L`élégie animale de James Thierrée ensorcelle au Théâtre de

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L`élégie animale de James Thierrée ensorcelle au Théâtre de
L’élégie animale de James Thierrée ensorcelle au Théâtre de Carouge
Avec «La Grenouille avait raison», le petit-fils de Charlie Chaplin signe une échappée aussi
mélancolique que personnelle, servie par des interprètes magnifiques
Un jour, James Thierrée a dit que sa foi s’est logée dans ses rotules. Et que ses idées se
«promènent dans les cintres à contrepoids du plateau.» Le petit-fils de Charlie Chaplin voulait
signifier par là qu’il n’y a pas d’imagination sans muscles pour la magnifier, pas d’affabulation
sans ficelles et poulies. De cette conviction résulte, depuis une fantastique Symphonie du
hanneton en 1998, des broderies voltigeuses, souvent somnambuliques, hauturières, c’est-à-dire
faites pour le grand vague, des pièces en somme qui s’infiltrent en papillons dans la mémoire.
C’est ce qui se produit au Théâtre de Carouge avec La Grenouille avait raison, sa nouvelle
création encore verte le soir de la première, en panne de ressorts même par moments.
N’empêche que la matière est là, traversée par un courant de mélancolie et de folie bohème qui
est la signature de l’artiste au théâtre comme au cinéma – il est marquant en clown torturé aux
côtés d’Omar Sy dans Chocolat.
L’extase, vingt mille lieues sous les mers
Au seuil des fantasmagories de James Thierrée, il y a toujours un ravissement. Un «oh» qui
vous redresse sur votre siège, vous projette dans la fiction. C’est un sortilège de famille, un
capital poétique. Ses parents, Victoria Chaplin et Jean-Baptiste Thierrée promènent depuis un
demi-siècle leur Cirque Bonjour, puis Cirque Invisible, en disciples de Lewis Caroll. Sa soeur
Aurélia traverse les airs elle aussi, dans Murmures des murs par exemple, au Théâtre de
Carouge déjà au mois de décembre 2012. Le rideau rouge s’ouvre donc à l’instant. Et vous dites
«oh».
C’est vingt mille lieues sous les mers. Ou un tableau organique de Max Ernst, ce surréaliste qui
chérit les plantes carnivores, les mandragores vénéneuses. Sur une conque, un Peter Pan guette
comme un oiseau marabouté, captif d’un bas-fond. C’est James Thierrée, allure volatile et
altière. A main gauche, un piano fantôme sur lequel tombent en tentacules les bras d’une
musicienne somnolente, la magnétique Valérie Doucet. Pas loin, un poste de télévision miniature
sur lequel s’affairera, comme devant une boîte démoniaque, un petit mage dégrisé (Yann
Nédélec). Sur ce trio plane une créature formidable, hugolienne, un poulpe peut-être, une
araignée des mers qui les surplombe de toutes ses pattes en forme de nénuphar. Là-haut, loge
une naïade nargueuse dont la chevelure est un poème – l’énigmatique et acrobatique Thi Mai
Nguyen.
Une verve burlesque, mais des eaux infernales
De quoi parle James Thierrée? D’une malédiction dont serait victime une fratrie. Une voix off le
souffle. Mais aussi de rêveurs qui chercheraient la sortie d’un mauvais songe. Mais encore des
angoisses qui vous empoissent. Plus grave que La Symphonie du hanneton au Théâtre de Vidy
au début des années 2000, plus déchiré qu’Au revoir parapluie à Vidy aussi en 2007, La
Grenouille avait raison fait écho à nos naufrages. Alors, certes, il y a ces vertiges de fête foraine,
quand James Thierrée s’agrippe à une échelle géante, qu’il se met à tourner sur ce mât
d’infortune; ou quand Yann Nédélec arrache un bras (mais oui), puis sa chevelure à Valérie
Doucet, belle endormie sur son clavier. Ou encore quand James se frotte à un rôdeur orgueilleux
(Samuel Dutertre), l’embrasse de toutes ses forces et lui dérobe le manteau qu’il portait. Verve
burlesque.
Mais l’eau du conte est parfois infernale. L’artiste met des gestes sur la fureur des jours. Dans
ces bas-fonds, on ne cesse de se désaccorder en musique, avec l’aide de Mozart, de Schumann,
d’Otis Reding, ce prince de la soul encore, de la somptueuse Mariama surtout, cette chanteuse à
la cape envoûteuse qui dit que «guérir les corps ressemble à la musique.» Voyez comme James
et Valérie Doucet s’égratignent. Il la harponne, elle lui glisse des pattes; il la rattrape, elle
s’enroule autour de lui comme une tentatrice d’Egon Schiele. Ils ne forment bientôt plus qu’un
corps torsadé et grimaçant. Ces noeuds se font et se défont à toute vitesse, comme si rien ne
pouvait sauver d’un désastre prémédité. La Grenouille avait raison est un marais infesté. Une
machine s’avance à présent: un robot au bras chirurgical et méchant qui frappe un ciel de métal.
Puis c’est un poisson blanc ventripotent et hilare échappé des doigts fantasques de Victoria
Chaplin que James a toujours vu fabriquer des animaux fantastiques.
Une symphonie d’engrenage
Dans la revue Egoïste (Numéro 16, tome 2), l’artiste racontait en 2011 qu’un spectacle est «une
symphonie d’engrenage». Une affaire de flexion, de torsion, de vases communicants, de largage,
de filage etc. Il confiait aussi aimer se jeter à corps perdu dans les «mécaniques serrurières»,
dans la hâte de les découvrir toutes. A Carouge, certaines serrures résistent encore. Mais c’est
ainsi que grandissent les châteaux hantés. Il y a quelques années, il invitait à la cavale dans La
Veillée des abysses. Le sortilège de La Grenouille pourrait se résumer ainsi: elle fait de chacun
un veilleur d’abysses.
Par Alexandre Demidoff