Dossier spectacle de Van Gogh le suicidé de la société

Transcription

Dossier spectacle de Van Gogh le suicidé de la société
Dessin Thibault Lacroix
Van Gogh
LE SUICIDÉ DE LA SOCIÉTÉ
©Editions Gallimard
d’Antonin Artaud
Le Vox
Les 20, 21, 22, 25 et 26 novembre I Théâtre I Résidence I Création I Coproduction
Jeu 20 nov I 20h45 . Ven 21 nov I 20h45
Mer 26 nov I 19h45
Ouverture de billetterie 27 septembre
Tarif plein 20 € . réduit 11 €
. Sam 22 nov I 20h45 . Mar 25 nov I 20h45
Compagnie Les 3 sentiers et Compagnie Querelle.
Mise en scène Erwan Daouphars.
Musique Marcello Guiliani. Image Pierre-Yves Diez. Dessin d’animation Thibault Lacroix.
Avec Thibault Lacroix.
Production Compagnie Les 3 sentiers, Compagnie Querelle, Le Trident --- Scène nationale de
Cherbourg-Octeville, Amda production.
Durée (en création)
Une sélection d’ouvrages de la librairie Ryst sera en vente, sur place, lors des représentations.
Sommaire
Autour de Van Gogh le suicidé de la société
3
Introduction
4
La note d’intention
5
Quelques repères chronologiques
L’auteur, Antonin Artaud
7
De qui parle-t-on ? Vincent Willem Van Gogh
8
Qui parle ? Kurt Cobain
9
Le metteur en scène. Erwan Daouphars
9
L’acteur, Thibault Lacroix
9
La musique, Marcello Giuliani
10
Les images, Pierre-Yves Diez
10
Antonin Artaud. Lettres inédites à Pablo Picasso
11
Antonin Artaud. Lettre inédite à Hans Hartung
13
L’homme acteur par Evelyne Grossman
14
Artaud, oui… Entretien avec Jacques Derrida
19
Contacts
26
2
Autour de Van Gogh
le suicidé de la société
Riches heures
[Rencontre]
La poésie au théâtre
Le mercredi 26 novembre à l’issue de la représentation
[Cinéma]
Van Gogh I de Maurice Pialat I 1991
Cinéma Odéon I jeudi 20, vendredi 21, lundi 24, mardi 25 novembre I 18 h
Durée 2h38 I Tarification Odéon
En partenariat avec le cinéma Odéon
(séance scolaire sur demande)
Avec Jacques Dutronc, Alexandra London, Gérard Sety, Bernard Le Coq, Corinne Bourdon, Elsa Zylberstein.
Arrivé fin mai 1890 à Auvers-sur-Oise pour se faire soigner par le docteur Gachet, Van Gogh va vivre ses derniers jours entre
l’amour et le désespoir. Cette dernière période de sa vie est la plus féconde, puisqu’il va réaliser une centaine de tableaux
et de dessins. Le travail dans l’angoisse, ses amours déçues pour Marguerite la bourgeoise et Cathy la prostituée, la
panique devant l’échec et cette sensation de peser toujours plus sur son frère Théo et sa belle-sœur Johanna, au moment
de la naissance de leur enfant, la chaleur et la sensualité de ce dernier été, tout le conduit à cette mort annoncée.
[Documentaire]
La véritable histoire d’Artaud le Mômo I de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur I 1993
Salle Paul Eluard I le samedi 8 novembre I 16h I Durée 2h30 I Entrée libre
En partenariat avec la Bibliothèque Jacques Prévert
Antonin Artaud a laissé une empreinte indélébile dans la voix et le visage des amis qui l’arrachent de l’asile de Rodez et
l’accompagnent les deux dernières années de sa vie à la maison de santé d’Ivry (1946-1948). A travers leurs témoignages,
de nombreuses photos inédites et la voix enregistrée d’Artaud, le documentaire cerne la « vérité » de celui qui bouleversa
leur vie. Le portrait d’un rebelle qui échappe à toute logique.
[Atelier]
D’une rimbaldienne synopsie
La terre a tressailli d’un souffle prophétique - Gérard de Nerval
Depuis Van Gogh, nous sommes tous des autodidactes - Pablo Picasso
Ces deux citations choisies par Thibault Lacroix (comédien et poète) et Erwan Daouphars (metteur en scène) en disent
long sur l’aventure qui vous attend. N’attendez ni méthode, ni recette, mais venez avec ce que vous savez déjà et avec
l’urgence de dire votre amour ou votre révolte.
A partir d’improvisations et de textes poétiques, vous essaierez de remonter à la source de la revendication pour faire de
l’acte théâtral une réelle manifestation.
Pour en savoir plus sur cet atelier d’insurrection qu’ils souhaitent construire avec vous, nous vous invitions à venir rencontrer
les deux intervenants,
Théâtre de la Butte I samedi 18 octobre I 13h30 à 20h
Dimanche 19 octobre puis samedi et dimanche 29 et 30 novembre I 10h à 13h et 14h à 17h
Tout public à partir de 14 ans I Participation 40 € (35 € pour l’abonné), vos places pour l’âme et le
verbe et Van Gogh le suicidé de la société comprises
[Conférence]
Introduction à l’histoire de l’art : Artaud/Van Gogh
Salle Paul Eluard I le mardi 18 novembre I 20h30
Renseignements à l’esbaco au 02 33 43 33 74
En partenariat avec l’esbaco (école supérieure des beaux-arts de cherbourg-octeville) et la Société
des Amis des Musées et Monuments de Cherbourg et du Cotentin (SAMMCC)
A l’occasion de la création de Van Gogh d’Antonin Artaud, Jean-Charles Agboton-Jumeau, directeur de l’esbaco, propose une
conférence consacrée aux écrits d’Antonin Artaud sur Van Gogh.
[Répétition publique]
Le Vox I le mercredi 5 novembre I 18h45 à 19h45 I Entrée libre sur réservation au 02 33 88 55 55
3
Introduction
Au dernier jour de sa vie, Kurt Cobain, la star du grunge, est dans la véranda de sa maison. Il erre
entre sa guitare électrique et les livres qui l’entourent.
Indécis, désespéré, il casse tout ce qu’il a à portée de main ; scande, déclame et hurle en dernier
recours ce texte qui le hante comme une nécessité et brûle chaque page comme on brûle ses
propres ailes. Rappelons que jusqu’en Amérique, Artaud n’a pas laissé indifférents les poètes et les
acteurs de la trempe de Jim Jarmush ou de Johnny Deep, d’où cette transposition allégorique, qui
nous mène chez Kurt Cobain, une heure et demi avant son propre suicide. Kurt lui-même se
projette, par les procédés de la 3D, et se transporte dans la chambre de Van Gogh, puis dans son
champ de blé.
Le spectacle peut prendre l’apparence d’une conférence, mais qui dégénère à l’image des
chansons de la rock star, emblème de toute une génération sacrifiée, qui déclarait : « j'aime rêver
qu'un jour la jeunesse de ce monde connaîtra un sentiment de Solidarité Générationnelle. » N'en
est-il pas plus que temps ?
Entre les 900 toiles du peintre qui défilent en fond de scène, les paroles sur la peinture attaquant
les institutions, et les musiques grunges qui ponctuent ce drame intense, Kurt se prend au jeu et
finit dans une apothéose par un suicide à la chevrotine. Certaines lettres de Van Gogh à son frère
Théo ainsi que certains textes de Mr Cobain sont rendus au public comme le témoignage de la
plus abasourdissante authenticité.
« ...et je crois qu'il y a toujours quelqu'un à la minute de la mort extrême pour vous dépouiller de
votre propre vie. Mais dans le cas de suicide, il faut une armée de mauvais êtres pour décider le
corps au geste contre-nature de se priver de sa propre vie ».
Ainsi, plusieurs coups de feu seront tirés sur l’acteur qui se retrouve à la fin comme un vrai St
Sébastien, si transpercé chaque fois, par un autre ou son double qui entre armé dans la serre, la
chambre ou le champs et le tue, qu'il se suicide enfin, et « nous nous sommes enfin suicidés, car
ne sommes-nous pas tous, comme le pauvre Van Gogh lui-même, des suicidés de la société. »
4
La note d’intention
Par Thibault Lacroix
La seule note d'intention valable ici et la seule motivation qui nous anime est de parler des
suicidés géniaux que l'exemplaire hypocrisie de notre société refoule avant de les ressortir à leur
mort, « enfin lancés à neuf dans l'actualité courante, réintroduits dans la circulation ».
Qui parle ? Est-ce Artaud ou l’acteur Thibault Lacroix ? Nous avons pensé à une troisième
alternative plus mordante : l’acteur est l’incarnation du chanteur grunge Kurt Cobain, qui découvre
Van Gogh à travers le texte d’Artaud, qu’il se récite et se vit comme une inquiétante litanie « à qui
aura l’oreille assez ouverte pour entendre la levée de ses mascarets ».
Thème cher à Artaud : se prendre pour quelqu'un d'autre, « oser enfin risquer le péché de l'autre ».
Ne signait-il pas lui-même Antonin Nalpas ou Jésus Christ.
Nous nous sommes rendu compte qu’à 150 ans de distance, ces trois personnalités ont essayé, au
péril de leur vie, l’exploit « d'émettre d'insupportables vérités » à la face de notre société qui ne
leur a pardonné qu’à leur mort leur indépendance, leur lucidité, leur « faculté de divination » et
leur refus de coopérer « à certaines hautes saletés sociales officiellement reconnues et
recommandées ».
Est-ce moi qui travaille ce texte ou est-ce ce texte qui me travaille depuis tant d’années ? Le
lisant et relisant, je n’ai pas l’impression de l’avoir appris : il m’est entré, s’est incrusté dans mon
cœur et veut à présent ressortir par ma bouche incendiée. Le transmettre et me transporter dans
cette chambre, entrer sur le plateau comme on entre en transe pour en sortir en transsudation
translucide. Transpercé comme un vrai St Sébastien ! Car la morale de notre sainte Église
catholique sous l’exemplaire hypocrisie de laquelle toute notre société est fondée, refuse que l’on
prie pour les suicidés.
N’est-il pas heureux que certains poètes rattrapent jusque dans les limbes de la conscience
générale les lacunes de cette prêtraille en carence d’empathie saine ? Ce texte qui peut s’avérer
être une déclaration de guerre à toutes nos institutions, n’est pas une déclaration de guerre, mais
une simple restitution, à Van Gogh, de ce que la société lui a ôté, ainsi qu’une mise au point
personnelle avec les bandits que Artaud a rencontré dans les hôpitaux modernes, ces psychiatres
et médecins chefs jaloux et groupés aux judas des portes de sa perception qu’il considère comme
des sécateurs d’énergie dont l'unique fonction est de vous empêcher d'avancer en vous
tourmentant le ciboulot. Hantant et grinçant comme autant de Judas groupés aux jalousies d’une
fenêtre ouverte sur les blés.
Je ne cherche pas à faire du prosélytisme en vous avouant que Van Gogh est bien le peintre le
plus étonnant qu'il m'ait été donné de voir et de lire. Mais c'est lui rendre complètement justice
que d'aller au bout de sa conscience.
C'est pourquoi cet objet théâtral griffe et tranche.
Ici, Kurt Cobain se prend pour Van Gogh autant que l'acteur en moi s'est pris, non plus tout à fait
pour Artaud, mais pour son texte. Au pied de la lettre, j'ai reconnu, entendu et vu l'essor de ses
Érinyes munies de fouets et portant des torches qui se lèvent et se soulèvent dans ces mots pour
propager leur épidémie de « bonne santé » et de fièvre « bienveillante ».
Le suicide est-il transmissible ? Dans la mort d’Artaud comme dans celle de Van Gogh et de Kurt
Cobain, il prend l’étrange et inquiétante tournure d’une délivrance. Alors en quoi le monde dans
lequel nous vivons incite-t-il et pousse-t-il certaines sensibilités exacerbées à se livrer au geste
contre-nature de se priver de leur propre vie ? C’est ce à quoi Antonin Artaud essaye de répondre à
travers ces 50 pages d’une lucidité sauvage et surprenante.
Et cette trinité de peintre, poète, musicien ne serait-elle pas prise dans un mouvement perpétuel,
un éternel retour ? En ce qui concerne Vincent Van Gogh et Antonin Artaud la tessiture de leur
peinture et de leur écriture semble se correspondre et se répondre à travers le temps. Mais en ce
qui concerne les causes de la présence et du suicide de Kurt Cobain, elles semblent
diamétralement opposées : quand Van Gogh et Artaud sont laissés aux bans de la société, Cobain
est au contraire propulsé en haut du star système et ne trouve apparemment pas cela vivable non
plus.
5
Ne seraient-ils pas tous les trois la même âme qui revient sans cesse bramer au premier plan leur
drame : la tragédie de leur volonté de clarté ?
C’est le fond du Ramayana de ne pas savoir de quoi l’âme est faite, mais de trouver qu’elle est et
fut toujours faite de quelque chose qui était avant. Je ne sais pas si en français le mot rémanence
existe, mais il traduit fort bien ce que je veux dire : l’âme est un suppôt, non un dépôt mais un
suppôt, ce qui toujours se relève et se soulève de ce qui autrefois a voulu subsister. Je voudrais
dire rémaner, demeurer pour réémaner, émaner en gardant son reste, être le reste qui va remonter.
« Pourquoi les toiles de Van Gogh me donnent-elles ainsi l’impression d’être vues comme de l’autre
côté de la tombe d’un monde où ces soleils en fin de compte auront été tout ce qui tourna et
éclaira joyeusement ? Car n’est-ce pas l’histoire entière de ce qu’on appela un jour l’âme qui vit et
meurt dans ses paysages convulsionnaires et dans ses fleurs ? » Artaud.
« Du moment que les gens n’y sont plus, on ne se souvient que de leurs bons moments et bonnes
qualités. Il s’agit pourtant surtout de chercher à les voir pendant qu’ils y sont encore. Ce serait si
simple et expliquerait si bien les atrocités de la vie, qui maintenant nous étonnent et nous navrent
tant. Si la vie avait encore un second hémisphère, invisible il est vrai, mais où l’on aborde en
expirant. À ceux qui font cet intéressant et grave voyage nos meilleurs vœux et nos meilleures
sympathies. » Van Gogh.
Faire ce spectacle, c’est reconnaître que le plateau n’est pas une plateforme, mais une possibilité
de changement radical face à des mentalités paresseuses, des habitudes morbides, des réflexes
de peur, des atavismes d'hypocrites… Ne plus servir le théâtre, mais s'en servir pour lui rendre, non
pas sa fonction bassement utilitaire d'éructations ou de divertissements, mais son accroche avec
le réel et le phénoménal, mais ses sensationnelles possibilités pensantes, titillantes comme la
tête chercheuse d'une ogive amoureuse de la vie et de la liberté. Toucher au nerf de la guerre en
se dépouillant de tout ce qui n’est pas nécessaire à l'action directe, car nous sommes en guerre.
Il s'agit aussi de faire un tir-croisé entre le public et le privé. Théâtre subventionné ou théâtre privé,
public de droite ou de gauche... Ce théâtre veut retrouver ses sources, apolitiques et
thaumaturgiques, convertir les partis adverses, recréer un point de rencontre indépendant pour bien
se pénétrer du délire de la réalité.
6
Quelques repères chronologiques
L’auteur, Antonin Artaud
« La vie du poète Artaud fut un incendie que personne, même pas ses meilleurs amis et amies, ne
pouvait éteindre, ni même circonscrire, ni même accepter. Il n’avait pas d’autre issue que la révolte.
La révolte quotidienne, intégrale, définitive. » Philippe Soupault
1896
4 septembre : naissance, à Marseille, d’Antoine Marie Joseph Artaud, dit Antonin. Son père, Antoine
Roi, est capitaine au long cours et possède une petite compagnie maritime. Sa mère, Euphrasie
Nalpas, est originaire de Smyrne. Ses deux grands-mères, Catherine Artaud et Marie Nalpas, sont
sœurs.
« Il y a un mystère dans ma vie, Marthe Robert, dont la base est que je ne suis pas né à Marseille
le 4 septembre 1896, mais que j’y suis passé ce jour-jà, venant d’ailleurs, parce qu’en réalité je ne
suis jamais né et qu’en vérité je ne peux pas mourir. » Lettre à Marthe Robert du 29 mars 1946.
1910-1921
Premiers poèmes qu’il publie dans la revue de son collège sous le pseudonyme de Louis des
Attides. Après plusieurs séjours dans des maisons de santé (dépressions, troubles « nerveux »), il
s’installe à Paris, confié au docteur Toulouse, qui le nomme co-secrétaire de sa revue Demain. Il
s’occupe de la rubrique critique (arts, littérature, théâtre). Rencontre Lugné-Poe ; devient figurant
de théâtre. Engagé dans la compagnie de Charles Dullin, qui deviendra plus tard l’Atelier
(plusieurs petits rôles). Rencontre avec Génica Athanasiou.
1923
Travaille avec la compagnie Pitoëff. Parution de son premier recueil de poèmes, Tric Trac du Ciel.
1924
Parution de la Correspondance avec Jacques Rivière à la NRF. Collabore à La Révolution surréaliste.
1925
Publie dans de très nombreuses revues ; responsable du n°3 de La Révolution surréaliste.
Publication du Pèse-Nerfs et de L’Ombilic des Limbes aux éditions de la NRF.
1926
Tournage du Napoléon d’Abel Gance (rôle de Marat). Publication du manifeste du Théâtre Alfred
Jarry qu’il fonde avec Roger Vitrac et Robert Aron. Il est exclu du groupe surréaliste.
1927-1930
Tourne dans plusieurs films, dont La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer (rôle du moine
Massieu). Spectacles du Théâtre Alfred Jarry ; écrit des scénarios de films, dont La Coquille et le
Clergyman et de nombreux textes (L’Art et la Mort), manifestes, projets de mises en scène.
1931-1933
Nombreux textes théoriques sur le théâtre. Collabore régulièrement à la NRF. Le 1er octore 1932, le
manifeste du Théâtre de la cruauté paraît dans la NRF. Plusieurs tentatives de désintoxication (a
commencé à prendre de l’opium en 1919). Rencontre d’Anie Besnard, d’Anaïs Nin.
1934
Publication de Héliogabale ou l’Anarchiste couronné chez Denoël. Parution dan la NRF du Théâtre
et la Peste. Rencontre avec Balthus.
1935
Représentations aux Folies-Wagram des Cenci, tragédie qu’il écrit d’après Shelley et Stendhal.
Prépare le recueil de ses textes sur le théâtre (Le Théâtre et son Double, qui paraîtra finalement
en 1938).
1936
Séjour au Mexique : nombreux textes et conférences. Passe le mois de septembre avec les indiens
de la Sierra Tarahumara.
1937
Projet de mariage puis rupture avec Cécile Schramme. Cures de désintoxication. Décide que son
nom doit disparaître : parution chez Denoël des Nouvelles Révélations de l’Etre, signées Le Révélé.
7
Parution dans la NRF, d’Un voyage au pays des Tarahumaras, signé par trois étoiles. Au retour d’un
voyage en Irlande, il est interné d’office à l’asile psychiatrique de Quatre-Mares à Sotteville-lèsRouen.
1938
Transféré à Sainte-Anne où il est vu, entre autres, par Jacques Lacan.
1939-1943
Séjour à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard. Ecrit de très nombreuses lettres. En novembre 1942,
la mère d’Artaud obtient, grâce à l’aide de Robert Desnos, le transfert de son fils en zone « libre »,
dans le service du docteur Ferdière à Rodez.
1943-1946
Séjour à l’hôpital psychiatrique de Rodez. Série d’électrochocs. Adaptation de textes de Lewis
Carroll et d’Edgar Poe (dans le cadre de l’art-thérapie prônée par le docteur Ferdière). Ecrit de
nombreux textes et lettres, en particulier de nouveaux textes en vue de la publication d’Un
voyage au pays des Tarahumaras en novembre 1945. A partir du début de l’année 1945, il
commence ses grands dessins en couleur et écrit tous les jours dans de petits cahiers d’écolier qui
deviendront les Cahiers de Rodez, puis du retour à Paris. Cette activité durera jusqu’à sa mort. En
avril 1946, sortie de Lettres de Rodez chez GLM. Amitié de Jacques Prevel.
1946
Libéré, Artaud arrive à Paris le 26 mai 1946. Les amis qui ont organisé son retour (en particulier,
Marthe Robert et Arthur Adamov) l’installent à Ivry dans la maison de santé du docteur Delmas qui
lui donne toute liberté d’aller et venir ; 6 juin : exposition à la galerie Pierre, des peintures dessins
et manuscrits offerts par de nombreux artistes et écrivains afin qu’ils soient vendus aux enchères
à son profit. Le 7 juin est organisée au théâtre Sarah-Bernhard une séance d’hommage à Antonin
Artaud, ouverte par André Breton. Enregistre des textes pour la radio (Les Malades et le médecins,
Aliénation et magie noire). Période d’intense activité créatrice : écrit et publie de nombreux textes
jusqu’à sa mort.
1947
13 janvier : Tête-à-tête, séance au Vieux-Colombier. En juillet, exposition de Portraits et dessins à la
galerie Pierre (textes lus par Marthe Robert, Colette Thomas, Roger Blin et Artaud lui-même).
Parution d’Artaud le Mômo et de Van Gogh le suicidé de la société. Absorbe de grandes quantités
de chloral pour soulager ses douleurs.
1948
Publication de Ci-gît précédé de La Culture indienne. Une consultation à la Salpétrière révèle un
cancer inopérable du rectum. Interdiction, le 1er février, de l’émission enregistrée pour la radio, Pour
en finir avec le jugement de dieu ; nombreux remous et protestations. Le 4 mars, il est trouvé
mort, assis au pied de son lit, par le personnel de la maison de santé. L’ultime cahier, inachevé,
porte ces derniers mots : « de continuer à / faire de moi / cet envoûté éternel / etc etc ».
(Revue Europe, 2008)
De qui parle-t-on ? Vincent Willem Van Gogh
Né en Hollande en 1853, sa vie, tragique et brève, se concentre, après une expérience pastorale au
milieu des mineurs du Borinage, dans son fulgurant itinéraire pictural. Préoccupé par le problème
de la couleur, Van Gogh vient à Paris découvrir les impressionnistes, ainsi que Toulouse-Lautrec et
Gauguin.
Se considérant comme un « raté », il prend l’habitude d’écrire et de se confier à son frère Théo
dans une correspondance de plus en plus lucide et grave.
Amoureux de leur cousine Kate, il se brûle un soir la main droite en réclamant au père de celle-ci
le droit de la voir autant de temps qu’il sera capable de tenir sa main sur la flamme d’un
bougeoir. Il prendra finalement sous sa protection une prostituée et son enfant. En Provence, il se
laisse emporter par l’éblouissement des jaunes solaires, par l’éclat bleu du ciel et de la nuit. Il
peint avec une énergie et une tension qui le laissent désemparé lorsqu’une tentative de vie et de
travail communs avec Gauguin s’achève par une grave altercation : il se mutile l’oreille gauche,
puis se laisse hospitaliser à St-Rémy-de-Provence. Son style acquiert alors une véhémence qui
emporte dans un même mouvement et une même torsion champs, ciels, oliviers et cyprès, tandis
qu’ocres et gris viennent assourdir sa palette. En 1890, à Auvers-sur-Oise auprès du docteur Gachet,
le peintre retrouve une certaine confiance, reprenant thèmes ruraux, vues de villages et portraits,
mais le désespoir et la solitude exprimés dans une dernière toile, Le champs de blé aux corbeaux,
8
le minent : Van Gogh se tire une balle dans le ventre, et se rate. À la détonation du coup de feu,
les corbeaux noirs de la pleine jaillissent au-dessus des blés ; à l’agonie, il les peint en forme de V
et de W, comme les initiales de son nom, ultime signature de ce génie. Il meurt deux jours plus
tard. On retrouve sur lui une dernière lettre à son frère, tachée de peinture et de sang.
Qui parle ? Kurt Cobain
Kurt Cobain nait le 20 février 1967 à Hoquiam dans le nord de l’état de Washington, dans une
famille plutôt modeste mais heureuse. La famille s’installe à Aberdeen, une bourgade de
bûcherons au nord de l’état où il pleut toute l’année et qui possède le taux de suicide le plus
élevé du pays. À 8 ans, après le divorce de ses parents, Kurt Cobain se renferme sur lui-même et
devient l’objet des moqueries de son école, qui le considère comme un dément. Il écrira : « je me
sentais si différent et fou qu’on me laissait dans mon coin. Ça ne m’aurait pas surpris si on m’avait
élu la personne capable d’assassiner le plus facilement tout le monde à un bal de fin d’année. »
En effet, Cobain s’intéresse peu aux passions locales, comme le foot, et essaye toujours de
rencontrer des personnes attirées par l’art, la musique… Cobain atterrit finalement chez son oncle
Chuck, musicien lui-même, et qui va l’initier en lui offrant sa première guitare pour son
quatorzième anniversaire. L’arrivée de punks dans la bourgade va le changer. Il fonde le groupe
Fecal Matter qui deviendra plus tard Nirvana. En attendant il tague les voitures d’Aberdeen du
célèbre « God is Gay » qui choque la populace et lui vaut de nombreux démêlés avec la justice et
la police. Avec la sortie de Nevermind en 1991, Nirvana connaît un succès fulgurant : Kurt Cobain
est propulsé au rang de rockstar internationale.
Symbole du grunge, idole de millions de jeunes, il en devient stressé et pour pallier les maux
d’estomac que cela lui cause, se met à consommer en grande quantité de l’héroïne. C’est dans ce
contexte qu’il rencontre la sulfureuse Courtney Love. Il enchaîne les concerts mais dépérit à vue
d’œil. En mars 1994, il fait une overdose dont certains diront qu’il s’agissait d’une tentative de
suicide. Admis en cure de désintoxication, il escalade le mur de la clinique le 1er avril et prend
l’avion pour Seattle. Le 8 avril son corps est découvert dans la serre de sa maison, une balle dans
la tête, un fusil sur la poitrine, un nécessaire de toxicomane et une lettre de suicide à côté. Kurt
Cobain est décédé depuis 3 jours. Il avait 27 ans. Gus Van Sant lui rendra hommage quelques
années après avec son film Last days.
Le metteur en scène, Erwan Daouphars
Erwan Daouphars est formé à l’ENSATT où il apprend son métier de comédien avec Redjep
Mitrovitsa et Aurélien Recoing. Il étudie également auprès de Niels Arestrup, Jean Marc Montel et
Xavier Duringer. Il travaille d’abord avec les metteurs en scène de sa promotion tels que Thierry
Lavat ou Quentin Baillot puis avec Jacques Weber, Claude Brasseur, Marcel Bluwal, Hans Peter
Clos, Benoît Lavigne, Christophe Lidon, Jean Christian Grinevald, Joël Dragutin, Patrick Verschuren…
Il assiste Jacques Weber sur le vieux juif blonde d’Amanda Strers. En 2007, il met en scène et
coécrit Imagine-toi avec Julien Cottereau qui obtient le Molière de la révélation théâtrale.
Passionné de musique, il se lie d’amitié avec des musiciens et des auteurs compositeurs dont
Vincent Malgrange qui l’accompagne au violoncelle sur Le colloque sentimental, montage et
spectacle musical à partir des textes de Paul Verlaine.
L’acteur, Thibault Lacroix
Après une formation de gymnaste professionnel, Thibault Lacroix entre à l’École du Théâtre
National de Chaillot où Jean Christian Grinevald le met en scène dans Victor ou les enfants au
pouvoir de Roger Vitrac, qu’il jouera à Avignon et au GUITIS, à Moscou. Il entre en 1997 au CNSAD
où il travaille avec Jacques Lassalle, Dominique Valadié, Philippe Adrien et le metteur en scène
russe Piotr Fomenko. Sorti en 2000, il rencontre Jacques Weber qui le fait jouer dans Cyrano de
Bergerac puis dans Ondine. Il cofonde la compagnie des Trois Sentiers avec Lucie Berelowitsch qui
le met en scène dans l’Histoire du soldat et Verlaine et lui fait retrouver à Moscou Vladimir Pankov,
metteur en scène proche de la Soundrama, pour une expérience unique autour du Gars (Molodiets)
de Marina Tsvetaieva, créé à Cherbourg. Adorant la virulence du travail de Vincent Macaigne, il
persévère après Friche 22 66 dans Requiem 3 et prochainement dans Idiot.
9
La musique, Marcello Giuliani
Musicien, producteur et compositeur, Marcello Giuliani est sorti du Conservatoire de musique de
Genève avec comme spécialisation la guitare classique et la basse. Désormais bassiste reconnu
sur la scène européenne, il forme le Erik Truffaz Quartet pour lequel il compose et fait le tour du
monde avec cette formation depuis plus de 15 ans. Il joue également sur les albums et en tournée
pour Ronan Luce, Tété, Christophe, Henri Salvador, Oxmo Puccino et Jane Birkin. En tant que
producteur, il s’occupe de l’album de Sophie Hunger et de The Young Gods. Amis de longue date,
Marcello Giuliani et Erwan Daouphars travaillent régulièrement ensemble.
Les images, Pierre-Yves Diez
Après avoir obtenu son diplôme d’ingénieur en 1981, il entre en 1982 au Centre d’Etudes Atomiques
où il est amené progressivement à développer les premiers outils informatiques du C.E.A. Passionné
depuis toujours par le théâtre, il fonde en 1984 l’Or Théâtre qui reçoit le prix René Praille du
Festival d’Avignon en 1985 pour Canta Oedipae dans une traduction de Jacques Lacarrière. Il
intègre à plusieurs reprises l’équipe du Festival d’Avignon, puis se consacre au développement d’un
outil de sur-titrage à l’occasion de la venue du Berliner Ensemble à Avignon en 1996. Dès lors, il
crée la société AMDA Production pour le développement et l’exploitation du système de sur-titrage
Torticoli. Il collabore régulièrement avec le Festival d’Automne à Paris, à Madrid, à Lisbonne, le
Festival d’Avignon, le Théâtre de l’Europe - Odéon, le Théâtre National de Chaillot, le T.N.S., le
Festival ARTE - Temps d’images.
Il a crée l’environnement technique et vidéo sur les spectacles Federman’s présenté au Festival
d’Avignon IN 2005 par la compagnie Le Théâtrographe et le spectacle Melencolia#1 présenté au
festival VIA de Mons en avril 2008 par la compagnie des Ouvriers. Ces deux spectacles ont reçu le
soutien du DICREAM.
10
Antonin Artaud
Lettres inédites à Pablo Picasso
(Revue Europe, 2008)
Quelques semaines après sa sortie de Rodez, Artaud rédige les cinq textes qui constitueront le
recueil Artaud le Mômo. Après de nombreuses difficultés (le texte ayant été refusé par Claude
Gallimard dans une lettre datée du 29 octobre 1946) et grâce à l’entremise de Pierre Loeb, il
parvient à trouver un éditeur, Pierre Bordas, qui accepte de publier le recueil en édition de luxe et à
tirage limité, à condition d’obtenir de Picasso qu’il illustre le volume. Les trois lettres ici publiées
rendent compte des démarches d’Artaud auprès du peintre.
Celles-ci restèrent vaines : Artaud ne fut pas reçu au domicile de Picasso, rue des GrandsAugustins et décida finalement d’illustrer lui-même l’ouvrage. Artaud le Mômo, illustré de huit
dessins originaux d’Artaud, parut chez Bordas éditeur fin 1947.
Notons tout de même que parmi les très nombreuses œuvres exposées à la galerie Pierre (toiles,
dessins, manuscrits sculptures) et vendues aux enchères le 13 juin 1946 afin de réunir la somme
nécessaire pour subvenir aux besoins d’Antonin Artaud à sa sortie de l’hôpital psychiatrique de
Rodez, figurait une toile que Picasso avait accepté de donner.
Ces trois lettres, reproduites avec l’aimable autorisation de Serge Malausséna, sont conservées
dans les archives du musée Picasso à Paris.
------------------------------Paris, 13 novembre 1946
Cher Pablo Picasso,
J’ai écrit depuis mon retour à paris 5 poèmes pour lesquels j’ai eu des malheurs : La Rue qui
voulait en imprimer 2 a sombré. 3 autres m’ont été REFUSES par divers journaux et revues.
Par contre, j’ai trouvé un éditeur : P. Pierre Bordas, qui veut les imprimer, éditer tous les cinq en une
plaquette et il m’a prié de vous demander si vous ne voudriez pas les illustrer de 5 ou 6 eauxfortes, ou lithographies ; C’est beaucoup de travail pour vous mais je vous les envoie. Peut-être
qu’après lecture, voudrez-vous, vous Pablo Picasso, dire quelque chose à leur propos.
Croyez en mes fidèles sentiments de cœur.
Antonin Artaud
------------------------------Paris, 20 décembre 1946
Cher Pablo Picasso,
Cher ami,
J’ai déposé chez vous 5 poèmes tapés à la machine.
Pierre Loeb vous a dit que Pierre Bordas voulait en faire une édition : 300 exemplaires de luxe sur
beau papier, mille exemplaires sur papier ordinaire, ceci sur ma demande afin que les étudiants et
les poètes pauvres, les jeunes gens sans argent, puissent aussi les lire et non seulement les riches
profiteurs du marché noir, les américains du nord ou du sud et les lamas qui chez eux n’ont pas
vu la guerre depuis cent mille ans que le mâle a vaincu la femme, etc, etc.
C’est vous dire que ces poèmes sont pour moi un appel à ce qu’on appelle encore la conscience,
faute d’un mot meilleur, car où est la conscience depuis le temps que le mal règne ? Hors
quelques rares morceaux de corps, qu’est-ce qui dans la conscience humaine n’a pas commis une
saleté ?
Ce n’est pas un travail d’art que j’ai fait là, réservé aux seuls amateurs et j’ai pensé que Pablo
Picasso voudrait donner un coup de burin ou de stylet sur tout ce qu’il abomine comme moi.
Je viendrai vous voir samedi à midi sauf contre-ordre de votre part.
A vous.
Antonin Artaud
11
23 rue de la Mairie, Ivry-sur-Seine
Vendredi 3 janvier 1947
Pablo Picasso,
Je ne suis pas un débutant à la recherche des illustrations d’un grand peintre pour lancer ses
premiers écrits.
J’ai déjà chié et sué ma vie en des écrits qui ne valent guère que les affres d’où ils sont sortis,
mais qui se suffisent à eux-mêmes, et n’ont pas besoin du patronage ou de l’accompagnement de
qui ou de quoi que ce soit pour faire leur petit chemin.
Parmi toutes les œuvres écrites depuis ma sortie de l’asile de Rodez, j’ai extrait cinq poèmes qui
ont tenté un éditeur lequel a désiré que ces poèmes fussent illustrés de six eaux-fortes de vous,
car, de moi-même, je n’y aurais jamais pensé.
Je suis capable aussi de faire mon portrait et d’illustrer mes textes de figures qui cessent d’être
des dessins pour devenir des corps animés.
Parce que je n’ai cessé à Rodez de fabriquer des corps animés, en foi de quoi l’administration de
police des asiles d’aliénés français n’a cessé de me torturer.
J’ai cinquante ans.
J’habite Ivry. J’ai passé par neuf ans d’internement, de sous-alimentation et de famine, compliqués
de trois ans de mise au secret avec séquestration molestations, cellule, camisole, et cinq mois
d’empoisonnements systématiques à l’acide prussique et au cyanure de potassium, auxquels
vinrent s’ajouter à Rodez deux ans d’électrochocs, ponctués de cinquante comas, j’ai dans le dos
les cicatrices de deux coups de couteau, et les terribles séquelles du coup de barre de fer qui, à
Dublin en septembre 1937, m’a scindé en deux la colonne vertébrale, c’est vous dire que dans ces
conditions j’ai du mal à traîner mon corps, et qu’il n’est pas très amical de m’avoir induit à charrier
déjà cinq fois mon corps d’Ivry à la rue des Grands Augustins, cela en pure perte.
Il se peut que mes poèmes ne vous intéressent pas et que nous ne jugiez pas que je vaille la
peine d’un effort mais il aurait fallu au moins me le dire et me faire l’honneur d’une réponse,
quelle qu’elle soit.
L’heure est grave Pablo Picasso.
Les livres, les écrits, les toiles, l’art ne sont rien ; ce qui juge un homme c’est sa vie et non son
œuvre, et qu’est-elle sinon le cri de sa vie.
Mon œuvre est celle d’un homme souffrant mais chaste, je vis seul, et je crois que, plus que tout,
ce qui vous a empêché de me répondre c’est le Démon qui, à l’âge que vous venez d’atteindre,
vous tient encore assujetti à je ne sais quelle préoccupation ou hantise, quel asservissement à la
sexualité.
La conscience de haine qui mène tout, a plusieurs moyens de tenir les hommes qui par moment
crurent vouloir faire effort pour faire sauter la bestialité ; et parmi ceux-là, la grâce d’un érotisme
qui paye plus qu’il ne promet.1
Dieu est né d’un retour du moi sur la clavicule chantournée du sexe et c’est de là qu’il s’est dit
esprit et non corps et ce n’est pas aux quelques rares hommes qui se pensèrent les ennemis nés
de la malice à faire par leur adhésion aux astuces [innomées ?2] du sexe le jeu du fascisme
éternel de dieu.
Antonin Artaud
1
2
Cette lettre est dactylographiée. Artaud a ajouté à la main les lignes qui suivent.
Mot quasi illisible.
12
Antonin Artaud
Lettre inédite à Hans Hartung
(Revue Europe, 2008)
L’original de cette lettre, rédigée à l’encre verte, avec un dessin à la mine de plomb, fait partie
des archives de la Fondation Hans Hartung et Anna-Eva Bergman à Antibes. Elle est reproduite
avec l’aimable autorisation de Serge Malausséna.
------------------------------Ivry, 25 avril 1947
Mr Archtung,
Cher monsieur,
J’ai bien reçu votre mot, peu de temps après ma séance du Vieux Colombier.
J’ai, je peux dire : reçu chez Pierre Loeb, la visite d’une dame venue me parler de votre œuvre et de
vous.
Charles Estienne me fait part de votre désir d’illustrer mes œuvres.
Mr Archtung vous allez me comprendre :
Je hais
de plus en plus la haine est le seul sentiment qui s’exhale de moi à tout contact humain et je
cherche des gens qui comme moi puissent et sachent haïr.
J’ai senti à votre lettre à moi écrite
Que vous haïssiez,
Je dis : que vous haïssez.
Mais à quoi bon maintenant illustrer mes œuvres. Elles ne sont pas visibles telles quelles. Je dis :
comme des œuvres d’art, des œuvres imprimées, des œuvres vendues à un public.
Mais la vérité est celle-ci et vous me comprendrez :
Je ne peux souffrir qu’on illustre mes œuvres,
qu’un autre que moi les raconte. Et accepterai-je d’être traduit ?
Je ne sais pas.
Et puis Mr Archtung, je dessine.
Je veux dire que je ne dessine pas mais qu’à côté de ce que j’écris, je fais des figures qui ne sont
pas des mots, mais des barres non des ombres.
Ce que je fais est trop près de moi, trop intime.
Je n’accepterai pas que quelqu’un chie avec moi quand je chie, se lave la queue dans le même
bidet que moi.
Ainsi en est-il de mes écrits.
Ils ne quitteront plus mon for intérieur et un autre que moi ne peut intervenir dans leur
manifestation.
Voilà.
J’espère que vous ne m’en voudrez pas, que vous me comprendrez.
Je suis sûr qu’il y a en vous une rage de vivre dans un temps impossible à la vie de ceux qui se
rendent compte de la vie.
Quand personne n’a jamais su ce que c’était.
L’heure approche des bidons de pétrole, auxquels réellement on fout le feu. Et ça ne part pas des
mots en l’air mais de la chair grillée, réellement noircie au feu dans le voisinage.
Peut-être un jour tout proche allumerez-vous un bidon de pétrole non loin de moi.
Antonin Artaud
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L’homme acteur
Par Evelyne Grossman
« Car un plat de lentilles simples vaut beaucoup mieux que les Védas (…) pour atteindre le
basson reculé des ténèbres de la chambre basse où l’homme acteur rote des canons en mâchant
la lentille oculaire de l’œil sur le plat de sa souffrance, - ou aboie des imprécations quand ses
fibres se disloquent sous le scalpel. »
Antonin Artaud
Près de vingt ans après la parution du numéro que la revue Europe consacra à Antonin Artaud en
1984, les diverses approches proposées ici de l’homme acteur qu’il fut et de ce qu’il refusait
d’appeler son « œuvre », tentent de répondre à la question suivante : Artaud nous est-il devenu
lisible, perceptible ? Question posée non seulement face aux écrits du Théâtre et son double,
traduits dans la plupart des langues, mais aussi et surtout, face à ce qu’improprement on nomme
ses derniers « textes » et « dessins », ceux postérieurs à l’enfermement asilaire de 1937, ceux,
fulgurants et fous, des dernières années de sa vie. Lisible, perceptible… entendons : hors annexion
idéologique, hors canonisation en « artiste maudit », hors répétition mimétique. Il est possible en
effet qu’Artaud soit devenu pour nous, comme l’était pour lui Lautréamont, l’autre nom d’un
étrange familiarité, à la fois reconnue et niée (unheimlich) pour nous, sujets post-identitaires du
XXIème siècle, désormais moins à l’abri des limites rassurantes des névroses familiales qu’ouverts
aux explorations des bords identitaires de la subjectivité, ces territoires des plasticités psychiques
et corporelles autrefois réservés à ceux qu’il est convenu d’appeler les « psychotiques ».
On envisagera donc ici l’homme acteur dans son « harmonieuse discorde » (ce que j’ai appelé son
discorps : corps et discours intriqués, discordance et accords), c’est-à-dire dans l’étendue et la
diversité de ses engagements : poésie, théâtre, cinéma, musique, dessin, textes politiques et
théoriques. « La réalité écrit-il, n’est pas dans la physiologie du corps mais dans la recherche
perpétuelle d’une incarnation qui (…) n’est pas de chair mais d’une matière qui (…) soit un être
entier en peinture, de théâtre et d’harmonié ».
Les termes d’acteur et de théâtre, tels qu’Artaud, constamment, les emploie – ou plutôt ne les
emploie pas- ont suscité bien des malentendus. « Les mots que nous employons, écrit-il dans
Cogne de foutre en 1946, on me les a passés et je les emploie, mais pas pour me faire
comprendre, pas pour achever de m’en vider, alors pourquoi ? C’est que justement je ne les
emploie pas. » Ce qu’il nomme théâtre, on le sait, est étranger à ce que l’on entend d’ordinaire
sous ce terme : ni spectacle, ni représentation, ni art (« Faire de l’art c’est priver un geste de son
retentissement dans l’organisme »). Le théâtre, donc, est un acte.
Le théâtre vrai m’est toujours apparu comme l’exercice d’un acte dangereux et terrible,
où d’ailleurs aussi bien l’idée de théâtre et de spectacles s’élimine
que celle de toute science, de toute religion et de tout art.
L’acte dont je parle vis à la transformation organique et physique vraie du corps humain.
Pourquoi ?
Parce que le théâtre n’est pas cette parade scénique où l’on développe virtuellement et
symboliquement un mythe mais ce creuset de feu et de viande vraie où anatomiquement, par
piétinement d’os, de membres et de syllabes, se rejoint les corps et se présente physiquement et
au naturel l’acte mythique de faire un corps.
Formulation lapidaire que l’on n’a sans doute pas suffisamment prise au sérieux, alors même qu’il
réaffirma jusqu’à la fin, l’énoncé. A peine formulé, cependant, le principe est immédiatement
contredit. « Théâtre » peut aussi s’entendre au sens « occidental » du terme et « acte » dans
l’acception la plus classiquement dramaturgique. Ainsi en allait-il encore des Cenci, tragédie « en
quatre actes et dix tableaux », qu’il monta en 1935 au Théâtre des Folies-Wagram. Le principe,
chez Artaud, est mouvant par définition – à la fois lui-même et l’autre de lui. C’est ainsi que,
pulvérisant toute logique énonciative, dénaturant la langue, il emploie aussi les mots retors,
déstabilisants de son énonciation. Il faut pour le lire, être à la fois dans la langue et hors d’elle,
dans le sens et hors sens.
Si le théâtre est un acte, « l’homme acteur » a donc peu à voir avec ce qui se définit d’ordinaire
sous l’appellation de comédien. Ce qu’Artaud s’efforce de penser, d’écrire, de dessiner - ce qu’on
appellera son « théâtre » - c’est la possibilité d’une autres incarnation du sujet, non plus sur le
modèle de la sainte famille chrétienne et son « inchristation » dans l’être, ou celui – et c’est le
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même - d’une reproduction sexuée qui voue le corps au tombeau, mais une incarnation qui soit un
acte jamais achevé et sans cesse rejoué dans chacun des gestes qui la réitère. L’acte est l’envers
de l’être, son exécration.
l’être c’est du corps arrêté, épouvantable sphincter de la constriction oculaire qui paralyse ce qui
doit marcher une espèce de putréfaction animale.
Déjouant les catégories aristotéliciennes, le « corps sans organes » délivré du carcan du corps
anatomique, est un acte en puissance, un corps sempiternel sans début ni fin, sans naissance ni
mort. L’image d’un corps « suspendu entre toutes les formes » apparaît dès les premiers textes ;
bien avant l’enfermement de Rodez, dans L’Automate personne , il décrit des corps flottant entre
ciel et terre, comme rattachés par des fils invisibles à la voûte céleste. Déjà en 1925, il évoque le
balancement d’un corps et des contractions musculaires (« il me faut le libre jeu de toutes les
articulations de mon être »), ce corps qu’il verra soudain incarné, dix ans plus tard, sur la scène du
théâtre balinais, avec des danseurs semblant flotter, légers et « comme suspendus en l’air ». Ce
motif du corps en suspens est à double valence, cependant. Positive, la potence décrit la vibration
infinie, l’oscillation orgastique d’un corps-acte perpétuellement en puissance : « or moi j’étais
potent que je puisse le faire parce que suspendu je gis, perçant l’agis » (XIX, 90). Négative,
lorsque l’oscillation se coagule en forme, lorsque l’acte vire à l’être. Alors la potence redevient
instrument de persécution et de torture, le corps se balance impuissant au bout d’une corde et
hurle la souffrance de ses supplications : « Et il me revint qu’il y a un point du Thibet où des
moines abjects usent de potences et de treuils dans une certaine vallée qu’ils ont appelée l’utérus
de la forme humain et où ils ont la prétention de retenir enchaînées toutes les consciences
d’hommes qui veulent échapper à leur notion particulariste de l’homme » (XIV, 40). Artaud décrit
alors cette « espèce d’anatomie archétype », ce « carcan » corporel individuel dans lequel étouffe
le corps infini et sans identité. La machine à enfermer dans un corps, cet appareil qui le persécute,
il évoque dans les nombreux textes où il affirme être à chaque instant littéralement envoûté. C’est
l’objet même de la Conférence au Vieux Colombier. L’appareil persécuteur schizophrénique que
décrit Victor Tausk, cette « machine de nature mystique » se composant « de boîtes manivelles,
leviers, roues, boutons, fils, batteries, etc. » et dont le schizophrène imagine qu’elle lui dicte ses
pensées et ses actes. C’est dans des termes analogues qu’Artaud décrit la machine des Lamas
dans la vallée du Thibet « on y voit donc des carcans, des taux, des potences, des nœuds
coulants, des équerres, des treuils, des cordes sans fin et des garrots, que les moines de temple
en temple font fonctionner (…).
On connait la théorie de Tausk : la genèse de l’appareil à influencer s’explique par une perte des
limites du moi ; le schizophrène régresse à ces premiers stades du narcissisme où le corps propre
était perçu comme un double étranger et paraissait régi par des puissances extérieures, de même
que la pensée fut d’abord considérée comme venant de l’extérieur avant d’être attribuée au moi
comme fonction. Tausk montre que l’appareil à influencer est non seulement la projection de
l’organe génital « abandonné » par le sujet, mais que cet organe correspond à une sexualité plus
ancienne que la symbolique. Dire que le sujet entier se sent « tout organe génital » ne signifie rien
d’autre que « je suis tout sexualité » - ou encore, comme l’écrit Artaud, « Je suis un génital inné »
(I, 9). Ainsi, la machine à influence correspond-elle à une projection d’un double corporel, érogène
en sa totalité que le malade ne reconnaît plus comme étant le sien.
Chez Artaud, le mécanisme est très clairement décrit dans des textes où, par un renversement de
l’ordre logique, il présente ses propres projections comme une défense contre les envoûtements :
« Comme magie je prends mon souffle épais, et (…) je le projette contre tout ce qui peut me
gêner. / Et combien y a-t-il maintenant en l’air , de boîtes, de caissons, de totems, de gris-gris, de
parois, de surface, de bâtons, ; des clous, de cordes, et de cent de clous, de cuirasses, de
casques, de blindages, de masques, de cardeuses, de carcans, de treuils, de garrots, de potences
et de cadrans, par ma volonté projetés »(XIV **, 144-145). C’est le corps-acte, le « corps sans
organes » entièrement sexuel qu’Artaud projette avec force dans ses dessins et ses textes : La
projection du véritable corps est d’ailleurs le titre d’un dessin qu’il réalise vers décembre 1947. Bien
des objets projetés comme armes dans les textes de 1947 sont des représentations déplacées des
sexes des hommes châtrés et brandis au cours de ces rites phalliques d’Emèse qu’Artaud évoquait
dix ans plus tôt dans Héliogabale. Là se trouve sans doute la genèse de l’appareil à influencer.
Ainsi ce rite « du triage des sexes » métamorphosant en objets sacrés les sexes sectionnés des
Galles, rendant le « membre érectile » à sa vocation de « membre force », qu’il décrivait comme
un rituel guerrier – le sexe devenant arme : « des objets faits de membres d’hommes tendus,
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tannés, noircis du bout comme des bâtons durcis au feu. Les membres, fichés au bout d’un bâton
comme des chandelles au bout de clous, comme les pointes d’une masse d’armes ; pendus
comme des clochettes à des arceaux d’or recourbés ; piqués sur des plaques énormes comme des
clous sur un bouclier » (VII, 96).
Ces fragments de corps détachés, projetés et qui reviennent par un mécanisme de rétorsion
persécutoire l’envoûter, sont des représentations solidifiées du corps-acte : que la force en effet
retombe et la projection infinie du corps potent se coagule en forme. Surgissent alors la potence
et les treuils qui martyrisent les corps ; alors la danse des automates balinais, ces « mannequins
animés » suspendus à des fils invisibles, devient gigue grinçante de pantins humains dont on tire
les ficelles : « nous sommes une vie de pantins menés / et ceux qui nous mènent et tiennent les
ficelles du sale guignol tablent avant tout (…) sur l’amour-propre invétéré d’un chacun (…) / Nous
sommes un monde d’automates sans conscience, ni libertés, nous sommes des inconscients
organiques greffés sur corps, nous sommes des corps greffés sur rien. » L’appareil à influencer
d’Artaud, sa « machine » persécutrice, est changeante et protéiforme : appareil à produire les
électrochocs, machines de guerre des américains ou encore machine sociale dans son ensemble.
C’est contre cette dernière machine, la plus redoutable, « cette sempiternelle anonyme machine
appelée société » dont les impitoyables rouages brisent tous ceux qui tentent de lui échapper,
c’est contre elle qu’il se bat et avec lui tous les « suicidés de la société » comme Ducasse, Van
Gogh, Baudelaire, Edgar Poe ou Nerval. Artaud ne connaissait certes pas le texte de Tausk, mais la
version poétique qu’il en donne fait mieux qu’exemplifier les théories du psychanalyste ; elle en
déploie la force créatrice impensée et la réinscrit dans une autre logique : non plus la régression à
une conception archaïque, pré-symbolique du corps mais l’attention suraiguë aux « fluctuations
plastiques de la matière », la perception de cet informe primitif qu’Artaud appelle le Kha, la Chair,
le Double, ou encore le suppôt.
Qu’est-ce qu’un suppôt ? le mot chez Artaud figure dans le titre du dernier recueil qu’il ait
composé : Suppôts et Supplications. Il entre dans une série de termes qui s’appellent en écho et
que les derniers textes associent fréquemment : supplice, supplique, suppurer, supputer. Par
exemple : « des propositions lentement supputées, comme on dit qu’une paie suppure » (XIV**,63).
Le terme vient du latin suppositus, participe passé de supponere et signifie « placer dessous ». Le
suppôt est parent de ce subjectile dont Jacques Derrida a montré la prégnance chez Artaud.
« L’âme est un suppôt, écrit Artaud à Georges Le Breton, non un dépôt mais un suppôt, ce qui
toujours se relève et se soulève de ce qui d’autrefois a voulu subsister, je voudrais dire rémaner,
demeurer pour réémaner, émaner en gardant tout son reste, être le reste qui va remonter » (XI,
194). Le suppôt est soulèvement de l’être, insurrection du corps, l’inverse de la chute des corps
humains dans le monde phénoménal des organismes séparés. Chute des corps, des êtres-étrons,
« au dépositoire interne », version prosaïque de la déclinaison des atomes de Démocrite racontée
dans la langue d’Alice – chute de Humpty-Dumpty : « Or ce fut un être d’avant, du temps où le
soma summum était que les êtres qui n’étaient pas êtres mais vivaient s’affirmaient êtres par la
chute, l’écroulement, la descente, la cascade, la delglilution delgligilglition, la dégringolade et on
avait la dégringolade, les êtres » (XX, 133). Ou encore, ce qu’affirmera la séance au Vieux
Colombiers, « l’homme de la chute fut un être, l’homme devint un être en tombant (…) / Etre
suppose une ration, un arrêt, une sorte d’arrêt de mort » (XXVI, 82).
Le suppôt est la substance au sens philosophique ; c’est le sujet existant avant ses accidents. En
termes de l’Ecole, l’humanité est le suppôt de l’homme précise Littré. Pascal : « Un homme est un
suppôt, mais si on l’anatomise, que sera-ce ? la tête , le cœur, l’estomac. Les veines, chaque veine,
chaque portion de veine, le sang, chaque humeur du sang » (Pensées, 65-115). Le corps sans
organes d’Artaud est ce suppôt pascalien redevenu indivisible, force en suspens antérieure aux
coupures anatomiques (anatemnein : couper, disséquer) : « car le suppôt se sait entier » (XII, 185)
que l’on anatomise un suppôt, suggère Artaud, et l’on découvrira le corps supplicié de l’homme
dans sa dispersion organique. Alors surgiront les démons et succubes, suppôts de Satan.
Et ce n’est pas d’un suppôt de Satan mais d’un suppôt acharné de soi-même que je parle dans cet
être dormant (…). L’homme qui vit sa vie ne s’est jamais vécu soi-même, il n’a jamais vécu son soimême, comme un feu qui vit tout un corps dans l’étendue intégrale du corps, à force de consumer
le corps, (…) il est tantôt genoux et tantôt pied, tantôt occiput et tantôt oreille, tantôt poumons et
tantôt foie, tantôt membrane et tantôt utérus, tantôt anus et tantôt nez, (…) le moi n’est plus
unique parce qu’il est dispersé dans le corps (…) (XI, 103).
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Entre les deux versions du suppôt, le corps-acte s’est figé en forme, dissocié de lui-même : du
rejet au déchet, ainsi se constitue l’appareil à influencer. « Car la conscience n’est pas faite et les
mauvais esprits ne sont que des suppositions, des supputations, ce qu’on appelle des suppôts de
Satan » (XXII, 49). Seule la force d’une écriture théâtrale en acte, qui relance sans arrêt le
mouvement infini du corps peut empêcher qu’il s’anatomise et se disperse en fragments qui
reviennent envoûter. Contre la schizophrénie et ses machines corporelles, Artaud joue la xylophénie
verbale et ses glossolalies : une écriture qui déploie l’espace plastique d’une tension, d’un discorps,
entre le son, la lettre, le dessin. Alors les mots s‘appellent et se répondent, devenus acteurs
vivants de la page : « Mais que les mots enflés de ma vie s’enflent ensuite tout seuls de vivre
dans le b a-ba de l’écrit. C’est pour les analphabètes que j’écris » (I*,10). C’est dans Suppôts et
Supplications que se dessine ainsi une dernière fois la figure qui traverse toute l’œuvre d‘Antonin
Artaud, d’un corps infiniment plastique et déformable. En ce sens, la «supplication » est à
entendre à la fois comme supplice et comme supplique. Benvéniste le rappelle, « supplier » et
« supplicier » remontent au même supplicium. Corps d’Artaud pendu à une potence, supplice qui
évoque d’autres suppliques, comme celle de François Villon, ce frère qu’il compte avec Baudelaire
ou Nerval au nombre des « suicidés de la société » : « Frères humains qui après nous vivez ». Ainsi
encore se tisse le lien entre la forme (l’être), l’envoûtement, la sexualité et la mort. La Libido,
répète Artaud, est la définition en nous d’un désir de cadavre. Le sexe, c’est l’inscription en
l’homme de la mort : « Cette sexualité fait mourir, j’en cherche une qui fasse vivre » (XXII, 204).
Son rejet du corps sexué au profit d’un corps intégralement sexuel a donné lieu à bien des
simplifications interprétatives, certains croyant y voir un intégrisme puritain, un appel à la pureté
originelles d’un corps enfin « propre », alors même que le corps-acte est tout entier puissance de
l’être, force pulsionnelle atomique. Le sexe, écrivait Artaud à André Breton est une force de
propulsion, à condition de ne pas le réduire au coït :
Ainsi donc le corps est un état illimité qui a besoin qu’on le préserve,
qu’on réserve son infini
et le théâtre a été fait pour cela.
pour mettre le corps en état d’action active,
efficace,
effective,
pour faire rendre au corps son registre organique entier,
dans le dynamisme et l’harmonie.
Pour ne pas faire oublier au corps qu’il est de la dynamique en activité.
(…) le coït de la sexualité n’a été fait que pour faire oublier au corps par l’éréthisme de l’orgasme
qu’il est une bombe, une torpille aimantée devant laquelle la bombe atomique de Bikini n’a plus et
n’est plus que la science et la consistance d’un vieux pet rentré. (« Le corps humain », mai 1947).
L’homme acteur incarne cette puissance d’inachèvement du corps humain. « Ceci amène à rejeter
les limitations habituelles de l’homme et des pouvoirs de l’homme, et à rendre infinies les
frontières de ce qu’on appelle la réalité », écrivait Artaud en 1936. C’est ainsi qu’il faut entendre
son plaidoyer pour une « authentique aliénation », celle du poète, de l’artiste, de l’acteur, celle de
« l’homme dément » accueillant le pouvoir de désintégration de l’informe et du monstrueux, en
inventant la nouvelle représentation littéraire et plastique. La psychanalyse, dit-il en substance, a
eu peur de l’inconscient et de la folie qu’il révèle ; elle s’est employée à en canaliser la violence
désubjectivante. Or, l’aliénation est la force défigurante de l’autre en moi, ce mouvement qui
m’agite et m’empêche de me stabiliser en « être », sujet d’une identité, maître de ma pensée. Elle
est ouverte à l’infigurable : un voir traversé par de la lettre, une écriture trouée par de l’inaudible,
de l’invisible. Le corps aliéné de l’acteur est cette plasticité en acte : « spectre plastique et jamais
achevé », dit Artaud. C’est cet infigurable qu’il nous donne à lire et voir en un bref éclair, dans
l’écart qui déchire la rétine, le hiatus qui ouvre le mot et fait entendre cet autre qu’il taisait (« Je
me souviens de n’être jamais né »). L’écriture, le dessin, esquissent les limites mouvante d’un
espace instable, celui du procès à jamais inachevé d’une disparition en acte, persistant assez pour
être saisie, pas assez pour parvenir à son terme (être disparition), à jamais tendue dans l’entredeux : l’à peine entrevu qui déjà s’efface (l’imperceptible), l’à demi saisi qui déjà se dérobe (le
furtif). L’insensé entrouvrant le sens impensable. Reprise inlassablement déplacée, procès sans fin :
le même théâtre qui se répète d’un texte à l’autre, d’un dessin à l’autre, de l’un à l’autre, sans
jamais s’accomplir ni s’achever en forme. En aucun cas création d’un corps d’écriture, nouvelle
naissance, refondation de l’être et de son discours, fût-il poétique. Rien ne naît chez Artaud ni ne
meurt. Il ne s’agit pas de se remettre au monde mais de tenir – l’espace d’un instant suspendu –
l’avortement en acte de la pensée, de la figure, du discours. C’est ce corps théâtral qu’il nous faut
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tenter de saisir, dans la dissolution qui le fait s’effaçant, dans le procès d’une mort infinie qui n’est
pas un néant. Négation hors nihilisme qui nous contraint à penser une œuvre qui s’inaugure de sa
disparition, un corps qui, refusant de mourir, vit sa destruction en acte. Hors nihilisme comme hors
dépression : la toute puissance de la mort s’inscrit dans le procès d’une fondamentale vitalité.
En ce sens propre le corps-acte d’Artaud, irreprésentable, moléculaire et dansant, ce corps-théâtre
pluriel et inconcevable (dans tous les sens du terme) peut sans doute nous aider à appréhender ce
qui se dessine dans les écritures modernes et, plus largement dans les imaginaires
contemporains, d’une nouvelle défiguration : celle du corps impropre, post-identitaire pas
nécessairement structuré par le symbolisme phallique (« quelle belle image qu’un châtré », dit
Artaud d’Abélard, puisqu’il est enfin coupé d’un sexe qui le séparait de son corps infini) –un corps
multiple et poreux, ni ouvert ni fermé, inachevé : « le corps est une multitude affolée ». En
d’autres termes encore, face à la théologie du dogme catholique et son fantasme métaphysique
de l’incarnation d’un corps-verbe qui, comme le suggère Jean-Luc Nancy, modèle note pensée du
sujet, peut-on concevoir un autre corps, un autre sujet ? Artaud le dirait « sempiternel », hors
concept, hors forme, rejouant à jamais le procès de l’effacement de toute figure, dans l’éclosion
infinie de sa disparition : « […] on ne liquéfie pas une énergie vitale, on ne tronçonne pas le caillot
d’un soupir, la transe électrique d’un soupir, on ne répartit pas l’orifice d’un spasme… » (XXVI, 182).
Certes, resterait à penser la possible (ou impossible) inscription idéologique d’un tel sujet. La
rupture entre Artaud et les surréalistes s’opéra largement d’une incompatibilité absolue de leurs
conceptions respectives du sujet : un « je » collectif dans un cas, une écriture encadrée par des
règles – fussent-elles hasardeuses -, des engagements politique, un cadre, un groupe, une
« Centrale » ; de l’autre, un sujet multiple, informe, plastique, impropre à tout fixation dans une
doctrine. Artaud peut, quasiment du même geste, écrire à Hitler et rejeter toute forme de
totalitarisme nazi, « être » antisémite et aussi l’inverse, haïr les femmes et inventer des « filles de
cœur ». L’œuvre-acte d’Artaud, dans sa radicalité, éclaire et anticipe la remarquable labilité des
positions idéologiques, politiques, éthiques des actuels sujets défigurés. Elle est tout à la fois
promesse d’ouverture à une nouvelle sacralité de la figure humaine (hors système de pensée
religieuse) et, en même temps, menace de régression à cet irréductible en l’homme de l’inhumain,
celui-là même dont la psychanalyse, depuis Freud, tente de dire et d’apprivoiser la violence. Loin
d’Artaud, et si proche pourtant, l’œuvre de Céline témoigne de la tragédie de la défiguration, tant
il est vrai que l’informe porte en lui le risque de l’infâme.
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Artaud, oui…
Entretien avec Jacques Derrida
réalisé par Evelyne Grossman le 29 mars 2001
Evelyne Grossman : Les premiers textes que vous avez consacrés à Antonin Artaud datent des
années 1965-1966. Vingt-ans plus tard, en 1986, paraissait « Forcener le subjectile », texte où
vous analysez ce que vous appelez la « picto-chorégraphie » d’Artaud. Plus récemment, en 1996,
lors d’une conférence (« Artaud le Moma »), tenue au Museum of Modern Art de New-York à
l’occasion d’une exposition des dessins d’Artaud, vous interrogiez à nouveau « la force de
percussion perforatrice » de sa scénographie écrite et dessinée ». C’est sur cette conférence que je
voudrais d’abord revenir.
En effet et en dépit de la constance de votre intérêt pour l’oeuvre d’Artaud, vous évoquez dans
cette conférence non seulement votre « admiration passionnée pour Artaud » mais aussi, plus
étrangement peut-être, votre « détestation raisonnée », cette « antipathie résistante mais
essentielle » que vous inspire ce que vous appelez « le corps de doctrine » d’Artaud, ses
« thèses », sa « philosophie implicite ou explicite », ses « propositions idéologiques ». Etes-vous
sûr que l’on puisse à bon droit parler de « corps de doctrine » d’Artaud ?
Jacques Derrida : Avant d’essayer de répondre à cette question très difficile, comme vous le savez
comme vous l’imaginez aussi, je dois dire que, naturellement, il est toujours difficile d’improviser
quoi que ce soit – en particulier au sujet des textes littéraires ou poétiques – et que j’ai des
difficultés encore plus grave , si c’est possible, dans le cas des textes comme ceux d’Artaud. Il
faudrait en effet, ou bien avoir le génie, je ne dirais pas du cri parce que les textes d’Artaud ne
sont pas des cris, mais le génie de la glossopoïèse que je n’ai pas, ou bien alors multiplier à
l’infini les précautions. Ce que nous ne pouvons pas faire par définition dans un entretien. Donc je
commence par déclarer l’échec et je souhaite que cela soit inscrit au début de cet entretien. Alors,
maintenant, conformément au contrat d’improvisation, j’improvise. Votre question est naturellement
très légitime. Quand je parle de « corps de doctrine » ou de « thèse », j’entends bien qu’Artaud n’a
pas proposé de thèses ni élaboré des contenus philosophiques. Cela serait se méprendre sur le
geste même de son écriture et très gravement. Ce que j’ai voulu suggérer par là, c’est qu’il y avait
nécessairement dans la formation de ses fantasmes et de son langage – là même où ils sont
révolutionnaires, subversifs, renversants, bouleversants, inauguraux – il y avait nécessairement une
sorte de concrétion : tout cela devait prendre une forme grammaticale, quels que soient les
assauts d’Artaud contre la grammaire philosophique et la grammaire française, une forme
grammaticale et logico-grammaticale qui, fatalement, en venait à reconstituer des silhouettes
philosophiques, métaphysiques ou théologiques qu’on pouvait identifier. Je ne dis pas que ce sont
là des thèses auxquelles Artaud se tenait mais je suggère que, dans certaines convulsions
créatrices, il n’a pas pu éviter de reproduire des gestes qui sont aussi des philosophèmes, des
théologèmes hérités. Et personne d’ailleurs n’est à l’abri de cette reproduction. Elle est inévitable.
Même dans les plus audacieuses et les plus affranchies des révoltes, des rébellions, des
révolutions, des subversions, il y a quelque chose qui se reproduit et j’ai cru sentir chez Artaud les
esquisses au moins de cette reproduction et c’est ce à quoi, moi, j’étais tenté de résister.
Je vais essayer d’être un peu plus précis à ce sujet, d’expliciter ce que je suggère là.
Naturellement, Artaud a voulu en finir avec un certain Occident, avec la philosophie, avec « le
jugement de Dieu », avec le christianisme, bien sûr. Mais dans cette guerre, ce qu’il oppose à
l’adversaire, par moments, ressemble au désir le plus caché de l’adversaire. Par exemple : son
corps lui a été volé à sa naissance, il se sent constamment dépossédé et constamment il s’élève
contre une expropriation à sa naissance. Il désigne tous les coupables de cette expropriation : la
famille, Dieu, la religion. Il y a là, en fait le procès, tous ceux qui lui ont, dès la naissance et
forcément aussi après, dérobé son « propre » : son propre corps, son propre être, son propre « je »
etc. Et donc, fatalement, l’organisation d’un tel procès est une revendication de réappropriation et
de reconstitution. Il a voulu reconstituer son propre corps, ou son « propre », ce qu’on lui a volé, ce
dont on l’a violemment exproprié, et cette reconstitution, naturellement, passe par des sillages,
des sillons, qui sont ceux du désir de propriété pour toucher ses adversaires, ceux qui l’ont volé :
ils ont voulu s’approprier lui, et lui, il veut se réapproprier. Je schématise beaucoup, mais on va
parler « du corps sans organes », de la façon dont on l’interprète. C’est un débat et je sais qu’il y
a beaucoup de lectures possibles. Il y en a néanmoins une, celle à laquelle je me suis peut-être
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un peu vite référé, mais il me parait difficile de tout simplement l’écarter, c’est l’idée d’un corps
retrouvant enfin son intégrité, retrouvant enfin son immunité, retrouvant enfin son salut. Il y a une
recherche du salut chez Artaud.
Je ne voudrais pas cependant que toutes ces inquiétudes ou ces réserves fassent ombre ou
paraissent en quelque sorte dissimuler, offusquer ou obscurcir ce qui est d’autre part mon
admiration pour Artaud. Quand même je suis parti de là ! Donc, je ne voudrais pas que mon
inquiétude en vienne à dissimuler le reste. Mais cet équilibre existe. Et dès le départ. Je croix que
dès mon premier texte sur Artaud, j’ai remarqué qu’il y avait quelque inquiétude. Et comme ce
dans quoi je suis engagé, c’est quand même une déconstruction inlassable, intraitable, du
« propre », j’ai vu chez lui un puissant mouvement, intéressant par sa puissance, - pas par sa
logique, par sa puissance !- par sa force explosive, un puissant mouvement pour faire sauter
toutes les logiques d’appropriation qui nous menace, qui le menaçaient dans la tradition
chrétienne, dans la tradition occidentale, dans la tradition philosophique qui nous occupe, dans la
tradition littéraire, dans la tradition théâtrale… mais d’un autre côté, et justement pour faire
exploser ces logiques de l’appropriation du propre, il leur a opposé une force d’appropriation qu’il
voulait plus forte. Donc quand on veut formaliser la loi générale de ce combat, on s’aperçoit qu’il y
a de la reproduction. La différence n’est pas entre, disons pour faire vite, une logique du propre et
puis son contraire, mais entre plusieurs façons de se battre là, plusieurs façons de faire exploser,
plusieurs styles, plusieurs signatures. La signature d’Artaud m’intéresse beaucoup. Comme celle,
par exemple, quoique différemment, de Ponge ou de Celan, à qui aussi je pourrais adresser la
même question. Chez Ponge aussi, il y a du phallocentrisme, il y a de l’appropriation, mais chez
Artaud cela prend une telle force et atteint une telle limite que cela devient plus intéressant non
pas parce qu’il aurait mis fin à quoi que ce soit mais par ce que, dans sons combat avec ces
traditions, il atteint des limites, corps et âmes, corps et langage, rarement atteintes. Donc, ce qui
m’intéresse chez lui, c’est cela, c’est cette espèce d’extrémité à laquelle il en est venu mais ce
n’est pas la « logique ». Ce qui est singulier chez lui c’est la paroxystique. Il a porté cela à un tel
degré d’incandescence, de brûlure, d’intensité ! L’intensité est indiscutable mais le schéma logico
grammatical dans lequel cette intensité se traduit, il est commun à lui et à beaucoup. Ce qui
m’intéresse, c’est moins le corps doctrinal qui répète malheureusement un lot commun, un
héritage commun que l’intensité et les différences d’intensité. Ce qui compte c’est finalement
moins le sens, le contenu ou la thèse que les différences qualitatives d’intensité dans l’affirmation.
L’expropriation du corps, nous pouvons tous dire la même chose, le « on m’a volé mon corps à ma
naissance » d’une façon ou d’une autre, c’est commun.
Moi, ce que j’appelle les thèses…
EG : Le corps de doctrine…
JD : Oui le corps de doctrine. Oui je sais bien, nous savons bien, ce que cette formulation peut avoir
de provocateur. Mais si vous voulez, j’y tiens tout en sachant pourquoi cela peut paraître choquant
et irrecevable. J’y tiens pour deux raison. D’une part celle que je viens de donner, à savoir qu’il y a
fatalement de la reproduction. Cela m’intéresse cette reproduction. Je ne prétends pas y échapper
moi-même. Cette reproduction est fatale. Pour moi c’est une tragédie. C’est la tragédie même dans
laquelle nous sommes. Ce n’est pas Artaud seul, c’est ce en quoi il est exemplaire. Nous ne
pouvons pas sortir de là. La déconstruction du christianisme est une surenchère dans le
christianisme. Dans le débat actuel que j’ai avec Jean-Luc Nancy, on retrouve cela. Le
christianisme est une chose telle que toute destruction du christianisme est une hyperbole du
christianisme. Artaud est hyper-chrétien, comme peut-être Nietzsche. Alors qu’est-ce que cela veut
dire, hyper-chrétien ? Je le trouve hyper-chrétien. Moi je ne suis pas chrétien. En tout cas pas à sa
manière. Il est chrétien et sa guerre contre le christianisme, qui est incessante, ne peut pas ne pas
être signée de sang de chrétien. Cette fatalité est telle que, vouloir s’en sortir, c’est réaffirmer la
fatalité de ce dont on essaie de sortir. C’est cela qui m’intéresse chez Artaud et quand je dis je ne
suis pas chrétien, je suis chrétien aussi. Je ne suis pas chrétien de naissance, de religion mais
j’habite un monde chrétien, donc je comprends cela d’une certaine manière. Cela, c’est la raison
que je viens de donner. L’autre raison ou justification de cette expression en effet provocante –
« corps de doctrine » - c’est que cette fatalité de la reproduction de la logique de l’adversaire, elle
ne produit pas ses effets seulement ici ou là. Cela se répète. A travers toute l’œuvre d’Artaud qui
est une œuvre considérable, très diverse, il y a des récurrences. C’est le même Artaud. Il serait
intéressant de voir que, finalement, la structure de ses énoncés, malgré toutes les différences
qu’on voudra, obéit à des répétitions. Cela se répète, et donc il y a « corps de doctrine » parce que
la même mysticité s’impose en prenant des formes analogues, régulièrement. Cela je ne peux pas
le démontrer en improvisant maintenant, mais je crois qu’il y a, en tout cas, peut-être pas du
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début à la fin, mais en tout cas dans tous les textes après Rodez, après la guerre, disons, qui sont
très divers – il ne s’agit pas d’effacer la diversité ou la singularité – il y a néanmoins de la
récurrence et de la régularité. Et cela ressemble à un corps de doctrine même si l’expression
convient mieux à une thèse de philosophie qu’à une œuvre comme celle-là.
Je ne vous ai pas convaincue…
EG : Non en effet mais nous aurons sans doute l’occasion de revenir sur cette question. Justement
vous avez toujours dans la même conférence cette formule : Artaud est pour moi dites-vous, une
sorte d’ennemi privilégié, un ennemi douloureux que je porte et préfère en moi, au plus près de
toutes les limites sur lesquelles me jette le travail de ma vie et de la mort ». Qu’est-ce que cela
signifie exactement pour vous : porter en soi cet ennemi douloureux que serait Antonin Artaud ?
JD : D’abord je reviens d’un seul pas à l’expression « corps de doctrine ». Vous savez cette
expression qui a l’air de définir un enseignement ex cathedra, signifie pour moi qu’il y a de la
doctrine et de l’enseignement dans tout texte, le plus aphoristique ou poétique que l’on voudra. Un
texte, à son corps défendant, enseigne. Evidemment il n’enseigne pas en chaire et Artaud n’était
pas un professeur. Il a dit assez de mal sur des professeurs et des docteurs, justement. Mais
quand on écrit, qu’on veuille ou non, on enseigne. On saigne et on enseigne. On transmet quelque
chose qui, se répétant doit être reçu. On voudrait que ce soit reçu, entendu, propagé. Donc, il y a
de l’enseignement. On ne peut pas cacher, se voiler la face, devant le mot d’enseignement. Il y a
de l’enseignement dans la littérature, même dans la littérature la plus explosive. C’est pour cela
que le mot doctrine, si provocant qu’il soit, je le maintiens.
Alors maintenant, il y a ce que vous venez de citer. Oui, quand je dis que je porte en moi…
Naturellement les réserves que je formulais tout à l’heure ne sont pas des réserves adressées à
quelqu’un d’autre. Je sais très bien, en moi déjà, modestement ce que signifie cette fatalité. C’està-dire la nécessité inéluctable de reproduire cela même que l’on veut détruire, ce à quoi on veut
s’en prendre. Donc, c’est douloureux parce que cela me rappelle à cette nécessité et aussi parce
qu’Artaud est la souffrance même. Il est la souffrance portée à un degré tel que, je ne veux pas
être pathétique mais enfin, tout le monde sait de quoi nous parlons : c’est quelqu’un qui a enduré
dans son corps le pire de l’épreuve dont je parle. Donc dans la mesure où quand on lit un autre, si
on l’aime, on s’identifie à lui… Comment s’identifier à lui ? Artaud, malgré la détestation – on peut
le détester aussi- je le porte en moi bien sûr.
Vous savez mon amour d’Artaud, ma passion d’Artaud a commencé bien avant que je n’écrive le
texte auquel vous voulez bien vous référer, avant que je ne découvre lui-même, dans toute
l’ampleur de son œuvre, quand j’étais très jeune homme et je lisais ses Lettres à Jacques Rivière…
Il parlait… il disait n’arriver rien à dire, je ne me rappelle plus très bien, il confiait à Jacques Rivière,
cette impuissance, cet impouvoir où il était aux prises avec le rien, un certain rien…
EG : L’impouvoir de la pensée…
JD : Voilà. Cela c’est mon premier Artaud, ma première rencontre d’Artaud. C’est par ces textes-là
qu’il m’a d’abord touché. Et donc, très vite, j’ai pris Artaud en moi, ou j’ai pris en lui, comme vous
voudrez : cela a pris là. Ensuite, j’ai lu Blanchot sur Artaud. Ensuite peut-être faut-il en parler,
puisqu’il y a eu des aléas dans tout cela, il y a eu un moment qui n’est pas n’importe lequel dans
la petite histoire de la littérature française, parisienne, c’était en 1964-1965 – je ne connaissais
que ce Artaud là dont je viens de vous parler –c’est à ce moment-là que j’ai fait la connaissance
de Sollers, de Tel Quel. Ils m’ont dit : on prépare un numéro sur Artaud, voudriez-vous écrire
quelque chose sur lui ? C’est à ce moment-là que je me suis mis au travail en lisant, en essayant
de lire Artaud. C’est de là que vient La parole soufflée. Je ne connaissais pas Paule Thévenin à ce
moment-là, et c’est elle qui, ayant lu La parole soufflée me téléphone. Je me rappelle très bien ce
coup de téléphone. J’étais à ce moment-là rue d’Ulm, à l’Ecole normale, je n’avais même pas le
téléphone dans mon bureau, le téléphone était dehors, sur le palier. Elle me rappelle pour me dire
les choses, disons, encourageantes - appelons cela comme-ça : elle avait aimé le texte et voilà…
Mais jusqu’à cette date-là, jusqu’à ce que j’écrive La parole soufflée, à l’invitation de Tel Quel, j’en
restais à Artaud-Rivière, le rien. Là aussi, je m’identifiais, naïvement, à cet écrivain qui avait envie
d’écrire et qui souffrait de ne pas pouvoir le faire, qui souffrait de tourner autour de quelque chose
qui est une expropriation. Il avait déjà une expérience de l’expropriation : « j’ai été volé de quelque
chose ». Donc l’intériorisation douloureuse a commencé comme cela et elle s’est poursuivie
jusqu’aux derniers textes que vous citiez tout à l’heure, avec, je dois le dire aussi, de l’allergie :
parce que malgré toutes les possibilités d’analogies, de comparaison, d’identification, j’ai eu du
mal à imaginer des histoires, des personnes aussi différentes qu’Artaud ou moi, par des
proportions, même par tout… Donc c’est quelqu’un qui reste pour moi très chrétien, très français et
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très… comment dire, très malade, au sens où moi je ne le suis pas, pas de cette façons-là et à ce
point là, très pathétique. Il y a de l’allergie, malgré tout, entre lui et moi, de l’allergie. Il y a une
immense sympathie et de l’allergie et mon rapport à lui est fait de ces deux choses-là. Je peux le
dire comme cela…
EG : Il y a aussi le contraire : une vitalité extraordinaire, chez Artaud ; il n’y a pas que le
pathétique…
JD : Vitalité, oui bien sûr. Il y a de l’affirmation. Il y a la tradition nietzschéenne. J’ai reconnu cela
je l’ai dit.
EG : Justement à propos de l’affirmation, vous dites quelque part que ce geste de déconstruction
qui est le votre est impensable sans un geste d’affirmation, un «oui originaire», mais ce «oui» ne
risque-t-il pas d’induire, presque fatalement voire a priori, une stabilisation en thèse du texte
étudié ? Ici, en l’occurrence, ne risque-t-on pas de rigidifier la posture d’Artaud, de stabiliser son
geste – quitte à en faire un « ennemi »- pour mieux le déconstruire, alors que la déconstruction de
toute thèse, de toute notion, de toute « conception » (dans tous les sens du terme), la tentative
d’écrire en deçà ou au-delà du oui et du non, est déjà à l’œuvre dans les textes d’Artaud ?
JD : La déconstruction est déjà à l’œuvre partout. Chez Platon, par exemple. Le « oui » dont je
parle devrait être tout sauf le repos d’une stabilisation et il est au-delà du oui et du non. Le
« oui originaire » n’est pas l’opposé du « non ». Partout où j’en ai parlé, c’est un « oui » qui est
avant l’opposition « oui » et « non » ou au-delà. Il est tout sauf stabilisateur et il est tout sauf
dialectique et tout sauf opposé au « non ». L’affirmation n’est pas une position. Le « oui », j’ai
essayé ailleurs d’expliciter cet engagement là, est tout sauf un acquiescement reposant. Mais il y
a le risque que vous évoquez ici : on peut toujours entendre le « oui » de telle sorte qu’il stabilise.
Dans mon intention, le « oui » que j’essaie de penser n’est pas celui-là mais cela peut arriver que
l’on confonde ce « oui » avec un autre parce que ce sont des homonymes.
EG : Vous ne prêtez donc pas à Artaud un « oui » qui serait aussi stable que celui d’une stase ou
d’une thèse ?
JD : Non. Je crédite Artaud, si le mot créditer n’est pas trop ridicule, de cette affirmation originaire,
dans le sillage de Nietzsche. Ce oui, cette affirmation originaire n’a rien à voir avec le oui d’une
thèse ou d’une doctrine, mais cela menace toujours. Un « oui » menace toujours l’autre et ce que
je disais tout à l’heure dans ma première réponse c’est que fatalement chez lui comme chez
d’autres, éventuellement comme chez moi, cela peut donner lieu à des effets de doctrine. La
déconstruction la plus affirmatrice et par conséquent la plus affranchie de toute
« endoctrination », donne lieu à des effets de doctrine. C’est inéluctable. Cela donne lieu à des
concrétions doctrinales. Cela s’enseigne et puis voilà, c’est inévitable ! C’est cela la fatalité. Cela
ne veut pas dire que ce soit réductible à une thèse. Je n’ai jamais dit qu’Artaud était réductible à
une thèse ou à un corps de doctrine. Non, excusez-moi ! Sinon, vous pensez, je n’aurais rien écrit
sur lui ! Si je ne pensais que cela, je n’aurais même pas consacré dix lignes à Artaud. Or j’insiste,
je tourne autour d’Artaud depuis trente ans !
EG : Parlons alors justement de votre façon de lire les textes d’Artaud, de regarder ses dessins,
dans cette oscillation entre le trait (le coup, comme vous dites) écrit et dessiné auquel il nous
contraint. Seriez-vous d’accord pour dire qu’il faut y risquer un engagement psychique particulier,
se laisser affecter par la folie de ces textes-dessins jusqu’à la désubjectivation qu’ils impliquent
de la part de celui qui s’y engage, pour pouvoir, ensuite seulement tenter d’écrire ce mouvement
dans un discours théorique, critique, qui ne le trahisse pas ? Dans quelle langue, dans quel idiome
peut-on, selon vous tenir un discours critique, ou théorique sur Artaud ?
JD : Je crois qu’en effet il serait impossible, dérisoire et sans intérêt, de s’approcher d’Artaud sans
engagement. Naturellement si on n’essaie pas de faire ce pas là, cela n’a aucun intérêt, on ne lit
pas Artaud… on lit autre chose. S’il y a un intérêt à écrire sur Artaud, ce dont je ne suis sûr, mais en
tout cas si on veut écrire sur Artaud, il faut faire ce pas. Il faut essayer de faire ce pas. Cela dit,
ce pas étant risqué, et jusqu’à la folie, il faut mesurer. Il faut savoir que c’est un risque sans
mesure, justement. On ne peut pas le mesurer. Il faut donc prendre un risque sans mesure. Cela ça
ne se décide pas. Il y en a qui sont pris dans ce risque, d’autres qui ne sont pas pris, mais il faut
être pris dans ce risque (non pas prendre ce risque, il faut être pris dans ce risque) pour avoir
quelque chance d’approcher le texte d’Artaud, le corps d’Artaud. C’est la condition minimale et elle
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n’est jamais assurée. Cela dit, à supposer que cette condition ait donnée, ce qu’il faudrait écrire à
ce moment-là, ne devrait surtout pas ressembler à du Artaud. Donc, s’il y a un danger, un risque et
un ridicule à éviter, c’est de croire que l’on s’est approché d’Artaud parce qu’on écrit « comme lui ».
Ce qui est impossible. La difficulté (j’en énonce la silhouette abstraite mais je ne peux pas en faire
plus ici) c’est de trouver une manière d’écrire qui, sans être celle d’Artaud ni du psittacisme, ne soit
pas intraduisible ou incompatible, incompossible avec celle d’Artaud. Qu’il y ait une alliance
mystérieuse entre la signature d’Artaud et une contresignature. Je n’ai pas de formule pour cela.
Chacun fait comme il peut et personne ne réussit une seul fois pour toutes. Cela peut arriver ici ou
là. Cela ne dépend pas seulement d’ailleurs de la personne qui signe un tel texte, cela dépend
aussi de la façon dont elle lit le texte. Beaucoup d’aléas. Il est possible que X réussite une fois à
écrire quelque chose qui, sans imiter Artaud, contracte avec le texte d’Artaud une alliance secrète,
et même si cela arrivait une fois –cela n’arrive pas toujours, mais cela peut arriver une fois, dans
une phrase- il faut encore, pour que ce soit attesté, qu’il y ait un lecteur ou une lectrice, capable
de croiser cela, de contresigner cette contresignature. Cela fait beaucoup d’aléas mais tous les
textes y sont livrés. Pas plus celui d’Artaud que d’autres d’ailleurs. On ne sait jamais. On est pris
dans le risque.
EG : Commentant au Moma les dessins d‘Artaud, vous soulignez qu’il s’agissait pour lui (comme
dans son théâtre, finalement) de transformer organiquement le corps du spectateur, de le priver
« de sa position objectivante de spectateur, de voyeur contemplatif, en affectant son œil même ».
Est-ce que vous diriez qu’il y a dans les dessins d’Artaud une déconstruction du regard, quelque
chose qui s’apparenterait à une défiguration du « visage humain » ?
JD : Parlez-vous de la défiguration dans le dessin d’Artaud ou bien de la défiguration opérée sur le
spectateur ? Ce sont deux choses différentes. D’un côté, premièrement, il défigure pour enregistrer,
pour prendre acte, pour archiver. En prenant acte de la défiguration qui s’est produite par l’effet du
mal, du vol, de l’expropriation, etc. Du fait que le visage de l’homme a été défiguré, il veut sans
cesse re-constituer le visage de l’homme. Il y a un texte que vous connaissez sur le Visage
humain. Artaud prend acte d’une défiguration qui a eu lieu : par viol, par violence, par crime, il y eu
une défiguration. Maintenant pour prendre acte de cette défiguration, qui a eu lieu, qui a privé la
figure de sa vérité en quelque sorte, il doit consigner cette défiguration mais aussi en, produire
une autre ou en tout cas produire quelque chose qui ressemblera à une défiguration du même
ordre, dans le portrait qu’il fait, qu’il dessine.
Et puis il y a la défiguration qu’il entend provoquer, produire chez lui qui regarde : il faut changer
de tête pour voir ces têtes en quelque sorte. Il faut changer votre œil je vais changer votre œil.
Non pas : il faut changer votre œil au sens d’une loi morale, mais : mon œuvre doit avoir sur vous
un effet tel que votre visage sera changé. Il ne s’agit pas de regarder les tableaux dans un musée
mais de changer de tête, donc de changer de corps. Cela fait donc trois défigurations de statuts
différents. Cela, c’est une autre défiguration. On ne dira pas « transfiguration » parce qu’il ne s’agit
pas de changer la chair en la sublimant, mais c’est une transfiguration à produire du côté de celui
qu’on appelait le voyeur ou le spectateur. Ce ne sera plus un voyeur ou un spectateur mais il sera
quelqu’un qui, dans le corps avec le portrait, verra ses propres traits transformés. On ne l’appellera
pas « transfiguration » parce que le mot est dangereux, idéalisant, mais… pourquoi pas ?
EG : Vous dites que dans les grands dessins et portraits de la fin de la vie d’Artaud, « il y a de
l’histoire de la différence sexuelle, de son appropriation ou de sa perversion chrétienne ». Plus
généralement, diriez-vous que ce corps écrit et dessiné d’Artaud tend vers quelque chose qui serait
un « ni homme ni femme et l’un et l’autre », selon cette formule que vous utilisez ailleurs ?
JD : Première tentation, première réponse : oui. Deuxième temps, prudence parce que, quand on dit
cela, sans autre précaution, on aboutit à une espèce de dénégation de la différence sexuelle, de
confusion, de fusion et je n’aime pas cela non plus.
EG : Ce n’est pas l’androgyne…
JD : Ce n’est pas l’androgyne, voilà. Donc, c’est quelque chose qui contesterait, selon moi, la stase,
l’établissement ou le statu de la différence sexuelle comme opposition simple, père/mère,
homme/femme, etc., opposition visiblement dérangée, mais non pas dérangée au profit de je ne
sais quelle androgynie idéale ou fusion des sexes, mais d’une autre organisation des différences
sexuelles, plurielles, plus que duelles. J’ai essayé de m’en expliquer ailleurs, en dehors de
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l’exemple d’Artaud. Je suppose qu’Artaud se battait avec le couple père-mère comme couple,
comme - je dirais - à la fois le couple de deux complices et comme opposés inséparables. Et pour
s’affranchir de cette aliénation, de cette stase –il est toujours contre la stase, contre la
stabilisation-, il projette alors un sexe éclaté, un corps, une multiplicité des différences sexuelles,
une multiplicité de sexes, plus d’un, plus de deux. Voilà ce que j’imagine, mais il faudrait le
soutenir avec les textes d’Artaud. Je pense que c’est possible. C’est là que la question du « corps
sans organes » revient selon la façon dont on interprète cette expression. Cela dépend de ce que
l’on entend par organe, mais un corps aussi différent, différencié, que celui que je viens d’évoquer
(il y a dans le « même » corps beaucoup de sexes, le corps s’éclate, explose en une multiplicité
de pulsions sexuelles, de mouvements sexuels), c’est tout sauf un corps « sans organes ». C’est
un corps travaillé par la différence, travaillé par les articulations hyper-différencié et qui réaffirme
cette hyper-différenciation. On peut entendre le « corps sans organes » comme cela. C’est
possible. Ce n’est pas comme cela que je l’ai entendu mais peut-être que je me trompe. En tout
cas, il s’agirait d’une guerre ouverte contre la loi stabilisant la différence sexuelle en opposition
duelle.
EG : Ce qu’il appelle « le carcan anatomique du corps présent », par exemple.
JD : Voilà, par exemple. L’interprétation de la différence sexuelle à partir d’organes.
EG : Le musée, dites-vous, dans « Artaud le Moma » « reste chose de la mère » et le Moma lui-
même serait alors « le paradigme matriarchique d’une généalogie familiale devenue res publica ».
JD : En dépit du sort que vous lui faites, cette conférence n’est qu’une conférence commandée par
le contexte. Cela prescrit beaucoup de choses, un contexte. Par exemple, le mot de
« momification » ne me serait pas venu s’il n’y avait pas eu le Moma. Vous savez que c’est la
Directrice du Moma qui m’avait invité à faire cette conférence. Elle était venue à Paris exprès. Elle
m’a donc confié la conférence d’ouverture de l’exposition. Elle n’a pas accepté de publier le titre :
elle n’a pas voulu que Moma, cela apparaisse comme titre. Elle avait peur, donc, cela n’a jamais
été. Il y avait : conférence de Jacques Derrida, etc., mais « Artaud le Moma », elle n’a pas voulu.
Elle a peur de l’effet que cela faisait. Et évidemment, beaucoup dans cette conférence est dicté
par cette situation. Le Moma c’est un peu le Louvre de New-York…
EG : Sans vouloir reprendre, donc ce débat que souleva autrefois Foucault à propos de la folie
d‘Artaud comme « absence d’œuvre » ou « œuvre de folie », j’aimerais que vous expliquiez
comment vous entendez ce « Momart », cet « Œuvre d’art signée Artaud », cette malfaçon
revendiquée (« la maladresse piteuse des formes » dit-il), exposée dans le Moma. Je vous cite :
« dire qu’il n’y a que de la dénégation dans le bien-mal-faire de cette malfaçon, comme dans tout
l’œuvre d’Artaud, ce n’est ni diagnostiquer ni dénigrer, c’est mettre la structure de la dénégation en
question et en abîme. Car on devrait peut-être se demander (et donc commencer à percevoir) ce
qui se passe quand la réaffirmation ironique d’une dénégation de dénégation hyperbolique passe
la limite : quand ce faisant elle fait œuvre – et qui reste. »
JD : Dans la formule que vous avez citée, qui est longue et compliquée, j’ai l’air d’affirmer ! c’est
une œuvre, ça fait œuvre. Ce que je crois. Cela dit, entre cette œuvre-là qui peut avoir lieu sans
aucune reconnaissance statutaire, par les institutions, par la culture, etc, et ce qu’on appelle
« œuvre » en général et qui suppose espace public, reconnaissance, signature, légitimation –
même s’il y a des guerres autour de la légitimation – entre ces deux significations d’œuvre, il y a
un abîme. Et le deuxième sens que je viens de nommer suppose la consécration sociale,
culturelle, légitimante. C’est ce qu’on appelle une œuvre. Alors il faut choisir : le sens dans lequel
on prend le mot « œuvre » dépend du contexte. Il n’était pas donné au départ que tous les textes
qu’on publie d’Artaud, tous ces manuscrits qui sont restés longtemps dans des archives quasiment
privées, qui n’étaient pas des choses qu’il avait apportées chez l’éditeur pour les publier, qu’il
n’était pas sûr qu’elles eussent le statut de ce qu’on appelle une œuvre « légitime ». C’était des
œuvres d’une certaine manière, au premier sens. Il aurait pu y avoir mille accidents : que ce ne soit
pas publié, que ce ne soit pas reconnu, que tout l’appareil de légitimation qui passe par beaucoup
de choses, par Gallimard, etc., ne fonctionne pas. On a donc affaire à au moins deux sens du mot
« œuvre ». Le premier, celui que je vise dans le texte que vous avez cité, suppose cette étrange
hyperbole, cette surenchère qui veut que, à travers l’effacement de l’effacement, la dénégation de
la dénégation il y ait un reste. Un reste qui survit – non seulement l’auteur -, un reste qui survit au
processus. Ça reste ; Pas de façon éternelle ou infinie mais ça dure plus longtemps que le
processus. Mais cela, ce n’est pas l’œuvre au sens de l’institution. C’est la condition de l’institution.
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Il n’y aurait pas d’ordre institutionnel s’il n’y avait pas ce reste-là. C’est là que j’hésite entre
plusieurs sens du mot œuvre. Evidemment, le débat est difficile pour un entretien.
On pourrait parler du rapport entre l’œuvre et l’entretien !...
EG : Justement, dans une entretien récent avec Marc Guillaume et Daniel Bougnoux, « le papier ou
moi, vous savez… (nouvelles spéculations sur un luxe des pauvres) » entretien que j’ai lu sur
Internet…
JD : Ah, mais cela a été publié dans Les cahiers de médiologie ! Cela doit même être repris bientôt
dans un volume… Donc c’est une œuvre ! C’est une œuvre, avec dépôt légal !...
EG : Dans cet article donc, vous évoquez les expérimentations auxquelles vous vous êtes livrés
dans certains textes comme Glas, la carte postale ou Circonfession par exemple : « … j’ai cherché
à jouer avec la surface du papier autant qu’à la déjouer. En inventant ou en ré-inventant des
dispositifs de mise en page, et d’abord de frayage ou d’occupation de la surface… ». Vous dites
avoir voulu exploiter « les chances que le papier offre à la visibilité, c’est-à-dire en premier lieu la
simultanéité, la synopsis, la synchronie de ce qui n’appartiendra jamais au même temps :
plusieurs lignes ou trajets de parole peuvent ainsi cohabiter la même surface, se donner ensemble
à l’œil dans un temps qui n’est pas exactement celui de la prolifération unilinéaire ni même de la
lecture à voix basse, à une seule voix basse ». On ne peut pas s’empêcher de voir un rapport en
entre ce que vous écrivez là et la question de la théâtralisation de la page, l’écriture-dessin chez
Antonin Artaud.
JD : D’abord, première précaution sincère : ce serait prétentieux de ma part de comparer ces
choses. Donc je ne vais pas comparer ma façon d’écrire ou de mettre en page et celle d’Artaud.
Pour mille raisons, diverses, cette comparaison est incongrue. Cela dit, je partagerais avec Artaud,
le souci de la spatialisation. Je l’ai fait dans certains cas que j’ai indiqués, de façon assez
froidement calculée alors qu’Artaud le faisait dans la passion, la brûlure et l’impatience de la
brûlure. Vous avez vu les Cahiers d’Artaud, je suppose. Et il calculait, ou plutôt dans l’impatience
de la brûlure, il ne calculait pas, mais il était très attentif aux alinéas, un seul mot sur une ligne,
etc., Dans un style très différent, je partage avec lui le souci de ma théâtralité. Moi je ne suis pas
homme de théâtre. Pour moi le théâtre, cela se joue là, sur la page, mais lui était un homme de
théâtre. Il était à la fois homme de théâtre et homme de papier. Toutes proportions gardées, oui,
j’ai le même souci. Selon les textes. Il ya a des textes où je crois devoir m’engager dans cette
mise en espace visible avec beaucoup de blancs, un calcul des marges quelquefois insolites,
difficiles à respecter, pour les éditeurs en particulier. Mais quelquefois la spatialisation est
inapparente, c’est-à-dire qu’elle s’impose presque invisiblement à travers l’écriture la plus linéaire.
On peut avoir quelquefois une page tout à fait conventionnelle, avec une justification conforme et
une linéarité parfaite, et puis il peut y avoir à cause de ce qu’on écrit et de la façon dont on
l’écarte quand on dispose des mots, de la répétition d’un mot, il peut y avoir des effets
d’espacements, beaucoup plus inédits ou violents que dans la façon de mettre trois mots sur une
page blanche. Il y a comme cela des espacements très spectaculaires qui n’ont absolument
aucun intérêt. Quelquefois, il y a dans les textes très tassés, très linéaires apparemment, des
puissances d’espacement dans ce qu’on écrit, dans la façon d’écrire, dans la syntaxe, la
grammaire, le lexique, la répétition qui sont plus perturbants, inventifs, que dans de spectaculaires
dérangements typographiques. Je ne sais pas, je parle de Thomas Bernhard, par exemple : il
espace, il ne joue pas de l’espace comme Mallarmé dans Le coup de dés mais il espace à cause
de la répétition ponctuelle. Donc il ne faut pas confondre l’espacement avec l’aération de la page.
Mais vous savez que j’ai commencé par définir l’écriture comme espacement. Je suis très peu
homme de théâtre pour des raisons injustifiable… C’est comme ça. Je n’ai jamais écrit pour le
théâtre, mais mon sentiment c’est que quand j’écris quelque chose, même un texte de philosophie
très classique, ce qui m’importe le plus, ce n’est pas le contenu, le corps doctrinal, c’est la mise
en scène, c’est la mise en espace. J’aurais l’impression que quelqu’un me lit bien s’il lit les textes
les plus universitaires de moi, les plus académiques, en s’intéressant à la mise en espace, à la
mise en scène. Cette lecture reste assez rare mais c’est cela qui m’intéresse, je vous confie, c’est
cela qui m’importe. Beaucoup plus que le contenu de ce je raconte.
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