La reconnaissance du privilège des sources des journalistes en

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La reconnaissance du privilège des sources des journalistes en
Barreau du Québec, Développements récents en droit du divertissement (2011), Cowansville, Yvon Blais, 2011
La reconnaissance du privilège des
sources des journalistes en droit civil
québécois à la lumière de l’arrêt Globe
and Mail c. Canada (Procureur général) de
la Cour suprême du Canada
Christian Leblanc, Marc-André Nadon et Émilie Forgues-Bundock*
1. INTRODUCTION
2. DROIT ÉTRANGER
3. LA MIXITÉ DES SOURCES DU DROIT DE LA PROCÉDURE ET DE LA
PREUVE EN DROIT CIVIL QUÉBÉCOIS: CONTROVERSE SUR LA
RECONNAISSANCE D’UN PRIVILÈGE
4. À LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT JURIDIQUE POUR LA
RECONNAISSANCE D’UN PRIVILÈGE DES SOURCES DES JOURNALISTES EN
DROIT CIVIL QUÉBÉCOIS
4.1 Charte canadienne des droits et libertés
4.2 Charte des droits et libertés de la personne
4.3 Le «critère de Wigmore» appliqué au privilège des sources des journalistes en
common law canadienne dans l’arrêt R. c. National Post de la Cour suprême du
Canada
4.3.1 L’application du «critère de Wigmore» en droit civil québécois: une
controverse doctrinale
4.3.2 L’application du «critère de Wigmore» en droit civil québécois: une
controverse jurisprudentielle
5. L’ARRÊT GLOBE AND MAIL
5.1 Les faits
5.2 Les prétentions des parties
5.2.1 The Globe and Mail
5.2.2 Le Groupe Polygone
5.2.3 Le Procureur général du Canada
5.2.4 Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Ad IDEM/Canadian
Media Lawyers Association, Astral Media Radio Inc., Groupe TVA inc., La Presse
ltée, Médias Transcontinental inc., Société Radio-Canada et Association canadienne
des libertés civiles (la «Coalition Médias»)
5.3 Les motifs du jugement
5.3.1 Le fondement juridique du privilège des sources des journalistes
5.3.2 Le Québec, une juridiction de droit mixte
*. Christian Leblanc, associé chez Fasken Martineau, Marc-André Nadon, avocat chez Fasken Martineau et
Émilie Forgues-Bundock, étudiante en droit chez Fasken Martineau.
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5.3.3 L’application du «critère de Wigmore» au privilège des sources des
journalistes en droit civil québécois
5.3.4 Qu’en est-il de MaChouette?
6. CONCLUSION
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1. INTRODUCTION
Le journalisme d’enquête joue un rôle important dans la préservation de la
démocratie. Derrière les journalistes se cachent souvent des sources anonymes, des
personnes qui ne sont pas autorisées à divulguer certaines informations ou documents à la
presse. L’histoire démontre que ces sources anonymes ont, dans de nombreux cas, permis
de révéler au public des situations controversées comme le scandale du Watergate dans
les années 1970 et celui du navire Rainbow Warrior en 19851.
Plus récemment et ici même au Québec, le journalisme d’enquête a notamment
permis de mettre au jour des failles dans la gouvernance municipale, ainsi que des
pratiques douteuses dans l’industrie de la construction. En amont de cette vague de
reportages, l’affaire mieux connue sous le nom de «scandale des commandites», a
bouleversé le paysage politique et médiatique au Canada et confirmé l’importance du
journalisme d’enquête dans une société libre et démocratique. Le coulage de
renseignements privilégiés à un journaliste par des sources anonymes avait alors justifié
la décision du premier ministre fédéral de l’époque d’ordonner une commission
d’enquête publique sur le Programme de commandites mis en place par le Cabinet fédéral
au lendemain du référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec.
C’est dans ce contexte que la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la
reconnaissance du privilège des sources des journalistes en droit civil. Dans l’arrêt Globe
and Mail c. Canada (Procureur général)2, le plus haut tribunal du pays a confirmé la
mixité des sources du droit de la procédure et de la preuve au Québec et établi un cadre
d’analyse qui permet désormais de déterminer les situations
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dans lesquelles on reconnaîtra un privilège relatif aux sources des journalistes,
réaffirmant du même coup le rôle essentiel que jouent les médias dans la préservation de
la démocratie.
Cet article propose une analyse de la reconnaissance du privilège des sources des
journalistes au Québec. Un bref survol de l’état du droit dans quelques juridictions
étrangères servira d’éclairage à l’analyse subséquente du développement d’un privilège
des sources des journalistes au Canada et au Québec, jusqu’à la récente décision de la
Cour suprême du Canada dans l’arrêt Globe and Mail. Dans le but de présenter une
analyse plus approfondie de la reconnaissance du privilège des sources des journalistes,
cet article ne traitera pas de la question de la validité de l’ordonnance de non-publication
1. Gesca ltée c. Groupe Polygone Éditeurs inc. (Malcom Média inc.), 2009 QCCA 1534, par. 86. Voir également
R. c. National Post, 2004 CanLII 8048 (ON S.C.), par. 47 (infirmée [2010] 1 R.C.S. 477 mais non sur ce point)
pour d’autres exemples de reportages journalistiques fondés sur des sources confidentielles.
2. Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41, [2010] 2 R.C.S. 592 («Globe and Mail»)
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émise durant l’instance, question toutefois fort importante et qui était également en litige
dans cet arrêt.
De plus, cet article n’a pas pour objectif de présenter une liste exhaustive des
circonstances qui pourraient donner lieu à une obligation de la part du journaliste de
divulguer l’identité de sa source. L’objectif visé par cet article est de présenter l’état
actuel du droit au Québec sur la reconnaissance du privilège des sources des journalistes
dans le cadre d’un litige civil, que la Cour suprême du Canada a clarifié dans l’arrêt
Globe and Mail.
2. DROIT ÉTRANGER
Europe
L’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales reconnaît le privilège des sources des journalistes:
1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté
d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des
idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération
de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises
de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être
soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la
loi, qui constituent des
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mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à
l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la
prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de
la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations
confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.3
Toute ordonnance forçant un journaliste à divulguer l’identité d’une source dans le
cadre d’un processus judiciaire dès lors constitue une violation prima facie d’un droit
fondamental. Dans l’arrêt Goodwin c. United Kingdom, la Cour européenne des droits de
l’homme a conclu que le privilège des sources des journalistes primait sur les intérêts
d’une entreprise à la protection d’informations confidentielles liées à la préparation de ses
états financiers4. En novembre 1989, la compagnie Tetra Ltd. était aux prises avec de
sérieuses difficultés financières dues à des pertes colossales qui, selon certains, auraient
3. Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213
R.T.N.U. 221, S.T.E. 5, art. 10 [Convention européenne des droits de l’homme].
4. Goodwin c. United Kingdom (1996), 22 E.H.H.R. 123. Voir aussi Ernst v. Belgium (2004), 39 E.H.R.R. 35.
(«Goodwin»).
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pu être évitées. L’entreprise s’apprêtait à contracter un prêt dans le but de compenser
cette perte lorsque des documents confidentiels faisant état de la situation ont été dérobés
puis coulés à un journaliste du magazine The Engineer. Ayant été informée du coulage
d’informations et du vol de documents, la compagnie Tetra Ltd. a demandé et obtenu une
injonction visant à empêcher la publication de l’article et de toute information liée aux
documents confidentiels volés.
Saisie de l’affaire, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle le cadre
d’analyse permettant de déterminer si une atteinte au privilège des sources des
journalistes est justifiée dans un cas précis. Référant à l’article 10, al. 2 de la Convention
des droits de l’homme, la Cour souligne qu’il en va de l’intérêt d’une société libre et
démocratique que l’on protège la liberté de presse5. Pour ce faire, il y a lieu de rechercher
un équilibre entre les intérêts divergents, soit ceux de Tetra Ltd. de prévenir les
préjudices qu’elle pourrait subir en raison de la perte de confiance des investisseurs et
d’exercer un recours contre la source qui a coulé les documents confidentiels, et ceux
d’une société libre et démocratique de préserver la liberté de presse6. La
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Cour estime que bien que l’objectif visé par l’ordonnance soit louable, forcer le
journaliste à divulguer l’identité de sa source ne constitue pas un moyen approprié pour
l’atteindre7. L’atteinte à la liberté de presse est trop grande et n’est pas nécessaire à
l’exercice des droits de Tetra Ltd. en vertu du droit anglais dans le respect d’une société
libre et démocratique, et ce, bien entendu, en tenant compte de la discrétion dont
jouissent les États membres dans l’application de la Convention européenne des droits de
l’homme dans leur juridiction8.
Royaume-Uni
Partie à la Convention européenne des droits de l’homme, le Royaume-Uni
reconnaît l’existence d’un privilège des sources des journalistes tel qu’énoncé à
l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, un principe également
énoncé en droit anglais à l’article 10 du Contempt of Court Act 1981:
No court may require a person to disclose, nor is any person guilty of contempt of
court for refusing to disclose, the source of information contained in a publication
for which he is responsible, unless it be established to the satisfaction of the court
that disclosure is necessary in the interests of justice or national security or for the
prevention of disorder or crime.9
5. Goodwin, par. 39-40.
6. Goodwin, par. 45.
7. Goodwin, par. 46.
8. Ibid.
9. Contempt of Court Act 1981, (U.K.), 1981, c. 49.
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Le Human Rights Act 1998 incorpore quant à lui mot pour mot l’article 10 de la
Convention européenne des droits de l’homme à l’article 10:
Everyone has the right to freedom of expression. This right shall include freedom
to House of Lordsd opinions and to receive and impart information and ideas
without interference by public authority and regardless of frontiers. This Article
shall not prevent States from requiring the licensing of broadcasting, television or
cinema enterprises.
The exercise of these freedoms, since it carries with it duties and responsibilities,
may be subject to such formalities, conditions, restrictions or penalties as are
prescribed by law and are necessary in a democratic society, in the interests of
national security,
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territorial integrity or public safety, for the prevention of disorder or crime, for the
protection of health or morals, for the protection of the reputation or rights of
others, for preventing the disclosure of information received in confidence, or for
maintaining the authority and impartiality of the judiciary.10
Dans l’arrêt Ashworth Security Hospital v. MGN Limited11, la Chambre des lords a
clarifié l’effet de l’incorporation dans le droit interne anglais de l’article 10 de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales12. La
Chambre des lords a réitéré l’importance de la liberté d’expression, de la liberté de presse
et du privilège des sources des journalistes dans une société libre et démocratique13.
Selon la Chambre des lords, il ne fait aucun doute que ce droit comprend la liberté de
recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans ingérence de la part des
autorités publiques, sous réserve de certaines exceptions liées à des circonstances
particulières14.
Les faits de cette affaire originent dans l’histoire très médiatisée du tueur en série
Ian Brady, arrêté pour des meurtres crapuleux commis dans la région de Greater
10. Human Rights Act 1998, (U.K.), 1998, c. 42, schedule 1, part I, art. 10. Voir aussi la version anglaise de l’art.
10 de la Convention européenne des droits de l’homme: «Everyone has the right to freedom of expression. This
right shall include freedom to House of Lordsd opinions and to receive and impart information and ideas without
interference by public authority and regardless of frontiers. This Article shall not prevent States from requiring
the licensing of broadcasting, television or cinema enterprises. The exercise of these freedoms, since it carries
with it duties and responsibilities, may be subject to such formalities, conditions, restrictions or penalties as are
prescribed by law and are necessary in a democratic society, in the interests of national security, territorial
integrity or public safety, for the prevention of disorder or crime, for the protection of health or morals, for the
protection of the reputation or rights of others, for preventing the disclosure of information received in
confidence, or for maintaining the authority and impartiality of the judiciary.»
11. Ashworth Security Hospital v. MGN Limited, [2002] UKHL 29 («Ashworth»).
12. Ashworth, par. 37-40.
13. Ashworth, par. 37-38.
14. Ashworth, par. 37.
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Manchester, en Angleterre, dans les années 6015. M. Brady a été déclaré criminel dément
en 1985. Interné, il a répété à plusieurs reprises, par le biais des médias, qu’il ne
souhaitait pas être libéré mais qu’il réclamait au moins le droit de mourir. Il a d’ailleurs
entrepris une grève de la faim. Dans son édition du 2 décembre 2009, le quotidien Daily
Mirror a publié un article
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dans lequel on pouvait lire des extraits du dossier médical de M. Brady, alors interné à
l’hôpital Ashworth. En échange de la somme de £1500, le Daily Mirror avait obtenu ces
informations d’une source secrète intermédiaire, qui elle les avait obtenues d’une source
sûre, vraisemblablement une personne à l’emploi de l’établissement Ashworth. Dans le
cadre de procédures judiciaires liées à l’état de santé de M. Brady, la Cour avait ordonné
au Daily Mirror de témoigner sur la manière dont il avait obtenu le dossier médical et
d’identifier toute personne ayant participé à la cueillette de l’information. De toute
évidence, la divulgation de l’identité de la source intermédiaire par le journal aurait pour
effet de permettre l’identification de la source primaire au sein de l’établissement. Le
Daily Mirror s’est donc objecté à cette ordonnance.
Selon la Chambre des lords, le privilège des sources journalistiques est un droit
essentiel à la liberté d’expression et à la liberté de presse:
The fact is that information which should be placed in the public domain is
frequently made available to the press by individuals who would lack the courage
to provide the information if they thought there was a risk of their identity being
disclosed. The fact that journalists’ sources can be reasonably confident that their
identity will not be disclosed makes a significant contribution to the ability of the
press to perform their role in society of making information available to the public.
It is for this reason that it is well established now that the courts will normally
protect journalists’ sources from identification.16
Ainsi, la Chambre des lords réaffirme les risques d’une ordonnance forçant un
journaliste à révéler l’identité de sa source, soit de décourager certaines sources à se
confier à des journalistes et ainsi compromettre dans une certaine mesure la liberté
d’expression, la liberté de presse et le droit du public à l’information17. La Chambre des
Lords reconnaît toutefois que le privilège des sources des journalistes ne saurait être
absolu, qu’il existe des circonstances pouvant justifier que l’on ordonne la divulgation
d’une source secrète18.
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15. Ce chapitre de l’histoire est communément désigné sous l’appellation «Moors murders».
16. Ashworth, par. 61.
17. C’est ce que les tribunaux désignent généralement par l’expression «chilling effect».
18. Ashworth, par. 61.
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En somme, il existe au Royaume-Uni un privilège journalistique reconnu comme
un corollaire de la liberté d’expression, qui peut néanmoins être levé dans certaines
circonstances, selon une analyse qui tienne compte des circonstances particulières de
chaque situation.
États-Unis
Aucune disposition de la Constitution américaine ne reconnaît un privilège des
sources des journalistes qui empêche la contraignabilité d’un journaliste afin que ce
dernier puisse divulguer l’identité d’une source secrète. Cependant, la Cour suprême des
États-Unis a eu à se pencher sur la question de la reconnaissance d’un privilège des
sources des journalistes en vertu de la Constitution américaine dans le cadre d’un procès
criminel dans l’arrêt Branzburg c. Hayes19.
L’arrêt Branzburg c. Hayes tire son origine de la publication de deux articles dans
le Courier-Journal. Le 15 novembre 1969, le Courier-Journal publiait un article de Paul
Branzburg dans lequel le journaliste décrivait dans les moindres détails une scène qu’il
avait lui-même observée, soit la synthèse de haschisch à partir de marijuana par deux
résidents de Jefferson County. Une photo accompagnait l’article, sur laquelle on pouvait
voir une paire de mains dans laquelle reposait la substance illicite. L’article mentionnait
que les deux protagonistes gagnaient environ 5 000 $ en trois semaines grâce à cette
industrie. L’article mentionnait également que le journaliste s’était engagé à préserver
l’anonymat des personnes rencontrées aux fins de l’article. Le second article, publié le 10
janvier 1971, était une synthèse des observations du journaliste au cours des deux
semaines qu’il avait passées à fréquenter des toxicomanes de l’état du Kentucky. Le
journaliste a été appelé à témoigner devant le Jefferson County grand jury, constitué afin
de découvrir qui a commis les crimes rapportés par celui-ci. Le journaliste a refusé
d’identifier les personnes liées de près ou de loin à la rédaction de son article en vertu du
Premier amendement de la Constitution des États-Unis, lequel reconnaît expressément la
liberté d’expression et la liberté de presse20.
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Dans l’arrêt Branzburg c. Hayes, la Cour a confirmé l’absence d’un privilège
constitutionnel découlant du Premier amendement qui permettrait à un journaliste de
refuser de répondre à une question qui aurait pour effet de permettre l’identification
d’une source secrète, à moins que le processus judiciaire soit teinté de mauvaise foi21. La
Cour a jugé que l’intérêt public dans l’adjudication des crimes primait sur celui des
journalistes d’être en mesure de garantir la confidentialité des relations entretenues avec
leurs sources, malgré une atteinte à la liberté de presse. Partant du principe de
l’autonomie législative accordée aux États en vertu de la Constitution américaine, la Cour
19. Branzburg c. Hayes, 408 U.S. 665 (1972) («Branzburg»).
20. U.S. Const. Amend. I: «Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting
the free exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press; or the right of the people peaceably
to assemble, and to petition the Government for a redress of grievances».
21. Branzburg, p. 707.
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suprême des États-Unis a précisé que rien n’empêche un État de légiférer dans le but
d’encadrer l’exercice d’un privilège des sources des journalistes, à l’intérieur des limites
prévues par le Premier amendement22.
Reconnaissant à la fois l’importance de promouvoir la liberté d’expression et la
liberté de presse, mais également que la liberté de presse englobe la liberté de recueillir
des informations sans entrave, 33 États américains ainsi que le District of Columbia ont
légiféré par le biais de ce qu’il convient d’identifier par l’expression «shield laws» un
privilège aux journalistes, qui protège les relations qu’entretiennent le journaliste et sa
source, et s’étend parfois jusqu’à la protection même de l’information communiquée23.
Dans 16 autres États, c’est la jurisprudence qui témoigne de la reconnaissance d’un tel
privilège24. Seul l’État du Wyoming n’a toujours pas statué sur cette question25.
[Page 107]
Australie
Il n’existe aucune disposition confirmant l’existence d’un privilège des sources des
journalistes dans An Act to Constitute the Commonwealth of Australia26. Il s’agit
néanmoins d’un droit codifié qu’on retrouve dans le Evidence Act 199527. Cette
codification est le reflet de la reconnaissance d’un privilège des sources des journalistes
par les tribunaux.
Avant la codification du privilège des sources des journalistes, dans l’arrêt The
Commonwealth of Australia c. John Fairfax and Sons Ltd., la Haute Cour de l’Australie a
invalidé une injonction visant à empêcher la publication d’un livre controversé dans
lequel les auteurs avaient reproduit des extraits de documents confidentiels du
gouvernement australien concernant la politique de défense et de politique étrangère du
pays de 1968-197528. Les éditeurs du livre s’étaient entendus avec deux quotidiens,
Sydney Morning Herald et The Age, pour la publication d’une série d’articles présentant
des extraits du livre aux fins de promotion. Parmi les documents confidentiels consultés
figuraient entre autres des mémorandums, études et rapports concernant la crise au Timor
Oriental, les négociations entourant l’établissement de bases américaines sur le territoire
22. Ibid., p. 706.
23. É.-U., Congressional Research Service (CRS) Report for Congress, Journalists’ Privilege to Withhold
Information in Judicial and Other Proceeedings: State Shield Statutes, (Order Code RL32806), Updated June 27,
2007 (by Henry Cohen, Legislative Attorney, American Law Division)[CRS Report]. Les trente-trois États sont:
Alabama, Alaska, Arizona, Arkansas, Clalifornia, Colorado, Connecticut, Delaware, Florida, Georgia, Illinois,
Indiana, Kentucky, Louisiana, Maryland, Michigan, Minnesota, Montana, Nebraska, Nevada, New Jersey, New
Mexico, New York, North Carolina, North Dakota, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South
Carolina, Tenessee, Washington. Voire également Journalists’ Privilege: Overview of the Law and Legislation in
Recent Congresses, Kathleen Ann Ruan, Legislative Attorney, January 19, 2011.
24. CRS Report, p. CRS-1 (Hawaii, Idaho, Iowa, Kansa, Maine, Massachussetts, Mississipi, Missouri, New
Hampshire, South Dakota, Texas, Utah, Vermont, Virginia, West Virginia, Wisconsin).
25. CRS Report, p.CRS-1.
26. An Act to constitute the Commonwealth of Australia, 9th July 1900 (Cth.).
27. Evidence Act 1995 (Act No. 2 of 1995 as amended), art. 126A et s.
28. The Commonwealth of Australia v. John Fairfax and Sons Ltd. (1980), 147 C.L.R. 39 («Australia c. John
Fairfax and Sons Ltd.»).
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australien, l’appui de l’Australie envers le Shah d’Iran, la sécurité de la base de
Butterworth en Malaisie, des informations sur les services secrets anglais et américains et
sur l’alliance militaire entre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis (A.N.Z.U.S.
Treaty).
Bien que la publication de ces informations représente à première vue un risque
pour la sécurité nationale du pays, la Haute Cour de l’Australie n’a rien trouvé dans le
livre qui justifie une atteinte à la liberté de presse. Malgré le code de sécurité dans la
classification des documents, la Cour note que les extraits présentés dans le livre ne
révèlent aucune information sur les techniques ou technologies militaires ni sur
l’armement, la logistique ou l’organisation des forces militaires australiennes ou
étrangères29. Ainsi, bien que la publication de certains extraits puisse être embarrassante
pour le gouvernement australien, et que la situation puisse refroidir les relations
[Page 108]
diplomatiques concernant le partage d’informations militaires ou d’affaires étrangères, la
sécurité nationale du pays n’est pas en jeu30. De plus, étant donné que des exemplaires du
livre avaient déjà été distribués en Indonésie et aux États-Unis, les deux pays les plus
visés par le contenu de l’ouvrage et des articles de journaux, une injonction n’aurait pas
pu permettre d’éviter le préjudice allégué. Une atteinte à la liberté de presse n’est donc
pas justifiée de conclure la Cour.
Fort de ce tour d’horizon, il convient maintenant d’aborder la question de la
protection des sources journalistiques au Canada et plus particulièrement au Québec.
3. LA MIXITÉ DES SOURCES DU DROIT DE LA
PROCÉDURE ET DE LA PREUVE EN DROIT CIVIL
QUÉBÉCOIS: CONTROVERSE SUR LA RECONNAISSANCE
D’UN PRIVILÈGE
L’origine de la controverse entourant la reconnaissance du privilège des sources
des journalistes en droit civil réside dans la particularité culturelle du droit québécois, soit
la mixité de ses sources. Le professeur Daniel Jutras décrit ainsi la culture juridique
québécoise:
Au Québec, la culture politique du contentieux et de son économie est résolument
nord-américaine. Elle s’inscrit aujourd’hui de manière un peu inconfortable entre,
d’une part, la culture des acteurs du droit, qui peut aisément être située dans
l’univers de la common law, et, d’autre part, une culture normative qui affirme le
rattachement des sources de la procédure civile québécoise à la tradition civiliste.31
29. Australia c. John Fairfax and Sons Ltd., par. 10.
30. Ibid., par. 35-37.
31. Daniel JUTRAS, «Culture et droit processuel: le cas du Québec», (2009) R.D. McGill 273, 278.
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La question de savoir si la common law joue un rôle supplétif en droit civil
québécois est au cœur de la reconnaissance d’un privilège des sources des journalistes au
Québec. En effet, si l’article 1206 du Code civil du Bas Canada [C.c.B.-C.] permettait
expressément aux juges du Québec, en matière commerciale, de recourir aux règles et
aux principes de la preuve de common law en l’absence de règle québécoise permettant
de trancher la question, le C.c.Q. n’a pas reproduit cette disposition ni aucune disposition
similaire32. De surcroît, la
[Page 109]
Cour suprême du Canada a affirmé dans le passé que le Code civil constitue en soi un
ensemble de règles complètes et autonomes et qu’il faut éviter d’importer de manière
systématique des principes découlant de la common law33. Ainsi, depuis l’entrée en
vigueur du C.c.Q., l’incertitude règne sur la possibilité pour la common law de pallier un
vide juridique en droit civil québécois. Tant les auteurs de doctrine que les tribunaux
québécois ont eu à se pencher sur cette question, sans toutefois apporter une réponse
claire. Un bref survol de l’historique jurisprudentiel des dernières années témoigne de la
tendance récente vers une plus grande perméabilité des ordres juridiques internes à des
sources étrangères. L’influence croissante des sources transnationales sur le droit de la
procédure et le droit de la preuve en vigueur est notable tant dans les provinces
canadiennes de common law qu’au Québec et au Canada.
Dans l’arrêt Grecon Dimter Inc. c. J.R. Normand Inc., appelée à trancher un litige
portant sur la validité d’une clause d’élection de for, la Cour d’appel du Québec a
souligné la nécessité d’interpréter les règles du droit judiciaire privé de manière à en
assurer la conformité avec les obligations internationales du Canada34. S’exprimant plus
clairement encore, dans l’arrêt Wightman c. Widdrington, la Cour d’appel du Québec a
souligné l’importance de l’influence des règles de common law sur le droit civil
québécois de la procédure judiciaire, notamment lorsque le C.p.c. ne prévoit pas de
solution à la question en litige et que les tribunaux québécois n’ont pas encore eu à se
pencher sur une question similaire35. Rédigeant les motifs pour la Cour, l’honorable
Yves-Marie Morissette énonce ce qui suit:
Aucun jugement publié au Québec ne porte sur des faits similaires à ceux qui ont
donné naissance à la demande de récusation en Cour supérieure. Aussi incombe-t-il
à la Cour de consulter la jurisprudence canadienne et étrangère sur cette question.
Bien qu’il y ait lieu de faire un usage prudent et éclairé de la jurisprudence
[Page 110]
32. Globe and Mail, par. 41.
33. Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663, où l’honorable juge LeBel a statué que c’est en fonction
du Code civil du Québec et de la responsabilité civile en harmonie avec les chartes qu’il y a lieu d’analyser et
déterminer les cas de diffamation, et que la défense de commentaire loyal et honnête ne pouvait recevoir une
application mécanique en droit civil, mais dont les éléments peuvent être considérés dans le cadre de l’analyse de
la faute.
34. Grecon Dimter Inc. c. J.R. Normand Inc., [2004] R.J.Q. 88.
35. Wightman c. Widdrington (Succession de), [2008] R.J.Q. 59 («Wightman c. Widdrington»).
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en provenance de ces autres systèmes de droit, cela demeure pertinent lorsque les
principes fondamentaux applicables sont substantiellement les mêmes que ceux
admis en droit québécois.36
Ce qui ressort de ce bref survol de la jurisprudence se résume essentiellement à ce
que la Cour suprême du Canada a affirmé dans l’arrêt Lac d’Amiante du Québec ltée c.
2858-0702 Québec inc. sur la mixité des sources du droit judiciaire privé québécois37.
Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada était appelée à déterminer l’existence ou non
d’une règle implicite de confidentialité à l’étape de l’interrogatoire préalable. Après un
survol méticuleux de l’évolution des règles encadrant l’interrogatoire préalable en droit
québécois, la Cour suprême du Canada a conclu que bien qu’aucune disposition du C.p.c.
ne le prévoie expressément, une telle règle:
se dégage en droit processuel québécois de l’évolution des institutions de la
procédure civile et des principes de protection de la vie privée. Cette règle de
confidentialité, analogue dans ses effets aux mécanismes juridiques créés par la
common law, peut être reconnue au Québec, conformément aux techniques d’une
analyse civiliste, à partir des principes fondamentaux qui structurent le droit civil
et la procédure judiciaire.38 [nos italiques]
Ainsi, sans qu’il soit toujours opportun d’importer une règle de common law en
droit civil, les règles de common law peuvent néanmoins influencer l’analyse d’une
question à laquelle le C.p.c. ne semble pas d’emblée apporter une réponse claire.
D’ailleurs, nous pouvons constater qu’à plusieurs égards, les règles procédurales et de la
preuve en droit civil québécois sont similaires à celles des autres provinces canadiennes
puisque les traditions juridiques civiliste et de common law partagent certains principes
fondamentaux39.
[Page 111]
4. À LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT JURIDIQUE
POUR LA RECONNAISSANCE D’UN PRIVILÈGE DES
SOURCES DES JOURNALISTES EN DROIT CIVIL
QUÉBÉCOIS
4.1 Charte canadienne des droits et libertés40
36. Wightman c. Widdrington, par. 58.
37. Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec inc., [2001] 2 R.C.S. 743, 2001 CSC 51 («Lac
d’Amiante»).
38. Lac d’Amiante, par. 78.
39. Ibid., par. 56-61; 78.
40. Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’Annexe B
de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 («Charte canadienne»).
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En l’absence d’une disposition qui reconnaît expressément le privilège des sources
des journalistes, il y a lieu d’examiner si la reconnaissance d’un tel privilège pourrait
s’inférer d’autres dispositions constitutionnelles.
L’article 2b) de la Charte canadienne consacre la liberté d’expression:
Chacun a les libertés fondamentales suivantes:
[...]
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de
la presse et des autres moyens de communication;
[...]
Dans l’arrêt Société Radio-Canada c. Lessard, le juge La Forest souligne que
l’article 2b) de la Charte canadienne qui reconnaît la liberté d’expression et son
corollaire, la liberté de presse, englobe également le droit de recueillir des nouvelles sans
entrave41.
Dans l’arrêt R. c. National Post, la Cour suprême a rejeté la proposition de
l’Association canadienne des libertés civiles et de l’Association des libertés civiles de la
Colombie-Britannique selon laquelle la protection des sources confidentielles devrait être
traitée comme s’il s’agissait d’un droit ou d’une liberté expressément visé par la Charte
canadienne, comme corollaire de l’article 2b)42. Faisant le parallèle avec le secret
professionnel de l’avocat, la Cour suprême
[Page 112]
du Canada rappelle que bien que le secret professionnel de l’avocat découle et soit
empreint des valeurs qui sous-tendent l’article 7 de la Charte canadienne, on le conçoit
davantage comme une «règle de droit fondamentale et substantielle» plutôt que comme
une règle «constitutionnelle»43.
Faisant référence à un récent arrêt de la Cour suprême du Canada portant sur la
liberté d’expression, la Cour suprême du Canada rappelle que la liberté d’expression
n’est pas l’apanage des médias traditionnels, le libellé de l’article 2b) employant plutôt le
terme «chacun», et vise donc à protéger quiconque s’exprime sur des questions d’intérêt
public, qu’il soit blogueur, crieur de nouvelles, journaliste, etc.44. La Cour suprême du
Canada estime que ce groupe de rédacteurs et d’orateurs est trop hétérogène pour
permettre que l’on accorde une immunité constitutionnelle aux interactions entre lui et
une «source» à laquelle on aurait garanti l’anonymat puisqu’une telle immunité aurait
41. Société Radio-Canada c. Lessard, [1991] 3 R.C.S. 421.
42. R. c. National Post, 2010 CSC 16, par. 37, [2010] 1 R.C.S. 477.
43. R. c. National Post, par. 39; R. c. McClure, 2001 CSC 14, par. 17, [2001] 1 R.C.S. 445.
44. R. c. National Post, par. 40; Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640.
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pour effet de miner considérablement l’application de la loi et d’autres valeurs
constitutionnelles, notamment le droit à la vie privée45. Selon la Cour suprême du
Canada, il est tout à fait possible et souhaitable d’assurer une solide protection contre la
divulgation forcée de l’identité des sources confidentielles sans passer par la
reconnaissance d’une immunité constitutionnelle générale pour ce type de
communications46.
Bien qu’à l’approche de la décision sous étude, l’arrêt R. c. National Post avait été
rendu, ce qui par conséquent laissait entrevoir l’orientation de la Cour sur la question du
privilège des sources journalistiques, il fallait néanmoins ne pas perdre de vue le contexte
juridique particulier de cette affaire. En effet, dans R. c. National Post, il était question de
la production de documents ou d’autres éléments de preuve matériels dans le cadre d’un
processus d’enquête criminelle dans une province de common law. La portée de cet arrêt
est donc limitée et s’applique plutôt lorsqu’un journaliste détient un élément matériel de
preuve nécessaire pour prouver l’existence d’un crime. Dans ce cas, la Cour suprême
énonce que le refus de remettre cet élément matériel de preuve au motif que celui-ci
risquerait de révéler l’identité d’une source confidentielle ne sera pas justifié, à
[Page 113]
tout le moins dans les cas de crimes graves. Il y avait donc lieu de replacer les
enseignements de la Cour suprême dans ce contexte particulier lorsqu’il s’agit, comme en
l’espèce, de statuer sur la reconnaissance d’un privilège des sources des journalistes en
droit civil québécois dans le cadre d’un litige de nature commerciale.
4.2 Charte des droits et libertés de la personne47
En l’absence d’une disposition dans la Charte québécoise qui reconnaît
expressément le privilège des sources des journalistes, il y a lieu d’examiner la portée
d’autres dispositions de la Charte québécoise susceptibles de conférer un statut de
privilège quasi constitutionnel au secret des sources journalistiques au Québec.
L’article 3 de la Charte québécoise est l’équivalent de l’article 2b) de la Charte
canadienne:
Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de
conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la
liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.
Étant donné la ressemblance entre les deux libellés, suivant la jurisprudence de
l’article 2b) de la Charte canadienne, notamment les motifs de la Cour suprême du
Canada dans l’arrêt R. c. National Post, la reconnaissance d’un privilège
45. R. c. National Post, par. 40.
46. Ibid., par. 41.
47. Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12 («Charte québécoise»).
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quasi constitutionnel du secret des sources des journalistes au Québec en vertu de l’article
3 de la Charte québécoise présente certaines difficultés.
L’article 9 de la Charte québécoise protège le secret professionnel:
Chacun a droit au respect du secret professionnel.
Toute personne tenue par la loi au secret professionnel et tout prêtre ou autre
ministre du culte ne peuvent, même en justice, divulguer les renseignements
confidentiels qui leur ont été révélés en raison de leur état ou profession, à moins
qu’ils n’y soient autorisés par celui qui leur a fait ces confidences ou par une
disposition expresse de la loi.
[Page 114]
Le tribunal doit, d’office, assurer le respect du secret professionnel.
Selon plusieurs auteurs, le secret professionnel s’applique seulement aux
professionnels qui y sont tenus par la loi et son application se limite aux ordres
professionnels régis par le Code des professions48. La profession de journaliste n’est pas
visée par le Code des professions. Le législateur avait envisagé inclure la profession
de journaliste à la liste des ordres professionnels régis par la loi au moment de l’adoption
du Code des professions mais l’Assemblée nationale a finalement rejeté cette
proposition49.
Contrairement à la Charte canadienne, qui ne reconnaît pas expressément un droit
à l’information, l’article 44 de la Charte québécoise prévoit que «[t]oute personne a droit
à l’information, dans la mesure prévue par la loi». La Cour suprême du Canada a
toutefois rappelé que les droits prévus au chapitre IV intitulé «droits sociaux et
économiques», dont l’article 44 de la Charte québécoise, «sont limités de façon à
soustraire au contrôle judiciaire les mesures ou le cadre législatifs précis adoptés par le
législateur. Ces dispositions obligent l’État à prendre des mesures pour donner effet aux
droits visés par le chapitre IV, mais elles ne permettent pas le contrôle judiciaire de ces
mesures»50. Ainsi, la Charte québécoise reconnaît un droit positif à l’information,
formulé en termes limitatifs, dont la portée semble plutôt restreinte.
4.3 Le «critère de Wigmore» appliqué au privilège des sources des journalistes en
common law canadienne dans l’arrêt R. c. National Post de la Cour suprême du
Canada
48. Code des professions, L.R.Q., c. C-26, annexe I. Voir aussi Office des professions du Québec, «Ordres
professionnels» [en-ligne] <http://www.opq.gouv.qc.ca/ordres-professionnels>. Voir aussi N. VALLIÈRES, «Le
secret professionnel inscrit dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec», (1985) 26 C. de D.
1019, 1022-1023. Voir aussi Léo DUCHARME, L’administration de la preuve, 3e éd., Montréal, Wilson &
Lafleur, 2001, p. 94.
49. Québec, Journal des débats: Commissions parlementaires, 3e sess., 30e lég., no 6, 22 janvier 1975, p. B-322.
50. Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, par. 92, [2002] 4 R.C.S. 429.
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Le professeur John Henry Wigmore, auteur reconnu en common law pour son
apport doctrinal au droit de la preuve, a développé une méthodologie permettant de
reconnaître certaines relations comme
[Page 115]
privilégiées, qui procède au cas par cas51. Bien que le professeur Wigmore se soit à
l’époque montré réfractaire quant à la possibilité de reconnaître un tel privilège aux
sources des journalistes, la Cour suprême du Canada a reconnu l’existence d’un privilège
des sources des journalistes en appliquant le «critère de Wigmore» aux communications
entre un journaliste et sa source secrète dans l’arrêt R. c. National Post52. En étendant
l’application du «critère de Wigmore» à cette affaire, la Cour suprême du Canada prend
ainsi acte de l’évolution du contexte dans lequel s’exerce aujourd’hui le métier de
journaliste, de l’importance avérée du journalisme d’enquête pour combler ce qui a été
décrit comme un déficit démocratique dans la transparence et l’obligation redditionnelle
de nos institutions publiques, et de la nécessité de respecter la confidentialité des sources
des journalistes dans certaines circonstances particulières pour assurer la vitalité du
journalisme d’enquête53.
Le «critère de Wigmore» comporte quatre volets, que la Cour suprême du Canada a
reformulés dans le contexte particulier des sources des journalistes de la manière
suivante: 1) les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec
l’assurance que l’identité de la source ne serait pas divulguée; 2) le caractère confidentiel
doit être essentiel aux rapports dans le cadre desquels la communication est transmise; 3)
les rapports doivent être des rapports qui, dans l’intérêt public, devraient être «entretenus
assidûment»; et 4) si toutes ces exigences sont remplies, le tribunal doit déterminer si,
dans l’affaire qui lui est soumise, l’intérêt public que l’on sert en respectant la
confidentialité de la source l’emporte sur l’intérêt public à la découverte de la vérité54.
Toutefois, l’arrêt R. c. National Post, en raison des faits particuliers de cette affaire,
tels que relatés précédemment, ne pouvait s’appliquer intégralement à tout litige, qu’il se
déroule dans une instance civile ou criminelle, sur l’ensemble du territoire canadien, en
common law canadienne comme en droit civil québécois.
[Page 116]
4.3.1 L’application du «critère de Wigmore» en droit civil québécois: une
controverse doctrinale
Les professeurs Léo Ducharme et Jean-Claude Royer présentent des visions
diamétralement opposées de l’influence de la common law sur le droit québécois de la
51. Edward J. IMWINKELRIED, dir., The New Wigmore: A Treatise on Evidence – Evidentiary Privileges,
Aspen, 2011.
52. R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477.
53. R. c. National Post, 2010 CSC 16, par. 54-55, [2010] 1 R.C.S. 477.
54. R. c. National Post, 2010 CSC 16, par. 53, [2010] 1 R.C.S. 477.
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preuve et de la procédure depuis l’entrée en vigueur du C.c.Q. Tous deux conçoivent
différemment l’effet de la disparition de la disposition législative codifiant le rôle
supplétif des règles de common law en droit civil québécois.
Le professeur Ducharme soutient que dans le cas d’un fait survenu après l’entrée
en vigueur du C.c.Q., «l’entrée en vigueur de ce Code a eu pour effet d’abroger l’ancien
droit français et le droit anglais en tant que droits supplétifs en matière de preuve»55.
À l’inverse, selon la thèse du professeur Royer, que le législateur n’ait pas
reproduit une disposition similaire à l’article 1206 du C.c.B.-C. dans le C.c.Q. ne change
en rien le fait que le droit français et la common law sont à la source des règles du
C.c.Q.56. Ainsi, il n’existerait aucun obstacle à recourir aux règles de common law pour
interpréter le droit civil québécois. Le professeur Royer ajoute, au sujet des règles
concernant l’enquête et la preuve testimoniale, que
[l]a plupart de ces règles originent de la common law. Aussi, il faut généralement
recourir au droit anglais pour les interpréter. Par ailleurs, le législateur n’a pas
adopté un code de procédure civile comprenant une réglementation complète et
exhaustive de toutes les règles relatives à la procédure et à l’administration de la
preuve. Cela pourrait justifier le maintien de certains privilèges de la common law,
qui sont liés au caractère accusatoire et contradictoire du procès et ce, même s’ils
ne sont pas formellement reconnus dans des articles du Code de procédure civile.57
[nos italiques]
Sur la question plus précise des privilèges reconnus en common law, le professeur
Royer constate que plusieurs privilèges créés par la
[Page 117]
common law ont été introduits en droit civil québécois58. Bien que depuis l’entrée en
vigueur du C.c.Q. les tribunaux aient parfois refusé de recourir aux règles de common
law pour suppléer à certains silences du droit québécois, laissant ainsi planer
l’incertitude, le professeur Royer est d’avis que la common law continuera d’influencer
l’interprétation de certaines règles codifiées en droit québécois qui ont leur origine dans
la common law59. Quant à la question de savoir si la common law peut servir à justifier le
maintien d’un privilège non expressément reconnu dans un texte de loi, «le pouvoir des
tribunaux de statuer au-delà des codes écrits et de la législation, lorsque des vides
55. Léo DUCHARME, Précis de la preuve, 5e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2005, no 17.
56. Jean-Claude ROYER et Sophie LAVALLÉE, La preuve civile, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais,
2008, no 73.
57. Jean-Claude ROYER et Sophie LAVALLÉE, La preuve civile, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais,
2008, no 74.
58. Ibid., no 1042.
59. Ibid., no 1043.
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apparaissent demeure beaucoup plus limité dans la tradition civiliste que dans la common
law»60.
4.3.2 L’application du «critère de Wigmore» en droit civil québécois: une
controverse jurisprudentielle
Lorsqu’ils n’ont pas appliqué le «critère de Wigmore», les tribunaux ont
généralement fondé leur raisonnement sur le C.c.Q. et sur les droits applicables garantis
par la Charte québécoise, étant donné la nature du litige61. Bien que rejetant le recours au
«critère de Wigmore» pour fonder l’analyse, les tribunaux québécois ne sont pas pour
autant diamétralement opposés à la reconnaissance d’un privilège des sources des
journalistes, en témoigne cet extrait du juge Biron dans Jacques Drouin c. La Presse:
Bref, si l’information recherchée peut être intéressante, elle n’est nullement
nécessaire pour préserver l’équité du procès. Il s’avérerait, en dernière analyse, que
seule la liberté de presse y perdrait, sans pour autant que le demandeur y gagne
quoi que ce soit. Notre système de justice civile est fondé sur la recherche de la
vérité mais il ne doit pas pour autant être inutilement curieux.62
Ainsi, les tribunaux québécois ont rejeté une demande de divulgation d’une source
d’un journaliste à quelques reprises, sans faire référence au «critère de Wigmore». Ce fut
le cas notamment
[Page 118]
dans Centre de réadaptation en déficience intellectuelle de Québec c. Groupe TVA inc.,
alors que la Cour supérieure avait à déterminer si elle devait acquiescer ou non à la
demande de la demanderesse Centre de réadaptation en déficience intellectuelle de
Québec qui réclamait l’identification de la source d’un journaliste63. Lors d’un reportage,
le journaliste Nicolas Vigneault avait interrogé la source du journaliste Pierre Jobin sur le
mandat de la demanderesse de prendre en charge et de procéder à l’intégration sociale
d’une centaine de personnes qui étaient encore à l’établissement public pour cause de
déficience mentale. Plutôt que de recourir au «critère de Wigmore», la Cour a soupesé les
deux droits fondamentaux des parties, soit «[d’]une part, la liberté d’expression qui
englobe la liberté de presse et le droit du public à l’information et, d’autre part, le droit de
tout citoyen de faire valoir tous ses moyens lors d’une audition devant un tribunal
indépendant»64. La Cour a également conclu qu’il était tout à fait possible pour la
demanderesse de faire valoir son droit sans qu’il soit nécessaire de connaître l’identité de
la source65. Sur les conséquences d’une telle décision sur l’exercice par la demanderesse
60. Lac d’Amiante, par. 39.
61. Voir notamment Grenier c. Arthur, [2001] R.J.Q. 674; Centre de réadaptation en déficience intellectuelle de
Québec c. Groupe TVA inc., [2005] R.J.Q. 2327, et Jacques Drouin c. La Presse ltée, [1999] R.J.Q. 3023.
62. Jacques Drouin c. La Presse Ltée, [1999] R.J.Q. 3023.
63. Centre de réadaptation en déficience intellectuelle de Québec c. Groupe TVA Inc., [2005] R.J.Q. 2327
(«C.R.D.I.Q. c. Groupe TVA»).
64. C.R.D.I.Q. c. Groupe TVA, par. 113.
65. Ibid., par. 114.
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de mesures disciplinaires à l’endroit de la source, la Cour conclut qu’il s’agit d’une
atteinte minime en comparaison avec celle que subirait le journaliste Pierre Jobin si on le
forçait à identifier sa source. En effet, une telle ordonnance risquerait d’affecter
irrémédiablement la capacité du journaliste Pierre Jobin d’obtenir, à l’avenir, de
l’information d’une source secrète66.
Dans l’arrêt Tremblay c. Hamilton, la Cour supérieure a appliqué le «critère de
Wigmore» et reconnu un privilège en évaluant les circonstances particulières de la
situation67. La Cour a également souligné que «le rôle particulier de la presse,
l’importance de la liberté de presse garantie à l’article 2b) de la Charte canadienne des
droits et libertés de même que l’exigence formulée à l’article 2858 du Code civil du
Québec doivent être soupesés en regard du droit de l’autre partie d’obtenir la divulgation
qu’elle recherche aux fins de son recours»68.
[Page 119]
Il aura fallu 16 ans, soit jusqu’à la décision de la Cour suprême du Canada dans
l’arrêt Globe and Mail, pour mettre fin à la controverse doctrinale et jurisprudentielle
quant à la reconnaissance d’un privilège des sources des journalistes en droit civil
québécois.
5. L’ARRÊT GLOBE AND MAIL
5.1 Les faits
À la suite du résultat du référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec, le
Cabinet fédéral a créé le Programme de commandites, qui visait à contrecarrer le
mouvement souverainiste et à augmenter la visibilité du gouvernement fédéral au
Québec. S’appuyant principalement sur les renseignements reçus d’une source
confidentielle, le journaliste Daniel Leblanc du quotidien The Globe and Mail, a écrit une
série d’articles sur le programme. Ces articles faisaient état de diverses activités
douteuses reliées à l’administration et à la gestion du programme. Les allégations les plus
importantes portaient sur l’usage abusif de fonds publics et sur leur détournement. Tout
au long de ses communications, sa source, qu’il désignera plus tard sous le pseudonyme
MaChouette, le journaliste Daniel Leblanc s’est engagé à protéger son anonymat et la
confidentialité de leurs échanges.
Les articles publiés par le journaliste Daniel Leblanc, et d’autres articles publiés
par des journalistes ayant repris la nouvelle, ont suscité auprès des médias et du public un
intérêt considérable à l’égard du Programme de commandites. Un rapport cinglant de la
vérificatrice générale sur la gestion douteuse du Programme des commandites par le
gouvernement fédéral ainsi que les «fuites» de renseignements privilégiés à la presse a
poussé le premier ministre de l’époque à ordonner une commission d’enquête publique
66. Ibid., par. 115-116.
67. Voir aussi Landry c. Southam Inc., 2002 CanLII 20587 (C.S.).
68. Tremblay c. Hamilton, [1995] R.J.Q. 2440, 2444 (C.S.).
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sur le Programme de commandites, la très médiatisée Commission Gomery, pour faire la
lumière sur ce qu’il convient maintenant de nommer le «scandale des commandites». En
2006, Daniel Leblanc publiait un ouvrage intitulé Nom de code: MaChouette. L’enquête
sur le scandale des commandites.
En mars 2005, le procureur général du Canada a institué une poursuite devant la
Cour supérieure du Québec contre plusieurs entreprises, dont le Groupe Polygone
Éditeurs Inc., en vue de recouvrer les sommes payées par le gouvernement fédéral dans le
cadre du programme contesté, qui s’élevaient à plus de 60 millions de dollars.
[Page 120]
La défenderesse le Groupe Polygone a invoqué notamment la prescription au
soutien de sa prétention. Alléguant que le gouvernement du Canada avait connaissance
du scandale avant 2002, la défenderesse le Groupe Polygone a soutenu que l’action
intentée par la demanderesse procureur général du Canada était prescrite. Pendant le
déroulement de l’instance, et à l’appui de sa défense de prescription, le Groupe Polygone
a demandé à la Cour d’ordonner que certaines personnes, notamment plusieurs employés
du gouvernement fédéral, répondent à des questions destinées à identifier la source
secrète du journaliste Daniel Leblanc. Au moyen d’une série d’ordonnances, la Cour
supérieure a enjoint aux personnes désignées par le Groupe Polygone de répondre aux
questions par écrit et de préserver la confidentialité du processus.
Ayant été informé de ces ordonnances, le quotidien The Globe and Mail a présenté
une requête en rétractation des ordonnances de la Cour, accompagnée d’une déclaration
assermentée du journaliste, soutenant que ces ordonnances constituaient une violation de
la liberté d’expression de Daniel Leblanc et de The Globe and Mail, dont l’un des
démembrements est le privilège des sources journalistiques. Devant la Cour supérieure,
Daniel Leblanc a témoigné à l’effet que l’identité de sa source MaChouette était
confidentielle et qu’une relation de confiance basée sur le respect de l’anonymat s’était
développée entre eux au fil du temps. Lors du contre-interrogatoire mené par l’avocat de
Polygone, l’avocat de The Globe and Mail s’est objecté à de nombreuses questions
posées au journaliste Daniel Leblanc, alléguant l’absence de pertinence et le fait que de
répondre à ces questions contreviendrait au privilège du secret des sources
journalistiques. Le juge de première instance a rejeté ces objections oralement sans
procéder à une analyse approfondie et a refusé de reconnaître l’existence d’un tel
privilège.
Une demande d’autorisation d’appel de cette décision a été rejetée par un juge de la
Cour d’appel siégeant seul, au motif que la cour n’avait pas compétence pour entendre
l’appel. Pour soustraire son journaliste à l’obligation de répondre aux questions, la
demanderesse The Globe and Mail a tenté de se désister de sa requête en rétractation. Le
juge de première instance n’a pas autorisé le désistement et la Cour d’appel du Québec a
rejeté l’appel de cette décision. The Globe and Mail a par la suite appelé de la décision de
la Cour d’appel devant la Cour suprême du Canada.
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[Page 121]
5.2 Les prétentions des parties
5.2.1 The Globe and Mail
Procédant à une analyse de la jurisprudence étrangère sur la reconnaissance d’un
privilège des sources des journalistes et des fondements de la protection constitutionnelle
accordée à la liberté d’expression et à son corollaire, la liberté de presse, l’appelante The
Globe and Mail soutient qu’il existe un privilège des sources des journalistes en droit
québécois. Elle souligne qu’une protection maximale de la confidentialité des sources des
journalistes est essentielle au respect de la liberté de presse. En effet, sans l’assurance
d’une telle protection, la cueillette d’informations controversées et difficiles d’accès
deviendrait en pratique impossible; la peur d’être démasquée et de faire face à des
sanctions découragerait les sources secrètes à divulguer certaines informations aux
journalistes. Or, comme le démontre nombre de scandales mis au jour par le journalisme
d’enquête, tant aux États-Unis, qu’en Europe et au Canada, la divulgation de telles
informations par les sources secrètes aux journalistes est essentielle au respect de la
liberté de presse dans la cueillette d’information et, conséquemment, au respect du droit
du public à l’information.
Selon The Globe and Mail, le droit de ne pas révéler l’identité de la source secrète
découle de l’article 3 de la Charte québécoise en ce qu’il est un corollaire de la liberté
d’expression, n’est pas un droit absolu. Comme toute protection constitutionnelle ou
quasi-constitutionnelle, il y a lieu de l’évaluer et de le moduler en s’assurant qu’il
s’exerce «dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être
général des citoyens du Québec», tel que le prévoit l’article 9.1. de la Charte québécoise.
L’appelante Globe soutient que rien ne s’oppose à l’application du «critère de
Wigmore» par les tribunaux québécois. Bien qu’en accord avec le principe général de
l’autonomie du régime civiliste, The Globe and Mail soutient que le droit de la preuve au
Québec reflète la mixité des sources en droit civil québécois, grandement influencé par
les principes hérités de la common law.
[Page 122]
5.2.2 Le Groupe Polygone
L’intimée le Groupe Polygone soutient qu’il ne saurait exister de privilège absolu
dans le cas des communications entre un journaliste et une source secrète.
D’abord, la Constitution ne reconnaît aucun privilège journalistique. Les principes
fondamentaux voulant que nul ne puisse se placer au-dessus des lois et que la loi prévoit
que l’on puisse contraindre quiconque de dévoiler une information pertinente pour les
fins de la justice milite en défaveur de la reconnaissance d’un privilège général.
L’exception à l’obligation de témoigner est exceptionnelle. Le principe constitutionnel de
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la liberté de presse peut toutefois assister le tribunal dans la recherche de l’équilibre des
intérêts en présence lorsqu’il s’agit de déterminer si l’exception à l’obligation de
témoigner devrait s’appliquer dans une situation particulière dans laquelle on invoquerait
la protection de la confidentialité d’une source.
Polygone soutient également que les tribunaux doivent procéder selon le «critère
de Wigmore» ou un test similaire en droit civil, en précisant que c’est alors au journaliste
de démontrer pourquoi la protection de la source devrait primer sur la recherche de la
vérité.
Polygone soutient que dans la présente affaire, obliger le journaliste à dévoiler
l’identité de sa source est une condition nécessaire afin que celle-ci puisse présenter une
défense pleine et entière à l’encontre de l’action instituée par le gouvernement.
5.2.3 Le Procureur général du Canada
L’intimée le Procureur général du Canada soutient que la question en litige doit
être résolue en faisant appel uniquement aux règles du droit civil québécois. C’est le
C.c.Q. qui constitue le droit commun du Québec et régit, en harmonie avec la Charte
québécoise, les rapports entre les personnes. Elle rejette donc l’application du «critère de
Wigmore» par les tribunaux québécois.
Le PGC ne prend pas position sur l’issue finale du pourvoi. Il propose plutôt une
analyse des principes de droit civil applicables au Québec concernant le privilège
d’exclusion de la preuve de la presse.
[Page 123]
Au cœur de l’exposé du PGC se trouve l’argumentation selon laquelle il n’y a pas
de hiérarchie entre la liberté d’expression, la liberté de presse, le droit à une audition
impartiale, le droit à la vie privée et l’administration de la justice. Ces droits sont
protégés par la Charte des droits et libertés de la personne69. L’intimée PGC soutient que
la reconnaissance d’un tel droit doit faire l’objet d’un examen au cas par cas, suivant
l’article 9.1. de la Charte québécoise70.
Le PGC soutient qu’en matière civile au Québec, la question de l’existence ou non
d’un privilège d’exclusion de la preuve de l’identité d’une source qui a transmis des
informations à un journaliste se pose généralement dans le cadre de poursuites en
diffamation et se résout. L’approche privilégiée par les tribunaux est généralement la
recherche d’un équilibre entre la liberté de la presse et le droit d’un justiciable d’obtenir
la divulgation d’une preuve essentielle à sa cause. Le PGC rappelle que la solution
adoptée doit tenir compte de la finalité d’un procès civil, soit la recherche de la vérité.
69. Charte québécoise.
70. L’article 9.1. de la Charte québécoise prévoit que: «[l]es libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le
respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut,
à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.»
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5.2.4 Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Ad IDEM/Canadian
Media Lawyers Association, Astral Media Radio Inc., Groupe TVA inc., La Presse
ltée, Médias Transcontinental inc., Société Radio-Canada et Association canadienne
des libertés civiles (la «Coalition Médias»)
La Coalition Médias soutient que tant la Charte canadienne des droits et libertés71
que la Charte québécoise protègent la liberté de la presse, par le biais de la liberté
d’expression. La jurisprudence a également reconnu que le droit de recueillir sans
entraves l’information nécessaire à produire la nouvelle est inclus dans la liberté de
presse72. Lorsqu’il s’agit d’encourager la vitalité du journalisme d’enquête, la possibilité
pour les journalistes de garantir la confidentialité à leurs sources est essentielle à leur
capacité de recueillir l’information primaire nécessaire à produire la nouvelle. Refuser de
reconnaître un privilège dans ces circonstances aurait des conséquences
[Page 124]
néfastes sur la vitalité de la presse et, conséquemment, sur la démocratie.
La Coalition Médias soutient également que la Charte canadienne et la Charte
québécoise s’appliquent au présent litige puisqu’il découle du libellé des textes législatifs
et des principes énoncés dans la jurisprudence que la Charte canadienne s’applique à une
ordonnance d’une cour qui permet la divulgation d’une source journalistique
confidentielle en raison de la portée publique d’une telle ordonnance. En effet, il n’y a
pas que les droits du journaliste et des parties impliquées dans le litige qui soient en cause
ici, mais également la liberté d’expression et le droit du public à l’information.
De plus, lorsque le gouvernement du Canada est lui-même partie au litige et
s’implique directement dans l’interrogatoire du journaliste à qui on demande de divulguer
sa source, son intervention suffit pour justifier l’application de la Charte canadienne.
La Coalition Médias soutient également que le «critère de Wigmore» n’est pas
étranger aux tribunaux québécois et qu’il doit guider l’analyse au cas par cas de la
question en litige, tant sous la Charte canadienne que sous la Charte québécoise. Le rôle
supplétif de la common law en droit civil québécois, notamment la validité de
l’application du «critère de Wigmore» par les tribunaux québécois, a d’ailleurs été
confirmée par la Cour suprême du Canada. La Coalition Médias avance également que la
Cour a le pouvoir de créer un privilège indépendant, tel que ce fut le cas pour
l’application du privilège de l’indicateur de police au Québec.
De sucroît, la Coalition Médias prétend qu’il y a lieu de modifier le «critère de
Wigmore» en y intégrant le test Dagenais/Mentuck qui permet de déterminer si un
tribunal exercera son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d’expression et la
liberté de presse en matière de procédures judiciaires. Le critère de Dagenais/Mentuck,
dont la méthodologie s’apparente au test de Oakes, comporte deux volets et prévoit
71. Charte canadienne.
72. Société Radio-Canada c. Lessard, [1991] 3 R.C.S. 421.
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qu’une ordonnance de non-publication ne doit être rendue que si 1) elle est nécessaire
pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, vu l’absence
d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque; et 2) ses effets bénéfiques sont
plus importants que ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du
public, notamment ses effets sur le
[Page 125]
droit à la libre expression, sur le droit de l’accusé à un procès public et équitable, et sur
l’efficacité de l’administration de la justice73.
En l’espèce, la Coalition Médias est d’avis que les trois premiers volets du «critère
de Wigmore», adapté au contexte journalistique, sont remplis. Ainsi, les communications
entre le journaliste Daniel Leblanc et sa source MaChouette ont été transmises
confidentiellement avec l’assurance que l’identité de MaChouette ne sera pas divulguée;
l’anonymat de MaChouette est essentiel aux rapports dans le cadre desquels la
communication a été transmise; et les rapports entre le journaliste Daniel Leblanc et sa
source MaChouette étaient entretenus assidûment. Selon la Coalition Médias, à la
quatrième étape du «critère de Wigmore», il appartenait à l’intimée Polygone de
démontrer la nécessité et le bénéfice supérieur de la divulgation de la source sur les effets
préjudiciables sur la liberté d’expression et le droit du public à l’information. Les
objections du Globe aux questions posées au journaliste Daniel Leblanc auraient donc dû
être maintenues.
5.3 Les motifs du jugement
Reprenant le travail là ou elle l’avait laissé dans l’arrêt R. c. National Post, la Cour
suprême du Canada, sous la plume du juge LeBel, conclut qu’il existe au Québec une
protection des sources des journalistes sous l’égide du droit civil et élabore un test clair
permettant de déterminer s’il y a lieu ou non d’obliger un journaliste à divulguer
l’identité d’une source secrète dans le cadre d’un litige devant une instance civile.
5.3.1 Le fondement juridique du privilège des sources des journalistes
D’entrée de jeu, la Cour suprême du Canada précise que la Charte québécoise
s’applique au présent litige. Se basant sur l’analyse qu’elle avait développée pour évaluer
la question de l’existence d’un privilège des sources des journalistes dans le contexte de
la production de documents ou d’autres éléments de preuve matériels dans le cadre d’un
processus d’enquête criminelle dans une province de common law, la Cour suprême du
Canada conclut qu’il n’existe pas de
[Page 126]
fondement quasi constitutionnel à la reconnaissance d’un privilège des sources des
journalistes74.
73. R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, par. 32, [2001] 3 R.C.S. 44.
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Sur la possibilité d’un fondement quasi constitutionnel en vertu de l’article 3 de la
Charte québécoise, la Cour suprême doit examiner un libellé similaire à celui de l’article
2b) de la Charte canadienne dans l’arrêt R. c. National Post, soit l’emploi de l’expression
«toute personne» parallèlement au terme «chacun». C’est donc la même difficulté à
définir le groupe qui serait visé par une immunité quasi constitutionnelle, en raison
notamment de l’hétérogénéité du groupe, qui empêche que la Cour reconnaisse un
privilège générique et quasi constitutionnel du secret des sources des journalistes. La
Cour précise néanmoins que les droits constitutionnels garantis par la Charte canadienne
et les droits quasi constitutionnels garantis par la Charte québécoise sont visés par la
revendication du privilège des sources des journalistes et doivent donc faire partie de
l’analyse75.
Sur la possibilité d’élargir la notion de secret professionnel pour inclure les
communications entre un journaliste et sa source secrète, la Cour conclut qu’il n’existe
aucune analogie entre le secret professionnel et le privilège du secret des sources des
journalistes. En effet, non seulement l’article 9 de la Charte québécoise est-il
généralement conçu comme portant sur les professions régies par le Code des
professions, ce qui n’est pas le cas de la profession de journaliste, mais la relation entre
un journaliste et une source secrète ne correspond pas au type de relation qu’on conçoit et
qui devrait être visée par l’article 9 de la Charte québécoise76. En effet, la doctrine
québécoise identifie deux conditions essentielles à la reconnaissance d’une relation visée
par le secret professionnel: 1) une profession régie par le Code des professions; 2) une
obligation au silence qui résulte d’une relation où le bénéficiaire du privilège demande
l’aide du professionnel77. La Cour suprême du Canada conclut que la relation entre un
journaliste et une source secrète n’est pas une relation d’aide.
Sur la possibilité d’un fondement quasi constitutionnel en vertu de l’article 44 de la
Charte québécoise, la Cour estime que s’il est vrai que le droit à l’information puisse
militer en faveur de la protection des rapports confidentiels entre un journaliste et sa
source, il ne peut
[Page 127]
pas servir de fondement à la reconnaissance d’un privilège des sources des journalistes78.
En effet, il ne s’agit pas d’un droit fondamental mais plutôt d’un droit appartenant à la
catégorie des droits sociaux et économiques79.
Comme la Cour conclut à l’inexistence d’un privilège des sources des journalistes
fondé sur la Charte québécoise, elle se tourne vers les règles québécoises du droit de la
procédure et de la preuve énoncées dans le C.c.Q. afin de déterminer s’il s’y trouve un
fondement à la reconnaissance de ce droit.
74. Globe and Mail, par. 33.
75. Ibid., par. 33.
76. Ibid., par. 35-39.
77. Ibid., par. 37.
78. Ibid., par. 34.
79. Ibid., par. 34.
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5.3.2 Le Québec, une juridiction de droit mixte
Avant d’entreprendre son analyse du privilège du témoin en droit civil québécois,
la Cour s’intéresse d’abord à la mixité des sources du droit procédural québécois. L’arrêt
Globe and Mail donne ainsi à la Cour suprême du Canada l’opportunité de reconnaître
une fois de plus le caractère mixte des sources en droit civil québécois, cette fois-ci en
droit de la preuve. Compte tenu du caractère mixte de la procédure et de la preuve au
Québec, et notamment en raison d’un système judiciaire grandement inspiré de la
common law, les principes juridiques de common law jouent nécessairement un rôle
supplétif dans l’évolution du droit procédural québécois. Pour reprendre les propos de la
Cour, «[a]près tout, le Québec est une province de droit mixte»80.
Rappelant ses enseignements découlant de l’arrêt Lac d’Amiante du Québec ltée c.
2858-0702 Québec inc., la Cour souligne que les tribunaux québécois ne jouissent
toutefois pas de la même liberté que leurs voisins des provinces de common law lorsqu’il
s’agit de statuer au-delà des codes écrits et de la législation pour combler certaines
lacunes ou résoudre certaines controverses81. En effet, en ce qui a trait à l’exclusion
d’éléments de preuve, l’article 2858 C.c.Q. est la seule disposition permettant de fonder
un exercice discrétionnaire de la part du juge, une discrétion qui demeure limitée:
[Page 128]
Le tribunal doit, même d’office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des
conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont
l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
Il n’est pas tenu compte de ce dernier critère lorsqu’il s’agit d’une violation du
droit au respect du secret professionnel.
La Cour ayant conclu au préalable qu’il n’existe pas de fondement
quasi constitutionnel à un privilège des sources des journalistes, elle conclut à cette étapeci de l’analyse qu’un juge ne peut dispenser un journaliste de témoigner sur l’identité
d’une source confidentielle en se fondant sur l’exercice discrétionnaire prévu à l’article
2858 C.c.Q.82. Constatant la controverse doctrinale et jurisprudentielle entourant
l’application du «critère de Wigmore» par les tribunaux québécois, la Cour réitère le rôle
résiduel que doivent jouer les règles de la common law dans l’évolution de cet aspect du
droit québécois83. Reconnaissant également qu’il existe un privilège relatif aux sources
des journalistes dans les provinces de common law, dont la reconnaissance a été
confirmée dans l’arrêt R. c. National Post, la Cour affirme la nécessité de se tourner vers
la common law afin de clarifier l’état du droit québécois sur cette question84. Bien
80. Ibid., par. 45.
81. Globe and Mail, par. 47; voir aussi Lac d’Amiante; Société d’énergie Foster Wheeler ltée c. Société
intermunicipale de gestion et d’élimination des déchets (SIGED) inc., 2004 CSC 18, [2004] 1 R.C.S. 456 (sur la
mixité des sources de la notion de secret professionnel en droit québécois).
82. Ibid., par. 47.
83. Ibid., par. 45.
84. Ibid., par. 46.
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entendu, l’incorporation mécanique d’une règle de common law est à proscrire; le recours
à une règle de common law doit être conforme aux principes généraux énoncés dans le
C.c.Q. et dans la Charte québécoise85. Le juge LeBel réitère que le C.p.c. ne contient pas
toute la procédure civile et que celui-ci laisse place aux règles de pratique. Le Code de
procédure civile de poursuivre la Cour, permet également aux tribunaux d’intervenir de
manière ponctuelle et confère le pouvoir de rendre des ordonnances adaptées au contexte
particulier des causes dont ils sont saisis, notamment en vertu des articles 20 et 46 du
C.p.c.
Ainsi, la Cour affirme que le droit civil peut servir de fondement à la
reconnaissance d’un privilège des sources des journalistes ou à une exception de
l’obligation générale de fournir des éléments de preuve ou de témoigner dans une
instance civile. L’application du «critère de Wigmore» par les tribunaux québécois en
conformité avec les principes généraux énoncés dans le C.c.Q. et dans la Charte
québécoise,
[Page 129]
donne les balises du cadre d’analyse permettant de déterminer s’il conviendra, dans un
cas particulier, de dispenser le journaliste de répondre à une question qui le forcerait à
divulguer l’identité de sa source.
5.3.3 L’application du «critère de Wigmore» au privilège des sources des
journalistes en droit civil québécois
Le raisonnement de la Cour suprême du Canada procède ici par analogie avec le
cadre d’analyse qu’elle avait développée dans l’arrêt Bisaillon c. Keable pour fonder la
reconnaissance d’un privilège des indicateurs de police86. De l’avis de la Cour, il s’agit là
de l’approche qu’il convient d’adopter aussi pour les sources des journalistes étant donné
la similitude entre la finalité des deux mesures. Sur la règle permettant de déterminer si
un emprunt à la common law est justifié dans un cas particulier, dans l’arrêt Bisaillon c.
Keable, la Cour suprême du Canada s’exprime ainsi:
À moins d’être écartées par des dispositions législatives validement adoptées, ces
règles de la common law doivent être appliquées dans une enquête qui porte sur
l’administration de la justice et qui est donc de droit public. Au surplus, la question
en litige porte sur le pouvoir de contraindre un témoin à répondre, au besoin par
des procédures en outrage au tribunal, dont la source est également la common
law.87 [nos italiques]
Ainsi, en l’absence d’une règle contraire dans le C.c.Q. ou le C.p.c., l’application
d’une règle de common law par les tribunaux québécois est tout à fait justifiée.
85. Ibid., par. 45.
86. Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60 («Bisaillon c. Keable»).
87. Ibid., p. 98.
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S’inspirant des motifs du juge Beetz pour la Cour suprême du Canada dans l’arrêt
Bisaillon c. Keable, de même que du raisonnement développé récemment dans l’arrêt R.
c. National Post, la Cour suprême du Canada propose un cadre d’analyse en quatre
volets, inspiré du «critère de Wigmore» permettant de reconnaître un privilège de
protection du secret des sources des journalistes ou une exception à l’obligation générale
de fournir des éléments de preuve ou de témoigner dans une instance civile. Pour
reprendre les mots du juge LeBel, «[m]ême s’il découle de la common law, le recours à
un cadre d’analyse semblable au test de Wigmore – qui permet de reconnaître
[Page 130]
l’existence du privilège en droit criminel [...] s’avère tout aussi valable dans le contexte
d’un litige régi par le droit du Québec».88.
Même si l’article 2b) de la Charte canadienne et l’article 3 de la Charte québécoise
ne peuvent à eux seuls servir de fondement à la reconnaissance du privilège des sources
des journalistes, il va sans dire que les valeurs qu’ils véhiculent influencent
nécessairement l’analyse89. La Cour souligne également que les pouvoirs accordés à la
Cour supérieure en vertu de l’article 46 C.p.c., semble conférer à ses juges le pouvoir
nécessaire d’accorder une telle exemption à un journaliste selon les circonstances de
l’espèce»90. Ainsi, le cadre d’analyse inspiré du «critère de Wigmore» n’est pas détaché
des règles du droit civil québécois; au contraire, il en reflète les principes.
Avant d’appliquer le cadre d’analyse en quatre volets pour exiger qu’un journaliste
réponde à des questions susceptibles de permettre l’identification d’une source
confidentielle, la partie désirant obtenir la divulgation de l’identité de la source doit
d’abord démontrer la pertinence des questions. Cette condition préalable vise à assurer la
conformité avec les règles de la preuve en droit civil québécois, plus précisément l’article
2857 C.c.Q. qui prévoit que «[l]a preuve de tout fait pertinent au litige est recevable et
peut être faite par tous moyens». Si la pertinence n’est pas démontrée, il n’y a pas lieu
d’appliquer le cadre d’analyse puisque les questions ne seront de toute évidence pas
posées.
Une fois la pertinence admise, l’analyse procède selon les quatre volets suivants:
1. les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec
l’assurance que l’identité de la source ne sera pas divulguée;
2. l’anonymat doit être essentiel aux rapports dans le cadre desquels la
communication est transmise;
3. les rapports doivent être, dans l’intérêt public, entretenus assidûment; et
88. Globe and Mail, par. 53.
89. Ibid., par. 53.
90. Ibid.
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[Page 131]
4. l’intérêt public protégé par le refus de la divulgation de l’identité doit l’emporter
sur l’intérêt public dans la recherche de la vérité91.
Le quatrième volet de l’analyse constitue le plus important, puisque le tribunal est
appelé à rechercher le juste milieu entre a) l’importance de la divulgation pour
l’administration de la justice et b) l’intérêt public à préserver la confidentialité de la
source du journaliste92. Le tribunal doit évaluer un certain nombre d’éléments, dont
la liste n’est pas exhaustive, avant de tirer une conclusion, notamment l’étape procédurale
de l’instance (interrogatoire préalable ou enquête) et le caractère essentiel ou non de la
question dans le cadre du différend entre les parties (si le journaliste est partie à l’instance
ou non)93. Cet exercice d’équilibre entre les intérêts en présence commande également
que le tribunal cherche à savoir si les faits, les renseignements ou les témoignages
peuvent être obtenus par d’autres moyens. Selon la Cour,
Si des renseignements pertinents peuvent être obtenus par d’autres moyens, il faut
recourir à ces derniers avant de contraindre un journaliste à briser sa promesse de
confidentialité. L’exigence de nécessité, tout comme la condition préalable de
pertinence, agit comme une protection additionnelle contre les interrogatoires à
l’aveuglette et les ingérences inutiles dans le travail des médias. Les tribunaux ne
devraient contraindre un journaliste à rompre une promesse de confidentialité faite
à une source qu’en dernier recours.94
L’analyse s’effectue donc en fonction du contexte puisque l’on cherche à
déterminer s’il y a lieu de reconnaître un privilège des sources des journalistes dans un
cas particulier; il ne s’agit pas d’un privilège générique. Le tribunal évaluera donc les
éléments pertinents d’une situation telle qu’elle se présente. Il incombe à la partie qui
invoque le privilège de démontrer que l’intérêt à préserver la confidentialité de la source
du journaliste l’emporte sur l’intérêt public à la divulgation.
[Page 132]
La Cour ajoute en fin d’analyse que:
[p]ar exemple, à cette extrémité du spectre où les réponses de M. Leblanc
permettraient presque assurément d’identifier MaChouette, le juge, gardant à
l’esprit que le public a un intérêt élevé dans le journalisme d’enquête, ne pourrait
l’obliger à témoigner que si sa réponse s’avérait essentielle à l’intégrité de
l’administration de la justice.95
91. Ibid., par. 22; R. c. National Post, par. 53.
92. Ibid., par. 58.
93. Ibid., par. 58-61.
94. Ibid., par. 63.
95. Ibid., par. 69.
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Ce passage établit donc selon nous un critère des plus exigeants que les tribunaux
devront dorénavant constater avant d’ordonner à un journaliste de répondre à une
question susceptible de révéler l’existence de sa source, soit le fait que l’absence du
témoignage du journaliste sur la question posée compromettrait «l’intégrité de
l’administration de la justice».
5.3.4 Qu’en est-il de MaChouette?
Rappelons brièvement dans quel contexte le Globe a invoqué le privilège des
sources des journalistes. Ayant été informé des ordonnances du juge Hébert enjoignant
aux personnes désignées par la défenderesse Groupe Polygone Éditeurs Inc. de répondre
à des questions destinées à identifier la source secrète du journaliste Daniel Leblanc, le
Globe a présenté une requête en rétractation des ordonnances, soutenant que ces
ordonnances constituaient une violation de la liberté d’expression du journaliste Daniel
Leblanc et du Globe, qui englobe le privilège du secret des sources des journalistes.
Le journaliste Daniel Leblanc a articulé ses prétentions devant le juge de Grandpré de la
Cour supérieure. Au cours du contre-interrogatoire mené par l’avocat de la défenderesse
Groupe Polygone Éditeurs Inc., l’avocat du Globe s’est opposé à de nombreuses
questions posées au journaliste Daniel Leblanc, alléguant la non-pertinence des questions
et le fait qu’y répondre contreviendrait au privilège du secret des sources des journalistes.
Le juge de première instance a rejeté ces objections oralement, sans procéder à une
analyse complète et a refusé de reconnaître l’existence d’un tel privilège.
La Cour conclut que le premier juge a commis une erreur en concluant hâtivement,
oralement de surcroît, sans apprécier s’il était d’intérêt public à ce qu’il y ait divulgation.
Selon la Cour, le journaliste Daniel Leblanc avait le droit de contester la pertinence des
questions
[Page 133]
posées96. Le juge de Grandpré aurait dû prendre sa revendication au sérieux et procéder à
une analyse rigoureuse en quatre volets, inspirée du «critère de Wigmore», telle que
proposée plus haut, de la nécessité de reconnaître ou non un privilège des sources des
journalistes en l’espèce97. De l’avis de la Cour, «si le juge de Grandpré avait conclu que
les trois premiers facteurs favorisaient la divulgation, il aurait été tenu de se demander si,
tout bien considéré, l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source du
journaliste l’emportait sur l’importance de la divulgation pour l’administration de la
justice»98.
Dans la présente affaire, les parties n’ayant pas été autorisées à présenter des
observations ou des éléments de preuve sur la question du privilège du secret des sources
des journalistes devant la Cour suprême du Canada, celle-ci a choisi de renvoyer l’affaire
à la Cour supérieure pour qu’une nouvelle audience sur les questions posées au
96. Ibid., par. 68.
97. Ibid., par. 68.
98. Ibid., par. 69.
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journaliste Daniel Leblanc ait lieu, conformément au cadre d’analyse en quatre volets
élaboré par la Cour suprême du Canada.
6. CONCLUSION
Dans l’arrêt Globe and Mail, la Cour suprême du Canada reconnaît un privilège
des sources des journalistes en droit civil québécois et met fin à la controverse entourant
l’application du «critère de Wigmore» en droit civil québécois. Elle complète ainsi
l’analyse entamée dans l’arrêt R. c. National Post, dans lequel la Cour avait reconnu un
privilège des sources des journalistes dans le cadre d’une instance criminelle devant un
ressort de common law.
La Cour suprême du Canada conclut que ni le C.c.Q. ni le C.p.c. ne prévoient
expressément la reconnaissance du privilège relatif aux sources des journalistes. Rien
dans la Charte québécoise ne permet non plus de reconnaître le privilège du secret des
sources des journalistes. Néanmoins, les droits constitutionnels garantis par la Charte
canadienne et les droits quasi-constitutionnels garantis par la Charte québécoise sont
visés par la revendication du privilège du secret des sources des journalistes.
[Page 134]
Cela dit, la Cour suprême souligne avec importance que l’identité d’une source
journalistique confidentielle ne sera divulguée «[...] que si sa réponse s’avérait essentielle
à l’intégrité de l’administration de la justice».
Les règles québécoises du droit de la preuve et de la procédure reflètent la mixité
des sources du droit civil québécois. En effet, le Québec est une juridiction de droit
mixte. Les règles de la procédure et de la preuve en droit civil québécois ne donnent pas
aux tribunaux québécois un pouvoir discrétionnaire équivalent à celui de leurs
homologues des provinces de common law lorsqu’il s’agit de combler les lacunes du
droit en vigueur. Lorsqu’ils constatent des lacunes dans le droit codifié du Québec, il est
tout à fait approprié que les tribunaux québécois se tournent vers les règles de common
law, qui constituent l’une des sources juridiques du droit civil québécois. Lorsqu’ils
estiment que la transplantation d’une règle de la common law en droit civil québécois est
justifiée, les tribunaux doivent procéder en respectant le principe fondamental selon
lequel l’interprétation et l’élaboration d’une telle règle doivent rester conformes aux
principes généraux énoncés dans le C.c.Q. et dans la Charte québécoise. Il appert que la
common law reconnaît un privilège des sources des journalistes qui repose sur une
analyse inspirée du «critère de Wigmore».
La Cour suprême du Canada conclut que le droit du Québec peut servir de
fondement à la reconnaissance d’un privilège des sources des journalistes ou à une
exception de l’obligation générale de fournir des éléments de preuve ou de témoigner
dans une instance civile. L’application du «critère de Wigmore» par les tribunaux
québécois, en conformité avec les principes généraux énoncés dans le C.c.Q. et dans la
Charte québécoise, donne les balises du cadre d’analyse permettant de déterminer s’il
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conviendra, dans un cas particulier, de dispenser le journaliste de répondre à une question
qui le forcerait à divulguer l’identité de sa source.
Dans l’arrêt Globe and Mail, la Cour suprême du Canada élabore un cadre
d’analyse clair permettant de reconnaître un privilège des sources des journalistes qui
procède au cas par cas. Pour exiger qu’un journaliste réponde à des questions susceptibles
de permettre l’identification d’une source confidentielle, un tribunal doit procéder selon
d’analyse à quatre volets élaboré par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Globe and
Mail, qui reprend les principes du «critère de Wigmore». Une fois la pertinence des
questions admises,
[Page 135]
le journaliste devra y répondre si: 1) les communications ont été transmises
confidentiellement avec l’assurance que l’identité de la source ne sera pas divulguée; 2)
l’anonymat est essentiel aux rapports dans le cadre desquels la communication est
transmise; 3) les rapports sont, dans l’intérêt public, entretenus assidûment; et 4) l’intérêt
public protégé par le refus de la divulgation de l’identité doit l’emporter sur l’intérêt
public dans la recherche de la vérité.
En reconnaissant l’existence d’un privilège des sources des journalistes en droit
civil québécois, la Cour suprême du Canada confirme le rôle central que joue le
journalisme d’enquête dans la préservation d’une société libre et démocratique. La
confidentialité des sources des journalistes est un facteur important dans la qualité de
l’information diffusée au public en ce qu’elle permet aux journalistes de recueillir de
l’information sans entrave et ainsi de jouer un rôle clé dans la surveillance des institutions
publiques et démocratiques.
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