Honoré Daumier – Un combattant pour la République 1

Transcription

Honoré Daumier – Un combattant pour la République 1
Honoré Daumier – Un combattant pour la République 1
d
ans un ouvrage de référence consacré aux caricatures de
justice de Daumier, Gustav Radbruch fait la remarque suivante :
“L’année 1830 a fait de lui, armé de son crayon, un combattant
politique 2.” Dans cet essai, on tentera d’approfondir cette
thèse en se penchant sur quelques lithographies sélectionnées
et on montrera que Daumier, cet immense artiste protéiforme, possédant
un don d’observation exceptionnel pour les états psychologiques et
sociaux, s’est révélé, à travers sa carrière de lithographe, un combattant
acharné au service de la République. Cette lutte reste au premier plan
de son œuvre lithographique : c’est seulement lorsque le champ de
la politique intérieure lui a été barré par la censure qu’il s’est consacré,
en tant que lithographe, à d’autres sujets.
Honoré Daumier voit le jour le 26 février 1808 à Marseille. Il est le fils
d’un vitrier qui s’adonne à ses heures perdues à la composition de poèmes
et qui part s’installer à Paris avec sa famille en 1816, dans le vain espoir
d’y connaître un succès littéraire. En 1820, à l’âge de 12 ans, Honoré
devient saute-ruisseau chez un huissier. Même s’il abandonne cette
activité au bout de quelques mois pour devenir commis chez Delaunay,
libraire au Palais-Royal, il recueille, au cours de cette période, des
impressions multiples qu’il intégrera plus tard à la partie de son œuvre
graphique consacrée à la justice et aux juristes. Dans un premier temps,
Daumier mène sa carrière artistique en autodidacte. L’année 1822 marque
le début de son œuvre dans le domaine de la lithographie, ce procédé
d’impression alors tout récent, originaire d’Allemagne, qui a fait son
apparition à Paris en 1802. À partir de 1825, Daumier suit une formation
de lithographe dans l’atelier du portraitiste Belliard, un Marseillais
lui aussi.
L’année 1830 marque un tournant à la fois dans l’histoire de
la France et dans la vie de Daumier. En juillet, le roi Bourbon Charles X
dissout la Chambre des députés récemment élue et abolit la liberté
de la presse. Une révolution éclate, laquelle débouche sur l’avènement
du nouveau roi de France, Louis-Philippe d’Orléans, et la restauration
de la liberté de la presse. À cette époque, la presse et l’édition connaissent
un essor fulgurant et les illustrations, qu’elles soient effectuées par
lithographie ou gravure sur bois, séduisent de nombreux lecteurs.
81
1
Ce texte est une version
réduite d’un essai publié
dans Mélanges en
l’honneur de Peter Ulmer,
édité par Mathias
Habersack, Peter
Hommelhoff, Uwe Höffer
et Karsten Schmidt
(De Gruyter Recht,
Berlin, 2003).
2
Gustav Radbruch,
Daumier, Karikaturen
der Justiz (1 re édition
Göttingen, 1957), p. 7.
Gustav Radbruch,
comme Peter Ulmer,
a été doyen de la faculté
de droit de l’université
d’Heidelberg.
hans-jürgen hellwig
président du
Conseil des barreaux
de l’Union européenne,
avocat à Francfort
La vie politique de Daumier à nos jours
Daumier se lance dans une carrière de dessinateur de presse et
d’illustrateur – il réalisera près de quatre mille lithographies et environ
mille gravures sur bois – qui s’étalera sur plusieurs années et dont
la première partie (1830-1835) sera vouée principalement à la satire
politique. Les républicains, profondément déçus par le dénouement
de la révolution de juillet, poursuivent leur lutte contre la monarchie.
Daumier collabore d’abord à La Silhouette puis à un autre hebdomadaire
illustré, La Caricature, publié à partir du mois de novembre 1830 par
son beau-frère Charles Philipon. La Caricature occupera bientôt une
place prépondérante parmi les nombreux journaux de mouvance
républicaine de l’époque. Pour se défendre, la monarchie de Juillet
fait adopter une multitude de lois visant à la protection de la dignité
du roi et intente une série de procès à la presse.
En novembre 1831, Philipon est condamné à six mois
d’emprisonnement et à une amende de 2 000 francs pour outrage
à Sa Majesté. En effet, un personnage apparaissant dans l’une de ses
caricatures présente quelque ressemblance avec le roi. Sous les yeux
des juges présents à son procès, Philipon démontre les implications
d’une situation où une simple ressemblance suffit à donner lieu
à une procédure pénale en esquissant quatre portraits dans lesquels
il donne peu à peu à la tête du roi la forme d’une poire : le symbole de
la poire pour représenter le roi-citoyen Louis-Philippe est né ; la poire
devient l’emblème durable de cette monarchie de Juillet tant haïe.
Daumier n’a rien à envier à Philipon. Sa lithographie intitulée
Gargantua (voir ill. p. 17) publiée le 15 décembre 1831, représente
Louis-Philippe, énorme et menaçant, engloutissant avec avidité les impôts
acquittés par son peuple que ses serviteurs, en file interminable, lui
apportent directement dans la bouche en les faisant monter le long d’une
échelle. Dans le même temps, décorations et insignes honorifiques divers,
destinés à récompenser ses partisans, tombent dans une cuvette placée
sous son fauteuil, car il s’agit bien ici d’une chaise percée. Le journal est
interdit ; la police s’efforce de mettre la main sur les exemplaires déjà
livrés. Cette satire vaut à Daumier d’être condamné à une peine de prison
de six mois avec sursis et à une amende de 500 francs. Il ne se laisse pas
intimider pour autant. Le 22 août 1832, il publie la caricature intitulée
Les Blanchisseurs. Elle représente le procureur général Persil, le ministre
82
Honoré Daumier – Un combattant pour la République
de l’Intérieur d’Argout et le président du Conseil d’État (c’est-à-dire
le chef du gouvernement) Soult en train d’essayer de blanchir le drapeau
tricolore 3. “Le bleu s’en va mais ce diable de rouge tient comme du sang”
– telle en est la légende. Une nouvelle fois, la police tente de confisquer
les exemplaires déjà en circulation. Cette fois, Daumier est contraint
de purger sa peine de prison, qui a été entre-temps suspendue, de la fin
août 1832 au mois de janvier 1833. Afin de fournir à ses publications
un appui supplémentaire, outre La Caricature, particulièrement menacée
par la censure, Philipon lance Le Charivari, journal tout aussi critique,
sinon plus modéré.
Le Charivari, qui paraît du lundi au vendredi, est constitué
d’une unique feuille pliée en deux, formant ainsi quatre pages. Si dans
La Caricature les gravures, dont les collectionneurs de l’époque sont
particulièrement friands, sont jointes de manière séparée, c’est à sa
troisième page que Le Charivari réserve la satire politique. Daumier
fournit deux à trois planches par semaine, les premières depuis la prison
Sainte-Pélagie.
On ne peut saisir la véritable portée des caricatures publiées
sur la page centrale du Charivari que si l’on considère qu’à cette époque
près de la moitié de la population française ne sait ni lire ni écrire.
Par conséquent, les caricatures constituent même pour ces “lecteurs”
la partie la plus importante du journal, ce qui explique que les kiosques
mettent alors en vente Le Charivari en le présentant non sous la première
mais sous la troisième page.
En matière de politique intérieure, les contrastes sociaux ne
cessent de s’accentuer. Daumier y contribue pour sa part en réalisant
de nombreuses lithographies. La plus célèbre d’entre elles, en date
du 9 janvier 1834, représente la tête de Louis-Philippe sous la forme
d’une poire à trois visages. Elle est intitulée Le Passé, le Présent, l’Avenir
(voir ill. p. 137). En avril 1834, une révolte républicaine éclate à Lyon ;
elle sera matée de manière sanglante, tout comme les émeutes secouant
Paris où, dans la rue Transnonain, les gardes nationaux perpètrent
un véritable bain de sang – une famille entière est massacrée. Par
la reproduction réaliste de l’horreur qui se présente alors à la vue
du spectateur, Daumier lance une accusation qui ne pouvait être plus
incisive. Cette planche du mois de juillet 1834, portant la brève indication
83
3
Selon Loys-Henri Delteil
(1869-1927), auteur
d’un catalogue raisonné
de l’œuvre de Daumier,
il ne s’agit pas d’Argout
mais du préfet de police
Gisquet.
La vie politique de Daumier à nos jours
“Rue Transnonain, Le 15 avril 1834” (voir ill. p. 30), constitue sans doute
la pièce maîtresse de l’œuvre graphique de Daumier et revêt une dimension
de chef-d’œuvre dans l’histoire de l’art du continent européen. Face à une
telle accusation, la monarchie de Juillet est réduite à l’impuissance. Si la
2
Honoré Daumier
censure parvient à interdire les nombreuses représentations par lesquelles
Vo y a g e à t r a v e r s
les artistes républicains répondent au bain de sang de la rue Transnonain,
les populations empressées
elle n’a aucune prise sur ce feuillet car il se limite à une représentation
La Caricature, 14 août 1834
Lithographie, ld 82
Bibliothèque nationale de France,
département des Estampes
et de la Photographie, Paris
réaliste de l’horreur.
Les révoltes républicaines du printemps et de l’été 1834 sont noyées
dans le sang non seulement à Lyon et à Paris mais aussi en d’autres lieux.
Daumier y réplique par une caricature du 14 août 1834 dans laquelle une
Les révoltes du printemps 1834 ont fait
l’objet d’une répression sanglante dans
silhouette masculine grasse, montée sur une rosse misérable, chevauche
l’ensemble des grandes villes de France,
à travers un paysage dont le sol est jonché de cadavres et le ciel rempli
notamment à Lyon. Louis-Philippe
de vautours. Même si Daumier, qui garde en mémoire les déboires de
ne peut que constater, lors de ses
déplacements officiels en province,
son impopularité grandissante.
son beau-frère Philipon, évite de montrer le visage du cavalier, on peut
facilement deviner qu’il s’agit de Louis-Philippe.
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Honoré Daumier – Un combattant pour la République
Parmi les quelque deux mille personnes arrêtées au cours des
émeutes, cent soixante-quatre font l’objet d’une poursuite judiciaire.
On fait construire une nouvelle salle d’audience spécialement pour
les procès, qui débuteront en mai 1835 pour la somme, énorme à l’époque,
de 360 000 francs (voir ill. p. 57). Les droits de la défense des accusés sont
extrêmement restreints. Les procès tournent à la farce, comme le souligne
Daumier dans une lithographie du 14 mai 1835. Elle représente l’accusé
debout devant la tribune du juge. Aidé par deux hommes aux manches
retroussées et au visage défiguré par une grimace malveillante, Soult,
portant robe et toque de juge, empêche l’accusé de déclarer quoi que
ce soit pour sa défense. Celui-ci est tiré violemment en arrière, sa bouche
est bâillonnée, son plaidoyer gît à ses pieds, complètement déchiré.
Le président du tribunal Pasquier lui donne la parole en ricanant :
“Vous avez la parole, expliquez-vous, vous êtes libre !” Sur l’emblème
de la Justice ornant la tribune du juge, les plateaux de la balance sont
déséquilibrés. La salle d’audience fait même office de lieu d’exécution
comme l’indique la scène de l’arrière-plan, montrant le juge Lobau,
debout entre l’accusé et le président, en train de décapiter d’un coup
de hache un prévenu venant d’être condamné.
Même pour le républicain Champfleury, un proche de Daumier,
cette caricature dépasse les limites “par sa haine et son poison”. Pourtant,
n’est-ce pas Goya, que Daumier admire tant et dont il s’inspire à maints
égards, qui a fustigé, quelques décennies plus tôt, l’Inquisition espagnole
de manière semblable ?
Sous Louis-Philippe, la liberté de la presse, pourtant garantie
par la constitution de 1834, est constamment menacée. Dans deux
lithographies impressionnantes 4, Daumier lance une mise en garde
précoce contre les attaques dont elle fait l’objet. La première montre un
compagnon imprimeur du journal républicain National en train de broyer
Louis-Philippe dans une presse d’imprimerie, la deuxième un compagnon
imprimeur debout, les jambes écartées, prêt à se battre pour la liberté
de la presse. La menace semble provenir des personnages figurant
à l’arrière-plan, dont Louis-Philippe, poussé à l’action par le procureur
général Persil et retenu par le préfet modéré Barrot. Au fond à droite
– en guise d’avertissement pour le roi-citoyen – apparaît son prédécesseur
Charles X . L’ordonnance réglementant la presse, dont il est à l’origine
85
4
Ah ! Tu veux te frotter
à la presse !! (3 octobre
1833, voir ill. p. 52) et
Ne vous y frottez pas !!
(8 mars 1934, voir ill.
p. 55).
La vie politique de Daumier à nos jours
en 1830, lui a été fatale : il se retrouve jeté à terre, tributaire de l’aide
des monarques étrangers.
Les actions judiciaires engagées contre les journaux républicains
se multiplient. Le procureur général Silvestre de Chanteloup fait par
exemple condamner l’éditeur du journal d’opposition La Tribune à une
peine d’emprisonnement de cinq ans et à une amende de 22 000 francs
pour outrage à Sa Majesté. Daumier riposte en publiant, le 3 octobre 1833,
un portrait pour le moins grotesque de Chanteloup. Le fait que cette
5
Elle fait amplement
honneur au mot latin
dont le terme tire
son origine (caricare :
charger).
caricature 5 apparaisse successivement dans Le Charivari et dans
La Tribune témoigne de la solidarité des journaux de l’époque dans
leur lutte pour défendre la liberté de la presse.
Louis-Philippe et ses partisans politiques demeurent la cible
de prédilection des attaques de Daumier. Deux de ses nombreuses
lithographies sont particulièrement révélatrices de son “combat par
la caricature”.
Dans la première, en date du 11 septembre 1834, le roi-citoyen,
déguisé en Arlequin, congédie le Parlement en ricanant. Elle s’intitule
Baissez le rideau, la farce est jouée (voir ill. p. 49).
6
Légendée “Nous sommes
tous d’honnêtes gens,
embrassons-nous”.
La seconde, réalisée le 13 novembre 1834 6, montre Louis-Philippe
et quelques personnalités du gouvernement Soult en train de profiter
d’une accolade réciproque pour se fouiller mutuellement les poches.
L’attentat perpétré contre Louis-Philippe en juillet 1835 fournit
à celui-ci l’occasion de restreindre la liberté de la presse. Par la loi
sur la censure adoptée fin août, suivie des lois dites “de septembre”,
la censure d’État est réintroduite. Elle interdit, de manière générale,
toute représentation du roi et de sa famille. En approuvant ces lois,
l’Assemblée nationale apporte elle-même la preuve du bien-fondé du
mépris de Daumier pour le Parlement, qu’il ridiculise en le représentant
7
Le Ventre législatif
est publié en janvier 1834
(voir ill. p. 27).
en “ventre législatif 7” sous la houlette d’un Louis-Philippe déguisé
en Arlequin. Dans la caricature du même nom, on reconnaît plusieurs
membres du gouvernement Soult parmi les députés.
Dans le domaine des arts graphiques, la censure sévit sur deux
fronts. Refusés, les journaux sont interdits de parution ; autorisés,
ils peuvent certes paraître, mais défigurés par le lourd cachet de
la censure qui fait perdre à leurs caricatures toute valeur aux yeux
des collectionneurs. Cela porte un coup fatal aux journaux libéraux
86
Honoré Daumier – Un combattant pour la République
et républicains car c’est précisément par la vente de ces dessins
pamphlétaires qu’ils sont en mesure de financer leur lutte contre
3
la monarchie de Juillet. Trente journaux sont contraints de suspendre
Honoré Daumier
leur parution, parmi eux La Caricature. Dans sa dernière édition du
27 août 1835, Daumier répond à la première loi sur la censure, venant
Nous sommes tous d’honnêtes
gens, embrassons-nous,
et que ça finisse
alors d’être adoptée, par une lithographie d’une teneur thématique et
La Caricature, 13 novembre 1834
d’une qualité artistique admirables. On y voit les victimes de la révolution
Bibliothèque nationale de France,
Lithographie, ld 95
de juillet 1830, les “ M O R T S P O U R L A L I B E R T É”, comme l’indique
département des Estampes
et de la Photographie, Paris
l’inscription gravée sur les pierres tombales, se relever de leurs tombes.
La légende, “C’était vraiment bien la peine de nous faire tuer !”, révèle
Pour Daumier, les malversations
et les duperies sont emblématiques
que c’est bien la loi sur la censure qui est ici visée. Cette lithographie
du gouvernement de Louis-Philippe :
est d’un sarcasme particulièrement mordant auquel on ne peut,
le roi fait ainsi les poches à Robert
aujourd’hui encore, se soustraire que difficilement. À cette dernière
Macaire, qui incarne la cupidité
de la bourgeoisie régnante, alors que
édition de La Caricature est joint le texte de la loi sur la censure,
auquel on a donné la forme d’une poire.
87
le procureur général Persil toise avec
sévérité Thiers, ministre de l’Intérieur.
La vie politique de Daumier à nos jours
En tant que journal de critique sociale, Le Charivari peut
continuer à paraître. Si Daumier s’est attaché jusque-là principalement
aux caricatures d’individus, la censure le contraint désormais à s’orienter
vers la caricature de genre, domaine auquel il consacre des séries
complètes organisées autour de thématiques variées telles que Les Mœurs
conjugales, Les Types parisiens, Les Bas-Bleus et bien d’autres encore.
4
Dans la série intitulée Les Gens de justice, qui révèle Daumier comme
Honoré Daumier
C’était vraiment bien la peine
de nous faire tuer !
La Caricature, 27 août 1835
un observateur exceptionnel de la “comédie humaine”, ce ne sont pas
des individus qui sont représentés mais des types sociaux à la physionomie
caractéristique et à la gestuelle éloquente. La série Robert Macaire
Lithographie, ld 130
Bibliothèque nationale de France,
département des Estampes
et de la Photographie, Paris
en constitue un exemple remarquable. Son héros, Robert Macaire,
qui se retrouve dans toutes les lithographies de cette série et dans bien
d’autres encore, incarne le type du citoyen parisien de la monarchie
Après l’attentat de Fieschi contre
de Juillet. Banquiers, juristes, courtiers, loueurs, quels qu’ils soient,
Louis-Philippe (28 juillet 1835),
le gouvernement se hâte de faire voter
ils ont tous, à cette époque, quelque chose de Robert Macaire, ce parvenu
les lois contre la presse : cette planche
dont l’occupation favorite consiste à amasser de l’argent, coûte que coûte,
est la dernière que La Caricature
fidèle à la devise cynique, “Enrichissez-vous”, de François Guizot qui
publiera. La légende, de Daumier,
évoque les morts des journées
deviendra le Premier ministre de Louis-Philippe et fera à ce titre l’objet
insurrectionnelles de juillet 1830.
de la satire répétée de Daumier.
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Honoré Daumier – Un combattant pour la République
En février 1848, quelques semaines après la publication du
Manifeste du parti communiste de Marx, une révolution éclate à Paris.
Le 4 mai, la République est proclamée et la nouvelle constitution,
garantissant la liberté de la presse, est adoptée en novembre. LouisNapoléon Bonaparte est élu président. En 1850, une discussion s’engage
sur une réforme constitutionnelle destinée à donner au gouvernement
la possibilité d’organiser un référendum et d’assurer par là la réélection
de Bonaparte. Les partisans de ce dernier font pression sur les électeurs
en les faisant rouer de coups par des bandes de voyous rassemblées
à cet effet, ce qui inspirera à Daumier Ratapoil, ce personnage brandissant
la matraque qui deviendra le symbole du bonapartisme en matière d’art
graphique. Même si Louis-Napoléon Bonaparte fait l’objet de nombreuses
caricatures de Daumier, sa silhouette et son visage moustachu sont
loin de fournir à la satire une cible aussi vulnérable que la tête et
le corps en poire de Louis-Philippe. Sous Bonaparte, c’est le personnage
de Ratapoil, serviteur mafieux de son seigneur, qui deviendra ainsi
un acteur incontournable du discours politique.
La loi du 31 mai 1850 restreint le suffrage universel aux personnes
domiciliées dans leur circonscription électorale depuis au moins trois
ans, ce que les ouvriers doivent prouver en fournissant un certificat
de leur employeur. Daumier accorde une importance capitale au suffrage
universel, comme en témoignent un certain nombre de ses illustrations.
Dans une caricature publiée le 9-10 juin 1851, il le symbolise par une urne
électorale monumentale placée au centre de la scène (voir ill. p. 34). Les
protagonistes de la loi d’amendement, facilement identifiables, s’y cognent
la tête car ils ne peuvent la voir, ayant les yeux bandés. Devant, à droite,
on reconnaît Thiers qui, ayant surmonté tous les enjeux politiques depuis
la monarchie des Bourbons, deviendra en 1871 président de la République.
Il est étendu par terre, complètement sonné par la collision, et regarde
l’urne d’un air ahuri.
Le débat soulevé par la question de la réforme constitutionnelle
donne lieu à de fortes tensions politiques qui se manifestent jusqu’au sein
de l’Union électorale où sont rassemblés tous les partis de droite. Daumier
y consacrera une caricature datée du 6 septembre 1851. En mettant en
scène Ratapoil en train de donner des coups de matraque pendant que Thiers
s’est réfugié sous la table, elle témoigne d’une véritable pagaille politique.
89
La vie politique de Daumier à nos jours
Lorsque le Parlement refuse l’amendement à la constitution
proposé par Louis-Napoléon Bonaparte, celui-ci organise un coup
d’État le 2 décembre 1851. Le 21 décembre, il se fait élire, par plébiscite,
président de la République pour une période de dix ans. Le 21 novembre
de l’année suivante, il recourt à un deuxième plébiscite pour restaurer
l’Empire et est proclamé empereur sous le nom de Napoléon III.
Si Daumier s’abstient de dénoncer cette évolution politique par la satire,
c’est probablement parce qu’à cette époque la pratique de la censure
et le recours aux bandes de matraqueurs bonapartistes redoublent de
violence. Il attendra quelque temps pour revenir sur ces deux plébiscites
de manière plus intensive.
Pendant plusieurs années, Daumier est à nouveau contraint
8
Par exemple aux
tensions en Irlande
et dans les Balkans
ou à l’évolution de
la Prusse sous Bismarck.
9
Par exemple “Paris
l’été”, “Émotions
de chasse”, “Les Bons
Bourgeois”, etc.
de se consacrer à des sujets de politique extérieure 8, voire à des sujets
véritablement apolitiques 9. Ce n’est qu’à partir de 1867, période
à laquelle la censure sera considérablement assouplie, suite à la situation
politique précaire de Napoléon III, qu’il remettra le pied sur le terrain
de la politique intérieure.
À cette époque, la procédure de censure se déroule de la façon
suivante. L’imprimerie soumet à la commission de censure une épreuve
du manuscrit en question. Celle-ci doit être datée et signée par l’imprimeur,
qui s’engage par là à ce que les tirages suivants soient conformes à l’épreuve
(c’est-à-dire à ce que cette dernière ne fasse l’objet d’aucune modification
ultérieure). La commission examine alors le spécimen puis le renvoie
5
Honoré Daumier
À droite ou à gauche ?…
Inédit avec annotations
à l’imprimerie pourvu d’un visa de censure dont la formulation diffère selon
le résultat. Si le spécimen a trouvé grâce aux yeux de la commission, le visa
de censure est formulé sous les termes “autorisé” ou “oui” ; en cas de refus,
9 février 1866
Lithographie, ld 3484
Collection particulière
Émile Ollivier, membre de l’opposition,
l’épreuve porte la mention “refusé”, “non” ou une mention similaire.
Ce procédé de censure est illustré dans les trois lithographies
suivantes : la première, dont l’épreuve est signée et datée du 9 février 1866
avait été reçu à plusieurs reprises par
par l’imprimeur, a pour cible Émile Ollivier, membre de l’opposition ayant
l’empereur en 1865, auquel il se ralliera
eu en 1865 plusieurs entrevues avec l’empereur au palais de l’Élysée.
définitivement en 1869 ; il sera l’une
des cibles préférées de Daumier pendant
Le dos tourné au spectateur, il considère plusieurs panneaux de direction
cette période, notamment après 1867
en se grattant la tête et se demande, comme le dit la légende, s’il doit tourner
avec l’assouplissement des lois sur
“à droite ou à gauche”. L’épreuve est renvoyée le lendemain, pourvue
la liberté de la presse. Pour l’heure,
cette lithographie de 1866, même retitrée,
est rejetée par la censure.
du visa de censure “non”. Une autre épreuve de la même lithographie,
que l’on a cette fois intitulée Bien embarrassé, est également refusée.
90
Honoré Daumier – Un combattant pour la République
91
La vie politique de Daumier à nos jours
La deuxième lithographie représente un squelette armé de la faux
de la Mort chevauchant une locomotive rugissante. La légende imprimée
en est d’abord “Translation des Cimetières. Hurrah ! Les morts vont
vite !…”, allusion à la politique de Napoléon III en matière d’aménagement
du réseau des chemins de fer, fortement guidée par des motifs militaires.
La censure ayant refusé cette lithographie après l’examen de la première
épreuve, la légende imprimée a été, dans la deuxième épreuve, dont
une reproduction est jointe en annexe, rayée à la main et remplacée
par “Les Voyageurs pour l’Éternité”. Sous cette version, la caricature
essuie un nouveau refus. Le visa de censure “Refusé” est apposé à côté
de la légende inscrite à la main. Cette légende est alors elle aussi rayée
à la main, par l’imprimeur ou l’éditeur, et remplacée par la nouvelle
légende, écrite elle aussi à la main, “Madame [la Mort] déménage”.
Cette dernière est alors gravée sur pierre, pourvue de l’indication
manuscrite “Bon à tirer”. À partir de cette pierre portant la troisième
légende, on tire une troisième épreuve, signée et datée du 2 août 1867
par l’imprimeur, qui ne parvient pas non plus à franchir l’étape de
la censure. Voilà pourquoi cette lithographie n’a jamais été publiée.
La troisième lithographie, dont l’épreuve est certifiée par
l’imprimeur le 30 novembre 1867, connaît un sort plus favorable. Elle
représente la diplomatie sous les traits d’une vieille dame qui, appuyée
sur sa canne, s’apprête à faire le grand écart pour former un pont entre
deux rochers symbolisant les tensions politiques touchant l’Italie et
l’Asie Mineure. Elle porte la légende “Un peu âgée pour jouer au colosse
6
Honoré Daumier
de Rhodes” (voir ill p. 95). Le visa de censure “Autorisé, ordre du chef
Tr a n s l a t i o n d e s C i m e t i è r e s /
de division, 2. XII . 1867” se trouve dans le coin supérieur gauche.
Hurrah ! Les morts vont vite !… /
Cette lithographie est publiée dans Le Charivari du 10 décembre 1867.
L e s Vo y a g e u r s p o u r l ’ É t e r n i t é /
Madame déménage
Inédit avec annotations
2 août 1867
Lithographie, ld 3590
Collection particulière
Les lithographies mentionnées ci-dessus présentent un intérêt
considérable non seulement parce qu’elles portent les traces du procédé
de censure de l’époque, mais également parce qu’elles se distinguent
fortement des lithographies du début de l’œuvre artistique de Daumier.
En effet, la légèreté dont son style s’est enrichi au cours des années,
Retitrée à plusieurs reprises, comme
en témoignent les annotations
et qui donne à ses dessins à main levée leur fameux cachet, se manifeste
manuscrites, cette lithographie,
également dans ses lithographies. On peut ainsi établir de manière exacte
qui dénonce les motivations militaires
l’ordre chronologique de bon nombre de ces dessins, pour la plupart non
du développement des chemins de fer
par Napoléon III, ne passera pas
le cap de la censure.
datés, en comparant leur style avec celui de lithographies, généralement
datées, se référant à des thématiques similaires.
92
Honoré Daumier – Un combattant pour la République
93
La vie politique de Daumier à nos jours
L’assouplissement de la censure à partir de 1867 permet à Daumier
de ressortir son crayon pour commenter les événements de politique
intérieure, notamment les élections législatives de mai 1869. Il s’attaque
alors non seulement à Napoléon III mais également à Émile Ollivier, déjà
cité. Passé du camp de l’opposition à celui des partisans de Napoléon III,
démarche qu’il s’efforce de justifier dans son grand mémorandum du
19 janvier 1869, Ollivier devient la cible de nombreuses caricatures
publiées par Daumier dans Le Charivari. La plus virulente, datée du
24 mars 1869, fait allusion à la fable de La Fontaine intitulée La ChauveSouris et les Deux Belettes et représente Ollivier sous les traits d’une
chauve-souris. La légende “Je suis oiseau, voyez mes ailes. Je suis souris,
vivent les rats” véhicule une critique particulièrement caustique qui
s’adresse également à Napoléon III .
Les élections de mai 1869 sont pour Daumier beaucoup plus que
de simples élections ; elles constituent pour lui un véritable affrontement
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Honoré Daumier
guerrier où le bulletin de vote fait office de cartouche, comme le montre
Je suis oiseau, voyez mes ailes.
la planche du 11 mai 1869 représentant une “mitrailleuse électorale”
Je suis souris, vivent les rats.
Le Charivari, 24 mars 1869
en train d’abattre les candidats d’une rafale de bulletins de vote et suggère
ainsi la victoire électorale de l’opposition (voir ill. p. 104). Le lendemain
Lithographie, ld 3700
Bibliothèque nationale de France,
département des Estampes
et de la Photographie, Paris
de la bataille est illustré par une planche du 25 mai 1869 qui montre,
au premier plan, Napoléon III couché par terre sur le dos, complètement
Reprenant la fable de La Fontaine,
La Chauve-Souris et les Deux Belettes,
Daumier raille Émile Ollivier qui vient
de défendre ses idées libérales devant
la Chambre.
inerte à la suite de sa défaite aux élections du 23 mai 1869 (voir ill. p. 105).
Daumier s’exprime également sur le second tour qui s’avère
nécessaire dans de nombreuses circonscriptions et qui a lieu le 5 juin
et le 20 novembre 1869. Sa lithographie du 20 novembre 1869 montre au
premier plan un électeur brandissant un bulletin de vote en déclamant :
“V’la ma cartouche” (voir ill. p. 35).
Le plébiscite du 8 mai 1870 permet à Napoléon III de remédier
à sa défaite électorale de l’année précédente. C’est un succès inattendu
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Honoré Daumier
dont Daumier a révélé l’origine dans une lithographie antérieure, datée
Un peu âgée pour jouer
du 30 avril 1870. On y voit le maire d’une circonscription expliquer à deux
au colosse de Rhodes
Inédit, avec annotations,
Sur les questions de politique étrangère,
publié dans Le Charivari,
la censure peut s’avérer plus clémente,
10 décembre 1867
Lithographie, ld 3612
Collection particulière
comme en témoigne le visa manuscrit
électeurs ignorant la signification du terme “bibiscite” que c’est un mot
qui veut dire “Oui” (voir ill. p. 62).
Quelques semaines après ce plébiscite, la France et l’Allemagne
porté sur cette lithographie qui traite
des tensions diplomatiques concernant
l’Italie et l’Asie Mineure.
entrent en guerre. L’armée française, sous la conduite du maréchal MacMahon, subit à Sedan une défaite écrasante lors de laquelle Napoléon III
94
Honoré Daumier – Un combattant pour la République
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La vie politique de Daumier à nos jours
est fait prisonnier. Le 4 septembre, la III e République est proclamée. Dans
une lithographie du 12 septembre 1870, Daumier récapitule l’itinéraire
politique de Napoléon III en représentant la France ligotée et coincée entre
deux bouches de canon. Celui de gauche porte l’inscription “Paris 1851”,
allusion aux pressions napoléoniennes exercées lors du plébiscite de 1851,
celui de droite l’inscription “1870 Sedan”.
C’est avec plus d’éloquence encore que Daumier illustre l’héritage
de l’Empire dans sa lithographie du 19 octobre 1870, qui montre une
rue jonchée de cadavres gisant au milieu de ruines fumantes. La scène
est intitulée L’empire, c’est la paix, devise exploitée par Napoléon III
lors du plébiscite de 1852 pour promouvoir la restauration de l’Empire.
Aux élections du 8 février 1871, les monarchistes remportent une
majorité de deux tiers. Dans une caricature datée du lendemain, Daumier
se remémore le plébiscite de mai 1870, par lequel Napoléon III a “annulé”
sa défaite électorale de mai 1869, en accusant les électeurs ayant alors
voté “oui” d’avoir entraîné la mort d’innombrables personnes dont les
9
Honoré Daumier
cadavres sont représentés à l’arrière-plan. Dans une autre lithographie,
– C’est pourtant pas pour ça
datée du 8 mai 1871, un électeur se tient devant les ruines fumantes
que j’avions voté oui
Le Charivari, 8 mai 1871
Collection particulière
de sa maison en déclarant que “c’est pourtant pas pour ça” qu’il a voté
“oui” lors du plébiscite.
La période qui succède aux élections de février 1871 est marquée
Dès le mois de mai 1871, Thiers, élu
chef du pouvoir exécutif en février, confie
par un débat politique sur les lois électorales. Dans une lithographie
le commandement de l’armée de Versailles
du 22 novembre 1871 (voir ill. p. 39), Daumier lance une mise en garde
à Mac-Mahon, qui réprime sévèrement
contre toute tentative de renouveler l’expérience politique des plébiscites
la Commune.
de 1851 et 1870 en en rappelant les conséquences désastreuses.
Daumier ne se lasse pas de retracer les répercussions de la
politique de Bonaparte et de rappeler le poids de sa responsabilité morale ;
c’est cependant la monarchie qui demeure la cible privilégiée de ses
attaques. À la suite de la répression des insurrections des communards
parisiens conduite par Mac-Mahon, lors de laquelle plus de trente mille
personnes trouveront la mort et plus de quarante mille autres seront
arrêtées, Thiers est élu président de la République. En butte à de violentes
attaques de la part des forces monarchistes et cléricales, il est contraint,
en mai 1873, de laisser la place au monarchiste Mac-Mahon. Daumier
vient se mêler à cette lutte entre républicains et monarchistes en publiant
une lithographie datée du 8 juin 1872 dans laquelle le personnage de
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Honoré Daumier – Un combattant pour la République
Jacques Bonhomme, incarnation du citoyen français moyen, reste froid
devant les avances que lui fait la monarchie sous les traits d’une vieillarde
laide et décrépite. Monumentale, une autre caricature, datée du 24 septembre
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Honoré Daumier
1872, montre au premier plan la monarchie couchée dans son cercueil
Et pendant ce temps-là
sur un fond complètement noir. La légende est : “Et pendant ce temps-là,
ils continuent à affirmer qu’elle
ils continuent à affirmer qu’elle ne s’est jamais mieux portée !”
ne s’est jamais mieux portée !
Le Charivari, 24 septembre 1872
Ce sera la dernière lithographie de Daumier. Presque aveugle
Lithographie, ld 3937
depuis 1873, appauvri, il devient dépendant du soutien de ses amis et meurt
Bibliothèque nationale de France,
le 10 février 1879 à Valmondois, près de Paris. Avant de mourir, il a encore
et de la Photographie, Paris
département des Estampes
pu voir l’Assemblée nationale s’opposer, le 30 janvier 1875, aux tentatives
Adolphe Thiers, nouveau président
de restauration de la monarchie avec une majorité de 353 voix contre 352
de la République depuis août 1871, doit
– une fois pour toutes, la France est consacrée comme République.
faire face aux attaques des monarchistes,
Daumier, ce “Michel-Ange de la caricature”, comme l’affirme Jules Michelet,
majoritaires à l’Assemblée nationale.
Il devra d’ailleurs démissionner
a fini par gagner ce combat qu’il a mené tout au long de sa carrière d’artiste,
en mai 1873 au profit du monarchiste
avec pour seules armes son crayon et ses lithographies.
Mac-Mahon.
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