L`éditorial de la revue

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L`éditorial de la revue
Éditorial
Pollution par le chlordécone
aux Antilles
Quel impact sur la santé
de la population ?
LUC MULTIGNER1
SYLVAINE CORDIER1
PHILIPPE KADHEL2
FARIDA HUC-TERKI3
PASCAL BLANCHET4
HENRI BATAILLE5
EUSTASE JANKY2
1
Institut national de la santé
et de recherche médicale
(Inserm),
U625,
Campus de Beaulieu,
Avenue général Leclerc,
Université Rennes 1,
35042 Rennes cedex
<luc.multigner@rennes.
inserm.fr>
<sylvaine.cordier@rennes.
inserm.fr>
2
Service de gynécologieobstétrique,
Centre hospitalier
universitaire
Pointe-à-Pitre Abymes,
97159 Pointe-à-Pitre cedex
Guadeloupe
<[email protected]>
<[email protected]>
3
Centre interprofessionnel
de santé au travail (CIST),
Rue Salvador Allende,
97100 Basse-Terre,
Guadeloupe
<[email protected]>
4
Service d’urologie,
Centre hospitalier
universitaire
Pointe-à-Pitre Abymes,
97159 Pointe-à-Pitre cedex
Guadeloupe
<[email protected]>
doi: 10.1684/ers.2007.0121
5
Service de pédiatrie,
Centre hospitalier
universitaire
Pointe-à-Pitre Abymes,
97159 Pointe-à-Pitre cedex
Guadeloupe
<[email protected]>
L
a Martinique et les îles principales de l’archipel de la Guadeloupe, Grande-Terre et Basse-Terre,
subissent actuellement une pollution de l’environnement par le chlordécone. Il s’agit d’un
insecticide organochloré employé jusqu’en 1993 aux Antilles pour lutter contre le charançon du
bananier. La persistance du chlordécone dans les sols consacrés à la culture de la banane, sa
présence dans les eaux de rivières et la contamination de certaines espèces de la faune sauvage, ont
été rapportées en Guadeloupe pour la première fois par des chercheurs de l’Institut national de la
recherche agronomique (Inra) en 1977 et 1980 [1, 2]. En 1999, les Directions départementales des
Affaires sanitaires et sociales (Ddass) de Martinique et Guadeloupe ont mis en évidence une
contamination par le chlordécone de diverses ressources en eaux destinées à la consommation
humaine. Depuis, et sous l’impulsion des services déconcentrés de l’État, des campagnes de
surveillance ont confirmé l’étendue de cette pollution aux soles bananières et aux rivières des
bassins-versants ainsi qu’à certaines denrées alimentaires d’origine végétales - principalement
légumes racines - et animales [3]. Aujourd’hui, grâce à des mesures appropriées avant distribution,
mises en place dès 1999, l’ensemble de l’eau potable délivrée aux consommateurs est pratiquement
indemne de chlordécone. Par ailleurs, à partir de 2003, des arrêtés préfectoraux visant à contrôler la
pollution des sols avant mise en culture et l’adoption de limites maximales de résidus dans les
aliments ont permis de réduire l’exposition de la population.
La pollution des milieux naturels de la Martinique et de la Guadeloupe et la contamination de la
chaîne trophique par le chlordécone sont conformes avec sa faible dégradation biotique et abiotique
ainsi qu’avec sa grande capacité à se bioconcentrer puis à se bioaccumuler dans la chaîne trophique.
Cette situation suscite de nombreuses interrogations légitimes concernant les conséquences qu’elle
pourrait entraîner sur la santé des populations. D’aucuns attribuent la survenue de diverses pathologies, certaines fréquentes parmi les populations des Antilles, au chlordécone. Mais qu’en est-il
exactement ?
On dispose de nombreuses informations concernant la dangerosité du chlordécone et les risques,
c’est-à-dire la probabilité de survenue d’un effet indésirable, chez l’homme. Décrites de manière
détaillée dans la littérature scientifique internationale, elles proviennent de l’observation des
conséquences d’une exposition au chlordécone chez les employés d’une usine fabriquant ce produit
à Hopewell (Virginie, États-Unis), mais aussi chez des résidents à proximité de l’usine, vers le milieu
des années 1970.
Cette exposition à Hopewell, qui s’est étalée sur quelques années et à des degrés variables
d’intensité selon les individus, fut à l’origine d’un ensemble de signes et de symptômes regroupés
sous la dénomination de « Kepone syndrome ». Ce syndrome se caractérise par des atteintes
neurologiques originales (tremblements des membres, incoordination motrice, troubles de l’humeur
et de la mémoire récente, mouvements anarchiques des globes oculaires) et testiculaires (modifications de certaines caractéristiques spermatiques) [4-6]. L’apparition ainsi que la sévérité du tableau
clinique ont été retrouvées corrélées à la concentration plasmatique en chlordécone, permettant
d’établir un seuil minimal associé à la présence d’un signe ou d’un symptôme clinique de 1 mg/L et
un seuil associé à une absence d’effet indésirable observé compris entre 0,2 et 0,5 mg/L [7]. Bien que
le chlordécone soit excrété par les voies biliaires, il subit une réabsorption intestinale importante et,
de ce fait, son élimination est particulièrement lente. L’administration par voie orale de chlolestyramine a été employée chez les cas les plus graves. En se fixant au chlordécone dans la lumière
intestinale, il empêche sa réabsorption et facilite son élimination par les fèces. Cette thérapeutique a
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entraîné une diminution de la concentration plasmatique en chlordécone ainsi qu’une amélioration
notable sur le plan clinique. Au terme d’un suivi sur une dizaine d’années, les manifestations cliniques
avaient disparu dans la plupart des cas, tout comme le chlordécone devenu indétectable dans le
plasma [7]. Aucun autre trouble, tumoral ou non tumoral, ne fut signalé au cours de ce suivi.
Chez l’animal adulte de laboratoire, l’exposition au chlordécone entraîne également des effets
neurologiques et testiculaires similaires à ceux observés chez l’homme [8]. L’exposition au chlordécone chez des femelles gestantes entraîne des atteintes du développement intra-utérin et du développement neurocomportemental chez la portée [9, 10]. Des études, in vitro puis in vivo, ont montré
sans ambiguïté que le chlordécone possède des propriétés hormonales œstrogéniques [11-13].
Finalement, et en dépit d’une absence de génotoxicité, le chlordécone induit la survenue d’adénocarcinomes hépatiques chez le rat et la souris [14].
Des analyses réalisées récemment en Guadeloupe auprès d’une centaine d’hommes adultes, dont
la moitié sont des ouvriers agricoles de la banane, indiquent que les concentrations plasmatiques en
chlordécone sont, en moyenne, de 0,005 mg/L avec une valeur maximum de 0,1 mg/L [15]. Aucune
association n’a été retrouvée entre les concentrations plasmatiques en chlordécone et divers paramètres mesurant la fertilité de ces hommes [15]. Ce résultat est cohérent avec ce qui a été observé à
Hopewell où des modifications de caractéristiques spermatiques ont été constatées pour des niveaux
d’exposition dépassant 1 mg/L [5]. Une première série d’analyses réalisées chez des femmes enceintes et leurs nouveau-nés en Guadeloupe montre également une contamination au chlordécone avec
des valeurs moyennes de 0,003 et 0,001 mg/L respectivement (données non publiées). Par conséquent, à l’heure actuelle, le risque de survenue chez l’adulte de pathologies comme celles observées
à la suite de l’exposition de Hopewell semble très faible aux Antilles. Cependant, il reste de
nombreuses incertitudes.
Certaines populations, femmes enceintes ou enfants, n’ont pas été exposées à Hopewell, et donc,
on ne peut préjuger des conséquences qu’une imprégnation au chlordécone, aux niveaux actuellement constatés aux Antilles, pourrait avoir, compte tenu de leur sensibilité accrue aux xénobiotiques.
Selon les enquêtes périnatales nationales, les taux de prématurité et de faible poids de naissance sont
plus élevés aux Antilles qu’en métropole. Cela est expliqué en partie par la prévalence élevée des
infections materno-fœtales, de l’hypertension et du diabète gestationnel [16]. On ne dispose pas
d’informations concernant l’incidence des malformations congénitales, ce qui ne permet pas d’objectiver l’existence d’une éventuelle augmentation de ces dernières aux Antilles.
Les pathologies survenant à un âge avancé n’ont pas été observées à Hopewell eu égard à
l’absence de suivi à très long terme. Le chlordécone est, de par ses propriétés hormonales et
cancérogènes, susceptible de moduler la survenue de pathologies tumorales, en particulier les
cancers hormonodépendants et de la sphère urogénitale. Le cancer de la prostate est particulièrement
fréquent parmi les populations antillaises [17, 18], tout comme dans de nombreuses autres îles de la
Caraïbe et chez les populations noires américaines. L’incidence du cancer du sein aux Antilles est du
même ordre de grandeur que celle observée dans la plupart des autres îles de la Caraïbe et inférieure
à celle des populations caucasiennes dans les pays occidentaux, France comprise [17]. Quant au
cancer du testicule, dont l’incidence augmente régulièrement dans de nombreux pays occidentaux, il
est exceptionnel parmi les populations antillaises.
L’impact que pourrait avoir le chlordécone dans la survenue de pathologies neurodégénératives
telles que la maladie de Parkinson ou d’Alzheimer a été également évoqué. Il n’existe pas de données
concernant la prévalence de ces pathologies aux Antilles. Seule la répartition des formes cliniques de
la maladie de Parkinson est connue, avec un pourcentage de formes dites atypiques particulièrement
élevé [19]. Cette situation particulière est également retrouvée dans diverses régions du monde telles
que l’île de Guam, la Nouvelle-Calédonie, la Nouvelle-Guinée ou la péninsule de Kii au Japon.
Notons que les nombreuses données concernant la neurotoxicité du chlordécone montrent qu’il n’y
a, à ce jour, aucun élément objectif justifiant une éventuelle relation physiopathologique avec la
survenue de troubles neurodégénératifs.
Pour répondre à certaines interrogations concernant les conséquences de la pollution au chlordécone sur la santé des populations aux Antilles, de nouvelles recherches clinico-épidémiologiques
ont été entreprises. Elles associent des équipes de l’Institut national de la santé et de la recherche
médicale (Inserm) à des services hospitaliers du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Pointe-àPitre en collaboration avec d’autres équipes guadeloupéennes, martiniquaises, métropolitaines et
étrangères. Les objectifs ont été choisis en tenant compte de l’état de la connaissance scientifique et
médicale sur la toxicité du chlordécone, des hypothèses qui en découlent ainsi que des particularités
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Pollution par le chlordécone aux Antilles Quel impact sur la santé de la population ?
de l’état sanitaire de la population. Ces études concernent principalement le cancer de la prostate, les
issues défavorables de la grossesse, les anomalies du développement intra-utérin et les atteintes du
neurodéveloppement postnatal. Elles se déroulent en Guadeloupe, devraient apporter des réponses à
brève échéance, vraisemblablement vers la fin de l’année 2008, et ainsi contribuer à une meilleure
connaissance des risques encourus par la population.
n
Références
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