais la campagne d’analyse de 1998 s’avère être un échec car l’Institut pasteur de Lille (où était réalisées les analyses ) ne disposait pas des moyens de recherches aux produits organochlorés. Un an plus tard, lors de la campagne de 1999, les échantillons sont transmis au laboratoire départemental de la Drôme (pouvant détecter un spectre beaucoup plus large de pesticides) et la présence du Chlordécone et produits organochlorés dans l’eau et les terres des Antilles est avérée au cours de l’année 99. Les écologistes : lanceurs d’alertes A cette époque, les associations écologiques, notamment l’Assaupamar (association pour la sauvegarde du patrimoine martiniquais), dénonçaient l’emploi massif des pesticides et le peu de réalisme des résultats des contrôles sur l’eau potable présentés par la DDASS. Ils accusaient les services de l’Etat d’occulter la contamination des eaux de sources. En effet, la DDASS travaillant conjointement avec l’Institut Pasteur de Lille, ne pouvait rapporter qu’un constat minime de la contamination des eaux. La mobilisation des associations de protection de l’environnement de Martinique préparait néanmoins un changement de contexte. Peu à peu la mise en récit du problème des pesticides commence à gagner l’opinion publique mais le faible écho médiatique dont elles bénéficiaient était symptomatique d’un déficit d'accessibilité et de réflexions synthétiques sur ces sujets « techniques». A partir de 1999, les résultats du laboratoire départemental de la Drôme sont sans appels sur la présence de produits organochlorés dans l’environnement Antillais. Ce qui viendra confirmer les soupçons des associations, qui gagneront en crédibilité. 20 Vendredi 21 juillet 2000, le journal télévisé du soir est dédié en majeure partie à la problématique des pesticides. La culture de la banane et son traitement aux pesticides est mis sur le banc des accusés au « festival de la banane » rassemblant ses principaux contributeurs [petits et grands exploitants agricoles, l’Association d’intérêt collectif agricole bananière (SICABAM), organisme gouvernemental telle que la répression des fraudes] mais également des écologistes militant avec la présence de Paul Henri Chartol vice-président du comité de bassin13 de Martinique et membre incontournable de l’Assaupamar. « Un festival de la banane sous tension !» annonce le journaliste, où les écologistes dénoncent la pollution de 5 rivières du nord et du centre de l’île, causée par les pesticides utilisés dans les bananeraies pour lutter contre le charançon se déversant par la suite dans les cours d’eau environnants. L’eau des rivières martiniquaises contiendrait des substances chimiques appelées des « perturbateurs endocriniens ». Paul Henri Chartol fait part à l’assemblée des résultats d’une étude québécoise démontrant que ses composés empêcheraient le bon fonctionnement des hormones et provoqueraient « peut-être » dit-il de graves maladies comme le cancer du sein, de la tyroïde ou de la prostate. Il ajoute également qu’une récente étude « confidentielle » démontre que les produits utilisés dans la banane seraient également responsables de stérilité masculine. 10% des hommes analysés (issus du milieu professionnel bananier) présenteraient des cas de stérilité « réversible ? Irréversible ? On ne sait pas ». Paul Henri Chartol poursuit en émettant le problème suivant d’ordre polémique : « Comment des produits interdits à la vente depuis 1993 voire même 1987 peuvent être retrouvés dans les eaux ? » « Il y a-t-il une contrebande de pesticides à la Martinique ? ». La SICABAM 13 Instance chargé du contrôle de la qualité de l’eau 21 réagit aux dénonciations de l’écologiste en disant « Vous ne pouvez pas dire que la profession bananière est une profession qui ne respecte pas les règles si il y en a un ou deux, qui ne respectent pas les règles… » . Les discussions se poursuivent, la tension est palpable entre industriel et écologiste. Un dialogue de sourd est enclenché. A tel point qu’on ne tiendra pas compte du témoignage d’un des membres de l’auditoire qui annonce l’un des problèmes majeurs dans l’ affaire du chlordécone qui est la contamination des produits maraichers cultivés sur des sols ou d'anciens sols d'exploitation de la banane. « Les produits maraichers sont dangereux pour les consommateurs, car ils sont plantés sur des sols traités par les pesticides…arrêtons d’être hypocrites Messieurs !» Juvénal Rémir, président de la COMEDA (syndicat des producteurs maraîchers) Le reportage se termine sur une note préoccupante : « L’eau est-elle potable ? Les consommateurs courent-ils un réel danger à la consommer ? Des questions auxquelles devront répondre précisément les autorités le plus tôt possible » Apres diffusion du reportage, l’écologiste et viceprésident du bassin Paul Henri Chartol est invité sur le Plateau de RFO au JT du soir, où il répondra aux questions du journaliste. II reprend certains éléments émis lors du festival de la banane, la contamination de 5 rivières en Martinique par des pesticides utilisés pour la culture de la banane, considérés comme des perturbateurs endocriniens pouvant provoquer diverses maladies et autres dysfonctionnements tel que l’infertilité masculine. A la question du journaliste : « La norme dans ces 5 rivières a-telle été dépassée ? » Il répond que pour les autorités, la norme n’a pas été dépassée. Mais ajoute un élément crucial (que l’on retrouvera quelques années plus tard dans le discours du professeur Belpomme) A savoir, que c’est la durée d’utilisation qui rend toxique et non la dose administrée : 22 « Lorsqu’un polluant est régulièrement déversé fusse à petite dose, il y a une accumulation de ces toxines dans l’organisme de l’être qui l’a consommé, animal ou être humain. Et c’est cette accumulation qui va engendrer ultérieurement des maladies (…) Ce n’est pas parce que ce sont des infimes quantités qu’il n’y a pas de risques de dangers pour autant» Au nom de l’ensemble des écologistes qu’il représente sur le plateau de RFO, Paul Henri Chartol dénonce le non-respect des règlements pour la protection des rives à savoir les 10 mètres obligatoires devant séparer les bananeraies des rivières ou encore les plantations de bananes situé en amont des rivières. « On ne protège pas les ressources en eaux de la Martinique » Il poursuit sa démonstration en rapportant les résultats du rapport d’Eric Godard du comité du bassin Affaire sanitaire et sociale, qui montre que deux toxines : le HCH et le Chlordécone, sont régulièrement évacuées dans l’environnement et se retrouvent dans les rivières, alors que leurs interdictions datent de 93-87. Il évoque donc l’existence de produits interdits toujours présents sur le territoire. Par manque de temps, le journaliste se doit de l’interrompre en lui disant : « Merci monsieur Chartol, on pourra revenir ultérieurement sur ces accusations » Il rétorque en disant : « Ce ne sont pas des accusations madame, je me fonde sur des textes qui sont objectivement scientifiques ! ». A cette période, la contamination de l’eau est toujours au centre des préoccupations. La molécule du Chlordécone a été détectée dans les eaux de sources, la culture de la banane est mise en accusation, et les premières inquiétudes des chercheurs et écologiques concernant les risques sanitaires apparaissent. L’eau demeure donc une source de préoccupation en raison de sa pollution continue en provenance des terres. Les actions sur les captages d’eau potable (fermeture ou traitement) ont été les démarches les plus visibles, entrainant les premières discussions sur la question des normes de potabilité et les limites maximale de résidus (LMR). Alors que les écologistes considèrent que "eau potable" équivaut à "zéro Chlordécone", les autorités (la Direction Régionale des Affaires Sanitaires et Sociales) estiment qu’après traitement, les résidus dans l’eau distribuée sont en dessous des normes et donc consommables. 23 On retrouve ici l’opposition sur la question des faibles doses entre une vision sans seuil de la toxicité et une défense d’un modèle avec seuil, incluant des facteurs de sûreté. Autrement dit, la question posée par certaines associations est : « peut-on boire tout au long de sa vie de l’eau avec de très faibles résidus de Chlordécone sans effet sur la santé ? » La réponse des autorités14 : " ces eaux sont conformes à la réglementation" [DSDS, 2008] .Une réponse qui jusqu’à aujourd’hui ne peut satisfaire ceux pour qui le Chlordécone est, par nature, dangereux ou cancérigène. Un débat que l’on retrouve jusqu’à aujourd'hui dans le dossier Chlordécone. Les pratiques agricoles remises en question La question de l’approvisionnement des eaux est prise en compte. La problématique des sols et des usages agricoles deviendra peu à peu centrale. Vendredi 10 aout 2001, les informations du journal télévisé annoncent l’inquiétude que suscitent les pesticides ; on informe la population que des études sont en cours afin de dresser le bilan des atteintes du milieu et des denrées alimentaires. Les pratiques des agriculteurs sont dénoncées. « Du Roundup15 est déjeté sur les bananiers pour qu’ils meurent afin de mettre les terres en jachère. La plante meurt et les parcelles ainsi traités, sur des hectares entiers, sont mis en jachères » Une mise en jachère cultivée qui alerte Juvénal Rémir (président du CODEMA-MODEF, que nous avons vu dans le reportage précédent) une pratique dénoncée qui alerte les associations. 14 INSERM, 15 Impact sanitaire de l’utilisation du Chlordécone aux Antilles françaises p7, 2009 Roundup est le nom commercial d'un herbicide 24 Le plus étonnant est que ces pratiques de jachère à cette période sont préconisées par le CIRAD (Centre de Recherche en Agronomie pour le développement) dans le cadre des nouvelles politiques pour l’environnement. Pratiquer la jachère sur des sols bananiers après le désherbage chimique permettrait par la même occasion l’élimination des parasites. Le service de la protection des végétaux assure qu’il n’y a pas de risque dans ces pratiques mais reconnait qu'aucune étude n’a été faite pour le vérifier. « Pour ces pratiques, comme pour tout ce qui touche aux pesticides, il y a peu de données objectives, une carence qui s’explique notamment par le manque de personnel et la lenteur des recherches » explique le journaliste. A savoir le manque d’outils pour effectuer ces contrôles comme le confirme le service de protection des végétaux : « Même si on avait voulu faire ces contrôles, on n’a pas les outils pour le faire » Patrick Bertrand. Le reportage d’Aout 2001 se termine, en informant la population que le service de protection de végétaux mène une recherche sur l’impact des pesticides dans les cultures maraîchères et que La DAF (direction de l’Agriculture et de la Forêt) traiterait la question de la contamination des eaux potables. De plus une enquête serait menée dans les hôpitaux sur le cas des intoxications aiguës. Au moment des faits, l’administration locale est saisie par la problématique de la pollution. L’état commence à se manifester et les ministres en charge de l’agriculture et de l’environnement demandent aux préfets l’élaboration d’un plan d’action dans chaque département. En Juillet 2001, le Groupe régional d’études des pollutions par les produits phytosanitaires (Grephy)16 est créé. Ils doivent mettre en œuvre un programme d’action 16 le Grepp en Guadeloupe 25 en faveur de la réduction des pollutions par les produits phytosanitaires mais également assurer la protection sanitaire des applicateurs et des consommateurs. Au début des années 2000, il y a un retard dans l’évaluation de la contamination des végétaux cultivés sur les sols pollués comme le souligne le rapport Bonan-Prime17 : « Malgré la crise aiguë du printemps 2000, force est de constater que le plan d’amélioration des pratiques agricoles n’est pas véritablement lancé, ce qui est difficilement acceptable compte tenu des enjeux… » Jusque-là, l’étendue des surfaces polluées est méconnue et aucun travail d’inventaire n’a été entrepris18.Cependant, en 2001, le département « santé-environnement » de la DSDS mènera une investigation qui mettra en évidence le transfert des organochlorés du sol vers les végétaux cultivés. (Ce que Snégaroff avait déjà démontré relativement au HCH). Le rapport sera présenté au Grephy en juillet 2002 et confirmera la contamination des légumes racines par le Chlordécone. Décloisonnement territorial et premières gestions des risques. Le rapport de la DSDS fait grand bruit au sein de l’administration et servira de fondement à la démarche d’évaluation des risques mis en œuvre par les agences sanitaires L’AFSSA et l’InVS saisies à partir de juillet 2002. Pourtant, ce n’est qu’en octobre, au moment de la révélation d’une saisie sur le port de Dunkerque de plus d’une tonne de patates douces en prévenance de Martinique sur le cargo « Douce France », que le problème s'inscrit à l’agenda national. [« Une tonne et demie de patate douces accommodées au chlordécone , insecticide ultra-toxique strictement interdit en France depuis 1990. Voilà ce qu’ont découvert les limiers de la Direction générale de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF) le 23 aout, sur le port de Dunkerque, en provenance de la Martinique(…) Destination finale prévue : Rungis et son marché 17 Rapport de mission de l’IGAS-IGC rendu le 5 juillet 2001 à Dominique Voynet (ministre de l’environnement) et Dominique Gillot (Secrétaire d’état à la Santé) 18 France-Antilles juillet 2002 : « Les contrôles de l’utilisation des pesticides vont être systématisés » 26 d’intérêt national .Destination réelle : un incinérateur pour destruction totale de la marchandise, après signalement au parquet.»]Libération, 12 octobre 2002 Les faits une fois rapportés, l’article ouvre de débat des responsabilités, dénonçant les pratiques agricoles illégales et la possible existence d’un circuit d’importation illégale de pesticides dans les Iles. « Il y a autre chose derrière cette trouvaille » et annonce enfin, la découverte de « quelques centaines de kilos de chlordécone » par la police sanitaire et la probable transmission de « l’affaire Dunkerque » au parquet de la Martinique. Très critique, il donne la parole de manière anonyme à des «connaisseurs du dossier». Cet article est le premier du registre polémique dans notre corpus. En effet l'ironie est palpable dans l'expression des « patates douces assaisonnées » au chlordécone, comme si le pesticide devenait littéralement une nouvelle et terrible manière d'accommoder les plats de Martinique. Trois jours plus tard le 15 octobre 2002, l’évènement est couvert par le journal de référence France-Antilles : « Les patates douces de Martinique étaient aromatisées à l’insecticide » 19dans un ton tout aussi critique que celui du Libération. Cette affaire, une fois inscrite à l’agenda national éveille des préoccupations locales tant sur la sureté des produits locaux que sur la fiabilité de l’Etat. Car dans l’opinion publique et dans la presse, on se demande si les contrôles ne sont pas dirigés principalement en vue de la protection des consommateurs européens. Ainsi, sept jours après que le quotidien Libération a révélé la destruction d’une tonne et demi de patates douces contaminées au Chlordécone, le préfet de la région, Michel Cadot intervient lors d’une conférence de presse. Une conférence de presse très attendue par la population car les interrogations sont vives. La principale étant : Les principes de précaution sanitaire sont-ils respectés à la Martinique ? Ou ne sont-ils valables que pour la Métropole ? France-Antilles 15.10.02 : « Les patates douces de Martinique étaient aromatisées à l’insecticide » 19 27 Car ces mêmes légumes, incinérés en France métropolitaine, sont proposés sur tous les marchés et dans tous les commerces de l’ile.20(nous y reviendrons dans la seconde partie de notre analyse). Le préfet Michel Cadot, après avoir communiqué sur la transparence du dossier, informe qu’un plan d’action a été mis en marche depuis plusieurs mois, que les études avenirs permettront d’identifier les conditions de présence de toxiques dans les sols, et que l’une des finalités du plan est « de dire à partir de quelle dose le Chlordécone présente des risques pour la population ». (Une information qui indignera les associations). Le préfet annonce par la suite les mesures immédiates qui ont été prises comme le retrait de tous les stocks de Chlordécone dans le département soit une saisie de 9,5 tonnes. Les premiers éléments de gestion des risques liés à la contamination des sols se mettent en place, cependant, le préfet interrogé sur le principe de précaution estime qu’il n’est pas nécessaire d’interdire les plantations sur les sols contaminés, car tous les contrôles qui ont été effectués jusqu’alors y compris celui de Dunkerque (étonnement) représentent un taux très faible de Chlordécone : « je ne pense pas qu’on puisse considérer que la nature du risque justifierait ce genre d’interdiction qui me parait être une mesure excessive par rapport à la réalité des mesures qui ont été prises »21 Michel Cadot Les mesures d’urgence sont alors mises en place, les pratiques agricoles, sources de la pollution, sont visées afin de limiter l’exposition au chlordécone par les consommateurs. En 2003, le contrôle de la contamination des sols avant la mise en culture devient obligatoire et les agriculteurs doivent impérativement présenter une analyse de leur production. Le reportage du mercredi 8 octobre 2003, au journal télévisé illustre ces dispositifs de contrôles. 20 France-Antilles 21 18 octobre 2002 : « Légume toxique : le principe de précaution en question ! » France-Antilles 19-20 octobre 2002 : « Pesticides : mise en place d’un système de contrôle » 28 2003 La première image du reportage du 3 novembre 2003 montre le préfet Michel Cadot en visite dans une usine de traitement faisant le point avec les industriels agroalimentaires sur les dispositions de prévention dans la lutte contre les produits contaminés. Puis s’entretenant avec différents organismes de contrôle : industriels, membres de la direction de la DAF (Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt) , et de la SOCOPMA (coopérative maraîchère de la Martinique). La presse présente lors de cette réunion, rapporte les faits : « On était loin de la vérité… » Annonce le journaliste Franck Zozor. On apprend, que l’Etat a réalisé des tests sur des terrains anciennement planté en banane et que sur 166 tests, 45% des prélèvements sont contaminés par des pesticides organochlorés que l’on retrouve également dans les racines (à circuit court). Le préfet déclare que la présence du Chlordécone et des pesticides organochloré dans les produits ne signifie pas qu’il y ait un risque pour la santé des consommateurs. Il recommande cependant de ne plus planter sur les sols déclarés contaminés et met en garde la population contre certains produits vendus sur le marché local qui n’ont pas systématiquement effectué les tests (se situant hors du système de contrôle pris en charge par les pouvoirs publics). Il demande donc à tous les agriculteurs d’effectuer les tests de sol. Des tests qui sont pris en charge par les pouvoirs publics, insiste-il. Tous les producteurs devront alors effectuer des tests qu’ils vendent sur les marchés ou dans les coopératives. Si leurs parcelles se révèlent contaminées, ils ne pourront plus vendre leurs produits. 29 Le président de la SOCOPMA est par la suite interviewé dans les locaux de la coopérative maraichère. Il rappelle que tous les producteurs sont dans l’obligation de fournir le certificat de contrôle de leur sol « ceux qui ne le font pas, ne sont pas habilité à livrer leurs productions ici ». Il certifie par la suite qu’un second contrôle est effectué avant la mise en marché de la production. Ces mesures marquent un tournant mais posent un problème que l’administration ne peut régler aisément, fait qu’il existe peu de connaissances sur les risques du transfert, qui implique de nombreux acteurs. Ce problème est d’autant plus sérieux qu’il concerne des produits de base, au cœur des traditions alimentaires antillaises et qui sont le pivot des régimes nutritionnels des foyers, et dans une grande partie, la catégorie modeste de la population. Les petits agriculteurs se retrouvent très vite dans une situation socioéconomique difficile. Situation qui intègre au débat la question des réparations et des responsabilités. 2003 Les acteurs associatifs tentent de porter le dossier sur le plan judiciaire : la dénonciation d’un scandale Pour la première fois au journal télévisé du lundi 9 octobre 2003, on parle « d’un problème de santé public ». La carte des zones polluées est divulguée et le problème des indemnités se posent. Dans les interviews, les personnes interrogées ne cachent pas leur mécontentement, les agriculteurs demandent « réparation ». « …Et dire qu’on disait que Juvénal Rémir déconnait …On a bien trouvé du Chlordécone dans les terres, ceux qui ont pollué doivent prendre leur 30 responsabilité, il faut qu’on indemnise tous les gens qui ont des sols contaminés ». Juvénal Remir (président du CODMA-MODEF) Les associations écologiques, quant à elles, montent au créneau et avivent la polémique des responsabilités. L’Association pour la sauvegarde du patrimoine Martiniquais (L’Assaupamar) sous la plume de Paul-Henri Chartol, demande à ce que le débat sur les responsabilités soit ouvert dans une lettre ouverte adressée au préfet22. Cette lettre portée à la connaissance de l’opinion publique présente quatre parties. La première a le mérite de reconnaitre le travail effectué par le préfet Michel Cadot « Les efforts de connaissance scientifique du problème que l’administration a mis en place ces dernières années sont à remarquer et votre implication personnelle dans ce dossier est à souligner ». Dans la seconde partie, il dénonce les dysfonctionnements de l’administration en rappelant que de nombreux paysans et ouvriers ont traité la banane sans protection et à mains nues en dépassant fréquemment les doses requises par manque de formation. « Des ouvriers qui ont dû faire grève pour obtenir une paire de gant de la part de leur employeurs » Selon Paul Henri Chartol, l’état s’est montré « laxiste » et a manifesté une certaine incurie face au danger des pesticides. La troisième partie, rappelle que les effets du Chlordécone sont nuisibles pour la population « contrairement à ce que l’on tente de faire croire aux Martiniquais » et cite des études qui montrent que le Chlordécone est un produit à forte potentialité cancérigène. Enfin, la quatrième partie de sa lettre pose le problème des responsabilités .Selon l’Assaupamar « la responsabilité de l’Europe, et par conséquent de la France, est directement engagée dans ce dossier »notamment par la fourniture de subventions destinées à favoriser la production bananière. Il demande alors « des réparations justifiées par l’ampleur de la relation catastrophe bananes-pesticides » et termine en prônant l’agriculture biologique pour la Martinique. Enfin, dans son courrier, l’écologiste Paul Henri Chartol, émet l'idée que l’évènement des patates douces détruites à Dunkerque n’est qu’un révélateur « d’un empoisonnement en profondeur des terres de la Martinique »… Le mot « empoisonnement » apparaît pour la première fois dans ce dossier et, quelques années plus tard, sera le mot clef du titre du 22 France-Antilles du 25-10-02 [Pesticides : attention danger ! « L’Assaupamar réclame la vérité »] 31 livre polémique de Louis Boutrin et Raphaël Confiant à savoir : Chronique d’un empoisonnement annoncé : Le scandale du Chlordécone aux Antilles françaises 1972-2002 A la même période (2003-2004), le dossier du Chlordécone entre dans l’arène judiciaire et politique. En mars 2004, la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) porte plainte contre X pour « déterminer les différentes responsabilités dans la pollution des terres par le Chlordécone ». En octobre de la même année, l’Assemblée Nationale lance une mission d’enquête sur le Chlordécone et l’usage d’autres pesticides dans les Antilles françaises dans la continuité de la mission d’information du député Philippe Edmond-Mariette en 200323. Alors que le dossier était jusque-là principalement géré par l’administration, cette période porte les prémisses d’une implication des élus locaux qui va ensuite s’accentuer avec la politisation du dossier. Alors que le rapport de la mission parlementaire produit un discours qui vise à pacifier le conflit (par un discours qui tend à normaliser le dossier Chlordécone) , les acteurs associatifs tentent de politiser et de porter en justice le dossier. Ils mènent l’enquête pour découvrir les dessous de l’affaire, dénoncent le scandale sanitaire. Des associations pointent du doigt le lobby de la banane, d’autres l’Etat et certaines, les deux. C’est ainsi que deux livres accusateurs sur l’affaire sont publiés début 2007 : Pesticides, révélations sur un scandale français de F.Nicolino et F.Veillerette, critiquant la façon dont le gouvernement français a géré le dossier des pesticides, privilégiant les intérêts de l’agriculture intensive en dépit des risques sanitaires et environnementaux connus de longue date. Et Chronique d’un empoisonnement annoncé : Le scandale du Chlordécone aux Antilles françaises 1972-2002 qui retentira davantage que le précédent. Ses auteurs Louis Boutrin, président et fondateur de l’association « pour une écologie urbaine » et Raphaël Confiant, écrivain martiniquais engagé présentent l’affaire du Chlordécone comme une « gigantesque manipulation » en insistant particulièrement sur l’influence du lobby de la banane. 23 Assemblé nationale, Proposition de résolution n°1288 , enregistré le 12 décembre 2003 32 L’année 2007 est un tournant dans l’affaire du Chlordécone, non seulement par la politisation et la judiciarisation du dossier mais surtout par le tapage médiatique que le professeur Dominique Belpomme, cancérologue et président de l’Association pour la Recherche Thérapeutique Anti-Cancéreuse (l’ARTAC) provoquera au niveau national (voire Européen). « L’affaire n’est pas nouvelle en Martinique, dénoncée depuis puis de 15 ans par les chercheurs et les écologique … Aujourd’hui, c’est la presse parisienne qui en fait les grands titres…Une affaire considérée encore plus grave que celle du sang contaminé » Rfo Martinique 33 Chapitre 2 : Entrée en scène d'une figure emblématique : Le professeur Dominique BELPOMME Le professeur Belpomme, de la contre-expertise au déchainement médiatique C’est dans l’effervescence des dénonciations écologistes et des émois suite à la publication retentissante du livre polémique de Louis Boutrin et de Raphaël Confiant qu’apparait, sur le devant de la scène médiatique, le Professeur cancérologue Dominique Belpomme. Invité pour une contre-expertise par l’association écologique PUMA (Pour une Martinique Autrement), il conduit des recherches pour évaluer le risque sanitaire lié à la pollution chimique des sols, mais également rencontrer les élus politiques, les médecins, les agriculteurs, la population. « Je viens pour essayer de comprendre » annonce-il24 Cancérologue français et président de l’ARTAC (Association pour la Recherche Thérapeutique Anti-Cancéreuse) réputé comme «catastrophiste» ou encore « médecin spectacle » il cherche à démontrer qu’il existe une relation entre la dégradation de l’environnement et le développement des cancers. Très médiatisé en France métropolitaine, le professeur Belpomme est aussi un vulgarisateur de la connaissance scientifique à travers ses ouvrages sur le cancer tels que : Les grands défis de la politique de santé en France et en Europe (2002), Ces maladies créées par l'homme : Comment la dégradation de l'environnement met en péril notre santé(2004), Guérir du cancer ou s'en protéger(2005), Avant qu'il ne soit trop tard (2007) et ses divers publications et films documentaires. 24 France-Antilles 2.05.07 Dominique Belpomme-Titre de l’article 34 Dès le 28 avril 2007, les médias locaux communiquent sur l’arrivée du professeur en tant qu'« expert du Chlordécone » et annoncent les conférences-débats qu’il donnera en Guadeloupe puis en Martinique, invitant ainsi la population et les agriculteurs à y participer (Les agriculteurs étant les premiers exposés aux effets toxiques des pesticides). Ces deux conférences résonnent comme une confirmation du lancement de l’alerte donnée précédemment par les associations écologistes, inquiétant davantage la population. La première intervention du professeur est fondée sur des exemples concrets avec deux pieds d’ananas, trouvés à côté de l’hôtel où il séjourne, asphyxiés par les pesticides. Des Pesticides qui détruisent tous les organismes se trouvant dans le sol, nécessaire à sa suivie (vers, humus, bactéries). Le professeur Belpomme, fait surgir une nouvelle interprétation de la pollution, qui est celle de la durée d’utilisation des pesticides comme un véritable « poison ». « Ce n’est pas la dose qui fait le poison, mais la durée d’utilisation qui rend toxique le produit ». C’est ainsi que les produits phytosanitaires posent un problème d’ordre sanitaire au sein de la population antillaise, tels que la baisse de la fertilité et le nombre « inquiétant » de cancers constatés aux Antilles françaises. Outre le Chlordécone, d’autres produits supposés dangereux ont été évoqués, dont le Paraquat, un désherbant qui continue à être fortement utilisé en agriculture au moment où intervient le professeur. Il conclut son intervention en mettant en avant la nécessité de diligenter des enquêtes auprès d’une population ciblée et recommande l’application d’un principe de précaution. En faisant le point sur son séjour, le professeur Belpomme ne cache pas sa déception à la presse. Le journaliste et lui-même, avouent avoir été surpris par l’absence des agriculteurs, qui sont pourtant les premières victimes de la pollution. Surpris également par le manque de confiance des personnes rencontrées, à son égard… Pourtant, durant son séjour il aura insisté sur son statut de scientifique « indépendant » à l’égard du gouvernement « je suis venu pour répondre à l’inquiétude légitime des citoyens sur la pollution 35 aux pesticides. Je viens en tant que scientifique pur, je n’ai aucun engagement politique et je ne souhaite pas entrer dans les problèmes internes de l’ile »25. Il se montre révolté par le manque de transparence et a en outre affirmé n’avoir pu obtenir aucune donnée chiffrée des autorités publiques. Dans une interview26 réalisée par la rédaction du France-Antilles à la fin de son séjour, Dominique Belpomme soulève plusieurs points critiques dont la fiabilité des rapports précédents réalisés par des institutions comme l’Inserm en leur reprochant leur manque de connaissance en biologie et toxicologie. Selon lui, les études réalisées sont dénuées de sens, non pas par la qualité des études menées mais par l’interprétation qui en est faite. « Les résultats de cette étude ne veulent rien dire ...et malheureusement les pouvoirs publics reprennent les études négatives ». Ce sont en effet ces mêmes études, qu’il considère comme inacceptables et non désintéressées, qui ont déterminé le taux de LMR (limites maximales de résidus). «Je trouve inacceptable les conclusions de l’Afssa. Pour des raisons purement économiques et non scientifiques, on a augmenté la dose de chlordécone acceptable pour que les aliments puissent être consommés…Simultanément on a bradé la santé des habitants de l’île. Et dans l’hypothèse où les autorités font ce qu’il faut en matière de Chlordécone, le Paraquat est encore utilisé, ce qui prouve qu’elles n’ont de toute façon rien compris. Le Paraquat est une nouvelle bombe à retardement ». D’où sa préconisation d’un arrêt total des pesticides et d’un taux « zéro pesticide » dans les aliments. Le professeur Belpomme poursuit son interview avec un discours plus polémique et militant en donnant tout d’abord aux consommateurs les clés pour une éventuelle sortie de crise, tout en attestant que c’est un processus long car la contamination des sols est durable : « l’ile est enchainée à cette pollution. Pour se « déchainer » la nature doit reprendre ses droits et cela va prendre du temps. » Il recommande, en outre, de développer des méthodes alternatives aux pesticides comme le retour à la polyculture et développement du bio. 25 Antilla 16 mai 2007 26 FA : 03.05.07 interview Le professeur Dominique Belpomme « le regard d’un cancérologue sur le Chlordécone » 36 Selon lui, le travail doit pourtant se faire d’abord au niveau politique et sur le choix de ses représentants « il faut agir au niveau politique et notamment ne pas se tromper de bulletin dans l'urne, il y a des élus qui comprennent plus que d'autres ». Cette prise de position politique peut paraître curieuse pour un scientifique qui se réclame d'une parfaite neutralité, mais il devient évident que la crise des pesticides devient une crise politique et une crise de confiance. L’entretien avec le professeur se termine ainsi sous le joug des responsabilités et des mises en accusation. Il dénonce les insuffisances des pouvoirs publics et évoque des mises en examen futures, comme pour le sang contaminé et l'amiante. Il parle d'un véritable « crime contre l'humanité », car la France est la plus grande consommatrice de pesticides. Mais l’Etat n’est pas le seul responsable, les multinationales et les lobbies industriels ont également leur part de responsabilité « Responsabilités à partager avec les multinationales et les lobbies industriels qui ne voient que leur intérêt immédiat». Le rapport du professeur Belpomme est publié le 23 juin 2007, il transmet en termes apparemment objectifs les problèmes posés par les différents pesticides, mais ses interventions en conférences de presse sont souvent bien plus explosives et polémiques. Il parvient finalement à obtenir quelques résultats réels, et nous allons analyser les effets immédiats de ses interventions. « Un pesticide en moins des vies en plus »27 Le retrait du Paraquat Le 11 juillet 2007, le tribunal de première instance annule la directive autorisant le Paraquat comme substance active phytopharmaceutique, une première victoire pour les associations écologistes et le professeur Belpomme qui avait fait part de son inquiétude scientifique concernant l’utilisation de ce pesticide dans le département. Dans son rapport qui a été remis à la Commission des communautés européennes, le professeur Belpomme avait conclu que le risque avec le Paraquat et la maladie de Parkinson n’avait pas été pris en compte lors de la mise en application de la directive28 autorisant 27 France Antilles du 25.07.07 « Un pesticide en moins, des vies en plus » 28 Directive 2003/112 37 l’utilisation de ce pesticide. Pourtant, en 2003, La commission d’étude de la toxicité avait recommandé l’interdiction de l’application du produit au moyen de pulvérisation à dos, mais l’état français n'a pas suivi les recommandations et soutient le Paraquat au niveau européen avec l’Angleterre.29 C'est une première victoire contre les pesticides, mais la bataille est encore longue. Une Enquête30 de l’association PUMA 31 publié dans la revue Antilla rapporte le contenu du rapport du professeur et soulève de nouveau le problème des LMR (limite maximale de résidu).Des nouvelles valeurs qui s’inscrivent dans un contexte d’abandon total du risque zéro. Pour les aliments de consommation courante, la LMR est trois fois plus élevée que la VTR (valeur de toxicologies de référence) déterminée pour la toxicité chronique. « il est donc clair que les LMR initiées par l’AFSSA , qu’elles soient ou non acceptées par l’union Européenne , ne protègeront pas la population contre l’apparition d’une toxicité chronique, que les risques sanitaires sont donc devenus énormes pour la population antillaise et que toute aggravation de la pollution par la poursuite de l’utilisation des pesticides ne pourra que rendre cette population de plus en plus malade » 32 « Le scandale Belpomme » et ses conséquences L’édition du 17 septembre 2007 du journal Le Parisien consacre un dossier complet au problème du Chlordécone sous le titre de « Pesticides : scandale qui empoisonne les Antilles » dont une interview du professeur Belpomme faisant des déclarations alarmantes sur les conséquences de la forte présence du Chlordécone dans l’environnement et sa 29 France-Antilles 25.07.2007 « Un pesticide en moins , des vies en plus » 30 Antilla 18.07.2007 « Communautés Européenne , l’arrêt qui dérange » Rappelons que le professeur Belpomme avait été convié pour une contre-expertise par l’association PUMA en mai 2007 31 32 Florent Grabin , association PUMA , à partir des études émises par le Pr .Belpomme 38 dangerosité sur la santé de la population et dénonçant, une « insuffisance des pouvoirs publics » « Les expertises scientifiques que nous avons menées sur les pesticide conduisent au constat d’un désastre sanitaire (…) Il s’agit d’un véritable empoisonnement (…) Il y a le Chlordécone, le Paraquat (interdit très récemment) et plusieurs dizaines d’autres pesticides utilisés dans des conditions plus qu’opaques. Lors de mon séjour aux Antilles, je n’ai d’ailleurs pu avoir aucun renseignement sur ces pesticides (…) souvent largués par avion (…) Je pense que cette affaire se révèle être beaucoup plus grave que celle du sang contaminé » La qualification de l’affaire en « scandale » apparaît en septembre 2007 à partir des propos émis par le Professeur Belpomme à la presse nationale. Il convient alors de souligner le décalage entre le contenu du rapport et les déclarations faites à la presse en septembre, le rapport ne parle pas d’empoisonnement et ne fait pas de comparaison avec le sang contaminé. En effet, dans le rapport, le « désastre sanitaire » n’est pas vérifié, il annonce une menace contre laquelle il faut agir.33 Les auteurs de ce rapport tirent l’alarme sur la gravité de la situation et sur les actions des institutions qui s’avèrent être insuffisantes (niveau de LMR, protocoles des études épidémiologiques en cours etc.). La nature de leur message est clairement identifié : «Le message essentiel de notre enquête est prospectif : il convient absolument de ne pas refaire l’erreur du Chlordécone ». Le qualificatif d’empoisonnement et la comparaison avec l’affaire du sang contaminé serait-il alors une stratégie du professeur Belpomme pour médiatiser une pollution qui outre atlantique peine à retentir ? Quoi qu’il en soit, le rapport et les propos du professeur Belpomme donnés à la presse provoquent de vives réactions. 33« Rapport d’expertise et d’audit externe concernant la pollution par les pesticides en Martinique » Dominique Belpomme, 23.06.07 39 Le 16 aout 2007, dans une lettre adressée au Directeur Général de la Santé Jean-Yves Grall (sous la direction du ministère de Roselyne Bachelot), les chercheurs en charge des études épidémiologiques, vivement critiqués dans le rapport, font une mise au point en soulevant les inexactitudes et les faiblesses du rapport du professeur et de son équipe. Ils y dénoncent les confusions dans les références scientifiques utilisées, l’ignorance d’informations disponibles. [Ce « rapport » témoigne, outre d’un langage et des connaissances scientifiques limitées, d’une volonté de manipulation et de dissimulation de la vérité, voire dans le meilleur des cas d’une ignorance délibérée]. Mais les plus importantes réactions se déroulent lors de la phase de publicisation du rapport. Le lendemain de la présentation du rapport à l’assemblée nationale le 18 septembre 2007 par le Professeur Belpomme, l’INVS organise une conférence de presse dans laquelle il réagit aux propos du professeur, faisant, état d’un lien de causalité entre les pesticides et le fort taux de cancers de la prostate, de malformation congénitales et de cas de stérilité aux Antilles 34. Pourtant dans son rapport seul des probabilités sont émises : « L’augmentation du nombre des cancers de la prostate en Martinique et en Guadeloupe constitue le problème de santé publique le plus solidement établi, et donc le premier auquel on doit s’attaquer. L’étiologie des cancers de la prostate demeure inconnue »35 (il en va de même pour la stérilité et les malformations congénitales : les causes sont toujours infondées). En rappelant qu’aucun lien n’a été démontré entre les pesticides aux Antilles et les observations sanitaires effectuées. La cause la plus probable au développement du cancer de prostate est d’origine ethnique et la baisse du taux de fécondité se révèle être une évolution sociale. [La plus grande fréquence absolue du cancer de la prostate aux Antilles par rapport à la métropole peut être expliquée par l’origine ethnique de la population (facteur de risque bien 34 France Antilles du 19.10.07 : [La « bombe » Chlordécone réaction tous azimuts] Rapport d’expertise et d’audit externe concernant la pollution par les pesticides en Martinique » p 37 Dominique Belpomme, 23.06.07 35 40 documenté aux Etats Unis) (…) La diminution du nombre d’enfants par femme (…) révèle de bien d’autre causes que d’un impact sanitaire] L’INVS termine sa conférence en communiquant que des mesures de prévention vont être prises et que des études sont en cours pour améliorer les connaissances sur le sujet. L’AFSA, également critiqué dans le rapport du professeur, a aussi tenu à prendre la parole. On apprend alors, que la liste concernant les aliments potentiellement contaminés pour des raisons d’exposition au chlordécone « doit être revue ». Octobre 2007 est particulièrement virulent contre le professeur Belpomme qui enchaîne les rencontres officielles avec les membres du gouvernement. Ce personnage prend les devants de la scène médiatique (en France métropolitaine comme aux Antilles françaises) et sera largement critiqué tant par les faiblesses de son rapport que par sa façon d’avoir communiqué le sujet. Il rencontre Christian Estrosi le secrétaire d’Etat d’Outre-mer avec qui il échange sur la nécessité de collaborer entre les différentes instances et tient à rectifier les propos qui lui auraient été prêtés par sa presse. « Il n’y a pas de désastre sanitaire aux Antilles mais une bombe à retardement » 36précise-t-il. Quant au secrétaire d’Etat d’Outre-Mer, il considère que le professeur Belpomme a exagéré l’importance des faits au moment de la publication de son rapport suscitant l’affolement des Antillais. « C’est dangereux d’inquiéter la population. Tout doit être dit mais comparons ce qui est comparable »37 (en référence à la comparaison faite dans Le Parisien entre l’affaire du chlordécone et celle du sang contaminé). Le président de la Commission des Affaires économiques de l’Assemblée, Patrick Ollier, ne mâche pas ses mots quand il s’agit de critiquer l’intervention, du professeur Belpomme dans cette affaire qu’il juge comme « scandaleuse ». Scandaleuse par sa légitimité à produire ses recherches mais aussi scandaleuse dans l’affolement qu’il a suscité auprès de la société civile (notamment lorsque le Professeur soulève les dysfonctionnements du gouvernement) Dominique Belpomme , France Antilles 3.10.07 « Chlordécone, le Professeur Belpomme s’explique devant Christian Estrosi » 36 37 Christian Estrosi , France-Antilles 10.10.07« Chlordécone , quatre ministres face aux sénateurs » 41 « Un cancérologue dont on ne sait pas par qui il a été mandaté ni comment ses études ont été financées, puisse lancer de telles allégations, en surfant sur la peur et les inquiétudes des gens et en laissant penser qu’on empoisonne nos amis antillais »38. Des propos qui discréditent le cancérologue mais aussi le personnage en tant que tel. Comme si cela ne suffisait pas, et pour décrédibiliser un peu plus le discours du professeur, le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) fait un communiqué qui renforcera l’image négative du professeur Belpomme durant le Grenelle de l’Environnement où il a tenu à faire une mise au point sur « la plate-forme nationale de propositions du corps médical ».Une plate-forme rédigée par l’ARTAC (le professeur et son équipe), intégrant 7 mesures préconisées dans cadre d’une amélioration sanitaire aux Antilles et à laquelle le CNOM nie avoir contribué. Pourtant son nom figure sur le rapport. Il déclare que : « nul ne peut se prévaloir de son accord si celui-ci n’a pas été présenté et adopté en bureau et session comme tous ses rapports et communiqués (…) et qu’il n’entre pas dans les attributions de CNOM de valider des points de vue scientifiques mais de veiller au respect de l’éthique et de la déontologie indispensable à l’exercice des médecins dans l’intérêt des patients » .La presse s’empare de ce sujet , les gros titres sont percutants : « Belpomme lâché par l’ordre des médecins39 » Lorsque le lanceur d’alerte devient à son tour l’objet du scandale… Pour pallier les diverses critiques de ses travaux et interventions, le professeur Belpomme, dans une lettre ouverte, exprime le fondement scientifique de ses études et la véracité de son discours. Il persiste et signe, en disant que son discours est «non catastrophique mais bien réel ». Il dénonce la déformation de ses propos par les médias mais également l’impasse faite sur des informations judicieuses. « Mon discours est toujours resté constant, même si on peut regretter que des raccourcis malheureux aient pu laisser faire croire le contraire. »40 38 Patrick Ollier France-Antilles 18.10.07 « Chlordécone : pas de commission d’enquête » 39 France-Antilles 25.10.07 « Belpomme lâché par l’Ordre des médecins » 40 France-Antilles 26.10 .2007 « Lettre ouverte du Pr. Belpomme» 42 Après s’être justifié sur les différentes calomnies portées à son encontre, il informe que des études plus approfondies allaient être menées dans le but d’identifier les causes exactes des épidémies de cancers à la suite d’une réunion menée avec le directeur adjoint du cabinet de Roselyne Bachelot (ministre Santé en 2007) ainsi que des responsables de la gestion des alertes sanitaires. Il conclut en exprimant l’attente de la mise à disposition des moyens permettant de faire face à la crise par le gouvernement et en remerciant le corps médical qui se mobilise localement. « Nous attendons donc des représentants de l’Etat et des autorités locales la mise à disposition de moyens suffisants permettant de faire face à la crise actuelle et de faire réaliser les études annoncées dans les plus brefs délais (…) Je me dois enfin de remercier l’ensemble de mes confrères et consœurs médecins qui se mobilisent localement pour faire émerger la vérité » Lettre du Pr Belpomme.oct 2007 Tous ces reproches vont être constamment repris par les différents acteurs de l’affaire du Chlordécone et le professeur Belpomme, chaque fois, aura soin de se défendre, pour que le scandale du chlordécone reste audible. L’audition de son rapport à l’Assemblée nationale le 7 novembre 200741, dans le cadre du comité de suivi suite à la mission d’information parlementaire de 2005, ne sera pas sans peine. Les études épidémiologiques du professeur Belpomme seront confrontées à celle de Luc Multigner chercheur épidémiologiste à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) Son rapport « peu scientifique » et ses « propos catastrophiques » lui sont à nouveau reprochés, on l’accuse d’utiliser des termes non appropriés tels que : « empoisonnement », « catastrophe sanitaire », « bombe sanitaire à retardement »… Concernant ses données épidémiologiques, il admet s’être trompé (concernant le taux des cancers du sein) en raison d’informations faussées délivrées par des épidémiologistes antillais. 41 France-Antilles 7.10.07 ; 9.10 .07 « Belpomme et Multigner à l’assemblée nationale » ; « Mauvais quart d’heure pour BELPOMME à l’assemblée nationale » 43 Il rappelle également à l’assemblée qu’aucune de ses recherches n’a été financée par le gouvernement central FRANCE et que seul le conseil régional de la Guadeloupe42 (Victorin Lurel), et, dans une moindre mesure, le conseil régional de la Martinique, y ont contribué. Le professeur Belpomme conclut par un argument de taille qui sera par la suite reconnu par la presse : Son rapport présente certes des défauts et des incertitudes mais il a permis, non seulement une prise de conscience collective de la situation sanitaire aux Antilles causés par les pesticides mais également le retrait du Paraquat. « Le message global du rapport est fondé. Il y a un avant et un après ce rapport. Avant, on n’avait pas de prise de conscience du problème qui se posait aux Antilles. Apres ce rapport, il y a eu le retrait du Paraquat, la sensibilisation de la métropole. » Pr.Belpomme 7 novembre 2007 à l’Assemblée nationale. « Boutrin et Confiant ont échoué là où Belpomme a réussi grâce à sa notoriété » Eric Godard , FA 18 septembre 2008 Malgré ses faiblesses et les vives polémiques -le plus souvent justifiées- qui lui sont portées, le rapport du Professeur Belpomme a un effet déterminant dans la mise à l’agenda du Plan chlordécone. A partir d’octobre 2007, Didier Houssin, directeur général de la santé, est chargé par le premier ministre d’une mission de pilotage et de coordination du plan d’action interministériel sur le chlordécone. Il est assisté dans cette tâche par un haut fonctionnaire du ministère du conseil général de l’agriculture, de l’alimentation et des espaces ruraux, Benoit Lasaffre , et travaille en étroite collaboration avec les préfets et le chargé de mission interrégional sur le Chlordécone. Le plan Chlordécone 2008-2010 sera présenté en janvier 2008, structuré autour de 40 actions mobilisant l’ensemble des administrations et organismes de recherche. L’ensemble du plan est chiffré à 36 millions .Il s’inscrit dans la continuité des actions 42 France- Antilles 7.11.12 44 menées, mais l’effort de coordination est sans précédent et la mobilisation de moyens est significative. En juin 2008, le plan d’action est doté d’un conseil scientifique dont la mission est l’évaluation des travaux menés dans le cadre du plan pour mieux appréhender les effets possibles sur la santé et améliorer la surveillance de l’état de santé de la population. Le plan Chlordécone scelle une articulation nouvelle de la dynamique de l’action administrative et de la dynamique du dossier dans les arènes publiques. Depuis le tapage médiatique provoqué par le professeur Belpomme, les actions engagées précédemment voient leur concrétisation, comme la réduction des LMR du Chlordécone, l’arrêt de la commercialisation du Paraquat, les dispositifs de surveillance épidémiologique aux Antilles … Le professeur Dominique Belpomme a été un cancérologue largement critiqué mais reste en dépit de tout, un personnage emblématique dans l’avancée du dossier du Chlordécone. Ainsi, le discours autour de ce personnage semble enfin faire l’unanimité : [« Le coup de gueule de Belpomme a servi au moins à ce que le gouvernement fasse de cette affaire une priorité » soupire Edmond Mariette] FA, 10 octobre 2007 On remarque que le professeur est devenue une telle figure médiatique que beaucoup prennent le raccourci du nom de famille seul, sans le titre, pour évoquer un personnage devenu incontournable dans cette affaire. Si on lui a« toujours reproché (…) d’avoir alerté de cette façon l’opinion publique », on ne peut que « constater que ça a changé de vitesse et de rythme », à l’instar de Serge Letchimy , FA du 9 novembre 2007. Victorin Lurel, FA du 9 novembre 2007, va jusqu’à rendre « hommage au Pr Belpomme celui par qui les autorités de l’Etat et l’opinion publique ont été saisies » Le professeur Belpomme reste ainsi la figure de proue de cette affaire, d’abord parce que« Tout a été dit, tout a été fait pour tenter de mettre le discrédit sur la portée scientifique de ce rapport d’expertise …allant jusqu’à la diffamation » : Florent Grabin ,Antilla du 22.11.07, mais surtout parce qu’il a usé de toutes les stratégies argumentatives possibles pour que l’affaire ait un réel retentissement médiatique, et donc un réel aboutissement, comme le 45 suggère Eric Godard , FA du 18 septembre 2008 : « Il a fallu que Belpomme fasse sa conférence de presse et chauffe la salle efficacement pour que la presse découvre le problème qui préoccupe l’état et la population antillaise depuis des années .Cela montre le peu d’intérêt que ce qui se passe chez nous suscite dans la presse. Boutrin et Confiant ont échoué là où Belpomme a réussi grâce à sa notoriété » Et l’auteur de « Chronique d’un empoisonnement annoncé » conclut lui-même : « L’intervention médiatique du professeur Belpomme en mai 2007 aura été un véritable catalyseur dans l’hexagone »43 Louis Boutrin, Ainsi, le Professeur Belpomme est-il perçu de façon très mitigée : lorsque j’en parle à mes proches, qui vivent en Martinique, je me rends compte qu’il n’est pas forcément pris au sérieux, on lui reproche le tapage médiatique qu’il a déclenché, risquant ainsi de mettre à mal l’image des Antilles françaises, et de porter un coup définitif à l’agriculture et au commerce local, même si personne ne nie l’importance de soulever le débat et de changer les méthodes et les habitudes en terme de pesticides. Pour obtenir une vision plus actuelle et globale de cette personnalité, j’ai interrogé Cécile Everard et Franck Zozor, deux journalistes qui s’attachent depuis le début à cette affaire, en leur demandant ce qu’ils pensaient, d’une part de l’intervention du professeur Dominique BELPOMME en tant que scientifique et d’autre part en tant qu’acteur dans l’affaire du Chlordécone. Leurs réponses respectives entraient en écho avec les différentes remarques que j’avais collectées au cours de l’analyse de mon corpus d’articles. Selon Cécile Everard, « il a été un très bon lanceur d'alerte car la médiatisation de son rapport a entraîné le premier plan Chlrodécone » en effet, si elle répète que beaucoup de choses se faisaient déjà avant son intervention, les moyens alloués ont été bien plus importants lorsque l’affaire a été portée sur le haut de l’affiche grâce à sa notoriété de professeur en cancérologie déjà de nombreuses fois publié. Par contre, ajoute-t-elle, « il s'est drapé dans son titre de médecin cancérologue son rapport n'avait rien d'une publication scientifique, il était même médiocre. Une bonne source m'avait dit qu'il avait, à cette époque, qu’il avait surtout envie de se faire remarquer pour pouvoir participer au grenelle de l'environnement. Mais je pourrai parler longuement de cela, de la manière dont il a essayé de dire qu'on lui avait fait dire ce qu'il 43 Antilla 10-17 juin 2010 46 n'avait pas dit et il suffit de retrouver des archives de RFO pour voir qu'il a fait machine arrière, sous la pression de ses pairs, et non sous la pression du gouvernement. » L’image que laisse le professeur reste donc très mitigée à en lire Cécile Everard, qui n’est pas tendre ni dupe quand elle évoque un opportunisme certain de sa part dans cette affaire. Sur ce point, et sur l’image générale de Belpomme, Franck Zozor revient également sur ses interventions et leurs résultats en répondant à son tour à ma question : « l’intervention du D BELPOMME a eu pour effet la médiatisation de cette affaire au niveau national, c’est vrai qu’il a été très critiqué par d’autres scientifiques après cette conférence de presse mais son intervention à l’assemblée nationale a été une bonne chose ».44 Il faut le rappeler, c’est à l’initiative de l’association PUMA qu’est intervenu le Professeur Belpomme dans cette affaire. Franck Zozor l’un des premiers journalistes à investiguer sur cette affaire était présent lors de la conférence de presse qu’il a tenue en septembre 2007. Il est intéressant de noter le lien direct qui unit les premiers lanceurs d’alerte, qu’étaient les écologistes, et la personnalité de ce scientifique qui a su faire entrer sur l’arène médiatique un véritable problème sanitaire, économique, voire politique, comme nous allons le voir. 44 Entretien Franck Zozor 47 II- Les dessous de l’affaire 48 Chapitre 1 : Principe de transparence et méfiance de la population La transparence étatique Face à la complexité du dossier et de sa dimension environnementale, sanitaire, politique, économique et sociale, l’ensemble des acteurs de l’affaire, communique dans un souci de transparence. On commence à parler « transparence » dès que la contamination par le Chlordécone est avérée et que l’information est divulguée par les médias au début des années 2000. L’une des premières conférences de presse du préfet Michel Cadot à cette période en témoigne. 45 « J’ai souhaité réagir pour expliquer à la population et aux médias la réalité de ce dossier, qui peut évidemment alimenter des inquiétudes et des craintes surtout s’il n’est pas clairement et honnêtement expliqué…C’est dans ce cadre ouvert (Grephy) et dans un souci de transparence que nous continuerons à communiquer » Michel Cadot octobre 2000 Confronté aux préoccupations de la population, le discours des représentants se veut tout au long de l’affaire « sécurisant » .Donnant l’impression d’une situation prise en main. Un discours qui a le don d’exaspérer les associations écologiques « lasses d'entendre des discours rassurants » 46 discréditant leurs travaux d’investigations et de dénonciations. Le souci de « transparence » entrepris par le gouvernement sera particulièrement récurrent lors de la gestion de crise au niveau national à partir de 2007 comme le souligne l’un de nos journalistes interviewé Cécile Everard : « il y a un gros effort de transparence de la part notamment de l'Etat » 45 France-Antilles du 19-10-02 « Pesticides : mise en place d’un système de contrôle » 46 France-Antilles du 25-10-02 « Pesticide : Attention danger ! L’Assaupamar réclame la vérité » 49 On peut rappeler en effet l’intervention de madame la ministre de l’Outre-mer et des collectivités territoriales de 2007, Mme Michèle Alliot-Marie insistant sur la transparence du dossier Chlordécone « dans un but de transparence, j’assure que tous travaux seront rendus publics … et je suis également favorable à une commission d’enquête parlementaire.47 » Le secrétaire d’Etat chargé de l’Outre-mer de l’époque, Mr Christian Estrosi, insistera également sur la notion de transparence dans ce dossier. Lors de sa rencontre officielle avec le professeur Belpomme en octobre 2007, il encourage la communication entre les différentes instances (locales et nationales) pour une meilleure contribution. « Que chacun puisse se confronter pour que le gouvernement mette en place son plan d’action qui garantit la transparence et la qualité des productions antillaises48 » Au-delà, des exemples cités, la transparence et la volonté du gouvernement dans son implication au dossier se témoigne notamment par la multiplication des visites et des interventions officielles des membres du gouvernement en charge de l’affaire. Des actions publiques qui ont rencontré une forte médiatisation. On pense tout d’abord aux rencontres interministérielles mais aussi avec les élus locaux et les associations écologistes, les déplacements aux Antilles, les conférences de presses répétitives, les lettres officielles etc49 . 47 France-Antilles 48 19 .09 .07 [La« bombe »chlordécone : réactions tous azimuts] France-Antilles 3.10.07 « Chlordécone, le Professeur Belpomme s’explique devant Christian Estrosi » 49 Interventions membres du gouvernement voir les articles suivants : FA 20.09.07 : « Quarante-huit heures sous la pression du Chlordécone » FA 10.10.07 : « Chlordécone quatre ministres face aux sénateurs » FA 22.10 .07 : « Mission aux Antilles du directeur général de la santé Didier Houssin » ; « Interview Didier Houssin » FA 23.10.07 « Chlordécone, les politiques se montrent » FA 25.10.07 « François Fillon écrit à Serge Lechimy » FA 17-18 .11.07 « interview : Roselyse Bachelot- Narquin « Nous travaillons activement à l’élaboration d’un plan d’action » 50 Des échanges concentrés sur la fin de l’année 2007 (post scandale Pr. Belpomme) où l’on retrouvera de manière récurrente : Michèle Alliot-Marie (ministre de l’intérieur de l’Outre-mer), Christian Estrosi (secrétaire d’état à l’Outre-mer) , Michel Barnier (ministre de l’agriculture et de la pêche) , Roselyne Bachelot (Ministre de la santé) , Eric Godard (chargé de mission interministérielle) Didier Houssin (directeur général de la santé) mais aussi , Natalie Kosciusko-Morizet (Secrétaire d’Etat chargé de l’Ecologie ) et François Fillon (premier ministre) . Des interventions survenues après l’alerte émise par le professeur Belpomme, certes reconnues, mais qui se manifestaient pour certains tardivement, comme insinue le journaliste Franck Zozor dans notre interview. « Les ministres ne faisaient que se donner bonne conscience, ils arrivaient alors que l’incendie était éteint. En 2007 quand l’hexagone découvre l’affaire des pesticides en Guadeloupe et en Martinique, chez nous le problème était en partie réglée ».50 Malgré ces démarches de communication et des différentes actions publiques réalisées, la population reste toutefois sceptique et méfiante envers le gouvernement. Claude Lise par exemple, sénateur martiniquais, reconnait l’avancée du dossier, principalement au niveau de l’implication de l’Etat dans celui-ci. Il reconnait la volonté de l’Etat d’établir une transparence mais qui selon lui ne s’avère pas être totale comme constaté dans l’affaire du Paraquat. Il appelle alors la population à la « vigilance »: « On cachait quelque chose…Partant de cela nous devons être, je ne dirai pas méfiants, mais vigilants. »51 La rédaction de France-Antilles remet également en question la transparence du gouvernement dans un article de novembre 2007, lorsque celle-ci souhaite se procurer des documents administratifs de l’époque. Le ministère de l’agriculture y était réticent, éveillant par conséquent des doutes auprès de la presse locale. « Ce qui ne manque pas 48 FA 19.11.07 : « Moins de chlordécone autorisé dans les aliments » 50 Entretien journaliste Franck Zozor Q7 p 51 France-Antilles 01.11.07 « Le chlordécone : personne n’accorde crédit à personne » 51 d’éveiller les pires soupçons de notre part et nous énerver fortement »52 Le sous-titre de l’article du Lundi 12 novembre 2007 l’illustre clairement : [La «transparence» sur le dossier chlordécone, dont se vante le ministère de l’Agriculture, n’est valable que pour l’actualité. Mieux vaut ne pas trop s’intéresser au passé lointain…] 53.Un refus du ministère de l’agriculture, justifié de la manière suivante : « la transparence est totale sur les actions du gouvernement. Sur le passé lointain, il faut laisser la justice faire son travail». C’est finalement la préfecture de Fort de France qui, « dans un souci de transparence » a permis à la rédaction de se procurer ces documents.54 La transparence scientifique Face aux vives polémiques suscitées autour de la question de « l’empoisonnement » (notamment à la sortie du livre polémique « chronique d’un empoisonnement annoncé »), autour de la responsabilité de l’Etat dans l’affaire du Chlordécone, mais également, aux résultats avérés de la contamination par les écologistes en 2002, les Instituts scientifiques se sont vus discrédités. C’est dans cette mesure, que l’on retrouve des « communications de transparence » dans le discours des scientifiques, qui certifient la liberté de leurs recherches, et affirment n’être soumis à aucune pression de la part du gouvernement. L’interview55 du médecin épidémiologiste Luc Multigner de l’Inserm56 , retranscrit dans le France-Antilles du10 avril 2007, en témoigne. 52 France-Antilles 19. 09 .08 [Dossier enquête : « Pesticides : retour sur une négligence sanitaire »] 53 France-Antilles 12.11.07 « 1968 : le chlordécone n’aurait pas dû être autorisé. » 54 France-Antilles 19. 09 .08 [Dossier enquête : « Pesticides : retour sur une négligence sanitaire »] 55 FA.11.04.07 Interview de Luc Multigner 56 L’institut national de la Santé et de la Recherche médicale 52 En avril 2007, l’Inserm se prononce après avoir réalisé des études épidémiologiques sur la population antillaise. Il conclut que rien ne prouve jusqu’alors le lien entre le Chlordécone et les maladies récurrentes constatées dans les Dom. La population antillaise est exposée au chlordécone à des doses qui ne sont que de l’ordre de quelques microgrammes par litre de sang (et par conséquent, qu’il ne fallait pas comparer la situation présente avec l’incident d’Hopewell qui est de l’ordre d’une dizaine de milligramme par litre de sang). Il n’existe que des hypothèses et rien ne serait avéré. Aidé par les questions «orientés » de la journaliste qui n’est autre que Cécile Everard, il fait part de son mécontentement face à la méfiance de l’opinion publique sur les études qui sont menées : « Il est dommage que les études épidémiologiques qui aboutissent à écarter un risque soient peu médiatisées ou bien plus regrettable encore rejetées parce qu’elles ne satisfont pas les fonds de commerce » particulier de certains (en l’occurrence le livre de Louis Boutrin et de Raphael Confiant) , puis affirme que l’Institut agit en toute transparence et que leurs recherches ont un caractère purement scientifique. Ils n’agiraient sous aucune pression d’ordre étatique : « Nous publions les résultats de nos études sans aucune contrainte …Je vous rassure, ni moi ni aucun de mes collègues, sommes là pour rassurer qui que ce soit. Notre but seul but est d’apprécier de la manière la plus objective possible et scientifique les conséquences de l’exposition au chlordécone sur la santé »57 Le professeur Belpomme venant contredire le rapport de L’Inserm concernant la toxicologie du Chlordécone un mois plus tard, se retrouvera confronté à la même problématique, à peine arrivé sur le sol Antillais. C’est pour cela qu’à de nombreuses reprises, le professeur Belpomme se présentera en tant qu’« expert scientifique indépendant »58 et exprimera le caractère purement scientifique et désintéressé de sa 57 FA.11.04.07 58 FA Interview de Luc Multigner 3.05.07 « regard d'un cancérologue sur le Chlordécone » 53 mission : « Je viens en tant que scientifique pur, je n’ai aucun engagement politique et je ne souhaite pas rentrer dans les problèmes internes de l’ile. »59 Dans ce contexte général de méfiance, les journalistes eux-mêmes doivent s'assurer une lecture bienveillante de la part de leur lectorat. La transparence journalistique Le rôle du journaliste, rappelons-le, est d’informer mais également d’aider le public à accéder à la vérité. Il contraint les politiques à la transparence et respecte lui-même des règles déontologiques auxquels il est soumis. En analysant le corpus de presse, nous avons noté la présence d’éditions dédiées au dossier du Chlordécone dans le FranceAntilles, mais également des suppléments thématiques gratuit60 traitant uniquement du sujet. (Images ci-dessous) FA 10.04.07 FA 12.12.07 FA 31.01.13 Face à la complexité de l’affaire, tant par son langage scientifique que part son incidence sur le plan sanitaire en passant par les vives polémiques (crées autour du sujet) , la rédaction a tenu à rendre l’information accessible à tout le monde. Mis à part le moyen de sensibiliser la population au sujet61, les suppléments thématiques rappellent de manière générale : les différents évènements qui ont marqué l’actualité, des définitions de termes nouveaux, la carte des terres et les eaux pollués, des interviews, des confrontations d’opinion et parfois des rétrospectives. (Rappel historique) 59 Antilla 16 .05.07 [Le professeur Dominique Belpomme , « il faut arrêter le Paraquat » ] 60 Suppléments thématique : France-Antilles : 10.04.07 ; 12.12.07 ; 31.01.13 61 Entretien Cécile Evrard 54 Une volonté d’informer la population face à l’ignorance constatée par la journaliste Cécile Everard : « j'ai l'impression que la population est tellement mal informée que j'essaie d'apporter un maximum de réponses, notamment scientifiques, car c'est important »62 A partir de la fin de l’année 2007, on constate également dans les enquêtes dédiées au chlordécone (post scandale Pr. Belpomme) qu’il y a une volonté de la rédaction de communiquer sur sa démarche journalistique, sur la provenance des données divulguées mais également de ses problèmes rencontrés lors de l’investigation. En voici quelques exemples : « La presse n’a qu’un pouvoir, celui de faire résonner l’écho des questionnements de ses lecteurs »63 « La transparence des données, la divulgation des résultats et l’accès du public aux informations sont des exigences »64 « Il a fallu de nombreux mois à la rédaction pour mettre la main sur les comptes-rendus des commissions d’études des toxiques de la vieille époque… »65 Cécile Everard, nous rappelle d’ailleurs (cf. entretien), l’importance d’informer la population sur le rôle du journaliste. « Les gens ont besoin d'être informés sur ce qu'est le journalisme et sur ce qui n'en est pas! » Et nous supposons que dans un contexte d’agitation et de méfiance de la population, l’importance d’une telle communication est doublée. Car rappelons-le, ces communiquées de la rédaction, n’apparaissent qu’au moment où éclate l’affaire du chlordécone en tant que « scandale ». 62 Entretien Cécile Evrard 63 Supplément FA : 12.12 .07 64 Supplément FA : 31.01.13 65 Enquête FA 19.07.08 « Avant d’être autorisé jusqu’en 1993, en 1968 le Chlordécone avait été…rejeté » 55 Transparence et déchainement médiatique : une communication remise en question Le sujet du Chlordécone, a été fortement médiatisé, d’abord localement puis au niveau national. Mais les remises en question sur la façon de communiquer sur le sujet apparaissent réellement à partir de 2007.La médiatisation du phénomène en France Métropolitaine a permis certes de rentre visible la «catastrophe » sanitaire dont étaient victime les Antilles françaises et la prise en main du dossier par le gouvernement, mais elle a également participé à des désordres internes, tels que l’affolement de la population, une mauvaise publicité rendue à l’image des Antilles ternie par la pollution par le Chlordécone , et un boycott général de la population envers les produits agricoles locaux. La présence continue du sujet dans les différents médias et sa prépondérance dans l’actualité et particulièrement dans la période de gestion de crise (2007) a été source de vives critiques. On pense particulièrement à la remarque du secrétaire de l’Etat à l’Outre-Mer Christian Estrosi lors de sa troisième visite aux Antilles françaises soulignant la « disproportion médiatique » entre l’épidémie de dengue, les dégâts causés par l’ouragan Dean qui a touché les Antilles françaises à la fin de la période estivale (fin aout 2007) et la « déferlante » médiatisation du Chlordécone.66 Une déferlante médiatique à temporiser, comme le souligne Louis-Joseph Mansour au lendemain de la présentation du rapport du professeur Belpomme à l’assemblé nationale. 66 France-Antilles 20.09.07 « Quarante-huit heures sous la pression du Chlordécone » 56 Député du Nord- Atlantique de la Martinique (une des zones agricoles principalement touchée par la contamination) Louis-Joseph Mansour appelle à la population à la vigilance et à la sérénité face aux propos « catastrophiques » véhiculés par les médias : « nous devons à tout prix éviter la psychose et l’affolement » et insiste sur le fait que les productions agricoles sont sains et, comme nous l’avons vu en première partie, sont soumises à des contrôles réguliers et obligatoire depuis 2003 : « Il est important de préciser à la population que nos terres ne sont pas toutes polluées et que nos produits agricoles font l’objet de contrôles sanitaires répétés. »67 On retrouve également cette même volonté chez les petits agriculteurs de communiquer sur la qualité de leurs produits, ternie par l’image de l’affaire de Chlordécone et renforcée par la médiatisation du phénomène. Des manifestations sont organisées notamment par la DIPA (Défense des Intérêts des Petits Agriculteurs) dans le but recréé du lien et de la confiance entre les consommateurs et les producteurs locaux. « Toutes nos terres ne sont pas contaminées … Les consommateurs boudent nos fruits et légumes, et nous pensons que c’est notamment à cause de l’affaire du Chlordécone. (…)Nous avons organisé cette manifestation pour les rassurer et leur dire que nos produits sont sains ! »68 Déclare le Président de l’Association DIPA. La confiance est perdue, d’où la nécessité d’une démarche d’information et de communication dans le but de rassurer les consommateurs sur la qualité du produit. « La confiance est difficile à reconquérir. Il faut multiplier ces rencontres qui ont pour objectif d’une part, de réunir consommateurs et producteur et d’autre part, d’assurer que, du sol à l’assiette, nos récoltes respectent la sécurité alimentaire » déclare un agriculteur. 67 France-Antilles 21.09.07 : [Réaction de louis-Joseph Manscour , député du nord Atlantique « Nous devons à tout prix éviter la psychose et affolement »] 68 France-Antilles 12.04.07 : « des produits sains pendant et après la fête de Pâques » 57 Un message rassurant allant jusqu’à sa justification par le biais de preuves : « Mes produits peuvent être consommés sans danger. Pour preuve, comme les autres agriculteurs de l’association, j’ai expédié un échantillon de ma terre au laboratoire LARA implanté à Toulouse … Verdict : mon sol n’est pas contaminés » affirme un petit cultivateur. Une démarche notable des agriculteurs pour rassurer les consommateurs. La communication pour promouvoir des produits sains et sans danger est d'autant plus importante que l'affaire du chlordécone touche tous les domaines. Ainsi, la méfiance générale peut condamner certains producteurs à la vindicte publique lorsque l'information passe mal, comme le démontre l'exemple suivant. Le témoignage d’un aquaculteur69, victime également de la contamination au Chlordécone, permettra à la rédaction de soulever le problème de comment bien communiquer sur l’affaire. En effet, Jocelyn Louise, pionnier de l’aquaculture martiniquaise et président de la coopérative Coopaquam (la Coopérative des Aquaculteurs de la Martinique) témoigne des répressions dont il a été victime après la visite de la DSV (la direction des services vétérinaires) lui annonçant que ses écrevisses sont « gorgées de chlordécone » et qu’un arrêté préfectoral lui en interdisait la commercialisation. Il nous apprend qu’après le passage de la DSV sur son domaine, les médias, la police, et des riverains se sont rendus à son domicile pour lui demander des explications « J’ai dénoncé la brutalité avec laquelle les choses se sont déroulées …les gendarmes viennent aussi à mon domicile mais je ne suis pas un criminel, je suis la victime » .On assiste à une situation où la victime est elle-même mise en cause. A la suite de l’article dans un encart intitulé « Mauvais plan de communication », la rédaction du journal explique qu’un communiqué de presse a été envoyé par la préfecture dès l’annonce de l’arrêté d’interdiction aux médias dans un souci de transparence « la préfecture souhaitant jouer sur la transparence du dossier ».Une « transparence » qui a finalement porté préjudice à l’aquaculteur. Cet évènement ouvre 69 France-Antilles 11.10 .07 « Un nouveau scandale qui aurait pu être évité » 58 un nouveau débat comment « bien » communiquer sur le sujet sans susciter effervescence populaire…Où comment communiquer en pleine gestion de crise. Le tourisme également se prononcera sur le sujet dans un article du 27 septembre 2007 « Tourisme et Chlordécone, un amalgame malsain », dans lequel Madeleine de Grandmaison présidente du comité Martiniquais du tourisme dénonce « ces irresponsables de tous bord qui ont tout dit surtout l’absurde à propos du Chlordécone ». Le retentissement de l’affaire et particulièrement la dramatisation de la situation a un impact sur l’économie de la Martinique et renvoie une image négative, défavorable à la destination touristique antillaises Car il faut le savoir, le tourisme contribue au développement et au maintien de l’activité agricole et favorise en grande partie la pérennité de l’activité des marchands de proximités (petits producteurs agricoles, les aquaculteurs, les pêcheurs) Un secteur qui représente trois fois plus que celui de la banane et autant que celui de l’agriculture.70 « On n'imagine même pas les effets sur la destination, sur l’économie, sur tous ces petits producteurs qui assurent toute l’agriculture de subsistance et notre approvisionnement en produits du terroir. Ils risquent de ne plus vendre leur production et de ne plus gagner leur vie… » Madeleine de Grandmaison. Egalement présidente du Comité du Bassin, elle rappelle à la population que la situation est sous-contrôle, que l’eau est consommable grâce aux usines de production d’eau « ultra-moderne » et que le risque sanitaire a été évalué par les autorités .La production agricole faisant l’objet de procédure de traçabilité régulière. Madeleine de Grandmaison conclut en préconisant : « L’environnement de la Martinique doit d’abord être sain pour les Martiniquais eux-mêmes. S’il est sain pour nous, il le sera encore plus pour les touristes qui n’ont vraiment rien à craindre dans notre pays » 70 CMT comité martiniquais du Tourisme 2012 59 Ainsi la transparence, dans tous les domaines, devient le gage d'une bonne communication sur le sujet, mais la tâche n'est pas toujours aisée pour les journalistes dans ce climat de crise. Les difficultés journalistiques Durant nos entretiens avec les journalistes Cécile Everard et Franck Zozor, sont ressorties les grandes difficultés rencontrées dans leur démarche journalistique durant l’affaire du Chlordécone. La première difficulté évoquée par les deux journalistes, interrogés chacun indépendamment, est la communication des services de l’Etat. Même si tous deux affirment n’être soumis à aucun contrôle, il reste tout de même, soit un frein au rôle d’information du journaliste : « Les services de l’Etat refusaient toute communication » (Franck Zozor) , soit une contrainte « la difficulté arrive tout de suite lorsque les questions ne vont pas dans le sens de la communication de l'Etat ou d'autres »( Cécile Everard) ou encore source de litige « lorsque cela fait trop de bruit : quand France-Antilles a annoncé en Une la contamination des langoustes, alors que l'Etat et la profession avaient prévues plusieurs années pour mettre en place leur stratégie de communication, cela a beaucoup fait râler » (Cécile Everard) La seconde difficulté rencontrée en commun, est la complexité de l’investigation. En effet, toute source doit être vérifiée et le dossier du Chlordécone révèle d’une technicité spécifique. « C’était à la fois un travail d’investigation puisque toutes les informations des écologistes devaient être vérifiées quelque fois en anglais, nous devions nous même aller sur des pistes de travail très techniques pour réaliser nos reportages », précise Franck Zozor Mais ce dossier exige également une investigation longue : « je m'engage parfois sur des sujets qui me demande plusieurs semaines de travail : qu'en est-il de la faune marine ? …l'interdiction de la chlordécone en 1968… » Cécile Everard 60 Cependant pour nos journalistes, ces premières difficultés évoquées ne sont pas les plus éminentes. Pour Franck Zozor, journaliste et reporter pour le journal Martinique première, l’une des plus importantes difficultés a été tout d’abord de communiquer sur un sujet qui dans les années 90 n’était pas encore un porteur71. Puis la seconde, était la crédibilité de leur investigation auprès d’un public « sceptique 72» en sachant que les services de l’Etat ne reconnaissaient pas à cette époque la contamination. « Nous n’étions pas très crédibles, c’était croire à des hypothèses qui étaient contredites par les responsables des différents services de l’Etat »73. Enfin sa dernière difficulté a été de défendre les causes des associations écologistes alors que, pour l’opinion publique, celles-ci sont rattachés à un mouvement politique, à savoir le mouvement indépendantiste. « Les écologistes martiniquais avaient et ont toujours cette étiquette politique d’indépendantistes, les représentants de l’Etat n’avaient aucun mal à faire croire à la population et aux journalistes qu’il ne s’agissait là que de manœuvres politiques » Quant à Cécile Everard, elle précise que « la rumeur » reste l’une des grandes difficultés du terrain, elle déforme les vérités, et nuit à son rôle d’informatrice. « La rumeur populaire, on y pense pas toujours mais elle est terrible. Je passe sur les idées d'empoisonnement volontaire de la population à l'époque de l'épandage…mais je peux prendre un exemple tout simple : les gens sont persuadés que la chlordécone a été épandue par avion, ce qui n'a jamais, jamais été le cas ! »74 71 Le début des années 70 marque un tournant dans la prise de conscience environnementale, tant au niveau national qu’international. Les catastrophes écologiques ont beaucoup participé à celle-ci. Cependant la sensibilisation aux Antilles se fait plus tardivement. Cette affaire y a d’ailleurs participé. 72 Entretien Franck Zozor 73 Entretien Franck Zozor 74 Entretien Cécile Everard 61 D’ailleurs, dans le supplément de décembre 2007, on retrouve en deuxième page, un article de Cécile Everard introduisant le dossier, intitulé : « Tordre le cou à la rumeur »75 75 Supplément 12.12.07 « Chlordécone pour tout savoir 50 questions-50 réponses » 62 Chapitre 2 : Chlordécone un catalyseur de Rancœur76 Ton ironique, Satire, neutralité journalistique ? L’ironie est une façon d’exprimer la position du locuteur par rapport à une situation donnée. Elle a une valeur argumentative pour introduire une autre approche. Il s’agit de la vision de l’ironie comme feintise77. En étudiant de manière chronologique le discours médiatique de 1998 à 2013, nous avons pu constater une évolution dans le ton médiatique du journaliste. Si dans les débuts de l’affaire, le discours impartial des journalistes est notable, (dans une logique d’information stricte), durant la période de gestion de crise au niveau national (fin 2007), il est connoté d’indices linguistiques trahissant la subjectivité du journaliste et sa prise de position dans le débat. Des idées implicites véhiculées par des figures de rhétoriques telles que l’ironie, l'antiphrase ou l'hyperbole, comme nous allons le voir plus en détail. Prenons pour exemple un article d’octobre 200778« Salon professionnel du tourisme, le chlordécone en vedette » faisant étalage des différents points évoqués lors du salon du tourisme de Deauvillais., là où l'on attend de vraie « vedettes », en chair et en os, le chlordécone s'invite encore, personnifié en un véritable parasite qui s'impose ici. En effet, il s'agit là d'un salon professionnel du tourisme monopolisé par les préoccupations environnementales et sanitaires des DOM « car depuis deux semaines, la Martinique touristique a du plomb dans l’aile dans les journaux parisiens ». Apres de vifs échanges entre la presse et Madeleine de Grandmaison (présidente du comité Martiniquais du tourisme 03-10) 76 Expression de Cécile Everard, interview Q7, Supplément 12.12.07 « Chlordécone pour tout savoir 50 questions-50 réponses »article : « tordre le coup de la rumeur » 77 Clark & Gerrig (1984) 78 FA 2.10.07 « Salon professionnel du tourisme, le chlordécone en vedette » 63 rectifiant « les nombreuses approximations » à propos de la contamination des sols martiniquais, était attendue l’intervention de Luc Chatel (secrétaire d’état au tourisme) qui devait se prononcer sur le cas antillais et sur le plan d’urgence mené. Une intervention qui n’a lieu qu'après la question des représentants antillais sur le déferlement médiatique et ses conséquences sur le tourisme, ce que l'article ne manque pas de le rappeler sous la plume ironique du journaliste. Ce dernier fait naître alors une certaine connivence entre lui-même et son lecteur. On retrouve le sous-titre suivant : « Le secrétaire d’état a-t-il déjà oublié les Antilles ? », fausse naïveté satirique qui souligne à la fois le peu de constance et le ridicule d'une telle supposition pour un secrétaire d'état ! De plus, le journaliste dénonce implicitement le jargon professionnel utilisé et le manque de clarté de sa réponse donnée aux représentants martiniquais et à la presse : [Luc Chatel a ajouté que cette campagne allait bénéficier d’un « déploiement de moyens et de dégel de crédits » (Vous avez compris ?) et que l’autre axe prioritaire de discussion avant l’hiver serait celui de la compétitive des tarifs aériens transatlantiques durant les périodes de pointe. Tout un programme…] » fin de l’article. Le journaliste n'hésite pas à développer une certaine familiarité dans le ton, qui dévoile à la fois une certaine lassitude face à la langue de bois ou le langage volontairement obscur du ministre, établissant une réelle complicité recherchée avec le lecteur. Car la lassitude s'installe effectivement, lorsque les visites officielles se multiplient et se ressemblent tant, au coeur d'un scandale qui n'en finit pas de se nourrir de lui-même. Voici l’exemple significatif de cette patience poussée à bout : face aux nombreuses rencontres interministérielles, visites officielles aux Antilles, conférences etc., la population antillaise est dans l’attente d’une avancée du dossier, par des actions concrètes (le risque sanitaire étant contrôlé dans les Antilles françaises depuis 2003) On ressent dans la formulation des questions du journaliste et dans la retranscription du discours une forme de lassitude dans un dossier qui stagne et dans lequel on s'embourbe plus chaque jour. Les mêmes discours se multiplient, et l'ex Interview Didier Houssin, présent lors du Grephy (directeur général de la santé) laisse bien entendre le peu d'espoir qui accompagne chaque nouvelle conférence, le ton de l'impatience est presque audible dans la question suivante, dont la réponse reste plus que décevante : 64 Le journaliste : « Est-ce que vous arrivez avec des moyens supplémentaires ou bien des annonces sur des dossiers aussi délicats que l’indemnisation des agriculteurs sur l’avenir des terres chlordéconées ou sur les nouvelles limites maximales de résidus ? » -Didier Houssin : « J’en suis au stade préparatoire… »79 De même, dans un autre article l’interview de la Ministre Michèle Alliot Marie, on retrouve des questions orientées faces aux vives polémiques sur le sujet autour des pesticides discréditant le gouvernement français : Journaliste « Depuis quand avez-vous considéré la question du chlordécone comme une question vitale de la santé publique ? » La ministre : « Ce sujet a fait l’objet d’un suivi régulier ces dernières années … »80 La réponse rapportée est, dans les deux derniers exemples, particulièrement décevante et suivie de points de suspensions qui soulignent l'inutilité d'en dire davantage : le fait est qu'il n'y a aucune nouvelle réponse, que les politiques semblent seulement user d'un discours volontairement vague et vide, tout en occupant le terrain pour couper court à la polémique qui continue d'enfler. 81 Ainsi la crédibilité de la parole politique estelle mise à mal de plus en plus souvent, ce qui peut sembler étonnant, dans un journal officiel comme le France-Antilles, comme l'atteste le titre suivant : « l'épandage aérien, bientôt interdit... sauf dérogation. ». Les points de suspension laissent attendre une reprise, une correction ironique de cette phrase qui perd tout sens de vérité pour souligner le peu de fiabilité d'un discours qui ne peut ainsi qu'alimenter la méfiance du public. FA : 22.10.07 : [Interview : Didier Houssin : « C’est au niveau national que la coordination doit être améliorée »] 79 80 81 FA : 19.09.07 La« bombe »chlordécone : réactions tous azimuts FA du 30.10.08 dossier « nouvelle mesure contre les pesticides » titre évocateur, ironique 65 C'est à la fois pour rendre compte d'un débat qui s'éternise, mais également pour continuer à intéresser le lectorat, que les articles sont pourvus de titres souvent virulents, ironiques ou polémiques, donnant alors discours médiatique un nouvel aspect. Au-delà de l'information pure, il semble qu'une vision nouvelle soit imposée, celle d'un ras-le-bol généralisé, et d'une attente de solutions et de réponses qui n'est jamais comblée. Des titres évocateurs82 Tout d'abord, les titres semblent se faire l'écho du livre scandale le 2007, Chronique d'un empoisonnement annoncé, on voit fleurir en tête des articles des titres au vocabulaire particulièrement violent, évoquant la mort et l'idée de responsables directs. Ainsi, [ La« bombe »chlordécone : réactions tous azimuts »], suggère des réactions inappropriées, disparates, confuses et donc inefficaces, face à une « bombe », dont la capacité de 78 exemples titres évocateurs FA 13.04.07 : « qui nous a empoisonnés » titre très violent et accusateur. FA 04.10.07 « Experts ou faux-airs » FA 25.07.07 : « un pesticide en moins des vies en plus » FA 18.09.08 « Chlordécone : un an après, où en sommes-nous ? » FA 19.11.12 « Chlordécone, langoustes et communication, Un silence coupable » 66 destruction est à peine imaginable, tandis que le titre « qui nous a empoisonnés », cherche clairement un coupable, réunissant toute la population antillaise dans le « nous » victime. Les journalistes se lancent alors dans la recherche de titres chocs. Il faut sans cesse se renouveler, en passant par l'humour d'un jeu de mots : « Experts ou faux-airs »7, fait ainsi entendre une étrange similitude de sonorités qui laisse deviner les « faussaires », « un pesticide en moins des vies en plus »8, par l'usage d'une simple antithèse, semble suggérer que les réponses à ce scandale ne sont pas si compliquées, ce n'est qu'une question de logique pure, où la vie devrait toujours primer sur un simple produit chimique, quels que soient les intérêts qu'il y aurait derrière. Pourtant le discours piétine, il n'y a parfois pas d'autre titre à trouver, que celui qui s'interroge sur un débat qui s'enlise : « Chlordécone : un an après, où en sommes-nous ? »9. On remarque encore ici le « nous », car, dans cette affaire, tout le monde est directement ou indirectement concerné, sur le plan sanitaire, social, économique ou politique. Enfin, alors qu'on pourrait s'attendre à une accalmie dans le ton polémique du discours, les articles comme les titres poursuivent au contraire leur chemin vers l'accusation, car il s'agit de comprendre, de distinguer les acteurs de ce triste théâtre, pour que l'affaire ne répète pas, à l'heure où l'on voit les effets du chlordécone se révéler dans d'autres secteurs d'activité : « Chlordécone, langoustes et communication, Un silence coupable », titre d’un article de France Antilles en novembre 2012. En effet, tout est affaire de communication, dans les médias, qui servent à mieux comprendre le sujet comme à se faire le relai des nouveaux éléments, mais aussi entre les différents acteurs politiques, économiques ou producteurs, dont le « silence » est bien « coupable » car il laisse se répandre un peu plus chaque jour le pouvoir du Chlordécone dont on tâche d'ignorer l'ampleur. Ainsi, lorsque les conséquences deviennent si lourdes, il n'est d'autre secours que l’humour. Les dessins de presse ont aussi leur place entre les discours polémiques ou ironiques. 67 Dessins satiriques A la fin de l'année 2007, précisément au moment où se multiplient toutes les rencontres interministérielles dont on ne voit pas les effets, les titres se faisaient déjà plus virulents. Sans doute pour pallier la lassitude de la population ou la redondance de l'information, les articles sont parfois accompagnés de dessins satiriques qui permettent de mettre en évidence les ridicules des acteurs ou du sujet lui-même. 31 octobre 2007 30 octobre 2007 FA 30 octobre 2008 68 Chapitre 3 : Le catalyseur de rancœur « Aujourd’hui, cette molécule est devenue un catalyseur de rancœur. Le chlordécone est le symbole de la méfiance, voire du rejet de l’Etat français, de l’écrasante domination économique des békés, de la perte des traditions… » Cécile Everard83 Discours polémique, l’heure est aux responsabilités. Le livre Chronique d’un empoisonnement annoncé de Louis Boutrin et de Raphael Confiant publié en mars 2007 amène pour la première fois sur la scène médiatique antillaise84, le mot « scandale » permettant de réorienter le débat et de politiser l’affaire du Chlordécone. Et soulèvera la question des responsabilités. « Personne n'a vraiment intérêt à ce que cette affaire éclate au grand jour. Plusieurs personnalités politiques nationales de premier plan, notamment des anciens ministres, sont directement concernées par ce véritable scandale qui, après la contamination des sols et des ressources en eau potable, débouche sur un dramatique problème de santé publique » Cet ouvrage s'inscrit dans le fil du journalisme d'investigation. Il s'appuie sur des documents, des dossiers, des études ou des rapports inconnus du grand public, et souvent inaccessibles. Une investigation qui permet de retracer l’histoire de ce produit et de soulever toute l’ambiguïté de l’affaire du Chlordécone. Un produit phytosanitaire dont la toxicité avérée depuis les années 70 et utilisé pendant vingt ans dans les plantations de bananes, au « mépris » des législations en vigueur. 83 Supplément 12.12.07 « Chlordécone pour tout savoir » 84 Scène médiatique Antillaise, car c’est le professeur Belpomme qui a fait retentir l’affaire sous forme de scandale au niveau national . 69 C’est alors dans un registre polémique et accusateur que les auteurs jettent un regard insistant sur la puissance du lobby « béké »85, sur la proximité d’intérêts entre les grands propriétaires terriens des iles et certains membres du gouvernement français et également sur la politique de « laisser-faire »86 révélatrice d’une « faillite » de l’administration française d’Outre-mer.« comme en Guyane avec le Mercure, comme en Polynésie avec les irradiations liées au effets nucléaires de Mururoa ». Insinuant également l’existence d’une « loi de l’omerta »87 régnant aux Antilles françaises. L'influence du livre tient essentiellement à la puissance des images qu'il évoque, les populations étant présentées comme victime d’une manipulation, faisant référence à des évènements parmi les plus noirs de l'histoire de l'Humanité : conduit dans un esprit esclavagiste qui serait toujours vivant chez les békés. Un complot qui aurait pour but de procéder à un « génocide par stérilisation»88. Ainsi, pour les auteurs, l’affaire du Chlordécone est comparable à celle de l’Amiante, du sang contaminé et de la vache folle. L’heure est aux accusations. Cet ouvrage a rencontré un écho local non négligeable, mais faible en métropole. Les critiques ont été vives suite à la publication de l’ouvrage. Accusé pour certains d’être « un fond de commerce », un ouvrage visant à « détruire l’agriculture martiniquaise » mais également d’être « d’un chiffon rouge agité à tort et à travers » 89 . Comme l’évoquait Franck Zozor dans ses difficultés rencontrés lors de l’affaire, les écologistes militants 85 « Béké »nom créole, relatif à la population des colons blancs antillais. Les « békés » représentent moins de 1% de la population locale et possèdent 56% des terres agricole. 86 FA13.04.07 Chlordécone : le livre qui accuse, entretien Louis Boutrin , auteur du livre « chronique d’un empoisonnement annoncé » Il faut savoir qu’il y a également de nombreux mythes populaires autour de la communauté béké, étant un groupe socialement fermé. 87 88« Chronique d’un empoisonnement annoncé »Louis Boutrin et Raphael Confiant 89 Antilla 18.04.07 « Chlordécone, Montray Kreyol fustige RFO et Paulo ».Propos : radio RFO viceprésident de la FNSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles) 70 sont dotés d’une étiquette indépendantiste, et qu’il est facile de discréditer leur travaux. Ce qui est d'autant plus le cas pour les auteurs de « Chronique d’un empoisonnement annoncé » par leurs orientations politiques autonome voire indépendantiste. Les avis des journalistes interviewés se rejoignent relativement concernant le poids de cet ouvrage dans l’affaire du Chlordécone. Pour aucun d’eux il n’a été un tournant dans l’affaire. Tout d’abord parce qu’il n’apportait aucune donnée nouvelle. « je me demande si quelqu’un se souvient encore de la problématique qu’il développait » (Franck Zozor) mais également parce qu’il n’a pas eu l’impact escompté au niveau de la population.(Cécile Evrard) Cependant, il est le premier ouvrage récapitulant les faits de manière chronologique, ce qui permet d’avoir une vue d’ensemble de l’affaire. C’est aussi, l’un des premiers à traiter de la dimension polémique de l’affaire du Chlordécone. « Cela faisait du bien d'avoir quelque chose d'un peu synthétique sur la question, polémique etc. » Cécile Everard Pourtant, si l'impact de cet ouvrage reste tout relatif, les problèmes de responsabilités qu'il soulève ont trouvé un écho qui se fait de plus en plus entendre dans les réseaux sociaux, ou le journal Antilla. Ainsi met-on davantage l'accent sur les effets indirects mais presque criminels du passé colonial, dont l'affaire du chlordécone ravive les plaies. Passé colonial et discours incriminant On a pu relever à de nombreuses reprises des articles aux registres polémiques dans la revue hebdomadaire politique et économique de la Martinique Antilla. Mais dans le journal de référence France-Antilles, mis à part les interviews des différents intervenants de l’affaire, aucun écrit ne mettait réellement l'accent sur une volonté affichée de mettre à mal la population antillaise à des fins destructrices ou criminelles, jusqu’à la lettre 71 ouverte de Garcin Malsa90 publiée dans l’édition du 4 octobre 200791 au titre évocateur : « Pesticides : génocide à retardement » Le terme « génocide », particulièrement fort, évoque littéralement un crime contre l'humanité, on est bien au-delà du scandale. Au regard de l’histoire, Garcin Malsa, ne manque pas de rappeler l’étroit lien financier qui unit l’Etat Français et les colons de la Martinique. Agissant jusqu’à ce jour dit-il dans l’intérêt de celui qu’il défend. Il insinue alors que la forte médiatisation de la contamination par le chlordécone dans l’eau, le sol, les denrées alimentaires, est une stratégie du gouvernement français pour rendre dépendants les antillais aux produits importés de la métropole. Des produits vendus en grande surface en sachant que cellesci sont détenues par ces mêmes « héritiers » colons. Par « la panique sanitaire » engendrée par la médiatisation de la situation, les antillais se détournent des produits locaux (« du pain béni » pour les industriels). « Il s’agit d’abord de lancer auprès des martiniquais une campagne de peur et de dénigrement pour les écarter de toutes leurs cultures agricoles et faire place de plus en plus aux produits importés renforçant du coup la puissance des supermarchés ». Il prône alors la théorie d’un complot politique et économique. Pire encore, Garcin Malsa insinue que les Antillais seraient les pions d’une démagogie néo-coloniale. Il parle alors d’« assimilation par la consommation ». « On arrive à rendre dépendant les martiniquais et à les assimiler intégralement. Ici c’est l’assimilation par la consommation qui succède à l’assimilation par la force et l’assimilation par la persuasion » Il renfonce ses arguments en démontrant les traitements inégaux de sécurité sanitaire entre la métropole et les anciennes colonies. Ce qui rappelle l’évènement des patates douces contaminés à Dunkerque au début de l’affaire en 2002 (avec le principe de précaution, comme nous le rappelons dans la 1ère partie de ce mémoire). 90 Personnalité politique écologiste et indépendantiste de la Martinique. Maire de Sainte-Anne (Sud-Ouest de la Martinique) depuis 1989 91 FA 4.10.07 : « Pesticides : génocide à retardement » 72 La production locale est soumise à des contrôles sanitaires dès son arrivée en métropole, alors que celle de métropole est directement mise sur le marché antillais. C’est le « mythe du Colbertisme » dit-il, qui assure que tout ce qui vient de l’Hexagone est « supérieur et de bonne qualité et non promu au contrôle sanitaire » (on retrouvera ces insinuations lors des débats sur la crédibilité des travaux scientifiques antillais) En allant plus loin dans ses suppositions, le politicien écologiste, émet également l’hypothèse que les zones contaminées par le Chlordécone seront classées « constructibles » favorisant ainsi les investissements immobiliers métropolitains et étrangers. « On suppute déjà, avec une certaine assurance dans certains milieux proches des responsables politiques français, que ces terres devront être classées constructibles. Voilà donc une occasion rêvée pour transformer le pays en lieu de villégiature pour attirer étrangers en quête de soleil et de mer.» Et par conséquent la mise en danger de tout le patrimoine Antillais, il parle alors de «génocide par substitution ». Cette situation qui dépasse le cadre antillais s’étendant à tous les pays producteurs de banane où les pesticides sont déversés à outrance sans aucun contrôle sanitaire et environnemental au détriment de la société civile. Une stratégie multi-séculaire des pays « dominateurs » (anciens empires coloniaux) pour conserver « leur position de maitre sur ceux qu’ils estiment être éternellement en position d’infériorité » dans des lieux convoités par leurs richesses naturelles. Il appelle alors à l’union et à la solidarité des pays producteurs de la banane sous emprise d’une pollution causée par les pesticides pour exiger réparation et à maîtriser leurs productions sur lesquelles ils devront garder leur souveraineté. 73 Conclusion Le Chlordécone est donc devenu plus que familier sous la plume des journalistes, à l’oreille des téléspectateurs ou aux yeux des lecteurs. Lui qui partageait l’affiche à égalité (voire d’avantage ) avec le cyclone Dean, dévastateur, en 2007, il est devenu un leitmotiv quotidien dans la presse des Antilles françaises, et en particulier en Martinique. Le Chlordécone restera donc un scandale qui dépasse en conséquences et peut-être en couverture médiatique sur la durée le scandale de l’amiante, d’autant que vient encore d’être relancée la question des répercutions sur la santé : L’Inserm, Institut national de la santé et de la recherche médicale, publie ce 13 juin 2013 un rapport confirmant le lien entre pesticides, et toutes les maladies que le Professeur Belpomme jugeait directement causées par le Chlordécone. Car c’est bien parce que le problème dépasse largement l’utilisation locale de ce produit dans les bananeraies. C’est dans tous les domaines, aujourd’hui, que la molécule incriminée: la terre, donc les légumes qui y poussent, mais aussi l’eau, donc les poissons et crustacés qu’on y pêche où qu’on y élève sont touchés. Les récents articles du France Antilles des 19, 20 et 21 décembre 2012 titrait autour du « bras de fer », du « blocage », ajoutant, le 21: « Pêche : le conflit se radicalise ». On évoquait dans les articles des manifestations et surtout un blocus particulièrement difficile et conséquent sur l’économie, à l’approche des fêtes de fin d’année, et manifestations pourtant marquées par une solidarité d’autres secteurs, qui soutenaient le mouvement. Les derniers titres de journaux, parus en cette première moitié de l’année 2013, restent édifiants : le dernier supplément gratuit, par exemple, dresse une carte précise des eaux polluées. Le chlordécone s’attaque donc à tous les domaines : l’agriculture, la pisciculture, mais également la santé, et, bien sûr l’économie. Moi qui, lorsque je viens en Martinique, travaille fréquemment à la compagnie maritime CMA-CGM, en lien avec les transports d’exportation / importation, j’ai vu les effets de telles grèves sur l’économie, lorsque périssent dans les conteneurs des millions d’euros de marchandise. 74 L’étude des reportages dans la première partie permet de remarquer que les alarmes sur les pesticides comme le Chlordécone sont restées très longtemps lettre morte. Le dialogue n’était pas systématique, un mur semblait s’élever entre les écologistes et les politiques, entre les scientifiques et les ministres à même de financer de réels projets de recherche. Ainsi, l’étude de la médiatisation de l’affaire du Chlordécone permet de proposer un double bilan : le fait d’avoir porté ce débat dans l’arène médiatique a certes ouvert la porte à des débats plus violents et polémiques concernant le lien avec la Métropole, les pouvoirs publics ou les « Békés », mais on peut également retenir la force de la mobilisation, qui a permis de chercher de réelles solutions et d’harmoniser le dialogue, qui manquait jusque-là de cohérence et de suite. Les articles se succédaient sans que soit proposée une analyse synthétique et claire, l’information, jusqu’en 2007, restait très disparate, et il a visiblement fallu qu’éclate le scandale pour que la question soit prise au sérieux et qu’on commence à chercher des solutions. La médiatisation offre donc aujourd’hui un double visage. Le premier est celui qu’offrent les réseaux sociaux et le public, lorsqu’il est directement interrogé. On se tourne vers le passé, cherchant les responsables et condamnant de façon très violente une sorte de suite logique de la colonisation, comme s’il s’agissait de détruire à petits feux l’agriculture locale, pour laisser place aux grandes villas à la « villégiature »européenne. Ce discours haineux est relayé par Twitter ou Facebook, une position anti-postcolonialiste que n’étaye aucun élément probant, si ce n’est les lettres de dérogation accordées par l’Etat français à la Martinique pour l’usage prolongé du Chlordécone et de ses dérivés. Mais cette utilisation paradoxale, après l’interdiction officielle en France comme au Canada, était d’abord justifiée par les impératifs économiques, la banane étant la première source de revenus des Antilles françaises, et le charançon son premier ennemi. La presse tient un rôle particulièrement important pour désamorcer ces conflits latents. Il s’agit d’abord de proposer des dossiers-compléments pour permettre au public de connaître parfaitement les causes et conséquences objectives de l’usage du chlordécone, pour répondre aux problématiques posées par la gestion d’une communication de crise. Communiquer avec un public devenu méfiant est délicat. D’autant que le public est 75 également las, voire inquiet, de voir s’étaler à longueur de temps des titres qui ont des conséquences sur le travail des agriculteurs et de nombreuses personnes touchées directement ou indirectement par cette crise. On regrette alors amèrement les interventions du Professeur Belpomme, qu’on accuse de s’être mêlé de ce qui ne le regardait pas, d’avoir dramatisé l’affaire et contribué à faire plonger l’économie entière des Antilles françaises. Dès lors la médiatisation doit quitter le rôle d’avertisseur, de lanceur d’alerte, et adopter un second visage, résolument tourné vers l’avenir. C’est ce que propose France Antilles en évoquant les solutions possibles pour une sortie de crise. Dès 2007, un article du 20 septembre, au moment même où frappait le cyclone Dean, titrait « lutter contre le charançon sans recourir aux pesticides », en évoquant un moyen aussi simple que bioresponsable, mais fastidieux : il s’agissait de disposer des pièges à phéromones pour attirer les parasites loin des bananiers. Aujourd’hui, la Martinique se tourne également vers le Brésil, « nouveau partenaire des agriculteurs antillais », comme le titre l’article FA du 15 novembre 2012. L’Amérique du sud, également productrice de bananes, a en effet signé un accord avec le Cirad, dont « l’axe prioritaire est la lutte contre la cercosporiose noire » et les charançons. Cependant la solution n’est pas encore trouvée, puisque le Brésil utilise lui-même de puissants insecticide et pesticides, par épandage aérien, ce qui est loin d’être un exemple écologique ! Cependant, le 15 novembre de cette même année, un dossier intitulé « la banane au Brésil » évoque « une méthode alternative à l’épandage aérien en essai », ce qui laisse espérer une amélioration dans les prochaines années, bien que se pose encore la question de la possible ou impossible dépollution des sols et des eaux… Il semble donc que l’on cherche enfin réellement à obtenir des réponses et à chercher des solutions depuis que politiques et représentants de la cause écologique sont entrés dans un dialogue constructif. En effet, le Professeur Belpomme, quoi qu’en disent les médias et le public, a donné un certain crédit à la parole des écologistes, qui résonnait jusqu’en 2007 dans le vide, et la méfiance générale s’est en partie atténuée depuis qu’il y a une communication entre les deux instances, que les « écolos » sont intégrés au débat et invités à coopérer pour trouver des solutions. 76 Mais quelles que soient les suites qui seront données à cette affaire, on peut cependant entrevoir quelques nouvelles questions. En effet, la crise est durable, de par la pollution profonde des terres, et l’on peut se demander comment aider à une possible reconversion des agriculteurs , des petits producteurs locaux, des pêcheurs qui sont souvent marqués par un fort taux d’analphabétisme, et ont poursuivi cette activité de père en fils depuis des générations. D’autre part, il semble que ce scandale n’ait pas pollué que les terres : un schisme semble s’être installé entre les Antilles françaises et la Métropole, rupture profonde largement relayée, encore une fois, par les réseaux sociaux, dont le pouvoir de sape peut être énorme. Ainsi, ce n’est peut-être pas pour rien que les Antilles s’allient de préférence à d’autres pays désormais pour chercher des réponses, comme avec le Brésil ou le Canada. Le France Antilles du 19 novembre 2012 soulignait justement une de ces interrogations qui entretiennent la méfiance : les fonds débloqués dans le cadre du « plan chlordécone » ne sont pas toujours utilisés de façon transparente, comme le suggère le titre : « à qui ont profité les 2,2 millions d’euros ? »92… 92 France Antilles du 19 novembre 2012 77 Bibliographie Ouvrages : Belpomme Dominique, Ces maladies créées par l’homme, éd. Albin Michel, 2004 Boutin Louis, Confiant Raphaël, Chronique d’un empoisonnement annoncé, Le scandale du chlordécone aux Antilles françaises, 1972-2002, éd.Harmattan, 2007 Blateau Alain , Claude Pascal, Daoud Walid ,Godard Eric ,DSDS de Martinique ,CIRE Antilles Guyane ,Produits phytosanitaires en Martinique-Impacts sur la distribution d’eau potable ,in la tribune des Antilles ,2001 Boutrin Louis, contamination aux pesticides, l’agriculture menacée, in la tribune des Antilles ,Edito,2003 Chateauraynaud F., Torny D, Les sombres précurseurs. Une sociologie de l'alerte et du risque Editions de l'EHESS, 1999 Emmanuel Henry, Amiante, un scandale improbable, sociologie d’un problème public Presse Universitaire de Rennes ,2007 Fintz Matthieu, L’autorisation du chlordécone en France 1968-1981 Gaumand Claude, Alain Gravaud Alain, Évaluation des actions menées en rapport avec la présence de chloredécone et autres pesticides organochlorés en Guadeloupe et en Martinique, 2004 JOLY Pierre-Benoit La saga du chlordécone aux Antilles françaises Reconstruction chronologique 1968-20081, INRA /SenS et IFRIS,2010 Presses : France-Antilles de Martinique ( journal de référence) Antilla : magazine politique , économique et culturel Factiva presse nationale Chaine de télévision Martinique 1er : extraits journal télévisé du soir 78 Remerciements Je souhaitais adresser mes remerciements les plus sincères aux personnes qui m'ont apporté leur aide et qui ont contribué à l'élaboration de ce mémoire à savoir : - Mr Patrice Flichy, professeur de sociologie à l’Université Paris-Est Marne-laVallée et directeur de recherche de mon mémoire. - Mme Jocelyne LABEJOF, Responsable de la documentation et des archives à L’ARS (Agence Régionale de la Santé) qui m’a transmis tous les articles de presse archivés de 2002 à 2010. - Mme x, Responsable Archives Départementales de Martinique. - Franck ZOZOR, journaliste de la chaine télévision Martinique 1ère pour l’entretien qu’il m’a accordé lors de mon interview, la mise à disposition des reportages vidéo. - Cécile EVERARD, journaliste pour le journal local France-Antilles pour l’entretien qu’elle m’a accordé. - Mr ATO, Chef pôle Protection de l’environnement et suivi des contaminations végétaux de la Martinique (POLE PESC) pour ses rapports et statistiques suite à ses réunions à la préfecture. - Florence CLOSTRE, Ingénieur en Agronomie au CIRAD (centre de recherche Agronomique pour le développement) - Mme VALENTINE, Responsable service communication à la CHAMBRE d’AGRICULTURE de la MARTINIQUE pour sa documentation. A ma famille, mes amis, Corinne, Betty, Katia et sans oublier à mes chers parents Jean-Noël et Frédérique qui ont veillé sur moi durant toutes ces longues nuits d’insomnies… à distance. 79 Annexes 80 Liste des intervenants dans l’affaire du Chlordécone - ALLIOT-MARIE Mme Michèle Ministre de l’Outre-mer et des collectivités territoriales de 2007. - BACHELOT Roselyne Ministre de la santé et des sports de mai 2007 à novembre 2010. - BARNIER Michel Ministre de l’agriculture et de la pêche de juin 2007 à juin 2009. - BELPOMME Dominique, Professeur de cancérologie. Il est membre de plusieurs sociétés savantes internationales et président de l’ARTAC, Association pour la Recherche Thérapeutique AntiCancéreuse, fondée en 1984, et connu pour ses travaux de recherche sur le cancer. - BERTRAND Patrick Chef du service de protection des végétaux. - BOUTRIN Louis Auteur, éditeur, Directeur de publication du magazine « La tribune des Antilles ». - CADOT Michel Préfet de la Martinique de 2000 à 2004. - CHARTOL Paul- Henri Vice-président du comité de bassin et membre de l’ASSAUPAMAR. - CHARTOL Paul-Henry Ancien Vice-président du comité de bassin. - CONFIANT Raphaël Ecrivain. - DAVIDAS Pierre Ecologiste et fondateur de l’association de l’Assaupamar. - De GRANDMAISON Madeleine a été conseillère régionale de 1983 à 2010. Elle a présidé le Comité Martiniquais du Tourisme de sa création de 2003 à 2010. Par ailleurs, elle est depuis 1996, Présidente du Comité de Bassin de la Martinique. - Edmond Mariette Philippe Avocat, 1er adjoint au Maire du Lamentin. - ESTROSI Mr Christian secrétaire d’Etat chargé de l’Outre-mer de 2007 à 2008. - EVERARD Cécile journaliste à FRANCE-ANTILLES presse locale. - FILLON François Premier Ministre de mai 2007 à mai 2012 . - GRABIN Florent directeur de L’association PUMA (Pour une Martinique autrement). 81 - GRALL Jean-Yves Directeur Général de la santé au ministère du travail, de l’emploi et de la santé. Il était directeur de l’agence régionale d’hospitalisation depuis août 2007 puis de L’ARS de lorraine depuis Mars 2010. - HOUSSIN Didier Directeur général de la santé. - HOUSSIN Didier, Directeur général de la santé, chargé par le Premier Ministre d’une mission de pilotage et de coordination du plan d’action interministériel sur le chlordécone. - JOSEPH-MANSOUR Louis Maire de TRINITE et Député de la 1er circonscription de la Martinique. - KOSCIUSKO-MORISET Nathalie Secrétaire d’Etat chargé de l’Ecologie de novembre 2010 à février 2012. - LASAFFRE Benoit Ingénieur, il rejoint le ministère en charge de l’environnement à la fin des années 1990.Il travaille en étroite collaboration avec les préfets et le chargé de mission interrégional sur le Chlordécone. - LETCHIMY Serge Maire de Fort de France du 19 mars 2001 au 26 mars 2012 et Député de la 3é circonscription de la Martinique depuis le 20 juin 2007. - LISE Claude Président du conseil Général de la Martinique 1992 à 2011 et Sénateur de 1995 à 2011. - LUREL Victorin Président conseil régional de la Guadeloupe du 29 mars 2004 au 03 août 2012 et député de la 4e circonscription de la Guadeloupe du 19 juin 2002 au 21 juillet 2012. - MALSA Garcin Maire de Sainte-Anne depuis 1989 et conseiller général depuis 1988. - MULTIGNER Luc chercheur épidémiologiste à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). - OLLIER Patrick président de l’assemblée nationale du 07 mars au 19 juin 2007 et Ministre chargé des relations avec le parlement du 14 novembre 2010 au 10 mai 2012. - REMIR Juvénal Président de la CODEMA (syndicat des producteurs maraichers). - ZOZOR Franck journaliste, reporter pour la chaine locale Martinique 1ére. - GODARD Eric Chargé de mission interministérielle en 2010. 82 Entretien Interview de Cécile EVRARD Journaliste à France-Antilles La médiatisation de l’affaire du Chlordécone en Martinique Presse France-Antilles 1. Quelles sont vos fonctions au sein du journal France-Antilles ? Je suis journalistes scientifique, je m'occupe notamment de la rubrique environnement et risques naturels. 2. Depuis quand rédigez-vous des articles dans le France-Antilles sur le thème du Chlordécone et/ou dans une plus large mesure sur les pesticides en Martinique ? Depuis juin 2004. 3. Etiez-vous missionnée par France Antilles ou était-ce une recherche personnelle sur un sujet qui vous tenait à cœur ? Une étude de l'invs est sortie à l'époque de mon arrivée. Un de mes chefs me l'avait posée sur mon bureau avec un post-it : « je pense que c'est un bon sujet pour une journaliste scientifique ». Je m'en suis emparée et ne l'ai plus lâché. 4. Etait-ce un travail d’investigation ou un travail ponctuel (durée) ? 83 Les deux, en fonction de l'actualité. Je tiens à dire en avant-propos que le travail d'investigation est inhérent à notre travail! Même pour une simple brève, on peut avoir à effectuer une vérification qui relève de l'investigation! En ce qui concerne la chlordécone, j'aborde des problématiques ponctuelles (résultat d'une étude sur la santé par exemple, qui ne me demande pas beaucoup d'investigation, j'ai juste besoin de lire la publication scientifique en détails) et je m'engage parfois sur des sujets qui me demande plusieurs semaines de travail : qu'en est-il de la faune marine (à l'époque où les résultats n'étaient pas connus), l'interdiction de la chlordécone en 1968 (peu connue...), etc. 5. Quelles difficultés avez-vous rencontrées durant cette affaire ? Je ne les ai pas forcément toutes en tête : – évidemment une volonté de rétention d'informations. Toutefois, il y a un gros effort de transparence de la part notamment de l'Etat, il ne faut pas être complètement négatif. Mais la difficulté arrive tout de suite lorsque les questions ne vont pas dans le sens de la communication de l'Etat ou d'autres. Ou bien lorsque cela fait trop de bruit : quand France-Antilles a annoncé en Une la contamination des langoustes, alors que l'Etat et la profession avaient plusieurs années pour mettre en place leur stratégie de communication, cela a beaucoup fait râler. – La rumeur populaire: on n’y pense pas toujours mais elle est terrible. Je passe sur les idées d'empoisonnement volontaire de la population à l'époque de l'épandage, etc, mais je peux prendre un exemple tout simple : les gens sont persuadés que la chlordécone a été épandue par avion, ce qui n'a jamais été le cas (cela n'aurait servi à rien pour le bananier d'ailleurs). 6. Quelle a été votre stratégie de communication pour capter l’attention des lecteurs tout en les informant sur les diverses avancées du dossier ? Je ne fais pas de la communication mais de l'information !La différence fondamentale entre journaliste et communicant. Différents moyens : – la titraille (c'est à dire titre chapo, etc) des articles – les infographies (cartes de la Martinique par ex) – des suppléments thématiques : 50 questions réponses sur la chlordécone ou alors la supplément sur la recherche chlordécone sorti le 31 janvier dernier Par ailleurs, je viens de coécrire un documentaire pour France O, qui sera diffusé à la rentrée. 7Durant l’année 2007, Il y a eu une redondance de l’information (Réunions interministérielles, préfectorales, colloques…) et relativement peu d’actions concrètes pour pallier à la pollution par les pesticides. 84 Pensez-vous qu’il y ait eu une certaine « lassitude » auprès de la population ? C'est faux de dire qu'il y a eu peu d'actions concrètes d'autant qu'elles ont commencé bien avant 2007, dès 1999. Par contre, pour des raisons diverses, la communication envers la population a toujours globalement été mauvaise et a globalement échoué jusqu'ici. Les raisons sont à chercher effectivement au niveau de l'Etat (je n'ai pas trop le temps d'entrer dans les détails) mais aussi parce que la chlordécone sert un peu de catalyseur de rancœurs (envers les békés, l'Etat, la banane, etc.) et aussi serait responsable de tous les problèmes de santé publique : diabète, obésité, cancers, etc! 8-Si oui, pourquoi et comment faites-vous pour y remédier tout en continuant d’alimenter le débat ? J'essaie d'informer toujours. Je fais de la veille, je dois être le seul média à suivre les réunions bi annuelles en préfecture que l'on appelle Grephy. Important : je donne la parole à tout le monde. Cela semble être un principe de journalisme basique, mais la tentation peut être grande de donner toujours la parole à ceux qui disent que rien n'est fait, etc... Ce n'est pas mon choix : les associations de protection de l'environnement ont droit au même respect que les services de l'Etat ou les agriculteurs ou n'importe qui. 9-Dans certaines de vos tournures de phrase ou dans le titre des articles, on ressent parfois une pointe d’ironie, A quoi était-elle due ? En général, c'est justement pour attirer le lecteur! 10 Pourquoi donne-t-on essentiellement la parole aux experts (chercheurs, médecins, représentants, politiciens…) et si peu aux victimes (personnes exposées directement ou indirectement aux pesticides) ? C'est une bonne question. En fait, je n'ai évidemment pas que ce dossier, je suis toute seule à traiter beaucoup de choses! Au début, j'ai donné la parole aux victimes mais, petit à petit, je me suis un peu plus orientée vers l'explication donnée aux populations. En effet, j'ai l'impression que la population est tellement mal informée que j'essaie d'apporter un max de réponses, notamment scientifiques, car c'est important. Si j'avais plus de temps, je donnerai plus la parole aux victimes, qui s'expriment beaucoup sur les autres médias, qui a contrario, font très peu d'exercice de pédagogie! Mais en ce moment par ex, je prépare un article avec un agriculteur victime. 85 J'ai aussi très souvent donné la parole aux pécheurs en pleine crise. 11 Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’interview de propriétaires exploitants bananiers ? Si il y a en eu plusieurs. Ce sera aussi le cas dans le documentaire que je prépare où les grands planteurs s'expriment. Toutefois, il faut bien avoir en tête qu’ils avaient l'autorisation d'épandre le produit, donnée par l'Etat, les grands planteurs comme les petits. La stigmatisation relève d'autres ressorts que la pollution à la chlordécone. Il y a aussi ceux qui sont victimes! Les planteurs qui ont voulu se mettre à l'élevage sur des terres potentiellement polluées ont des problèmes par ex. 11 A partir de 2007, on retrouve des communiqués de la rédaction France-Antilles (précédant l’article ou le dossier) qui rappelle les principes de l’éthique journalistique auxquels vous obéissez et notamment sur la transparence de vos enquêtes, pourquoi cette démarche ? Dommage que vous ne mettiez pas la citation. Oui, on aime bien le rappeler. Je travaille par ailleurs (et c'est à la mode) sur une charte déontologique pour les journalistes avec le club presse Martinique. Les gens ont besoin d'être informés sur ce qu'est le journalisme et ce qui n'en est pas! 12 On retrouve également des illustrations satiriques (mais humoristiques) sur le thème du chlordécone à coté de certains articles, quelles étaient leurs fonctions ? C'est la fonction du dessin de presse, que ce soit sur ce sujet ou sur un autre. 13 Est-ce que le gouvernement à un droit de regard sur ce qui est publié dans le journal de référence France Antilles ? Jamais!! Je ne fais pas relire non plus mes interviews, sauf lorsqu'il y a des questions techniques pointues et que je veux être certaine de ne pas faire d'erreur. Par ailleurs, la rédaction et le service pub de France- Antilles sont bien distincts. 86 Si cela avait été le cas une fois, je l'aurais fait largement savoir, vous pouvez me faire confiance pour cela. J'ai un rédacteur en chef qui me soutient beaucoup. 14 De manière générale, pour la rédaction des articles, vous a-t-il fallu aller vers l’information ou l’information est-elle venue directement à vous ? Vraiment variable, comme toutes les informations et tous les dossiers. 15 En quoi le livre de Louis BOUTRIN et de Raphaël CONFIANT : « Chronique d’un empoisonnement annoncé » est un tournant dans l’affaire du Chlordécone? Effectivement, cela faisait du bien d'avoir quelque chose d'un peu synthétique sur la question, polémique, etc. Mais cela n'a, à mon avis, pas eu l'impact escompté au niveau de la population. Est-ce que les gens s'impliquent vraiment dans cette affaire-là, non! Quelle association de consommateurs a réclamé jusqu'ici une véritable traçabilité visible des produits? Aucune! Les associations de protection de l'environnement sont dans leurs rôles, mais elles sont aussi peu nombreuses. Bref, la société civile ne joue pas vraiment son rôle. 16 Que pensez-vous d’une part de l’intervention du professeur Dominique BELPOMME entant que scientifique et d’autre part en tant qu’acteur dans l’affaire du Chlordécone ? Pour faire vite, il a été un très bon lanceur d'alerte car la médiatisation de son rapport a entrainé le premier plan chlordécone (mais je répète que beaucoup de choses se faisaient déjà avant, par contre les moyens alloués ont été plus importants) Par contre, il s'est drapé dans son titre de médecin cancérologue alors que son rapport n'avait rien d'une publication scientifique, il était même médiocre. Une bonne source m'avait dit qu'il avait, à cette époque, surtout envie de se faire remarquer pour pouvoir participer au grenelle de l'environnement. Mais je pourrai parler longuement de cela, de la manière dont il a essayé de dire qu'on lui avait fait dire ce qu'il n'avait pas dit et il suffit de retrouver dans les archives de RFO pour voir qu'il a fait machine arrière, et sous la pression de ses pairs, et non sous la pression du gouvernement. 87 17 Selon vous, pour quelle raison les cris d’alarme des écologistes et chercheurs depuis 1977 n’ont pas été entendus ? On était à l'époque de la chimie triomphante partout. Alors ce qui se passait à 8000 km de paris n'intéressait personne. La recherche a eu aussi un rôle très négatif : les pubs pour les pesticides de l'époque sont à ces titres édifiants! 18 Avez-vous constaté une évolution dans le débat ? Si oui, quelles en ont été les grandes étapes ? Oui au niveau du dialogue entre association de protection de l'environnement et l'Etat notamment. Mais le problème reste toujours bloqué au niveau d'une petite élite sachant, et la population reste dans les mêmes schémas qu'il y a dix ans. 19 Cette affaire a-t-elle soulevée d’autres problèmes peut-être plus profonds (moraux, sociaux, politiques) ? Idée de la récupération et du catalyseur de rancœur que je développais tout à l'heure. 20 Pensez-vous que la communication concernant ce sujet peut s’effectuer de manière différente selon les canaux d’information utilisés (presse, web, télévision, radio) ? Oui, on n'a pas tous les mêmes fonctions. 21 Durant le déchainement médiatique avez-vous eu un retour des lecteurs (lettres, témoignages, appels téléphoniques, mails) ? Oui, mais pas assez à mon goût. Que ce soit pour ce sujet ou sur d'autres, les gens ne s'emparent pas assez du pouvoir que représente la presse, notamment une presse qui a beaucoup de liberté comme c'est le cas de France- Antilles (parce que notre patron est très loin....) 88 22 Etiez-vous en contact avec des journalistes de métropole? Si oui, l’êtes-vous toujours ? Oui, je suis moi-même correspondante de Reuters et du Parisien. 23 Aujourd’hui, il y a-t-il toujours un parfum de scandale dans cette affaire ou relève-t-elle seulement d’une information publique ? 24 Pour conclure, quel est votre avis personnel sur l’affaire du chlordécone et sa médiatisation ? Manque de temps pour répondre aux autres questions 89 Entretien Franck ZOZOR Journaliste, reporter Chaine télévisé Martinique 1ère 1- Quelles sont vos fonctions au sein de la chaine télévisée Martinique 1ere ? Je suis journaliste rédacteur à Martinique 1ere. Mon rôle écrire, rédiger, ou créer des reportages à partir d’images réalisées par un journaliste reporter d’images 2- Depuis quand réalisez-vous des reportages sur le thème du Chlordécone et/ou dans une plus large mesure sur les pesticides en Martinique ? Nous nous sommes intéressés aux pesticides fin des années 90, entre 97 et 99. C’est à cette période que les écologistes martiniquais ont eu accès à des documents, des expertises scientifiques provenant essentiellement du Canada. Il s’agissait notamment d’études menées sur les poissons, en effet à cette période les chercheurs canadiens retrouvaient des anomalies chez les saumons provenant d’élevages proches de terres agricoles ou l’on utilisait des pesticides. Au même moment le corps médical martiniquais attirait l’attention de manière non officielle sur le nombre de cas de cancer en net augmentation au sein de la population. A l’époque faire des sujets sur les pesticides, ce n’était pas très sexy, nous n’étions pas très crédibles, c’était croire à des hypothèses qui étaient contredites par les responsables des différents services de l’Etat. « L’Etat veille sur vous tout va bien ». De plus les écologistes martiniquais avaient et ont toujours cette étiquette politique d’indépendantiste, les représentants de l’Etat n’avaient aucun mal à faire croire à la population et aux journalistes qu’il ne s’agissait la que de manœuvres politiques. C’est dans ce contexte que nos reportages ont commencé, tout ça parce que ces écolos nous leurs avons fait 90 confiance, car en plus d’être écolos, ils ont été nos profs au lycée, prof d’histoire de lettres ou de physique, le préfet nous ne le connaissions pas. 3- Etiez-vous missionné par la chaine ou était-ce une recherche personnelle sur un sujet qui vous tenait à cœur ? La chance que nous avons eu à l’époque c’est d’avoir un redac chef sensible à ces questions. Il nous laissait donc le libre choix de nos angles, à cette période le débat portait sur la question de l’eau potable. Etait-elle ou pas contaminée ? Aujourd’hui on sait que oui, mais à l’époque les services de l’Etat disait que l’eau était tout à fait potable. Notre rédac chef nous a laissé enquêter, en respectant les règles journalistiques de base évidemment, ne s’inquiétant pas de ce que pouvait en penser le préfet du moment. Je rappelle que Martinique 1ere, à l’époque RFO est une télévision du service publique et que nous dépendons du ministère de la Culture. Mais une chose est certaine, il y avait de notre part une forme de militantisme écolo, nous ne savions pas si les écologistes de l’ASSAUPAMAR disaient vrai, mais nous voulions que les services de l’Etat nous prouvent de manière scientifique que les écolos avaient tord. 4- Etait-ce un travail d’investigation ou un travail ponctuel (durée) ? C’ était à la fois un travail d’investigation puisque toutes les informations des écologistes devaient être vérifiées quelque fois en anglais, nous devions nous même aller sur des pistes de travail très techniques pour réaliser nos reportages et surtout voir ce qui se passaient au niveau de la France, même si nous ne produisions pas de reportage, il fallait tout le temps se mettre au courant. Mais il y a eu 2 périodes, le premier ou l’on ne parlait pas encore du Chlordécone mais des pesticides, là c’était quelques reportages de temps à autre. Et puis la période ou l’un des pesticides prend le dessus, et toute la presse en parle et tout le temps c’est vers 2004/2005. 5- Quelles difficultés avez-vous rencontrées durant cette affaire ? Aucunes si ce n’est le manque d’information sur le sujet. Le net ne disait rien, quant au fait que les services de l’Etat refusaient toute communication ce n’était pas un problème, ils étaient dans leur rôle. Mais quand j’y pense l’une des difficultés a été de convaincre les téléspectateurs qui au début était très sceptiques. 91 6- Quelle a été votre stratégie de communication pour capter l’attention de la population tout en les informant sur les diverses avancées du dossier ? Il n’y a pas eu de stratégie de communication. Les gens ont été touchés quand nous avons parlé de l’eau. Quand ils ont compris que l’eau qu’ils buvaient était polluée. Nous avons relayé le message des écolos qui disaient que les tests pratiqués en France pour vérifier que l’eau était bien potable ne pouvaient fonctionner en Martinique. En France c’est l’eau de la nappe phréatique qui est consommée. En Martinique c’est l’eau de surface, l’eau des rivières. En France les pesticides arrivent difficilement à la nappe phréatique, donc « à l’époque » pas la peine de les chercher dans l’eau du robinet. En Martinique, les pesticides se retrouvent dans l’eau de rivière après les pluies, et personne ne les recherche puisque le protocole de recherche vient de France et que ce sont les lois françaises qui sont appliquées chez nous. C’est en tout cas ce que l’on nous a expliqué après coup, après bien des batailles, et c’est à ce moment-là que les gens ont pris conscience des dangers. 7- Durant l’année 2007, Il y a eu une redondance de l’information et relativement peu d’actions concrètes pour pallier à la pollution par les pesticides. (Réunions interministérielles, préfectorales, colloques…) Pensez-vous qu’il y ait eu une certaine « lassitude »auprès de la population ? Non, pas de lassitude de la population, si je puis dire le combat était gagné en 2007, les ministres ne faisaient que se donner bonne conscience, ils arrivaient alors que l’incendie était éteint. En 2007 quand l’hexagone découvre l’affaire des pesticides en Guadeloupe et en Martinique, chez nous le problème est en partie réglé. En 2007, La molécule du chlordécone est identifiée, les terres contaminées en partie répertoriées, des dispositions sont prises dans les usines de production d’eau potable pour traiter les pesticides, la population est rassurée en 2007, tout le reste à mon avis n’est que cinéma. Et cela nous le devons aux politiques locaux qui eux aussi ont cru que les écolos étaient dans le vrai, sans attendre les directives de l’Etat ils ont pris des dispositions. 8- Si oui, pourquoi et comment faites- vous pour y remédier tout en continuant d’alimenter le débat ? 9- Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’interviews de propriétaires exploitants bananiers ? Parce qu’ils savaient depuis les années 80 que le chlordécone était dangereux pour les hommes mais aussi pour l’environnement. Interdit aux USA depuis les années 70 puis en France, les planteurs demandent aux ministres de l’agriculture de l’époque une dérogation pour les Antilles. Les propriétaires de 92 bananeraies savent qu’ils ont pollués au détriment de la santé des Martiniquais et de leurs ouvriers, et c’est ce qui explique leur discrétion. De plus certaines personnes veulent aujourd’hui que l’on applique le principe du pollueur payeur. 10- Est-ce que le gouvernement a un droit de regard sur vos reportages télévisés ? Nous sommes une télévision qui fonctionne comme toute télévision de France ou dans tous pays libres. Le gouvernement ne peut officiellement faire aucune remarque quant à notre ligne éditoriale, en revanche des pressions non officielles peuvent être exercées sur nos rédacteurs en chef, mais cela nous n’en avons pas été informés. 11- Avez-vous été contrait de supprimer des passages ou de modifier votre discours médiatique dans cette affaire ? Non absolument pas. 12- De manière générale, pour la réalisation de vos reportages, vous a-t-il fallu aller vers l’information ou l’information est-elle venue directement à vous ? Nous avons travaillé en collaboration avec les écologistes ils nous ont apporté une aide très précieuse, ils nous ont formé à propos des effets des pesticides sur le corps humain et globalement sur la dangerosité de ces produits. Ensuite cela a été plus facile pour nous quand nous avons dû interpréter les différents rapports des autorités, ou conclusions des spécialistes de l’environnement. L’information est donc venue vers nous si l’on puis dire mais nous avons tout de même dû nous former et nous informer aux pesticides. 13- En quoi le livre de Louis BOUTRIN et de Raphaël CONFIANT : « Chronique d’un empoisonnement annoncé » est un tournant dans l’affaire du Chlordécone? Ce livre n’a pas été un tournant il n’a en aucun cas apporté d’éléments nouveaux a la problématique. C’est comme pour les ministres au moment où il a été publié l’incendie était partiellement éteint, pour l’ avoir lu, je me demande si quelqu’un se souvient encore de la problématique qu’il développait. 14- Que pensez-vous d’une part de l’intervention du professeur Dominique BELPOMME en tant que scientifique et d’autre part en tant qu’acteur dans l’affaire du Chlordécone ? 93 L’intervention de D BELPOMME a eu pour effet la médiatisation de cette affaire au niveau national, c’est vrai qu’il a été très critiqué par d’autres scientifiques après cette conférence de presse mais son intervention à l’assemblée nationale a été une bonne chose. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il avait ce jour-là été invité par une association écologique martiniquaise qui s’appelle PUMA. C’est a l’initiative de PUMA qu’il a pu s’exprimer devant la presse de l’hexagone, ce jour-là j’étais à cette conférence de presse. 15- Selon vous, pour quelle raison les cris d’alarme des écologistes et chercheurs depuis 1977 n’ont pas été entendus ? Les écologistes ont dû s’organiser, organiser leur combat à tout point de vue, ils n’étaient pas formés à cela, dans l’hexagone également ces batailles ne sont pas fréquentes. Mais il ne faut pas oublier que ce combat la, les écologistes le menaient contre de grands propriétaires terriens, anciens propriétaires d’esclaves, ceux qui ont encore l’écoute du pouvoir en place, quel que soit la couleur politique du président de la république en place 16- Avez-vous constaté une évolution dans le débat ? Quelles en ont été les grandes étapes ? Oui aujourd’hui c’est l’Etat qui organise des colloques de prévention contre les pesticides, dans quelques jours une table ronde se tiendra à la préfecture de Fort de France. Il y a quelques années les patrons de la banane auraient certainement interdit cette conférence. 17- Cette affaire a-t-elle soulevée d’autres problèmes peut-être plus profonds (moraux, sociaux, politiques) ? Difficile à dire pour l’instant, mais ce qui est certain c’est que nombreux sont ceux qui attendent aujourd’hui une enquête judiciaire et un procès. 18- Pensez-vous que la communication concernant ce sujet peut s’effectuer de manière différente selon les canaux d’information utilisés (presse, web, télévision, radio) ? NON. Parce que la manière dont cette affaire nous est arrivée, était assez subite. Nous savions que ces reportages étaient importants et tous les médias 94 ont plus ou moins suivi la même voie, même si il faut le reconnaitre, Martinique 1ère a été le média qui a porté cette affaire. 19- Martinique 1ere a-t-elle connue un taux d’audience plus important lors des reportages sur le Chlordécone ? Avez-vous eu des retours des téléspectateurs par la suite ? (lettres, appels téléphoniques, témoignages, mails)? Difficile à dire, concernant le taux d’audience, nous journalistes n’avons pas accès à ces informations-là. Pour les retours des téléspectateurs c’est pareil. 20- Etiez-vous en contact avec des journalistes de métropole? Si oui, l’êtes-vous toujours ? Non aucun contact avec des journalistes de France. 21- Aujourd’hui, il y a-t-il toujours un parfum de scandale dans cette affaire ou relève-t-elle seulement d’une information publique ? Aujourd’hui les agriculteurs sont très touchés. Certaines terres sont polluées c’est plus qu’un scandale, nombreux sont ceux qui attendent un procès 22- Pour conclure, quel est votre avis personnel sur l’affaire du chlordécone et sa médiatisation Cette affaire n’aurait jamais pu sortir, avant 1981, c’est à partir de cette année la dit-on que les journalistes ont commencé à être libre en France. Quand nous avons commencé nous ne savions pas ce qui allait se passer. Personne ne savait jusqu’où nous serions allés, ce que nous aurions découvert, jusqu’ à maintenant nous ne sommes pas encore conscient de ce que nous avons fait grâce à eux les écolos. 95 96