2002, élections

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2002, élections
Serge Sur
2002, élections abraCadabranteSque S
A b r a ca d a b r a n t es q u e ! C e m o t m a g i q u e , e mp r u n t é
à Rimbaud, lancé par Jacques Chirac lors d’une célèbre
émission télévisée, caractérise bien les deux ca m p a g n es
é l e c t o r a l es qui viennent de s’e n c h a î n e r, appor tant la
surprise, le trouble, déjouant les calculs et les anticipations,
changeant le paysage politique comme par une succession
de tours de passe-passe.
Le présent Journal a autant la prétention de distraire que
celle d’instruire. Le ton en est volontairement subjectif.
L’auteur ne dissimule pas ses réactions personnelles,
il revendique le droit à l’insolence. Mais le propos n’est
nullement de faire partager une quelconque conviction ou
de r épandre telle ou telle t hèse. On t rouvera ici d es
situations, des analyses, des portraits, des réflexions sur les
institutions ou le système politique et leurs évolutions.
La période retracée est un tournant de la Ve République.
La vie politique française est toujours passionnante, toujours
romanesque, au fond toujours littéraire.
Serge SU R a consacré plusieurs ouvrages et de nombreux
articles à la vie politique française.
Il est Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris 2).
ISBN 224 705019 0
COUVERTURE
Conception et réalisation C CG Design
Prix :
15 �
Serge Sur
2002, élections
abraCadabranteSqueS
2002, ELECTIONS ABRACADABRANTESQUES
AVANT PROPOS
Une campagne électorale, c’est un peu un roman policier. Il y aura des victimes, les passions affleurent sous la
civilité, on ment beaucoup, l’intrigue se dévoile progressivement, l’issue comporte surprises et coups de théâtre. On y
trouve la dramaturgie, la part d’inconnu, le goût de la destruction de l’autre. Simplement les tueurs sont
récompensés et non démasqués, confondus et arrêtés. Quant au Journal d’une campagne, il est à l’opposé du roman
policier : alors le lecteur résout une énigme que l’auteur lui a proposée, qu’il a construite et dont il a manigancé la
fin. Ici les rôles sont renversés : c’est le lecteur qui dès le début connaît une fin que l’auteur n’a ni composée ni
devinée.
On y trouve aussi les règles du théâtre classique. Les trois unités bien sûr, de temps, de lieu et d’action. Egalement,
la tripartition symbolique entre la passion, la raison et la loi, ressorts qui fournissent la dynamique, celle du
Western aussi bien que celle d’Horace ou de Phèdre. Ces principes sont très bien résumés dans le dernier vers du
Cid : « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi ». Le temps est la raison, la vaillance la fougue
naturelle du héros, sa passion, le roi incarne la loi. Tout drame repose sur leur confrontation. Si la raison
l’emporte, c’est une comédie ; si la passion domine, c’est une tragédie ; quand c’est la loi, c’est une tragi-comédie.
Elle finit bien, mais pas pour tout le monde.
La campagne électorale comporte ces divers éléments. Le corps électoral qui juge est le roi, il fait la loi, les candidats
sont mus par des passions, aspirations, frustrations multiples, les modalités organisées et pacifiques de la dévolution
du pouvoir correspondent à sa dimension rationnelle. En 2002, ce sont deux campagnes successives qui se nouent et
se dénouent, enchaînant deux représentations. Sauf pour le premier tour des présidentielles, longuement préparé, ces
campagnes reposent largement sur l’improvisation, comme dans les jeux interactifs ou l’on peut précipiter à son gré
les personnages dans des rôles qu’ils n’avaient pas appris. De sorte que l’intérêt, le suspense sont sans arrêt
relancés, la résolution des tensions renvoyée à la prochaine étape.
C’est pourquoi le Journal, qui suit l’action, la commente et la juge à mesure semble la forme la plus adaptée à la
restitution du souffle vivant qui a animé les campagnes. Inutile de dire que rien n’a été retouché après coup.
L’auteur ne feint pas d’être omniscient, ne jette pas sur la péripétie le regard rétrospectif et dominateur d’une fausse
objectivité, il intègre quotidiennement ses réactions, analyses, prévisions, il livre ses impressions de première main. Il
ignore où il va, mais il connaît le canevas, il suit les lignes tracées par les règles du jeu. Comme l’écrivait
Tocqueville, l’élection est une révolution institutionnalisée, donc enfermée dans certaines limites, conduisant à un
résultat dont les options sont connues et fermées.
En outre, les élections se répètent, se situent dans un contexte institutionnel donné, de sorte que le registre des
comparaisons est ouvert. Il permet d’éclairer le sens, de rapporter l’apparente nouveauté à des expériences et
configurations passées. La comparaison, n’est-ce pas déjà de la science politique ? Inutile d’être pédant, d’autant
plus que le comique remplit volontiers l’espace public, surtout en France, et que son spectacle ne manque pas de
susciter la bonne humeur. On ne gouverne pas sans ridicule. On n’aspire pas à gouverner sans quelque chose de
dérisoire. Le pouvoir fait rire quand il ne fait pas peur. Montesquieu jugeait que le pouvoir rendait fou, et dans nos
régimes de pouvoir modéré, contrôlé, cette folie est bénigne. Elle est de plus partagée.
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C’est dire que le présent Journal a autant la prétention de distraire que celle d’instruire. Il traite son sujet avec
sérieux, mais aussi avec amusement, car il n’est pas nécessaire d’être grave pour être sérieux. Au surplus, en
l’occurrence, la raison l’emporte. C’est dire que la comédie domine. Le ton est en outre volontairement subjectif.
L’auteur ne dissimule pas ses réactions personnelles, mais le propos n’est nullement de faire partager une
quelconque conviction ou de répandre telle ou telle thèse. Chacun peut rectifier, rejeter en fonction de ses propres
souvenirs ou de son propre jugement. C’est même ce qu’il est intéressant de faire.
A ce stade il faut me pardonner de dire un mot de mon attitude politique, non qu’elle ait de l’importance ou pour
la justifier, simplement pour situer le propos par rapport à une sensibilité particulière. Je me considère comme un
électeur de gauche, j’ai même durant quelques années, entre 1974 et 1983, milité au Parti socialiste – milité est un
grand mot, j’ai surtout collé quelques affiches où s’étalait le visage serein du candidat Mitterrand. Puis, pour un
ensemble de raisons, je n’ai plus voté durant vingt ans, entre 1983 et 2002. Cette fois, je me suis inscrit sur les
listes électorales, et j’ai voté en faveur de Jacques Chirac aux deux tours des présidentielles.
Pourquoi ? Surtout pour des raisons négatives, car je me situe toujours à gauche. J’ai détesté la campagne de
démolition personnelle lancée systématiquement contre le président durant la cohabitation. J’ai désapprouvé la
politique de médiocrité du gouvernement, toujours complaisant à l’égard de la facilité, du renoncement, en même
temps dur aux faibles et sournoisement au service des puissants. J’ai redouté la mainmise complète des réseaux du
parti socialiste sur l’Etat et sur tout ce qui dépend de lui en cas de victoire de son candidat et de ses équipes. J’ai
trouvé insupportable l’autosatisfaction du pouvoir, son mépris pour ses adversaires. Vive le pluralisme ! Je ne me
pose nullement en donneur de leçons et n’essaie de convaincre personne. Je souhaite simplement situer mes réactions
dans ce contexte.
On trouvera ici des situations, des analyses, des portraits, des appréciations, des réflexions sur les institutions ou le
système politique et leurs évolutions. En revanche, pas d’histoire secrète, pas de confidences privilégiées. Tout est
écrit à partir du débat public, du niveau de connaissance d’un électeur ordinaire. Simplement, l’auteur s’est toujours
intéressé de près à la vie politique française, à laquelle il a consacré ouvrages ou articles d’un style tout différent,
plus solennel. Cette connaissance anciennement acquise facilite les mises en perspective. Elle donne plus de recul au
suivi quotidien qu’implique la rédaction d’un Journal. La période qu’il retrace est un tournant de la Ve
République, et l’ouvrage bénéficie à cet égard de travaux antérieurs. La vie politique française est toujours
passionnante, toujours romanesque, au fond toujours littéraire.
La subjectivité même de ces jugements et analyses m’impose de rappeler qu’ils n’engagent que leur auteur. J’ai
plaisir à exprimer toute ma gratitude à ceux qui m’ont suggéré de tenir ce Journal et de le publier, ou qui, premiers
lecteurs, m’ont encouragé à le poursuivre. Surtout à Charles Vallée, auquel me lient d’anciennes et amicales
relations, outre la complicité de travaux communs. Il a eu l’idée fondatrice de ce livre, qui n’existerait pas sans lui.
Il est loin d’approuver tous ses développements, tous ses jugements, mais il accepte de les publier dans son ancienne
et noble maison. Qu’il en soit ici remercié, parce que durant ces trois mois je me suis beaucoup amusé en y
travaillant. Tout ce que je souhaite, c’est qu’il puisse également amuser ses lecteurs.
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ACTE PREMIER : ELECTION PRESIDENTIELLE, PREMIER TOUR
15 mars 2002
Les couteaux sont tirés
Après tout, on pourrait partir de cette saynète du Sommet de Barcelone, le 15 mars. Trois jours
avant, Lionel Jospin a publiquement proclamé Jacques Chirac usé, vieilli, fatigué. Le Président
s’avance, d’un pas ferme, assuré, un peu vif, le visage avantageux et résolu. Il se dirige vers le
Premier ministre, que l’on voit seulement de dos. Il lui tend une main ample et rapide, pour un
très bref instant, redressé, comme en surplomb, portant sur la figure le masque d’une distance
hautaine, lourde de significations retenues. « Monsieur le Premier ministre », dit-il d’une voix brève,
« comment allez-vous ? », et sans attendre la réponse il a opéré le même mouvement vers le Ministre
des finances, qu’il salue avec la même froideur ostensible. Puis il prend la tête de la délégation
française vers la salle de réunion, suivi des deux acolytes qui arborent un air également fermé et
un peu penaud. Un sbire du Premier ministre lui fait une observation inaudible, et l’on comprend
qu’il commente, parce que Jospin a un sourire forcé accompagné d’une sorte de hennissement,
comme un élève morigéné par le Proviseur ricane dans son dos avec les copains.
Les couteaux sont tirés, la campagne est commencée. Elle a déjà comporté pour chacun sa part
de faux pas, de petits ridicules. Ils sont la menue monnaie du pouvoir et la consolation du
citoyen, dépossédé de toute prise efficace sur la marche des choses. Ainsi le même Jospin la
veille, en visite à Evry, arrêté par des manifestants, licenciés de quelque entreprise, et l’un, plus
hardi ou plus volubile que les autres, l’apostrophe. On entend à peu près, émergeant d’un
discours pressé : « Qu’allez vous faire pour nous ? Vous pourriez vivre avec 4 000 F par mois ? » Gêné, le
candidat observe que l’on a beaucoup fait pour l’emploi, que l’on y travaille, mais le ton est peu
assuré, le regard fuyant, recherchant un soutien latéral parmi les accompagnateurs qui
l’entourent, et l’on aperçoit le visage rond et plein de Jean-Paul Huchon, dans la même galère
mais prudemment en retrait. Mon Dieu, semble indiquer le body language du candidat, il faut
s’exposer au peuple ! Dans quel piège suis-je tombé !
On mesure toute la distance qui sépare le responsable convaincu de sa légitimité, l’homme
d’autorité, coupé de l’uomo qualunque par les palais nationaux, les remparts administratifs, la
flagornerie des ectoplasmes de cabinet, l’autosatisfaction devenue une nouvelle armure. Que le
travailleur abstrait est digne d’intérêt, au moins électoral, mais que l’ouvrier vociférant et bariolé
est emmerdant ! N’évoque t-il pas ce personnage de Lautréamont, ce « rôdeur de barrières » qui
« traverse un faubourg de la banlieue, un saladier de vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux » ? Que
l’on m’épargne son contact, son odeur, que l’on ne le voie qu’enthousiaste, faisant nombre dans
les réunions publiques, et fête aux bilans triomphants. « Hein, on a avancé ! », prononcé avec un
sourire satisfait, semble le leitmotiv des dignitaires du parti socialiste, avatar de l’ancienne section
française de l’internationale ouvrière, désormais confits dans les délices du pouvoir et avant tout
décidés à le conserver.
16 mars 2002
Electeur morose
Campagne flottante, qui ne parvient encore à définir ses thèmes. Théâtre d’ombres ? Débat sans
texte, sinon sans enjeu ? Mais quel est l’enjeu ? Guère les politiques publiques, sinon pour des
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inflexions mineures, tant le pouvoir n’est plus en France, mais à Bruxelles, ou dans des instances
internationales plus insaisissables, ou encore aux mains de groupes privés multiples, qui ne sont
pas seulement économiques, mais expriment toujours des intérêts particuliers et souvent privés.
Les équipes aux affaires en revanche, avec leur cortège de nominations, de postes, conservent le
contrôle d’un ensemble d’institutions. Il n’y peut-être plus de pouvoir en France, mais il y reste
des carrières.
La politique ce sont des idées, écrivait voici longtemps Albert Thibaudet, je crois. Rien n’est plus
faux aujourd’hui. L’idéologie n’a certes pas disparu, elle est omniprésente, même dissimulée.
Simplement l’idéologie est le contraire de la réflexion. L’effondrement des systèmes n’empêche
pas la survivance d’une sourde domination idéologique. Ses composantes ? Un ensemble confus,
composite, le dégradé d’un ensemble d’aspirations socialistes politiquement disqualifiées :
l’égalitarisme, le culte de la société civile, irresponsable et bienfaisante, la déconsidération du
politique, prédateur, suspect, coupable, le devoir de mémoire, la repentance, c’est à dire l’Etat
considéré comme un délinquant impénitent et récidiviste, le caractère sacré des victimes ou soidisant telles, qui doit l’emporter même sur l’intérêt général, le droit au juge pour indemniser tout
préjudice, la prédominance de la doléance, l’humanitaire, la quête de l’assistance, le privilège du
ressentiment.
Jamais n’a été aussi vrai le mot de Bastiat, pour qui l’Etat est une fiction au travers de laquelle
chacun s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde. Un symbole, la scène d’Orange mécanique
dans laquelle un délinquant mal repenti oblige le ministre de l’intérieur à le nourrir à la petite
cuiller devant les caméras, et ouvre largement le bec. A genoux devant la casquette, chapeau bas
devant l’ouvrier, chantait-on en 1848. A genoux devant l’humanitaire, chapeau bas devant
l’ONG, pourrait-on dire aujourd’hui.
On retrouve alors, dans une démarche régressive, les sources rudimentaires, émotionnelles,
sentimentales, qui ont nourri des pensées plus élaborées. On songe à nouveau à Kubrick, à
2001 cette fois : Karl, l’ordinateur devenu paranoïaque, est débranché. A mesure que ses logiciels
sont déconnectés, il revient à ses origines, lorsqu’on lui avait appris une petite chanson, une
chanson enfantine qu’il fredonne avant de s’éteindre. L’idéologie actuellement dominante, c’est
un peu la petite chanson de Karl.
En même temps, cette domination occulte son envers – car ce type de domination appelle
l’hypocrisie : jamais plus d’inégalité, jamais moins de mobilité sociale, le retour de castes
héréditaires, une dépossession générale de la décision politique, l’impuissance collective, la
précarité, la fragmentation sociale et culturelle. On est passé du socialisme à la solidarité, de la
solidarité à l’assistance et de l’assistance à la compassion, dernier stade du renoncement. Jamais
depuis un siècle on n’a autant été enfermé dans sa classe. Le produit de cette contradiction ? La
démotivation, la frustration, le mensonge généralisé, la corruption, l’évasion ou la fraude fiscales,
la violence, l’insécurité, la fuite des cerveaux.
Pourtant, cette génération est celle de 1968, celle du « Soyez réaliste, demandez l’impossible ».
Elle est aussi celle de 1981, qui voulait changer la vie. Je me souviens de l’Université de Caen en
1968, des drapeaux rouges et des drapeaux noirs flottant fraternellement sur les bâtiments, que les
militants des JCR (Jeunesses Communistes Révolutionnaires) arpentaient en groupes chargés de
manches de pioche. Il ne fallait pas être bien malin pour comprendre que tout cela déboucherait
sur l’inflation et le chômage. La question était de savoir si cette génération, nombreuse et exaltée,
serait forte. Elle a été aussi décevante que celle de 1848 dépeinte dans l’Education sentimentale. Tout
le monde a passé des compromis, traîne peut-être la nostalgie d’une pureté perdue, d’une
ambition abâtardie.
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Déjà 1981 … Triomphe de la politique, d’une certaine forme de volontarisme, rapidement
reconduit à l’écurie. Origine ensuite de la décomposition de la politique, du renoncement aux
programmes, du retour des contraintes. On n’organise plus, on subit les changements extérieurs,
on s’y adapte, on s’efforce simplement de réagir. Les questions internationales ont pris le dessus,
la politique intérieure est devenue « domestique », et pas seulement dans le vocabulaire. C’est une
culture de la soumission qui s’est progressivement développée. Les partis politiques eux-mêmes,
pourtant maîtres du jeu politique, sont supplantés dans l’opinion par des ONG tournées vers
l’extérieur et dont l’expansion traduit l’impuissance de l’Etat sur le plan international.
17 mars
Un divertissement de week-end
Alors, la campagne est pour l’instant un divertissement de week end. Cette semaine, F. Hollande,
A. Laguillier, F. Bayrou se sont exprimés dans les médias audiovisuels. F. Hollande, disert et
rondibet, dont la hargne dément l’accorte rondeur. Le style abondant, la tirade méditée et prête à
l’emploi, il attaque tour à tour le candidat Chirac et la candidate Arlette. Hollande a le nouveau
profil du dirigeant socialiste. Cadre de banque dynamique, ingénieur moderne, médecin
spécialiste, compétent, affairé, précis. Il parle business de façon professionnelle, il sait ce qui est
bon pour vous, et d’ailleurs il le sait mieux que vous – acheter des obligations à 5, 5 %, moins les
taxes, prélevées à la source ; faire un scanner à l’hôpital, c’est remboursé ; voter socialiste, c’est
plus sûr. Vous vous instruirez davantage en l’écoutant qu’en réfléchissant par vous-même.
Derrière ce style professionnel, il abrite un discours venimeux, un propos de coupe-jarret, qui
s’intéresse particulièrement aux mollets de Chirac. Ses crocs y sont solidement accrochés. Il fait
plus amateur, moins rôdé quand il mord Arlette – mais cela viendra.
Pour Arlette, égal contraste entre le ramage et le plumage. On l’imagine pleine de douceur et de
mansuétude, en femme marquée par la vie et pétrie d’humanité. Sa voix même menace sans arrêt
de tourner à la pleurnicherie. On sent qu’elle a la larme facile. Mais son discours est de fer, rempli
d’imprécations, de fureur et de haine, appel permanent au soulèvement et à la révolte sans autre
finalité que le combat. Quant à Bayrou, on a le plus grand mal à savoir ce qu’il veut. Il paraît
d’autant plus ferme et décidé dans l’expression d’une pensée virile et d’une résolution amère qu’il
est plus flottant dans ses convictions et incertain dans ses positions, sorte de Lecanuet cassoulet.
Il est en colère, mais on ne sait pas exactement pourquoi ni contre quoi. On sent cet homme gros
de revirements, voire de révoltes futures.
18 mars
Les figures du duel
Lionel Jospin a présenté son programme, ses engagements. Lapsus significatif : il parle de
ses « vieux » au lieu de ses « vœux ». Toujours un peu nasillard, un côté Donald Duck, une sorte
d’énergie à ressort, mais verbale. Sa voix, sa musique méritent qu’on s’y arrête un peu, car elles
sont très caractéristiques : un discours projeté loin devant lui, déclamatoire, un ton volontiers
enflé, une diction très articulée, un peu mécanique, mais surtout une tessiture qui tourne à l’aigu,
une voix éclatante, cuivrée et nasale, sonore comme une trompette – Woody Allen, c’est la
clarinette, Jospin, c’est la trompette. Comme chantait Antoine : « Ta trompette me fatigue, Lionel,
si tu jouais plutôt de la clarinette ? » On est surtout rapidement tympanisé, car il est infatigable,
son texte est sans pause, son propos sans respiration, sans blanc. On est las, il parle encore,
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sonore et vide, on ne l’écoute plus, il parle toujours. Quelques bribes émergent : « Notre peuple » ..
« Formidable avancée démocratique » …
Mais ses propositions consistent à conserver les retraites, à rentrer les SDF à la maison, à laisser
les vieux au travail, à trouver des emplois pour les jeunes, sur la base d’une croissance qu’il
concède ne pas maîtriser. Et puis moderniser – ah, important, ça, moderniser. C’était déjà le
thème de Laurent Fabius en 1984. Ni vision ni projet, la chasse aux électeurs. Il pédale le nez
dans le guidon. Cette formule : la France doit épouser son temps, qui remonte encore plus loin,
au de Gaulle des premières années de la Ve. Devant lui, en un rang sans doute savamment
ordonné et subtilement hiérarchisé, sages comme des images, attentifs comme à l’école, son
grand orchestre, où l’on reconnaît entre autres Martine Aubry, Dominique Strauss Kahn, Jean
Glavany, Laurent Fabius, Pierre Moscovici. La rigidité de l’ensemble évoque les dignitaires
soviétiques alignés au-dessus du tombeau de Lénine – mais on n’a pas invité Mitterrand.
Puisqu’on en parle, cela renvoie aux modalités de sa désignation, quelques semaines plus tôt : le
candidat se déclare, puis est investi par un congrès du PS, et enfin élu par le vote des militants.
Bizarre processus, que personne ne commente. On a fait les choses à l’envers, ce qui témoigne
d’un respect singulier pour le suffrage des militants, réduit à la ratification : qu’aurait-il fait s’il
n’avait pas été désigné ? A quoi bon ce vote sans substance, d’autant moins que le candidat se
flatte de ne pas avoir un programme socialiste ? Est-ce la conception qu’a le candidat de la
démocratie ? Cela rappelle la fameuse formule de Sieyès, l’autorité vient d’en haut et la confiance
vient d’en bas. Est-ce un modèle pour la France que cette parodie ?
Le PS à ses débuts a connu une démocratie interne plus vivante, avec des débats authentiques et
de véritables enjeux qui n’étaient pas seulement des conflits d’ambition. Il est aujourd’hui
complètement stérilisé et voué à l’acclamation, en attendant les postes, cependant que les autres
partis de la majorité plurielle sont satellisés et réduits à la domestication électorale. La gauche
officielle développe un modèle de type soviétique, ou plutôt de démocratie populaire, avec un
parti dominant matrice de toutes les carrières, et des formations croupion qui servent d’alibi à son
pluralisme affirmé. Le PS est devenu le parti du pouvoir. Le contraste est grand entre cette dérive
soviétique de l’appareil et l’édulcoration du propos de tout contenu socialiste. Reste à voir s’il va
rester une machine électorale efficace, alors qu’il a connu quelques déboires ces derniers mois.
Plus tard, sur LCI, dans son bureau de campagne, aménagé avec goût, le candidat s’exprime
devant une bibliothèque, face à deux journalistes. On n’y voit ni les œuvres de Trotski, ni celles
de Léon Blum, encore moins celles de Mitterrand, mais des livres d’art (Vollard, Dubuffet) et un
ouvrage sur le basket. L’arrangement, soigneux, n’a rien de spontané, fait photo design. On se
demande quel peut être le jardin secret de cet homme, ses auteurs de prédilection. Lit-il ? Aime til de temps à autre rentrer en lui-même, retrouver un monde intérieur, est-il autre chose qu’une
machine de pouvoir, toujours en train d’exorciser un adversaire, d’analyser, de démontrer, de
convaincre ? Il y un vif contraste entre une capacité rhétorique qui est forte, un discours toujours
construit, qui donne le sentiment d’une élaboration presque immédiate et cependant réfléchie, et
le manque de profondeur du propos, son caractère de surface, comme s’il s’inscrivait dans une
dialectique immédiate, courte, ne comportait pas d’arrière monde, ne renvoyait à rien d’autre qu’à
lui-même. Lionel Jospin est-il autre chose qu’un militant socialiste ?
Tout autre est évidemment Chirac, peut être pas meilleur – politique, homme de pouvoir, homme
d’Etat, ou même lecteur, rêveur – mais personnalité secrète, à multiples fonds. On sent qu’il ne
livre qu’une toute petite partie de lui-même, composée, qui se prête facilement à la caricature, au
ridicule d’une gestuelle automatique et des formules prudhommesques, et par là même qu’il
dérobe l’essentiel. Il parle avec l’emphase et souvent le vide du regretté Président Coty. Le
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masque est figé et volontiers solennel, la familiarité même est impersonnelle et distante. Le côté
rigolard qu’il affecte parfois conserve quelque chose de composé. Le regard est toujours tourné
vers l’intérieur, et plutôt levé qu’abaissé. Celui de Jospin est plus réfléchi, plus concentré, mais en
même temps regarde plutôt vers le bas, vers le bas du visage de l’interlocuteur, ou alors de biais,
mais pas en face.
Cela me renvoie à près de vingt ans en arrière, en 1984. J’avais déjà esquissé un portrait de Lionel
Jospin alors Premier secrétaire du PS, et à l’évidence l’un des meilleurs de sa génération. La
mutation était déjà en cours. Je retrouve dans un vieux cahier, à l’instar de Claude Mauriac et du
Temps immobile :
Moi, je l’aimais bien, Monsieur Jospin. J’aimais son regard un peu flou, réfléchi, ce goût de persuader,
d’organiser des sons de façon didactique pour entraîner la conviction rationnelle de l’auditeur. Cet effort
semblait correspondre à une tension intérieure vers la vérité. Le visage, empreint d’innocence et de
loyauté, j’y voyais un symbole attachant des vertus du PS. La bouche, ferme et un peu amère, aux
commissures légèrement tombantes, aviez-vous remarqué comme elle traduisait la lucidité, la résolution
face à des combats longtemps incertains ? Vint le succès et le changement. Est-ce lui, est-ce moi qui
avons le plus changé, mais de Monsieur Jospin je n’ai bientôt plus perçu que la mâchoire. Devenu porteparole des vérités officielles, Monsieur Jospin, d’étudiant honnête et travailleur, s’est métamorphosé en
régent de collège qui porte sèchement la consigne à des subordonnés parfois rétifs, qui réprimande des
élèves indociles. Ce n’est plus l’archange du socialisme démocratique, mais un pion qui brandit le
règlement. Peut-être, peut-être n’a t-il pas voulu se composer un masque, mais l’emploi lui a imposé les
stigmates de l’autorité, et je n’arrive plus à le percevoir que par elles, comme seuls sont durables certains
os, une dent, un morceau de tibia, destin ultime des animaux bondissants des ères géologiques révolues.
Ce n’est plus la mâchoire qui retient l’attention aujourd’hui, mais l’œil, dépourvu de toute
aménité, parfois méchant. La bouche aussi, avec comme un pli d’amertume, qui se relève d’un
seul côté pour un sourire sarcastique - pas un sourire qui éclaire le visage et témoigne d’une
sympathie pour l’interlocuteur, d’une satisfaction devant la vie, est une promesse de bonheur.
Plutôt un acte politique – on maîtrise l’événement, l’objection, prévue, est amusante et naïve, on
va résoudre le problème, on l’a déjà résolu, on n’est pas dupe des manœuvres de l’adversaire, c’est
avec dédain qu’on les déjoue, etc .. Aristote voyait dans l’homme un animal politique. Ce n’est
peut-être pas vrai de tous, mais certainement de Lionel Jospin.
S’attacher à ces données subalternes, aux caractéristiques physiques des candidats, n’est-ce pas
tomber dans la basse polémique où s’est déconsidérée l’extrême-droite ? Non, si l’on ne les prend
pas comme technique de déconsidération des hommes, mais moyen de rechercher leur caractère.
Le langage du corps dévoile une personnalité que la maîtrise de la communication politique tend
à masquer, à dissimuler, pour présenter l’image avantageuse et fabriquée d’un homme
imperturbable et serein, sur le modèle de la force tranquille, du berger du troupeau, du chef
naturel, résolu et bienveillant. C’est cela qu’il faut démonter, pour deviner celui qui se cache, qui
est à l’intérieur, comme dans le Tin Man du Magicien d’Oz.
Par contraste avec cette extraversion un peu obsédante, il y a un mystère Chirac, d’un homme
que l’on n’imaginait pas accepter une impuissance de cinq ans et qui s’y est apparemment plié de
bonne grâce, que l’on n’a pu durant tout ce temps ni débusquer ni enfumer. On le croyait voué à
l’attaque ou à la mort, et il a montré de grandes qualités défensives. Le bulldozer, Facho Chirac, le
sous-lieutenant à l’assaut de la citadelle s’est mué en homme serein, posé, pas un mot de trop, un
ton uni, patient, toujours content, désarmant de candeur, tranquille sous les insultes et les
crachats. Ils ne lui ont pas manqué. Aucun Président n’a été aussi ouvertement déconsidéré,
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vilipendé, non seulement par les habituels sycophantes, mais aussi par des responsables
politiques, par les ministres même qu’il avait nommés.
Il faudrait remonter à cette stratégie révolutionnaire abaissant Louis XVI avant de l’exécuter
qu’évoque Cambacérès dans ses Mémoires, pour retrouver une telle entreprise de démolition.
Mais il résiste mieux, signe de la supériorité d’une légitimité démocratique. Au bout du compte, le
canard est toujours vivant, et par un effet boomerang, ses adversaires paient parfois à sa place.
Dominique Strauss Kahn est conduit à démissionner par une cassette qui devait confondre le
Président, Jean-Christophe Mitterrand se retrouve en prison pour une obscure affaire, alors que
l’on ne parvient pas à saisir Chirac, sorte de savonnette judiciaire. La balance du juge Halphen ne
se transforme pas en glaive, et ce benêt se déconsidère lorsqu’il confesse tout uniment qu’il
aspirait à devenir député socialiste ! Qui s’y frotte s’y pique, pourrait être la devise du Président,
comme celle des anciens rois de Syldavie.
Bien sûr, la dissolution. C’est devenu un lieu commun que d’y voir une erreur, un échec, et de
l’imputer au Président de façon accusatrice ou goguenarde. Il aurait non seulement tiré sur ses
propres troupes, scié la branche sur laquelle il était assis, se condamnant à l’impuissance, et plus
gravement dégradé les institutions de la Ve, abaissé la fonction présidentielle et porté un coup
mortel au droit de dissolution, comme Mac Mahon pour la IIIe avec l’échec du 16 mai. Tout ceci
a la force de l’évidence, mais pas celle de la vérité. Reprenons. S’agit-il des forces politiques ?
L’échec électoral de la majorité sortante n’est certes pas dû au Président, qui n’a pas mené la
campagne ni été mis en cause par ses résultats. Il est celui du Premier ministre d’alors, Alain
Juppé, et des partis de la majorité sortante qui ont été battus.
C’est au surplus le Premier ministre qui avait souhaité la dissolution. Les formations de droite
s’exonèrent facilement de leur insuccès propre en renvoyant la responsabilité au chef de l’Etat, en
le prenant discrètement, ou plutôt indiscrètement comme bouc émissaire – mais lui est resté
tandis qu’ils n’ont pas su conserver leurs sièges. Il faut ensuite rappeler que les élections avaient
normalement lieu un an plus tard, ce qui signifiait en tout état de cause l’entrée dans une période
électorale prolongée, avec son cortège d’impuissance gouvernementale, de revendications
multiples, de surenchères partisanes, avec les hurlements, la campagne malsaine et le chantage du
Front National .. Le Front National qui, enfin, a permis la victoire de la gauche, dernier cadeau
posthume du mitterrandisme, par le jeu des triangulaires qui l’ont largement favorisée, avec un
très léger déplacement électoral.
S’agit-il des institutions ? On devrait savoir gré au Président d’avoir, même involontairement, agi
plus en chef d’Etat qu’en chef de parti : les élections anticipées ont épargné au pays une période
préélectorale totalement stérile, la France a été gouvernée, une majorité stable a été constituée.
On a voulu présenter le Président en chef de l’opposition, en mauvais général d’une armée
défaite. En réalité, il a rempli son devoir d’Etat, assurer le fonctionnement régulier des
institutions, et tant pis si c’est au détriment du camp dont il provient, car institutionnellement il
n’appartient à aucun camp. Dès lors donc que l’on dépasse une vision conjoncturelle ou
partisane, loin de considérer la dissolution comme un échec, il convient d’y voir, par une ruse de
la raison politique, le succès du régime. Car ce régime est existentiel, souple comme un chat, il a
montré une capacité de s’adapter à des configurations de pouvoir radicalement différentes. Est-ce
un mal ? La fonction présidentielle a t-elle été définitivement abaissée ? La suite le dira, mais ce
n’est nullement la tonalité de la campagne, qui la replace au centre du pouvoir.
On reviendra plus tard sur la cohabitation. Bornons nous à regarder les suites de la dissolution.
Du point de vue des institutions d’abord: le Président ne s’est ni soumis ni démis. On est revenu
à l’une des hypothèses de la Constitution initiale de 1958, le fonctionnement d’un régime
9
parlementaire
rationalisé, la distinction complète entre la fonction présidentielle et
gouvernementale, à une sorte de revanche posthume de Michel Debré constituant. Du point de
vue de la droite ensuite : Chirac est parvenu à sortir du piège du Front National – majorité à
droite impossible avec lui, impossible sans lui – en favorisant sa division, et, sinon sa
désintégration, du moins la limitation de sa capacité de nuire. S’il peut l’emporter en 2002, c’est
largement grâce à cela.
Subsiste l’énigme Chirac, cette boîte à fonds multiples. Le premier double fond est politique : les
calculs, les manœuvres, les stratégies souterraines, le goût du secret, qui conduisent par exemple à
nier les contacts avec Le Pen, mais à lutter efficacement contre la tentation d’insertion du Front
National dans la droite classique, à s’assurer des alliés dans les autres formations de droite que le
RPR, à marginaliser Séguin, à favoriser l’UEM en sous-main ..
Le deuxième est impolitique : celui qui consiste à ne pas se réconcilier avec les balladuriens après
la trahison de la dernière présidentielle, origine essentielle de l’échec de la droite en 1997, à ne pas
donner à Giscard les satisfactions symboliques qui auraient pu lui ôter l’envie de faire du mal en
se rapprochant de L. Jospin sur le quinquennat ou l’inversion du calendrier électoral (même si en
définitive on peut penser que le candidat Chirac en sera bénéficiaire), à étouffer Bayrou sans
l’auxiliariser – bref à négliger l’égotisme des partenaires, à méconnaître, par indifférence peutêtre, par légèreté sans doute plus que par esprit de rancune, que le Roi de France doit oublier les
insultes faites au Duc d’Orléans.
Un troisième fond est financier, avec ces remous d’affaires soigneusement entretenues qui ont
agité cette longue fin de septennat. Ce qu’elles ont laissé affleurer de façon sinistre, c’est la
corruption croissante du système politique, voire administratif, la connivence crapuleuse des
membres d’un cercle enchanté où se mélangent politiques, grandes entreprises, intermédiaires de
tous ordres, appareils de partis, un remugle décourageant qui implique un ensemble plus qu’il ne
disqualifie tel ou tel en particulier, et où l’on a parfois du mal à distinguer le coupable de la
victime.
Les autres fonds sont personnels, et là le mystère est encore plus impénétrable. Chirac est
semblable à ces grandes maisons bourgeoises de province, aux lourdes et solides murailles, à
l’architecture patricienne, géorgienne ou néo-gothique, qui portent bien leur âge, mais aux
sombres intérieurs, aux couloirs remplis d’ombres et de replis, aux pièces biscornues, aux lourds
secrets, où l’on rêve de crimes comme dans des bâtisses hitchcockiennes.
19 mars
Contorsions
Aujourd’hui peu à retenir de la campagne. Chirac au Mont Saint Michel s’exerce à l’art d’être
écologiste, et pose complaisamment, silhouette marine, devant les prés salés où marchent des
gigots. Son port est noble et familier à la fois. Les moutons le font-ils songer à l’autre, qui
s’ébroue dans le champ de la démocratie – le bonheur est dans le pré - ou à des cohortes
d’électeurs tels qu’on les rêve ?
Un peu plus tard, Jospin s’exprime sur FR3, pour confesser qu’il est désolé. Mais de quoi ?
D’avoir trouvé quelques jours auparavant Chirac vieilli, usé, fatigué ? De l’avoir dit ? De l’avoir dit
publiquement ? Que les journalistes aient répercuté ses réflexions ? De la bévue d’Yves Colmou
qui les a laissé publier, décidément plus colvert que Colmou ? De l’impact défavorable qu’ils ont
eu dans les sondages ? De ne pas l’avoir regretté plus tôt ? Que Chirac en ait retiré un surcroît de
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vigueur ? D’avoir dévoilé pour une fois le fond de sa pensée ? On ne sait pas trop, mais on
comprend qu’il a suivi les conseils de Bernard Kouchner, dont il reprend jusqu’à la formule – que
ce type de propos ne lui ressemble pas. On aurait pourtant cru le contraire. En même temps, un
regret aussi obscur paraît bien peu sincère, et l’embarras du ton ne lui donne guère de force.
Jean-Pierre Chevènement est en Corse, et les « nationalistes » s’efforcent de troubler sa visite.
Inutile d’épiloguer. Ces prétendus démocrates confondent débat et explosifs, font de l’assassinat
politique un acte libératoire et de la violence un ordinaire politique, bref sont la négation même
de la République et des principes d’égalité et de non-discrimination que l’on chante à tous les
vents. La complaisance du pouvoir à leur égard est le tombeau des valeurs que le gouvernement
prétend incarner. Modérons l’expression d’une juste indignation devant ce mélange de
voyoucratie et d’ethnicité.
Le mal est cependant bien profond. Le retour rampant des conceptions « ethniques » du peuple,
de la nation, devrait alarmer, car il rappelle les thèses les plus odieuses et les plus belligènes qui
ont déjà détruit l’Europe, matériellement et moralement. Qu’il est étrange de vomir Le Pen en
général et de mettre à la table des négociations ceux qui reprennent et aggravent ses thèses, même
si c’est sur un plan régional, de vouloir faire céder jusqu’à la Constitution devant eux ! De
réprimer le racisme et de tolérer la volonté d’exclusion, le rejet des immigrés, dès lors qu’ils
prennent comme prétexte l’identité culturelle ! De combattre le terrorisme à l’extérieur et de lui
aménager des niches à l’intérieur !
Quant à Le Pen, converti en agneau sacrificiel, il ne comprend pas, ou feint de ne pas
comprendre, pourquoi les élus de droite ne lui apportent pas sur un plateau le couteau qui lui
permettrait de les dépecer. Qu’il puisse ou non être candidat, il restera comme celui qui, volens
nolens, a servi de rayon magique à la gauche pour priver la droite de succès électoral. Ce vieux
complice de F. Mitterrand, qu’il n’a jamais attaqué, qu’il a toujours ménagé, avec lequel il
partageait une solide nostalgie de la IVe République et un anticommunisme radical, est en fait un
politicien classique. Il souffre sur le tard de ne pas avoir été notable, tribun parlementaire,
ministre. Il a soif de respectabilité. Après avoir joué les agitateurs et les trublions, il voudrait
apparaître comme une sorte de sage de la République. Toutes proportions gardées, il évoque le
Napoléon des Cent jours, celui qui croyait pouvoir amadouer l’Europe en disant en substance :
oh moi, vous savez, à mon âge, je suis recru d’aventures, je ne veux plus de guerres, de conquêtes,
je veux juste le repos à l’intérieur de mes frontières afin de m’occuper de mon fils. Laissez-moi
donc revenir et vivre en paix parmi vous.
Un triste anniversaire
Le 19 mars, c’est aussi l’anniversaire des Accords d’Evian – ce qui ne nous éloigne pas tellement
de ce qui précède, car Le Pen, comme le François Mitterrand de l’époque, c’était le souvenir
proche de Guy Mollet et de sa politique de guerre en Algérie, que le premier pratiquait et que le
second cautionnait. Ce n’est certes pas l’anniversaire de la paix en Algérie, mais simplement du
« dégagement », dernier mot de la politique française de l’époque. L’Algérie, cette boîte à chagrins,
on s’en va, on dégage – quitte à laisser derrière soi une sorte de chaos. La pire des solutions pour
la pire des guerres, une quasi guerre civile, dans laquelle les héros des uns étaient les criminels et
les traîtres des autres, et les horreurs de la guerre partagées. Evidemment, on pourrait reprendre
le mot d’Edgar Faure : De l’excès même de l’échec surgit une sorte de succès. Mais les séquelles
se prolongent, et la guerre d’Algérie n’est pas terminée. Moi qui ai vécu dans l’Algérie
indépendante, qui aime ce pays, ce pays de violence, où la lumière même est cruelle, qui l’aime
indépendant, combien je déplore le sort fait aux Algériens dans leur propre pays, et à ceux qui
sont devenus ou nés Français dans le nôtre, dans le leur !
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C’est là un autre sujet, qui demanderait une analyse approfondie, mais personne n’a lieu d’être fier
de cet anniversaire, dont n’a surgi pour l’Algérie ni liberté ni développement. Pour la France, il y a
eu une sorte de lobotomie, mélange d’oubli volontaire et de culpabilité latente, comme une
difficulté d’être par rapport aux Algériens, qu’ils le soient restés ou qu’ils soient devenus Français
– jamais complètement étrangers, difficilement Français, alors qu’ils ont tous les titres à l’être
pleinement s’ils le veulent, et que l’immense majorité de ceux qui le sont ne demandent rien
d’autre que de vivre en paix et en sécurité, comme tout le monde, avec un emploi, comme tout le
monde, des carrières ouvertes, comme tout le monde, etc .. Tous les gouvernements portent dans
les échecs – même relatifs - de l’intégration une responsabilité partagée. Celle de la gauche est
cependant plus lourde, parce qu’en raison même de ses valeurs, elle aurait dû y apporter une
attention particulière.
Quelle dérision que de modifier la Constitution pour organiser une pseudo parité, et permettre
ainsi à des candidates bien bourgeoises d’écarter dans la conquête des mandats électoraux de
vieux militants dévoués, à de brillantes parachutées, parisiennes aux dents longues, de supplanter
dans les provinces les hommes de terrain, cependant que l’on cherche en vain les députés beurs,
les préfets beurs, les énarques beurs ! Quelle tristesse, après le moment de grâce de la Coupe du
Monde en 1998, un peuple unanime, réconcilié avec lui-même – le groupe en fusion cher à JeanPaul Sartre ? - que de voir l’envahissement du Stade de France par de jeunes Français porteurs de
drapeaux algériens, la Marseillaise sifflée devant un Premier ministre impavide ! Le cœur se serre
devant un tel échec, mais aussi devant une telle indifférence, comme si l’on voulait surtout balayer
le problème sous le tapis. L’intégration est un problème majeur pour le pays, une condition de
son avenir, de sa vitalité, de sa dynamique, et la France a tous les moyens de la réussir – encore
faudrait-il s’en préoccuper. Mais elle est peu rentable électoralement, de sorte que la campagne
présidentielle l’ignorera soigneusement.
20 mars
Présider autrement
« Présider autrement », slogan du candidat Jospin. Qu’est-ce à dire ? Le contenu est négatif, se définit
par contestation du mode précédent plus que par une doctrine affirmée. En ce sens il illustre bien
le double aspect de la thématique jospinienne : affirmative – présider ; négative – autrement. Un
symbole du centrisme qui semble attirer le candidat ? Une volonté d’apparaître plus comme le
fédérateur de l’anti-chiraquisme que comme le porteur d’un programme ? Demeure
l’interrogation sur la conception que Lionel Jospin peut se faire de la présidence. Il reste pour
l’instant discret, notamment sur sa vision d’une éventuelle cohabitation. Elle n’est pourtant pas
une hypothèse d’école.
En réalité, il n’y a jamais eu de pratique stabilisée de la fonction présidentielle. Celle du général de
Gaulle ne se confond pas avec celle de Georges Pompidou et, en déclarant lors de sa prise de
fonctions que « de ce jour date une ère nouvelle dans la vie politique française », Valéry Giscard d’Estaing
avait déjà proclamé qu’il présiderait autrement. François Mitterrand a été quant à lui plutôt un
président caméléon, d’abord garant des 110 propositions, puis inaugurant les aléas de la
cohabitation, ensuite en lutte sourde contre son Premier ministre Michel Rocard, laissant enfin le
sentiment d’avoir souterrainement favorisé l’élection de Jacques Chirac. Mais chaque Président a
eu son style, ce qui correspond pour une part à la géométrie variable des configurations
politiques, et surtout à la personnalisation de la fonction, jamais entièrement fixée par un cadre
institutionnel strict. Le style gaullien était charismatique et lointain, le style pompidolien plutôt
patronal et bonhomme, Valéry Giscard d’Estaing seigneurial et François Mitterrand volontiers
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paternaliste. Quant à Chirac, il fait plutôt mousquetaire qui a égaré les ferrets de la Reine mais sait
qu’il va les retrouver.
Que peut-on anticiper de Jospin président ? A priori, le style qui paraît le mieux le définir serait
celui du maître d’école. Certes pas d’un maître d’école répressif, plutôt d’un entraîneur, qui
mobilise sa classe, blouse grise et sifflet à la bouche, voudrait la tirer vers le haut, cultiver un
enthousiasme un peu mécanique, pousser les bambins militants et les bambins électeurs vers des
lendemains meilleurs, les 32 h, la retraite heureuse, l’irresponsabilité bienfaisante et assistée, la
solidarité obligatoire. Un de ses adjectifs favoris a longtemps été « formidable ». Le terme évoque
les années cinquante, il sent son Bellemare des débuts d’Europe n° 1 et l’émission « Vous êtes
formidable ». Il a ensuite été rapidement réduit à l’expression adolescente « formid’, c’est formid’ »,
avant d’être ringardisé par la génération yéyé, et ne guère subsister que comme mesure généreuse
de bière dans les brasseries.
Lionel, ce n’est pas tant « vous êtes formidable » que « je suis formidable », au moins pour le
contenu subliminal. Cela évoque l’énergie en action, la résolution conquérante, l’entreprise en
voie de réussite. Son élection serait formidable, mais sa présidence ? Le problème est que l’on ne
le voit pas quitter les habits de Premier ministre, voire ceux de Premier secrétaire du PS. Il n’a pas
encore intégré la dimension présidentielle, de celui qui doit apparaître comme l’homme de tous,
ne pas être enfermé dans un camp, dans un clan, pouvoir dépasser les clivages partisans. Il ne
conduit pourtant pas une campagne de rupture, mais reste pour l’instant enfermé dans les limites
du PS. Il lui faudra accomplir cette métamorphose, et il n’a pas démontré qu’il entreprenait de le
faire. Grâce à son expérience gouvernementale il a avancé, mais il lui faut désormais monter,
substituer une démarche ascensionnelle à une démarche linéaire, changer de registre, changer de
ton, de niveau plus que d’orientation.
Les présidents précédents n’ont été élus que lorsqu’ils avaient apporté cette démonstration –
Pompidou avec une année de viduité et l’intériorisation, l’assomption de son « destin national »,
Giscard en quittant ses lunettes à lourde monture et son air concentré ou renfrogné de
technocrate pour l’attitude d’un homme détendu mais sensible qui regarde la France aux fond des
yeux, Mitterrand en se promenant, en flânant, amateur de littérature supérieur à sa propre
ambition, détaché des entreprises. Quant à Chirac, il était parvenu à remplacer l’image d’une
silhouette saccadée, gesticulante et caquetante par celle d’un visage serein, le propos bénisseur, le
masque irénique, comme il sied à l’amoureux des arts premiers. Jospin n’a pas la chance d’un
intervalle entre ses fonctions gouvernementales et sa candidature, il lui faut changer de corps et
de rôle sur scène, tout en jouant. Exercice difficile ! mais nécessaire.
21 mars
Les Américains et nous
Et bien précisément il l’amorce à Marseille, lors d’une réunion publique, en déclarant que son
cœur battait avec le cœur de la France, qui bat lui-aussi, et qu’il était « habité par elle, par son histoire,
ses paysages, ses rêves .. ». Le cœur qui bat, c’est celui que Jules Berry, le Diable des Visiteurs du soir
est incapable de briser, et celui de Jospin, voyageur du midi, bat à l’unisson. Il retrouve ainsi sa
thématique du désir, préalable à sa déclaration de candidature. Spontané, fabriqué ? Jospin ou
Séguéla ? La petite famille recomposée l’entoure, cependant que Chirac au Mexique se montre
aux côtés de George W. La famille Duraton versus la famille des chefs d’Etat. On n’est plus dans
le registre du Grand Vizir qui veut devenir Calife à la place du Calife, mais dans celui du Français
moyen contre les puissants. Haroun el Poussah est une référence qui conviendrait bien à l’image
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que Chirac aimerait répandre, un modèle placide et bon, déjouant avec une feinte naïveté les
manœuvres pourpensées de son Premier ministre – jusqu’à maintenant.
Dans l’International Herald Tribune, cet écho. Hubert Védrine ne resterait pas Ministre des affaires
étrangères en cas de victoire du candidat Jospin puis d’une majorité de gauche. Il a pourtant été
un excellent ministre, intelligent, lucide et courageux. On ne saurait lui reprocher les faiblesses
propres à la politique française en particulier, à la politique européenne en général. Il n’a guères
été en mesure que de prendre des postures, plutôt que des mesures. Au moins les a t-il prises, et
n’a t-il pas spontanément plié l’échine devant l’hégémonie américaine, contrairement à tous ceux,
nombreux et divers, qui se précipitent ardemment dans la soumission - ruunt in servitutem. Il serait
en butte à l’hostilité de Pierre Moscovici, sous-ministre des affaires européennes. On lui
reprocherait entre autres de ne pas être assez favorable à Israël. En outre, n’étant pas élu, il ne
dispose pas d’un poids politique personnel. Cette éviction programmée se passe de
commentaires.
Dans le même journal, un article de Flora Lewis, correspondante américaine, qui annonce, avec
l’élection, la fin de la Ve République. Il est vrai que l’on annonce sa mort à chaque élection
importante, et qu’elle se porte toujours bien. Le ton de Madame Lewis est de fausse
commisération, car elle pressent une France plus docile. Nous avons longtemps irrité les
Américains ; nous ne faisons maintenant que les agacer. L’article comporte également une
comparaison avec les institutions américaines, tout à l’avantage de ces dernières, bien entendu. Il
y aurait beaucoup à dire, car les institutions américaines sont loin de bien fonctionner.
Simplement, le poids de l’autorité centrale est beaucoup plus faible, les tâches étatiques beaucoup
plus légères, de sorte que la paralysie des institutions est de beaucoup moins de conséquence.
L’International Herald Tribune est, hélas, le meilleur quotidien français. Il n’en respire pas moins une
solide antipathie à l’égard de la France, de sa liberté, et plus généralement de la construction
européenne. Il est clair que la domination est pour les Américains un élément bien vivant de
consensus national.
22 mars
Un autre anniversaire
Un autre anniversaire, celui du « Mouvement du 22 mars », qui, à partir de Nanterre et de la
revendication d’un libre accès aux Cités de filles, amorça la montée de l’agitation estudiantine qui
conduisit à Mai 68. La France est un pays de mémoire, de nostalgie, de commémorations,
encombré par son passé – « Monsieur mon passé, je voudrais bien passer, j’ai comme une envie de refaire ma
vie », chantait Léo Ferré. Il est vrai que l’on ne célèbre ni ne commémore le 22 mars, qui ne s’est
pas inscrit au Panthéon des grandes journées nationales. Les héros sont toujours vivants. Mais ils
sont bien fatigués, ou alors bien infidèles à leur jeunesse, grands notables, nantis et repus, « menton
rasé, ventre rond, notaires », sénateurs, députés européens. Puisqu’il s’agit du passé, pourquoi ne pas
évoquer à leur sujet, lors des Trois Glorieuses de 1830 qui chassèrent Charles X, Rouget de l’Isle
qui se réfugiait, terrifié et transpirant sous un porche, en s’écriant : « Ca va mal ! Ils chantent la
Marseillaise ! ».
Un qui est moins infidèle, c’est Daniel Cohn-Bendit. Mais sa médiocrité est-elle volontaire ? Ce
trublion fripé n’est devenu qu’un politicien de troisième zone, dont les Allemands ne veulent plus
– ils nous l’ont renvoyé comme après 1918 ils livraient des rogatons en guise de dommages de
guerre - et qui revient faire un tour du côté de ses premières amours. Les Verts le tiennent
soigneusement en lisière, et ne l’utilisent que comme affiche électorale. Finie l’insolence,
« Elections piège à cons ». Un pâle agent électoral de Mamère.
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L’alliance d’une belle intelligence et d’un beau caractère celui-là, ancien élu sur la liste de Tapie,
Bernard Tapie ce grand ami du peuple, cette grande conscience, ce grand amnistié, ce grand
innocent, ce grand persécuté. Mamère arbore quant à lui une moustache courroucée, sa
physionomie est sombre, fermée, la bouche est amère. Son propos respire la juste indignation : il
suffit de n’importe quel sujet, il démarre, il râle. Il est un peu le frère jumeau de José Bové,
l’Astérix de l’Aveyron, mais aussi son antonyme, car José Bové, qui ne cherche pas le succès
électoral, a le visage ouvert, le teint clair, est volontiers souriant, le ton plus didactique
qu’imprécateur, même s’il est un dynamiteur tranquille. José qui rit et Noël qui grince, en quelque
sorte.
L’ironie à l’égard de Rouget de l’Isle vaut aussi pour moi. Je n’ai jamais été soixante-huitard, mais
j’étais, comme beaucoup, à la Bastille le 10 mai 81. Je me suis rangé assez rapidement au nombre
des désenchantés, surtout lorsqu’on a entrepris d’étendre la lutte des classes à l’Université, entre
catégories d’enseignants. Le tapis roulant se déroulait à l’envers. Mes griefs à l’égard de la gauche
gouvernante sont autant de chagrins d’amour. Mais le temps de la lucidité vient après celui du
regret.
Les Verts sont peut-être les plus proches d’une postérité introuvable de Mai 68 ( ne parlons pas
de Krivine, maintenant en pré-retraite) – et aucune formation politique n’a pourri plus vite
qu’eux. Si l’on admet que tout parti commence comme une Eglise et finit comme un gang, leur
chemin a été très rapide. A moi le chantage électoral, les sièges, les postes, oublions la nature, la
pollution qui n’intéressent personne pour parler des vrais sujets, des circonscriptions, un groupe
parlementaire, des postes ministériels, et autres que l’environnement s’il vous plaît ! La
présidentielle n’est qu’un instrument pour négocier au mieux des sièges aux prochaines
législatives. C’est une mauvaise base de départ, car on ne participe pas à une campagne électorale
en pensant à une autre. Et, sur le terrain de la présidentielle, voire des législatives qui suivront, les
Verts ont beaucoup à craindre de Jean Saint Josse, candidat de Chasse, Pêche, Nature, Tradition.
23 mars
Du côté des petits
Saint-Josse, en voilà un qui fait tranquillement son petit bonhomme de chemin. On n’en parle
guère, au moins jusqu’à présent. Il est une sorte de candidat furtif, le seul qui ne soit pas soutenu
par un appareil partisan national. Car l’élection présidentielle a été récupérée par les partis, qui
contrôlent les candidatures et sans lesquels on ne peut faire campagne. Il parvient à échapper à
l’attention des sondeurs, des politiques, on ne l’attaque pas, il reste en dessous de la ligne de
vulnérabilité politique. Revanche des petits, son obscurité, son insignifiance, le caractère un peu
terne de sa personnalité le servent. Sans être vert, il serait digne de l’Habit vert. Il n’a pas d’image,
de sorte qu’on ne peut le prendre pour cible.
Avec le thème de « la ruralité », il a su saisir un électorat multiple, qui peut être tenté de l’utiliser
pour marquer son mécontentement à l’égard de beaucoup de choses et de beaucoup de gens – la
grande ville, la technocratie, les réglementations européennes, les changements liés à la
modernisation, le collectivisme sous toutes ses formes, un ensemble flou allant de la droite
conservatrice à certains résidus de l’ancien électorat communiste. Il conduit une campagne de
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terrain, presque invisible mais féconde. Il grappille au détriment de presque tous les candidats,
déçus du chiraquisme, endeuillés d’un bayroutisme mort-né, indécis du chevènementisme, écolos
anti mamériens, voire électeurs de Le Pen, de Pasqua si ceux-ci ne pouvaient réunir les signatures
nécessaires à leurs candidatures. Il risque fort d’être le premier des petits, sinon le plus petit des
grands. Mais il demeure un fusil à un coup, et s’il a des électeurs il n’a pas pour autant un
électorat. Celui-ci, hétérogène, se répartira probablement au second tour, plus largement à droite
sans doute, mais de façon difficile à anticiper.
Il n’en ira pas ainsi pour d’autres candidats catégoriels. Et d’abord Christiane Taubira, le choix
guyanais des Radicaux de gauche, décidément en errance électorale, en panne de locomotive. On
se souvient de l’intermède Tapie, on a oublié Jean-François Hory. Le calcul est sur le papier
habile. Outre qu’il règle les rivalités internes, il vise à capter l’électorat des DOM-TOM,
localement ou en métropole, tout en ouvrant un pont vers les immigrés. Cet électorat est certes
marginal, mais l’élection peut se jouer à la marge, et il devrait être canalisé vers le candidat Jospin
au second tour.
Cependant, en dépit du réel talent de la candidate, cet électorat est très fragmenté. Les
Réunionnais, Polynésiens et autres Antillais voteront-ils pour une Guyanaise ? Et les résidents en
métropole ? En outre, sa thématique modérée peut elle séduire la frange politisée, volontiers
attirés par des rhétoriques plus extrêmes ? Ce terrain serait plutôt occupé par Dieudonné,
comique laborieux dans le civil, devenu chantre de Ben Laden, apologiste du terrorisme,
incarnation de l’homme du ressentiment, alors que l’on ne sache pas qu’il ait tant à se plaindre.
Sans doute n’ira t-il pas jusqu’au bout – tiens, il annonce justement qu’il renonce. Il est vrai qu’il
ne faisait pas rire.
24 mars
Jeux de rôle
En principe, l’élection est une cérémonie solennelle, qui place en son centre, en majesté, le peuple
souverain. Suspendues les puissances, arrêtés les pouvoirs : le souverain réfléchit. Dans la
pratique, elle tend à se transformer en une sorte de carnaval, de journée des fous, durant laquelle
chacun est conduit à jouer le rôle de l’autre. Les puissants deviennent mendiants, le peuple
ordinairement dispersé, émietté, soumis, décide de leur sort en formation de jugement, de corps
électoral. Il faut aux candidats se faire clowns, s’agiter, convaincre, quêter des voix. Ils prennent
pour un instant, pour un instant seulement, la place de ces cohortes de manifestants bariolés,
banderolés, sonorisés, qui défilent régulièrement dans les villes pour demander plus – de
considération, d’argent, de temps, d’attention. L’occasion est belle pour ce peuple diffus d’exiger
des candidats qu’ils se transforment à leur tour en solliciteurs, affichent leurs promesses au lieu
des insignes du pouvoir.
L’électeur en veut pour son argent. Il demande aux candidats de se présenter suffisamment tôt,
même s’il affecte ensuite de se désintéresser du spectacle. Il veut les avoir sous la main, à sa
disposition, et qu’ils en rajoutent. Lui, il est toujours prêt à s’en amuser un peu, à profiter de cet
instant où ils ont un genou en terre et sollicitent son aide pour se lever ou se relever. Derrière un
miroir sans tain, il observe. On comprend que le Président et le Premier ministre candidats soient
anxieux d’échapper, si peu que ce soit, à cette dégradation. En conservant leur fonction officielle,
en quelque sorte sacrée, ils préparent sa pérennisation ou sa métamorphose sans passer par une
réduction à l’état laïc. Ainsi se préparent-ils à changer de cheval sans mettre pied à terre, et
continuer à chasser courre : c’est la technique qu’enseigna à Louis XIII Claude de Saint-Simon,
père du mémorialiste, et qui le fit Duc. Pour tous les autres, c’est la galère.
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Rien de nouveau, mais la télévision, en nationalisant le spectacle, en l’immédiatisant, en installant
le candidat au milieu du salon, accentue la dérision. Elle tend au demeurant à tout tourner en
dérision. Simple succession d’instants, sans temporalité, sans épaisseur, purement virtuelle, elle
aplatit, elle égalise, elle abolit toute distance, elle rend tout insignifiant et futile. Par nature, elle
guignolise. Elle avale avec gloutonnerie toute dignité humaine. Elle fonctionne à l’émotion, elle
est grande consommatrice de respectabilité. Tout celui qui s’y exhibe s’expose à la simplification,
à la caricature, au ridicule. Moderne Minotaure, elle dévore, même en caressant. L’excitation
qu’elle exige impose une sorte de scandale permanent. Les Guignols n’en sont pas la contre
épreuve, ils sont sa vérité, son essence même – comme, sur un autre plan, les films X, cette
caricature de l’érotisme. L’obscénité est leur fonds commun.
Les journalistes domptent les fauves imprudemment candidats, les font sauter à travers le cercle
de feu, transforment les lions en carpettes. Le politique télévisuel est un être hypnotisé, au regard
de hibou, au sourire mécanique, au propos étudié, à la gestuelle robotisée. Très vite il fait rire –
sinon il lasse, on zappe. Ceci particulièrement en France, nation légère et dure, comme disait
Voltaire. Ceux qui communiquent le mieux sont ceux qui jouent sur le registre de la familiarité, de
la simplicité, de la confidence. Mais l’électeur n’est pas dupe, il sait que tout cela est artificiel, il
juge l’acteur et pas le politique. La montée en puissance des acteurs – et des acteurs comiques –
dans l’entourage des candidats est significative. Tout au moins pour la gauche, car la droite
recourt davantage aux sportifs, autre symbole, plus compétitif, plus sélectif, plus héroïque, mais
autre forme de spectacle. Rien certes de nouveau dans cette théâtralisation du politique, dans ce
trompe l’œil. La télévision est un peu à la Ve République ce que l’opérette d’Offenbach était au
Second Empire – son miroir, sa blessure secrète, sa dérision.
Dans la conjoncture, un attentat manqué en Corse contre Emile Zuccarelli, Radical de gauche,
maire de Bastia, adversaire des Accords de Matignon et soutien de Chevènement, lequel
s’épouffe d’indignation, saisissant cette occasion de dénoncer le laxisme de Chirac et Jospin.
Zuccarelli avait déjà subi un attentat voici quelques années, revendiqué par le FLNC canal
historique. Rien à ajouter à ce qui précède : graine de fascistes et voyous de plein exercice. Et
c’est avec complaisance que l’on a reçu à la télévision voici quelques semaines Talamoni, funèbre
taurillon, pour qu’il expose, visage et pensée fermés, verrouillés, son apologie de la corsitude
comme solitude, de l’obscurantisme, de la clôture, de la violence. Sans doute au nom des valeurs
citoyennes. Ces gens-là n’aspirent qu’à faire de la Corse un Etat mafieux, qui sans doute manque
en Méditerranée.
Polémique entre Mamère et Jospin. Le premier s’indigne d’une déclaration du second, qui
n’entend pas renoncer à l’énergie nucléaire. Mamère est amer : il le prend comme un coup droit
contre les Verts, et profère des menaces terribles et vagues – ne pas soutenir Jospin au second
tour, ne pas reconduire la gauche plurielle. On s’emploie à le calmer. Voynet remarque
discrètement que le chantage n’est pas une bonne méthode, qu’il faut d’abord faire un bon score,
cependant que Jospin observe que le débat électoral n’est pas la décision gouvernementale. On
entend les balles siffler. Mamère saisit l’occasion de reverdir son blason électoral auprès des
militants. Mais s’il ne perce pas, il sera disqualifié et les Socialistes n’auront aucune difficulté à
s’entendre avec d’autres Verts plus compréhensifs. En élevant la barre il augmente sa
vulnérabilité, et d’abord dans son propre camp.
25 mars
Tragédie, comédie
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Pas grand chose, la campagne est dans une phase de latence. Elle ne s’est pas encore fixée sur des
thèmes précis, on a le sentiment d’une sorte d’errance, de prudence dans la recherche du ton
juste. Il est vrai qu’il faudra tenir la distance : encore quatre semaines avant le premier tour, puis à
nouveau quinze jours avant le second tour, qui promet d’être rude. Ensuite, l’installation du
Président et la nomination du gouvernement, puis on repart pour les législatives – à nouveau un
mois pour un premier tour, et une autre semaine pour le tour décisif. Ce sera une tragédie en cinq
actes – car l’opération commence de façon bénigne, en comédie, mais se terminera dans l’échec
irrémédiable pour les uns, en charges redoutables pour les autres.
Comme on le sait, une comédie c’est une tragédie vue de loin – et l’on est encore loin de
l’affrontement décisif – alors qu’une tragédie c’est une comédie vue de près. Les électeurs
mesureront qu’ils ont décidé non seulement du destin des autres mais du leur propre. La réalité
du pouvoir, le poids de l’échec s’abattront sur les uns et les autres. La configuration politique sera
radicalement renouvelée, dans des conditions que le mystère du suffrage rend entièrement
imprévisibles.
Ne parlons pas des sondages qui amusent la galerie comme les fantaisistes distraient et chauffent
la salle avant que le spectacle ne commence vraiment. Surtout cette plaisanterie des prévisions qui
portent sur le second tour des présidentielles. Comment peut-on prétendre réaliser des
projections à partir de résultats purement hypothétiques de premier tour ? Les résultats réels
créent une situation politique entièrement nouvelle, une nouvelle donne à partir de laquelle les
électeurs prennent leur décision finale, parfois très éloignée de celle qu’ils avaient envisagée au
départ.
J’ai le plus grand respect pour le suffrage. Il est généralement sage, réfléchi, et si l’on prend les
résultats électoraux depuis un demi-siècle il n’y a que peu d’erreurs à lui reprocher. Le corps
électoral français démontre une grande maturité, un grand sens de la responsabilité qui est la
sienne et un grand respect pour son exercice. Il est ce qu’il y a de meilleur dans le système
politique français. On peut simplement regretter qu’on n’y recourre pas plus souvent, notamment
par voie référendaire. Il est vrai que le referendum dépossède les partis de la décision politique et
qu’ils l’ont tous également en horreur.
26 mars
Une petite sieste, et après, vite au lit !
27 mars
Du côté des centristes
Conversation avec l’un des leaders centristes. Il conte qu’en 1988 le Chancelier Kohl avait incité
le Président Mitterrand nouvellement réélu à tenter une grande coalition, rompant l’alliance à
gauche, formule qui, à l’exemple de l’Allemagne des années soixante, lui semblait la seule capable
de réaliser les réformes nécessaires à la France. Michel Rocard, Premier ministre, s’y prêtait,
paraît-il, mais Mitterrand a rejeté l’idée. Il est vrai que la contrainte européenne imposait par ellemême une pesanteur centriste, et que la plupart des réformes depuis vingt ans ont été réalisées
sous la pression européenne ou au nom de l’Europe. C’est même là une de ses fonctions
essentielles, car pour le reste l’Europe a largement été une machine à fabriquer de l’impuissance.
Cette idée de grande coalition pourrait redevenir au goût du jour, si le Président Jospin était
confronté à une majorité de droite. Le conteur évoque l’hypothèse avec une satisfaction
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gourmande. Il n’est nullement inconcevable que nombre de députés centristes, refusant le conflit
et redoutant la crise, ayant au surplus des comptes à régler avec le RPR, ne choisissent un
compromis avec les Socialistes, qui rompraient quant à eux avec les Communistes et les Verts. Le
précédent allemand pourrait cependant les inciter à réfléchir, car la Grande Coalition, Chrétiens
Démocrates/Socio-Démocrates des années soixante a fait le lit d’un gouvernement
essentiellement social-démocrate au cours des années qui ont suivi, évinçant durablement les
Chrétiens Démocrates du pouvoir.
28 mars
L’important, c’est la santé
Quelques rumeurs à partir d’un article de la presse britannique sur l’hyperthyroïdie prétendue du
candidat Jospin et les conséquences éventuelles de cette affection sur la stabilité de son humeur.
La presse française, jusqu’alors très discrète, s’en fait l’écho. On ne conteste pas, du côté du
candidat, qu’il a été atteint voici quelques années, mais on l’affirme totalement rétabli. L’origine
de l’information est suspectée, son utilisation dénoncée. Le candidat Mitterrand avait annoncé
qu’il publierait régulièrement des bulletins de santé, et le pire est qu’il l’a fait, dissimulant ainsi
durant plus de dix ans l’existence du cancer qui l’a accompagné tout au long de sa présidence. Vie
privée ? Mais alors pourquoi ces bulletins ? Et si bulletins, pourquoi mensongers ? C’est là un
triste symbole de l’imposture et des faux-semblants qui l’ont trop souvent caractérisée. Il est
tellement flagrant que personne ne s’y est attardé, et que personne n’a plus ensuite osé réclamer
ou publier de tels bulletins. C’est dommage, mais le moyen d’y revenir ? Et comment croire
maintenant aux serments de guérison ?
29 mars
L’individu est un groupe
Pourquoi tout d’un coup penser aux Duhamels ? La conjoncture électorale, qui les active. Peutêtre aussi parce qu’ils sont nombreux. Patrice, le frère, ancien dignitaire médiatique du
giscardisme, retombé dans l’anonymat ; Alain, le grand, frégoli de l’audiovisuel, du talent, mais
beaucoup plus méchant qu’il n’en a l’air.
Olivier, sans rapport avec les autres – mais il y a aussi plusieurs Olivier. Il est un groupe à lui tout
seul. Ne parlons pas de sa présence médiatique multiple, écrite, radiophonique, télévisée. Il est
bien concurrencé sur ce terrain. Son originalité est ailleurs. D’abord, l’universitaire, le
constitutionnaliste, le politiste, qui disserte de tout et de rien, toujours à l’affût de l’actualité, et se
met en posture d’impartialité ; ensuite, le député socialiste européen qui aime le pouvoir mais fuit
l’électeur, miracle de la proportionnelle ; encore, l’enfant chéri des cercles intérieurs du jospinisme
gouvernant ; enfin, l’auteur disert de nombre d’ouvrages – ou plutôt le coauteur, car il n’écrit
presque rien de substantiel tout seul, comme s’il redoutait la solitude. Le partage, c’est son
socialisme à lui. De ces différents Olivier, lequel est le bon ? Richesse d’un talent, diversité des
compétences, VRP multicartes ? Incertitude.
30 mars
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Rêve d’un jour
Hier soir, sur TF 1, une nouvelle émission – ou plutôt le remake d’une ancienne, Reine d’un jour,
de Jean Nohain – Rêve d’un jour, de ce roublard d’Arthur. Une malheureuse jeune fille,
pathétiquement défavorisée par la nature comme par la société, se voit offrir, le temps d’un
soupir, la réalisation de son rêve : comme Sissi, dont elle est folle, danser à Vienne avec le beau
Frantz. On suit les étapes de sa métamorphose, de boudin périphérique en princesse viennoise.
Pourquoi fait-elle songer à Arlette ? Quel rapport entre Arlette Sissi et Arlette Trotski ? Et si
c’était la même, Arlette désir en quelque sorte ? Si le rêve révolutionnaire d’Arlette, médiatisé une
fois tous les sept ans pour un jour de vote, pour un tour, était la citrouille de Cendrillon, la
pantoufle de Sissi ?
Les deux Arlette évoquent la Jeanne de ce merveilleux film de René Allio, Rude journée pour la
Reine. Une femme de ménage, partagée entre un mari gardien de nuit et un fils chômeur et
délinquant, pris dans une histoire d’amour contrarié avec la fille du buraliste, rêve la transposition
de ses tracas dans la Vienne impériale. Elle se transporte dans ces palais dorés, boisés, chamarrés,
où l’Empereur – son mari – morigène le Prince héritier – son fils – incapable de passer son CAP.
Dehors, par les croisées ouvertes de l’immense salle du trône, on entend gronder une foule en
révolte, qui scande : « Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! ». La fierté de ce père bonasse mais
insignifiant est de réussir le bœuf bourguignon, véritable cérémonie familiale. Or on apprend
qu’en réalité il n’est pas bourguignon, mais miroton.
Tout est donc faux, trompeur, dans la vie de ces pauvres dépossédés de leur propre réalité. Ils ne
peuvent que se réfugier dans l’illusion, dans un mensonge à demi conscient – un mensonge, disait
Nietzsche, qui transforme la faiblesse en mérite. Ainsi Arlette Trotski revit le temps d’un
printemps électoral pour rêver la révolution. Arthur devrait l’inviter pour la réaliser, un jour, un
jour seulement – mais le rêve ne tournerait-il pas au cauchemar ?
31 mars
L’homme du ressentiment
La tuerie de huit élus de Nanterre par un marginal, Richard Durn, à l’issue d’une réunion du
conseil municipal, puis son suicide dans les locaux même du Quai des Orfèvres produisent des
ondes multiples qui s’élargissent jusqu’à agiter les rives. Les questions se pressent : folie
criminelle, même si l’acte a été longuement prémédité et froidement exécuté, ou acte
politiquement significatif ? Il apparaît que ses écrits traduisent ses frustrations et mettent en cause
les privilèges des élus – y compris communistes. Carence de l’autorité administrative, qui ne s’est
pas souciée de laisser des armes de guerre entre les mains d’un homme soigné pour troubles
mentaux ? Impéritie de l’institution psychiatrique qui, après une agression avec armes contre un
médecin, ne s’est pas sérieusement enquise de la suite ? Maîtrise insuffisante de la sûreté des
réunions municipales, lorsqu’on laisse entrer des assistants armés dans la salle ?
En toute hypothèse, incurie de la police qui ne peut empêcher un homme de se jeter par un
vasistas en présence de deux gardiens, et n’avait apparemment pris aucune mesure de prévention
particulière. Métastase parmi d’autres du 11 septembre, une sorte de banalisation de la violence
quotidienne, renforcée par la circulation des armes à feu ? Echec d’une politique de l’édredon, qui
croyait calmer le jeu par la tolérance ou le silence – les « incivilités » ayant remplacé les délits, ce
gros mot - sans mesurer que la transgression est une dimension naturelle des rapports sociaux, et
que, plus on en élève le seuil, plus on multiplie la délinquance ? Le résultat est que la campagne
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électorale se déroule sur un fond de violence civile qui semble s’accélérer, et dont cette affaire est
une caricature.
Elle jette aussi une lueur inquiétante sur certaines motivations militantes, puisque Durn avait
circulé dans diverses organisations, Parti socialiste, Verts, Ligue des droits de l’homme, un peu
d’action humanitaire (!) tout en montrant à ses proches une fascination morbide pour le
terrorisme – et cet acte est en quelque sorte un attentat suicide. Rien à voir bien sûr avec
l’immense majorité des militants de tous bords, mais l’espace public est ouvert à toutes les
démesures. Fêlure intime et dérèglement social se rejoignent. Au fond, il est aussi un personnage
de Rêve d’un jour. Il a réalisé son rêve, quoique par effraction et non par sélection, dans l’ordre de
la réalité d’abord, de la télévision ensuite, puisqu’il a obtenu l’éclat médiatique, même post mortem.
On peut également penser à Erostrate, ce personnage qui incendia le Temple d’Ephèse pour
conquérir une célébrité éternelle – et deux mille ans plus tard, « son acte », écrit Sartre, « brillait
encore, comme un diamant noir ». Ou encore à l’Homme du ressentiment, selon Max Scheler, qui a
subtilement mis en valeur l’importance du ressentiment à la source de l’humanitarisme, lorsqu’il
oppose à l’amour du prochain un altruisme dévoyé : « Il masque seulement une évasion, un sempiternel
dégoût de soi, où l’on ne se tourne vers les autres que par ricochet, par incapacité de demeurer chez soi .. amour
fondé sur de la haine, sur la haine de soi, de sa propre misère, de sa propre faiblesse .. cet altruisme n’est que
l’aspect que prend la haine (la haine de soi) grâce à une espèce de jeu de miroir de la conscience qui lui donne
l’apparence de son contraire .. [il n’est] qu’une envie, qu’une jalousie étouffée .. à l’égard de la richesse, de la force,
de la puissance de vie, de la plénitude du bonheur d’être ».
L’affaire souligne en même temps une culture de l’irresponsabilité – car personne n’est
responsable de rien en l’occurrence, et, comme disait Charles Bovary, « C’est la faute à la fatalité ».
Chacun affiche une désolation qui permet d’éluder la quête rationnelle des origines. La police se
surpasse en ce genre, avec le quitus immédiatement fourni par l’Inspection générale des services
après le suicide de l’assassin. La mine consternée des ministres rendrait indécente toute question
supplémentaire sur ce qu’ils appellent d’un terme pudique « des dysfonctionnements ». Seule la
Maire de Nanterre, qui était personnellement visée par le tueur, demande, réclame, exige des
explications. Vox clamans in deserto, malgré les assurances qui sont vertueusement prodiguées.
Cette irresponsabilité contraste étrangement avec la recherche générale de la culpabilité qui se
déploie par ailleurs sur de multiples terrains. Il faut des boucs émissaires, il faut dénoncer,
accuser, condamner. Contraste mais aussi découle, car c’est dans la mesure où la responsabilité ne
peut être efficacement mise en cause que l’on se dirige vers des revendications plus âpres. On le
voit notamment dans le domaine politique, pour lequel l’irresponsabilité politique générale des
élus a conduit à les mettre pénalement en cause de plus en plus fréquemment, par un mécanisme
de compensation ou de substitution.
1er avril
Suffrage et sondages
Une bonne date pour parler des sondages. Ils sont comme le choeur antique qui ponctue l’action
et en signale les rebondissements, l’accompagnement obligé de la dramaturgie électorale. Ils
conduisent également à la trivialisation du suffrage, à sa désacralisation. Ce n’est plus le citoyen
pensant qui est au centre de la décision politique, mais un zombie votant, mû par toute une série
d’impressions, de pulsions, d’appels, de pesanteurs, de contraintes. Les sondages affectent la
nature même du suffrage, sa noblesse, non pas tant parce qu’ils tendent à l’assimiler à l’expression
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futile et fugitive d’une opinion que parce qu’ils le ramènent à un ensemble de déterminations
extérieures, au lieu d’un acte réfléchi et libre.
Ils sont non le reflet de la démocratie, mais sa dérision. Imaginons une déclaration d’amour, une
parade amoureuse qui s’amorcerait par des simulacres où l’on exposerait les théories de l’amour,
le réduisant à des appels olfactifs, visuels, à des mouvements glandulaires, hormonaux, ou alors à
des frustrations enfantines, voire à un désir anthropophage. Ils contribuent ainsi à détourner du
vote, parce que l’on refuse de s’inscrire dans cette logique statistique, de n’être au mieux qu’une
tendance, au pire une machine à voter. Il est de soi-disants démocrates assez dévoyés pour oser
suggérer parfois la substitution des sondages à l’élection, au nom d’une prétendue démocratie
directe. On ne saurait imaginer contresens plus infâme.
Les sondages relèvent aussi de la manipulation du suffrage et non de son expression. Non
seulement en raison de leur caractère techniquement imparfait – échantillonnages déformés,
enquêteurs fantaisistes, redressements aléatoires, marges d’erreur omises – ou de la
transformation d’instantanés en prévisions, mais aussi parce qu’ils établissent d’entrée de jeu une
hiérarchie entre candidats, officialisant en quelque sorte l’inégalité des chances entre eux. Ils ont
contribué à transformer la campagne en entreprise de communication, de captation, qui joue
l’électeur à la baisse, à partir de techniques à la fois grossières et rudimentaires. On n’en retient en
outre que des données superficielles, des chiffres globaux et une vulgate peu significative.
Il est vrai que leurs effets sont imprévisibles et contradictoires. Ils peuvent accélérer une descente
aux enfers, ou provoquer le mouvement inverse. On se souvient qu’en 1995, on avait
sérieusement annoncé l’élimination de Lionel Jospin au premier tour, un duel Balladur-Chirac
pour le second tour, et que cette perspective a entraîné un reflux vers le candidat socialiste, en
définitive en tête du premier tour ... ou encore que l’on avait pronostiqué une « vague rose » aux
élections municipales de 2001.
Les spécialistes savent certes discerner et commenter savamment les glissements intérieurs, les
souffles précurseurs qui annoncent les évolutions ou les ruptures derrière une stabilité apparente,
les frémissements significatifs. Patrick Buisson et Jérôme Jaffré par exemple, sur LCI, sont à ce
jeu aussi sagaces qu’éloquents. Mais cette petite musique n’est guère audible dans le tumulte des
chiffres assénés, surtout pour ce qui concerne le second tour. Là, on frise l’escroquerie
intellectuelle, parce que l’on ignore tout des résultats réels du premier tour, qui créent une
situation politique entièrement nouvelle, à partir de laquelle les décisions des électeurs peuvent
changer, l’abstention se changer en vote, le vote en abstention, et toutes formes d’évolutions se
produire. Il est aussi vrai que l’on ne changera pas la pratique, et que l’on ne peut la réglementer
qu’imparfaitement. Le règne des sondages est, parmi beaucoup d’autres, le signe et l’instrument
de la dépossession démocratique, qui fait de l’élection un reflet des pouvoirs et non la libre
décision du peuple souverain.
Sans doute, dira t-on, mais tout cela est vain. Pourquoi refuser la réalité du suffrage au nom d’une
illusion démocratique, sans passé et sans avenir ? C’est ainsi, les électeurs ont des clés dans le dos,
il suffit de les trouver et de savoir les faire tourner. Il y faut de la finesse et du doigté, admirons le
talent des artistes. Les sondages donnent également vie à la campagne, ils permettent sa lisibilité
par tous en mesurant, même approximativement, les places de chacun des candidats. Ils
permettent l’ajustement des thématiques, l’affinement des tactiques, comme le calcul des électeurs
qui votent en connaissance de cause, suivant une éthique de responsabilité autant que selon une
éthique de conviction. N’est-ce pas cela aussi la politique, et de la bonne, que de rendre le corps
électoral conscient des positions des uns et des autres dans la compétition, de lui permettre d’être
stratège, de jouer sur la distinction des deux tours, comme il le fait généralement de manière très
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subtile ? L’électorat français a depuis longtemps montré une grande maturité, et il n’est pas vrai
qu’il soit passif et manipulé, sauf dans les rêves des communicants.
Il n’en reste pas moins que le règne des sondages traduit un changement profond de contexte
intellectuel, de concepts de référence – de « paradigme » dirait Trissotin. L’individu n’est plus
considéré comme un être de raison, une monade démocratique, souverainement libre de son
jugement. Plusieurs solidarités mécaniques orientent son comportement sans qu’il en soit
conscient. Il est ballotté entre elles. Sa subjectivité comporte même un vague sentiment de
culpabilité. Elle n’est jamais conforme à ce que l’on attend de lui, il n’a pas effacé en lui des
tendances déviantes. Elles l’empêchent d’être au degré requis repentant, humanitaire, paritaire,
convaincu qu’il faut aimer les bons et haïr les méchants, suffisamment mobilisé pour les justes
causes. Mais on le tient à l’œil, il doit au moins être conscient qu’il a tort. La culpabilisation est
une des techniques les plus sûres de l’ascendant des pouvoirs, car elle a la victime pour complice.
L’œil de Caïn est plus pur que le fond de son cœur. On vous regarde de l’intérieur, vous avez
intériorisé la contrainte collective.
Tout cela correspond à un effacement du politique au profit de la sociologie. Elle substitue des
mouvements collectifs profonds à la décision individuelle, à la conscience claire. Ces tendances,
on peut les accompagner voire les canaliser, mais non les orienter. Cela entraîne également
méfiance ou dédain à l’égard des institutions et de leurs règles. Elles ont été rationnellement
définies, posées, pensées. Elles sont donc artificielles. On leur préfère les réseaux informels, les
syndicats et leurs intérêts. D’où une approche négligente du droit. Il n’est plus perçu comme
l’expression et comme l’autorité de la volonté générale, mais comme l’enjeu d’une négociation
permanente entre partenaires indifférenciés. La sociologie se substitue à la politique, l’éthique à la
liberté et la gouvernance aux institutions.
En même temps et plus concrètement, cette conception joue l’électeur et la campagne à la baisse,
en agissant sur les ressorts les plus médiocres. L’être sociologique n’a pas plus de réalité que
l’individu démocratique, il est une construction intellectuelle, tout aussi artificielle. Le prétendu
statut scientifique de la sociologie est illusoire, elle ne semble rationnelle que parce qu’elle est
devenue banale, ce qui n’est un critère ni de réalité ni de vérité. Ce n’est que l’idéologie du XIXe
siècle substituée à celle du XVIIIe. Les deux peuvent être opératoires, simplement la conception
démocratique joue l’électeur à la hausse et l’approche sociologique à la baisse. Pas de vision, pas
de programmes, des thèmes vagues et surtout des formules, des images, le candidat devenu
produit d’appel.
Les sondages d’opinion sont en réalité des études de marché, et le marché électoral l’alliance de la
sociologie et du marché. Le vocabulaire l’exprime, lorsqu’il évoque par exemple l’« offre
politique » - car ce marché est un marché de l’offre beaucoup plus qu’un marché de la demande,
les partis politiques aspirent à être ventriloques. L’électeur est traité comme un consommateur.
L’idéal serait qu’il soit indéfiniment malléable, accessible, sans expérience et sans préjugé, la statue
de Condillac. D’où cette rancœur, ce rejet permanent de l’opposition droite-gauche qui
structurerait le corps électoral, et le consumérisme politique rejoint ici le centrisme.
Si les électeurs, ainsi dépossédés de la décision, peuvent au mieux arbitrer entre des forces
politiques qui maîtrisent l’élection, il n’en résulte pas que les dirigeants, les élus, en retirent une
puissance réelle. Leur conception résiduelle de la politique les conduit davantage à se considérer
comme des accoucheurs des tendances obscures et latentes de la « société civile » que comme les
exécutants d’un mandat populaire. Cette mutation a été opérée à petit bruit, à gauche, entre 1984
et 1988, après l’arrêt de la mise en œuvre des 110 propositions du candidat Mitterrand. Elle a été
explicitée Michel Rocard Premier ministre, qui considérait que ce que pouvait faire de mieux un
23
gouvernement était de discerner les mouvements de fond du corps social tels qu’ils ressortaient
des enquêtes d’opinion, puis d’ouvrir des « chantiers » pour leur permettre d’émerger à la
conscience collective et enfin de susciter une adhésion aussi large que possible. Forme moderne
et pédantesquement justifiée de la vieille politique du chien crevé au fil de l’eau, revanche
posthume du Président Queuille.
Sur RTL, Robert Hue critique vivement Lionel Jospin et a quelques mots aimables pour Jacques
Chirac, tout en soulignant qu’il n’entend pas favoriser la victoire de la droite.
2 avril
A Nanterre, on enterre
En ce jour anniversaire de la mort de Pompidou, Chirac n’est pas, comme d’habitude, à la messe
du souvenir, comme Saint Simon assistant chaque année, fidèlement et presque seul, à la messe
commémorant la mort de Louis XIII, qui avait fait Papa Duc. Il est à Nanterre, pour l’hommage
aux victimes de Durn, au milieu des élus communistes. Au milieu aussi des membres du
gouvernement, Premier ministre en tête, qui l’entourent d’une haie vigilante et noire. Pas question
de laisser le Président récupérer l’émotion, qu’il se dresse en silhouette réprobatrice des multiples
bévues administratives qui insultent l’Etat. La caméra s’attarde sur un trio de ministres
particulièrement intéressés : Elizabeth Guigou, Marylise Lebranchu, l’ancienne et l’actuelle Garde
des Sceaux, Daniel Vaillant, ministre de l’Intérieur, figures immobiles et statufiées de
l’impuissance publique. Jusqu’à quel point se sentent-ils responsables de quelque chose ? Leur
visage exprime t-il plus que la contrainte et l’ennui de devoir écouter, debout, des jérémiades par
une belle journée de printemps, et que la peur de ne pas avoir l’air suffisamment affecté sous le
regard des survivants, des amis, des proches des victimes, des téléspectateurs ?
Le slogan de Jospin : une France forte. Voyons … voyons … La force tranquille … La France ne
serait-elle plus tranquille ?
3 avril
Les candidatures sont officielles
Seize candidatures retenues par le Conseil constitutionnel, un record … Les discours répandus
sur le blocage résultant de la procédure des parrainages, sur l’entrave au débat, au suffrage, étaient
donc sans fondement. Il est vrai qu’ils ont été largement alimentés par Le Pen, ce vieux
bonimenteur, qui a trouvé ainsi le moyen d’attirer l’attention sur son cas, son objectif constant, et
de se poser en victime, de dénoncer un complot pour l’éliminer, ses méthodes usuelles. Il s’est
même attiré un mot de sympathie du candidat du PS, estimant anormale l’éventualité que Le Pen
soit écarté du suffrage, ce même PS dont des dirigeants, voici quelques années, réclamaient
l’interdiction du Front National. C’est bien un allié de revers, et il ne s’en cache guère.
Mitterrandisme pas mort.
Pour le reste guère de surprise, sinon l’absence de Charles Pasqua, qui s’était il est vrai fait bien
discret ces derniers temps. A priori, la candidature de Le Pen et l’abandon de Pasqua ne sont pas
de bonnes nouvelles pour Chirac, même si Bruno Mégret franchit quant à lui la barre. Sont en
définitive retenus François Bayrou, Olivier Besancenot, Christine Boutin, Jean-Pierre
Chevènement, Jacques Chirac, Daniel Gluckstein, Robert Hue, Lionel Jospin, Arlette Laguiller,
Corinne Lepage, Jean-Marie Le Pen, Alain Madelin, Noël Mamère, Bruno Mégret, Jean SaintJosse, Christiane Taubira. Ouf ! Parmi les absents, noter également Brice Lalonde et Antoine
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Waechter, anciens candidats écolos, et le candidat surprise habituel, si l’on ose dire, le Marcel
Barbu de l’année ou le représentant de la Loi naturelle qui parvenait toujours à passer à travers les
mailles du filet. Il s’appelait cette année Nicolas Miguet, sorte de communiquant anti-fiscal, et n’a
pu recueillir les cinq cents signatures requises. Ses protestations se perdent dans le trop plein.
A ce stade, les candidatures relèvent d’un traitement statistique : l’âge, le sexe, les antécédents. Les
répartitions politiques et partisanes, l’analyse qualitative, mériteront qu’on y regarde de plus près
un peu plus tard. A chaque jour suffit sa peine.
Pour l’âge, on compte un septuagénaire, quatre sexagénaires, neuf quinqua, un quadra, un
candidat de vingt-sept printemps. Quinquas et quadras sont des diminutifs usuels, qui soulignent
la familiarité, le caractère ordinaire de cette situation. En dessous des trentenaires, il n’y a plus de
terme générique. Comme disait Victor Hugo, leur âge est si tendre qu’on l’oublie. Là encore, cette
répartition est assez conforme aux équilibres de la société française, et il n’est pas exact de dire
que les candidats sont trop vieux. Ils semblent bien représentatifs. S’ajoute à cela qu’il ne faut pas
exagérer les différences. Les visages familiers ont toujours un peu l’air d’avoir le même âge, et les
différences sont estompées par l’effet égalisateur de l’image.
En outre, suivant le mot d’Edgar Faure, la jeunesse c’est le temps que l’on a devant soi, de sorte
que certains candidats jeunes semblent aussi vieux que leurs doctrines, certains plus âgés aussi
jeunes que leur révolte, et que ceux qui ne sont pas seulement définis par leur passé conservent
toujours un avenir. F. Mitterrand en 1981 avait l’air plus jeune que VGE. En définitive, la fatigue
est plus importante que l’âge. Et la fatigue est plutôt du côté des électeurs, sceptiques, vidés,
désenchantés. Les candidats sont quant à eux pleins de promesses, d’espérances et de richesses.
Ils voient, loin devant eux, rire la vie, pleine d’espoir, riche de joies et de folies, comme chantait
Aznavour.
Pour le sexe, la progression des candidatures féminines est lente mais régulière, avec quatre
candidates, dont trois nouvelles. On est loin de la parité, le plafond de verre existe toujours. Il
existe surtout qualitativement, car toutes sont des candidates qui ne franchiront pas le premier
tour. Seule Arlette semble assurée de dépasser les 5 % fatidiques. Les autres sont marginales,
candidates de soutien ou candidates croc en jambe, dont les scores risquent de se perdre dans les
décimales. La loi salique reste une loi fondamentale du royaume. Un élément induit de la parité
est toutefois la promotion médiatique des épouses, à tout le moins des principaux candidats,
Bernadette et Sylviane, très rive droite pour la première, très rive gauche pour la seconde.
Quant aux antécédents, la proportion des candidats répétitifs est faible, avec cinq récidivistes :
Arlette, cinq fois ; Chirac et Le Pen, quatre fois ; Hue et Jospin, deux fois. Cinq sur seize, on ne
saurait dire que le renouvellement n’existe pas, et le reste appartient aux électeurs. Il est vrai qu’ils
semblent préférer l’expérience, et l’expérience politique. Les élus ont toujours été des hommes
possédant une grande notoriété préalable fondée sur une pratique gouvernementale ou
parlementaire importante. Donnée sans doute liée à la centralisation, mais on ne saurait imaginer
une ascension surprise comme celle de Carter, de Reagan ou de Clinton aux Etats-Unis. Le
succès est un couronnement de carrière, non un rapt.
4 avril
Paysage de campagne
Voyons un peu le paysage politique. D’abord, la configuration du spectre que constituent les
candidatures, ensuite la hiérarchie telle qu’elle est d’ores et déjà perçue.
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L’arc en ciel des candidatures est largement ordonné par les forces politiques constituées, c’est à
dire par les partis politiques. Initialement conçue comme devant leur être soustraite, cette élection
a été reconquise par eux. Le citoyen ordinaire ne passe pas. La « société civile » a disparu, comme
ont disparu Christian Blanc, Jacques Cheminade, Dieudonné M’Bala M’Bala, Pierre
Larroutourou, Nicolas Miguet entre autres. Pas vraiment de candidat anti-mondialisation par
exemple, un quasi-monopole des partis.
Comme ils ont plutôt connu un processus d’émiettement, comme le corps politique français est
revenu à un multipartisme irréductible, il y a là une explication du nombre accru des candidats.
Ainsi le PS, le RPR, le PC, l’UDF, Démocratie libérale, le Mouvement des citoyens, le Front
national, les Verts, le Parti des radicaux de gauche, le Mouvement national républicain, la Ligue
ouvrière, la Ligue communiste révolutionnaire ont des candidats. Cela fait déjà une douzaine. S’y
ajoutent des formations plus indiscernables, pour Christine Boutin, Corinne Lepage, Daniel
Gluckstein, Jean Saint-Josse.
On va même au-delà du multipartisme, car certains candidats sont ou bien dissidents ou bien à
l’écart du parti qui exprime officiellement ou qui domine le courant dont ils se réclament. C’est
peut être là une donnée nouvelle, qui ajoute à l’émiettement, que ce parasitage des candidats
majeurs par des outsiders : Jospin par Chevènement ; Chirac par Bayrou, éventuellement
Madelin - pour ces deux-là, également concurrents, on ne voit pas très bien ce qui les distingue,
sinon que l’un fait plus rat des villes et l’autre plus rat des champs, ou encore que l’un fait sabre et
l’autre goupillon ; Bayrou est lui-même parasité par Christine Boutin, Le Pen par Mégret, Mamère
par Corinne Lepage, éventuellement même par Saint-Josse, Hue par Arlette, Arlette par
Besancenot et Gluckstein. En même temps, ou alternativement, certains apparaissent comme des
sous-marins d’autres candidats, des rabatteurs de voix pour le second tour : Christine Boutin et
Corinne Lepage pour Chirac, Christine Taubira, Mamère, voire Hue, pour Jospin. Triomphe du
multipartisme donc, et en même temps difficultés de nombreux partis, concurrencés au sein de
leur propre électorat.
Bien sûr, une hiérarchie se dessine déjà. Les sondages ne sont pas sans utilité sur ce point, même
s’ils confirment ce que chacun ressent intuitivement. D’abord, guère de dynamique individuelle,
les candidats tendent à se trouver ramenés à la force partisane qui les soutient, sans parvenir à en
déborder beaucoup. Font exception Chevènement, au moins au stade de la précampagne, Arlette,
mais c’est un peu l’usage. Ce ne sont que des candidats de premier tour. Une autre exception,
mais en sens inverse, le malheureux François Bayrou, qui devrait remonter.
De façon générale, on peut percevoir plusieurs catégories de candidats. Les prétendants à la
victoire, Chirac et Jospin ; les aspirants au rôle de troisième homme – Arlette, Le Pen, et un peu
plus loin, Chevènement ; ceux qui flirtent avec les 5 % et se demandent s’ils auront les narines
hors de l’eau – Mamère, Hue, Bayrou, Madelin avec de la chance ; les petits courants –
Besancenot, Boutin, Gluckstein, Lepage, Mégret, Taubira ; L’électron libre serait plutôt SaintJosse. Deux, puis trois, puis cinq, puis six : la répartition paraît assez fermée au départ, et la
compétition déjà étroitement définie.
Et le clivage droite-gauche dans tout ça ? Depuis plus d’un demi-siècle, mettons depuis la
Libération, il est moderne, il est branché de le déclarer dépassé. L’observation est pourtant
régulièrement démentie, dans les urnes d’abord, au gouvernement ensuite. Mais pendant quelques
décennies, personne ne voulait se déclarer de droite. La Troisième force sous la IVe ou le
gaullisme aspiraient à être un centrisme transcendant et sans frontières. L’anticommunisme a
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servi de fédérateur électoral jusqu’en 1981. Les avatars de trois cohabitations ont enfin contribué
à brouiller les cartes.
Tout un courant de pensée veut nous persuader que les électeurs n’accordent plus d’importance à
cette distinction. Il est vrai que le premier tour de ces élections n’en est pas un bon cristallisateur.
Il la rend, sinon invisible, du moins politiquement peu opératoire. D’une part, chacun court sous
sa propre bannière et place au second plan des solidarités plus larges, qui n’apparaîtront qu’au
second tour. Les compétitions intériorisées au sein de chaque tendance contribuent à dissoudre le
phénomène. D’autre part la cohabitation a créé les lignes d’un autre clivage, entre partis du
système qui ont joué ce jeu tout en le critiquant, et les autres, qui le récusent. Cela conduit Chirac
et Jospin à apparaître – malgré eux - comme un pôle officiel contre lequel se positionnent tous les
autres.
Comme d’habitude, on verra sans doute l’opposition réappararaître entre les deux tours, puis se
prolonger dans la compétition législative. Elle est bien là, en permanence. C’est avec fierté que
certains partis se proclament de gauche, et la droite n’est plus honteuse de son identité. La
division persistante de l’auguste ancêtre, le parti radical, entre une formation de gauche et une de
droite est hautement symbolique. Le centrisme est introuvable, et surtout pas dominant sur le
plan partisan. A ne pas confondre avec le fait que la France est en général gouvernée au centre
gauche ou au centre droit, parce que ce n’est pas la même chose qu’être gouverné au centre et
gouverné par le centre. La Constitution elle-même y contribue, parce que, suivant le mot du
Doyen Vedel, elle est centriste : elle comporte des contraintes qui écartent ou subordonnent les
extrêmes à ses pesanteurs modératrices – comme le Sénat, ou le Conseil constitutionnel.
Bien sûr le contenu du clivage est souvent brouillé, il a souvent évolué, les politiques publiques
peuvent diviser ou regrouper sur des bases qui le contrarient – ainsi la construction européenne,
la décentralisation. Mais il subsiste bien des cultures fondamentalement opposées, celle qui
privilégie la liberté pour la droite et l’égalité pour la gauche, celle qui voudrait que l’Etat en fasse
moins en termes d’interventionnisme économique et social et plus en termes d’ordre public pour
la droite, celle qui voudrait exactement l’inverse pour la gauche, celle qui croit aux solutions
individuelles pour la droite et aux disciplines collectives pour la gauche, celle qui attend son
bonheur de la jouissance de son patrimoine pour la droite, celle qui l’attend de la redistribution
par l’argent public pour la gauche.
5 avril
Vu à la télé
La précampagne s’achève avec une émission télévisée, sur FR 2, à laquelle participent les
représentants de divers candidats - pas de tous, ainsi qu’un panel d’électeurs. Occasion rare de
donner la parole aux petits candidats, comme de les confronter et de les mettre en face des
électeurs. Les représentants des grands sont également présents, mais beaucoup plus discrets, ils
restent en retrait comme s’il était inutile de trop s’exposer. Les petits sont plus diserts. Fillon est
inexistant, on ne voit que ses sourcils, plus gros que lui. Hollande prend un ton volontiers
plébéien, rôle de composition qui lui convient peu. Borloo, maire de Valenciennes et causant
pour Bayrou, oppose la détresse pathétique de sa ville à l’opulence des communes riches. La
représentante d’Arlette a un accent du sud-ouest, mais ne sait pas trop quoi ajouter. Gollnish,
pour Le Pen, traite Daniel Cohn-Bendit de pédophile, qui en reste coi ; l’insulte paraît
consubstantielle aux dirigeants de ce parti : plaidant pour la protection du marché national, il
dénonce l’invasion des produits « à vil prix », en provenance des pays pauvres. A bas prix serait
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bénin, il faut y ajouter le mépris. Les autres, volontairement ou non, semblent noyés dans le
décor.
Ce qui transparaît avec le plus de force, ce n’est pas tant l’opposition entre les candidats qu’entre
les représentants, les élus, et les citoyens ordinaires, les électeurs. Ce n’est pas un simple jeu de
rôles, c’est une véritable rupture, un abîme. On ne voit pas comment on peut réconcilier le
discours politique et les attentes que traduisent les propos des électeurs présents. On sent bien au
demeurant que les politiques les considèrent avec encore plus de méfiance que de curiosité, et
même avec un zeste d’inquiétude, qu’ils sont des intrus. L’électeur, voilà l’ennemi ! Le
responsable de l’incertitude du suffrage et de la précarité des mandats. Qu’est-ce qu’ils vont
encore bien pouvoir sortir, demander, ce qu’on ne leur propose ne leur suffit donc pas, avec tout
le mal qu’on se donne, jamais contents ?
Quand on prête la parole au peuple, ce que l’on entend d’abord c’est un immense gémissement.
On n’est pas sortis depuis deux siècles du registre des doléances, voire des aigreurs individuelles
ou catégorielles. La lutte des classes a peut-être disparu, mais la haine de classe s’est diffusée. Ces
électeurs s’expriment de façon plus ou moins articulée, mais le registre est toujours celui de la
demande particulière, adressée à l’Etat : faites-en moins, faites en plus. Faites mieux serait un
thème fédérateur s’il avait un contenu. Le plateau n’est certes pas significatif, mais les propos
tenus, les revendications exprimées se situent surtout sur le terrain économique et social.
A ce propos, le porte à faux, le faux-semblant introduit par la représentation surgit très clairement
dans l’affrontement médité entre Hollande et quelques petits patrons, style jeune provincial
entreprenant et dynamique. Ils plaident pour un allégement des charges afin d’augmenter les
salaires directs, et pour davantage de flexibilité dans la durée du temps de travail. C’est la classe
ouvrière que l’on insulte dans ses nobles conquêtes, et le socialiste se réveille chez François, qui
leur reproche incontinent, avec une indignation bien construite, de vouloir accabler les
travailleurs. On croit rêver. Cet énarque bien léché, privilégié à tous égards du système, issu de la
haute administration, promis aux palais nationaux, parfait représentant de la bourgeoisie
moderne, avec une bonne conscience inoxydable, prêt à toutes les synthèses qui affermiront sa
carrière bureaucratique, se fait le porte-parole des petits salariés, traite comme des privilégiés des
personnes à l’évidence moins bien dotées que lui, au statut social très inférieur au sien, mais qui
savent concrètement de quoi ils parlent, le font de façon mesurée et responsable, et ceci au nom
de la gauche !
Ailleurs, dans une autre émission, on entend des militants communistes soutenir Robert Hue, le
seul, disent-ils, qui ait été solidaire des petits Lu. Slogan pour Beigdeber, après « Hue coco ! » : « Le
petit Hue, l’ami des petits Lu ». On est loin des madelins qui chantent du libéralisme.
Parallèlement, Robert Hue déclare que la majorité plurielle a vécu, et qu’il faudra définir une
alliance éventuelle à gauche sur de nouvelles bases. Peu de temps auparavant, on avait vu des
douaniers grévistes et en uniforme bloquer des trains. Ils ont été évacués manu militari par des
CRS, tout comme quelques semaines auparavant des gendarmes en uniforme et investissant Paris
avaient été arrêtés avant les Champs Elysées par d’autres CRS. De telles scènes auraient enchanté
Jacques Prévert.
6 avril
Ambiguïtés du quinquennat
Le quinquennat, le renversement du calendrier électoral plaçant en premier l’élection
présidentielle et en second l’élection législative ont été considérés sur deux plans différents. Sur le
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plan institutionnel, pour le quinquennat comme l’aboutissement d’une réforme depuis longtemps
promise ou acceptée par presque toutes les forces politiques, mais différée pour des raisons
politiciennes ; pour l’inversion du calendrier comme le rétablissement de la primauté normale de
l’élection présidentielle, et donc comme un retour à l’esprit du régime. Sur le plan politique,
comme une manœuvre initiée par Giscard, réglant d’anciens comptes par un mauvais coup contre
Chirac. En même temps, avec le soutien de Bayrou, on pouvait y voir une convergence PS-UDF,
éventuellement annonciatrice de solidarités ultérieures plus larges et plus stables. L’ensemble
devrait au surplus prévenir une nouvelle cohabitation, ou en diminuer radicalement la durée. La
réalité est sans doute plus complexe. Reprenons.
Pour les institutions, personne ne peut savoir si le quinquennat renforcera au amenuisera
l’autorité présidentielle, car il sera plus exposé à la perspective de la réélection et probablement
plus impliqué dans la conduite d’une politique à court terme. Le changement est qualitativement
ambigu. Quant à la priorité de l’élection présidentielle, elle est beaucoup moins « normale » qu’on
ne prétend. On a oublié que la plupart des élections législatives sous la Ve ont précédé et non
suivi des présidentielles. La prétendue priorité de l’élection présidentielle n’est en réalité qu’une
pratique socialiste, et nullement une logique ou une pratique institutionnelle régulière.
En 1958 déjà, lors de l’installation initiale des pouvoirs publics, on a élu l’Assemblée nationale
avant le Président. L’élection de 1965, la première au suffrage universel, avait été précédée par les
élections de 1962, sur dissolution. Celle de 1969 suivait de près les élections de 1968, également
sur dissolution. Même chose pour celle de 1974, qui prolonge les élections à l’Assemblée de 1973.
Ce n’est qu’en 1981 et 1988 que l’élection présidentielle a été suivie d’élections législatives
provoquées par des dissolutions. Encore la dissolution de 1988 fut-elle un quasi-échec, et les
gouvernements du second septennat de gauche ont dû manœuvrer sans majorité parlementaire
automatique. Le résultat a été un certain retour à l’instabilité gouvernementale, avec trois
premiers ministres en cinq ans. Enfin, l’élection de 1995, celle de Chirac, a été préparée par les
élections législatives de 1993.
Quant à la manœuvre politique, elle est à double tranchant. On a voulu y voir un embarras pour
Chirac. En réalité, le quinquennat rend sa réélection moins difficile, en limitant l’obstacle tiré de
l’âge. En même temps, la priorité de l’élection présidentielle divise la gauche plurielle en
conduisant les candidats autres que socialistes à s’affirmer contre le PS, afin d’obtenir une
position plus forte dans la répartition ultérieure des circonscriptions. Elle a moins d’effet pour la
droite, en toute hypothèse déjà divisée. Au surplus, si Chirac est réélu, il sera en excellente
position pour reconstituer une coalition parlementaire. Cependant, il n’est nullement assuré que
les élections législatives confirment le résultat des présidentielles, que ce soit dans un sens ou
dans l’autre. La cohabitation n’est pas mal vécue par les électeurs. Ils y voient un moyen de
diviser les pouvoirs et de limiter l’emprise des partis politiques. Il faudra y revenir en temps utile.
7 avril
Pendant ce temps là, en Palestine
Et pendant ce temps-là, on massacre en Palestine, Sharon déploie librement un appareil de mort.
Son obsession est de se débarrasser d’Arafat, politiquement ou physiquement. Il aura échoué s’il
n’y parvient pas, et pour l’instant personne n’y consent. Et un Tribunal pénal international juge
Milosevic comme criminel, qui avait au Kosovo le même type de comportement, de justification
et d’objectif que Sharon. Il est vrai que l’on a bien baissé le ton et le son à propos de son procès,
qui se poursuit à petit bruit. José Bové soutient les assiégés de Ramallah en se rendant bravement
à leurs côtés, avant d’être expulsé par les Israéliens et accueilli violemment à Paris pas des
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extrémistes sionistes. J’admire réellement son courage. En revanche on n’entend guère les ONG,
les professionnels des droits de l’homme, les humanitaires à l’indignation d’habitude automatique.
Cet avatar d’une question d’Orient indéfiniment récurrente pénètre progressivement dans la
campagne, en commençant à mobiliser des communautés dont l’hostilité pourrait
dangereusement se développer. Les défilés démarrent, une violence antijuive tout à fait criminelle
rampe. L’enjeu est évidemment autre qu’électoral, et combien plus grave. On a le sentiment qu’un
tel affrontement, livré à lui-même, est sans solution, qu’il pourrait glisser vers une forme nouvelle
de conflit universel, un conflit mondial d’un nouveau type. Le 11 septembre serait alors une sorte
d’attentat de Sarajevo, provoquant un embrasement au ralenti.
Mais qui le maîtrise ? Pas les protagonistes, pas même les Etats-Unis, pris au piège de leur
engagement anti-terroriste, et sûrement pas l’Europe. Son incapacité non seulement à agir, mais
d’abord à définir une position commune a quelque chose de tragique. C’est pourtant l’Union
européenne qui a financé installations ou matériel de l’Autorité palestinienne que Sharon détruit,
saccage méthodiquement afin d’ôter toute substance à une structure étatique en devenir. Les
Etats-Unis méprisent presque ouvertement l’Europe, la considérant comme elle-même regardait
l’Empire Ottoman au XIXe siècle, cauteleux, décadent, archaïque. Dans l’immédiat, les candidats,
et surtout les principaux, affichent une prudence de Sioux, ne s’engagent pas et se limitent au ton
de la déploration.
8 avril
Un tournant
La campagne promet de s’accélérer et de se durcir, maintenant qu’elle est entrée dans sa phase
officielle, et surtout que l’échéance se rapproche. Les candidats du premier tour doivent
rapidement marquer leur originalité, se faire remarquer.
On entend par exemple Daniel Gluckstein, pour le Parti des travailleurs (et les travailleuses ? c’est
tout pour Arlette ?). Sa démarche est habile, construite, articulée. D’abord sa candidature, la
recherche méthodique du soutien des maires de petites communes, au nom des libertés locales et
de la lutte contre les excès de l’intercommunalité. Ensuite ses thèmes, qui puisent dans le vieux
fonds conventionnel, celui de la Constitution de l’an I, démocratie directe, assemblée souveraine,
et aussi dans l’héritage de la Commune, revendication des droits sociaux par les masses en
mouvement, solidement canalisées par leurs organisations. On retrouve les accents de Saint-Just,
une thématique qui a pu séduire le jeune Lionel J., alias Michel, quand il était militant de ce parti –
mais Jospin, c’est aujourd’hui Talleyrand sous le masque de Saint-Just. Le discours de Gluckstein
est compact, très idéologique, un militantisme rigide, dogmatique, celui de l’enseignant qu’il est.
Tout de suite après, Olivier Besancenot, au style tout à fait différent, plus romantique, plus
ébouriffé, jeune à petit boulot, la référence à une révolution fraîche et joyeuse. Il mentionne les
grèves de 36, l’insurrection hongroise de 56, le gouvernement Allende, et pour finir les grèves de
1995 … menées par des soixante-huitards grisonnants voulant protéger leurs retraites. Il est celui
qui est le plus proche des courants de l’anti-mondialisation, spontanés, hétéroclites, négatifs. Ses
analyses économiques sont rudimentaires, et son inspiration paraît proche de l’anarchosyndicalisme. Dans la famille des Sept nains courtisant Marianne Blanche Neige, il est Simplet,
qui s’ajoute à Robert Hue Prof, à Mamère Grincheux et à Corinne Lepage Joyeux . Il y a encore
de la place.
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On apprend encore, par les sondages du jour, qui sont comme des techniques d’animation du
marché électoral, que Jospin recule au premier tour tandis que Chirac monte légèrement. Pour
Chirac, il peut bénéficier marginalement de l’absence de Charles Pasqua. On n’a pas remarqué
que l’annonce de sa candidature avait préempté celle de Philippe de Villiers, qui rivalisait
d’antichiraquisme avec Le Pen. Leur absence à tous deux bénéficie doublement à Chirac, sans
toutefois compenser l’effet négatif pour lui de la présence de Le Pen. Bien sûr, Mégret lui saute à
la gorge en l’appelant Jean-Marie Jospin. Mais ?
Le recul de Lionel J., s’il devait se confirmer, peut s’expliquer de plusieurs manières. Un discours
où transparaît la détestation de Chirac, qui lasse ; un côté boxeur triomphant, qui agace ; une
stratégie qui vise à solidariser les classes moyennes et les classes populaires, ou plutôt l’ensemble
du salariat, alors que les intérêts et les perceptions des unes et des autres sont manifestement
différents voire antagonistes. Les salariés moyens ou supérieurs, qui supportent l’essentiel de
l’impôt sur le revenu, risquent de pressentir dans le programme jospinien davantage l’utilisation
des petits pour écraser les moyens au profit des grands. Précisément, une note de Bercy laisse
entendre que les engagements ne pourront être tenus qu’au prix d’un accroissement de la
pression fiscale, ce qui soulève diverses questions : le sérieux du candidat, qui a annoncé des
baisses d’impôt ; la loyauté de Laurent Fabius, qui pilote le ministère d’où provient ladite note.
Quoi qu’il en soit, Jospin ne semble pas déborder de l’électorat du PS, et la baisse paraît
suffisamment sérieuse pour entraîner un réexamen de la ligne suivie, ou au minimum du style du
candidat. Plus à gauche, pour dégonfler Arlette. Les travailleurs, comme le voudrait Mauroy,
peuvent alors s’attendre à des trémolos. Plus consensuel, plus présidentiel. C’est alors que la
gauche se rebiffe. Une insistance sur les réformes institutionnelles, une décentralisation renforcée
et diversifiée, dans la logique des Accords de Matignon, et les Jacobins froncent les sourcils,
Chevènement est renforcé.
L’hésitation entre une démarche plus centriste et un propos plus gauchisant est perceptible. Cela
rappelle une chanson oubliée, d’Audiberti je crois : « Atlantique, Pacifique, je flotte entre les deux … Si
vous voulez voir le tropique, regardez-moi dans le milieu … Quand je danse avec Pedro, je ne danse pas avec
Pablo …». Mais qui donc la chantait ? En tout cas, la communication n’est pas la bonne. Séguéla,
es tu là ? Dans l’immédiat, on annonce une campagne plus proche du terrain, et l’on jette devant
les écrans des têtes nouvelles, comme Jack Lang, qui trouve Lionel Jospin très bien.
9 avril
Les différences s’accusent
Alors, c’est entendu, à gauche toute, le Progrès social. Pas un programme socialiste, n’exagérons
rien cher ami. D’ailleurs, Laurent Fabius, assis à côté du candidat à Grand Quevilly, et qui sourit
de façon ironique et satisfaite tandis que Lionel s’agite, n’a pas l’air trop inquiet. Plutôt un retour
aux préceptes classiques d’une campagne à deux tours : au premier on rassemble les siens, au
second on tente de regrouper l’ensemble des adversaires du concurrent. Ce retour aux normes
souligne au passage que la division droite-gauche demeure bien le fil rouge de la vie politique
française. N’importe, il va falloir descendre du petit nuage, descendre de cheval, aller voir les
gens. Le Progrès social .. le thème est plus défensif qu’offensif. Alors qu’il courait sus à Chirac,
voilà le candidat attaqué sur ses arrières, par le PC mais surtout par Arlette qui clame haut et fort
qu’elle ne donnera pas de consignes de vote pour le second tour.
La déperdition à gauche pourrait être décisive. A quoi peut-il servir de se lever matin pour être au
centre avant les autres ? Le candidat doit revenir sur ses pas, opposer son progrès social réel à la
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protestation sociale stérile de l’extrême gauche, se justifier à gauche. Pendant ce temps, Chirac
tape à tour de bras sur le gouvernement, qui a contourné les problèmes et laisse le pays dans un
redoutable état d’insécurité. Tiens, encore un mort dans un commissariat, mais cette fois c’est un
policier, abattu à la Kalashnikov par un éleveur breton, ancien autonomiste mais toujours
éthylique. Comment pouvait-il détenir ce type d’arme de guerre alors qu’il était bien connu
comme violent et dangereux, et ceci dans un petit village ? Cette fois, Vaillant n’est pas seulement
désolé, il est carrément en colère. Il est légitime que les revendications s’expriment, mais tuer un
policier n’est pas un acte citoyen.
Une affiche de Bayrou près du Panthéon. Photo. Une simple légende : Le changement. Mais de qui,
de quoi, avec qui ? C’était bien la peine, assurément, de changer de gouvernement ! Cela évoque
divers slogans qui appartiennent à la grande histoire du centrisme, mots sonores et vides, sonores
parce que creux, témoignant de la carence doctrinale des centristes ou dissimulant leurs
hésitations, leurs contradictions. En 1965, Lecanuet, « L’Europe, il faut faire l’Europe ! » Mais
comment, avec qui, pour aboutir à quoi ? Aujourd’hui encore on attend les réponses. En 1973, le
même Lecanuet, « La réforme ! ». Mêmes questions. En 1974, Giscard, déjà, « Le changement ». Il
avait prévu 1981 ?
Ces équivoques placent les centristes en position de se situer dans n’importe quelle majorité
nouvelle, à droite ou à gauche. Ils y seront certes supplétifs, mais au pouvoir. Construire un
succès à partir d’un échec, vieille recette centriste, qui fit par exemple Jacques Duhamel, Joseph
Fontanet ou Jean Lecanuet, et même Jean-Jacques Servan-Schreiber ministres à partir de
formations minoritaires, parfois marginales. François Bayrou s’inscrit sans peine dans cette haute
lignée.
Je m’aperçois que j’ai oublié Chevènement. Sans doute parce que je suis déçu qu’il déçoive. Dans
le cadre de la campagne officielle, son propos est solennel, ampoulé et déclamatoire. Enrayer le
déclin, accroître les dépenses militaires, restaurer l’influence politique de la France, son
indépendance diplomatique afin de promouvoir une Europe autonome, rétablir la libre
disposition de ses instruments économiques, proclamer la supériorité de la Constitution française
sur une constitution européenne en gestation sous la houlette de VGE, revenir aux valeurs de la
République.
Le port est altier, le ton s’efforce d’être gaullien, mais tout ceci a quelque chose du Musée Grévin,
La Polka du Roi, nostalgie façon Trénet. A la fin, Ah, triste sire, il fond. Cela s’appelle chez lui
démissionner. Pour lui, le comble de l’action, c’est la démission, accompagnée d’un joli
mouvement de menton. Lorsqu’il a été aux affaires, sous divers gouvernements, son discours a
été volontariste et rigoureux, sa politique plus attentiste, et en définitive capitularde. Ministre de la
Défense lors de la crise du Golfe en 1990, il a conduit les troupes jusqu’au bord de l’Iraq, puis a
démissionné lorsque la bataille s’engageait. Il évoque Guy Mollet, le Guy Mollet de la SFIO
dernière manière dont il procède, péremptoire et velléitaire.
Mine de rien, cette campagne est maintenant plus substantielle qu’il n’y paraît, à condition de bien
écouter. Le ramage commence à prédominer sur le plumage, les positions des uns et des autres se
dessinent progressivement. L’éventail des choix est très ouvert, chaque courant est représenté, y
compris dans ses nuances. Il en manque sans doute, mais chaque candidat exprime bien une
tendance qui lui est propre. Certains ont intérêt à simplifier, et la tendance dominante est de
confondre Chirac et Jospin dans une commune opprobre. D’autres l’avaient déjà fait à propos de
Giscard et Mitterrand en 1981, ce qui était tout de même un peu léger. La différence est peut-être
que l’on n’accorde pas aujourd’hui une véritable importance aux programmes, que la crédibilité,
non seulement des engagements, mais aussi des prévisions s’est affaiblie.
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En 1981, il y avait ceux qui croyaient au volontarisme politique et ceux qui croyaient aux lois
économiques, aux contraintes extérieures, à un ordre naturel des choses, à la légitimité des
équilibres sociaux. Aujourd’hui on ne croit plus guère au volontarisme politique. Toute prétention
en la matière est plutôt perçue comme une promesse d’arbitraire étatique. Sagesse ou
désenchantement ? Le champ de la décision proprement politique s’est rétréci. La décision
politique elle-même, dans le cadre restreint qui lui demeure, est suspecte. Après la fin des
idéologies, au moins des idéologies comme systèmes, la fin du politique ? C’est là une question
redoutable, qui met en cause les fondements mêmes de la République, de la République comme
principe, cadre et instrument de la liberté politique, de la liberté tout court. Il faudra y revenir.
10 avril
Plaies et bosses
Chirac, habile, s’est rendu dans une Mosquée, entouré par des dignitaires musulmans, pour
condamner les actes de violence contre les institutions juives qui se sont multipliés ces derniers
jours. Il évite ainsi toute démonstration de solidarité avec des thèses militantes en faveur d’Israël,
tout en dénonçant les agressions contre synagogues ou écoles confessionnelles, et en obtenant la
caution des autorités religieuses musulmanes qui soutiennent son propos, son appel à la
tolérance. Il est inadmissible, dit-il en substance, que des Français attaquent d’autres Français au
nom de conflits extérieurs. Il tire là le bénéfice de sa double position, car ce discours qui sied au
Président est en même temps un propos de candidat. Peu auparavant, il a convoqué
l’Ambassadeur d’Israël et téléphoné à la déléguée de l’OLP en France. Là encore, habile équilibre
dans le déséquilibre, qui correspond à la différence des statuts et instrumentalise électoralement
son devoir d’Etat.
Jospin, ce soir sur France 2, est beaucoup moins flambant que quelques jours auparavant, et l’on
perçoit son sentiment d’incompréhension, d’injustice face au recul des sondages. N’a t-il pas fait
pourtant tout ce qu’il fallait ? Il rappelle ses titres et mérites. Il est comme l’étudiant en difficulté à
l’examen, qui se raccroche au contrôle continu. J’ai bien travaillé toute l’année, on devrait valider
mon acquis. Il annonce l’extension du droit de vote à partir de dix-sept ans, pour rendre la
jeunesse plus responsable. Ne risque t-on pas à l’inverse de renforcer le lobby pour la liberté des
Rave Parties et la dépénalisation des drogues douces ? Un vote lycéen correspond-il bien à la
maturité requise des citoyens ? Faut-il permettre aux partis politiques de développer leur
propagande dès l’enseignement secondaire ? Peut-être, mais cela mérite réflexion et ne devrait pas
faire l’objet d’une annonce électorale plus ou moins improvisée. En tout cas, il semble avoir
emprunté cette idée à Noël Mamère, qui allait même jusqu’à seize ans, et qui crie au copieur.
La campagne plurielle
La campagne officielle à la télévision met en valeur les petits candidats. Ce soir. Arlette,
aiguillonnée par les attaques de la gauche plurielle, ne pleurniche plus. C’est d’un œil sec et d’une
voix ferme qu’elle s’en prend à ses diverses composantes. Une flèche pour chacun, et qui vibre :
les écologistes, qui ont développé les pistes cyclables dans les centre villes mais ont laissé se
détériorer les transports de banlieue ; les communistes, et spécialement ce bon Gayssot, au
sourire si doux, qui a privatisé les services publics ; l’ensemble de cette majorité, qui a réalisé des
privatisations à tour de bras et n’est composée que de bons serviteurs du patronat ; Jospin , qui
ne vaut pas mieux que Chirac. Ah, mais ! Toute cette petite classe ne mérite pas une voix des
travailleuses, pas une voix des travailleurs.
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Christiane Taubira, pleine de charme et de sérénité, vante une France plurielle, riche de ses
diversités, notamment culturelles, notamment outre mer, et qui doit avant tout assurer l’égalité
des chances. Dommage qu’on ne la voie pas, qu’on ne l’entende pas davantage. C’est la bonne
surprise d’un radicalisme de gauche que l’on croyait plutôt machiste. Un grand progrès par
rapport au radicalisme façon Bernard Tapie. Elle ne faisait pourtant pas l’unanimité chez les
Radicaux de gauche. Roger-Gérard Schwarzenberg était prêt à se dévouer pour la remplacer, mais
personne n’y a fait attention. Personne ne fait attention à Roger-Gérard Schwarzenberg. Il est
vrai que lui non plus ne fait attention à personne.
François Bayrou fait concentré, responsable, et des groupies viennent louer sa résolution, sa
loyauté. Lui-même donne un contenu au changement : des engagements précis, des réalisations à
court terme. Dommage qu’il ne dise pas lesquels, au-delà de la pensée commune. Il mentionne
simplement la lutte contre l’illettrisme. L’idée est intéressante, et surtout nouvelle. Mais la
jeunesse ne souffrirait elle pas plutôt d’analphabétisme ? On a du mal à oublier que, quatre ans
ministre de l’Education, il a livré l’institution aux syndicats et plutôt laissé pourrir les situations.
Bruno Mégret pourrait être candidat au poste de Dormeur, dans les Sept Nains. Son œil est lourd,
peu ouvert, son élocution plutôt sopo. S’il est ensommeillé, il sort certainement d’un cauchemar.
Le tableau qu’il dresse, les mesures sécuritaires qu’il préconise, toutes de répression, de clôture,
augurent mal de l’avenir. Son rêve devient plus rose lorsqu’il se fait filmer dans une posture
présidentielle, et s’imagine à l’Elysée. C’est alors le nôtre qui devient plus sombre. Saint-Josse est
conforme à lui-même, parfaitement rural, dans un espace improbable entre Le Pen et l’écologie,
voire certains communistes. Précédemment, on a vu ledit Le Pen accueilli sur un bateau mouche
par des cors de chasse – on comprend quel électorat il vise - et qui lance l’hallali contre Chirac et
Jospin, dans l’ordre.
Les campagnes de Chirac et de Jospin paraissent pour l’instant également personnalisées, laissant
les lieutenants à l’arrière-plan. On ne voit guère Martine Aubry, Elizabeth Guigou, moins
François Hollande ou même Dominique Strauss-Kahn. Dominique a t-il retrouvé la cassette
Méry ? En réalité il en a perdu deux, car sitôt qu’il n’a pu retrouver la première, il a quitté celle du
Ministère des Finances. Il ne paraissait pourtant pas du style Harpagon. Même les petits
spadassins de Jospin, les Montebourg, les Peillon, fouettent pour l’instant d’autres chats.
Hollande, sorte de directeur des ressources humaines d’un PS devenu bureau de placement, se
réserve sans doute pour les législatives. Allègre lui-même, le chantre de Jospin comme
Quetzalcoatl au plumage resplendissant, est devenu invisible et muet.
De l’autre côté, on ne voit guère davantage Sarkozy, Juppé, Jean-Louis Debré, Roselyne Bachelot,
MAM, sorte de Guigou de droite, Michel Barnier et son côté quarante cinq tours, tourne disque
Teppaz - un peu de métal, beaucoup de plastique, Patrick Devedjian, à la mine sans doute par
trop patibulaire, un peu plus Raffarin au look notaire de province, ou alors commissaire priseur.
Qu’en conclure ? Peut-être rien. On comprend que Chirac ne souhaite pas mettre en avant des
politiques perçus comme peu attrayants. Mais la Dream Team de Lionel Jospin ? Calque t-il sa
posture sur celle du sortant ? Ou alors la concurrence au sein de son équipe, entre les hommes de
terrain comme Jean Glavany et les modernistes comme Pierre Moscovici, sans parler des rivalités
entre les tendances du PS, le conduisent-ils à laisser tout ce monde dans l’ombre ?
11 avril
Les Bébé Cadum de la République
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Il existe dans les grands emplois une catégorie de jeunes hommes pleins de morgue, à la peau
soignée, au langage étudié, qui sont nés pour commander, qui se donnent un air très supérieur à
leur destin, qui semblent parmi nous en exil, héros stendhaliens, en transit vers de plus hautes
destinées. Rien à voir avec cette autre figure de la République, les fils d’instituteurs, à la fois fiers
et honteux de leurs origines, qui conservent toujours quelque chose de contraint et, sinon de
besogneux, du moins de méritant. Les premiers sont le plus souvent brillamment émoulus de
prestigieuses écoles, de la graine de surdoué, et leurs titres tétanisent le vulgaire. Ils ont les uns
envers les autres une amicale familiarité qui n’exclut pas une féroce concurrence, ils se
connaissent et se reconnaissent, et envers vous une considération effroyablement indifférente,
comme si vous étiez un réverbère, comme si vous ne valiez même pas l’effort du mépris. Le teint
frais, le visage reposé, la lèvre agréable, la bouche plaisante, l’œil toujours un peu amusé, ce sont
les Bébé Cadum de la République, généralement des héritiers, rejetons de pères notoires –
ministres, grands fonctionnaires, grands industriels ou commerçants, voire grands universitaires.
On s’extasie sur leur ressemblance, leur intelligence, leur maîtrise, leur charme, et ils accèdent très
vite à des positions en vue – où ils se révèlent souvent d’une très grande médiocrité, pas même
mauvais, mais carrément nullards. Ils semblent voués à véhiculer avec eux comme deux
compagnes inséparables la promesse et la déception. Les plus chanceux, ou les plus malins, le
font oublier par l’ascension, c’est à dire qu’ils passent à un emploi plus élevé que l’on pense mieux
convenir à leur talent, et s’ils restent en permanence inaboutis on se dit qu’ils étaient trop grands
pour leur temps. Les autres se réfugient dans des semi-retraites tranquilles – les corps de contrôle
étant par exemple de grands réservoirs – où ils peuvent s’adonner aux arts libéraux et cultiver une
existence vouée à l’esthétique. Ils conservent longtemps un air de jeunesse, un air de promesse
jusqu’à ce qu’ils se parcheminent, se ratatinent, pour finir dans une élogieuse notice nécrologique
du Monde.
La gifle
La grande affaire du jour, c’est la gifle. Voilà t’il pas que Bayrou, affronté à Strasbourg à une
bande de sauvageons, dont l’un tentait de lui faire les poches, donne une taloche à l’importun,
sans colère, plutôt par réflexe. D’abord inaperçu – l’événement remonte au lundi 8 – le fait est
ensuite médiatisé, commenté, débattu, comme l’un des symboles de la situation présente. Le
retentissement de la gifle est retardé mais beaucoup plus sonore que la claque elle-même. Les
éditorialistes s’en emparent, l’événement prend un sens politique considérable. L’ancien ministre
de l’éducation a t-il envoyé le bon message, ne risque t-on pas de désespérer les banlieues, de
réduire à néant tant d’efforts d’éducation non violente ? N’aurait-il pas mieux valu prévenir cette
incivilité ? A l’inverse, ce geste n’est-il pas la juste réaction d’un père de famille qui marque la
limite et définit l’intransgressible ?
Les avis sont partagés. Le sauvageon s’est quant à lui retiré dans la confusion. Le héros reste
discret, modeste, le symbole se suffit à lui-même, surtout si on l’oppose à l’attitude du candidat
Chirac qui, placé à Mantes dans les mêmes conditions quelques jours auparavant, avait ignoré
placidement insultes et crachats. Cette rupture épistémologique est de nature à faire remonter
Bayrou dans les sondages. C’est le deuxième coup qu’il réussit, après le saccage du meeting de
l’UEM. C’est bien un centriste : il se conduit d’abord comme un loubard, ensuite comme un
parangon du maintien de l’ordre. Pour être contradictoires, ces signaux n’en sont pas moins
subtils, et plus réussis que le bus au colza. On dirait les habits neufs du Président Mao, ou alors
quand il se baignait dans le fleuve. Et moi qui avais parié, avec un membre de la Cour des
comptes s’il vous plaît, qui s’y connaît en chiffres, qu’il n’atteindrait pas 5 %, voici déjà presque
un an il est vrai, eh bien je vais perdre mon pari. Ce n’est pas grave dès lors que c’est pour la
République.
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Ce soir, dans la campagne officielle, on entend notamment Madelin, Christine Boutin, Le Pen :
travail, famille, patrie en quelque sorte. Au fond, quant aux principes, depuis la Révolution, le
grand affrontement se résume toujours à l’opposition entre Louis XVI et le Duc d’Orléans, ou
plus précisément entre Charles X et Louis-Philippe, en d’autres termes, entre la légitimité et le
compromis avec les tendances révolutionnaires. Des idéologies mais surtout des figures
successives les ont incarnés depuis lors : Giscard Charles X, et Mitterrand Louis-Philippe,
aujourd’hui Chirac et Jospin. La Ve République incorpore ces deux virtualités, suivant qu’elle met
l’accent sur sa dimension présidentielle ou sur sa dimension parlementaire.
12 avril
Adieu, nouvel élan
Chirac, questionné sur FR 2, en appelle à une « nouvelle impulsion ». Et le « nouvel élan » invoqué lors
de la dissolution de 1997 ? Il a dû remiser ses raquettes. Il est vrai qu’il n’avait pas rendu les
services que l’on attendait de lui. Un élan, une impulsion. On est donc passé du masculin au
féminin. Voilà une contribution à la féminisation de la vie politique, la contribution chiraquienne
à la parité. On songe aux images qu’évoquent les Noms de pays pour Marcel Proust - Coutances,
Guermantes, Balbec … Les connotations des deux termes sont cependant très différentes et
presque en contradiction avec leur sexe – ou alors il faut réviser les lieux communs.
Elan : cette terminaison ouverte, cet ensemble liquide paraît plus féminin, plus généreux, plus
ample. On est envahi par une force extérieure qui vous pousse en avant. Impulsion fait davantage
songer à un bélier. Le mot, avec ses trois syllabes compactes et dynamiques semble vouloir
défoncer des murailles, enfoncer des portes fermées ; son mouvement repose sur une force
intérieure, le choc qu’il provoque est plus ramassé, plus volontaire, plus bref. C’est presque un
changement de, oui, osons le mot, de paradigme qu’implique cette substitution. En est-on bien
conscient ? Pas suffisamment je le crains.
La lutte finale
De façon générale, Chirac se présente en quelque sorte en état d’apesanteur politique. Il tente de
passer avec fluidité du statut de Président au statut de Président, par un simple sas électoral, sans
rupture, de façon presque furtive. En même temps, il lui faut faire oublier les aspects négatifs du
septennat, et pour cela annoncer de façon calibrée, non une rupture, mais une série de
nouveautés bienveillantes – baisse des impôts directs, relance de la décentralisation, renforcement
de la sécurité, de façon à convenir à des électorats variés, comme à accroître l’aise du citoyen. Sa
double référence électorale, c’est d’une part 1988 et d’autre part 1995. En 1988, il était dans la
posture de Lionel Jospin aujourd’hui, Premier ministre de cohabitation s’attaquant au Président
sortant. En 1995, il était cette fois face au même Jospin. La première fois il a perdu, mais il est
maintenant dans la position du vainqueur d’alors, et la seconde il a gagné. Il voudrait être le
candidat Téflon face à un candidat qu’il suffit de laisser parler, de laisser s’agiter pour qu’il
s’autodétruise en s’exposant.
Une différence avec ces deux précédents est que, aujourd’hui, il s’agit pour les deux d’une lutte
finale, d’une lutte qui se terminera par la mort politique de l’un d’entre eux. En 1988, l’échec de
Chirac n’était pas définitif, et pas davantage celui de Jospin en 1995. En revanche, le 5 mai au
soir, l’un des deux quittera définitivement la scène politique. L’affrontement n’en est que plus
rude. En toute hypothèse, 2002 promet un changement de génération politique beaucoup plus
substantiel que les précédentes consultations. Lionel Jospin revient ainsi à des attaques plus dures
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contre le sortant. A Bordeaux, il observe en réunion publique que personne ne doit bénéficier de
l’impunité, que les jeunes ne sont pas seuls en cause, qu’il ne faut pas les culpabiliser, que
l’exemple doit venir d’en haut. Décidément, il doit tout faire lui-même. François Mitterrand n’a
jamais, par exemple, fait allusion à l’affaire des diamants qui fut si nuisible à Giscard. Il laissait
faire des sicaires spécialisés, des seconds couteaux.
Emiettements
La campagne du premier tour ne paraît pour l’instant pas avoir créé de dynamique au profit de
quiconque. Elle met à l’inverse en lumière l’éclatement du corps politique français, et ceci à un
double titre.
Le corps électoral, d’une part, est grossièrement coupé en trois morceaux. Ceux qui ne votent
pas, soit qu’ils s’abstiennent, soit qu’ils ne soient pas même inscrits sur les listes électorales. Ceux
qui votent pour des partis protestataires, qui n’ont aucune perspective d’accession au pouvoir,
voire qui n’en veulent pas – trotskistes, Front national, chasseurs. Ceux qui soutiennent les
candidats et les formations de gouvernement. Ce dernier groupe est lui-même scindé en deux
groupes d’importance comparable. On retrouve ici la situation électorale de 1956, où s’illustra
déjà Le Pen. C’est là un signe de fragilité du régime. Chacun des grands candidats évoque au
demeurant les révisions constitutionnelles à venir – mais c’est à l’inverse un signe de vitalité de la
Ve République, régime existentiel, qui s’est toujours prêté et se prêtera encore à des adaptations, à
des évolutions substantielles.
Les formations politiques d’autre part, puisque le nombre sans égal de candidats correspond à un
émiettement des forces politiques. Elles devront bien se recomposer pour le second tout, mais se
scinderont à nouveau pour les législatives. Lorsque j’étais étudiant, Maurice Duverger enseignait
que les systèmes de partis étaient façonnés par les lois électorales, que le scrutin majoritaire à
deux tours entraînait une bipolarisation, sous forme de multipartisme dépendant. Les partis
étaient condamnés par le mode de scrutin à constituer des coalitions en vue de deuxième tour.
Cela est discutable. Après quarante ans de ce mode de scrutin, le multipartisme est plus vivant
que jamais. Il s’est même accru, ainsi que l’indépendance des différentes formations. Le Front
National n’a ainsi été ni intégré ni résorbé dans une coalition. En outre, la seule élection à
l’Assemblée qui se soit déroulée - en 1986 - sous l’empire d’un scrutin proportionnel aurait dû,
suivant ce raisonnement, conduire à l’indépendance concurrentielle de tous les partis. Or elle n’a
pas empêché en fait l’existence électorale d’une majorité de coalition. Indépendamment de toute
mécanique électorale, la tendance actuelle exprime l’épuisement d’une problématique politique, et
plus profondément une crise de la représentation. Là encore, les institutions de la Ve peuvent
parfaitement le supporter. Elles ont même été conçues pour permettre de gouverner dans une
situation de ce type. Elles reviennent en quelque sorte à leur origine.
13 avril
Du soufflé à la tarte
François Bayrou entarté aujourd’hui à Rennes, comme Jean-Pierre Chevènement voici quelques
semaines. Les entarteurs, patients, méthodiques et diligents ne s’y trompent pas. Ils choisissent
ceux qui affichent le verbe le plus haut et le texte le plus creux. En l’occurrence des politiques qui
n’ont rien à proposer de concret mais le font de façon ostentatoire, et surtout en contre épreuve
d’un candidat principal dont ils visent à capter l’électorat, qui ne se définissent au fond que par
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rapport à lui – Chirac pour Bayrou, Jospin pour Chevènement, tout en étant plus ou moins
condamnés à le rejoindre pour le second tour.
C’est ce puffisme, ce vide, cette enflure que la tarte vient sanctionner. L’un à droite, l’autre à
gauche sont comparables de ce point de vue. L’évolution a cependant été contrastée pour chacun
d’eux. Chevènement était parti très fort, cumulant des frustrations et des attentes multiples, mais
semble se dégonfler rapidement depuis quelques jours. Bayrou a tout de suite suscité scepticisme
ou dérision, n’a jamais franchi un seuil invisible de crédibilité, et sur la fin il paraît se relever
quelque peu grâce à quelques coups heureux – comme si entre eux existait un mystérieux
phénomène de vases communicants.
Dans le cas de Bayrou, on peut aller plus loin. On assiste en effet au triste enchaînement de la
violence. Elle évoque les analyses de Dom Helder Camara. La présence même du candidat dans
un quartier « sensible » de Strasbourg était pour les sauvageons locaux comme une violence
institutionnelle, et celui qui tente de lui faire les poches réagit par une violence subversive. La
réaction, la gifle, sont alors la manifestation d’une violence répressive, qui déclenche à son tour,
en miroir, une violence insurrectionnelle, celle de la tarte. En visitant les provinces, de Strasbourg
à Rennes, du soufflet à la tarte, Bayrou aura non seulement parcouru la gamme de la violence
sociale, mais encore goûté à toutes les cuisines régionales.
Encore les sondages
Les sondages accompagnent en permanence la gestion du temps politique, le temps long,
l’exercice des mandats, le temps court, celui des campagnes électorales. A cet égard ils mettent les
choses à l’envers. Ils brouillent les perceptions par les anticipations qu’ils provoquent, mettant par
exemple en perspective le second tour avant le premier, voire les résultats avant le vote ou même
la campagne. On discute presque ouvertement du choix du futur Premier ministre, alors qu’il
reste d’abord deux tours de scrutin pour élire le Président, et que le Premier ministre nommé
ensuite aura pour tâche initiale de conduire une campagne législative, à nouveau deux tours de
scrutin. Sa désignation sera hautement tributaire des équilibres qu’auront déplacés et refondés les
deux tours précédents, puisqu’il devra les confirmer par une nouvelle consultation. C’est dire
qu’on n’en connaît nullement le contexte, et que l’anticipation relève ici du jeu de société.
Dans l’immédiat, les sondages contribuent à vider la campagne de son sens, de son importance, à
la rendre comme inutile dès lors que l’on pense les choses à peu près jouées d’avance. On
pourrait leur appliquer le mot d’Henri IV sur les astrologues : « Ils mentiront tant qu’à la fin ils diront
vrai ». Ils sont pourtant de gros mensonges à cent sous, ceux qui, comme disait Stendhal,
attrapent le commun. L’étonnant est qu’ils semblent aussi attraper la rente, parfois même
quelques messieurs à voiture. Ainsi Lionel J., qui a commencé la campagne du second tour avant
celle du premier, puis a dû se remettre dare-dare à courir après lui, qu’il avait par trop négligé,
dans la dernière quinzaine.
14 avril
Loft stérile
Bien sûr, le Loft, le retour. La comparaison avec la campagne est tellement facile qu’elle en est
obscène. Le directeur d’un institut de sondages m’a même raconté que, voici plusieurs mois déjà,
on reproduisait un Loft politique fictif pour évaluer les réactions d’un panel d’électeurs et
analyser ainsi les perspectives électorales. Les candidats supposés étaient placés en situation, et le
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panel effeuillait l’artichaut jusqu’au coeur. Et bien, ceux qui restaient en dernier étaient le plus
souvent Chirac et Jospin, et Chirac n’a jamais été rejeté.
Le véritable Loft commence en plein milieu de la campagne. Le timing a t-il été calculé ? Ils ont
été sélectionnés, ils sont dix puis douze et devront vivre ensemble en se détruisant mutuellement
jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un couple, anticipation d’une parité plus achevée dans d’autres
mondes. A nous de les choisir, de les éliminer, de les élire. Ils doivent sourire, séduire, permettre
de s’identifier à eux, dissimuler narcissisme et égocentrisme dans la promiscuité, derrière une
apparente disponibilité, montrer qu’ils peuvent souffrir, bref ressembler à tout le monde en
faisant mine d’être eux-mêmes. La nullité de leur vie quotidienne est érigée en spectacle, leur vide
fait l’événement. Si en outre les caméras sont partout, l’essentiel se passe toujours dans ce que
l’on ne voit pas.
Peut-être est-ce le signe d’une démocratisation dévoyée de l’art, l’ultime aboutissement de la
prédiction d’Andy Warhol, la répétition, la sérialité, le semblable indéfiniment répété avec
d’insignifiantes variations, et chacun sera célèbre cinq minutes. L’art a longtemps eu pour ressort
d’exalter le héros, confronté à des situations exceptionnelles, paroxystiques, qui le grandissaient
encore. Il s’est intéressé ensuite aux phénomènes collectifs, aux êtres moyens, mais poussés
jusqu’au bout d’eux-mêmes, révélés par des circonstances extrêmes.
Les enquêtes de ce bon commissaire Maigret permettaient par exemple à Simenon de mettre à
jour la nudité gluante d’individus et de groupes ordinaires, avec une empathie alcoolisée. Flaubert,
déjà, avait choisi la médiocrité comme sujet, mais il lui donnait une dimension épique. Dans Huis
Clos, Sartre avait joué d’une situation d’enfermement, mais d’un côté elle était sans issue, et de
l’autre, elle confrontait des types humains très accusés, elle était comme un débat philosophique.
Le Loft est le spectacle de la nullité arrogante, agressive, assurée et fière d’elle-même, montrée
complaisamment. Il pourrait parodier l’apostrophe du Voleur de Georges Darien : Je fais un sale
métier, mais mon excuse c’est que je le fais salement. Mieux vaut ne plus en parler.
15 avril
Petits candidats et grandes marées
D’après les sondages du jour, les petits candidats remontent. Ils ont aussi droit au respect, thème
consensuel de la campagne. Ils bénéficient de leurs passages à la télévision dans le cadre de la
campagne officielle, et l’on découvre qu’ils ont quelque chose à dire. Ils sont comme les hors
d’œuvres variés qui ouvrent l’appétit, mélange goûtu et coloré, salé et sucré, plus ou moins épicé.
Il y a même des cornichons. Ils préparent à déguster, mais plus tard seulement, le plat principal,
que l’on a commandé en début de repas et que l’on garde pour la bonne bouche. Après tout,
pourquoi se priver d’une entrée ? Entre autres, Besancenot qui donne une image juvénile et une
dimension électorale au discours antimondialisation, Christiane Taubira qui porte avec chaleur et
conviction une utopie sympathique.
Du coup, les principaux protagonistes voient leur score s’éroder, un peu plus peut-être pour
Lionel J., sans que l’on sache si leur électorat se réduit dans l’absolu ou si c’est la diminution de la
proportion des indécis qui relativise leur avance. Si tel est le cas, la participation sera plus forte
qu’anticipé. La présence au second tour des deux ne paraît cependant pas menacée. Mais la barre
des 20 %, seuil psychologique, est franchie à reculons pour Jospin, et se rapproche
dangereusement pour Chirac.
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On peut voir dans ce rééquilibrage une conséquence de l’inversion du calendrier électoral, qui fait
de ce premier tour des présidentielles dans une certaine mesure également un premier tour des
législatives, de sorte que les futures élections à l’Assemblée se préparent déjà. Contrairement à la
justification initiale de cette inversion, la présidentielle est parasitée par les législatives plus que les
législatives ne promettent d’être dominées par la présidentielle. Il est logique que la gauche en
subisse davantage les effets, puisque la dispersion de ses candidats semble plus forte. C’est aussi
l’hégémonie du PS sur la gauche plurielle qui semble affectée, si ces tendances se confirment.
On peut s’interroger sur le déclin apparemment plus rapide de Lionel J. Il peut tenir à une plus
grande visibilité des autres candidats de gauche, plus à l’aise, comme leur électorat, dans un
discours revendicatif que dans un plaidoyer ou une perspective gouvernante. Il peut également
tenir aux ambiguïtés de la campagne du candidat PS, qui a tendu à brouiller son image, et dont les
hésitations sont perceptibles sur trois plans : entre campagne négative, critique à l’égard de
Chirac, et positive, mettant l’accent sur ses propositions ; entre justification du bilan, capitalisant
cinq ans de gouvernement, et perspectives d’avenir, annonçant un nouveau souffle (le nouvel élan
a mauvaise réputation) ; entre posture centriste, initialement choisie (« mon programme n’est pas un
programme socialiste ») et posture de gauche, avec un tournant qui est perçu comme principalement
électoraliste.
Il paraît cependant probable que les électeurs ne se déterminent pas tant en fonction de l’avenir
que sur la base de leur perception immédiate des candidats. Au demeurant, la France a t-elle
encore un avenir ? Le terme lui-même est en passe de disparaître du vocabulaire. On ne parle plus
de l’avenir, on ne parle que du futur – invasion sournoise de l’américain, future, qui pervertit la
langue et son génie. Mais future, on le sait bien, c’est no future, et c’est le sentiment qu’exprime avec
satisfaction la presse anglo-saxonne à propos de la France. Déjà l’avenir ... Comme disait à peu
près Bertrand Blier à Josiane Balasko, alias Colette Chevassu, dans Trop belle pour toi : « Vous
regardez mon nez ? Il est brillant mon nez. C’est pas comme mon avenir ». En attendant, à l’Atelier de
campagne du candidat, on fait la gueule.
Chirac ne profite pas trop de cet essoufflement du candidat Jospin. Son image ne paraît pas
s’améliorer pour autant. Il a certes survécu à la cohabitation et aux affaires, mais le surnom
guignolesque de « Supermenteur » lui colle à la peau. Je suis bien conscient d’avoir été plus
indulgent pour lui que pour son concurrent, peut-être parce qu’une certaine forme de
triomphalisme d’un camp qui croit avoir gagné avant la bataille, qui se partage déjà les postes, qui
se livre sans retenue au dénigrement personnel, au lynchage médiatique, m’horripile
particulièrement. Les prévarications de la mairie de Paris, les affaires, le voleur, l’immunité, le
« quasi-délinquant », concept nouveau forgé par l’avocat Montebourg, tout cela évoque les
aboiements de la meute que dénonçait justement François Mitterrand. J’ai toujours eu plutôt du
goût pour l’underdog.
Jospin était le meilleur candidat socialiste en 1995, le meilleur de l’opposition avant 1997. Il a
dirigé aussi le plus long gouvernement de la Ve République sans escale électorale – à la différence
de Pompidou entre 1962 et 1968, qui a dû traverser deux élections à l’Assemblée et une élection
présidentielle, comme de Raymond Barre (1976-1981), qui a connu une élection intermédiaire à
l’Assemblée. Ce sont des épreuves, mais aussi une relance politique pour un gouvernement.
Jospin a surmonté la cohabitation, qui ne l’a pas affaibli et plutôt renforcé. Il a résisté à l’érosion
de son gouvernement, que plusieurs ministres importants ont quitté, de gré ou de force.
Cela témoigne de qualités qui ne sont pas minces. On ne saurait douter qu’il est honnête et
travailleur, qu’il a une grande capacité d’analyse des dossiers et des situations politiques. Mais il
est confronté à un défi redoutable. Aucun premier ministre en exercice n’a réussi auparavant la
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transformation présidentielle, et de surcroît la gauche est largement minoritaire dans le pays. Cela
ne signifie nullement qu’il a déjà perdu l’élection présidentielle, car un retournement au premier
tour est toujours possible – souvenons de 1995 - mais que, comme on pouvait le penser, le
deuxième tour sera une nouvelle élection. S’il perd, il pourra se dire qu’il a du moins retrouvé le
réflexe des gouvernements de la IVe République, qui tombaient à gauche – manière de préparer
l’avenir.
La gauche est minoritaire dans le pays : cela mérite un commentaire. Un signe le montre déjà :
pendant quelques décennies, personne ne voulait se reconnaître à droite, sauf quelques francstireurs, et plutôt par dandysme politique. Le gaullisme se réclamait du rassemblement,
transcendant la distinction, et en fait s’établissait dans un centrisme sans frontières, ramené
progressivement à droite par la montée de la gauche en marche vers l’alliance électorale. La droite
classique, Giscard en tête, revendiquait quant à elle un centrisme bénin. Depuis 1981,
l’assomption a repris droit de cité, on se proclame de droite sans états d’âme – d’une droite
cependant ni conservatrice et encore moins réactionnaire. Que la droite puisse être perçue
comme réformiste et moderniste est un fait récent qui accompagne sa remontée, favorisée par un
certain repli de la gauche sur la défense des droits acquis.
Ca balance à Paris
Si l’on se place sur le plan électoral, et indépendamment de leurs incarnations successives, on
observera que des mouvements de fond, lents et prolongés, ont marqué le corps électoral depuis
1945. Entre 1945 et 1962 en gros, le mouvement de fond a plutôt été de la gauche vers la droite –
l’aboutissement étant le changement de constitution en 1958 et les bouleversements de 1962. Ils
ont installé solidement la droite gouvernante au pouvoir pour près de vingt ans. Entre 1962 et
1981, la tendance a été inverse, et la gauche a progressivement regagné le terrain perdu jusqu’à
parvenir aux affaires en 1981. Très vite cependant, le mouvement est reparti vers la droite,
suffisamment fort pour lui permettre de reprendre le pouvoir, pas suffisamment pour lui
permettre de le garder. D’où les cohabitations.
Ces balancements lents et profonds ont eu chaque fois une durée d’une vingtaine d’années, et
l’on trouverait probablement un rythme comparable sous la IIIe République – avec le sinistrisme
des années 1880 à la décennie 1900, puis avec la poussée à droite après 1918, que masque le
Front Populaire et qu’efface la Libération – tout comme la montée du Front National a perturbé
la reconquête entreprise par la droite. Il serait cependant imprudent d’en tirer des conclusions
pour l’avenir, ne serait-ce que parce que ces tendances électorales lourdes sont politiquement
contrariées par l’éclatement des forces politiques ou par la pesanteur des institutions.
Simplement, à la fin de chacune de ces périodes, se produit un changement important dans le
système politique, voire du système lui-même : 1914 ; 1940 ; 1958-62 ; 1981, comme si l’inversion
de la marée électorale ne pouvait se passer sans remous. A priori, c’est déjà un avantage de la
cohabitation, une formule supérieure à celle des crises, que de jouer le rôle d’un amortisseur des
conflits.
16 avril
Du côté des protestataires
Sur RTL, Le Pen lisse son discours, lui retire sa dimension provocatrice, cherche à éviter toute
apparence de racisme et d’antisémitisme, adoucit même sa pointe antichiraquienne, évite à tout le
moins de hiérarchiser ses adversaires. Il s’offre ainsi à capter un électorat de droite déçu par
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Chirac mais qui n’acceptera pas une alliance de revers objective avec la gauche, en même temps
qu’il ouvre discrètement vers un improbable rassemblement de la droite au moment des
législatives. Rentrer dans le système, voilà son objectif. Il prétend se voir en piste au deuxième
tour … Inusable spéculateur électoral, il joue, à l’esbroufe, ses votes à la hausse au premier tour,
comme il avait joué ses signatures à la baisse au moment des candidatures.
Aujourd’hui, une chauffeur de taxi ( doit-on dire une chauffeuse ?) me tient un discours
enflammé, racontant qu’elle provient d’une famille communiste, qu’elle a ensuite partagé la
chambre d’une jeune militante gaulliste, mais que là, elle va voter Le Pen ou Arlette, car les deux
autres sont également insupportables, et Chevènement vide. Pêle-mêle, l’insécurité, les 35 h, les
droits sociaux des immigrés de fraîche date l’insupportent. Au deuxième tour, blanc. Le chauffeur
de taxi est un personnage célèbre de la sensibilité populaire et de la prévision électorale. Cette
fluidité entre un vote Le Pen et un vote Arlette me laisse rêveur. Elle conçoit bien la différence
mais les rassemble dans la protestation.
Le climat de violence qui s’est répandu depuis plusieurs années, et au minimum sa perception, ce
qui revient au même, est la basse obligée de la campagne, du moins pour de nombreux électeurs.
Les tentatives d’explications du phénomène se multiplient - plus d’autorité, plus de respect,
l’exemple vient d’en haut, l’école qui manque à sa mission, que fait la police, le chômage, les
difficultés d’intégration de minorités culturelles parquées dans des grands ensembles abjects, la
violence à la télévision, une culture de la violence résultant de l’américanisation de la société
française … Ce n’est pourtant pas un objet de débat électoral rationnel, approfondi et serein
entre candidats. On en joue pour les uns, on l’élude pour les autres.
Une autre hypothèse, peut être complémentaire, car elles ne s’excluent pas mutuellement : la
disparition de la vie privée, d’un espace d’autonomie individuelle qui protège la sphère intime. On
est de plus en plus livré à la promiscuité, matérielle ou psychologique, le monde extérieur proche
ou lointain pénètre dans votre bulle par de multiples canaux et vous sollicite indiscrètement
quand il ne vous agresse pas. La télévision, au centre de votre salon, installe une perturbation
permanente dans votre vie quotidienne, elle répercute instabilité, insécurité, sang et mort. Si c’est
le cas, on est très loin de l’américanisation, car la société là-bas est plutôt une société de solitude
individuelle, de robotisation des conduites sociales, où la violence est plutôt un moyen désespéré
de communication qu’un rejet de ces désordres extérieurs qui vous sortent de vos gonds.
17 avril
Les médias et nous
Dans le Herald d’hier matin, William Pfaff consacre un article à l’élection française. Il estime
qu’elle peut fort bien être suivie de troubles intérieurs, tant les candidats déçoivent. Il songe
probablement à 1936 ou à 1968. Il dépeint une société sans modèle, sans repères, en déclin,
attirée en même temps par les perspectives révolutionnaires, mélange d’apathie et de turbulence.
Il faut certes faire la part de la vision négative que ce journal véhicule de la France en général.
Mais le propos me rappelle l’observation récente d’un collègue, ancien membre du cabinet d’un
ministre socialiste. Il exprimait un sentiment voisin, surtout en cas de victoire de Lionel J. Elle
pourrait selon lui entraîner une vague de revendications immédiates et de mouvements
incontrôlables.
On peut objecter à cela que le résultat complet n’interviendra qu’à la mi-juin avec les législatives,
que c’est bien tard pour un mouvement social de grande ampleur, qu’en outre les gros bataillons
mobilisables ne sont plus si nombreux ni si collectifs que voici quelques décennies. Ceux qui
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pourraient être les plus actifs, parce qu’ils disposent des moyens de paralysie les plus efficaces,
ceux du secteur public, ont plutôt perdu la sympathie de l’opinion publique par leurs grèves
rampantes et leur image de privilégiés. Ce qui est incontestable, c’est que l’élection, n’ayant pas
suscité de grandes attentes, ne sera pas de nature à calmer de grandes frustrations.
Puisque j’évoque la presse écrite, un mot sur nos grands organes. Le Monde … comment ne pas
en parler ? Il a nourri durant des dizaines d’années tout ce qui en France se pique d’une activité
un tant soit peu intellectuelle. Il est un mélange de Pravda et de bulletin paroissial, par cette
combinaison d’officialité et de morale élémentaire qui est comme sa marque de fabrique. Le
Monde a de son journal la conception que de Gaulle se faisait de lui-même : être l’emblème, le
phare et le guide de la société française. Ils ont d’ailleurs été rivaux sur ce terrain pendant dix ans.
Il a cependant beaucoup changé, et pas en mieux, par le désir d’éviter la ringardise et cette course
permanente derrière une supposée modernité. La qualité collective du journal ne répond pas à
celle de ses journalistes, souvent excellents. Le Monde revendique toujours la qualité de quotidien
impartial, prétend distinguer faits et commentaires, alors que tout dans sa prose respire
l’édification, le jugement, l’anathème.
D’autres quotidiens affichent la couleur, Le Figaro à droite, Libération de la gauche libertaire à la
gauche institutionnelle. Cela permet de les lire tranquillement, avec un gyroscope dans la tête
pour corriger la gîte. La lecture du Monde me met mal à l’aise, non parce qu’il est à gauche, en
dépit de la brève tentation balladurienne de son actuel directeur, mais parce qu’il l’est de façon
inavouée, avec des airs de Marquise qui voudrait persuader son cocher d’aller à la messe. Une
trouvaille récente est le Médiateur, qui est censé corriger les débords pour rétablir la confiance
des lecteurs, être le parangon de l’objectivité du journal. Tu parles ! Il ferait mieux d’afficher la
couleur et de laisser s’exprimer la diversité des talents de sa rédaction, devenant ainsi clairement
pluraliste. Dans un autre registre, sa tartuferie ressemble à celle du Canard enchaîné, sorte de
Krokodil de la gauche officielle, qui se prétend journal satirique mais ne rit qu’à gauche, avec
quelques fausses fenêtres pour une illusoire symétrie.
Ce jour, Le Canard ironise à juste titre sur les contradictions internes des sondeurs. Le même
institut, la SOFRES, a réalisé deux sondages à une journée de distance, pour LCI d’une part, pour
La Croix de l’autre. Indépendamment de variations notables pour le premier tour, l’essentiel
concerne le tour dit « décisif ». Le premier sondage donne Jospin vainqueur par 51% contre 49,
mais le second place Chirac en tête avec 51 % … Il est vrai que, comme le remarquait un général
britannique, la différence entre la victoire et la défaite n’est pas plus épaisse qu’une feuille de
papier à cigarettes.
Crises
Lionel J. reprend sur Europe 1 l’hypothèse de la crise à venir après les élections. Pour lui, le risque
accompagne l’éventuel succès de Chirac. Le retour de « Moi ou le chaos », si fortement reproché
à de Gaulle, qui ne l’avait jamais dit aussi nettement ? La droite fonce dans la brèche. L’effet
électoral n’est pas garanti. Le message est peut-être plus subtil qu’il n’y paraît, car il peut aussi
s’adresser au patronat, dans le genre « Avec nous la paix sociale est mieux assurée qu’avec l’autre,
qui a toujours déchaîné les manifestations ». On verrait alors apparaître le pacte tacite conclu par
le PS avec ledit patronat : le pouvoir politique au socialistes, le pouvoir économique aux
dirigeants d’entreprise.
Ce gouvernement a beaucoup privatisé. La politique sociale est entre deux, instrument de
pression. Après tout, les 35 h ont absorbé l’essentiel des autres revendications, et laissent
davantage de temps pour le travail au noir. Avec la flexibilité et le gel de fait des salaires, elles ont
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donné à la majorité plurielle, à peu de frais pour le gouvernement, une image de progrès, tout en
faisant oublier la croissance des inégalités et les prodigieuses fortunes édifiées par quelques uns.
A ce propos, le gouvernement s’inquiète du sort de Canal +, de l’éviction de Pierre Lescure. Il
n’est sans doute pas à plaindre, pas davantage que Philippe Jaffré quittant ELF lors de la fusion
avec Total. Il a largement bénéficié d’un système qu’il approuve, il est mal venu de le critiquer
lorsque sa logique se retourne contre lui. Il est doux de voir des salariés se solidariser avec le
patron, qui doit toucher de substantielles indemnités. Quant à Jean-Marie Messier, ancien des
noyaux durs des privatisations balladuriennes, il est à lui-même son pire ennemi, et son sort ne
dépend certes pas du gouvernement. Un aspect du problème n’est-il pas la survie des Guignols de
l’Info, va t-on se rassembler sur le thème « sauvez les guignols » ? Une ingérence humanitaire
s’impose.
18 avril
Un cimetière politique
Philippe Seguin vient d’annoncer qu’il ne serait pas candidat à la députation. Il renonce
définitivement à Epinal. Il avait déjà réussi à perdre Paris avec une majorité de voix. Il a un savoir
perdre hors de pair. Curieux itinéraire. Décidément, cette génération post-chiraquienne est un
cimetière politique. Séguin autodétruit, Carignon en prison, Noir évaporé, la bande à Léo
écrabouillée par les attaques judiciaires – lui-même inquiété à Fréjus et recyclé à l’inspection des
finances, Longuet disqualifié, Mouillot en prison à Cannes, seul Madelin surnage, mais sans bouée
de sauvetage. Ce groupe disparate et dispersé est fané comme un bouquet de Rocards, quant à lui
copieusement harassé par Mitterrand, de sorte que Michel avait rendu l’âme sans avoir pu
déployer son supposé talent – qui consistait surtout à atermoyer.
Mitterrand a tout de même laissé une génération nombreuse et active de prétendants. Ils se
pressent aujourd’hui au côtés de Jospin, demain peut-être à la conquête de ses dépouilles. Chirac
a fait le vide à ses côtés, même pas par crainte mais par indifférence. Il est vrai que ces quadras
avaient voulu lui faire, suite à sa défaite de 1988, le coup que Rocard avait vainement tenté
contre Mitterrand après son échec en 1978. Ah, jeunesse. Une seconde génération n’a pas connu
un sort moins cruel : Sarkozy, Balkany, victimes d’un accès de balladurisme infantile en 1995,
Juppé qui massacra les jupettes avant d’être chassé par le suffrage universel, même s’il n’a rien
perdu de sa superbe, Toubon qui semble avoir disparu corps et biens.
Chirac est donc très seul, en attendant la génération des municipales de 2001, Coppé, Dutreil,
Gaymard et cie, qui aiguisent leurs couteaux. Mitterrand avait autour de lui des fidélités
multiples, c’était un parrain. Chirac est plutôt un corsaire, un aventurier, un chasseur solitaire qui
a des compagnons de rencontre mais pas d’amis. Sa logique est plus verticale qu’horizontale,
presque militaire. De même qu’il a été le bulldozer de Pompidou, il veut des troupes d’assaut à
son service, et silence dans les rangs. Les partis politiques sont des chevaux que l’on crève sous
soi. Mitterrand était très attentif au moral des combattants, il savait récompenser ses amis,
parfois mystérieux.
Jospin de ce point de vue est plus proche de Chirac, et l’intérêt du moment guide ses affidés plus
que l’allégeance. L’allégeance, c’est pour les militants, il y a toujours des affiches à coller. Il donne
du sens, il embellit, et l’on est ému : il se définit comme un chef d’orchestre, chacun joue sa
partition, l’harmonie résulte de la diversité, on croirait Montesquieu ; ou bien alors comme le chef
de patrouille d’une bande de copains, Martine, Elizabeth, Laurent, Dominique, François, Pshitt
orange ou Pshitt citron ?
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Les coups
Dans cette fin de première partie de campagne, Lionel fait un peu boxeur sonné. Il est au
demeurant plus boxeur que basketteur, on voit qu’il aime la castagne. Il partait très fort, très
combatif, roulant des épaules, mais les coups qu’il a assénés se sont retournés contre lui – comme
dans ces dessins animés où le personnage cogne les meubles et reçoit en retour des coups de pied
dont il ne peut identifier la source, qui le laissent tout étourdi. Le triomphalisme du début, le
sourire altier font place à une attitude modeste, respectueuse, à une sollicitation des suffrages
empreinte d’humilité. En fond cependant, le regard, la bouche, restent durs, presque mauvais, et
l’on pressent que le second tour sera féroce, que Chirac ne perd rien pour attendre. Tout ça se
paiera. Cette évolution du comportement est-elle maîtrisée ? Est-ce un truc à la Volpone, pour
alerter l’électorat de gauche, le persuader qu’il faut sauver le candidat Jospin ? Est-elle subie,
exprime t-elle un doute réel ? Difficile à dire.
Hier soir à Rennes en meeting, Jospin a été aspergé de Ketchup, et ses gardiens n’ont pu éviter
les images télévisées, pas davantage qu’ils n’ont empêché l’attentat. Depuis les tomates de Guy
Mollet en 1956, l’agro-alimentaire a fait des progrès. Variante liquide des pierres de Bir Zeit,
regrettable récurrence, cet irrespectueux Ketchup donne du sel au pronostic du candidat
annonçant le désordre si son adversaire était élu. Ledit Chirac quant à lui reste suave. Il se limite à
quelques déclarations de principe – en Corse, l’unité nationale, la loi votée par le seul Parlement,
le referendum national pour la refonte de l’organisation territoriale, la Corse dans la République ;
à la télévision, l’autorité de l’Etat comme remède à l’insécurité. Postures de garant des
institutions, de chef de l’Etat.
19 avril
Lassitude ou maturité
On est tout de même frappé par l’absence de mobilisation populaire avant ce premier tour. Bien
sûr, il y a toujours une animation militante dans les meetings, Chirac excelle à serrer avec
gourmandise toutes ces mains qui se tendent vers lui, il est tellement sympa – mais pressé, il est
déjà à dix mètres. Jospin est plus réservé, plus distant – quoique vainement, voir Ketchup. Quant
aux petits candidats, en dépit de leurs efforts, leur audience se réduit largement à leurs prestations
audiovisuelles. Une première interprétation de cette relative atonie est plutôt négative : désintérêt
pour les candidats, défaut d’articulation thématique d’une campagne qui n’ouvre aucun débat de
fond, déclin général du militantisme, affaiblissement de la capacité de mobilisation des partis,
sentiment d’absence d’un véritable enjeu, la perception des différences entre les deux candidats
principaux étant gommée par la cohabitation.
Une seconde interprétation est moins négative. On a perdu la mémoire, et les campagnes
précédentes n’ont pas toujours été très animées, surtout au premier tour. D’autant plus que trois
mois de campagne, c’est long, et la montée en puissance peut se faire progressivement. En outre,
les grand messes traditionnelles, celles où triomphait le talent oratoire de François Mitterrand,
sont passées de mode, on n’a plus besoin d’une activation collective. Chez soi, devant sa
télévision, on écoute si l’on veut et quand on veut des candidats qui donnent l’impression de vous
parler personnellement, vous demandent votre voix avec un air pénétré ou un sourire
commercial. Enfin, on espère moins de la politique que dans la période romantique qui a
prolongé mai 68 puis l’Union de la gauche. On ne transfère plus sur la politique des aspirations
quasi-religieuses en attendant du pouvoir qu’il les comble. C’est alors un signe de maturité. Les
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choix s’établissent de façon plus rationnelle. Alain écrivait déjà que le suffrage périssait par
l’acclamation, et l’acclamation est par nature irrationnelle.
En même temps, les préférences tiennent davantage compte de l’image des candidats que de leurs
engagements. Est-ce anormal dès lors que la dimension représentative de la Ve République l’a
emporté sur sa virtualité référendaire ? La question politique est alors celle de Diogène
parcourant la cité avec une lanterne à la main en plein midi, et répondant à ceux qui s’étonnaient :
« je cherche un homme ». La logique de la représentation l’emporte sur la logique du mandat. On
attend de l’élu qu’il traduise globalement vos préférences, en lui faisant confiance, plus qu’on ne
lui demande compte d’engagements précis assumés devant l’électeur. Point n’est besoin d’un
programme détaillé, on comprend à demi-mot. Ce couronnement du régime représentatif est la
déchéance d’un dialogue direct entre le peuple et l’élu, où de Gaulle voulait voir l’âme de
l’élection présidentielle au suffrage universel direct, un substitut de démocratie directe. La rupture
avec cette conception remonte en fait à Pompidou, qui affirmait ne pas croire aux programmes.
Pour éclairer ces différentes hypothèses, l’étude des résultats du premier tour apportera quelques
lumières, à travers la participation, les bulletins blancs et nuls, la polarisation des suffrages ou leur
éparpillement, la préférence globale pour les extrêmes ou les modérés, les protestataires ou les
institutionnels, l’équilibre entre la droite et la gauche. L’analyse électorale – rien à voir avec les
sondages, puisqu’elle s’appuie sur des données réelles – a souvent montré que les Français
calibraient leurs suffrages avec une grande subtilité et savaient remarquablement jouer des deux
tours pour envoyer des messages éloquents bien que muets.
Retour vers le passé
L’élection qui s’amorce dimanche est la huitième sous la Ve, la septième au suffrage universel
direct. En 1965, la première du genre, la surprise est venue de l’irruption à la télévision d’Etat
d’autres discours, d’autres visages – ceux de François Mitterrand, de Jean Lecanuet notamment.
Ils exprimaient d’autres attentes, d’autres projets que la satisfaction officielle. Ajoutées au silence
calculé mais inopportun du général de Gaulle, ces apparitions provoquèrent un choc, et le
ballottage inattendu du sortant. Lecanuet surtout en fut jugé responsable. François Mauriac ne lui
pardonna pas, qui écrivit : « C’est en peinture que je ne peux pas le voir. Son nom même rend à mon oreille un
son hostile ».
En 1969, on assista à la déconfiture dès le premier tour du Président du Sénat, et de la
République par interim, Alain Poher, pourtant tombeur référendaire du général de Gaulle. Le duo
Defferre – Mendès-France étonna également par la modestie de sa performance. En 1974, la
surprise du premier tour fut l’effondrement de Chaban-Delmas, très largement devancé par
Giscard. En 1981, plutôt la stagnation dudit Giscard, Président sortant et confiant dans sa
réélection, ainsi que la bonne tenue de François Mitterrand, dont un journal satirique écrivait
alors qu’il n’avait plus le choix qu’entre l’Elysée et l’asile de vieillards. En 1988, l’insuccès de
Raymond Barre, qui paraissait pourtant le mieux à même d’inquiéter Mitterrand, assura sa
réélection au second tour. En 1995 enfin, pour le dernier septennat, la percée de Lionel Jospin au
premier tour le plaça en tête, à la surprise des sondeurs. Cette percée est la clef de ses succès
ultérieurs, spécialement en 1997.
Deux conclusions résultent de ces précédents, suffisamment nombreux et divers pour être
instructifs. D’abord, le premier tour apporte toujours des surprises, des évolutions inattendues du
corps électoral, il modifie la hiérarchie présumée des candidats. Ensuite, il est en réalité le tour
décisif, parce que l’élection est jouée à partir de ses résultats. En 1965, de Gaulle était
évidemment élu, comme Pompidou en 1969. En 1974 il a manqué 1 à 1,5% à Mitterrand au
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premier tour pour creuser un écart suffisant. En 1981 c’est Giscard qui était en retard, En 1988 il
ne restait non plus guère de doute, et pas davantage en 1995.
Ceci n’est pas contradictoire avec l’idée que le second tour est une nouvelle élection,. On peut en
effet perdre une élection au deuxième tour, mais on ne peut plus la gagner. Jusqu’à présent,
personne n’a connu cette mésaventure, du moins aux présidentielles. Il est vrai qu’elle est
toujours concevable. Un faux-pas, une erreur sont si vite commis. Mais il faudrait une hypothèse
d’équilibre à peu près parfait entre les suffrages virtuels des deux compétiteurs pour que
l’incertitude devienne substantielle. Ce n’est pas non plus contradictoire avec le fait que le
résultat final ne peut être correctement anticipé par les sondages avant le premier tour. Ils sont
toujours démentis par les résultats du vote réel. Les hypothèses antérieures sont donc des bases
inadéquates pour réaliser des projections sur le second tour. Les sondages relèvent d’une science
purement conjecturale, l’analyse électorale est beaucoup plus proche d’une science exacte, y
compris dans l’anticipation des reports de voix au second tour.
Brèves de campagne
Dans un Monde récent, Jacques-Pierre Amette a très justement marqué ses distances avec les
littérateurs qui affichent des positions publiques en faveur de tel ou tel candidat, prostituant en
quelque sorte leur plume, faisant éventuellement servir leur talent ou leur notoriété hors du
domaine qui est le leur. Quel serait l’intérêt de savoir si Proust soutenait Briand ou Clemenceau ?
Ou alors il faut être un véritable polémiste politique, comme Mauriac, mais mettre son nom au
bas d’un manifeste ? Qui croit-on impressionner ? Signe parmi d’autres d’une société de
connivence, où il faut signaler – et mesurer - que l’on appartient à la coterie dominante.
Dans Libération de ce jour, un article de M. Thomas Clerc, Maître de conférences en littérature
contemporaine à Nanterre. Il développe le parallèle entre Richard Dunn et Erostrate de Sartre, que
j’avais esquissé le 31 mars. On va croire que j’ai copié. Ce n’est pas vrai – ni pour lui non plus.
Toujours dans Libération du 19, François Wenz-Dumas, commente un ultime sondage de l’institut
CSA, qui enregistre le tassement des deux candidats principaux au profit des autres. Il estime qu’il
correspond à une erreur de stratégie des favoris, qui ont laissé trop de champ aux petits
candidats. Je ne vois pas en quoi. Il est légitime que les préférences relatives s’expriment en toute
liberté au premier tour. C’est même l’une de ses fonctions essentielles. Une autre est de fixer les
équilibres respectifs des camps. Et là, mes calculs ne sont pas en accord avec les siens : il compte
un vivier de 30,5 % pour Jospin (ex-gauche plurielle) et de 32 % pour Chirac (droite
parlementaire), en laissant de côté l’extrême gauche (10, 5%), l’extrême droite (16,5%) et
Chevènement. J’ajoute pour ma part au réservoir chiraquien les 4 % de Saint-Josse et les 2,5 % de
Mégret, ce qui fait 38 %.
Si l’on calcule les reports probables sur cette base – ce qu’il ne faudrait pas faire, voir plus haut,
mais il est difficile de résister à la tentation, surtout en fin de parcours, comme pour conjurer
l’inconnu – en ajoutant 6 sur 10 des électeurs de l’extrême gauche à Jospin, plus 2 sur 10 des
électeurs de Le Pen, plus 4 sur 6 des électeurs de Chevènement, on arrive à 42,5 % pour le
candidat du PS. Quant à Chirac, si l’on ajoute 4 sur 10 des électeurs de Le Pen et 2 sur 6 des
électeurs de Chevènement, il obtient 44,5 %, soit une avance virtuelle de 2 %. Ce sont plutôt les
transferts entre abstentionnistes et votants du premier tour – les premiers qui voteront, les
seconds qui ne voteront pas au second – qui feront la différence. Il ne s’agit pas pour autant d’un
électorat indéterminé, car beaucoup ont déjà leur petite idée. Qui vivra verra.
Le coq se rebiffe
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Toujours dans la presse écrite, de façon récurrente, on lit un florilège d’appréciations de la presse
étrangère sur les élections françaises. Elles sont le plus souvent, surtout dans la presse anglosaxonne ou germanique, ironiques, condescendantes, distantes, vaguement hostiles. On reproche
à la campagne son caractère ringard, parochial, tout à la fois l’absence de débats de fond et le
poids des extrêmes qui traduisent les archaïsmes de la société française, tellement en retard par
rapport à la modernité en voie de mondialisation. Rien d’étonnant, on ne nous aime pas
beaucoup.
Cette presse flatte donc les sentiments de ses lecteurs. Ce qui est plus surprenant, c’est la
complaisance des journaux français face à ces critiques. Ils les acceptent l’échine basse, avec une
délectation morose : c’est vrai, nous sommes nuls. Ce vichysme flagellant, ce masochisme
national sont prodigieusement agaçants. Que la presse étrangère nous critique, c’est dans l’ordre.
Que nous tendions le dos pour d’autres coups, c’est misérable. Aucune raison d’être chauvin ou
cocardier, aucune raison de se replier et de cultiver la nostalgie. Mais aucune raison non plus de se
laisser faire.
On pourrait se demander d’où viennent ces leçons. Des Etats-Unis, qui viennent d’offrir le
spectacle grotesque de leurs dernières élections, de leurs procédures électorales rudimentaires qui
écartent souvent les minorités du suffrage, de leurs résultats pifométriques, dont le système
judiciaire avantage toujours les riches et ignore les garanties les plus élémentaires accordées aux
étrangers par le droit international ? Du Royaume-Uni, ce pays qui ne raisonne qu’en termes
anglais et jette toujours un regard dominateur sur le monde alors qu’il a connu un déclin profond
depuis un demi siècle ? Ce pays qui n’a accepté la construction européenne que pour la détruire
de l’intérieur, qui se conduit en tout et pour tout comme un relais des Etats-Unis ? D’Allemagne,
dont la longue tradition démocratique devrait nous laisser respectueux et silencieux ?
Croit-on que chez ces donneurs de leçons les problèmes internationaux occupent une place
importante dans les consultations électorales ? Nullement. C’est même une règle, formulée par
Tocqueville, que dans les régimes démocratiques on décide des questions du dehors par les
raisons du dedans. Les Etats-Unis, en dépit de leurs responsabilités, ignorent tout du monde
extérieur, et s’en flattent parfois. La vérité est que l’on n’aime ni notre indépendance ni notre
liberté, que l’on nous préférerait modestes, alignés, soumis. La France déplaît dans la mesure où
elle est libre. Plaise aux Dieux qu’elle le demeure !
L’agression de trop
A la télévision cette fois, on montre abondamment un pauvre vieil homme victime d’une
agression à Orléans. Il semble qu’il ait fait l’objet d’un rackett depuis quelques mois. Le
malheureux n’avait que sa maison. On la lui brûle après l’avoir roué de coups et expédié à
l’hôpital. La police est sur les traces de deux malandrins, qualifiés, as usual, de « jeunes ». Un
comité de soutien se constitue pour reconstruire la maison de cet infortuné septuagénaire, dont
le visage tuméfié exprime la vulnérabilité et la détresse. Un comité de soutien est constitué par
des habitants de son quartier, sans doute guère plus riches que lui, et dont les noms fleurent bon
le Portugal ou le Maghreb.
Ce sont les immigrés, et plus généralement les pauvres qui sont le plus en butte à l’insécurité et le
plus en demande de sécurité. Il est facile à la gauche officielle de dénoncer l’hystérie sécuritaire.
Ce reportage télévisé passe comme en boucle sur plusieurs chaînes. Il est de nature à alimenter un
vote Le Pen, par simple coup de sang électoral. Et si l’incendie de la pauvre maison de ce vieil
homme signifiait qu’il y a le feu à la maison Jospin ?
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Pas sur la bouche
Chirac et Jospin ont au moins un point commun dans cette élection : ils veulent qu’on les aime,
ils fonctionnent à la séduction diraient les branchés. Les autres, sauf Le Pen – « Jean-Marie »
comme il voudrait qu’on le nomme – souhaitent surtout se montrer un peu, qu’on les remarque,
qu’on fasse un peu attention à eux, à leur message. Ils n’aspirent pas, ou pas encore, à la faveur de
l’opinion. Les favoris … c’est un langage de cour. Désormais on n’est plus le favori du monarque,
seulement du corps électoral. Les aimer, c’est précisément ce qu’il faut leur refuser. Alain, ou
Orwell, écrivaient que le pouvoir veut avant tout se faire aimer, et qu’il ne faut surtout pas
s’abandonner à ce danger. Heureusement, la logique démocratique du second tour permet de
l’éviter, puisqu’elle consiste à éliminer plus qu’à adhérer. On jouit autant de l’échec du battu que
du succès de l’élu. On n’aime pas nécessairement la tête du balayeur, mais on aime le balai. Voilà
un réflexe citoyen. En attendant, au premier tour, il faut bien choisir les balayeurs.
20 avril
Le silence du souverain
Le silence du peuple souverain, le samedi qui précède le vote, cette réflexion ultime qui précède le
passage à l’acte, ont toujours quelque chose d’impressionnant et de majestueux.
21 avril
Sombre dimanche
[Ici, tableau des résultats]
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DEUXIEME ACTE : ELECTION PRESIDENTIELLE, SECOND TOUR
22 avril
Bal tragique à l’Elysée : quatorze victimes, un mort
« O nuit désastreuse ! O nuit effroyable ! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante
nouvelle : la gauche se meurt ! La gauche est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque
tragique accident avait désolé sa famille ? » Oui, il ne faudrait pas moins que la fougue et la foi de
Bossuet pour dire la surprise de tous, la souffrance de bon nombre, la peur de quelques uns à
cette terrible nouvelle : Jospin ne sera pas au second tour, Le Pen l’a devancé ! C’est d’abord, vers
16 h 30, sur les ondes rumeur légère, il faut vous attendre à des surprises, mais on n’y prête pas
attention, il s’agit de rameuter le client. Puis vers 18 h – 18 h 30, les choses deviennent plus
sérieuses, on téléphone à quelques amis, toujours mieux informés que vous. Ils font état avec
incrédulité de la réalité affreuse qui se dessine. A 19 h – 19 h 30, plus de doute possible : le subtil
Patrick Buisson a évoqué sur LCI un second tour modèle 1969 – Pompidou/Poher, deux
variantes de la droite.
A 20 h, la messe est dite, le crime est consommé, le candidat du PS éliminé comme un vulgaire
Gaston Defferre, ou encore comme un banal trotskiste. Et par qui ? Par Le Pen, supposé être
l’auxiliaire de la gauche, qui devait accabler Chirac, vampiriser ses voix, le laisser exsangue. Ledit
caracole en tête, à trois points de là, tranquille, insubmersible. Oui, oui j’entends bien vos
protestations, mes bons amis : caracole, alors qu’il n’obtient même pas 20 % des suffrages, qu’il a
perdu x millions de voix par rapport à 1995, qu’il est le moins bien placé des présidents sortants,
lesquels réalisaient entre 32 et 44% avec une participation plus forte ?
Certes mais il faut comparer ce qui est comparable. Ce « plus mauvais Président de la Ve République »,
ce « quasi-délinquant » promis à l’équarrissoir, est en tête. Le plus puissant Premier ministre de la
Ve, celui qui a dirigé le gouvernement le plus long, est éliminé. En 1995, Jospin était en tête et
devançait Chirac de 3 %. C’est lui qui est aujourd’hui devancé de 3 %. Ne vous en déplaise, je
maintiens caracole en tête. Pourquoi cacher que j’en éprouve du plaisir ? Non pas parce que
j’approuve le bilan ou les orientations du candidat, mais parce que le climat de haine, de chasse à
l’homme entretenu autour de lui avec la complaisance de son rival, ces loups déguisés en agneaux,
ces politiciens camouflés en pères la vertu, m’exaspéraient et m’indignaient. Plutôt Don Juan que
Tartuffe !
A l’Atelier, on crie, on pleure, on trépigne. Les groupies ont des larmes aiguës. La stupéfaction
fait place à l’accablement, l’accablement à la fureur. Noëlle Châtelet, sœur du premier ministre, se
déclare « solennellement triste ». Une qui n’en a pas l’air, c’est Mme Veuve Mitterrand, qui arrive,
primesautière, souriante et guillerette faire part de sa sympathie à la famille – manière, un peu
appuyée à vrai dire, de souligner qu’on l’avait bien oubliée, elle, quand le fils préféré, JeanChristophe, avait des ennuis. La vengeance se mange parfois tiède. A la télévision, impossible de
voir tout le monde, même en zappant. Fabius est sobre, modéré, responsable. Il sait que l’avenir
lui appartient, que le PS est voué à tomber dans son escarcelle, que 2007 lui est ouvert, il ne
prend pas véritablement part au désastre mais se garde d’en rajouter. Inutile de faire comme
Rocard après la défaite législative de 1978, qui tenta de régler en direct le compte de Mitterrand
en l’écrasant sous l’affliction, erreur qui lui coûta en définitive un destin national.
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Les autres, Hollande, Ayrault, Martine Aubry notamment, sont particulièrement amers. Le scrutin
est injuste, leur candidat était honnête, l’autre est abominable, démagogue, corrompu. On dirait
qu’ils ne peuvent réciter un autre texte que celui qu’ils avaient préparé pour d’autres lendemains,
qu’ils sont comme des poulets qui continuent à courir en agitant des ailes pitoyables après qu’on
les a décapités. Ils ont encore l’insulte à la bouche et la haine dans le cœur contre Chirac. StraussKahn par exemple déclare qu’il votera pour lui « en se bouchant le nez ». Il ne l’a pas toujours eu
aussi fin. Ils se gaussent de son faible score. Le mot d’ordre semble être d’affaiblir Chirac à tout
prix. Elégant, intelligent, républicain. Et pourtant ils vont appeler à voter pour lui, et pourtant ils
vont manger leur chapeau, et le manger avec des grimaces, pour augmenter le plaisir des
spectateurs.
J’avoue, je suis un mauvais sujet. Je ne peux m’empêcher de trouver l’histoire farce, digne de
Meilhac et Halévy, de Feydeau, d’un vaudeville à la française. Je ne parviens à voir Le Pen que
comme un histrion, un braillard, un politicien obstiné et roublard, qui n’a rien d’un dictateur en
voie d’ascension. Une bonne partie de ses électeurs, souvent de gauche, et de la gauche populaire
ont ainsi exprimé leur exaspération devant l’indifférence et le mépris dont les accablent beaux
esprits et belles consciences. Le Front National permet à la bourgeoisie de gauche qui occupe le
devant de la scène et se partage postes, prébendes et honneurs de mépriser d’un cœur léger le
peuple, arriéré, obtus, obsédé par des questions triviales comme la sécurité, l’emploi, le maintien
de son mode de vie étriqué mais tranquille. Fasciste Le Pen ? Emule d’Hitler ? Il faut n’avoir
aucune idée de ce que furent les conflits et la violence politique de cette époque pour le croire. Et
surtout fascistes ses électeurs ? Allons donc ! Un vote protestataire, conjoncturel.
Certains voudraient rejouer contre Le Pen, à trois générations de distance, le combat que leurs
grands parents ne livrèrent pas contre Hitler. C’est plus facile, c’est aussi une plaisanterie. En
réalité, Le Pen a été une découverte de Mitterrand, qui l’a utilisé contre la droite comme celle-ci
avait utilisé le PC contre lui – un repoussoir idéal. Il le faisait monter et descendre à son gré.
Moins habiles, les dirigeants du PS qui l’ont remis en selle n’ont pas su le maîtriser. Il avait
pourtant favorisé le succès du PS en 1997. Cette fois, le coup a été mal joué. N’est-ce pas Jospin
qui a publiquement souhaité qu’il soit candidat, que son courant soit présent dans la
compétition ? Il serait intéressant de savoir d’où viennent ses signatures, s’il était réellement à
court comme il l’a affirmé. L’apprenti sorcier, ou l’arroseur arrosé.
Ainsi Lionel aura été le troisième homme de cette épreuve, celui qui meurt à la fin, aux accents
mélancoliques de la cithare. Il ne faut pas l’accabler, respecter son tourment, lui laisser le silence
et la nuit. On croyait que c’était un conquérant, un gagnant, en réalité c’était une ambulance
camouflée en char d’assaut. Prenant tardivement la parole, il annonce qu’il quitte la vie politique
mais qu’il reste en fonctions jusqu’au 5 mai. Il rappelle, actualité oblige, Pierre Lescure, licencié
sans phrases par le maître et remplacé par un épouvantail qui glace le personnel d’effroi. Le
maître, en l’occurrence, c’est le corps électoral. Il part avec dignité, c’est bien. Fallait-il cependant
laisser en déshérence le PS à l’aube des combats électoraux qui s’annoncent, et d’abord des
législatives ? Il imite en quelque sorte Juppé démissionnant dès après le premier tour des
législatives de 1997. La formule aura t-elle davantage de succès ? Chirac attend quant à lui que
Jospin se soit exprimé pour appeler au rassemblement autour des valeurs républicaines.
Il ne faut pas oublier les autres victimes, un peu éclipsées par ce grand deuil. Victimes, tous les
candidats le sont par définition, sauf les deux qui restent, mais le bilan est contrasté. Surtout
Robert Hue, réduit à 3,5%, et dont le sort paraît sceller celui du PCF. Il faut dire que sa
survivance est une anomalie qui traduit le retard intellectuel et organique de la gauche. Il fait
songer à cette histoire extraordinaire d’Edgar Poë, La vérité sur le cas de M. Valdemar, prolongé en
état d’hypnose post mortem et qui se décompose quand on veut le réveiller. C’est sa survie depuis
51
dix ans qui est étrange. Ses premières réactions sont toutefois plus mesurées et dignes que celles
des porte-paroles du PS.
La gauche plurielle est dans son ensemble affectée, à des degrés divers. Les Verts, Mamère en
tête, se réfugient dans un anathème antichiraquien, tout en se préparant à voter pour lui. Pour la
droite parlementaire, Bayrou ne s’en tire pas mal, j’ai perdu mon pari, mieux que Madelin, sans
doute un peu dilettante. Quant aux trotskistes, bonne tenue d’ensemble, surtout le petit,
Besancenot, Arlette un peu décevante sur la fin, Gluckstein sans changement. On ne peut pas
parler de tout le monde. Seuls quatre « petits candidats » dépassent les 5 % fatidiques : Arlette,
Bayrou, Chevènement, dont l’électorat virtuel a dû être capté par Le Pen, Mamère. Exeunt quand
même.
Quelques hypothèses
Pas davantage que quiconque, ou que la plupart, je n’ai vu le coup venir. Inutile de feindre une
prescience que je n’ai pas eue – de la même manière que je ne changerai rien à ce que j’ai écrit les
jours précédents. Il est plus honnête d’analyser les résultats et de rechercher les origines ce cet
échec, personnel autant que politique, individuel autant que collectif. Elles semblent cumulatives.
Une première est probablement l’inversion du calendrier électoral, voulue par Jospin. Si les
élections à l’Assemblée avaient eu lieu comme prévu, avant les présidentielles, la montée du Front
National aurait été absorbée, diffuse, bloquée au second tour. Elle aurait mis en alerte pour la
suite, ce qui aurait sans doute évité ce désastre. C’est au fond la contre épreuve de la dissolution
de 1997, qui s’était retournée contre son instigateur. Dans les deux cas, la conclusion est la
même : il est toujours dangereux de modifier les échéances normales, ce type d’habileté se
retourne contre ses auteurs, les électeurs n’aiment pas que l’on manipule les scrutins. Il sera en
toute hypothèse difficile pour les socialistes de continuer à ironiser sur la dissolution.
Une seconde est la faiblesse de la campagne électorale du candidat Jospin, erratique, flottante,
sans principe, mélangeant le premier et le second tour, à la recherche de son armée électorale sans
jamais la trouver, comme Soubise. Mais elle ne faisait que traduire la contradiction entre un
appareil dirigeant d’énarques privilégiés, extraordinairement satisfaits d’eux-mêmes, et un
électorat déçu, qui se sentait oublié et vaguement méprisé. Les Dieux aveuglent ceux qu’ils
veulent perdre. La gauche a trop vite oublié le résultat des municipales de 2001, un avertissement
pourtant clair. La méconnaissance de l’impact d’une insécurité réelle, qui frappe tout le monde
mais surtout les plus faibles est caractéristique de cette ignorance des conditions concrètes de la
vie des Français. L’aveu par le candidat de sa naïveté en la matière a donné le la, tandis que la
campagne était ponctuée par les trois crimes de Nanterre, de Vannes et d’Orléans.
Une troisième met plus profondément en cause le comportement, la personnalité de Jospin, audelà de la campagne. Il s’est d’un côté enfermé dans une bulle administrative, coupé de la réalité
par une pure étude de dossiers comme par un entourage complaisant, énarchisé, et de l’autre
cantonné à une vue dogmatique des choses, toujours prêt à analyser, à dégager un sens
dialectique, à discourir. Au fond, il est demeuré le Premier secrétaire du PS, enfermé dans son
camp et donneur de leçons. Il ne considérait pas le point de vue des autres, il ne pouvait pas
envisager que peut être ses adversaires n’étaient pas en faute ou dans l’erreur. Il pensait maîtriser
à ce point le monde et la vie qu’il avait intériorisé les questions et les réponses, dans une sorte
d’autisme politique. Son sourire supérieur, celui du monsieur qui a tout compris, en disait long
sur la confiance qu’il avait en lui-même. A la fois acteur de la campagne et juge de la campagne,
auteur, metteur en scène et critique, il ne s’est pas aperçu que le public s’en allait, le laissant à ses
monologues.
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Une quatrième est la croyance aux sondages, passivement ou complaisamment relayés par les
médias. Ils ont généralisé l’idée que le duel du second tour était déjà fixé. Les projections
absurdes sur le second tour ont encore aggravé l’erreur, en martelant l’identité des duellistes, en
profanant le mystère du suffrage. C’est là un manque de respect élémentaire de la démocratie, de
la souveraineté populaire. L’étonnant est que les sondeurs, pas gênés du tout, repartent aussitôt
dans de nouvelles prévisions pour le second tour, aussi fallacieuses que les précédentes – pas
plus de 20 % pour Le Pen, sans même procéder à un indispensable examen de l’origine de ce
pataquès, des erreurs, des méthodes utilisées, manifestement défectueuses. Ils devraient être plus
modestes. On ne peut pas dire cette fois que l’interdiction de publication des sondages a empêché
la perception des évolutions ultimes, puisqu’ils ont été publiés quasiment jusqu’au bout. Seul, à
ma connaissance, l’excellent Patrick Buisson, sur LCI, avait attiré in fine l’attention sur des
changements rapides en cours.
Une cinquième est la multiplicité des candidatures à gauche. Elle a au moins deux origines.
D’abord la dispersion réelle des courants politiques qui s’en réclament, le déclin du caractère
fédérateur du PS, devenu parti de notables sans identité doctrinale, totalement inadapté aux
données nouvelles des enjeux politiques. Ensuite, l’inversion du calendrier électoral, voir plus
haut, qui obligeait tous ces courants à se situer les uns contre les autres, en prévision des
marchandages législatifs.
Un précédent ?
L’événement s’inscrit dans le contexte long de la Ve République, et représente une rupture nette
dans ses équilibres politiques. Est-il de nature à avoir des conséquences institutionnelles,
marquant un déclin du régime, une inadéquation de ses principes et mécanismes, comme certains
affectent de le penser ? Je ne vois pas en quoi, et il faut certainement attendre la fin des
procédures électorales, législatives comprises, pour en juger. Pour l’instant, sa signification est
beaucoup plus politique qu’institutionnelle.
Sur ce plan, elle marque d’abord une inflexion de la bipolarisation. Une configuration inédite des
forces politiques donne de la substance au vieux slogan lepéniste de « la bande des quatre » socialistes, UDF, gaullistes, communistes, tous unis contre le Front National, seule opposition
réelle. De fait, on verra au second tour des présidentielles ces quatre formations ou leurs
héritières rassemblées autour d’un candidat unique contre Le Pen. On n’en trouve guère qu’un
précédent, dans un tout autre contexte il est vrai, lors du référendum sur l’indépendance de
l’Algérie, voici quarante ans, en 1962. Seule alors l’extrême droite de l’époque appela à voter
« Non », et ce référendum fut quasi-unanimiste.
Au-delà, peut on attendre une reconfiguration originale des forces politiques, du style grande
coalition, ou alors un retour à la formule classique de majorité parlementaire groupée autour du
Président, ou encore un remake de la cohabitation, si une revanche de la gauche lui donnait la
majorité aux législatives ? C’est là leur enjeu, de sorte qu’il est urgent d’attendre. Les précédents
ne sont pas pertinents. Simplement, on peut se souvenir qu’en 1962, le faux unanimisme du
référendum s’est très vite disloqué pour déboucher sur une crise à l’automne, réglée par la chute
du premier gouvernement Pompidou, le seul jamais renversé par l’Assemblée, une dissolution
subséquente et un nouveau référendum. Celui-ci a conduit à un changement institutionnel
majeur, l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, ainsi qu’à la
constitution à l’Assemblée d’une majorité solide et durable, près de vingt ans, jusqu’en 1981.
Cette crise a éliminé les relents de IVe République qui pouvaient subsister dans la Ve. La situation
actuelle conduira t-elle à faire le chemin à l’envers ?
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A la Bastille
Une gauche blessée vient se retrouver à la Bastille après la défaite, surtout des jeunes gens, pour
clamer sa honte et conspuer Le Pen. Ainsi se clôt un cycle ouvert en 1981, celui d’une gauche
triomphante, sûre d’elle-même, porteuse d’avenir. Ce n’est plus la foule diverse, compacte et
mouillée du 10 mai, si pluvieux mais si joyeux. Le 10 mai, c’était comme la Libération, les débuts
de 1968, une fenêtre vers l’infini. Aujourd’hui, c’est une autre sensibilité qui s’exprime, plus
répandue en France, celle de la protestation.
Le 21 avril jouera t-il pour cette génération le rôle qu’ont joué successivement la guerre d’Algérie,
l’échec de 68, les manifestations lycéennes de 1986 ? C’est souvent la protestation qui amorce
l’éducation politique de la jeunesse dans notre pays. Tout un programme, riche d’avenir. « Dis
Papa c’est quoi la protestation ? – C’est quand on n’est pas content mon enfant. – Alors je
protestationne ». Tout de suite ce résultat est récupéré par un avatar de la political correctness. On
aurait pu espérer qu’il allait libérer les esprits pour une réflexion ouverte sur ce qui arrivait, et
pourquoi. Mais l’événement risque de se réduire rapidement à des réflexes, slogans et manœuvres.
23 avril
Le Pen, pas fatigué, pas vieilli, pas usé
C’est donc le candidat le plus âgé qui sort le mieux de l’épreuve. L’âge ne fait rien à l’affaire. Les
trois candidats les plus âgés sont d’ailleurs les mieux placés. Le Pen a bénéficié de plusieurs
éléments : la fidélité d’un électorat déjà ancien ; le manque de mobilisation au profit des autres
candidats ; les votes protestataires qui se sont portés préférentiellement sur lui ; le lissage de son
discours, soudain plus raisonnable, comme s’il était un vieux sage. Significative est la récupération
subliminale de deux formules de Jean-Paul II, « N’ayez pas peur » et « Entrez dans l’espérance »,
récupération que rejette vivement le Cardinal Lustiger, soucieux de ne pas voir le Pape enrôlé
dans cette galère. Il évoque également la chance historique d’une « alternative nationale, populaire et
sociale », en appelant aux petits, aux sans grades - il connaît ses classiques - aux chômeurs, aux
abstentionnistes, à ceux qui comme lui ont ou ont eu faim et froid - si c’est vrai, il s’est bien
rattrapé depuis.
Comme il est en tête dans les catégories défavorisées – ouvriers, employés, chômeurs – il peut
tenir ce discours sans ridicule. Il va bénéficier du désistement de Mégret, qui aimerait sans doute
jouer les fils prodigues. Mais l’homme fort est l’autre Bruno, Gollnish, tribun façon Doriot, au
verbe haut, aux convictions fortes et à la dialectique simple. Les électeurs lepénistes sont loin
d’être tous embarrassés. On aime à les présenter comme des pervers ou des inconscients, qui
profitent de l’isoloir pour des actions honteuses qu’ils désavouent ensuite. On les voit plus
nettement qu’avant sortir de l’ombre, ne plus avoir le sentiment d’être des parias, alors sans doute
que leur vote n’a jamais suscité autant de peur et de haine chez leurs adversaires.
L’incompréhension est à son comble entre deux fractions de la communauté nationale – car on
ne voit pas au nom de quoi on les en retrancherait.
Très symptomatique est le débat, à LCI, sur le thème « Faut-il diaboliser le Front National ? ».
Croyez-vous qu’un de ses représentants, ou même un sympathisant, soit invité, quitte à
polémiquer avec lui ? Pas du tout, on traite le cas comme si le FN était un objet, totalement
étranger, composé d’extraterrestres, ou d’individus sur l’humanité desquels il y a lieu de
s’interroger. Claude Askolovitch, du Nouvel Observateur, fait sensation quand il déclare qu’il s’agit
de gens normaux, avec qui on peut même avoir une conversation ordinaire. Pour un peu, il
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demanderait qu’on leur délivre malgré tout des papiers, qu’on ne les déchoie pas tout de suite de
la nationalité française. Curieux mimétisme que ce rejet au nom d’un rejet supposé, effet miroir
de l’idéologie attribuée au FN sur ceux qui le vomissent. Attention à ne pas les traiter comme
l’URSS traitait ses dissidents : des malades, des déchets sociaux qui relèvent au mieux d’une
thérapie, au pire de mesures coercitives, et dont il conviendrait en tout état de cause de purger la
société.
Est-ce la meilleure manière de lutter contre le FN que de considérer ses électeurs comme des
déviants qu’il faudrait soigner ou rééduquer ? Cette attitude, plus psychologique que politique, est
un avatar que l’on espère résiduel d’une vulgate marxiste qui considère l’adversaire comme une
chose qu’il faut dégrader, vilipender, détruire. Dire cela n’est exprimer aucune sympathie pour Le
Pen, son organisation et ses idées. Simplement, c’est la grandeur et la contrainte de la démocratie
que de lutter contre ses adversaires avec les armes de la démocratie, et de ne pas renoncer à les
convaincre. La formule de Voltaire : « Je désapprouve ce que vous dites mais je défendrai jusqu’au bout votre
droit de le dire » n’a de sens que pour un peuple adulte, et pour un peuple libre. A comparer avec
les manifestations « spontanées » de lycéens dont je reparlerai tout à l’heure.
Oublier Jospin
Face à celui qui apparaît vainqueur du premier tour même s’il n’est qu’en seconde position, un
mot du vaincu. Après la cérémonie de la Bastille le dimanche soir, ce sont les adieux de Solférino,
le lundi matin, empreints d’émotion. Quatorze ans avaient séparé la Bastille de Mitterrand de ses
propres adieux à son parti, moins de quatorze heures pour Jospin. On connaît la formule : les
événements ont toujours lieu deux fois, la première de façon seria, la seconde de façon buffa.
Inutile d’épiloguer, la lutte continue. En outre, au début on ne sent rien, la souffrance arrive plus
tard. Cette voyageuse sans bagages n’est pas pressée, mais quand elle s’installe, c’est pour
longtemps.
Jospin est sorti du paysage électoral, et l’habileté du PS est de chercher à faire oublier qu’il a été
battu, l’ampleur de sa défaite et même son caractère ridicule si l’on se souvient des ambitions
affichées au départ. Cela pourrait devenir un proverbe : Honteux comme un Jospin qu’un Le Pen
aurait pris. Les chiffres montrent en outre que Le Pen a peu progressé en voix, que c’est
fondamentalement Jospin qui a reculé. Mais les survivants de ce Titanic électoral ont le naufrage
triomphal. Mélenchon va jusqu’à déclarer qu’on a volé la victoire au PS ! Faut-il dissoudre le
peuple ? Instruire contre lui ? Envisager, là encore, des mesures de rééducation et peut-être de
coercition ? En attendant, le PS approuve, soutient, encourage, peut-être même organise les
manifestations de rue des lycéens, d’une jeunesse qui est tout de suite prête à s’engager pour des
causes généreuses, surtout s’il ne s’agit que de défiler. Que n’ont-ils été voter, quand ils étaient
électeurs ? Le vote est un acte grave, et le premier reproche s’adresse à eux-mêmes.
Les dirigeants socialistes sont extraordinairement furieux de voir leur échapper trois choses : un
pouvoir qu’ils croyaient solidement tenir ; le peuple de gauche, qui se débine ou qui vote Le Pen ;
du même coup leur fétiche électoral, leur talisman, l’antilepénisme. C’était un bien de famille, un
héritage de Mitterrand qui résistait à tout inventaire, et voilà qu’il est chapardé par Chirac ! Le
drôle, sans avoir l’air d’y toucher, peut-être même en regrettant cette situation, ramasse la mise et
se dirige vers une élection triomphale le 5 mai, qui est pourtant le jour de la mort de Napoléon.
C’est trop injuste, c’est comme une nouvelle malversation, il devrait y avoir des juges contre ça –
et c’est ce que traduit l’étrange propos de M. Mélenchon dont le visage est plaisamment tordu par
la colère.
Transformer la défaite en victoire
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Le départ de Jospin a au moins l’avantage de renvoyer son échec au second plan et de mettre Le
Pen au centre du débat, ce qui facilite une campagne négative. Se dessine alors une nouvelle
stratégie de reconquête rapide du pouvoir, comme le cavalier jeté à terre par un cheval vicieux
veut remonter tout de suite en selle pour le mâter. Cette stratégie comporte deux volets,
alternatifs ou complémentaires suivant les circonstances. Il s’agit toujours pour le PS d’apparaître
comme la meilleure force anti Le Pen, celle qui pousse l’abnégation jusqu’à appeler à voter Chirac
au second tour, quoi qu’il en coûte à des hommes de droiture et de conviction.
Le premier volet relève de la dénégation. La gauche élira certes Chirac, mais, en le noyant sous
des suffrages provenant de tous les horizons, elle le privera du bénéfice personnel du succès. Elle
se prépare en outre à lui dénier aussitôt tout pouvoir réel, en l’empêchant d’obtenir une majorité
aux prochaines élections législatives. L’objectif est soit de refaire la cohabitation, avec Matignon
comme objectif minimal, soit plus vraisemblablement de provoquer la démission de Chirac pour
refaire une élection présidentielle, et cette fois la gagner. Vincent Peillon explique tout uniment
cet objectif optimal.
Qu’une telle situation débouche à l’évidence sur une crise institutionnelle n’est pas pour arrêter
ces vertueux républicains. Ils en profitent au demeurant pour dénoncer à nouveau les impasses
constitutionnelles, oubliant que ces institutions viennent de donner quinze ans de pouvoir sur
vingt à la gauche. Que le PS ou toute coalition qu’il animerait ne puisse obtenir une majorité que
grâce au Front National, encore plus visiblement qu’en 1997, ne retient pas ces démocrates
intransigeants. Après tout, on récupérera du même coup la palme de l’antilepénisme. Périsse la
République plutôt que le PS !
Le second volet relève de la contestation. Il consiste à surfer sur les manifestations qui
commencent à se développer, à les soutenir quand ce n’est pas à les organiser – et l’on entend un
manifestant soi-disant « spontané» déclarer ingénument qu’il faut voter Chirac, puis le battre aux
législatives pour le forcer à démissionner. Petit perroquet ! On annonce une manifestation pour le
1er mai, jour où le Front National manifeste également à Paris. Incidents ? Violences ?
Barricades ? La responsabilité de M. Vaillant, ministre de l’intérieur socialiste d’un gouvernement
en sursis, sera lourde. La rue est là, ouverte et accueillante, et l’antilepénisme stratégique se
prépare à l’exploiter. Jospin avait annoncé que l’élection de Jacques Chirac signifiait la crise à
brève échéance. Pourquoi ne pas brusquer cette échéance ?
Il faut prendre garde aux démons que l’on réveille. Que se passerait-il en cas d’attentat contre Le
Pen ? Le climat que l’on sent poindre est celui de la violence, non plus sociétale, mais politique.
On pourrait s’inspirer du mot du Comte de Saint Aulaire, suivant lequel l’insurrection est la
noblesse du peuple. Je serais heureux de me tromper, mais quand j’observe à quel point les
dirigeants socialistes – et leurs alliés - sont prêts à tout pour rester au pouvoir ou pour y revenir
très vite, je crains qu’ils ne soient prêts à la politique du pire.
A droite, on s’interroge
La droite est quant à elle enfermée dans une logique purement institutionnelle et électorale.
Institutionnelle : au-delà de l’élection présidentielle, qui peut être considérée comme acquise, il
faut que le Président dispose des moyens de gouverner, et donc d’une majorité. Les élections à
l’Assemblée viennent télescoper ce second tour, le rattraper, presque le prendre de vitesse. C’est
dès avant qu’il faut constituer un outil électoral capable de les gagner, d’éviter le piège que FN et
PS tendent conjointement, non pas sans doute subjectivement, mais objectivement, à la droite
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parlementaire – de la même manière que, au moment de la crise de l’automne 62, la difficulté
n’était pas le référendum mais l’élection législative qui suivait.
En même temps, si cet outil électoral est constitué rapidement, il animera la campagne du second
tour, et à tout le moins sera présent à la conscience des électeurs. La victoire présidentielle
apparaîtra davantage comme celle d’une formule politique majoritaire en voie de consécration
que comme une victoire vide de sens positif, parce qu’elle ne serait qu’une victoire par déni de Le
Pen et du Front National, que chacun pourra revendiquer, à gauche comme à droite. Il est donc
urgent de trouver cette formule, mais à chaque jour suffit sa peine, elle peut quand même
attendre demain …
24 avril
Un outil électoral, politique et parlementaire pour la droite ?
Le projet d’Union en mouvement (UEM), nouvelle majorité présidentielle, est relancé. Il prend
pour l’occasion la dénomination d’UMP – Union pour la majorité présidentielle. Philippe
Douste-Blazy, Jean-Pierre Raffarin, entre autres, s’en font les chantres. L’UEM avait connu des
débuts difficiles avec l’intervention de Bayrou, à Toulouse, critiquant sur place même l’opération
et en tirant le bénéfice médiatique. Dans la conjoncture actuelle, la dynamique de l’UMP semble
irrésistible. Le RPR promet de se fondre dans l’ensemble, dont on ne sait pas encore quel sera
son degré d’intégration : plus qu’un comité pour des candidatures uniques certainement, sans
doute un groupe parlementaire commun, peut-être moins qu’un parti unique. La question clef est
de savoir qui ramassera le financement public des partis, l’ensemble ou les composantes ? Il
semble que ce doive être l’ensemble.
Seuls Bayrou et Madelin tentent de s’y opposer, et au minimum de rester à l’extérieur, mais ils
semblent peu suivis par leurs troupes, notamment par leurs parlementaires. Philippe Séguin
déclare que tout le monde se fout de l’UMP, mais tout le monde se fout surtout de ce que pense
ou dit Philippe Séguin. Bayrou a obtenu un pourcentage électoral qui lui assure le remboursement
de ses frais de campagne, de sorte qu’il conserve une certaine indépendance, à la différence de
Madelin. Il se situe dans la postérité et dans la ligne de Giscard. Celui-ci avait conservé et
développé sa capacité de nuire en maintenant à toute force l’autonomie de sa formation politique,
les Républicains indépendants, face au mouvement gaulliste. Voici revenu le temps des cactus.
Quelle est la variante de Bayrou ? Sera t-il cactus ou succulente, piquante comme l’Opuntia
leucotrita, ou nourrissante comme l’Euphorbe ? Gifle ou tarte ?
Fissures à gauche ?
Le succès rassemble, l’échec divise. C’est une constante de la vie politique. La gauche n’y
échappera pas. Dans l’immédiat pourtant, les fissures n’apparaissent pas, dans la mesure ou
subsiste un espoir de remporter les élections législatives. François Hollande, investi capitaine de
route du PS, n’est pour l’instant contesté par personne. On assiste même à la perspective d’une
candidature unique de la gauche, PS, Verts, PCF. Pourrait-on aller au-delà, quelques surgeons
trotskistes ? Cette formule évoque davantage le Cartel des Non, qui rassembla tous les partis
opposants à de Gaulle à l’automne 62 qu’un retour à une union de la gauche modèle 1972 ou
même modèle 81. Même si elle doit s’appuyer sur un embryon de programme commun, elle sera
plus défensive qu’offensive, plus tactique que stratégique. Elle vise à constituer un pôle
d’attraction plus puissant que l’UEM et le FN, pour bénéficier des triangulaires.
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Sur le fond cependant, des lignes de fracture se dessinent au sein même du PS. Les fabiusiens
déjeunent ensemble, et prennent date. Ils seront exemplaires jusqu’au 16 juin. Après, on réglera
les comptes. Pierre Bergé, relayant Roland Dumas, souligne publiquement les faiblesses du
candidat Jospin. Quelques élus socialistes indiquent qu’ils voteront blanc au second tour, en
désaccord avec la ligne. Jospin pour sa part n’a rien dit. Peut-être ressent-il quelque amertume à
l’égard de ceux qui l’ont mal conseillé, ou insuffisamment aidé. Son retrait immédiat de la vie
politique est un signe. Sa déclaration du 22, devant ses amis, est ambiguë : « Le choix est difficile. Je
ne veux pas peser dans un sens ou dans un autre. Réfléchissez y bien. Essayez d’être dans la réalité, pas dans les
mythes ». Il faudrait décoder.
Mauvais perdants
Que l’union provisoire de la gauche soit avant tout négative, on le mesure dans son attitude à
l’égard de Chirac. Les qualificatifs qui adornent le ralliement autour de sa candidature sont
instructifs : ripou, délinquant, escroc, supermenteur, et des meilleurs. Qu’en pense le juge
Halphen, qui appelle à voter pour lui ? Le plus doux est encore « plus mauvais président de la Ve
République ». Montebourg déclare le soutenir comme la corde soutient le pendu. Ces habiles, ces
moralistes machiavéliques se refont une vertu sur le dos de Chirac, eux qui ont supporté
Mitterrand pendant quatorze ans.
Ils font penser à ces marchands d’armes qui jouent sur les deux tableaux, au Basil Bazaroff de
l’Oreille cassée. Ils alimentent d’un côté Le Pen en arguments - il lui suffit de reprendre insultes et
anathèmes lancés contre Chirac par ceux même qui votent en sa faveur, pour mettre en lumière
l’inconsistance et la fragilité de son électorat. Ils alimentent d’un autre côté Chirac en voix. Ils
visent ainsi à cumuler les bénéfices, à affaiblir l’un par l’autre et si possible à ramasser la mise aux
législatives. Ah, les braves gens !
Pas de débat
Hier soir dans son premier grand meeting à Rennes, Chirac se drape dans une posture
républicaine, gardien des grands principes, vestale des grandes valeurs. On ne discute pas, on ne
débat pas avec l’extrémisme, l’intolérance, la xénophobie, etc .. Il est clair que cette intransigeance
morale est un choix politique. A vrai dire, ce débat, attendu et usuel avant le second tour, point
culminant de la campagne, était pour lui un piège. S’il s’agissait d’un face à face, suivant la
formule habituelle, il risquait de s’exposer à l’agression verbale, l’insulte, à la reprise de tous les
qualificatifs dont la gauche abreuve celui qui est désormais son candidat. Sa fragilité est évidente.
Le Pen est un redoutable debater, il ne fait pas dans la dentelle. Il refuse au demeurant un débat à
l’américaine, dans lequel chaque candidat répond séparément aux questions posées par un
médiateur.
Chirac est donc en zugzwang, cette position aux échecs où l’on doit jouer, mais où l’on ne peut
jouer qu’un mauvais coup. Accepter le débat l’expose d’une part à de pénibles avanies, l’oblige
d’autre part à se situer de façon précise. Le refuser permet à Le Pen de le traiter de capon, de
dénoncer la dérobade et la parodie démocratique. Fabius lance aussitôt une petite perfidie,
manière de se mettre en bouche. Il souligne la dérobade du candidat qui se sent en situation
d’infériorité. C’est méchant, ce n’est pas faux. L’opinion risque en outre d’être frustrée et déçue.
En revanche, Chirac conserve le statut de candidat œcuménique, de fédérateur de l’antilepénisme.
Son intérêt est d’en dire le moins possible avant l’élection, de se borner à une langue de bois
républicaine – et il est un spécialiste reconnu des lieux communs, des banalités emphatiques. Ce
soir sur France 2, il justifie laborieusement son refus par quelques phrases vides. Au passage, il
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récupère les manifestations lycéennes qui se développent, en soulignant qu’elles expriment
l’inquiétude légitime de la jeunesse devant la montée de l’extrême-droite. Puis, en fin d’émission,
il regrette, à propos d’autre chose, l’absence de culture du dialogue en France … Il y a un
monologue bien oublié de Jacques Dufilho, prononcé d’un ton solennel et sentencieux, avec la
mâchoire qui convient, à la gloire de la France. Il m’en revient des bribes, il faudrait le retrouver :
« Tout est perdu, il nous reste l’honneur … nos cathédrales … et nos forêts ! ». L’unanimisme, c’est pour le
second tour, l’UMP, ce sera pour les législatives.
Plus largement, ce refus du débat organisé et codifié est symbolique d’un plus large rejet de toute
forme de discussion, à la limite de toute forme d’expression du Front National. Ainsi, Le Pen est
empêché de prendre la parole devant le Parlement européen et la conférence de presse qu’il se
proposait de tenir promet de se transformer en manifestation contre lui et doit être annulée. Il est
vrai qu’il peut en retirer le bénéfice de la victimisation. Les talk shows organisés à la télévision, on
l’a vu, se passent sans que ses partisans se fassent entendre.
Ici encore, il ne s’agit pas d’approuver Le Pen en quoi que ce soit. Non seulement je ne suis pas
tenté de voter pour lui, mais encore je ne le ferais à aucun prix ni en aucune circonstance. La
France peureuse, étriquée, racornie, archaïque qu’il défend n’est pas la mienne, avec ce qu’elle
véhicule même s’il s’en défend – idéologie de Vichy, racisme, xénophobie, antisémitisme. Mais
de deux choses l’une : ou bien on interdit son parti et considère sa candidature irrecevable ; ou
bien il est traité sans discrimination et ne relève que de la loi commune. Il faut réfuter ses thèses,
combattre ses propositions. Pour cela il faut les laisser s’exprimer, et démontrer leur inanité. Il
tire en réalité bénéfice de l’ostracisme qu’on lui impose. Il lui donne le profil avantageux de la
victime qui est en même temps un rebelle, celui que rejette le système pour des raisons obscures.
Je tenais voici trente ans le même raisonnement à l’encontre de ceux qui diabolisaient alors le
PCF.
Pompes funèbres
Le Monde publie aujourd’hui les opinions de plusieurs intellectuels, Nicolas Baverez, Olivier
Duhamel, Yves Mény, Alain Touraine. Pas de doute, cela va mal. On a l’habitude de lire Olivier
Duhamel et Alain Touraine, penseurs organiques du PS. Nicolas Baverez est « avocat, historien et
économiste » par choix, par formation normalien, énarque et magistrat de la Cour des comptes, par
inclination aronien – il lui a consacré une importante biographie. Son article, longue rapsodie
anti-chiraquienne, s’intitule « Le chagrin, la pitié, l’espoir » - de Bernanos à de Gaulle en quelque
sorte. Le chagrin de l’économiste, la pitié de l’historien, l’espoir de l’avocat ? L’espoir, il bosse,
l’espoir. Il se lève. Pas comme l’élan, qu’on appelle, qu’on demande, qu’on attend, mais c’est
toujours pour demain. L’élan, il est le Mr Kaplan de La mort aux trousses, « Calling Mr Kaplan »,
qu’on ne trouve jamais. Yves Mény, constitutionnaliste, politiste et florentin, traite enfin de « La
double mort de la Ve République ».
Au-delà de ces articles, on a le sentiment que certains experts ne se sont approprié la
Constitution, son interprétation, son commentaire, que pour mieux la détruire. Docteurs Miracle,
ils se penchent à son chevet et ne lui proposent leurs remèdes que pour mieux l’expédier, pour
mieux introduire une VIe République qui ressemblerait comme une sœur à la IVe. Mais il est des
institutions qu’il faut tuer plusieurs fois. Si depuis les origines on rassemblait les oraisons funèbres
de la Ve, on ne trouverait aucun monument plus fleuri dans l’histoire de France. En vérité je suis
surpris de la trouver toujours en vie, je la croyais morte depuis longtemps. Je croyais même que
l’inversion du calendrier électoral devait la ramener à la vie, la remettre à l’endroit en rétablissant
la prééminence du Président.
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A en croire certains, c’est maintenant l’élection présidentielle qu’il faudrait supprimer. Au fond, ils
préfèrent la Ve morte dès lors que Jospin n’est pas élu. Elle ne reprend des couleurs à leurs yeux
que si elle s’habille de rose. Sinon, elle n’est pas digne de vivre. Allons, allons, la Ve en a vu
d’autres, et je gage quelle saura retomber sur ses patounes, comme lors de la guerre d’Algérie,
après la crise de l’automne 62, celle de 68, le départ du général de Gaulle en 1969, deux élections
présidentielles anticipées, la grande alternance de 1981, cinq dissolutions, trois cohabitations, pas
mal de révisions constitutionnelles, mineures ou majeures. Son aptitude à surmonter les crises n’a
d’égale que sa capacité à décontenancer – et à démentir - les commentateurs.
25 avril
Coup de roulis
La campagne semble avoir pris un rythme de croisière, en attendant ces tournants que pourraient
être les manifestations anti-Le Pen organisées pour samedi, et surtout la journée du Premier mai,
où doivent cohabiter à Paris deux défilés, celui du Front National, celui des opposants. Les partis
de droite se tiennent à l’écart, la CGT, FO veulent s’en dissocier, mais les forces politiques de
gauche y seront abondamment présentes. Quant aux manifestations lycéennes dites spontanées,
qui entretiennent la flamme en attendant la suite, elles se poursuivent.
Parallèlement, les camps s’efforcent de renforcer leur unité. A droite, ce sont les pressions sur
Bayrou et Madelin pour qu’ils rejoignent l’UMP, émanant de leurs propres formations. A gauche,
ce sont les pressions sur Jospin pour qu’il se prononce clairement pour le second tour. Son
attitude intrigue certains. Non seulement il n’a pas pris position sur ce vote, mais encore il a
conseillé aux ministres de se tenir à l’écart des manifestations, ce que certains n’apprécieraient que
modérément. Peut-être éprouve t-il de la sollicitude pour son ami Daniel Vaillant, Ministre de
l’Intérieur, qui a la tâche difficile de canaliser les défilés, en attendant les cortèges du 1er mai. Sans
doute éprouve t-il de la répugnance à appeler au vote pour Chirac. C’est beaucoup lui demander.
Celui qui aurait pronostiqué voici seulement une semaine que Jospin serait pressé par les siens de
se prononcer en faveur de Chirac pour le second tour aurait passé pour un débile profond ou
pour un plaisantin, au choix. Comme disait mon Maître René de Lacharrière, en France, tout peut
arriver à tout moment – et il peut aussi ne rien se passer. Haute leçon de science politique. Que
sera le second tour ? On observe une récente modestie des sondeurs, mais gageons qu’on va les
voir reparaître, oublieux de leurs mécomptes et habiles à capter de nouveau l’attention.
Simplement, l’opinion est en garde, et il est peu probable cette fois que les sondages renforcent
l’abstention.
La pression collective pour la participation au scrutin est très forte. Il sera très intéressant
d’observer le nombre de votes blancs ou nuls, qui pourraient traduire le refus d’électeurs de
gauche, ou d’extrême gauche, de se rallier à un candidat qui, même fédérateur de l’antilepénisme,
reste le héraut de la droite de gouvernement. Chirac tire cependant grand bénéfice d’avoir été un
cohabitant courtois et dans l’ensemble passif, car l’ambiguïté de sa position est déjà inscrite dans
les esprits de façon constructive.
Le Pen et ses trophées
Pour Le Pen, le second tour est évidemment délicat. Il risque de dévaler la pente si rapidement
gravie. La campagne est déjà difficile. Comment tenir des réunions publiques dans un climat aussi
hostile ? Les troubles lui seront aussitôt imputés. Il a intérêt à laisser défiler les manifestants sans
cible concrète, que le désordre éventuel soit imputé à son adversaire. Quant à ses interventions
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audiovisuelles, instrument presque exclusif de sa présence, que peut-il ajouter à son propos
antérieur ? Le tout dénonciation, le tout immigration, c’est tout de même très court. Il n’est en
rien préparé à l’exercice du pouvoir, qu’il est un opposant, un provocateur, un trublion né, en
aucune façon un homme d’Etat et encore moins de gouvernement. Son programme est indigent
– chasser les immigrés, sortir de l’Europe - ses équipes inexistantes. Condamné à une campagne
négative, il a simplement repris à son compte la fonction tribunicienne longtemps occupée par le
PCF – coaguler des mécontentements multiples par un discours radical qui dénonce, accuse,
invective, et par là même venge, dans l’impuissance concrète.
Il est vrai qu’il est devenu le moteur immobile de la vie politique française, dans la mesure où les
changements se définissent et s’organisent par rapport à lui, sans qu’il bouge. Je ne parviens pas
pour autant à voir en lui, en sa personne, un danger sérieux. Il jouit avant tout d’être le centre de
l’attention, et en même temps s’en contente. Il n’aime que lui, et s’il peut jouer au chef dans le
cercle de ses fidèles, il est heureux. Au fond, on peut distinguer deux images de lui, l’une plus
bénigne, l’autre inquiétante.
La première est celle de la faluche, d’un gros égocentrique, ancien agitateur du Quartier Latin,
homme de brasseries, de beuveries et de brailleries, de rodomontades et de monômes, de
bagarres et de petits matins à la gueule de bois, dans une tradition aujourd’hui disparue, celle du
folklore étudiant. Les paillardes, bien obsolètes, traitaient les femmes comme des objets, des bêtes
à plaisir et scandalisaient les bien pensants. Le discours anti-immigration tient sur un autre
registre le même emploi, celui de la transgression, qui exorcise la peur.
La seconde est toujours celle d’un béret, mais du béret rouge de parachutiste tortionnaire, au
moment de la guerre d’Algérie. On l’accuse d’avoir personnellement torturé, ce qu’il nie farouchement. [Il a
reconnu avoir alors torturé, comme] Il a déclaré qu’il croyait à l’inégalité des races. Il donne au
surplus le sentiment de toujours tenir un discours codé, dans lequel l’implicite, le sous-jacent
importent plus que l’exprimé. Procès d’intention ? Mais il joue lui-même de l’équivoque,
l’entretient à plaisir, joue au fanfaron de crimes, cherche toujours des couvertures plutôt qu’il
n’apporte des démentis convaincants. La torture ? N’était-elle pas approuvée, couverte par des
gouvernements, des ministres socialistes, Mollet, Lacoste ? L’infériorité des colonisés ? Jules
Ferry, Jaurès l’avaient déjà dit, que l’on n’accuse pas. Je ne suis pas plus raciste que Tony Blair, etc
.. Fondamentalement, il vit dans le passé, il incarne l’archaïsme de thèses et de conduites que la
morale réprouve et que l’histoire a condamnées.
Ce côté archaïque, on le retrouve par exemple lorsque, singeant ses adversaires, on le voit
parcourir une pièce à grands pas en criant « Le Pen au poteau ! ». L’expression fit florès dans les
années trente, et jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie – Mendès au poteau, de Gaulle au poteau,
Salan au poteau … Aujourd’hui on ne l’emploie plus, fort heureusement, elle sent la haine et la
guerre civile. On se contente de dire « Machin, salaud, le peuple aura ta peau », formule inventée
contre Michel Debré dans les années 70. On mesure le progrès. Poujadiste, Algérie française,
OAS, jusqu’à aujourd’hui Le Pen symbolise de dernier stade des causes perdues, celui où elles
deviennent furibardes et grotesques. Il peut encore mordre mais il est voué à l’échec.
Alors bien sûr, son entourage, ses électeurs, ses idées. Il est probable que dans son entourage
figurent des hommes plus dangereux, plus résolus, aux convictions mieux articulées, qui
travaillent à plus long terme. La dissidence mégretiste en a éloigné beaucoup. Or Mégret et les
siens, en dépit de leur ralliement précipité, semblent tenus en lisière. Gollnish, vraisemblable
successeur, est sans doute un tribun, mais il n’a prospéré qu’à l’ombre du chef. Les autres restent
le plus souvent dans l’ombre, et c’est probablement ce qu’ils ont de mieux à faire : ils gagnent à
ne pas être connus.
61
Quant à ses électeurs, même si l’on observe une répartition géographique plus forte dans les
régions frontalières, même s’ils comptent nombre de jeunes votants, ils sont très divers. Aux
fidèles s’ajoutent des mécontents d’origines multiples, dont la constance n’est nullement garantie
pour le second tour. Certains ne voulaient pas cela, le succès du candidat a dépassé leurs attentes,
ils ne récidiveront pas, du moins pas cette fois ci. Peut-il capter de nouveaux votes,
abstentionnistes voire mécontents qui avaient fait un autre choix ? Possible, vraisemblablement
marginal.
Restent les idées, ou plus exactement les rejets, les frustrations, les peurs qu’il exprime. Il faut
clairement les désamorcer, les combattre. Mais l’excommunication, les slogans, les discours de
haine personnelle sont-ils le meilleur moyen ? Ils relèvent d’une réaction aussi simpliste que celle
qu’on lui reproche. Lutter contre Le Pen avec les moyens de Le Pen est une forme de succès
pour sa vision de la politique et du monde. En d’autres termes, il est à mes yeux futile de lui
retirer le droit d’expression, ou de manifester contre lui dans les rues à l’occasion d’une élection.
Il suffit de l’écraser dans les urnes.
La question sérieuse est pour un peu plus tard, pour les législatives. Il est clair qu’il disposera
d’une réelle capacité de nuire, en raison d’un nombre important de triangulaires prévisibles.
Chacun sait que l’incertitude électorale est polarisés sur ce point. Sa résolution ne dépend pas
cependant de Le Pen. On peut présumer qu’il cherchera à faire le plus de tort possible à ses
adversaires, faute de pouvoir obtenir une majorité pour son compte. La configuration ne sera pas
connue, dirait M. de la Pallice, avant le premier tour, c’est à dire avant le 9 juin. Il peut créer les
conditions d’une nouvelle cohabitation, si la gauche est électoralement majoritaire ou d’une
recomposition de la vie politique si personne n’obtient de majorité parlementaire.
Mais Le Pen n’est nullement maître du jeu. Ce sont les autres formations politiques d’abord, les
électeurs surtout, qui décideront. Pour ma part, j’ai toute confiance dans les électeurs, beaucoup
plus mesurés et responsables que la plupart des hommes politiques, pour éviter le retour d’une
cohabitation qui risquerait fort de déboucher sur une crise. « On aime les Batignolles quant on est
Parisien ; on aime les gondoles quand on est Vénitien ; on aime l’Acropole quand on est Athénien ; on aime le
Tyrol quand est Tyrolien ; on aime les si bémol quand on est musicien », chantait Milton avant la guerre, ce
qui ne nous rajeunit pas. On a confiance dans la démocratie quand on est démocrate !
26 avril
Postures
Le choc de la défaite de Jospin est en train de passer, mais son retentissement et ses
conséquences s’amorcent à peine. Cette défaite est fondamentalement ridicule, et le PS doit à
toute force le faire oublier, car en France le ridicule tue. On la joue donc dramatique, presque
tragique. C’est Mélenchon, à la sortie du dernier Conseil des ministres du 24 avril, qui se dépeint
avec ses collègues, « tristes comme des pierres ». Vite, un lacrymatoire pour M. Mélenchon !
Détourner l’attention vers le grand méchant loup - Le Pen - et le grand menteur - Chirac - peut
aussi y contribuer. Assassins et voleurs, tel était le titre du dernier film de Sacha Guitry. Le PS, lui,
est d’une pureté de lin blanc, et ses positions éthiques laissent intactes ses chances de l’emporter à
l’Assemblée, c’est du moins Laurent Fabius qui le dit.
Mais enfin, quand on pense que la gauche l’avait emporté en 1902 ! Le PS survivra t-il en 2005,
un siècle après sa fondation ? Comme il a été infidèle aux promesses de Jaurès ! Jacques Delors
en 1995 regrettait que l’ascenseur social ne fonctionne plus. Le PS ne l’a pas remis en
62
mouvement. A vrai dire c’est 1968 qui l’a tué, en détruisant l’Université et la promotion sociale
qu’elle permettait de réaliser. On est revenu à la loi de l’hérédité sociale, on a institutionnalisé la
fracture sociale – chacun dans sa classe et l’inégalité pour tous. Et l’on s’étonne que les électeurs
ne soient pas enthousiastes à l’idée d’accélérer les carrières de Mmes Aubry, Guigou, Royal,
Touraine, ou de MM. Bartolone, Hollande, Moscovici, Peillon, Strauss-Kahn, entre autres.
De son côté Chirac a gagné l’empyrée des grands principes, il aspire l’air des cimes. A son
meeting de Lyon, au passage meilleur que la prestation télévisée de la veille, sont convoqués
d’urgence : la République, les valeurs démocratiques, les droits de l’homme, la tradition
humaniste, nos enfants. Ils sont là, un peu essoufflés, un peu poussiéreux, mais toujours souples,
flexibles et prêts à l’emploi. En même temps Chirac incarne parfaitement le Président de la
République modèle 1958, dont la mission est définie par l’article 5 de la Constitution : « Le
Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement
régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'Etat. Il est le garant de l'indépendance nationale, de
l'intégrité du territoire et du respect des traités ».
L’ironie est que cette mission définit parfaitement la posture du cohabitant, qu’elle le libère de
tout programme majoritaire ou partisan – cela, ce sera l’affaire des législatives - alors qu’il n’aura
vraisemblablement pas à cohabiter. En 1995 à l’inverse il avait défini un programme de majorité
et s’est rapidement trouvé contraint de cohabiter … L’art politique relève de la marine, non pas
même à voiles mais à rames. Comme l’écrivait Richelieu, « gagner le but comme les rameurs, en lui
tournant le dos ».
Spéculations
Il est au moins une décision partisane que Chirac devra prendre dès le 6 mai – nommer un
Premier ministre. Il observe à cet égard de Conrart le silence prudent. On parle cependant pour
lui, et en cet instant Sarkozy tient la corde. Il incarnerait, disent ses partisans, une droite affirmée,
sans complexes, réformiste et moderniste dans la fermeté, propre à répondre aux attentes des
électeurs qui se sont détournés d’un centrisme par trop mollasson. Le soir du premier tour, on a
noté que Sarkozy était calme et résolu, tandis que Raffarin, autre favori, paraissait plutôt nerveux,
les deux à contre-emploi. Rufenacht, maire du Havre et directeur de campagne du candidat, passe
pour l’outsider qui monte, avec son allure de Couve de Murville chiraquien. On ne sortirait pas du
protestantisme, ce qui ne serait pas pour me déplaire.
Mais Sarkozy ? A t-il effacé l’image de l’arrivisme agressif, du balladurisme opportuniste ? N’est-il
pas trop Neuilly – Auteuil - Passy pour des élections qui seront essentiellement provinciales ? De
ses yeux immenses et liquides, il regarde le pouvoir comme un enfant une tartine de confitures. Il
faut cependant le laver de l’image de trahison qui lui colle à la peau. Fidèle de Chaban, il n’a
jamais été un homme de Chirac. Il pouvait à l’inverse estimer, en soutenant Balladur, qu’il lui
rendait la monnaie de sa pièce après le coup de Jarnac de 1974 qui accéléra l’effondrement de
Chaban au premier tour des présidentielles.
Pour Le Pen, à défaut de sondages, anticipations, calculs et défis vont leur train. Lui-même estime
que moins de 30 % de suffrages au second tour « ne seraient pas un succès ». Mégret hausse encore
la barre, en déclarant que s’il n’obtient pas 40 % ce sera un échec. Il s’est rallié, mais entend
conserver toute liberté pour les législatives. Là encore, la corde soutient le pendu. Dans Lucky
Luke contre Joss Jamon, maître ouvrage de science politique, où l’on voit une bande prendre le
contrôle d’une ville, il est un personnage, Pete l’indécis, qui change de camp au gré des
circonstances. Quel rapport avec Mégret ? Je me demande.
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Précisément, pour les législatives, Le Figaro du jour se lance dans un exercice risqué. En
transposant les résultats du premier tour des présidentielles, il anticipe comme possible une
nouvelle défaite magistrale du PS. Il pourrait n’être présent au second tour des élections à
l’Assemblée que dans moins de cent cinquante circonscriptions sur près de six cents en
métropole. Voilà qui est bien loin des espérances exprimées par les dirigeants socialistes, qui
voudraient tout de suite remonter à cheval. Voilà qui, indépendamment des bases parfaitement
aléatoires de l’exercice, est politiquement plausible – mais médiatiquement maladroit.
27 avril
Un souvenir, un regret
Voici trente trois ans, de Gaulle perdait son ultime référendum et quittait le pouvoir. Il avait
observé dans sa dernière allocution que, quelque soit le résultat, l’avenir appartenait à « l’armée de
ses partisans » - manière de dire que le choix était entre Pompidou et lui. Formule
rétrospectivement équivoque, parce que, s’il est maintenant embaumé parmi les grands mythes de
l’histoire de France qui suscitent une juste révérence, la foi, le message ont disparu. Chirac a
participé à ses gouvernements, Le Pen se réclame de lui, comme, sur un autre plan, Régis Debray.
Mais ce culte est purement rituel. N’importe, sa mémoire est comme une vigie. Il est l’une de ces
masses de granit qui, même de façon inconsciente, maintiennent et renouvellent l’identité
nationale.
L’anti 68
Puisqu’on en parle, le succès électoral de Le Pen est une sorte de mai 68 à l’envers. Le premier
tour a clôturé, avec la défaite de Jospin, un cycle ouvert en 1981, qui a donné quinze ans de
pouvoir à la gauche socialiste soutenue par les communistes. Le deuxième tour, la présence de Le
Pen, provoque quant à lui la même émotion, donne le même sentiment de secousse imprévue et
brutale du système politique et institutionnel que mai 68. Imprévue, quoique certains – dont je ne
suis pas – l’aient pressentie. On a beaucoup évoqué dans la presse le fameux article de Pierre
Viansson-Ponté dans Le Monde en février 1968, « La France s’ennuie », rétrospectivement
prémonitoire. En 2002, toutefois, tout se passe de façon inversée.
Mai 68 s’est amorcé dans la rue, à Paris, en dehors de toute échéance régulière. Il a été animé par
des groupuscules puis des manifestations étudiantes qui récusaient les procédures électorales –
« élections piège à cons ». Il exprimait une vague aspiration révolutionnaire, mélange de surréalisme,
d’anarchisme, de maoïsme et de trotskisme. En profondeur, il était le surgissement politique et
sociétal d’une génération qui récusait les contraintes, les disciplines, voulait jouir sans entraves et
considérait l’avenir avec gourmandise. Il se déroulait dans une période de croissance et de
prospérité. Les dirigeants s’affichaient, s’exhibaient, d’une jeunesse insolente et éclatante.
Aujourd’hui la contestation est menée par et dans les urnes, de façon purement électorale, elle est
d’inspiration réactionnaire ou passéiste, elle est provinciale, elle traduit une demande d’autorité,
de répression, de châtiments, et ses troupes se réfugient dans l’ombre des isoloirs. Elle fait suite à
une longue période de difficultés économiques, elle exprime la crainte de l’avenir, le repli, et ses
leaders sont loin de donner l’image de la jeunesse.
On pourrait poursuivre par un parallèle entre leurs deux figures dominantes, Cohn-Bendit et Le
Pen, qui en marquerait la parfaite opposition. Les différences personnelles sont trop évidentes
pour qu’on y insiste. Les méthodes sont également aux antipodes. L’arme de Daniel Cohn-
64
Bendit, symbole d’une génération cosmopolite, était la dérision, menée de façon très efficace,
mais celle des idées ou des mœurs, pas celle des hommes – quoique « les crapules staliniennes » .. Le
propos était en réalité grave. Il plaçait la France à la pointe d’une contestation plus générale qui
secouait le monde occidental.
L’arme de Le Pen, incarnation d’un nationalisme hors d’âge, est davantage le sérieux voire la
dramatisation, en même temps que l’invective et l’insulte personnelles. Et cependant Le Pen est
dérisoire. Le triste dans cette affaire est même qu’elle est dérisoire. La gravité de Le Pen, son
emphase sont ridicules. Il évoque le personnage de Jacques Villeret, le frère débile du Fuhrer, qui
chante dans Papy fait de la résistance : « Non, je n’ai pas changé » à la manière de Julio Iglésias. En
l’occurrence et dans cet esprit, Jacques Chirac ressemble davantage à Super-Résistant qu’à
Supermenteur.
La résolution de la crise ouverte en 1968 est passée par un retour aux urnes, par une
relégitimation des procédures électorales. Aujourd’hui, l’échec de Jospin conduit certains à douter
des élections, et même s’ils appellent à voter au second tour, c’est dans la rue qu’ils crient « Tous
aux urnes ! ». Si par une circonstance que l’on n’ose imaginer Le Pen était élu, gageons que l’on
assisterait à une contestation violente de l’élection, que la parole serait à la rue et à la rue seule.
En 1968, pour sortir de la crise, de Gaulle annonça le 24 mai un référendum. Il fut violemment
contesté dans la rue. C’est Pierre Mendès-France qui proclama : « Un plébiscite, cela ne se discute pas,
cela se combat ». Aujourd’hui la gauche appelle à faire du second tour un référendum anti-Le Pen.
En 1968, les gaullistes étaient perçus comme l’incarnation de la réaction. En 2002 l’avenir de la
démocratie a pour nom Jacques Chirac. Enfin, c’est une élection à l’Assemblée qui a permis la
sortie de mai 68, après l’abandon du référendum remplacé par une dissolution. En 2002, c’est une
élection présidentielle ordinaire qui a fourni l’occasion de la crise actuelle. C’est elle aussi qui
apporte la solution.
Quelques points de ressemblance toutefois, pour autant que l’on puisse anticiper le résultat du
second tour : le retournement de l’opinion, un rejet initial des forces politiques officielles qui se
transforme en leur consolidation finale ; un gaullisme partisan que l’on croyait usé, et qui trouve
par là une occasion de se régénérer ; une gauche parlementaire qui croyait à ses chances et qui se
trouve éloignée du pouvoir … Mais sur ce dernier point il faudra attendre le résultat des
législatives.
28 avril
Campagne fatigue
Cette campagne est trop longue. Il aurait été préférable d’en finir dès aujourd’hui, sans attendre
une semaine supplémentaire qui ne peut rien apporter. Elle sera inutile ou dangereuse. Inutile
parce que les positions sont désormais fixées. On sait qu’il n’y aura pas de débat. Jospin a fait
savoir par un simple communiqué, après que les camarades lui ont tordu le bras, qu’il fallait faire
barrage à l’extrême-droite. Il s’est abstenu de nommer l’heureux bénéficiaire. Il a ajouté qu’il
n’avait aucune illusion sur le choix offert. Alors quoi ? Serait-il en réalité proche d’Arlette, qui
refuse d’appeler à voter Chirac, au contraire de Besancenot ? Estime t-il qu’il faut ménager Le
Pen pour préserver les chances de la gauche aux législatives ?
65
Ce dernier hausse les enchères, puisqu’il affiche désormais une ambition électorale qui va de 40 à
51 %. Il profite de la discrétion des sondages, qui permet toutes les allégations. Ils ressortent au
demeurant opportunément à la suite de cette déclaration, pour refroidir un peu les esprits. Mais
sont-ils crédibles ? La semaine à venir peut aussi être dangereuse, à cause des manifestations qui
vont la jalonner. Jusqu’à présent, rien de grave. Mais le premier mai, avec ses cortèges
antagonistes, notamment en fin de matinée entre la rive droite et la rive gauche, promet d’être la
journée de tous les dangers. Ou encore le 2, avec la seule réunion publique de Le Pen à Marseille,
qui pourrait être éruptive.
Vu d’ailleurs
La presse étrangère est égale à elle-même dans l’ironie vengeresse ou méprisante. Elle n’a pas
nécessairement tort. Ce gouvernement a un peu trop joué les donneurs de leçons à l’encontre des
autres, de l’Autriche ou de l’Italie notamment, comme si la France pouvait se poser en parangon
de la démocratie, en gardien sourcilleux des droits de l’homme en Europe. Il n’est pas mauvais de
balayer devant sa porte. De la même manière, tous ceux qui se précipitent pour soulager les
misères lointaines, ONG, belles âmes, auraient aussi pu s’intéresser à ce qui se passait en France,
à l’abandon matériel et moral auquel sont voués tous les laissés pour compte dans notre pays. Il
ne s’agit pas de se replier sur soi-même, d’être indifférents au monde extérieur. Il s’agit de
s’occuper aussi de ce dont est d’abord responsable, et dont on aura à rendre compte.
Dans les commentaires extérieurs, une juste comparaison faite par un journaliste du Herald, entre
Jospin et Al Gore, lui aussi installé, compétent, soutenu par l’establishment, promis à la victoire,
mais lui aussi raide, robotisé, maladroit - et battu sans gloire. Dans le Times, un article intéressant,
relevé par Le Figaro : « Pourquoi nous haïssons les Français ». Air connu – mais aussi humour
britannique, car l’article se retourne. Après avoir expliqué que la France était décidément
corrompue, renégate, moyenâgeuse, l’article conclut que ce pays connaît malgré tout des services
publics et une qualité de vie supérieurs à ceux du Royaume-Uni. La haine est d’abord une
jalousie. Cette manière élégante de relativiser les critiques et de désamorcer leurs excès leur donne
encore plus de poids.
Les Dupondt de LCI
Il est un couple réjouissant de commentateurs, qui occupe régulièrement l’antenne de LCI.
Claude Imbert et Jacques Julliard font connaître leurs opinions et débattent de la chose publique.
Le premier est censé exprimer une sensibilité de centre-droit, l’autre de centre-gauche. Comme ils
font un peu club du troisième âge, ils compensent ce que leur apparence peut avoir de désuet par
une allure jeune, des vêtements décontractés et colorés. Mais ils n’ont pas rajeuni le ton,
volontiers sentencieux, ni le propos, Louis-Philippard. Comme un vieux couple, ils composent un
numéro de duettistes où l’on ne parvient plus à les distinguer, même si Imbert serait plutôt le
piano et Julliard le violon : « Je trouve que .. Je dirai même plus .. Oui, au fond, vous avez raison .. Il faut
toutefois observer .. Sans doute ». Ils regrettent le temps où des notables éclairaient un peuple obtus et
indocile, qui votait suivant leurs conseils et les plébiscitait. Décidément, le monde n’est plus ce
qu’il était.
29 avril
De Trotski à Jules Romains
Ce bon Edwy Plenel, un sourire engageant de tonton-gâteau dans la moustache, cite désormais
Péguy plus volontiers que Trotski. Il suggère ce matin, toujours sur LCI, qu’une nouvelle majorité
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pourrait rassembler les hommes de gauche et de droite « de bonne volonté », tous unis contre Le
Pen. Après Péguy, Jules Romains ? L’alliance de Jallez et de Jerphanion ? Il est émouvant de le
voir découvrir tardivement les bons auteurs. Mais le personnage de Jules Romains, ce n’est pas
Chirac, c’était Pompidou. Chirac, lui, ce serait plutôt Alexandre Dumas – Monte Christo peutêtre ? On verra.
En toute hypothèse, le propos n’est pas littéraire. Il est signe d’une évolution du Monde, qui n’a
jamais aimé être au nombre des perdants. On peut y voir une manœuvre politique alternative.
Première branche, on tend à favoriser une nouvelle cohabitation au profit d’une gauche
relégitimée et rendue bénigne par son soutien à Chirac. La cohabitation … Il faudra y revenir au
moment de la campagne des législatives. Deuxième branche, on mendie discrètement quelques
postes ministériels pour une gauche méritante … Il est décidément dur d’abandonner le pouvoir.
Il serait pourtant mieux de le quitter avec dignité, comme a su le faire Lionel Jospin, de ne pas
trop demander à quelqu’un dont on a systématiquement abaissé la fonction, insulté la personne,
que l’on a soumis à un feu roulant d’attaques personnelles et dont on semble maintenant attendre
la mansuétude.
Oisive jeunesse, à tout asservie
Le PS ne doute de rien. Premier exemple : après l’échec de Jospin, il a mis en cause le suffrage,
proclamant ce résultat injuste. Contester le suffrage universel, c’est ce qu’il ne faut jamais faire.
Mitterrand, plus sage, répétait lors de ses échecs : « Le suffrage universel est notre loi ». Chirac en 97 a
avalé le résultat, a subi ses conséquences d’une humeur égale, n’a émis aucun commentaire, ne
s’est jamais plaint – d’où sa réélection. Maintenant, le PS se prépare à demander à des électeurs
inconscients et ingrats de lui donner une nouvelle majorité …
Deuxième exemple : huit jours après la déroute, il a de nouveau le verbe haut. Vincent Peillon
reproche à la droite de ne pas s’activer dans les manifestations contre Le Pen, qui se poursuivent.
Il observe que le PS fait tout le travail. Il suggère ainsi une vague complicité, à tout le moins une
coupable passivité de la droite, manière de s’attribuer le mérite du résultat de dimanche prochain.
Mais, comme le fait observer Juppé, avec qui je suis pour une fois d’accord, ces manifestations
répétées sont incongrues, car le problème se posera dans les urnes et non dans la rue.
Incongrues mais intéressées, car le PS, en soutenant voire en organisant ces manifestations – il
escompte que les étudiants, jusqu’à présent en vacances, vont relayer les lycéens – en espère un
avantage pour lui seul. Il cherche à se refaire une jeunesse en mobilisant la nouvelle génération
par l’entremise de la FIDL ou de l’UNEF, à se ressourcer dans le peuple lycéen sur le modèle de
ce qu’il a réussi en 1986 contre Devaquet, préparant la « génération Mitterrand » de 1988. Pauvres
participants, gonflés de l’importance qu’on leur accorde soudainement, ignorants de l’histoire,
qui apprennent simplement à marcher au pas, au pas des défilés, au pas des manifestations,
réduits à de maigres slogans et à une idéologie primaire.
Les bénéfices électoraux peuvent survenir avec les législatives, et plus probablement en 2007,
avec la présidentielle suivante. Un résultat immédiat est d’entretenir une culture politique
purement négative, celle de la contestation, de la grève hors de toute règle, de se définir
uniquement en s’opposant. Il n’est pas surprenant dans ces conditions que l’exercice du pouvoir,
quelle qu’en soit la tendance, débouche sur un jeu de massacre, et que l’instabilité des majorités
soit désormais la norme depuis vingt ans – aucune majorité parlementaire n’ayant été reconduite
depuis 1981.
Le patronat avec nous
67
Le Medef, par la bouche du Baron Seillère, exprime sa défiance à l’égard du programme
économique du candidat Le Pen. Le propos est ferme et se cantonne aux aspects économiques et
monétaires. Il rejette protectionnisme, abandon de l’Euro, sortie de l’Union européenne, il
annonce en cas de mise en œuvre chômage, inflation, diminution du pouvoir d’achat. Serge
Dassault de son côté est encore plus critique, mais de façon moins élaborée, dénonçant de façon
un peu rabâcheuse l’infantilisme et l’imbécillité de propositions comme la suppression de l’impôt
sur le revenu.
Nulle invraisemblance dans ces analyses. Reste à savoir si ces positions impressionneront la
réserve électorale des petits commerçants et artisans, guère solidaires d’un patronat qui vit dans
une économie internationale, ou des petits entrepreneurs parfois écrasés par les conditions de la
sous-traitance. Gollnish peut dauber sur ces patrons qui licencient, délocalisent, exportent leurs
capitaux, perdent l’argent de leurs entreprises, s’octroient des avantages personnels extravagants,
sont souvent des héritiers et en toute hypothèse les membres d’une caste étroite. Cela peut
conforter plus qu’éloigner une partie de l’électorat du candidat Le Pen. La critique émanant du
patronat n’ajoutera en toute hypothèse rien à l’hostilité des salariés, et la réplique digne du parti
communiste peut faire mouche auprès d’un électorat populaire. Au fond, Le Pen vise les 49 %
d’électeurs qui ont voté contre le Traité de Maastricht en 1992 – voici dix ans il est vrai.
Le front uni, l’union nationale en quelque sorte, toute la France officielle contre le Front
National, médias, églises, syndicats, intellectuels, partis, mouvements de pensée, organisations
professionnelles, ONG, sont complets. Ils sont même trop complets pour être porteurs d’avenir.
Ils laissent prévoir un second tour sans lendemain, qui ne pourra accoucher d’aucune perspective
politique claire. Quoi de commun entre ces grands patrons, les syndicats de salariés, les autorités
religieuses, les lycéens, les militants politiques de gauche et de droite, les artistes – au passage, ne
défendent-ils pas une exception culturelle qui revient à un protectionnisme de nature à leur
assurer une rente de situation ?
Ce kaléidoscope est voué à l’éclatement immédiat. Il peut au surplus accentuer la coupure morale,
le sentiment d’exclusion d’une partie des électeurs que l’on veut culpabiliser plus que l’on ne
cherche à les convaincre, ou simplement à les comprendre. Or les électeurs du Front National ne
vont pas disparaître dans l’exécration générale, ni avec eux les problèmes que soulève leur vote.
En toute hypothèse, plus que jamais l’essentiel se jouera aux législatives.
30 avril
Petits riens
Chirac, sur RTL, se réjouit de l’élan qui porte les jeunes à manifester contre Le Pen. Il poursuit
donc sa récupération de mouvements qui, à vrai dire, ne le concernent guère – au passage, les
étudiants en restent absents. Mais il ne faut pas abandonner aux socialistes de si belles proies. On
notera cependant le retour en grâce de l’élan, qui paraissait bien solitaire (voir le 12 avril). Il avait
déjà pointé une raquette auparavant, mais c’était en Corrèze, où Chirac retrouve son passé, ses
racines. La consécration est ici plus solennelle : il ne faut perdre aucun électeur. Pourquoi relever
ce genre de menus propos ? C’est que la campagne du second tour est parfaitement vide de
contenu, qu’elle se borne à l’anathème et au rejet – du rejet, mais c’est encore un rejet.
On aurait pu espérer que la présence de Le Pen allait permettre de vider l’abcès, de mettre à plat
les programmes, de sonder les reins et les cœurs des deux candidats. C’est plutôt d’un tournoi
qu’il s’agit. Sur des chevaux caparaçonnés, les jouteurs chargés de lourdes armures se précipitent
68
l’un contre l’autre avec de longues lances, et l’on ne voit que leurs étroites visières. Le Prince Noir
sera défait, la foule hurle contre lui, même Jeanne la Pucelle ne le sauvera pas. La campagne n’est
animée que par la presse, qui multiplie analyses et commentaires, sans engager non plus aucun
débat. Elle fait songer aux oies du Capitole – sauf qu’elle cacarde après la montée de la pente
fatale, et non avant. Il est vrai qu’on dit aussi bête comme une oie. Un déferlement de political
correctness a recouvert toute réflexion d’une couche épaisse.
Sur TF1 ce soir, Le Pen, toujours adepte de la théorie du complot, proclame que sa présence au
second tour est le fruit d’une manipulation chiraquienne. Craignant d’être battu en cas de duel
avec Jospin, il aurait facilité la montée d’un adversaire plus aisé à vaincre, d’une part en
accréditant ses thèmes de campagne – l’insécurité – d’autre part en dissuadant la candidature de
Pasqua, qui l’eût affaibli. Il semble ainsi donner raison à Lorrain de Saint Affrique, ancien
lepéniste excommunié : Le Pen n’aurait pas souhaité être au second tour, mais simplement
provoquer la défaite de Chirac, qui serait son obsession.
Le propos est surprenant, puisque voici quelques semaines, Le Pen accusait Chirac de tout faire
pour qu’il ne soit pas candidat ! On peut aussi y voir une manoeuvre plus habile : suggérer aux
électeurs de gauche qu’en votant Chirac ils seront doublement trompés, les encourager ainsi à
l’abstention ou au vote blanc. Le Pen, Arlette, même combat ? Dans la même veine, il s’est
déclaré économiquement de droite, socialement de gauche, nationalement français. Certains ont
voulu y voir une inspiration hitlérienne, mais lui soutient que le propos a été inspiré par le Maire
– juif précise t-il – de New York, M. Bloomberg. Là encore, on est dans la manœuvre, à vrai dire
un peu futile.
On entend beaucoup sur les médias Bruno Gollnish, davantage même que le chef, qui
s’économise et n’est au demeurant lui-même que dans la dénonciation et l’invective. Articulé,
maître de lui, éloquent, dialecticien, Gollnish paraît porter l’avenir du mouvement. Pour l’instant,
il lui faut justifier un programme qui ne paraît pas avoir vocation à être appliqué. Il est plutôt
défensif. Sur l’économie notamment, on l’entend s’abriter aussitôt derrière d’autres autorités,
Jean-Claude Martinez, jusqu’alors absent de la campagne, ou des prix Nobel favorables à la
suppression de l’impôt sur le revenu. Il est vrai qu’il ne faut pas confondre impôt particulier et
ressource ou pression fiscale. Un impôt donné n’est qu’un mode de perception de l’argent public,
il peut être supprimé tandis que son rendement sera transféré sur d’autres impôts. Là n’est pas
l’essentiel, et l’on comprend que Gollnish n’est pas crédible, que plus il raisonne moins il
convainc, plus il fait peur.
1er mai
Si seulement
Et bien, contrairement à ce que je craignais, ces manifestations se sont fort bien passées. Dont
acte. Tranquillement du côté du FN, moins suivie qu’annoncé par le chef, et semblable à ce qu’on
pouvait en attendre par le ramage, un discours rempli de fiel et de fureur. Les lieutenants avaient
été remisés au vestiaire, rien qui puisse nuire à la suprématie du candidat, dont l’anticommunisme
s’accommode d’un culte de la personnalité digne de la Corée du Nord ou de Cuba. On ne
discerne pourtant guère les exploits qui le recommandent à l’admiration publique. Festivement du
côté des défilés principaux. En dépit de leur affichage tout de dénonciation et d’hostilité, ils ont
été bon enfants, ils ont montré un visage du corps électoral digne et serein, comme il convient.
C’était plaisir de voir une France multiple et bariolée se réapproprier le pavillon et redécouvrir
son hymne, chanter, même faux, La Marseillaise. Au moins elle n’était pas sifflée comme au Stade
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de France. Si seulement c’était là un signe d’intégration, d’appartenance à une communauté,
comme on pourrait remercier Le Pen d’avoir permis cette démonstration d’identité nationale ! Ce
que la gauche n’a pu faire en cinq ans, amorcer l’intégration, faire que tous ces Français de fraîche
date revendiquent et affirment leur appartenance à leur pays, le FN l’aurait réussi. Il faudrait
grandement l’en féliciter, et admirer les effets de la dialectique. Bien creusé, vieille taupe.
Ces manifestants, détendus, paisibles, sûrs d’eux-mêmes, sans colère mais résolus, démontrent
que ce qu’il y a de meilleur dans la démocratie, c’est encore le peuple. Il était présent dans sa
diversité, non pas limité aux lycéens ou étudiants des jours précédents, et pas davantage réduit au
saucissonnage des catégories socio-professionnelles ou des revendications catégorielles. Le
découpage en plusieurs cortèges n’y changeait rien, c’est l’unité qui transcendait cette marche
tranquille, et c’est tout naturellement que les différents apports qui constituent la nation se
côtoyaient, se mélangeaient, se reconnaissaient. Ils ne demandent rien, ils ne sont candidats à rien,
ils ne font pas carrière. Une nouvelle fête de la Fédération. Pourvu que ça dure.
Bien sûr, il faut un bémol, une dissonance. On la trouve dans la présence des dirigeants de la
gauche politique, le front ceint de calculs aussi voyants que les écharpes tricolores dont ils se
paraient, mais plus sombres qu’elles, préoccupés de leur avenir proche, multum secum putans. Il y a
de quoi. Ils étaient là, y compris les ministres, en dépit de la requête de Lionel Jospin, qui avait
souhaité qu’ils ne se montrent pas. Il a décidément perdu toute autorité en se retirant de la vie
politique.
Prenons M. Mélenchon, toujours très en vue, très présent dans les cortèges des jours passés, le
visage lourd, mater dolorosa du socialisme, mais l’allure d’un Bidochon mécontent, qui levait le
poing. Il semblait ici, comme les autres, calculer le nombre de suffrages que cette réussite promet
à la gauche parlementaire d’ici un mois, évaluer le troupeau, compter ses brebis. La gauche
parlementaire a repris contact avec le peuple de gauche, dispersé au premier tour. Elle peut aussi
espérer récupérer par la même occasion son fétiche électoral perdu, l’antilepénisme. Il reste le
plus difficile, le pouvoir.
Mais le sens de cette manifestation n’est pas de l’ordre de la quantité, du calcul, du nombre. Il est
avant tout qualitatif. Le peuple souverain s’identifie avec la République, les citoyens transcendent
les individus, dans une métamorphose digne de Jean-Jacques Rousseau. On est bien loin d’un
phénomène partisan, la démonstration échappe heureusement à ses promoteurs. Vivement
dimanche !
2 mai
BHL
Je m’aperçois que je n’ai pas parlé de Bernard-Henri Lévy. Grosse lacune. S’il me lisait il ne me le
pardonnerait pas. Je serais ringardisé. Pourquoi cet oubli, alors qu’on n’entend que lui, qu’il vit
devant les caméras, pire que le Loft ? Peut-être parce qu’il est par trop mouche du coche, avec
son bourdonnement incessant à vos oreilles. On le chasse de son esprit, on l’écarte d’une main
impatiente lorsqu’on s’occupe de choses sérieuses. Comment échapper à ce voyageur de
commerce des catastrophes, à ce représentant de la mauvaise conscience, à ce placier de
l’indignation humanitaire ? Changeons de chaîne. Comme dans la vieille chanson de Salvador, on
retombe sur le même BHL, sauvant la Bosnie puis le Kosovo, libérant la Tchétchénie,
reconstruisant l’Afghanistan.
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Aujourd’hui, le visage buriné par ces équipées lointaines, il campe sur les ruines du jospinisme, tel
Chateaubriand sur les débris du naufrage de la monarchie légitime. Une masse de cheveux
couleur de jais, latéralement projetée, artistement disposée, exprime l’étendue de son courroux.
Mais à qui en veut-il ? Vers qui dirige t-il le sombre feu de son regard étincelant ? Vers nous, pas
assez conscients, pas assez solidaires, des élèves indociles qui ont raté leur dissertation et que le
professeur de philosophie engueule tout en refaisant l’exercice. Nous n’avons rien compris à
l’ontologie, nous n’avons pas une vision suffisamment tragique de l’Etre, nous nous foutons de
l’éthique. Nous ne le méritons pas, c’est pourquoi il voyage tant.
Bien sûr, il aurait aimé être Jean Moulin. Nous aussi nous l’aurions aimé grand Résistant,
Compagnon de la Libération. Trop tard ! Nous aussi nous aurions aimé être des héros. Si l’on
pouvait remonter le temps, comme nous serions nombreux le 17 juin 1940 à Londres pour y
accueillir le général de Gaulle et lui suggérer, je ne sais pas moi, de lancer un appel ?
Lorsqu’on finit par entendre BHL, et l’on ne peut pas vraiment y échapper, on a toujours le
sentiment d’une surimpression, d’un discours contemporain appliqué à une réalité passée, décalé il méprise Céline, il réfute Drieu, il pulvérise Brasillach, il abomine Rebatet, il met en garde contre
la peste brune. Même son dandysme a un côté années trente. Avec son style oraculaire et
emphatique, il est à la télévision ce que Geneviève Tabouis était à la radio. Oui, oui, c’est
entendu, nous sommes bien d’accord, vous avez tout à fait raison, mais enfin ils sont morts et
leurs idées, leurs passions, leurs folies, leurs crimes avec eux. Et si nous passions à l’ordre du
jour ?
3 mai
Aller à la manif ?
L’exploitation du succès de la manifestation du 1er mai se poursuit. Elle sert de coup de pistolet
de départ pour la campagne des législatives. On sent que de part et d’autre on a hâte de passer
aux choses sérieuses, de retrouver le clivage droite-gauche. A gauche, on reproche son absence à
la droite parlementaire – qui se défend de façon assez penaude. On laisse entendre que peut-être,
cette droite a d’obscures connivences, qu’elle demeure modérée face au FN afin de ne pas gêner
un retour d’électeurs dévoyés, voire avec l’arrière-pensée de réaliser souterrainement des alliances
locales lors des élections législatives.
Attention, danger, il ne faut pas laisser le monopole de la manif à la gauche. Chirac se précipite
aussitôt, se réjouit du succès de la mobilisation populaire, s’attendrit devant l’ardeur de la jeunesse
et lance dans ses dernières réunions publiques ses attaques les plus virulentes contre l’extrêmedroite, parti de la trahison, de la lâcheté, de la discrimination, de l’inégalité, de l’exclusion. Jamais
le nom de Le Pen ne franchit ses lèvres. Il dissocie cette extrême-droite des électeurs qui ont
voulu exprimer leur désarroi, leur détresse, leur demande de considération et d’autorité. Il
annonce qu’il s’engagera dans la campagne législative, pour obtenir une majorité. Il écarte ainsi a
priori toute perspective de grande coalition avec la gauche parlementaire, qui de son côté
commence à entonner l’air d’une cohabitation renouvelée. C’est ce moment que choisit Giscard
pour apporter à Chirac un soutien tardif.
Il ne faut pas pour autant oublier le second tour. Face à la perspective d’un succès massif du
candidat Chirac, les vaincus putatifs réagissent différemment. Le vaincu principal, Le Pen,
« candidat du changement » contre « le candidat du système » feint de croire sa victoire possible, en se
fondant sur la déroute des sondages au premier tour comme sur la foi de pseudo-rumeurs
provenant des Renseignements généraux. Il indique que ses premiers ministres pourraient être
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Gollnish, Balladur, Bayrou ou Madelin. Manière de provoquer quelque trouble à droite,
d’alimenter les soupçons de la gauche.
Il est toutefois douché par la mobilisation apparemment restreinte de ses électeurs –
manifestation du 1er mai limitée, salle à demi-vide lors de la dernière réunion publique de
Marseille. Au fond, il ne se sent pas à sa place dans ce second tour. Lui qui comptait surtout faire
battre Chirac au profit de Jospin, voilà qu’il sert d’instrument pour le résultat inverse. Il comptait
bastonner, c’est lui qui sert de bâton. La vie est mal faite. Mais il a déjà une explication de son
échec avant même sa réalisation, il découvre un nouveau complot. Il annonce et dénonce une
fraude électorale massive, qui le privera du succès. Ses bulletins auraient l’air sale, seraient moins
brillants de ceux de Chirac. Si lui-même le dit …
Quant aux vaincus résiduels, ceux de la gauche parlementaire, contraints de contribuer au
couronnement de Chirac, ils sont à la peine. Par exemple, cette perle de Michel Sapin, Ministre de
la Fonction publique, avant de quitter son poste : je vais ranger soigneusement mon bureau, car,
qui sait, dans quelques semaines, c’est peut-être un de mes amis qui l’occupera. Faut-il
comprendre que si ce n’était pas l’un de ses amis il organiserait le désordre ?
Surtout, certains électeurs qui se réclament de la gauche laissent entendre que leur vote Chirac
pourrait s’accompagner de manifestations de dégoût ostensible – porter des gants, se boucher le
nez. Il s’agit bien sûr de priver l’élu du bénéfice politique d’un succès arithmétique. Ce n’est pas la
lepénisation des esprits, c’est la guignolisation des votes qui frappe une partie de la gauche.
Variante de « Elections piège à cons » de triste mémoire ? Etrange respect de la démocratie, que le
Conseil constitutionnel fustige à juste titre dans un communiqué. Un bureau de vote n’est pas un
parcours pour démonstration de rue, ni un théâtre pour les pitres.
Retour aux sources
En réalité face à ce second tour, comme le note Jean d’Ormesson dans Le Figaro, la Ve
République retrouve quarante ans après ses origines, celles de la guerre d’Algérie. A l’époque, le
gaullisme politique affrontait le lobby Algérie française, aujourd’hui il est confronté à Le Pen et au
FN. Comme alors, c’est la droite parlementaire qui est le rempart contre l’extrême-droite, non la
gauche, qui doit servir d’appoint, avec répugnance et en attendant son heure. Comme alors, cet
affrontement succède à une politique de centre-gauche dont le parti socialiste était l’axe et que le
parti communiste avait soutenue – le Front républicain issu des élections de 1956. A l’époque,
c’est un unanimisme référendaire qui a permis de surmonter la crise algérienne. Aujourd’hui, on
veut transformer le second tour en référendum anti Le Pen. L’union ainsi réalisée ne sera sans nul
doute pas plus durable que la dernière fois.
Cependant, et la différence n’est pas mince, l’affrontement du début des années soixante se
déroulait dans un contexte convulsionnaire, de violence armée, de quasi-guerre civile. On a oublié
les attentats meurtriers de l’OAS, ou les morts de Charonne. A côté, Mai 68 était un
divertissement printanier. Aujourd’hui le conflit est purement rhétorique, le débat est purement
électoral. Ces disputes seront réglées pacifiquement dans les urnes. Il n’est donc nullement besoin
de dramatiser.
En réalité, malgré les apparences, la tendance à l’apaisement des tensions politiques en France, ce
vieux pays de guerres civiles, se poursuit sur la longue durée. La cohabitation, si vilipendée, en est
un signe, tout comme l’alternance paisible de 1981. C’est là un apport non négligeable de la Ve
République. Quelques apprentis sorciers voudraient bien légèrement l’envoyer au musée déjà
encombré des constitutions françaises. Pour mettre quelles institutions à la place ? Suivant quel
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principe organisateur, avec quelles bases politiques ? Savent-ils, mesurent-ils quels démons
endormis ils risquent de réveiller pour satisfaire leurs doctrines abstraites ou leurs ambitions
futiles ?
4 mai
Voiture balai
Le problème du Journal, c’est que l’on garde le nez dans le guidon, que l’on est soumis à
l’hypnose de l’instant, que les lignes de force se dissimulent derrière les nœuds du jour, le long
terme derrière le court terme, l’invisible derrière le visible. On rampe comme un ver de terre, on
ne peut avoir le regard d’aigle de la rétrospection. Il faut profiter de cette journée d’attente pour
jeter un œil sur le chemin parcouru, repérer ce que l’on a omis ou méconnu.
Un mot d’abord sur les femmes des candidats. On annonçait qu’elles allaient jouer un rôle plus
important qu’à l’accoutumée, le syndrome Hillary Clinton allait frapper. Bernadette Chirac, disaiton, pouvait seule sauver Jacques, peut-être aussi faire oublier Claude. Sylviane Agasinski-Jospin,
sœur de Sophie qui fut une charmante starlette des années 60, elle-même très séduisante
philosophe, outre qu’elle pensait, et pensait femme, pouvait donner à Lionel le côté glamour qui
lui faisait tant défaut. Les autres, celles du moins que l’on voyait, on n’en a que très peu parlé,
même si elles ne manquaient ni de qualités ni de présence : Mme Chevènement artiste de talent,
Jany Le Pen d’une douceur qui faisait contraste. Mme Mamère, le compagnon d’Arlette ont été
évoqués mais invisibles. L’épouse de François Bayrou, la compagne d’Alain Madelin n’ont fait
qu’une courte sortie. Je ne me souviens pas du reste, et c’est très bien ainsi.
Pour les principales, d’abord mises en valeur lors de la précampagne, elles se sont ensuite
résorbées. La seule politique véritable, Bernadette Chirac, au demeurant élue locale, passe pour
avoir prévu le résultat du premier tour. Bourgeoise classique, femme forte, loyale, lucide, si l’on
ne peut vraiment la considérer comme une représentante des travailleuses ou d’un féminisme
conquérant. Sylviane aurait davantage pu revendiquer l’emploi. Il semble qu’une réforme
constitutionnelle, la parité en matière de candidatures aux mandats politiques, lui est due. Il faut
bien avouer, avec tout le respect qu’on lui doit, qu’elle faisait terriblement bas-bleu, femme
savante qui a beaucoup lu, fréquenté les grands esprits, mais dont le propos étudié autant
qu’alambiqué ennuyait quand il n’endormait pas, ce qui était encore le mieux. Est-ce pour cela
qu’elle a progressivement été réduite au rôle de pot de fleurs ?
Ensuite, une vue cavalière sur la succession des deux tours. On a beaucoup dit que le premier
tour avait été une élection proportionnelle, et l’on dit maintenant que le second prend des allures
de référendum, référendum anti-Le Pen. C’est là une manière tout à fait erronée de présenter les
choses, peut-être même intéressée, tant elle dissimule l’essentiel, ou vise à le faire oublier. En
réalité, ces deux tours ont été la succession de deux duels, Chirac-Jospin pour le premier, ChiracLe Pen pour le second.
En d’autres termes, une demi-finale avant la finale. Comme souvent dans les compétitions
sportives, la demi-finale était plus importante que la finale. Chirac les aura gagnées toutes les
deux. Les vaincus se consolent comme ils peuvent, avec cette idée de proportionnelle puis de
référendum, pour masquer le principal : une élection présidentielle, qu’ils ont perdue au premier
tour, perdue au second tour. Technique et exercice classique des Sophistes, renforcer l’élément
faible, affaiblir l’élément fort d’un raisonnement ou du réel.
73
Enfin, des questions de fond plus lourdes, la mise en cause des institutions, l’épuisement du
régime, tout le débat sous-jacent autour de la réforme voire de l’abandon de la Ve République.
Débat largement alimenté par la gauche, intellectuelle ou politique. Le Pen y contribue également
lorsqu’il déclare que, s’il n’est pas élu, c’est la dernière fois que le suffrage universel direct
désignera un Président de la République. La présidence est dans la ligne de mire, la fonction
derrière le candidat. Il est prématuré d’en parler ici, parce que la question va se poser avec plus
d’éclat au moment des législatives. Je compte bien y revenir - et d’ailleurs assez pour aujourd’hui.
5 mai
Cynisme
Aux dirigeants de la gauche qui ne votent Chirac qu’avec répugnance, la tristesse ou la colère dans
le cœur, je rappelle ce poème. Il pourrait les inspirer au moment où ils glissent avec la modestie
qui convient leur bulletin dans l’urne :
« J’aime les raisins glacés
Parce qu’ils n’ont pas de goût
J’aime les camélias
Parce qu’ils n’ont pas d’odeur
Et j’aime les hommes riches
Parce qu’ils n’ont pas de cœur ».
Le Président nouveau est arrivé
[Ici, tableau des résultats]
74
TROISIEME ACTE : UN PRESIDENT, UN GOUVERNEMENT
6 mai
A qui perd gagne
Bien sûr, Chirac vient d’essuyer une grande défaite. Eût-il obtenu 90 % que c’eût été un désastre.
C’est tout au moins ce dont on veut nous persuader. La gauche, surtout les représentants du PS,
s’y emploie activement. Ce sursaut républicain, n’a t-il pas été initié par cette magnifique révolte
de la jeunesse, si belle, si spontanée, qui a servi d’allumette à la manifestation du 1er mai, laquelle a
conduit à ce vote, à cette majorité écrasante essentiellement constituée de voix de gauche ?
C.Q.F.D. On ne va pas jusqu’à dire que Jospin est le véritable vainqueur de l’élection, mais on
n’en est pas loin.
Quand à Le Pen, qui reconnaît avec amertume l’ampleur de son échec et l’impute à « l’hystérie
totalitaire » qui a rassemblé toute la France officielle contre lui – y compris les victimes de
l’amiante, on croirait du Lauzier - il annonce des vengeances terribles aux législatives. Il l’avait
déjà fait, pour le cas où il ne pourrait être candidat. Mais il accuse le coup, on sent la déception, la
fatigue. Quoiqu’il en soit, qu’il réussisse ou qu’il échoue, il exploite toujours sa capacité de nuire.
Le scrutin reste donc ambigu, car il doit être confirmé, ou infirmé, par la consultation prochaine.
Si tout le monde se réfère aux valeurs de la République et se félicite de leur triomphe, on ne sait
pas de quelles valeurs ni de quelle république il s’agit. Les prochaines législatives peuvent être
comme une refondation pour la Ve, retrouvant les mécanismes de fonctionnement qui ont assuré
son efficacité et l’autorité particulière du Président de la République. Elles peuvent être aussi son
chant du cygne, si une majorité de gauche est reconduite, comme l’espèrent bien vivement les
dirigeants du PS – les autres sont plus discrets. Ou réduire le Président au rôle de la Reine
d’Angleterre, lui retirer le pouvoir après avoir favorisé sa réélection triomphale, ou provoquer une
crise qui risque fort d’être mortelle pour le régime. Refondation ou chant du cygne, les options
sont claires. Le choix reste cependant ouvert. La logique politique voudrait toutefois que le
Président nouveau obtienne une majorité.
Dans cette incertitude, dans ce sentiment général de fin de trêve, personne ne semble heureux. La
soirée électorale est plutôt courte et morne, la pluie à la Bastille ou à la République réduit les
troupes. Davantage de monde à la République chiraquienne qu’à la Bastille socialiste, mais sans
signification politique marquée. Emergent de l’ensemble la joie de Jacques Chirac, sonore et
même éclatante, la satisfaction plus retenue, plus concentrée mais émue de Bernadette Chirac,
publiquement associée au succès.
A la télévision, personne ne s’attarde vraiment. Il s’agit simplement d’empêcher les autres de
récupérer l’élection, il s’agit de reformer les antagonismes, de siffler la fin de la récréation.
Martine Aubry, Laurent Fabius avec plus de réserve, d’autres s’y emploient. On remarque au
passage Pierre Moscovici, animateur sortant de la campagne de Lionel, sorte de Juppé du pauvre,
même calvitie, même arrogance, même ton péremptoire mais moins de présence, moins de
netteté, moins de talent et sans doute moins d’ambition – ou plus exactement une ambition au
contenu plus court.
Jean-Pierre Raffarin, premier crayon
75
Alain Juppé apparaît comme le chef d’orchestre de la reconquête, et d’abord de la constitution du
nouveau gouvernement. Ce sera donc Jean-Pierre Raffarin, choix sénatorial, plutôt de type
centriste, mais centriste anti-Bayrou parce que chiraquien de 1994 et architecte de l’UMP. De la
rondeur, de la componction, avec aussi de la vivacité, de l’alacrité, le sens de la formule. Il s’est
vraiment fait une tête d’électeur de droite, de la droite modérée, accueillante et résolue. A
beaucoup d’égards, un anti-Sarkozy, Sarkozy qui voulait parvenir par lui-même, suivre sa propre
trajectoire, s’imposer par une sorte de pesanteur politique au nouveau Président, incarner une
option plus gouvernementale qu’électorale, être un nouveau Chaban cherchant à rouler un
nouveau Pompidou. A contretemps sans doute, puisque la tâche essentielle de ce gouvernement
incomplet est de remporter les élections, de forger dans les urnes sa propre majorité.
Raffarin est aussi l’anti-Hollande, comme Jospin était l’anti-Juppé. Tous les deux élus du centre
de la France, ils partagent la même rondeur, la même bonhomie apparente, la même allure
souriante, qui recouvrent une acidité toujours prête à jaillir, un vigoureux sens de la polémique et
sans doute le même mélange de sens de la conciliation dans son camp et de goût du combat
contre l’autre. Comme une prunelle, en apparence sucrée, qui fait les dents longues quand on la
croque. Anti-Bayrou, anti-Sarkozy, anti-Hollande sur des plans différents : encore peu connu, on
ne peut pour l’instant le définir que par un profil, que dans la comparaison et l’opposition avec
d’autres, concurrents ou adversaires. Gageons que ses traits plus personnels ne vont pas tarder à
apparaître, et à s’affirmer.
Les dépossédés
Ce qui est frappant, c’est que la gauche a hérité de la psychologie politique de la droite dans les
années soixante-dix. Le pouvoir est sa chose, il lui appartient de droit, qui prétend l’en
déposséder est un usurpateur, presque un malfaiteur, elle seule est légitime, elle exige qu’on le lui
rende immédiatement. L’échec électoral qui la frappe est injuste, le peuple n’a pas compris, le
mérite n’a pas été reconnu, l’imposture a triomphé. Ce nouveau gouvernement, il devrait
demander au PS la permission d’exister, n’exercer que les compétences transitoires qu’il voudra
bien lui consentir, expédier les affaires courantes, et surtout, après les élections, laisser la place
aux véritables propriétaires.
Cette autosatisfaction persistante, ce mépris profond de la démocratie ont quelque chose de
sidérant. Ce refus de rentrer en soi-même, de s’interroger sur les raisons de ce désamour électoral,
il est possible qu’il soit imposé par la proximité des législatives. Si l’on tombe à l’eau, on cherche à
regagner la rive avant de savoir qui vous a poussé. Mais l’électeur n’est pas un sauveteur breton,
surtout si en plus on lui fait des reproches. On se prend à espérer, je me prends à espérer comme
je le faisais à l’époque à l’encontre de la droite, que toute cette équipe connaisse une période
régénératrice d’opposition, qui lui permette de se ressourcer et de faire une bienfaisante cure de
modestie.
Chirac dans l’œil du cyclone
On sent bien que les couteaux vont très vite ressortir, que la campagne contre Chirac va
reprendre. Pour l’instant on reste sur le terrain politique. On note ainsi dans la bouche de JeanChristophe Cambadélis, promu au rang de communicateur et de stratège du PS, deux
observations. D’abord, Chirac aurait dû démissionner en 1997, après l’échec de la majorité
sortante, ne pas accepter la cohabitation. Mais, mon bon seigneur, qui l’a acceptée ? N’est-ce pas
aussi Lionel Jospin, que rien ne contraignait à devenir Premier ministre s’il estimait le Président
illégitime ? N’y avait-il pas un précédent, le Cartel des gauches, Edouard Herriot chassant
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Millerand en 1924 par une grève des présidents du Conseil ? Que ne l’avez vous imité si c’était
votre conception de la République ?
Ensuite, autre remarque, une éventuelle victoire de la gauche n’aboutira pas à une nouvelle
cohabitation, dans la mesure où il n’y aura pas contradiction de majorités. Elu par la gauche, le
Président devrait se cantonner au rôle modeste qu’elle voudrait bien lui laisser, puisque son
élection ne lui a conféré aucune autorité politique propre. Il n’aura pas davantage de substance
que, mutatis mutandis, le regretté Président Auriol à l’égard de M. Pinay. Subrepticement, dans ce
discours, on est déjà revenu à la IVe République.
En réalité, Chirac dans cette deuxième présidence assume à la fois l’héritage du général de Gaulle
et de François Mitterrand. De Gaulle, puisqu’il est dans cette lignée, et que son score rappelle un
peu celui qu’il avait obtenu en 1958 lors de la première élection d’un Président de la Ve
République, dans la même ambiguïté – la SFIO appelait à voter pour lui, même si l’élection ne se
déroulait pas alors au suffrage universel direct. Mitterrand, puisque comme lui il a cohabité,
comme lui changé radicalement de politique après deux ans – on se souvient du tournant de 1983
– ce qui lui a valu une défaite en 1986, comme lui a triomphé de la cohabitation.
Sur le plan personnel, il paraît requinqué, et il dispose d’un mois pour confirmer son autorité – ce
qui est peu, ou beaucoup. Il s’est régénéré par un bain de jouvence républicaine. Mais sa
responsabilité est immense. On ne peut s’empêcher d’être vaguement inquiet. Il arrive enfin à la
dimension de sa fonction. La remplira t-il ? La difficulté pour lui est que cette succession de
scrutins a jusqu’à présent été marquée par une série de votes négatifs – contre Jospin au premier
tour, contre Le Pen au second tour des présidentielles. La gauche parlementaire espère bien que
la série va se poursuivre aux législatives, contre Chirac cette fois, avec le concours voire la
complicité du FN, grâce à des triangulaires meurtrières pour la droite parlementaire.
On voit revenir les vertueux indignés porteurs des autocollants qu’ils veulent lui apposer,
délinquant, escroc, etc .. Il paraît que le PS avait préparé des millions de bandeaux pour recouvrir
les affiches de Chirac entre les deux tours, Supermenteur, Supervoleur. Figureront-ils dans les frais de
campagne, seront-ils remboursés ? Pourrait-on faire observer à ces dirigeants de quels zozos ils
ont l’air d’avoir voté, la veille encore, et en toute connaissance de cause, pour un tel personnage ?
Leur soutien n’était nullement nécessaire à son succès. Il n’était utile qu’au camouflage de leur
défaite. Au passage, bravo l’inversion des consultations qui devait être une assurance contre la
cohabitation !
7 mai
Gestations
La journée est celle de l’attente de la composition du gouvernement. La durée est brève, l’attente
paraît longue. On apprend d’abord qui n’en sera pas. Douste-Blazy préfère la mairie de Toulouse
à un ministère qu’il juge de second plan. « O Toulouse » chantait Nougaro. Ce qui me rappelle le
propos d’un de ses anciens collaborateurs : au fond, Douste ne s’intéresse qu’à Toulouse. Il est
resté ce jeune étudiant en médecine dont l’ambition était de frimer dans une voiture de sport
pour épater les belles pépées. Sa carrière politique est de rencontre, sans ambition déterminée.
C’est peut-être plus compliqué. On verra.
Jean-Louis Debré préfère rester maire d’Evreux ? Oui, bien sûr, sans doute. Quelques noms
circulent sans s’attarder, Jacques Barrot, Michel Barnier, Nicole Fontaine. M.A.M esquisse une
valse hésitation. Bayrou fulmine à l’extérieur, cependant que ses amis, Jean-Louis Borloo, Gilles
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de Robien entrent au gouvernement. Madelin est zen, Corinne Lepage beaucoup moins. Certains
participants n’obtiendraient pas l’emploi auquel on les attend : Sarkozy à l’Intérieur et non aux
Finances ; Fillon aux Affaires sociales et non à la Défense ; Roselyne Bachelot à l’Environnement
et non Porte-parole du gouvernement ..
Vers 19 h, la liste est complète, avec les secrétaires d’Etat. Ce « gouvernement de mission », ainsi
qualifié par Jacques Chirac, est moins resserré que prévu, mais ne comprend qu’une quinzaine de
ministres. Ils retrouvent le cercle de la notoriété, y rentrent pour certains, sortent même de
l’anonymat politique pour quelques uns. Le Premier ministre a été en contact permanent avec le
Président pour sa formation. On laisse entendre que le rôle d’Alain Juppé a également été
important.
Raffarin, deuxième crayon
Jean-Pierre Raffarin, ce soir à la télévision, évoque l’autorité républicaine et le dialogue social. Un
premier calembour à son propos. Il a un nom qui s’y prête : Raffarien. Ce n’est pas très gentil, et
sans doute prématuré. Ce coup de griffe proviendrait du nouveau Ministre des affaires étrangères,
Dominique Galouzeau de Villepin, ancien Secrétaire général de l’Elysée, connu pour avoir la dent
dure. Si c’est vrai, il devrait faire attention, car il a quant à lui un nom anagrammatique, Gualopin
de Villezeau par exemple – qu’en bon républicain on prononcera Galopin. Il lui faudra faire
oublier Hubert Védrine, excellent ministre. Il passe pour très content de lui, et généralement
moins des autres. Il passe aussi pour responsable de la dissolution en 1997. De surcroît, il aime
Napoléon, particulièrement le Napoléon des Cent Jours. Gare à Sainte Hélène !
Raffarin déroge au profil dominant du premier ministre de la Ve. La grande majorité provenait de
la haute fonction publique : Debré, Pompidou, Couve, Chaban, Messmer, Chirac, Barre, Fabius,
Rocard, Balladur, Juppé, Jospin. Ont fait exception Mauroy, Edith Cresson, Bérégovoy, tous
socialistes. J.P. Raffarin est le seul Premier ministre qui à droite déroge à la série. En même
temps, il est le premier dont l’enracinement provincial soit réel, qui ne soit pas un parisien,
éventuellement parachuté, ou alors un homme d’appareil. Le premier à droite, avant il y a eu
Mauroy, à gauche. Il est également le premier sénateur, si l’on excepte Michel Debré, mais c’était
un accident. Homme de terrain, et même de terroir, les deux pieds en Poitou - Charentes. Jean
Monnet, Jacques Chardonne, Jarnac … il n’aurait pas déplu à François.
Son style, revanche des élus sur les hauts fonctionnaires, évoque davantage un Président du
Conseil de la IVe, voire de la IIIe, que le Premier ministre type de la Ve. Il est au demeurant fils
du Ministre de l’agriculture de Pierre Mendès-France sous la IVe. Il fait un peu mélange de
Mauroy et de Pompidou, les deux pour l’autorité bonhomme, pour l’association de la fermeté et
du compromis, la corpulence ; Mauroy pour le notable provincial, Pompidou pour les options
politiques, pour le surgissement inopiné aux plus hautes fonctions par choix du Président ;
Mauroy parce qu’il inaugure un nouveau mandat présidentiel dans une conjoncture politique
inusitée et incertaine. Pour l’instant, il le joue low profile, modeste, recommandant à ses ministres la
même attitude, attentif à « la France d’en bas ».
Quelques silhouettes
Prenons seulement quelques exemples, parmi les nouveaux, les inattendus. Ministre des Finances,
Francis Mer, capitaine d’industrie dans la sidérurgie lorraine, rénovateur d’un secteur industriel
sinistré. Etranger à la carrière publique, figure du patronat, homme énergique, il n’aura pas de
comptes à rendre à une formation politique ni d’intérêts électoraux personnels à ménager. Des
amis me disent qu’avec lui on peut s’attendre à du mouvement, qu’il pourrait se heurter
78
rapidement aux redoutables syndicats des finances et des douanes. On se souvient de l’échec de la
réforme de Bercy, précisément rejetée par les syndicats sous Jospin. Mais sa première tâche
consistera à baisser l’impôt sur le revenu, de 5 % dès cette année.
Ministre de l’Education nationale, Luc Ferry. Il porte déjà un nom prédestiné pour le poste.
Connu du milieu éducatif, généralement respecté pour sa pondération, son sérieux, son approche
ouverte de questions souvent perturbées par l’idéologie. Une sorte d’anti BHL. A servi à divers
titres sous plusieurs ministres de l’Education depuis plusieurs années : Bayrou, Allègre, Lang.
Sans expérience politique directe, il a déjà fait preuve d’une grande habileté : ami de Bayrou,
écouté par Allègre, nommé par Chirac approuvé par Lang, qui y voit « un bon choix ». Preuve d’un
œcuménisme qui plaît, occupation d’un espace centriste sans frontière.
Il rappelle sur ce point René Rémond, comme d’ailleurs physiquement, une longue silhouette qui
se penche, un visage austère et allongé, un peu mâchuré, un peu triste figure, des lunettes, le
sourire rare, l’air concentré, intellectuel concerné, le ton uni, un côté cardinal, mais soucieux de
concilier la norme et la vie. Comme lui également, il s’est beaucoup intéressé à mai 68, et pas
comme sympathisant. A la différence de René Rémond toutefois, qui fut Président de l’Université
de Nanterre durant les années difficiles de l’après 68, il n’a pas d’expérience de terrain.
Philosophe, il est plutôt homme de textes et de concepts.
Sur le sens de sa nomination pour l’éducation, j’entends deux interprétations divergentes. La
première voit en lui un réformateur résolu, qui remettra de l’ordre, au bon sens du terme, dans
cette usine à gaz, simplifiera les pistes du labyrinthe, reviendra aux fondamentaux, par exemple
que tout élève sache lire, écrire, compter. La seconde le voit comme un grand enfonceur de
portes ouvertes, un temporisateur, qui est là pour apaiser, s’entendre avec tout le monde, dont les
prudentes méditations produiront de longs textes filandreux que l’on approuvera, sans
conséquences concrètes comme d’habitude. L’inverse du Professeur de la Leçon, d’Ionesco, que
« l’arithmétique mène à la philologie et la philologie au meurtre ». Luc Ferry, c’est la philosophie qui l’a
mené à la pédagogie et la pédagogie au ministère. Espérons que cela se terminera mieux. Pour ma
part, je n’ai pas de préjugé, j’attends de voir, tout en espérant que la première analyse est la bonne.
Un mot enfin, sur Tokia Saïfi, nouvelle et jeune Secrétaire d’Etat au développement durable, sous
la houlette de Roselyne Bachelot, Ministre de l’écologie. Quel bon choix, simplement trop tardif.
Il est sidérant qu’il ait fallu attendre un gouvernement de droite pour nommer un membre du
gouvernement issu de l’immigration, qui plus est une femme. Intimidée et charmante, elle
montre, ainsi que sa famille, une fierté légitime et sympathique. Le seul regret que l’on puisse
émettre est qu’une telle nomination puisse faire figure d’événement. On ne devrait pas avoir à la
remarquer particulièrement, ce ne devrait pas être comme un enrichissement de la méthode des
quotas. Espérons que ce mouvement fera tache d’huile, dans la fonction publique comme dans
les entreprises.
8 mai
A gauche, postures électorales
Le PS adopte à la va-vite un programme électoral, qui, surprise attendue, marque un
infléchissement à gauche. Il s’agit de répondre aux aspirations des « classes laborieuses ». Cinq ans
de réflexion étaient sans doute nécessaires. Tiens, revoilà les classes laborieuses. Elles supplantent
le peuple de gauche, signe que la marée est basse. Quand elle est haute, c’est « notre peuple ». Le
« peuple de gauche », c’est quand elle baisse. Les « classes laborieuses », c’est attention échouage.
Sauvez les sièges !
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Martine Aubry, très présente sur les écrans, assume ce coup de barre à gauche. Fabius,
publiquement silencieux, avale avec un sourire poli, à la différence de Strauss-Kahn qui paraît
prendre quelque distance. Mais l’élection commande, la façade d’unité doit être maintenue.
L’essentiel est d’adopter une posture qui permette de ramener les électeurs, comme de multiplier
les accords électoraux avec Verts, Mouvement des citoyens, PC ou ce qu’il en reste, et si possible
une candidature unique. Une gauche unie se substituerait à la gauche plurielle. Une nouvelle
cohabitation est leur horizon, leur boussole, leur passion, leur Amérique.
Il est vrai que le PS, en dépit de l’échec de son candidat, est plus que jamais en situation
dominante à gauche. Il a su conserver son unité, se mettre en ordre de bataille, conserver avec les
prochaines législatives un objectif, voire une espérance. Il est la seule machine électorale, le seul
parti de gouvernement. Il est riche en personnalités et en expérience. Il peut opérer plusieurs
choix stratégiques à l’avenir. Il risque fort de perdre son statut précédent de parti dominant, mais
il a toutes les chances d’en conserver la virtualité.
A côté, le PC fait triste figure. Tétanisé, il ne paraît même plus avoir la force de développer une
contestation interne. Les voix qui tentent de s’élever contre Hue sont bien faibles. Il semble hors
d’état de se redresser. Il a laissé en chemin tant de réformateurs, de rénovateurs, de
conservateurs, comme une comète qui perd son énergie dans un univers vide et glacé. Est-il
même une force d’appoint ? Son électorat sans doute, dans quelques situations locales. Mais lui,
comme force politique ? A t-il vendu suffisamment de muguet le 1er mai pour payer la campagne
de Robert Hue, qui ne sera pas remboursée ?
Le Mouvement des citoyens ne semble pas décidé à se faire satelliser par le PS. Mais a t-il le
choix, dès lors que J.P. Chevènement n’a pas réussi à conquérir une identité politique autonome ?
Les ralliés de droite le quittent, sa pesanteur lui impose une alliance à gauche. Les Verts lèchent
leurs plaies. Ils dépendent largement du PS, qui leur laissera quelques sièges, en échange de leurs
voix. Quant à l’extrême-gauche, elle pourrait viser à occuper un espace que le PC laisse vacant.
Mais on ne voit se dessiner aucune perspective de rapprochement des formations, ni même
d’accord électoral, ni entre elles ni avec la gauche parlementaire. Elle semble vouée à la stérilité
politique. Il est vrai qu’il reste un mois de campagne. Les choses peuvent évoluer avant le premier
tour, voire entre les deux tours, ou encore après, quand il s’agira de reconstruire.
Retrouver Palerme
Ce matin, dans un taxi, je tombe sur un vieux Monde, supplément Télévision des 11-17 mars. Article
de Daniel Schneidermann, une bonne plume, sur un entretien Jospin – Claire Chazal. On lit (p.
2): « Elle lui sourit, juvénile et rougissante … l’Agité d’aujourd’hui [lisez Chirac] n’a plus rien de génial, mais
Jospin a .. maîtrisé, il s’est battu pour contenir les éruptions de démagogie, sauver les nappes phréatiques des farines
animales, accessoirement pour colmater les révélations sur sa jeunesse trotskiste, et, croyez-le, ça n’a pas été facile
tous les jours. Est-ce à une telle image que l’on sait que l’élection est gagnée ? … Si une présidentielle, comme on
l’affirme, se gagne au centre, alors le sourire de Claire, mieux que tous les sondages, nous en indique l’issue ».
Sans commentaires. Aujourd’hui, on apprend le départ de Jospin pour la Sicile. Juppé, c’était
Venise, mais il n’a pas cédé à la tentation. De Gaulle, c’était l’Irlande. Tout est question d’échelle.
Mais de Gaulle aussi, après son échec en 1969, n’avait voté que par procuration, ne pas se salir les
mains. Jospin se retrouve solitaire, dans la situation qui était déjà la sienne en 1993. L’a t-il
mérité ? Ce n’est pas le problème. C’est Napoléon qui disait, je crois : « Il n’arrive pas aux hommes ce
qu’ils méritent, mais ce qui leur ressemble ».
80
Passation des pouvoirs
Allégorique est la cérémonie à l’Arc de Triomphe, qui voit le nouveau gouvernement en corps
autour du Président ranimer la flamme, à la fois intimidé et content. La journée est aussi celle de
nombreuses transitions ministérielles, protocolaires et symboliques. Ce qu’on en voit sur les
écrans paraît plutôt convivial, parfois presque amical – ainsi Jean-Claude Gayssot et Gilles de
Robien à l’Equipement ou Jacques Lang et Luc Ferry à l’Education. Entre Roselyne Bachelot et
Yves Cochet à l’Environnement, on va même jusqu’à la bise. Cette convivialité républicaine est
plutôt bienvenue. On parle de transmissions plus grinçantes dans d’autres ministères. En toute
hypothèse, la signification est ambiguë. Signe de modération dans les affrontements à venir, ou
alors « j’embrasse mon rival, mais pour mieux l’étouffer » ?
9 mai
Retour au réel
Dans cette campagne électorale, on a vécu dans le virtuel. La campagne elle-même vit dans un
espace/temps convenu, artificiel. Les candidats sont conduits à un jeu de rôles. Comme dans le
théâtre chinois, ils prennent des postures caricaturales, soulignées par des coups de gong ou de
grosse caisse. L’importance de la télévision renforce cette irréalité. En outre, la campagne est
attente, elle projette dans l’hypothèse, elle tire des traites sur l’avenir. Le deuxième tour a encore
accentué l’irréalité. L’absence de débat entre les deux adversaires, qui aurait rendu une dimension
humaine, même dramatique, à leur affrontement. Les fantasmes suscités par la présence de Le
Pen, qui était comme le Rhinocéros de Ionesco, encore lui, le brouillage des clivages politiques
qu’elle a entraîné, le faux unanimisme autour de Chirac, le soutien d’une gauche à contre emploi.
Comme si les problèmes du pays étaient solubles dans l’antilepénisme.
Aujourd’hui, le réel frappe à la porte, et il frappe fort. C’est par le retour de la violence qu’il se
manifeste d’abord. Violence extérieure, violence politique, violence sociétale. Violence extérieure,
avec l’attentat de Karachi qui tue des Français, persistance du terrorisme international, récurrence
du 11 septembre. Il met en cause l’Etat, sa politique étrangère, mais aussi les armées, les relations
économiques extérieures, puisqu’il frappe une action d’assistance militaire et commerciale à la
marine pakistanaise. M.A.M, nouveau Ministre de la défense, doit se précipiter à Karachi, Raffarin
accueillir des blessés.
Violence politique en Corse, avec le retour des attentats, sur place et sur le continent, revendiqués
par le F.L.N.C. Ils soulignent la fin du processus de Matignon, ils interpellent aussitôt l’Elysée.
L’assassinat aux Pays-Bas par un militant prétendument écologique d’un dirigeant politique antiimmigrés et ouvertement hostile à l’Islam contribue à développer cette atmosphère
d’exacerbation des conflits politiques. Violence sociétale, avec les visites de Sarkozy dans des
commissariats et dans des brigades de gendarmerie, qui s’accompagnent de jets de pierre. Tout
ceci sent le défi et souligne qu’il n’y a pas, qu’il n’y aura pas d’état de grâce.
10 mai
Un anniversaire oublié
Eh oui, le 10 mai … On ne voit guère, on n’entend guère les socialistes célébrer. La comparaison
serait cruelle. Il est vrai qu’ils ne l’ont guère fait non plus les années précédentes. Tout de même,
un « Appel du 10 mai » lancé à Château-Chinon par Florence Parly, Christian Paul, quelques élus
de la Nièvre et de l’Yonne. Un événement local, dont les leaders semblent à l’écart. Il y est
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question des « classes laborieuses », voir plus haut. Il s’intitule « Debout la gauche unie », plaide contre
l’égoïsme des partis, appelle à dépasser les « aventures solitaires ». Mais qui donc est visé ?
Premier Conseil des Ministres
Au Conseil des Ministres de ce jour, on retrouve des habitudes disparues, on restaure. Ainsi la
photo du gouvernement entourant le Président, à laquelle on avait échappé en 1997. On
cohabitait, mais il ne fallait rien exagérer. Ou encore, le retour des directives présidentielles, des
« idées directrices » dont le gouvernement est l’exécutant et le Premier ministre le chef d’orchestre :
Lutte contre l’insécurité ; croissance et emploi ; dialogue social. Rentrée des classes, atmosphère
studieuse, disent les Ministres, auxquels a on enjoint d’être modestes et actifs.
Demain, le 11, il y aura « Séminaire gouvernemental » à Matignon, c’est à dire Conseil de cabinet,
présidé par Raffarin, sans Chirac. Pratique développée par Jospin, qui est reconduite et deviendra
même plus fréquente. Manière de souligner à la fois une certaine forme d’autonomie du
gouvernement, sa collégialité, mais aussi l’autorité sur lui du Premier ministre. Un autre élément
de continuité est l’interdiction faite aux ministres de cumuler leur fonction avec les mandats de
maire comme de président de conseil départemental ou régional. Voilà qui est doublement
logique. On n’imagine par un ministre à mi-temps d’abord, la Constitution interdit déjà le cumul
avec un mandat parlementaire ensuite. Les intéressés vont s’exécuter, plutôt de mauvaise grâce.
11 mai
Premières escarmouches
D’abord, quelques tiraillements internes au gouvernement. Roselyne Bachelot, qui déclare que le
nucléaire est l’énergie la moins polluante, chiffon rouge agité – involontairement – devant les
Verts. Même Corinne Lepage s’indigne, sur la même ligne que Mamère. Juppé approuve « sur le
fond », mais l’intéressée est conviée à plus de réserve. Gilles de Robien se signale à deux reprises,
par l’annonce prématurée de l’abandon d’un troisième aéroport en Picardie, mal vécu par ses
électeurs, puis par l’énoncé de son hostilité à l’amnistie des contraventions routières, cependant
attendue et usuelle. Veut-il manifester son indépendance, a t-il une crispation bayroutiste ?
Raffarin profite du séminaire gouvernemental pour rappeler la loi du silence tant que le Premier
n’a pas parlé.
Ensuite, quelques attaques, encore légères, en provenance de la gauche. Roger-Gérard
Swchartzenberg, outre qu’il ironise sur les sujets précédents, met en cause « l’amateurisme du
gouvernement et du Premier ministre ». Il regrette aussi l’absence dans cette équipe d’un ministre des
droits des personnes âgées ou des droits des femmes, des nouvelles combattantes en quelque
sorte. Montebourg parle avec condescendance du Premier ministre – « un brave homme », mais
enfin, Sénateur, il n’est pas élu au suffrage universel direct. Ce n’est pas normal. Besancenot voit
là un gouvernement du patronat. De façon générale, on trouve que ça manque de femmes. Et
pourtant, M.A.M. à la Défense, ce n’est pas rien. Mais tout cela n’est que peloter en attendant
partie.
Un thème qui n’a pas encore surgi, du moins dans la bouche de dirigeants politiques, mais qui est
rampant : celui de la réunion du Parlement et de la présentation du gouvernement. Après tout, la
gauche plurielle est encore majoritaire à l’Assemblée, elle pourrait le manifester. Mais la
nomination du gouvernement est parfaitement conforme à la Constitution et les députés sans
doute plus désireux de défendre leurs sièges dans leurs circonscriptions que de livrer un baroud
d’honneur. Il risquerait fort au surplus de n’apparaître que comme une manœuvre. On ne perd
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cependant rien pour attendre. Mme Buffet considère que l’on a affaire à « un gouvernement
éphémère », et François Bayrou à un « gouvernement transitoire ».
Faut-il ajouter l’incident du soir au Stade de France, à l’occasion de la finale de la Coupe de
France de football ? La Marseillaise y est copieusement sifflée, cette fois semble t-il par les
supporteurs de l’équipe de Bastia, qui d’ailleurs est battue. Cette fois Chirac quitte la tribune et
prononce une philippique télévisée contre les siffleurs. Puis il revient, le match peut commencer,
mais le charme est rompu. Ces perturbations risquent de devenir un jeu, une provocation
récurrente. Elles sont plus sérieuses qu’il n’y paraît. Le foot, véritable religion de l’époque,
encouragé par toutes les démagogies, investi par toutes les délinquances, est le véhicule de tous
les excès. Ces foules hurlantes et décérébrées ont toujours un côté malsain.
12 mai
Une troisième génération chiraquienne
Jean-Pierre Raffarin a défini une méthode pour le gouvernement nouveau. Elle repose sur la règle
des trois tiers : un tiers pour l’écoute, la concertation, le terrain ; un tiers pour le travail législatif et
les relations avec l’Union européenne ; un tiers pour les mesures urgentes et nouvelles. Il y ajoute
trois axes, efficacité, proximité, cohérence. Dans cette communication, on marche donc par trois.
Cela évoque Pagnol, la recette du Mandarin-citron-curaçao selon César. Ces mélanges fantaisistes
risquent de nous gâter la bouche. On cherche aussitôt le quatrième tiers. Mais en fait on revient à
une logique binaire, puisque le Premier ministre demande aussitôt à ses collègues une note en
deux parties, d’abord les mesures immédiates, ensuite les mesures à six mois. Ce discours de la
méthode en cache un autre, qui est un discours sur son autorité à l’égard de ses ministres.
Avec ce gouvernement, c’est une troisième génération de ministres chiraquiens qui se met en
place – les Gaymard, Copé, Aillagon, Villepin, Brigitte Girardin, Devedjian, Delevoye, Lamour,
Dominique Versini notamment. Certains sont déjà connus sans jamais avoir été ministres. Le
renouvellement est cependant profond. Chirac est toujours là, mais que sont devenus ceux de
1986, Balladur, Pasqua, Seguin, Devaquet, Michèle Barzach, Toubon, entre autres ? Ceux de
1995, Juppé, de Charrette, Jean-Louis Debré, Arthuis, Millon, Elizabeth Hubert, Douste-Blazy,
Vasseur par exemple ? Beaucoup de ministres débutants dans cette équipe, davantage que dans le
gouvernement gauche plurielle de 1997. Sa logique est celle de l’UMP, un avant-goût d’une
majorité qui reposerait sur une coalition institutionnalisée, un groupe parlementaire unique.
Investitures, on presse le pas
La préparation des élections se concentre sur la recherche d’accords électoraux en vue des
investitures. Le clivage droite-gauche va s’incarner dans l’affrontement entre l’UMP d’un côté, la
coalition constituée par le PS de l’autre. Ils seront en compétition non seulement pour la majorité
à l’Assemblée, mais encore pour le statut de parti dominant. La règle qui élimine après le premier
tour les candidats qui n’auront pas obtenu 12, 5 % des suffrages par rapport aux électeurs inscrits
commande la politique des investitures et la recherche d’alliances dès avant ce premier tour.
Le clivage droite-gauche connaît cependant à ce stade des perturbations, majeures ou mineures.
Majeure la présence du Front National. Ses effets sont difficilement prévisibles, ils mettent en
cause l’ensemble du système. On peut en revanche penser que l’extrême-gauche aura à ce stade
un moindre impact. Mineures les contestations internes à chaque camp. L’UDF de François
Bayrou se bat pour sa survie. Il doit avaler la désignation unilatérale de plus de cinq cents
candidats par l’UMP, qui le réduit à la portion congrue. Là encore, il n’est pas content. Le Pôle
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républicain qui succède au Mouvement des citoyens autour de Jean-Pierre Chevènement voudrait
bien n’être ni de gauche ni de droite – concrètement, éviter un accord avant le premier tour avec
le PS. Il est toutefois clair que la compétition législative sera à la fois moins éclatée et plus
classique que celle des présidentielles.
13 mai
Cherbourg
Ce matin, cérémonie à Cherbourg pour le retour chez eux des onze morts de l’Arsenal, victimes
d’un attentat terroriste à Karachi. Cherbourg, l’Arsenal : voila qui me rappelle mon enfance. C’est
ma ville, celle du Lycée Victor Grignard des années cinquante, mais surtout celle de l’Arsenal.
Elle vivait à son rythme. La sirène annonçant la pause de midi entraînait un déferlement de
cyclistes en vol compact, qui s’égaillaient dans les banlieues ouvrières, Equeurdreville, Octeville,
Querqueville, Tourlaville. Ils s’agglutinaient à l’entrée du pont tournant lorsque la marée était
haute et le pont ouvert. Les ouvriers de l’Arsenal, je ne sais pas pourquoi, on les appelait « les
cocus du port ». Parce qu’ils avaient la chance d’y travailler sans doute. La blague était bien
connue : « Maman, Maman, vla les cocus du port qui arrivent – Regarde donc voir si ton père est là ».
Elle faisait encore rire mes parents, aujourd’hui enterrés à Tourlaville. Cherbourg est une ville où
je ne connais plus que des tombes. Celles-ci s’ajoutent. Les familles reconnaissent bien là leur
destin. La ville n’a jamais respiré une franche allégresse, au bout de sa presqu’île, coupée de
l’arrière pays. L’espace qui l’entoure est magnifique : la Hague, dans le vent, parcourue de
bourrasques humides, âpres et sauvages, chère à Trauner, à Prévert ; le Val de Saire, sous le vent,
un jardin potager ouvert et aéré. Contrairement à sa légende, c’est une ville pleine d’une lumière
vivante et pneumatique. La pluie y est amicale, elle met tout le monde dans la rue.
Les habitants ont toujours eu un vif sentiment de leur particularité, presque de leur insularité. Le
lien qui attache à cette ville reste très fort après qu’on l’a quittée, même depuis des décennies.
Quand j’y retourne, je trouve la population très abîmée par la crise, y compris physiquement. Il
faut dire qu’on y voit maintenant beaucoup d’Anglais qui débarquent du ferry pour acheter de
l’alcool dans les supermarchés. Il faut également tenir compte de la dépression côtière. Elle
frappe, paraît-il, aux abords de l’Atlantique et de la Manche. Zola l’a illustrée dans la Joie de vivre,
l’un de ses meilleurs romans, le plus nihiliste aussi.
Encore un anniversaire
L’histoire de France est couturée d’anniversaires comme un ancien combattant de cicatrices. Le
13 mai 1958, quoi de plus archaïque, anachronique, que cette pulsion Algérie française qui jeta les
Algérois dans la rue ? Que cette rébellion militaire qui renversa la IVe République et ramena de
Gaulle au pouvoir avec la bénédiction de tous les partis du système ? Que cette inflammation
tricolore, que cette brève poussée de nationalisme ? Mais si l’Algérie n’est plus française,
beaucoup d’Algériens sont devenus Français ou voudraient le devenir, le terrorisme est toujours
rampant, la Quatrième relève la tête, même sous le nom de Sixième République. Le contexte a
profondément changé, les problèmes de fond peut être moins qu’il n’y paraît.
Tout de même, la survivance la plus évidente, c’est la Constitution de la Ve République. C’est
même ce que certains lui reprochent, son péché originel. Et pourtant, cette constitution, elle
rappelle un peu le château que fait visiter Jacques Dufilho. La Constitution de 1958, quinze fois
modifiée depuis, notamment en 1962, 1974, 2000, interprétée de toutes les manières possibles,
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violée à diverses reprises, érodée par trois cohabitations, corsetée par le Conseil constitutionnel,
reconstruite par le quinquennat, maintes fois promise à la destruction et toujours en chantier, est
entièrement d’époque.
14 mai
A contre emploi
Ce matin, sur Europe 1, Jacques Lang déplore l’absence de la gauche dans les médias depuis le
second tour des présidentielles. Il dénonce le retour du lèche-bottisme journalistique. De la part
de celui qui a été un prince de la flagornerie, le propos fait sourire. Comme pour lui faire écho, le
soir sur LCI, on assiste à un débat sur le thème : « Le PS est-il de gauche ? » Ce débat a lieu entre
Claude Bartolone et Jean-Luc Mélenchon, tous deux ministres socialistes du défunt
gouvernement. On est mieux entre soi.
Evidemment, ce n’est pas le niveau d’un dialogue de Platon. Ils ont voulu se mettre à la portée
des masses, ils y parviennent sans forcer leur talent. Il y a celui qui croit à Davos et celui qui n’y
croit pas. Un vrai festival de langue de bois. On a pourtant le sentiment qu’ils tournent
intellectuellement à plein régime. Ils aimeraient redevenir parlementaires, c’est la conclusion la
plus nette de leurs propos. Mais Jacques Lang a peut-être raison : manœuvre sournoise, quand on
les entend on a envie de voter à droite.
Un peu auparavant, le Juge Halphen, parangon de l’impartialité judiciaire, rallié au Mouvement
des citoyens après avoir fait un tour du côté du PS, se fait siffler lors d’une réunion de cette
organisation lorsqu’il plaide pour un accord électoral avec la gauche unie. Décidément. On le
croyait juge, il était militant. On le croyait chevènementiste, il est socialiste. Ce n’est pas de
l’opportunisme, il faut lui rendre cette justice, que ce positionnement erratique. Plutôt un
problème de réinsertion.
Lancer de flèches
Trois prises de position de dirigeants socialistes qui cherchent leur cible. Jacques Lang d’abord,
qui approuve la résistance de Bayrou à l’UMP, et critique ce parti unique en marche vers la
conquête de tous les pouvoirs. Jean Glavany ensuite, qui s’en prend à Jacques Chirac, « plombé »
par les affaires. François Hollande enfin, qui déclare la gauche prête à gouverner. Il ajoute qu’il ne
saurait être question d’une nouvelle cohabitation, mais d’un « partage » du pouvoir, car la droite
contrôle tous les autres, Présidence, Sénat, Conseil constitutionnel. L’argument avait déjà servi en
1997. Lorsque la gauche avait alors obtenu la majorité, plus question d’équilibre ou de partage,
une revendication rapide de l’ensemble du pouvoir, le Président marginalisé et vilipendé, le Sénat
attaqué. Un peu Tartuffe qui s’insinue, puis se démasque et se redresse : « La maison m’appartient, je
le ferai connaître ».
Derrière cette volée, au-delà du partage des rôles, on comprend que le PS tâtonne, recherche les
thèmes qui pourront retenir l’attention, remobiliser ses électeurs, mais que pour l’instant il n’a
rien trouvé de nouveau. Après avoir fait la campagne présidentielle du second tour lors du
premier, amorcé la campagne législative lors du second, entreprend il de refaire celle de 1997 ? Il
est à craindre que cela ne suffira pas. Deja vu, comme disent les Américains.
15 mai
« Tous en scène ! Spectacles d’une élection »
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Retour à dimanche soir, le téléfilm de Serge Moati consacré aux présidentielles sur France 3.
Incisif, rapide, une série de courtes scènes, rythmées par l’insertion d’analyses intermédiaires qui
marquent l’évolution de la campagne. Un découpage qui retient la pointe d’une situation, d’une
certitude, d’une inquiétude, d’une émotion, qui rend justice aux différents points de vue.
Honnête, humain. Sauf à la fin. Rien sur les stratégies du second tour. Voici que pénètre, pour
sauver la République, une jeunesse criante et défilante, brandissant une forêt de drapeaux.
L’arrivée de la cavalerie, comme dans un western ? Plutôt un autre style, comme dans le film de
Gilles Pontecorvo, la Bataille d’Alger. Epilogue : la population musulmane, en liesse et en furie,
rompt les barrages, submerge les forces de l’ordre et clame sa foi dans l’Algérie algérienne. C’est
beau comme quand on croyait aux masses populaires.
Ici, c’est la « jeunesse », alibi et instrument de tous les entraînements, de toutes les simplifications.
Marseillaise pour Marseillaise, combien je préfère celle de Jean Renoir, l’un de ses meilleurs films.
Les points de vue, les sensibilités des protagonistes, bientôt des adversaires, y sont montrés à
partir du sens subjectivement vécu, des espérances et des aveuglements des vivants, de façon
compréhensive, presque compassionnelle. Par un mélange de bonhomie et de férocité, de calculs
et de stupidité on entre progressivement dans la tragédie. Elle est, comme chacun sait, que tout le
monde a raison. Le téléfilm de Serge Moati a d’abord cette logique. Puis il veut se gonfler du
souffle de l’Histoire telle qu’on la raconte à Cosette, pleine de barricades et de libérations. On
commence comme Balzac et on finit comme Victor Hugo – il est vrai que c’est son bicentenaire.
La France antisémite ?
Une campagne de presse aux Etats-Unis, des propos hâtifs du Président George W. Bush,
quelques appels au boycott de la France lancés par des organisations juives américaines, et voici
relancé le thème de l’Europe, mais surtout de la France, antisémite. C’est bien sûr une opération
bien menée de soutien à la politique du gouvernement Sharon. Elle vise d’un côté à disqualifier
les critiques que justifie cette politique, de l’autre à impressionner, à culpabiliser une opinion
française très sensible à une telle accusation.
Est-elle fondée ? Il est clair qu’il y a en France des antisémites, qu’un antisémitisme proprement
français a toujours existé. Il est encore plus clair qu’ils ont toujours été combattus, que leur
triomphe sous Vichy n’a jamais obtenu l’adhésion de la population, que l’antisémitisme comme
doctrine ou même comme sentiment est devenu honteux, qu’il est tombé dans un juste mépris.
C’est donc un mauvais procès et, plus grave, un procès intéressé, une manoeuvre. Je préfère la
sagesse de Woody Allen.
Du mauvais usage de l’Europe
Voici qu’arrivent de Bruxelles des mises en garde contre toute remise en cause des politiques
budgétaires que voudrait développer le nouveau gouvernement. On leur oppose les contraintes
de la réduction des déficits publics. Fondés ou non, ces rappels montrent à nouveau l’Europe
sous l’angle des contraintes. Non pas une dilatation naturelle des espaces nationaux pour enrichir
leur liberté et leur rayonnement, une bureaucratie vétilleuse qui en rapetisse les ambitions et
voudrait passer les gouvernements sous la toise. Il faut que l’idée européenne soit bien forte pour
résister à une telle constance dans les erreurs de communication. Elle est cependant plus fragile
qu’il n’y paraît, et le mouvement électoral vers une droite plus repliée sur des préoccupations
internes, mouvement plus puissant dans les petits pays que dans les grands – Autriche,
Danemark, Irlande, Pays-Bas notamment, ne l’aidera pas.
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Si les grands pays se mettent à suivre, une stagnation encore plus prononcée peut en résulter. Ce
n’est pas le Parlement européen qui pourra la compenser, ni la Commission, dont les ailes ont été
coupées depuis la Commission Delors. La mission confiée à Giscard d’Estaing pour un nouveau
saut institutionnel ? Son sort ne dépendra que des gouvernements. Or ils ne recourent à l’Europe
que pour faire avaler à leurs électorats réglementations et réformes trop impopulaires pour être
imposées sur un plan national, et encore, en se cachant derrière les autres. Cet usage de la
construction européenne comme père fouettard d’un côté, comme alibi de toutes les démissions
de l’autre, est à terme dangereux. Si l’on y ajoute les contraintes et pressions que promet
l’élargissement, l’incorporation de nouveaux membres qui la considèrent avant tout comme une
vache à lait, c’est un processus dangereux qui est engagé.
16 mai
Le septennat est mort, vive le quinquennat
Cérémonie d’investiture du nouveau Président à l’Elysée. Modeste, on n’en rajoute pas. Il est vrai
que le 16 mai évoque des souvenirs Mac-Mahoniens, certes bien lointains – 1877. Déjà une
dissolution manquée. Elle a longtemps nourri l’imaginaire républicain, peut-être condamné la
dissolution sous la IIIe République. En l’occurrence, ce clin d’œil du calendrier ferait plutôt
piqûre de rappel. Il peut aussi souligner que, sous la Cinquième, un Président peut survivre à la
péripétie. Ni se soumettre ni se démettre, se transmettre.
Il est également vrai que l’on reproduit le cérémonial simplifié déjà appliqué en 1965 ou en 1988.
Alors comme aujourd’hui, le nouveau Président était le même que l’ancien,. Pas de présentation à
la foule en liesse, pas d’échanges de vœux entre l’ancien Président et son successeur, quelques
brèves allocutions, quelques coups de canon pour faire bonne mesure. Plantu, en son temps,
s’amusait à opposer premier et deuxième septennat, Mitterrand I et Mitterrand II. Il restera le seul
à avoir réalisé le cumul, puisque Chirac inaugure non son deuxième septennat, mais le premier
quinquennat de la République. Il sera intéressant d’observer quels changements vont en résulter,
dans la pratique politique, dans la perception du temps, dans le rythme présidentiel. Il est encore
trop tôt.
Cette discrétion va de pair avec une sorte de phase de latence gouvernementale. Après avoir
montré leur présence et accompli quelques manifestations d’existence, les ministres semblent
rentrer en eux-mêmes, se préoccuper de tâches internes – constituer les cabinets, prendre la
mesure de leurs missions et de leurs moyens, s’installer. Pour les cabinets, apparemment rien de
très nouveau, un chassé-croisé. Conseil d’Etat, haute administration fournissent leur contingent
habituel, les occupants précédents regagnent leur corps. Simplement, les nouveaux arrivants ne
sont pas entièrement rassurés : où seront-ils dans un mois ? Ils sont exposés à l’aléa électoral,
mais aussi à l’aléa gouvernemental. Rien ne dit qu’il n’y aura pas, même en cas de succès de la
droite, un remaniement ministériel, un nouveau ballet dans les cabinets.
17 mai
Gestations
Le nouveau gouvernement n’a que peu de moyens, faute de majorité parlementaire, tandis que
plane sur lui l’échéance de l’élection législative. Alors il lui faut se réfugier dans les effets
d’annonce. Conseil de sécurité intérieure, démonstrations policières, exhibition de képis alternent
avec la reprise du «dialogue social », censé se substituer à la décision gouvernementale, comme pour
les trente cinq heures. Le produit initial de ces démarches concerne les médecins. C’est entendu,
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ils auront 20 ! par consultation. Encore faut-il que les procédures soient respectées – bref la
percée devient une opération électorale. On reçoit et on bichonne les syndicats.
En vérité le gouvernement est suspendu, suspendu à la compétition électorale dont il dépend et
qui lui échappe en partie. Situation que l’on a déjà connue. En 1981 et en 1988, le Président et
son gouvernement étaient également tributaires d’une élection à suivre. La différence est que
cette consultation ne résulte pas d’une dissolution. Différence institutionnelle. Est ce une
véritable différence politique ? Vraisemblablement non, en ce sens que la dramatisation du
résultat est identique.
S’il s’agit de l’élection, la parole est aux forces politiques. Elles se recomposent. A droite, c’est la
tentative de l’UMP, le regroupement de l’ensemble de la droite parlementaire, qui progresse
malgré Bayrou, coincé dans la porte tournante. Le Front National propose un accord, escomptant
sans doute un refus pour mieux justifier son hostilité au second tour. A gauche, l’accord électoral
est en route, avec le PS comme chef d’orchestre. On distingue les candidatures « uniques » – tout
le monde investit le même candidat, les candidatures « de rassemblement » – deux partis
investissent le même que les autres soutiennent, les « primaires » - plusieurs candidats sont en
compétition au premier tour mais se désisteront au second. C’est le partage du marché électoral,
les maquignons taillent dans la bête en fonction du muscle de l’animal. Cela ressemble à une
stratégie défensive. On entend dire que la gauche, au fond, est résignée à l’opposition, d’autant
plus qu’elle éprouve le besoin de reprendre ses esprits.
Puisqu’on parle maquignonnage, difficile d’ignorer les conséquences de la législation sur le
financement politique. Les formations qui présentent des candidats obtiennent sous certaines
conditions 1,60 ! environ par électeur. Evidemment, on se bouscule. Des malins se portent sous
les motifs les moins politiques pour ramasser quelques miettes. Surtout, les formations en
rupture de ban – l’UDF de François Bayrou, le Pôle républicain de Jean-Pierre Chevènement –
ont intérêt à présenter le plus de candidats possibles, donc à refuser la logique de l’accord
électoral préalable. Il leur assurerait quelques députés, mais il leur retirerait des électeurs, c’est-àdire de l’argent.
Plutôt de l’argent pour les appareils que des élus, qui risqueraient en plus d’être infidèles. Etrange
contradiction de la loi. Elle encourage d’un côté la multiplication des candidatures, puisqu’elles
rapportent de l’argent. Elle pousse d’un autre côté aux regroupements, puisque sont éliminés les
candidats qui n’ont pas obtenu 12, 5 % des inscrits au premier tour. Logique politique et logique
financière se contrarient. En outre, parler de marché électoral n’est désormais plus une
métaphore. L’élection est concrètement une pompe à phynances pour les formations politiques.
Extension inattendue et perverse de la logique du marché …
18 mai
Eloge de la cohabitation
Puisqu’il ne se passe rien de notable, en tout cas de visible, c’est le moment de s’arrêter sur un
problème qui a dominé les quinze dernières années de la Cinquième et qui reste présent dans ces
élections, celui de la cohabitation. La tendance dominante, partis, responsables, analystes, la
condamne. Certes, la gauche parlementaire tente actuellement une réhabilitation. Mais, en
changeant le vocabulaire, elle souligne sa propre réticence. Dans cette entreprise opportuniste,
elle se place au demeurant en contradiction avec elle-même. Autant le livre d’Olivier Schrameck,
Directeur de cabinet de Lionel Jospin, que la thématique de la campagne électorale du Premier
ministre la dénonçaient. On mesure que son rejet est l’une des espérances de la droite et sera l’un
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de ses grands arguments lors de la campagne législative. On le comprend. La cohabitation n’est
qu’un pis aller et ne peut être un mode ordinaire de fonctionnement institutionnel.
Et pourtant, je suis tenté de prendre le contre-pied de ses détracteurs. On peut considérer que, en
dépit de tous ses défauts, la cohabitation est la moins mauvaise solution au problème dont elle est
l’expression, celui de la contradiction des majorités politiques, c’est à dire en vérité de l’absence
de majorité politique. Car elle n’est qu’un symptôme, ou si l’on préfère, une solution du
problème, non le problème lui-même. Vouloir supprimer le symptôme ne le résout pas, écarter la
solution suppose que l’on en trouve une meilleure.
Ce problème, l’absence de majorité politique, est récurrent en France depuis la République. Le
multipartisme, l’instabilité des gouvernements, la volatilité du corps électoral, la succession même
des constitutions en ont été ou en sont d’autres manifestations. Il convient donc de le mettre en
perspective, de montrer que la cohabitation ne conduit nullement à la paralysie des pouvoirs. Elle
est en outre préférable aux solutions pratiquées avant elle, et, loin d’être contraire à l’esprit des
institutions, celles-ci ont en partie été conçues pour s’y ajuster, comme la pratique l’a amplement
démontré. Certes, la moins mauvaise des solutions n’est pas la meilleure, mais le choix pour une
bonne solution ne dépend que du corps électoral, non d’un meccano institutionnel.
La cohabitation et ses ancêtres
Les antécédents de la cohabitation sont nombreux. Mais les formes sont différentes, elles sont
moins visibles qu’elle, et surtout le terme n’avait pas été inventé. Prenons d’abord la Troisième,
ancêtre et matrice des régimes ultérieurs. Elle a connu de façon quasiment permanente une
dualité de pouvoirs. Non pas, sauf durant la période de mise en place, entre le Parlement et la
Présidence, mais au sein du Parlement, entre le Sénat et la Chambre des Députés.
La double responsabilité des ministres devant chacune des chambres a entraîné une double
conséquence. D’abord, un porte à faux des cabinets par rapport aux résultats électoraux, puisque
le Sénat ramenait au centre les majorités sorties des urnes. Ensuite, l’instabilité gouvernementale.
Tout gouvernement était en quelque sorte pris en tenaille entre des majorités contradictoires,
entre lesquelles il lui fallait louvoyer avant d’échouer et de se retirer. Résultat : une centaine de
gouvernements en soixante-cinq ans. Bien sûr, d’autres éléments ont pesé, mais il y a là une
donnée déterminante.
La Quatrième a pensé que la solution consistait à supprimer la responsabilité politique du
gouvernement devant le Sénat, et à faire de l’Assemblée nationale, élue du suffrage universel
direct, le centre unique du pouvoir. En ligotant le droit de dissolution théoriquement reconnu,
elle renforçait cette unité. Elle transformait un gouvernement en principe parlementaire en simple
subordonné de l’Assemblée. Les pouvoirs qu’il exerçait ne dépendaient que d’elle, non de la
Constitution.
C’est alors que le multipartisme, l’absence de majorité parlementaire solide ont conduit à des
coalitions précaires, qui s’effondraient de l’intérieur. Une vingtaine de gouvernements en douze
ans, la crise comme méthode de gouvernement, tel est le bilan. Il a conduit le régime à disparaître
dans le soulagement général. Ce sont là des évidences qu’il faut rappeler à ceux qui ignorent ou
méprisent les leçons des échecs, ou qui se croient plus malins que leurs devanciers – ce qui est
probablement faux, car le personnel politique de la Quatrième a été d’une qualité remarquable :
Jacques Chaban-Delmas, Edgar Faure, Félix Gaillard, Pierre Mendès-France, François
Mitterrand, Antoine Pinay, parmi d’autres moins connus.
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Quant à la Cinquième, la solution a consisté à renforcer considérablement, ne disons pas
l’Exécutif, car le terme pris au sens propre ne convient nullement, mais la Présidence et le
gouvernement au détriment des assemblées. Evitons le cours de droit constitutionnel. La pratique
a confirmé l’analyse qui montrait dès le départ que le problème essentiel devenait la nature de la
relation entre le Président et le Premier ministre. Nommé par le Président, chef du
gouvernement, responsable devant l’Assemblée, il est l’articulation des institutions. A ce titre,
qu’on l’appelle ou non cohabitation, la différence entre le Président et lui a toujours existé.
Différence, divergence, le passage est mince. Si mince qu’il a toujours été franchi.
Faut-il rappeler que les rapports Président – Premier ministre se sont souvent mal terminés,
même s’ils avaient l’un et l’autre la même orientation politique, voire une obédience personnelle
de la part du Premier ministre ? Michel Debré, Georges Pompidou, Jacques Chaban-Delmas,
Jacques Chirac, Michel Rocard notamment sont partis en désaccord avec le Président. Faut-il
également souligner que dans tous ces cas, la divergence a été résolue au profit du Président ?
Même chose jusqu’à présent lors des périodes de cohabitation. Jacques Chirac et Lionel Jospin
ont été battus par le Président qu’ils contestaient. On pourrait conclure que sous la Cinquième la
cohabitation a été en réalité permanente. Simplement, la pratique conduit à distinguer deux
formes : une cohabitation bénigne, lorsque la majorité parlementaire soutient le Président, une
cohabitation plus hard lorsqu’elle soutient le Premier ministre.
La cohabitation en perspective
Au fond, les institutions sont faites pour fonctionner dans trois hypothèses différentes. Ou
absence de majorité parlementaire réellement stable, hypothèse que l’on a rencontrée entre 1959
et 1962, puis entre 1976 et 1981, enfin entre 1988 et 1993. Elles sont tout à fait adaptées à cette
situation, elles ont même été conçues pour y répondre. Ou coïncidence entre une majorité
parlementaire et la Présidence, hypothèse la plus agréable. C’est alors l’expansion du pouvoir
présidentiel. Ou divergence entre leurs orientations, hypothèse la plus délicate. Voilà la
cohabitation, au sens étroit du terme. Elle conduit à faire du Premier ministre le titulaire exclusif
du pouvoir gouvernemental, mais non du pouvoir d’Etat. Ainsi c’est la présidence qui est à
géométrie variable, ce qui entraîne une circulation du pouvoir gouvernemental, autonome ou
subordonné, mais jamais de la fonction proprement présidentielle.
La cohabitation ne conduit donc nullement à l’impuissance. Lionel Jospin a par exemple été le
Premier ministre le plus puissant de la Ve République, et les institutions nullement paralysées.
Son gouvernement a été le plus long du régime, son bilan n’est inférieur à aucun de ceux qui l’ont
précédé. Il a même été en mesure de faire réformer la Constitution sur des points importants –
ainsi le quinquennat. Simplement, les divergences entre le Président et lui étaient publiques au lieu
d’être masquées comme dans les autres hypothèses. Tant sur le plan institutionnel que politique,
la Cinquième s’accommode parfaitement de la cohabitation. Bien sûr, les partis ne sont pas
contents. Ils ne sont pas maître du jeu, la majorité parlementaire doit composer, le Premier
ministre passer des compromis. Loin que ce soit un vice du système, c’est la meilleure manière de
combiner contradiction des majorités et fonctionnement stable et efficace de l’Etat.
Enfin, on peut toujours sortir de la cohabitation. Elle n’est nullement une peine incompressible.
Qui la juge insupportable peut toujours y renoncer. Le Président peut démissionner sans se
représenter, ou se représenter, ou encore dissoudre l’Assemblée à un moment qu’il juge
opportun. A ce propos, une observation institutionnelle : c’est une idée reçue que de Gaulle
n’aurait pas accepté de cohabiter. Cela n’est nullement établi. S’il revendiquait sa responsabilité
devant le peuple, c’était devant le peuple tout entier, lors des référendums, non à l’occasion des
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législatives. Il n’a jamais dit ce qu’il ferait en cas d’échec de ses partisans. Ses successeurs ont
adopté la même attitude.
Le Premier ministre peut lui aussi provoquer la fin de l’épreuve, en démissionnant. Il peut avoir
intérêt à le faire, si la conjoncture lui est favorable, ou s’il pressent qu’elle va lui devenir
défavorable. Il a même plus d’occasions de le faire que le Président, de choisir ainsi le terrain et le
moment de la sortie de la cohabitation. Lionel Jospin aurait par exemple pu démissionner après le
14 juillet 2001 et les vives attaques présidentielles contre sa politique. Ne pas l’avoir fait lui a
peut-être coûté la présidence neuf mois plus tard.
On ne saurait en toute hypothèse considérer comme pathologique une configuration des
pouvoirs qui a fonctionné pendant neuf ans sur les seize années qui précèdent. Il n’en demeure
pas moins que la formule n’est pas recommandable. On ne peut pas la souhaiter, mais
simplement la subir. La question est de savoir si l’on peut trouver mieux. Arrive alors Arnaud
Montebourg et sa « Convention pour la VIe République ». Sa dénomination évoque le François
Mitterrand des années soixante, avant le PS et le Programme commun, celui de la « Convention
des institutions républicaines ». Montebourg est beaucoup plus idéologue et sectaire. Dans son
propos passe comme un souffle de guillotine. C’est la Ve qu’il voudrait décapiter, revenir à la
pureté des Assemblées tout puissantes. Une sorte de maladie infantile de la République.
Arrivent aussi les ingénieurs ou les mécaniciens du droit, qui croient qu’en supprimant le
symptôme on fera disparaître la question de fond, l’absence de majorité politique, la volatilité du
corps électoral, les contradictions de majorités. Bonne chance. Ne leur en déplaise, je rappellerai
la boutade contemporaine des débuts de la Cinquième : La Constitution de 1946 a été conçue par
des professeurs de droit ; elle est cohérente mais elle ne fonctionne pas. La Constitution de 1958
a été conçue par des Conseillers d’Etat ; elle est incohérente mais elle marche.
La cohabitation a été essayée trois fois, dans des contextes il est vrai différents. En 1986, c’était la
condamnation d’une impasse politique, le gouvernement Fabius ne parvenant pas à ressourcer
vers le centre une majorité qui avait perdu son souffle à gauche. En 1993, c’était un rejet plus
radical d’une domination partisane marquée par des excès de tous ordres. On avait le sentiment
que les socialistes, ayant retrouvé le pouvoir par miracle en 1988, voulaient s’en gaver le plus vite
possible de peur de le reperdre, ce qui ne manqua pas d’arriver. En 1997, l’arrogance, la brutalité,
le ton péremptoire d’Alain Juppé, le sentiment d’un mépris technocratique ont beaucoup nui à la
droite, plus sans doute que le changement politique de l’automne 1995. Le Front National a aussi
beaucoup aidé la reconquête jospinienne.
Le seul dépassement possible de la cohabitation dépend du corps électoral. Il lui appartient de
l’éviter en assurant la cohérence politique des pouvoirs publics nationaux. Il a montré
suffisamment de maturité sur ce plan pour qu’on lui fasse confiance, il va se prononcer en toute
connaissance de cause. Il estimera peut-être que la purge de cinq années a été suffisante, qu’il est
trop tôt pour s’offrir une nouvelle expérience, au fond pour refuser de choisir. Mais si le
quinquennat limite les possibilités de telles situations, si en toute hypothèse il les rend plus
courtes, elles ne sont nullement impossibles à l’avenir. Elles sont comme une punition que le
corps électoral impose aux forces politiques et aux dirigeants : vous vous êtes moqués de nous,
débrouillez-vous donc ensemble, amusez-nous. Dans la Rome Antique, on mettait les parricides
dans un sac, avec un chien, un chat et une vipère, et l’on jetait le tout dans le Tibre. Il est vrai que
leur cohabitation était plus brève.
19 mai
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La Constitution existentielle
Pour la première fois peut-être, la France avec la Ve République a une Constitution. Sa résistance
aux épreuves n’a d’égale que sa flexibilité. Elle a vu consacrer la supériorité de la règle
constitutionnelle sur toute autre, y compris la loi. Elle a permis un encadrement juridique plus
précis et plus ferme des compétences des pouvoirs publics, grâce au Conseil constitutionnel. En
même temps elle a su évoluer, c’est même la seule qui ait été révisée tant de fois, ce qui a
notamment permis la réforme du statut présidentiel ou les progrès de la construction européenne.
En tant que norme juridique, la Constitution s’est renforcée, en tant que processus institutionnel,
elle est toujours à enrichir.
Car son évolution n’est pas achevée, et sur bien des points elle appelle des améliorations. Entre
autres plus de décentralisation, des compétences parlementaires étendues, l’élargissement du
recours au référendum, une plus grande transparence dans les procédures du Conseil
constitutionnel, sans parler du statut pénal des autorités publiques. Mais tous ces développements
peuvent parfaitement se faire dans son cadre. Point donc n’est besoin de réclamer à cor et à cri
une VIe République. Son invocation répond à une sorte de rituel de purification, comme si la
Constitution souffrait non pas tant d’un vice constitutif que d’un péché originel qu’il faudrait
laver par une sorte d’exorcisme.
Quel est donc ce péché ? Le 13 mai 1958 pour certains, on l’a vu. Pour d’autres, c’est plus grave,
car il est toujours au cœur du régime, sorte de virus qui se réveille tous les sept ans, désormais
tous les cinq ans : l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. Certes elle
n’existe que depuis 1965, après une révision constitutionnelle en 1962. Mais de Gaulle y suppléait
auparavant par le référendum, qui lui permettait de fonder son autorité immédiatement sur le
corps électoral. Voilà le reproche fondamental, la tare irrémissible, et en même temps l’héritage
essentiel du général de Gaulle. Il faut alors revenir sur la cohabitation, parce que, derrière les
critiques qui lui sont adressées, c’est bien elle qui est visée.
Codicille à la cohabitation
En vérité, le débat autour de la Présidence est bien le sens caché de la volonté affichée d’éviter ou
de dépasser la cohabitation. Passons rapidement sur le thème du régime présidentiel, solution
balladurienne ou centriste – Bayrou il me semble. L’idée que l’on surmontera les problèmes
découlant de la contradiction des majorités par le régime présidentiel, qui sépare radicalement la
fonction gouvernementale et la fonction législative, a quelque chose de baroque.
L’exemple des Etats-Unis qui l’inspire n’est guère transposable. Il s’agit d’abord d’un Etat fédéral,
où le gouvernement a des compétences infiniment moins étendues qu’en France. Il s’agit ensuite
d’un pays où les affrontements idéologiques et politiques sont beaucoup plus modérés. Il s’agit
encore d’un pays beaucoup moins démocratique que la France, où le Président peut être l’élu
d’une minorité, où la majorité sénatoriale ne représente pas le peuple américain mais celui des
Etats membres, de façon très inégalitaire. Enfin, lorsque cette contradiction se produit, et elle est
fréquente, le gouvernement est à peu près paralysé, plus qu’en France sous la cohabitation. Elle
est cependant soumise à réexamen tous les deux ans, en raison des renouvellements électoraux.
Alors, en France, la plupart des partis ne seront en paix que lorsque l’élection présidentielle au
suffrage universel direct aura disparu. Ils pourront reprendre leur mainmise totale sur les
institutions. Si l’on pouvait y adjoindre le scrutin proportionnel pour l’Assemblée, ce serait
parfait. Plus besoin de se coltiner les électeurs sur les marchés, de servir d’assistantes sociales sur
le terrain, la brigue et l’intrigue militantes au sein des appareils pour figurer en bonne place sur les
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listes. Le mode d’élection au Parlement européen en offre une anticipation – qui est en même
temps un repoussoir.
La Présidence au centre du système
Plus profondément encore, ce mode d’élection présidentiel impose sa logique aux partis, les
maîtrise de l’extérieur comme de l’extérieur. De l’extérieur parce que le Président est en mesure
de modifier le système partisan, de le faire évoluer pour l’adapter à ses desseins – comme on le
voit aujourd’hui avec l’UMP, comme on l’a vu auparavant avec l’UNR devenue UDR, ou même
avec le PS, conçu dès le départ comme une plate-forme présidentielle. De l’intérieur parce que les
partis sont conduits à devenir des plate-formes présidentielles, à nourrir en leur sein un mode de
direction et un calcul d’ambitions qui repose sur l’anticipation de la consultation. Cette logique est
tellement prégnante que l’on a vu le PS militer pour l’inversion du calendrier électoral qui
conduisait à la renforcer. Ses dirigeants peuvent aujourd’hui s’en mordre les doigts.
La question essentielle pour les partis devient de savoir si en leur sein peuvent se dégager des
candidats crédibles, faute de quoi ils sont condamnés au rôle de supplétifs. C’est même là une
question plus générale, que la possibilité pour le système de produire des hommes ou des femmes
à la mesure de la fonction présidentielle. Elle n’a pas été mal résolue jusqu’à présent. La
construction européenne la complique encore, car les futurs présidents devront se situer dans un
ensemble de compétences composite, où la nature même de leur autorité devient plus obscure.
Contrairement à certaines analyses, il me semble que cela n’en rend ce mode d’élection que plus
nécessaire. Le Président, homme ou femme, sera réellement le garant et le symbole de la réalité
nationale. Elle demeure indépassable, fort heureusement. Elle seule est un cadre efficace de
liberté individuelle et de solidarité collective. Prétendre la dissoudre dans l’Europe revient à
détruire l’idée européenne elle-même, qui est de superposition et non de substitution.
On écrit parfois que le Président est condamné à n’être plus qu’une sorte de gouverneur d’un
Etat américain. C’est méconnaître la nature de la construction européenne, qui ne prend pas du
tout le chemin d’un super Etat, même si elle n’a pas encore défini son identité. Face à une
fragmentation croissante des pouvoirs sur un mode fonctionnel ou géographique, l’unité du
pouvoir d’Etat, la promotion de ses intérêts et de ses conceptions passent par un pôle central qui,
en France, ne peut guère être que la Présidence. Le Président reste le successeur des rois de
France.
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QUATRIEME ACTE : ELECTIONS LEGISLATIVES, PREMIER TOUR
20 mai
« Ne me parlez jamais en faveur d’un infâme »
Maxime Gremetz gracié par le Président. L’honorable parlementaire communiste, rempli d’une
fureur gothique, avait foncé en voiture sur un groupe d’officiels pour atteindre un élu soupçonné
d’entente avec le Front National. Il était en conséquence condamné et inéligible. Sa peine n’avait
pas été exécutée parce que le Garde des Sceaux, la vigilante Mme Lebranchu, avait omis d’en
aviser le Conseil constitutionnel qui devait en tirer les conséquences. Trop de travail sans doute.
Maxime, c’est un prénom de tragi-comédie cornélienne. Il a bénéficié de la clémence d’Auguste.
On aurait préféré la rigueur du vieil Horace, mais la Cinquième n’a jamais été si dure. Voilà qui
augure bien de l’amnistie, que beaucoup contestent, surtout en un temps où l’on ne parle que du
rétablissement de l’autorité de la loi. Voilà qui montre aussi que la campagne électorale
commence, et que les partis qui s’opposent savent trouver entre eux de petits accommodements.
Bravo, Juju !
Toujours dans ce contexte d’ouverture de la campagne, le débat sur l’insécurité se prolonge, ou
plus précisément la controverse sur le discours de l’insécurité. C’est Julien Dray, député PS
sortant, qui s’en prend vivement à TF 1, coupable d’avoir échauffé les esprits, alarmé les bons
citoyens, enflammé l’opinion publique par la médiatisation répétitive d’incivilités somme toute
banales : incendies systématiques de voiture, saccages divers, hold-ups, meurtre d’un père d’élève
à la porte d’un lycée, entre autres exactions. Il a raison, elles appelaient le silence et l’oubli, en
attendant l’amnistie ? Ne pas désespérer les banlieues. Il est certain qu’en cassant le thermomètre
on guérira le malade. Dans Le Monde, Patrick Poivre d’Arvor lui répond vertement et justement.
Verrouiller la presse, censurer l’information, réflexe de tous les pouvoirs, mais qui s’exprime
rarement avec tant d’impudeur. Qui disait : « Maintenant la bêtise pense, et pense publiquement » ?
Cocteau je crois.
Tout de même, du côté du gouvernement, on veut faire baisser le ton en la matière, recentrer le
discours sécuritaire. A côté des postures martiales de Nicolas Sarkozy, de l’ostentation de
redoutables pétoires dont on ne dispose pas encore, on nuance le propos. Il faut éviter de paraître
dénoncer une classe d’âge par des propos excessifs. Il ne faut pas s’exposer à de fâcheuses
démonstrations d’impuissance, car on risque dans un premier temps de ne faire guère mieux que
les prédécesseurs. Il faut enfin ne pas faire la campagne du Front National, qui frappera toujours
plus fort sur ce terrain.
Casting pléthorique
Près de huit mille cinq cents candidats inscrits pour ce premier tour, en compétition pour 577
sièges. C’est plus que jamais. A côté de ceux qui sont attirés par la perspective de la contribution
financière fournie par l’Etat, l’éclatement du corps politique est manifeste. On retrouve
l’émiettement qui avait caractérisé le premier tour des présidentielles. Bien sûr, il est provisoire.
Des retraits pourront intervenir avant jeudi. Les conditions mises au maintien pour le second tour
simplifieront ensuite le tableau. L’émiettement est également en partie artificiel. Certains
candidats ne feront que symboliquement campagne, sur des thèmes non politiques ou purement
locaux. On peut aussi se réjouir de l’intérêt porté à la compétition. Il contredit les alarmes sur
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l’abstention et l’indifférence des électeurs. Reste à savoir dans quelle mesure cette pléthore
conduira à une dispersion des suffrages de nature à compliquer le second tour.
Avec une moyenne de l’ordre de quinze candidats par circonscription, les électeurs ne pourront
pas se plaindre d’une représentation politique confisquée. Ils auront l’embarras du choix. Certes,
la répartition n’est pas égale. Le nombre de candidatures est particulièrement élevé à Paris, plus
restreint Outre mer. On relève également que la parité n’est qu’imparfaitement et surtout
inégalement réalisée. Elle est plus forte pour les petites formations que pour les grandes, et plus à
gauche qu’à droite pour les partis de gouvernement. Toutefois, même au PS, on reste loin du
compte. Dès que Sylviane a le dos tourné … Cela peut s’expliquer par le fait que les petits partis
n’ont que peu de chances d’avoir des élus, de sorte que la compétition y est plus symbolique.
Pour les autres, suivant une formule regrettable, mieux vaut un élu qu’une battue. S’ajoute
également que les femmes sont souvent plus convaincues, plus courageuses que les hommes et
redoutent moins l’échec.
21 mai
Ombres vigilantes
On n’entend plus Alain Juppé, et pas du tout pour l’instant Laurent Fabius. Leur silence ne veut
pas dire qu’ils restent inactifs. Chacun d’eux reste attentif à son destin. Les quelques interventions
publiques d’Alain Juppé laissent entendre qu’il n’a rien appris ni rien oublié. Les mêmes certitudes
cassantes, le même ton assuré et coupant, comme s’il était en permanence animé par une colère
froide. Il est fait pour être à la tête d’une structure hiérarchique, pour imposer sa volonté, son
discours est celui du commandement, non de la persuasion. L’électeur se sent vaguement
coupable de ne pas avoir devancé l’ordre, mauvais élève que l’on va redresser. Laurent Fabius est
beaucoup plus émollient, il affecte un sourire bonasse, une camaraderie certes condescendante
mais bienveillante. Son propos est simple, il est bref, il cultive les évidences sereines, on dirait
toujours qu’il s’adresse à la maternelle. Il le joue bon berger.
Deux styles, mais une même ambition, et deux parcours étonnamment semblables – même âge,
Normale Sup, ENA, grands corps, engagement politique, choix pour des partis de gouvernement,
disciples favoris de présidents vieillissants, jeunes premiers ministres, écartés deux ans plus tard
par une défaite électorale, traversée du désert mais avenir intact. Ils doivent en outre partager un
même dédain pour Lionel Jospin. Il a été un meilleur Premier ministre qu’eux, mais il ne sera pas
Président, il n’est pas de leur caste. Vae Victis.
Selon toute vraisemblance, leur avenir les opposera frontalement. Juppé a pris un peu d’avance,
dans la mesure où l’UMP est un instrument qui semble promis à son usage. Fabius devra encore
conquérir le PS. A cet égard il doit mettre, sans le dire bien sûr, la défaite de la gauche au nombre
de ses espérances. Elle lui permettra d’écarter les perdants. Déjà, Jospin … Mais il faut finir le
travail. Dans ces élections, se profilent à l’arrière-plan les silhouettes des compétiteurs de 2007,
comme dans ces dessins pour enfants où les animaux carnassiers sont dissimulés dans des
paysages anodins, où paissent les moutons.
Juppé m’a tuer
La droite parlementaire présente plus de 530 candidats UMP, et l’UDF, outre les circonscriptions
qui lui sont laissées, dépose une soixantaine de candidatures compétitives. S’y ajoutent des
candidats des formations de Philippe de Villiers (Mouvement pour la France), Charles Pasqua
(RPF), Corinne Lepage (CAP 21), pour une centaine d’investitures chacun, et quelques dissidents
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en rupture d’investiture. Globalement, l’UMP semble s’être convenablement placée en ordre de
bataille. La compétition la plus notable provient toujours de François Bayrou. Il reste résolu à
assurer la survie politique de l’UDF et l’existence d’un groupe parlementaire autonome. Il est
toutefois progressivement délaissé par les députés UDF sortants, et cherche toujours à négocier.
Il faudra attendre jeudi d’éventuels retraits sur la base d’un accord UMP-UDF, puisque tel est le
délai légal pour le retrait des candidatures déposées. Le CNPT (Chasse, pêche, nature et
traditions) de Jean Saint-Josse reste à l’écart avec plus de 400 candidats.
Sans Le Pen
A l’extrême-droite, le FN est largement présent, mais sans Le Pen. Le mode de scrutin ne
convient guère à sa candidature. Il demeure cependant autant une locomotive qu’un repoussoir
national. Le FN subit la rivalité du Mouvement national de Bruno Mégret. Leurs électorats sont
régionalement puissants, dans le Nord et la façade méditerranéenne. Les Mégretistes semblent
mieux à même de rivaliser qu’aux présidentielles. Ils peuvent à l’occasion empêcher les candidats
du FN d’atteindre les fatidiques 12,5 % des inscrits, limitant alors leur capacité de nuire à la droite
parlementaire. L’importance de la présence du FN au second tour promet d’être une des clefs du
scrutin.
Jospin m’a tuer
A gauche, la situation est plus confuse. Pour la gauche parlementaire, il est clair que l’échec de
Lionel Jospin a cassé toute dynamique. Le PS reste cependant en position dominante, maître
d’œuvre des accords électoraux. Ils réunissent dans des conditions variables PC, Radicaux de
gauche, Verts. En dépit de l’expression « gauche unie » qui succède à la gauche plurielle, majorité
sortante, on ne dénombre que 170 candidatures communes à plusieurs partis, dont 34
candidatures uniques. La compétition interne sera donc fréquente pour le premier tour, avec,
comme toujours, quelques dissidences locales.
Le Pôle républicain de Jean-Pierre Chevènement, classé à gauche par pesanteur électorale plus
que par positionnement revendiqué, présente environ 400 candidats. Leur attitude et celle de
leurs électeurs au second tour restent incertaines. Pour l’instant, il n’est pas question d’accord. Les
diverses composantes de l’extrême-gauche présenteront séparément un nombre élevé de
candidatures. La division des présidentielles se prolonge et même s’amplifie. Ces formations
peuvent escompter, pour certaines redouter, qu’un comportement défensif conduira leurs
électeurs, au second tour voire dès le premier, à se reporter vers les candidats de la gauche
parlementaire.
22 mai
Triangle infernal
Serge Lepeltier, dirigeant par interim du RPR en attendant sa sublimation finale dans l’UMP,
déclare que les candidats de cette nouvelle entité n’auront aucune raison de se retirer dans une
triangulaire où ils seraient devancés par le FN et la gauche. Il ajoute que l’élection de quelques
lepénistes serait moins grave qu’une nouvelle cohabitation. Or favoriser la gauche face au FN
pourrait contribuer à un tel résultat, si les triangulaires de ce type étaient nombreuses. Il observe
également que la gauche n’a pas craint, Fabius gouvernant, de modifier la loi électorale d’une
façon qui a permis au FN de constituer un groupe parlementaire après les élections de 1986. Le
propos n’est sans doute pas mal fondé, mais il est à la fois prématuré et maladroit. Prématuré
parce qu’il est vain de spéculer sur le second tour avant le premier. Maladroit parce qu’il relance le
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thème de la collusion honteuse entre la droite parlementaire et le FN, thème toujours rampant en
dépit des dénégations et des comportements contraires.
Aussi les porte-parole de la gauche se précipitent immédiatement dans la brèche. C’est Vincent
Peillon, pour le PS, qui s’indigne de cette rupture du « pacte républicain » résultant selon lui du
soutien apporté à Chirac contre Le Pen. C’est le PC qui exige un démenti du Président. A droite,
embarras et confusion. Lepeltier s’explique laborieusement. On écarte mollement l’accusation, en
réaffirmant que toute forme d’entente avec le FN est exclue. Il est clair que cette stratégie serait
dangereuse, qu’une consigne nationale de ce type risquerait d’être contre productive. On ne peut
écarter en revanche les manœuvres locales et circonstancielles, les tactiques souterraines.
Personne ne pourra empêcher un candidat de se maintenir, quitte à l’exclure, à lui retirer le
bonjour. Mais l’effet sera produit.
Le présupposé et l’implicite
Dans l’indignation des dirigeants de la gauche tout de même, un présupposé : que les électeurs
sont une marchandise dont on dispose, que l’on dirige, que l’on échange. L’idée affleure que des
électeurs « de gauche » ont été prêtés à la droite, que la gauche exige que le crédit lui en soit
reconnu, qu’on lui en verse les intérêts. C’est se placer dans une logique de coalition
parlementaire, confondre les électeurs et des députés. Alors on marchande les soutiens, on exige
des contreparties, le gouvernement doit rendre des comptes à ses alliés. Mais ces électeurs ne sont
pas la propriété des partis, ils sont libres, capables de se déterminer par eux-mêmes. Faudra t-il les
marquer, les peinturlurer comme on le fait des supporteurs d’équipes de football ? Les appels à
voter avec des gants, en se bouchant le nez, allaient déjà dans ce sens.
En vérité nous n’avions rien compris. Le candidat des socialistes, ce n’était pas Jospin, c’était
Chirac. Sa victoire est la leur. Voilà maintenant qu’on voudrait la dérober à leur parti ! Nous
avions mal saisi les ressorts de la dialectique. Le pouvoir prêté à Chirac, il lui faut maintenant le
rendre, et au minimum le partager. A lui les chrysanthèmes, à nous le gouvernement. Dans
l’immédiat, le PS contrôle avec vigilance tout écart par rapport à un « pacte républicain » dont il
formule et applique unilatéralement les règles. Il est l’auteur, l’acteur et l’arbitre. Tout ceci n’est
pas très sérieux, et ne peut que créer la confusion. En réalité, la division droite-gauche reste le
critère d’analyse et de fonctionnement le plus pertinent de la vie politique française. Il peut être
contrarié, il n’est pas contredit.
Cohabitation glissante
Trop tôt pour dégager une thématique générale de la campagne. Pour l’instant, la cohabitation
tient la corde. Argument : ne pas donner l’intégralité du pouvoir au même camp, à l’UMP avatar
du RPR. Il avait déjà servi en 1997, comme on l’a vu. Il laisse rêveur. N’est-ce pas ainsi que les
choses se passent en régime parlementaire, que l’on prend pourtant comme modèle ? Comme si
la Cinquième n’avait pas toujours été parlementaire. Doit-on comprendre que sur cette base le PS
aurait souhaité la victoire parlementaire de la droite en cas d’élection de Jospin ? On peut
admettre que la gauche refait le plus facilement son unité sur de tels arguments, sans véritable
contenu autre que « Votez pour nous ». Cela évite de s’appesantir sur les sujets de fond, qui
fâchent – fiscalité, salaires, retraites, sécurité sociale, construction européenne, etc ..
Est-ce réellement adroit ? Trois faiblesses apparaissent aussitôt. D’abord, le contre-pied, puisque
la campagne présidentielle du PS se déroulait sur fond de rejet de la cohabitation. Ensuite, les
précédents, qui montrent que la gauche trouve sa dynamique sur des thèmes économiques et
sociaux, non sur des thèmes institutionnels, qui sont plutôt de type centriste. Lors du premier
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référendum de 1946, en 1958, en 1962, elle a été défaite, et n’a commencé à prospérer que sur des
thèmes économiques et sociaux. 1981 a laissé les institutions intactes, institutions qui ont été pour
la gauche majoritaire un excellent instrument de gouvernement. Enfin, l’absence de crédibilité
gouvernementale de la gauche parlementaire – quel premier ministre, sur quelles bases, pour quoi
faire ? En 1997, Jospin était un leader incontesté, auréolé de sa performance lors des
présidentielles de 1995. Aujourd’hui ..
Les Bleus usés, vieillis, fatigués ?
Voici que va débuter en Asie la Coupe du monde de football. Elle promet d’avoir des
interférences indéfinies et mystérieuses avec la compétition électorale. L’équipe de France
conservera t-elle le titre ? J’aimerais me tromper, mais cette équipe, auréolée des victoires du
passé, elle fait un peu armée de 1940. Lorsqu’il descend du ciel sur le théâtre des opérations, le
Maréchal Zidane a la confiance du peuple tout entier. Les vainqueurs de 1998 ont fière allure avec
leurs beaux maillots et les hordes de fans qui les acclament. On tiendra pour négligeable
l’anecdote de leur défaite au Stade de France contre la Belgique, juste avant le départ. Les Belges
ont marqué trois buts, dont l’un contre leur camp. Ils ont ainsi sauvé l’honneur de l’équipe de
France, trop poussive et souffreteuse pour en marquer un seul. Elle n’en a pas moins obtenu un
triomphe à la romaine avant la suite, on ne sait jamais. La Marseillaise au surplus a fait un tabac.
Donc tout va bien.
Sitôt arrivée sur les terrains lointains où se dérouleront les batailles, les héros se sont engouffrés
dans les forts de la ligne Maginot où l’adversaire est attendu de pied ferme. Les troupes
sénégalaises sont en première ligne, le sang impur n’a qu’à bien se tenir. Si j’étais supporteur de
football, j’aurais très peur que cette équipe, hyper-médiatisée, hyper-bichonnée, hyper-friquée ne
se fasse tailler en pièces et réduire en lambeaux par quelques formations affamées du tiers-monde,
avides de se faire les dents sur le muscle huilé, massé, fatigué d’une équipe harassée. Roger
Lemerre, le sélectionneur, sera t-il notre Foch ou notre Gamelin ? Quand on observe son regard
vague, son air d’avoir tout manigancé mais où perce parfois une lueur d’inquiétude et de doute,
on se demande si cette expédition asiatique n’exhale pas un parfum de désastre. Un peu comme
le démarrage de Lionel J. et de son grand orchestre, les meilleurs, si sûrs de la victoire.
23 mai
La rumeur du vent
D’un côté, le contexte électoral européen. Pour l’Europe, on constate à l’occasion des élections
récentes une remontée assez générale de la droite, et souvent d’une droite dite « populiste », qui
taille des croupières aux conservateurs traditionnels. Autriche, Danemark, Italie, Pays-Bas .. Que
veut dire populiste ? Je n’ai jamais très bien compris. Hostile aux appareils traditionnels ?
Exprimant un sentiment anti-élitaire assez simpliste ? S’appuyant sur des arguments irrationnels
qui flattent les peurs, les préjugés et les refus de l’opinion ? Récupérant un électorat
sociologiquement populaire au profit de thèmes de droite ? Sans doute, mais le terme est peu
rigoureux, il relève de la polémique, de la disqualification plus que de la qualification. Est
populiste ce que l’on n’aime pas. Il reste à voir dans quelles conditions ces nouveaux venus
gouverneront leurs pays respectifs, et quelle politique ils y mèneront. Il reste surtout à voir dans
quelle mesure cette vague supposée concerne la France.
De l’autre, le retour discret des sondages. Les organismes en cause se sont faits très modestes
après les présidentielles, on ne les entendait plus. Tous aux abris, noyés dans le décor. Il y aurait
pourtant eu matière à explication. Surtout que déjà, en 1995 ou en 1997… En 1995, on annonçait
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que Jospin ne serait pas au second tour, alors qu’il termina en tête du premier. En 1997, on
donnait quelques dizaines de sièges d’avance à la droite, alors qu’elle se retrouva en minorité.
Aujourd’hui, on ne va pas jusqu’aux prévisions en siège, la claque est encore trop cuisante, mais
on calcule l’avance de la droite en pourcentages. A sa place, je serais inquiet. Je me souviens d’une
nouvelle : Un plaideur dont la cause est mauvaise s’informe de l’intégrité de son juge. Sur
l’assurance qu’il est incorruptible, il lui fait porter un riche présent et gagne son procès. A son
avocat qui s’étonne, il confesse qu’il l’a envoyé au nom de son adversaire. Timeo Danaos et dona
ferentes.
Elites
Le gouvernement Raffarin a rompu avec une doctrine appliquée depuis le gouvernement
Balladur, aux termes de laquelle un ministre mis en examen ne pouvait demeurer en place.
Renaud Donnedieu de Vabre, délégué aux affaires européennes, est en examen et cependant
ministre. Il paraît qu’on l’avait oublié lors de sa nomination, et que maintenant on ne veut pas
revenir en arrière. L’anecdote illustre cependant la clôture de la société politique française. Le
choix était-il donc si étroit ? Cela traduit peut être, en dépit de l’effort de renouvellement des
équipes, un certain épuisement des élites gouvernantes de la Cinquième. Les grandes vagues de
circulation des élites, pour mentionner Pareto, ne sont pas fréquentes en France. La Libération
bien sûr, les débuts de la Cinquième dans une moindre mesure, 1981 pour une part. On assiste
plutôt à une montée lente de nouvelles générations qui s’instillent au milieu des anciennes.
Pour expliquer cette continuité, plus invisible encore que visible, dans les cabinets, les assemblées
et tout ce qui gravite autour du pouvoir, on mentionne le vivier indestructible et continuellement
alimenté que constitue l’Ecole Nationale d’Administration. Ses anciens élèves ont tissé des
réseaux qui leur assurent une présence multiforme au sein des catégories dirigeantes. Edith
Cresson, brièvement Premier ministre en 1991-1992 a vainement tenté de lui tordre le cou. Il est
vrai que l’ENA a su s’adapter. Lors de sa création à la Libération, elle remplaçait les anciens
concours spécialisés par ministères, qui reproduisaient les dynasties bourgeoises. Elle a rempli sa
mission durant les décennies suivantes, créer une élite ouverte de fonctionnaires animés par
l’esprit du service public. Elle a été l’armature de l’Etat technocratique qu’avait mise en place la
Cinquième dans ses années conquérantes.
Il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui les raisons qui avaient entraîné sa création justifieraient sa
disparition. Ce serait même une réforme décisive de l’Etat, la seule sérieuse et en toute hypothèse
la plus importante. A mesure en effet que son emprise s’étendait, son esprit de service public
déclinait. Le symbole le plus achevé en était le Conseil d’Etat, peuplé de gardiens austères du
droit public, en noir à distance d’avocat, moines du service public. On en retrouve maintenant
beaucoup, replets, guillerets, banquiers, chefs d’entreprise, à la tête d’institutions financières et
d’une foultitude d’intérêts privés, quand ils ne sont pas députés ou ministres. La privatisation des
esprits a accompagné voire précédé celle des services et du patrimoine public. L’Etat était leur
religion, le libéralisme est leur doctrine, leur éthique est leur carrière. En même temps, la
promotion sociale est remplacée par l’hérédité , la logique de la règle est subvertie par les
manœuvres du groupe qui tend à se pérenniser.
L’Ecole Nationale de la Magistrature, sociologiquement plus ouverte, a en partie repris le
flambeau. Son esprit est cependant tout différent. Il est tourné vers le contrôle plus que vers
l’action, vers la contestation des abus plus que vers les réformes positives. L’Etat est-il condamné
à être livré aux juges, qui seuls conserveraient la rigueur juridique et l’esprit public ? On risquerait
une série de blocages, une élite contestataire qui mettrait en examen l’élite dominante, un Etat qui
99
s’autodétruirait faute de savoir se réformer. On en connaît déjà les prémices. Gageons en plus
que la magistrature ne tarderait pas à connaître elle aussi ce genre de dérive.
Il est d’autres méthodes. Notamment d’ouvrir plus largement l’accès à la haute fonction publique,
de ne pas la verrouiller dès le début de leur carrière au profit de brillants sujets académiques, de
ne permettre l’accès aux grands corps qu’à des individus qui ont fait leurs preuves par ailleurs, sur
le terrain, dans d’autres fonctions, qu’après avoir acquis expérience et mesure dans d’autres
combats que le champ clos des concours. Une fonction publique qui fixe les destins à vingt cinq
ans, qui condamne les autres à demeurer subalternes peut elle maintenir motivation et esprit
démocratique ? Une aristocratie ainsi constituée n’est elle pas condamnée au déclin moral,
comme l’aristocratie de l’Ancien régime, avide de pensions, de prébendes et de bals ?
De proche en proche, on glisse vers un autre débat. Le Premier ministre aime opposer « la France
d’en haut » et « la France d’en bas ». Quelle meilleure illustration que l’inégalité entre l’Université, qui
forme l’essentiel de la jeunesse, et les grandes écoles, où se distille l’enfance des chefs ?
L’excellent livre de Jean-Pierre Colin sur l’Université, Rituels pour un massacre, montre la différence
écrasante des crédits consacrés à l’une et aux autres. L’inégalité des chances ne sera pas atténuée
tant que l’Université n’aura pas la capacité de promouvoir ses meilleurs étudiants au lieu de les
laisser croupir dans une commune médiocrité. Au delà même, l’Université est plus que jamais
l’école du peuple. La seule institution publique désormais véritablement intégratrice est l’école.
Toute politique d’intégration, si nécessaire et même vitale pour la cohésion nationale, passe par
elle.
24 mai
Gouvernement évanescent
Ce gouvernement peine à trouver son identité. Coincé entre un Président invisible mais tout
puissant et le vide parlementaire, privé pour l’instant de toute capacité de décision réelle,
suspendu aux résultats des législatives, son image est estompée et son activité flottante. Il vit à
crédit. On attend les « actes forts ». La campagne électorale met au premier plan les formations
politiques et leurs candidats. Il fait un peu punching ball entre les uns et les autres. L’allure même
de Jean-Pierre Raffarin, qui en est la métonymie, y contribue. Il a eu raison de rappeler que les
ministres sont des serviteurs. Il est bon qu’un Premier ministre ait un style modeste. Il ne
convient pas qu’il ait l’air subalterne. On le voit très bien en boxeur qui se prépare à encaisser, la
mine résignée et le regard lourd. Cela ne nuit pas à sa popularité, mais celle-ci en quelque sorte
automatique et toute provisoire.
Le Premier ministre n’a pas encore défini la conception qu’il se fait de son rôle. On se souvient
qu’il se référait, avant d’être intronisé, à la « gouvernance ». Cette notion obscure a d’abord été
transposée du monde de l’entreprise à l’espace politique. Elle prospère aussi bien sur le plan de la
gestion interne des Etats - la « bonne », la « mauvaise » gouvernance - que sur celui des relations
internationales – la « gouvernance globale ». Elle peut être interprétée de multiples manières. On peut
y voir un dépassement de la structure formelle et hiérarchique des pouvoirs, toujours un peu
artificielle, pour une analyse plus réaliste des relations de fait qui commandent la prise de
décision. A ce titre elle inspire des analyses sociologiques, qui relativisent voire contestent la
perception des relations sociales en termes juridiques.
On renverse alors les perspectives institutionnelles et juridiques. Si l’on peut le dire avec le
vocabulaire des tenants de ces approches, l’irruption du paradigme de gouvernance représente
une véritable rupture épistémologique. Ne croyez pas que la froide raison raisonnante soit seule
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en jeu. C’est un véritable orgasme que provoque pour certains l’idée que l’Etat n’a plus de sens,
pardon ne fait plus sens. Il faut lui substituer la promotion de réseaux d’influence multiples, une
articulation mi-conflictuelle mi-consensuelle des intérêts et des groupes. Il faut rechercher la
bonne gouvernance, celle qui fluidifie les rapports sociaux, dévalorise les idéologies, les
programmes, s’appuie sur les faits et non les projets, ou l’horizontal remplace le vertical.
Gouvernance invisible
La sociologie remplace la politique. Foin de la démocratie, des analyses en termes de libre
décision individuelle, des procédures publiques de délibération et de décision. Des régulations
sociales occultes que l’on fait émerger à la conscience publique. L’art de gouverner n’est plus
qu’une technique d’accoucheur, qui facilite simplement le travail de la nature. D’où une sourde
contrainte sociale qui pèse sur les individus, la political correctness. Ou l’on est dans la ligne de ces
déterminismes sociaux, ou l’on est un déviant, regardé avec dédain voire avec suspicion. Ce type
d’analyses convient bien à la social-démocratie. Elles ont par exemple en son temps inspiré le
rocardisme, si tant est que l’on puisse y voir une doctrine. Elles sentent aussi leur XIXe siècle,
l’anarcho-syndicalisme, le fédéralisme universel, et plus concrètement aujourd’hui l’inspiration de
la construction européenne.
Il est peu probable que cette conception corresponde à ce que M. Raffarin a voulu dire – ou alors
ce serait contraire à ses engagmens, au retour du politique. On sait qu’il est de formation
communiquant. Il a dû trouver le terme moderne, ouvert, séduisant. Il est en réalité d’une
redoutable ambiguïté, sournoisement conservateur avec l’apparence de la réforme, du
dépassement des artifices, de la remise des choses à l’endroit. Il légitime et égalise toutes les
prétentions, revendications, dès lors qu’elles proviennent d’un groupe ou de ses représentants. Il
substitue en réalité les intérêts à la citoyenneté, pourtant tarte à la crème de ceux qui s’en
réclament. En vérité, le citoyen a disparu comme être ou comme substantif, il ne subsiste que
comme adjectif : un vote citoyen, une démarche citoyenne, une indignation, une manifestation
citoyennes. L’abus du vocabulaire lui ôte toute signification. Mais, en attendant le résultat des
législatives, la posture durable de M. Raffarin demeure suspendue. Sera t-il gouvernement ou
gouverné ?
25 mai
Verts amnésiques
On apprend que les Verts, faute d’avoir accompli les formalités requises, seront écartés de la
campagne télévisée. Ils ne sont pas les seuls, puisque d’autres formations moins importantes sont
dans le même cas, notamment les Chasseurs de Jean Saint-Josse. Charles Pasqua, pourtant ancien
ministre de l’Intérieur et son RPF se sont aussi laissé prendre. Leur temps de parole sera utilisé
par d’autres, plus insignifiants mais plus attentifs. Antoine Waechter, ancienne vedette de
l’écologie, sera du nombre. La bévue n’aura sans doute que peu de conséquences électorales,
compte tenu du caractère local des compétitions.
Elle est cependant révélatrice d’une remarquable indigence des Verts. Il s’agit d’un parti structuré,
habitué des campagnes électorales, qui compte en son sein deux anciens candidats aux
présidentielles et trois anciens ministres. En plus, il avait procédé aux formalités nécessaires en
1997 … Après avoir tenté d’en faire un scandale, de rejeter la faute sur les organismes qui
n’auraient pas fait leur travail, après avoir tenté la démarche gentillette, la requête doucereuse,
après avoir déposé un recours judiciaire, il reste à Noël Mamère d’expliquer que les Verts sont
aimablement bordéliques. Et ils revendiquent une place au gouvernement !
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Compétition éclatée
On a le sentiment que la campagne électorale est stagnante, qu’elle ne démarre pas. Seul le PS
donne un style national à ses thèmes. Leur évolution est par là plus visible. Un certain
déplacement se dessine. Celui du partage du pouvoir ne convainc guère. Même Le Monde,
pourtant grand gobeur de jobardises, ne s’y laisse pas prendre. Il est vrai qu’il a amorcé son
reclassement. On invoque alors le risque de régression sociale, une droite revancharde disposant
de cinq années pour remettre en cause les avantages acquis. En toute hypothèse, une campagne
défensive. De son côté, la droite pratique plutôt une campagne de terrain – Raffarin oblige -,
démultipliée, localisée. Eviter au surplus les invectives frontales avec Bayrou, tout ce qui pourrait
lui permettre de faire son intéressant. Le Pen, la question n’est pas vraiment d’actualité, elle ne se
posera qu’au second tour, il restera à voir dans combien de circonscriptions.
26 mai
Marcel Proust avec nous
Précisément, le Monde publie ce jour un grand dossier consacré à la Social démocratie. Pierre
Rosanvallon n’y va pas par quatre chemins : « Le projet social-démocrate est définitivement achevé ». On
songe, en moins martial, au Bonaparte du 18 Brumaire : « La Révolution est fixée aux principes qui
l’ont commencée. Elle est finie ». Cela n’annonçait pas des lendemains qui chantent pour les
révolutionnaires. Ainsi, même le thème d’un progressisme intrinsèquement attaché à la gauche se
trouve remis en question par ses compagnons habituels – du moins pour la gauche dans sa
posture actuelle. On lit : « On a changé de paradigme … la gauche pense toujours les questions sur le mode
métaphorique de la social-démocratie … c’est totalement à côté de la plaque, hors sujet … ce n’est pas seulement
un problème de projet et de programme, mais aussi de lisibilité sociale et d’un monde commun ». Je ne
comprends pas tout, mais je ne suis pas professeur au Collège de France.
Ce qu’il en ressort tout de même pour un esprit simple, c’est que la gauche est invitée à prendre
son temps, à rentrer en elle-même, à rompre avec la langue de bois et à se demander ce qu’elle
fait là. C’est aussi la question que je me pose. Après avoir voté Chirac contre Le Pen, se préparer
à gouverner contre Chirac grâce à Le Pen ? « Une aspirine ! », demanderait Mme Verdurin au
Docteur Cottard, en se prenant la tête entre les mains. Elle était pourtant Gambettiste, tout pour
les camarades, pour le petit noyau. Tiens, tiens, mais il faut s’y arrêter. La République ascendante,
triomphante, celle qui a créé le socle législatif sur lequel nous vivons toujours, celle des principes
fondamentaux, celle de l’affaire Dreyfus, les trente glorieuses entre 1880 et 1910, elle n’avait rien
de socialiste, elle était même aux antipodes. La gauche socialiste a ensuite récupéré et monopolisé
une certaine idée de la République. Même Pierre Mendès-France n’a pas réussi à la lui disputer.
C’était une usurpation, il faudrait s’en souvenir.
Les cris de François et les soupirs de Bayrou
Ce soir sur RTL, François Bayrou n’a rien de nouveau à dire. Le medium est le message. On a du
mal à discerner l’originalité de sa pensée par rapport à la droite parlementaire. Sur l’Europe, la
politique générale, les questions économiques et sociales, il est à peu près d’accord avec tout.
Nuance peut-être, le souhait d’une dose de proportionnelle aux législatives qui permette de
représenter tous les courants, sans toutefois empêcher la constitution d’une majorité. Il rappelle
les propos des centristes de la période pompidolienne qui hésitaient à rejoindre la majorité de
l’époque. Entre eux et nous, disaient-ils, la différence est impalpable mais essentielle.
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On peut retourner la formule, si centriste : entre l’UPM et Bayrou, la différence est substantielle
mais sans contenu. Dans l’immédiat, elle peut être avantageuse pour les deux parties.
L’expérience montre que les fusions partisanes tendent plutôt à réduire les électorats qu’à les
élargir. C’est l’évidente logique d’une élection à deux tours. L’important est d’abord de ne trop se
diviser au départ, ensuite de savoir se retrouver au second tour. A priori, dans la conjoncture
actuelle, l’atmosphère est celle des soupirs, la tendance n’est pas à l’échange de cris de douleurs
ou d’hostilité.
27 mai
Elizabeth avec nous
Il ne faut pas s’acharner contre Elizabeth Guigou, elle y pourvoit suffisamment elle-même.
N’ironisons pas sur son difficile parachutage dans une circonscription populaire, où elle doit
peiner pour se faire connaître avant même de se faire accepter. Elle n’est pas la seule, elle y va
avec courage. Simplement, certains arguments en sa faveur font sursauter. Voici l’une de ses
soutiens qui déclare publiquement qu’avec elle les dossiers avanceront : nous avons des dossiers
bloqués depuis des années, il lui suffira, avec ses relations, de donner quelques coups de
téléphone pour régler la situation. A l’appui d’une candidature de gauche, voilà qui est surprenant,
pour le dire en termes modérés. N’est-ce pas une sorte de trafic d’influence politique ? On
retrouve le vocabulaire des notables de droite - not’maître connaît des gens importants, il
arrangera nos affaires. Est-cela gouverner à gauche ? Et ceux qui n’ont pas la chance d’avoir un
député qui a des relations ?
Sophismes mondains
L’expression est de Jean d’Ormesson, dans je ne sais plus quel débat télévisé où l’on aperçoit,
entre autres, Olivier Duhamel. Aujourd’hui, son plumage est celui du Professeur de droit, mais
son ramage est celui du député socialiste européen, qui doit tout au parti et rien à l’électeur –
l’autorité académique au service de l’engagement partisan. Il s’attache à démontrer qu’un succès
socialiste aux élections ne conduirait pas à une nouvelle cohabitation. Elections présidentielle et
législative sont en effet concomitantes, alors que dans la cohabitation il y a désaveu du Président
plusieurs années après son élection. On devrait admettre que le corps électoral veut à la fois un
Président simple arbitre, sans pouvoirs, et une majorité de gouvernement animée par un Premier
ministre puissant, ce qui est la formule moderne, adoptée par tous nos voisins.
Jean d’Ormesson se récrie : sophisme mondain, qui peut séduire un amphi de Sciences po mais
ne saurait impressionner l’électeur. Sans doute, quoique les élèves Sciences po ne soient pas
nécessairement sots. On peut aussi objecter sur le fond. O. Duhamel oublie qu’il a préconisé et
soutenu l’inversion du calendrier électoral, dont l’objet affiché était de prévenir toute
contradiction des majorités en restituant à l’élection présidentielle son caractère fondateur. Dans
le même esprit, il était également partisan du quinquennat, comme dispositif aboutissant au
même résultat. On lui prête trop peut être, mais il passe, avec Guy Carcassonne, pour l’inspirateur
de ces réformes. Un collègue les a qualifiés de « Docteurs Folamour du droit constitutionnel ».
Bien vu. On ne change pas les tendances de fond par des manipulations techniques, on ne
mécanise pas la vie politique. Ces mécanismes institutionnels, censés fonctionner au profit du PS,
se retournent aujourd’hui contre lui.
On peut également remarquer que la thèse du partage souhaitable du pouvoir au profit du PS est
tout à fait improvisée et même à contre pied. Lionel J. n’a t-il pas fait campagne sur le slogan
« Présider autrement » ? Cela ne comportait-il pas à l’évidence un rejet de la cohabitation qui avait
103
dominé le septennat finissant ? Une batterie impressionnante de mesures avait verrouillé les
institutions et tordu le calendrier pour assurer à Lionel un quinquennat gouvernant et actif. C’est
prendre les électeurs pour des amnésiques que de soutenir maintenant le contraire parce que
Lionel est battu. Et les électeurs, on l’oublie parfois quand on est élu à la proportionnelle, ont
horreur qu’on les traite comme des imbéciles.
Enfin, présenter le régime parlementaire comme le nec plus ultra, le dernier chic de la démocratie,
c’est aussi se moquer du monde. Il s’agit en réalité de la formule la plus classique, la plus
ancienne, la plus variable aussi. Sa réalité est historique et locale. Peut-on assimiler les régimes
britannique, allemand, espagnol ? On ne saurait à proprement parler ni la modéliser ni la
transposer mécaniquement. Il n’a jamais été possible de l’acclimater en France. Les tentatives ont
toujours débouché sur l’instabilité, l’impuissance, la colonisation de l’Etat par des partis à la fois
faibles et irresponsables.
Refaire, plus de cent-vingt ans après, la « Constitution Grévy », est-ce la pensée du socialisme
moderne ? Je ne pourrais ici que rabâcher ce que j’ai déjà écrit. Les institutions de la Ve
République fonctionnent très bien. Inutile de les maudire lorsqu’elles se retournent contre vous.
Une preuve de leur qualité est précisément qu’elles peuvent encadrer avec équanimité des
majorités opposées, s’adapter avec autant d’élégance à l’alternance qu’à la cohabitation. O.D. ne
devrait pas laisser dominer la toge du Professeur par l’irritation du militant.
Crise de la représentation ou crise de la gauche ?
Dans le même esprit, il est excessif de s’inquiéter d’une prétendue « crise de la représentation »,
en s’appuyant sur les résultats des deux tours de la présidentielle. Tout cela doit être fortement
relativisé. L’abstention au premier tour à certes été forte, la plus forte dans une élection de ce
type. Mais elle a des explications qui ne tiennent pas à l’hostilité ou au désintérêt du corps
électoral, et bien plus à l’idée – fausse – que les protagonistes du second tour étaient déjà connus.
La forte remobilisation électorale au second tour le montre bien. Quant à l’éparpillement des
suffrages, il n’est pas anormal pour un premier tour opposant tant de candidats. Cette multiplicité
est en elle-même un signe de vitalité. En outre, les formations de gouvernement, de gauche ou de
droite, ont cumulé près des deux tiers des suffrages (66, 15 %), l’ensemble des candidats
extérieurs moins du tiers.
La dispersion des suffrages est également relative sur un autre plan. Les trois premiers candidats
cumulent au premier tour près de 53 %, chacun d’eux obtenant plus de 15 %. Les autres sont loin
derrière, quatre seulement dépassant – de peu - les 5 %. Cette dispersion est en outre annulée
par le second tour. En rejetant sans équivoque Le Pen, il légitime en même temps les institutions.
Pour les législatives, la bipolarité électorale autour de l’UMP d’un côté et du PS de l’autre n’est
pas contestable, en dépit du nombre très élevé de candidatures. Le FN apparaît comme un tiers
parti qui ne peut que favoriser ou contrarier les autres, non jouer pour lui-même.
En réalité cette prétendue crise est une crise de la gauche parlementaire. Elle a échoué dans son
entreprise, elle doit mettre la capacité de nuire du FN au nombre de ses espérances. A droite, la
recomposition est engagée, qu’on l’approuve ou non. A gauche, une nouvelle défaite électorale du
PS ne manquera pas de lui poser de difficiles problèmes existentiels. Ce sont ces difficultés qui
laissent malheureux nombre de commentateurs, confondant les problèmes de la gauche avec ceux
du corps politique dans son ensemble. Pour le moins paresse intellectuelle, tant il leur semble que
la gauche incarne une dynamique politique naturelle, ce qui s’en éloigne une pathologie.
28 mai
104
François Hollande Premier ministre ?
C’est dans ce contexte que François Hollande se déclare prêt à gouverner en cas de victoire de la
gauche. Il revendique, suivant ses termes, le poste le plus élevé de la République, qui n’est pas
celui de Président. On note immédiatement les réserves de D. Strauss-Kahn et de L. Fabius. Ce
dernier observe que le Premier ministre est nommé, suivant la Constitution, par le Président.
Manière de se porter discrètement candidat. Pour Hollande, cette manière de vendre la peau de
l’ours laisse rêveur. La maladresse est probablement calculée. A court terme, elle tend à affirmer
son autorité dans la campagne électorale sur la gauche unie. A moyen terme, elle le pose en leader
post électoral obligé du PS. Il est peu probable qu’on lui dispute la première qualité. Il est plus
douteux qu’on lui laisse ensuite la bride sur le cou. Une défaite enclenchera un processus de
recomposition qui pourrait se développer d’abord contre lui, héritier de Lionel, sans base
partisane propre.
Cette déclaration est en même temps intéressante sur le plan institutionnel, puisqu’elle fait bon
marché des prérogatives du Président, même cohabitant. Il lui revient de nommer le Premier
ministre, il dispose d’une latitude de choix. Il lui faut choisir dans la majorité parlementaire, mais
le choix n’est pas nécessairement automatique. Même sous la IVe République, le Président Coty
avait pu après les élections de 1956 écarter Pierre Mendès-France au profit de Guy Mollet. Il en
résulta un infléchissement décisif de l’esprit du Front républicain, peut-être la chute du régime,
mais là n’est pas le problème. Contesterait-on au Président de la Cinquième ce qu’on acceptait de
celui de la Quatrième ? Le retournement serait complet.
Lendemains qui ne chanteront pas
Dans l’hypothèse, encore tout à fait aléatoire, d’une défaite du PS, le problème pour lui serait
probablement plus grave qu’une simple question de leadership. Depuis 1988, le PS s’est efforcé
de gérer la continuité puis l’héritage de François Mitterrand, même sous réserve d’inventaire. On
a essentiellement affaire à des héritiers, avec ce que le terme comporte de continuité et
d’infidélité. Le PS serait cette fois brutalement confronté à l’après Mitterrand, à l’interrogation sur
des fondements politiques et électoraux qui remontent au Congrès d’Epinay en 1971. Il faut se
souvenir que F. Mitterrand, c’est son mérite historique, avait alors refondé un parti socialiste et
une gauche gouvernante sur les ruines d’une SFIO engluée dans le centrisme, et sur l’anticipation
du déclin du PC. La situation actuelle est évidemment différente. Plus de PC, une base sociale qui
est au fond la même que celle de la droite parlementaire, un électorat qui n’est plus guère soudé
que par des thèmes négatifs, par des rejets.
C’est l’interrogation de Pierre Rosanvallon, formulée en termes partisans et électoraux. La force
du PS reste son appareil partisan, son emprise à gauche, son expérience gouvernementale, la
qualité de ses équipes dirigeantes. Sa faiblesse, c’est le porte à faux entre un vocabulaire à forte
tonalité idéologique et une pratique gestionnaire. Le contraste est masqué par un mélange de
réformes qui touchent aux mœurs – le PACS – et de percées sociales – les 35 h. La réalité est que
le PS propose implicitement un pacte au patronat : à nous le pouvoir politique, à vous le pouvoir
économique, et nous vous garantissons en échange la paix sociale. Mais la réalité est aussi que le
PS a toléré, voire organisé le renforcement des inégalités et laissé de côté l’intégration des
immigrés, problème central de la société française. Sa faiblesse est encore l’apparition à l’extrêmegauche de courants électoraux qui ne se rallient plus à lui au second tour. Equation difficile pour
une refondation en toute hypothèse nécessaire.
29 mai
105
L’optimisme de Le Pen
Un peu oublié, ou plus exactement passif, simple épouvantail, le FN revient dans la campagne.
On lit des sondages qui indiquent que non seulement il maintient ses suffrages mais encore qu’il
semble progresser. Ses idées sont en outre davantage acceptées, même par une minorité. Il reste
qu’il demeure perçu comme un péril pour la démocratie, coalisant une forte majorité de rejet
contre lui. Mais personne n’accorde plus foi aux sondages. Ils sont d’autant plus aléatoires que les
approximations propres à chaque circonscription s’additionnent pour accroître l’incertitude
générale. Dans ce contexte, Le Pen s’exprime et annonce de nouvelles avancées. Il prévoit à
brève échéance une crise politique, la démission de J. Chirac et une nouvelle élection
présidentielle pour laquelle il se déclare candidat.
Parallèlement, on aperçoit de plus en plus Marine Le Pen, sa fille, qui ressemble tragiquement à
Papa avec une perruque. Elle est cependant loin d’avoir son efficacité langagière, ce ton de
provocation allègre qui révulse, glace ou séduit. Cette promotion est-elle sérieuse ? Marine Le Pen
n’est elle pas mise en avant pour faire sentir à Bruno Gollnish qu’il est encore temps d’attendre,
et longtemps ? Un des sports préférés de Jean-Marie, comme ils le nomment, semble être, faute
de gouverner, de tuer ses successeurs. Déjà Mégret … Celui-ci s’est – provisoirement – vengé par
une formule assassine après le 5 mai, faisant observer de ce ton uni et vaguement traînard qu’il
affectionne que le rêve de Le Pen avait été de faire battre Chirac au profit de Jospin, et que son
calcul était réalisé au delà de toute espérance, Chirac élu avec plus de 80 % : Le Pen ou le génie de
la gaffe, comme Zantafio.
Les partis de gouvernement ne s’arrêtent pas à cet échec. Ils s’interrogent sur les moyens de
freiner la montée électorale du FN et de maîtriser sa capacité de nuire. Jean-Luc Mélenchon,
toujours inspiré, se prononce pour l’interdiction du parti. Consternation, y compris dans les rangs
de la gauche, de Mamère ou Chevènement par exemple. Comment en effet interdire un parti qui
ne s’exprime que par des campagnes électorales, joue le jeu de la démocratie et dont le leader est
présent au second tour des présidentielles ? Mobiliser pour la défense du FN, de Mélenchon on
n’attendait pas moins. A droite on est plus assassin : Juppé et Devedjian préconisent une réforme
de la loi électorale qui ne laisserait au second tour des législatives que les deux candidats arrivés
en tête, sur le mode présidentiel. Le FN ne se maintiendrait que de quelques circonscriptions, et
les triangulaires seraient par définition exclues. En toute hypothèse, pas avant les élections de
l’avenir. Le problème actuel reste entier.
Pauvres pêcheurs
Un plan de l’Union européenne prévoit une forte réduction de l’activité des pêcheurs dans les
années à venir. Sont particulièrement touchées l’Espagne et la France. Ces restrictions peuvent
être justifiées par la nécessité de protéger les ressources marines, d’éviter que leur capacité de
renouvellement ne soit substantiellement atteinte. Il n’en demeure pas moins qu’elles devraient se
traduire par de fortes disparitions d’emplois dans le secteur. Inquiétude et indignation chez les
intéressés. Impuissance apparente du Ministre concerné, Hervé Gaymard. Défaut d’autorité du
gouvernement dans cette période intermédiaire ?
Peut-être, mais aussi nouvelle avanie pour l’idée européenne, puisqu’à nouveau elle ne se traduit
que par des contraintes, par des mécanismes qui font bon marché des hommes. L’Europe nettoie,
les Etats membres épongent. A force de charger la barque, elle risque de déclencher une vague de
rejet dangereuse pour tout le monde. Déjà elle court sur son erre, sa dynamique est en panne.
Peut-on compter sur Giscard, promu Docteur Miracle, pour la relancer ? Il y faudrait plutôt
106
l’initiative des gouvernements, qui se dérobent. Lorsqu’on entend dire que Tony Blair pourrait
devenir le leader de l’Europe, on craint pour elle.
30 mai
Chirac sur le pont
Dans un discours à Châteauroux, Chirac se prononce nettement pour une majorité claire,
cohérente et conforme à ses vues. Il condamne la cohabitation, qui paralyse les énergies, il attaque
également l’extrémisme qui apporte de fausses solutions. Rien de nouveau pour la Cinquième.
Tous les présidents ont agi de même, avec plus ou moins de vigueur ou de bonheur suivant les
circonstances. Une telle attitude n’est certes pas imposée par les institutions, mais elle correspond
à leur pratique constante. Cela n’impressionne pas Jean – Marc. Ayrault, parmi d’autres à gauche,
mais le plus virulent. Il s’indigne : homme sans principes, infidèle à son mandat, plus mauvais
président de la Cinquième, Chirac négligerait les électeurs de gauche, les marginaliserait.
L’invective est usuelle, l’argumentation est étrange. Il existe donc des électeurs ontologiquement
de gauche, propriété personnelle du PS, troupeau qu’il a charge de garder ? Au-delà d’une
pratique constante, comment reprocher à un élu de demander à tous ceux qui ont voté pour lui,
et même aux autres, de soutenir son action ? d’autant plus qu’il avait indiqué avant le second tour
qu’il le ferait. Si nommer le gouvernement est sa prérogative constitutionnelle, comment cela
n’impliquerait-il pas le souhait d’obtenir une majorité qui l’approuve ?
C’est au surplus un effet normal de l’inversion des consultations. Comment peut on soutenir que
le Président doit se tenir à l’écart après avoir proclamé que l’élection présidentielle était la plus
importante et qu’elle devait précéder les élections législatives ? La situation serait toute différente
si le calendrier prévu avait été respecté. Or c’est le PS qui l’a renversé, à son avantage pensait-il.
Une nouvelle fois, il s’est pris les pieds dans ses manœuvres, il est logique qu’il trébuche.
A supposer enfin que l’on accepte d’entrer dans le raisonnement du PS, il faut commencer par
faire les comptes. Lionel J. a obtenu au premier tour environ 16, 5 %. Lors du second tour, la
participation a augmenté de 10 % approximativement. En admettant que l’ensemble des électeurs
de Jospin se soient reportés sur Chirac, il lui ont donc apporté aux alentours de 15 % des
suffrages exprimés. Or il a obtenu près de 82 %. De sorte que, sans le support de ces pompiers
encombrants, il aurait en toute hypothèse été élu par les deux tiers des votes.
Au minimum, car il n’est pas déraisonnable de penser que ces électeurs n’auraient pas voté J. M.
Le Pen. Ils se seraient plutôt abstenus ou auraient voté blanc, ce qui aurait accru d’autant le
pourcentage du vainqueur. Les bases pour prétendre que le Président aurait été élu par le PS,
grâce à la main secourable qu’il a tendue à la République alors qu’il sombrait lui-même sont donc
pour le moins fragiles, et même carrément liquides. Vive l’école où l’on apprenait à compter !
Encore des victimes de l’échec scolaire.
31 mai
Electeurs sagaces
On entend beaucoup déplorer la léthargie de la campagne, l’absence de grands débats nationaux,
exprimer la frustration face à ces actes manqués que seraient ces deux phases électorales
enchaînées. On peut ne pas partager cette opinion. Le corps électoral s’est très clairement
prononcé au premier puis au second tour des présidentielles, et, après cinq ans de cohabitation, il
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avait à l’esprit tous les éléments pour le faire. La cause était entendue. Les législatives apparaissent
comme une sorte de procédure d’appel. Les partisans du double degré de juridiction, même pour
les décisions souveraines, devraient s’en réjouir. Le débat est ainsi clairement posé : confirmer le
premier jugement ou le réformer, dépasser la cohabitation ou y revenir. Ce faisant, il substituera
aussi une décision positive à des décisions négatives, de rejet.
C’est au demeurant sur ce registre, celui du scrutin d’appel, que le PS a entendu se situer, plutôt
que de mettre en avant un programme de gouvernement alternatif. Que pourrait-il proposer sur
ce terrain qui ne soit déjà expérimenté, sans se critiquer lui-même pour ne pas l’avoir mis en
œuvre plus tôt ? Quant à la droite, elle présente un gouvernement en état de marche. On connaît
les responsables. N’est ce pas encore mieux qu’un programme ? Comme Agamemnon, n’en a telle pas dit assez en disant son nom ? Les électeurs ne semblent pas en demander davantage. Il
faut leur faire confiance, ils sont assez grands pour se décider par eux-mêmes.
Politiques modestes
En outre, il n’est pas mauvais que la politique et que les politiques soient modestes. La
démocratie est par essence médiocre, faite par des médiocres pour des médiocres. C’est très bien
ainsi. Simplement, elle joue l’homme à la hausse et non à la baisse, comme tant d’autres formules
qui le sacrifient à hier, à demain, à autre chose. Défions-nous des grands hommes, qui en règle
générale produisent d’immenses catastrophes. Sans remonter à la ruine d’Alexandre, à la
démesure de César, à la vaste galerie d’énergumènes illustrée par Plutarque, aux folies de
Napoléon, aux crimes d’Hitler ou de Staline, les conducteurs de peuples les ont le plus souvent
menés au désastre. Admirable sur le plan scientifique, intellectuel ou artistique, le génie n’est pas
une valeur politique.
La plus grande réussite à ce jour des institutions démocratiques, ce sont les Etats-Unis. Or ce qui
est frappant chez les pères fondateurs, c’est leur modération et leur modestie. Ce pays a été
remarquablement dépourvu de grands hommes. Le Président Wilson, qui aspirait à cet emploi de
façon quasi-messianique, est largement responsable d’une paix manquée et des calamités qui en
ont résulté. Un autre président proche de ce type est F. D. Roosevelt. Il a laissé s’engager sans
réagir la deuxième guerre mondiale, le nazisme conquérir l’Europe, puis le stalinisme s’emparer de
la moitié.
Ce sont des hommes au départ considérés comme très médiocres, Harry Truman, Ronald
Reagan, qui ont d’abord arrêté, enfin détruit le communisme soviétique. L’unité allemande a été
refaite de façon pacifique et démocratique par un homme dont on moquait le provincialisme et la
lourdeur, Helmut Kohl. A l’origine de la construction européenne, un Président du conseil effacé,
qualifié de « moteur à gaz pauvre », Robert Schuman. Qui se souvient des noms des signataires du
Traité de Rome qui a institué la Communauté économique européenne ? Jean Monnet aurait pu
revendiquer le titre de grand homme. Mais il s’est toujours placé en dehors de la politique active
et il a fait l’éloge des institutions, supérieures aux hommes. Il n’était pas juriste, il croyait au droit
– peut-être parce qu’il ne l’était pas.
Lentes strangulations et coups de massue
Pour en revenir à la campagne, avec celle-ci on n’est plus dans le registre des lentes
strangulations, plutôt dans celui des coups de massue. Durant la cohabitation, les gouvernants
ont fait, sinon dans la dentelle du moins dans le biaisé, un affrontement sinon à fleurets
mouchetés du moins à visages masqués. La léthargie apparente de la période peut dissimuler la
gestation de nouveaux coups de grâce, dont on ne connaît pas encore les victimes. Car les
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élections sont bien des meurtres symboliques. Une défaite électorale est l’équivalent pacifique de
l’assassinat du Duc de Guise, de l’Amiral Coligny, de l’exécution du Duc d’Enghien, ou encore,
variante révolutionnaire, du guillotinement de Louis XVI, Danton, Robespierre, Saint-Just.
Simplement, on a remplacé le rasoir national par l’urne citoyenne, les victimes se relèvent et
saluent à la fin, puis reprennent le combat. C’est un progrès.
1er juin
Penser comme Rousseau, vivre comme Guizot
On pourrait tenter une classification des électeurs suivant ce modèle. Il n’a rien de rigoureux, il
est imagé, et instructif par sa simplification même. Rousseau, c’est l’austérité, la pureté, une vie
modeste, le culte de la volonté générale, les fondements du suffrage universel, une vision
religieuse de la loi, une mystique de l’égalité, la méfiance à l’égard des arts et des divertissements.
Guizot, autre pôle de la tradition protestante, c’est le triomphe de l’esprit bourgeois, une
profonde méfiance à l’égard des idées abstraites, la propriété fondement de l’ordre social, sa
protection par la monarchie héréditaire, la soumission de l’individu à ses règles, l’éloge de
l’enrichissement privé, l’inégalité légitime, les libertés mesurées, le suffrage étroitement restreint.
Rapportée à la division actuelle entre la gauche et la droite, leur opposition n’est pas le clivage
dominant. Elle le contrarie. On trouve en effet, très sommairement, quatre types d’électeurs qui
se superposent à cette distinction. D’abord, ceux qui vivent comme Rousseau et pensent comme
Rousseau – les communistes, une partie de l’extrême-gauche, une fraction des socialistes, des
écologistes. Ensuite, ceux qui pensent comme Rousseau et qui vivent comme Guizot, dans la
prospérité et le contentement - une bonne partie des socialistes, des écologistes, voire de
l’extrême-gauche. Ensuite encore, ceux qui vivent comme Rousseau et qui pensent comme
Guizot – l’essentiel de l’électorat Front National, une partie de la droite parlementaire. Enfin,
ceux qui vivent et pensent comme Guizot, une bonne partie de la droite parlementaire, une
fraction de l’extrême-droite. Tout compte-fait, mieux vaut penser comme Rousseau et vivre
comme Guizot que l’inverse …
2 juin
Le juge et le législateur
Avant la dernière ligne droite, il est une question de fond que je n’aborde pas sans hésitation, car
elle est difficile, difficile à exposer, difficile à trancher. Quel est l’espace, la liberté d’action, la
capacité de rupture qui reste à la politique ? Il est une idée qui se répand avec une bonne
vraisemblance, celle du rétrécissement progressif et inéluctable de la décision politique. Les signes
sont patents : absence de grands desseins, proximité des programmes des formations
gouvernantes, faible ampleur des alternances, enlisement rapide des tentatives volontaristes,
engluées dans les résistances de tous ordres du corps social. S’y ajoute, dans le cas particulier les
pays d’Europe occidentale, le poids des institutions communautaires qui réduit la part
d’autonomie nationale à la portion congrue. Les responsables politiques flottent à la surface des
choses, et, à l’instar de Cocteau, feignent d’être les organisateurs de mystères qui les dépassent.
Au soutien de cette thèse, la sociologie politique substituée à la science politique. Elle met l’accent
sur le corps social, ses demandes, ses résistances, sur les déterminations et les solidarités
collectives, spontanées ou semi conscientes. Elle dévalue les rapports formels entre les pouvoirs
publics ou entre pouvoirs et citoyens qui s’appuient sur la raison politique. L’individu est une
abstraction, le citoyen une utopie. N’existent que des groupes aux intérêts multiples, qu’il s’agit
109
d’articuler, entre lesquels on doit rechercher les compromis qui lubrifient les rapports sociaux.
Dans ce contexte, le juge est préféré au législateur, comme plus proche des situations concrètes,
comme producteur et adaptateur de normes sociales que son objectivité supposée rend plus
acceptable. Le juge au sens social du terme, qui n’est pas nécessairement un magistrat revêtu de la
puissance que lui donne l’Etat, mais un arbitre social accepté parce que considéré comme
interprète des valeurs communes.
La promotion des juges a été considérable sur plusieurs plans. Sur le plan étatique, tendance à
faire trancher les débats de fond par des juridictions plus que par des décisions politiques – ainsi
l’extension du rôle du Conseil constitutionnel ; le recours au juge administratif sur des questions
comme celles du foulard islamique ; une certaine confusion entretenue entre le Conseil d’Etat
comme juridiction et comme donneur d’avis au gouvernement ; en sont également des signes la
mise en cause judiciaire du personnel politique, l’appel à la banalisation de son statut. Aux EtatsUnis même, l’actuel Président n’a t-il pas été en fait désigné par la Cour suprême ? Sur le plan
européen, le rôle considérable de la Cour de justice des communautés pour développer la
prégnance des normes communautaires ; l’influence croissante de la Cour européenne des droits
de l’homme dans l’harmonisation et la modernisation des libertés tant privées que publiques. Sur
le plan international, la création de juridictions internationales pénales pour vider des conflits
collectifs par des répressions individuelles.
Un dialogue des juges tend donc à prendre le pas sur la dialectique politique. Ce dialogue est sans
fondement clair, il s’appuie sur une conception du droit dont les bases ne sont ni rationnelles ni
volontaristes. Il tend à échapper à tout espace étatique particulier, à se référer à des principes de
justice complexes, à la fois obscurs et abstraits. La référence à une « gouvernance » sans instances
précises, sans objet spécialisé, sans légitimité autre que fonctionnelle en est la marque. Une
campagne électorale fournit toutefois l’occasion de remettre au premier plan les options
politiques, de relancer la primauté du politique. L’amnistie par exemple, par laquelle le législateur
impose silence aux juges, en est un symbole mineur. Mais ce retour du politique peut n’être qu’un
feu de paille, un spectacle, une illusion.
La thèse n’est pas nouvelle. En France, elle était soutenue dès les débuts de la Troisième, par les
tenants du Solidarisme, puis par des théoriciens du droit comme Duguit ou Georges Scelle. Elle
dérive d’Auguste Comte de Durkheim ou même de Proudhon. Alain aussi en était partisan. Pour
eux, ce que peut faire de mieux le législateur, c’est non pas d’imposer la dictature de la loi, mais
un travail d’ordre maïeutique. Il lui incombe de mettre à jour, d’officialiser les tendances latentes
du corps social, immanent, hétérogène et inerte, de dégager tout ce qui favorise sa cohésion, son
fonctionnement harmonieux. Il est un accoucheur, non un créateur. C’était aussi l’inspiration du
rocardisme, d’où sa prudence.
Juppé, puis Jospin, ont tenté de rompre avec cet attentisme – la réforme de la Sécurité sociale
pour le premier, les 35 heures, la parité pour le second. Cela ne leur a pas si bien réussi. Mais la
préférence pour l’une ou l’autre attitude ne relève pas d’une analyse intellectuelle. Elle est en ellemême une option politique, celle de l’action ou celle de la démission. La grandeur de la Troisième
à ses débuts, par exemple, c’est son œuvre législative. Elle anticipait largement sur l’état de la
société française de l’époque et l’a modelée pour plusieurs décennies.
Les institutions de la Cinquième sont particulièrement bien adaptées aux grands desseins, on
pourrait même dire qu’elles ne prospèrent qu’avec eux. Elles sont faites pour le volontarisme
politique. La Constitution de 1958 est la première qui parle de « la politique de la nation ». C’est
même l’une des seules à avoir utilisé le vocable de « politique ». Il est significatif qu’elle décline et
110
se voit remettre en cause lorsque cette conception s’estompe. C’est aussi en quoi cette période
électorale est un tournant, c’est l’un de ses enjeux cachés.
Avec le temps, tout s’en va
Le Journal du Dimanche annonce que Bernard Tapie va interviewer Dominique Strauss-Kahn sur
RTL 9 ce soir, à 19 h 40, dans une émission intitulée « Rien à cacher ». Un titre qui leur convient à
merveille à tous les deux. Mais attention ! Gare ! Arriveront-ils à se retrouver ? Tapie est un
spécialiste des agendas truqués et Strauss-Kahn des lettres de mission antidatées. Le risque est
grand qu’ils manquent le rendez-vous. Enfin, s’il est en retard, Tapie pourra toujours se faire
conduire par Jacques Mellick, un rapide celui-là. Tiens, il vient d’être investi par le PS comme
candidat suppléant à Béthune. Il a pourtant été condamné pour faux témoignage, et public qui
plus est, devant une juridiction. Et Montebourg dans tout ça ? Sans doute regardait-il ailleurs.
Tocqueville avec nous
A tous ceux qu’inquiète l’évolution de notre société, politique ou civile, la démoralisation de
l’esprit public, la perte des repères, la dislocation du lien social, je rappelle ce passage de
l’introduction de la Démocratie en Amérique. Il nous incite à relativiser : « Tous les siècles ont-ils donc
ressemblé au nôtre ? L’homme a t-il toujours eu sous les yeux, comme de nos jours, un monde où rien ne
s’enchaîne, où la vertu est sans génie, et le génie sans honneur ; où l’amour de l’ordre se confond avec le goût des
tyrans et le culte saint de la liberté avec le mépris des lois ; où la conscience ne jette qu’une clarté douteuse sur les
actions humaines ; où rien ne semble plus défendu, ni permis, ni honnête, ni honteux, ni vrai, ni faux ? ».
3 juin
La petite musique de Bernadette
A Paris, à Nantes, Bernadette Chirac fait pédestrement campagne dans les marchés pour soutenir
les candidats de l’UMP. Elle exprime cependant des nuances, elle regrette le trop petit nombre de
femmes candidates, elle prend ses distances par rapport à une orthodoxie trop massive. Elle est là
pour casser ce que l’UMP peut avoir de trop rigide, de trop masculin, de trop Alain Juppé. Elle
joue en contrepoint la petite musique de Raffarin, plus douce. Elle s’inspire d’Hillary Clinton,
affirme sa différence. Elle symbolise également les contrepoids qui peuvent s’exercer sur son
Président de mari face à l’image d’un Juppé occultement tout puissant. Parallèlement, on ne voit
plus Claude Chirac. Tout ceci spontané, tout ceci calculé. Bref, on recommence à se foutre de
nous.
Au chevet du PS
Le Fig Mag de la semaine se penche avec sollicitude sur l’avenir du PS. Il en a un, il en a même
plusieurs, au gré des opinions. D’abord les observateurs, ensuite les politiques. Observateurs,
Alain-Gérard Slama, Hugues Portelli. Leurs personnalités transparaissent. Intello avec Slama,
stratégique avec Portelli. Le premier se réfère au XIXe siècle, le second se projette dans le XXIe.
Les intellectuels français sont surtout forts dans le dialogue des morts. Dans la redécouverte de
l’Antiquité, du XVIIIe, du XIXe siècle, ils sont imbattables. Confrontés aux débats, aux enjeux,
aux risques du monde contemporain, ils tendent souvent à dérailler.
Alain-Gérard Slama engage les socialistes à relire Proudhon. Tout est dans Proudhon. Son
émerveillement a quelque chose de juvénile, comme s’il le découvrait. Proudhon était déjà aux
sources de la SFIO comme de l’anarcho-syndicalisme voici un siècle. Il était encore une référence
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de Guy Mollet. On a connu mieux. Il est vrai qu’il est un auteur à la fois riche, profond et
méconnu. Mais sa dialectique immobile associe tant de contradictions que chacun peut s’en
réclamer sans conséquences ou sans dommages. Hugues Portelli considère que le PS conservera
son espace politique mais que, Europe et mondialisation obligent, il devra devenir social-libéral.
Alors l’avenir sourit à Fabius.
C’est ce que ne veulent surtout pas les politiques, Vincent Peillon et Arnaud Montebourg. Ils se
préparent à tirer leurs propres leçons du 21 avril, sans doute beaucoup plus radicales. On ignore
toutefois lesquelles – institutionnelles ou sociales ? On sait Montebourg très hostile à l’élection du
Président au suffrage universel direct. Il y a là une dimension de la critique que je n’avais pas
perçue : la dimension interne au PS. Ce mode d’élection implique en effet la présidentialisation du
parti, son organisation autour d’un candidat, Fabius ou Strauss-Kahn en l’occurrence. La position
de ces jeunes militants évoque ainsi un conflit de générations. Les capitaines veulent remplacer les
généraux défaits. Malheureusement pour eux, la tradition française consiste plutôt à donner de
l’avancement aux généraux, surtout lorsqu’ils ont été vaincus.
La duchesse sortit à cinq heures
Dans le même Fig Mag, un reportage sur les sœurs Mitford, aristocrates britanniques des années
trente. Elles étaient six sœurs. Elles ont incarné les tourments et les excès politiques de l’époque.
L’une était amoureuse d’Hitler, une autre l’épouse du leader pro-nazi Anglais, une autre encore
gaulliste, une dernière proche des trotskistes de la guerre civile espagnole. Leur saga s’est mal
terminée pour la plupart d’entre elles. On dirait l’une de ces comptines qu’Agatha Christie utilisait
comme canevas pour imaginer de beaux assassinats. Mais le libéralisme britannique, sa tolérance
pour les excentricités ne les ont pas diabolisées.
Le parallèle est tentant avec les intellectuels français de la même époque. La littérature française
était aussi une aristocratie. Aragon, Céline, Drieu, Sartre, que de talent au service de tant de
délires ! La guerre de 14 les avait rendus fous. Ils ont renoncé à la rationalité analytique d’un Gide
ou d’un Valéry, à la rigueur mélancolique des moralistes français. Ils ont plutôt incarné la déraison
de leurs personnages. Leur destin était déjà prévu par Couperin, les Folies françaises ou les dominos –
dominos rouges, dominos noirs, dominos d’Arlequin .. « C’était un temps déraisonnable, on avait mis
les morts à table ». Aujourd’hui ce sont d’autres morts qui nous dominent. Contrairement à ce
qu’on pourrait croire, on n’est pas loin de la campagne électorale.
4 juin
En relisant La Fontaine
Il y a toujours profit à relire notre vieux fabuliste. En l’occurrence, avec L’âne chargé d’éponges et
l’âne chargé de sel, il nous éclaire sur le premier tour, ce funeste 21 avril. Les deux baudets
cheminent de conserve. Le premier, chargé de sel, marche lourdement, accablé par le poids,
cependant que le second porte allègrement ses éponges et va prestement. Arrive la rivière que
tous deux franchissent à la nage. Le sel du premier fond, il traverse avec une légèreté croissante.
Les éponges du second gonflent et l’entraînent par le fond. Ainsi, toute révérence gardée, Chirac,
accusé de multiples péchés, soumis à des attaques incessantes, tandis que Jospin progresse avec
tout l’appareil du gouvernement et du parti. Viennent les élections, et les avanies de Chirac
s’évanouissent devant le suffrage cependant que Jospin croule sous les attentes contradictoires et
les frustrations diverses engendrées par sa politique.
Raffarin au turbin
112
Le gouvernement, qui date maintenant d’un mois, peine à demeurer dans les effets d’annonce. La
proximité des élections, loin de détourner de lui l’attention, conduit à l’inverse les uns et les autres
à se montrer plus exigeants, à vouloir transformer sans attendre les promesses en engagements.
Crainte d’être floués ensuite, bon moment pour faire monter les enchères. C’est ainsi que les
médecins libéraux obtiennent soudainement ce qu’ils réclamaient en vain depuis des mois, la
consultation à 20 ! ; que des promesses plus fermes sont faites aux policiers ; que la perspective
d’une hausse de 5 % du SMIC au 1er juillet est renforcée, d’ailleurs soutenue par les clameurs du
PS qui prend lui-même sur ce point un engagement sans guère de risques. Cet accès de fièvre
social, pour l’instant bénin, laisse pressentir une accélération des revendications post-électorales.
Un troisième tour social, comme on disait durant les belles années de la croissance ?
Campagne effondrée
Il n’y aura pas davantage de débat public droite – gauche pour les législatives qu’il n’y en eut lors
des présidentielles, tout au moins avant le premier tour. Le gouvernement se soucie peu de
valoriser le PS et ses leaders en les reconnaissant comme interlocuteurs. Mieux vaut les laisser
crier dans le désert. Il préfère laisser se dérouler une campagne de proximité, de terrain, adopter
sur le plan national un profil bas, développer en matière électorale une communication furtive,
garder un profil gouvernemental, avant tout préoccupé de l’avenir, de ses responsabilités. Un
dialogue local très démultiplié, entre candidats et électeurs, lui paraît plus productif que les
grandes machines nationales. Au surplus, la diversité des situations suivant les circonscriptions
demande un micro-management. Raffarin , en bon rugbyman, sait qu’il y a des phases de jeu où
l’on a intérêt à effondrer la mêlée.
Le PS pavillon haut
Le PS demeure quant à lui pavillon haut. De Julien Dray sur Europe 1 cette perle, ou cet aveu : « Il
faut toujours se méfier du peuple français ». Il veut dire que l’on ne doit pas tenir la victoire de la droite
comme acquise. Mais enfin, de la part d’un démocrate… Le PS poursuit vaillamment sa
campagne nationale, occupe les médias, multiplie les déclarations offensives. On peut y voir
l’espérance toujours à l’œuvre. Daniel Vaillant considère que les sortants, du fait de leur
implantation locale, peuvent résister aux tendances annoncées. Un certain nombre de députés de
gauche avaient toutefois été élus de justesse, dans des élections triangulaires avec le FN. Ont-ils
pu suffisamment s’implanter ?
On peut aussi y discerner le souci de prendre date face à une défaite annoncée, de préparer
l’avenir pour se relancer rapidement dans l’opposition, à gauche. Toujours tomber à gauche, on
se relève plus vite. Fabius fait campagne sur le thème des risques de régression sociale. On insiste
également sur l’inéquité de réductions d’impôts directs qui profitent uniquement à ceux qui les
paient, et qui en paient le plus. En dépit d’un vocabulaire conquérant, l’attitude du PS est déjà
celle d’un parti d’opposition plus que d’un parti de gouvernement. Le thème du retour à la
cohabitation tend alors à passer à l’arrière-plan, comme si l’on prenait acte du fait qu’il ne fait
guère recette, que ce débat institutionnel intéresse moins que les problèmes sociaux.
Bonne nuit les petits
C’est dans ce contexte que Ségolène Royal demande aux médias de ne plus répercuter les
annonces et projets gouvernementaux tant que la droite aux affaires se refusera au débat électoral
public. Les interpellés protestent, même Libération y voit un faux pas. Se croit-elle encore au
pouvoir, exprime t-elle naïvement la conception qu’elle se fait de l’information, contrôlée,
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orientée ? On sait qu’elle est à la ville la compagne de François Hollande. Ce ménage envisage t-il
de rédiger les éditoriaux de la presse écrite, dans un esprit d’harmonie sociale, voire de préparer
les journaux télévisés, à l’instar d’Alain Peyrefitte durant la grande époque du gaullisme
gouvernant ?
On imagine le sommaire. Actualité politique : Fête de la rose à Tulle, en présence du Maire –
Rubrique sociale : la Ministre reçoit les intermittents du spectacle, dont les indemnités sont
consolidées et pérennisées – Lieux de mémoire : Bal au foyer du troisième âge à Epinay : les anciens
du Congrès (1971) témoignent – Actualité littéraire : le Prix Jules Guesde, qui récompense une
œuvre de réflexion théorique, attribué à Laurent Fabius ; l’heureux récipiendaire confie le culte
qu’il a toujours eu pour le grand barbu – Chronique judiciaire : du nouveau dans l’enquête sur
l’assassinat du regretté Président Doumer (1932) : soixante-dix ans après les faits, les pistes
menant à Jacques Chirac se précisent – Festival de la chanson : les artistes français se mobilisent
contre Le Pen. Que la France serait heureuse ! Vite, allons voter !
5 juin
Le Pen tortionnaire ?
Le Monde relance contre Le Pen des accusations anciennes, celles d’avoir participé à des tortures
en Algérie, lorsqu’il y était Lieutenant parachutiste, en 1957. Des témoignages précis et
circonstanciés sont invoqués contre lui. Il s’en défend avec vigueur, dénonce la manipulation,
tout à la fois des services algériens et du PC, présente des témoignages en sens contraire, qui
soulignent l’impossibilité matérielle de sa présence dans les lieux mentionnés. Ces accusations ne
sont pas nouvelles, elles sont même récurrentes. Quarante-cinq après, et dans ces circonstances
particulières, elles laissent pour le moins le doute ouvert. Leur logique est politique, même
électorale, et nullement judiciaire.
Quel peut être leur impact ? Elles ne sauraient impressionner que ceux qui sont déjà convaincus.
Comme il n’est pas personnellement candidat, en quoi peuvent-elles avoir un effet négatif à
l’encontre des candidats FN ? S’agit-il de viser plus particulièrement l’électorat d’origine
immigrée ? Elles peuvent à l’inverse renforcer la perception d’un homme en butte à toutes les
attaques, victime institutionnelle, contre qui on fait flèche de tout bois. En plus, on a le sentiment
d’un décalage, comme si ces arguments arrivaient après la bataille, après le second tour des
présidentielles, et surtout après le premier. Décidément, la gauche aura bien mal géré le temps
électoral.
Chirac en majesté
Chirac s’exprime à la télévision – mais sur France 3, chaîne des régions, manière de souligner le
caractère décentralisé de la campagne, et devant une seule journaliste, manière de ne procéder
qu’à un monologue assisté. Propos sans surprises, puisqu’il réaffirme son souci d’obtenir une
majorité conforme à ses vues, en même temps qu’il désigne l’ennemi principal, le Front National.
Aucun accord, aucune entente, aucune tractation, exclusion des candidats qui s’y risqueraient. Le
thème central est donc celui de la cohérence, condition de l’efficacité. La cohabitation est
condamnée, sans que le Président précise ce qu’il ferait au cas où.
Il considère la question de son éventuelle démission comme « prématurée ». Ce terme diplomatique
signifie, de façon courtoise, que la proposition à quoi on l’applique est mauvaise. Ses
prédécesseurs avaient gardé la même discrétion. Il est hautement probable, en plus, qu’il demande
une majorité claire parce qu’il est convaincu de l’obtenir. Il fait songer à ce monarque antique qui
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ordonnait au soleil de se lever tous les matins et tirait un surcroît d’autorité de l’obéissance des
cieux. Dans le même esprit, Mitterrand confiait en 1988 qu’il n’était pas souhaitable qu’un seul
parti disposât d’une majorité absolue à l’Assemblée …
On assiste à une sorte de repompidolisation du régime, sous réserve d’un scrutin législatif
favorable. Repompidolisation à double détente : Chirac comme Président, Raffarin comme
Premier ministre. Giscard le qualifie au demeurant de « Pompidou poitevin ». Lui non plus n’avait
pas été candidat aux législatives de novembre 1962. Raffarin est un ancien jeune giscardien, et
même un giscardien prolongé. Dans la bouche de Giscard, la comparaison est donc un
compliment. Pour compléter le tableau, Bayrou est dans cette configuration ce que Giscard était
alors à Pompidou. Pour la posture, car pour la personnalité c’est autre chose.
6 juin
Cohérence, alternance, cohabitation, grande coalition
Les protestations de la gauche contre les propos chiraquiens sont également sans surprise et un
peu rituelles. Les thèmes plus anciens, l’alternance, la cohabitation, ne sont guère de saison. Les
institutions ont expérimenté les trois hypothèses. Alternance en 1981, cohabitation en 1986,
1993, 1997, cohérence le reste du temps. Il faudrait apporter une nuance, puisque entre 1993 et
1995 s’est déroulée en quelque sorte une alternance en deux étapes successives : gouvernementale
avec Balladur d’abord, présidentielle avec Chirac ensuite – ce qu’Alain Peyrefitte en son temps,
les années 70, appelait « la petite alternance » et « la grande alternance ». Mais on n’avait pas encore
inventé le concept de cohabitation.
Il est cependant une hypothèse latente, celle de la grande coalition. Elle n’a pas encore été réalisée
– sauf peut-être, brièvement, aux tous débuts de la Cinquième, entre 1958 et 1960. Elle ne le sera
peut-être jamais. Elle reste toujours possible. On se souvient qu’elle avait été évoquée,
discrètement, en 1988, avant d’être écartée par le Président Mitterrand. Il s’agissait au demeurant
davantage d’une petite coalition, d’un rapprochement de la gauche avec les centristes de l’époque.
La petite coalition, c’est au fond ce que souhaite aujourd’hui François Bayrou, dans la mesure où
l’UMP n’obtiendrait pas à elle seule une majorité absolue et où le concours d’une UDF disposant
d’un groupe parlementaire serait indispensable. Cette formule a quant à elle déjà fonctionné,
notamment entre 1973 et 1981.
L’hypothèse de la grande coalition est différente. Elle comporterait un véritable bouleversement
politique. Elle supposerait que l’UMP puisse passer un compromis politique avec la gauche, ou
une partie d’entre elle, pour constituer une majorité de gouvernement. Elle ne serait guère
envisageable que dans une configuration où le FN réaliserait une véritable percée et obtiendrait
suffisamment de sièges pour empêcher la formation de toute majorité parlementaire, de droite ou
de gauche. On n’en est pas là. Elle comporterait de grands risques, d’incohérence politique d’un
côté, de renforcement d’un Front National devenu l’opposition principale de l’autre.
Il est tout de même intéressant de noter que cette grande coalition est déjà subrepticement
réalisée dans les urnes, même si les intéressés s’en défendent, même si c’est de façon purement
négative. Tant la droite que la gauche parlementaires ont en effet le FN comme adversaire
principal, et promettent de réaliser des retraits réciproques pour empêcher le succès du FN au
détriment de l’un ou l’autre d’entre eux. Il n’est point besoin d’un accord national, ou même
formel. On peut le faire en se bouchant le nez comme aux présidentielles, mais on le fait. Le
second tour des présidentielles a précisément démontré que la formule était acceptée par les
115
électeurs. Simplement, elle ne fonctionnerait pas, comme alors, à sens unique. On est donc dans
le vestibule électoral, ce qui est très loin de la chambre commune.
Notons seulement que la formule est inverse de ce qui se produisait sous la Troisième, et en
partie sous la Quatrième. Alors la division électorale conduisait à des reclassements
parlementaires, de sorte que des adversaires déclarés au moment des élections se retrouvaient
dans la même coalition parlementaire. On a même été jusqu’à la caricature, lorsque par exemple
une majorité d’élus du Front populaire ont contribué, avec une grande partie de la droite, à
remettre les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, en juillet 1940, ou encore que les élus du Front
républicain de 1956 ont très largement voté pour l’investiture du général de Gaulle comme
dernier Président du Conseil, en juin 1958. La situation actuelle est à la fois moins dramatique et
politiquement plus claire, espérons qu’elle le restera.
7 juin
Odeurs de sondages
La Fédération des industries de la parfumerie tenait aujourd’hui son Assemblée générale. Les comptes
sont bons, merci. « Y’a que le Grand Babu qui sent l’eau de Cologne, y’a que le Grand Babu qu’a la bonne
odeur », chantaient Pierre Dac et Francis Blanche. Le compte-rendu d’activité de la noble
Assemblée est agrémenté par une conférence sur un thème d’actualité, délivrée par une
personnalité qualifiée. Cette année, les élections et la composition de la future Assemblée
nationale, présentées par Jean-Marc Lech, patron d’IPSOS. Son institut, comme les autres, s’est
illustré par la régularité de ses cafouillages. Il le reconnaît de bonne grâce, trouve même des
explications savantes, notamment dans les nécessaires redressements des résultats bruts. Les
socialistes par exemple sortent régulièrement majorés des sondages, il faut les corriger à la baisse.
« Il faut taper fort sur les socialistes pour les avoir au bon niveau », conclut-il. Ce n’est pas un conseil, juste
une constatation.
Après quoi il détaille bravement – benoîtement ? - ses prédictions. Il les appelle ainsi, bien que le
sondages ne soient que des instantanés. Il explique que, puisqu’ils sont perçus comme des
anticipations, ils le deviennent. Les noter ici et maintenant peut être intéressant, cela permettra
d’éclairantes comparaisons. La participation d’abord, qui paraît à J. M. Lech devoir être de l’ordre
des deux tiers, soit inférieure à ce qu’elle fut en 1997. La configuration des résultats du premier
tour ensuite. Il lui semble que l’on assistera à beaucoup moins de triangulaires qu’initialement
pressenti, en raison du nombre des candidats et de l’éparpillement corrélatif des suffrages. La
règle des 12,5 % d’électeurs inscrits écartera beaucoup de monde. Egalement du fait d’un certain
recul du FN par rapport à la présidentielle, aux alentours de 12 %. Le doute subsiste cependant,
parce que l’on ne sait trop quel redressement il faut apporter aux réponses brutes.
Pour les formations parlementaires, la droite disposerait d’une certaine avance, qui tendrait
cependant à s’éroder. La dispersion des candidatures lui serait nuisible, ainsi que la brutalité dans
la constitution de l’UMP. Cette étiquette obtiendrait 28-29 %, l’UDF et les « divers droites » de
l’ordre de 11-12 %. L’écart UMP – PS s’amenuiserait, ce dernier pouvant escompter autour de 25
%. S’y ajouteraient 5 % pour les écologistes, 5 % pour le PC. Le reste, dont l’extrême gauche, se
partagerait le solde. Observons que si le calcul est juste, le PC verrait réalisée la prédiction de
Roger Garaudy, adversaire de Georges Marchais au début des années 70. Il annonçait qu’avec lui
le PC retomberait à 5 %, ce qui paraissait fantaisiste à l’époque. On l’imaginait difficilement en
dessous de 20 %.
116
On sort ensuite du vraisemblable, du raisonnable, pour entrer dans la spéculation, ou dans la
pifométrie pure. J. M. Lech n’hésite pas à formuler des pronostics sur le second tour, et même
sur la composition de la future Assemblée. L’exercice, on l’a dit, est plus qu’aléatoire tant que l’on
ne dispose ni des résultats réels du premier tour, ni de la configuration politique précédant le
second tour – qui se maintient, qui se retire, quelles sont les tendances électorales lourdes,
comment font-elles réagir les électeurs, etc … Ce qu’il retient de plus marquant, c’est qu’aucune
projection ne prévoit une majorité de gauche. La gauche socialiste obtiendrait environ 200
députés, la majorité étant à 289 sièges. Le PC ne pourrait constituer un groupe parlementaire, à la
différence probablement des Verts. L’UMP et la droite se tailleraient la part du lion. Le FN
obtiendrait entre 0 et 4 députés.
Les triangulaires appellent des analyses plus fines. Les reports entre droite et gauche
parlementaires contre le FN s’opéreraient plus facilement vers la droite que vers la gauche. Il faut
toutefois distinguer suivant les régions. Confrontés à un duel gauche – FN, certains électeurs de
droite seraient plus portés à voter FN dans le Midi que dans le Nord, où existe une opposition
profonde entre extrême droite et droite de tradition démo-chrétienne. Au bout du compte, il ne
paraît pas impossible que l’UMP dispose d’une majorité absolue à elle seule. Elle pourrait
cependant n’être que provisoire, divers élus refusant de transformer leur passeport électoral en
appartenance à un groupe parlementaire unique.
Questions-réponses
Le moins intéressant n’est pas dans la discussion qui suit cette présentation. Retenons ce qui suit.
Sur l’interférence entre Coupe du monde de football et élections : les trois quarts de ceux qui s’y
intéressent sont des sympathisants de la gauche. L’assistance en est surprise, moi aussi. L’échec
prévisible de l’équipe nationale – sans sondages cette fois – pourrait avoir un effet déprimant sur
cet électorat. A noter toutefois qu’il ne sera consommé qu’après le premier tour, puisque le match
décisif contre le Danemark n’aura lieu que le mardi 11 juin.
Sur Le Pen : les études qualitatives, moins conjoncturelles et plus approfondies, montrent qu’il a
bénéficié dans l’électorat populaire d’un effet miroir de l’exclusion. Raisonnement : cet homme,
auquel on refuse le droit de se présenter, que l’on vilipende, est comme nous, rejeté par le
système, il faut le soutenir. Il s’agirait d’un vote sans adhésion aux thèses les plus critiquables du
Front National, plutôt de défi à l’égard de l’« établissement ». On serait loin de la fonction
tribunicienne du PC, dans une logique plus négative encore.
Sur la campagne de Jospin : le tournant dans la campagne se produit avec la déclaration sur
Chirac vieilli, usé, fatigué, suivie d’excuses incompréhensibles. Auparavant, tous les signaux
étaient au vert pour Lionel J., tant pour le premier que pour le second tour. A partir de là, on est
entré dans une série de flottements, et le reflux s’amorce. J’ai donc eu raison de commencer par
là. C’était le coup significatif. Sur les manifestations lycéennes : feu de paille, vite éteint, les
« jeunes » devraient s’abstenir plus que la moyenne.
8 juin
Un instant d’éternité
Pénétrant dans la vaste salle par une porte étroite, ils s’avancent, deux par deux. Ils paraissent
glisser sur le sol plus que marcher. Ils cheminent vers vous, les yeux à terre, avec un léger
balancement, lentement, sereinement, pivotent en arrivant à la clôture, se dirigent en vous
tournant le dos vers l’autel qui leur fait face, s’inclinent, et les deux files divergent à mesure pour
117
gagner les stalles, à gauche et à droite, où chacun prend sa place. Le tout dans le plus grand
silence. Après une brève attente, un instant de recueillement, ils commencent à chanter. Alors le
temps s’arrête, ils chantent pour l’éternité, dans l’éternité. Ce chant est paisible, intemporel,
modulations souples, apaisées, dépouillées, on doit presque prêter l’oreille, mélodie planante, qui
jamais n’insiste mais revient, tourne et recommence. Immobiles, le chant semble sourdre d’eux,
les transfigurer, ils en sont les relais plus que les émetteurs.
Ici ils chantaient voici mille ans, dans mille ans ils chanteront encore et le temps est suspendu.
C’est à Saint Wandrille, avec R., pour les vêpres, que l’on chante à six heures. C’était il y a trente
ans, à Solesmes, avec M. Alors Pompidou régnait. Un assistant murmura, émerveillé : « Regardez
les, ils ont l’éternité devant eux ». L’espace semblait se dilater, rempli d’un air subtil, et la lumière était
plus pure. Un soupir, à peine un frémissement du temps séparent ces deux moments, pas même
un battement de cils. Dehors, que de tourments ! Rien n’a pénétré ici, le néant du monde éclate
comme une bulle. Le sentiment océanique dont parle Freud vous envahit. Rien à voir avec la foi,
plutôt avec la paix de l’esprit, l’effacement des passions, une cathédrale intérieure. « J’aime », disait
Montaigne « cette vastité sombre de nos cathédrales gothiques ».
Tout à l’heure, suivant le même cérémonial inversé, ils repartiront, avant de revenir, puis de
repartir, puis de revenir, d’un mouvement lent et nécessaire comme la marée, leurs robes de bure
glisseront silencieusement sur le pavé. Le silence retombera, mais progressivement, l’écho
intérieur de leur chant se prolonge encore. Il faudra sortir, pouvoir sortir, savoir s’arracher à
l’enchantement, ne pas subir le sort de ceux qui ne sont plus capables de franchir la barrière,
comme dans l’Ange exterminateur. Le bruit du monde, son désordre, vous attendent. Demain, on
vote.
9 juin
En attendant les résultats
Puisque c’est la dernière chance de se retourner vers la campagne du premier tour avec un esprit
ingénu, deux repentirs. Le premier touche à une forme de délinquance très spectaculaire qui a
rythmé les dernières semaines : les attaques armées contre des bijouteries, bureaux de change, et
même vente aux enchères. Elles semblent le fait de groupes très organisés, presque de formations
militaires, tant dans leur armement que dans leur tactique. Elles ont obtenu des succès divers,
dérobant souvent des sommes considérables. La police était parfois à portée, mais on n’a arrêté
personne. Ces actions répétées démontrent l’enracinement d’une criminalité organisée et violente.
Elle s’ajoute, pour l’insécurité, à la violence sociétale et à la menace terroriste. Nouveau défi pour
Sarkozy. Le mal semble bien profond, on lui souhaite bien du plaisir. Dans l’immédiat, quel
impact électoral, même si la médiatisation en est restée relativement discrète ?
Le second concerne le Premier ministre. Je n’ai pas assez noté qu’il était un communicant
professionnel. Jacques Vabre, El Gringo, c’était lui, paraît-il. Son apparence de politicien provincial
et débonnaire, les deux pieds dans le terreau sénatorial, le faisaient oublier. L’oubli, c’est aussi une
forme de communication. Ainsi les spécialistes, longtemps restés dans la coulisse, arrivent
maintenant directement au pouvoir. En France, ce sont les communicants, aux Etats-Unis, ce
sont les acteurs. On se souvient de Woody Allen, la Rose pourpre du Caire, quand les acteurs
sautent de l’écran dans la réalité. J.P. Raffarin cumule au fond les deux personnalités, politique
autant que publicitaire. Cette dernière dimension se fait remarquer par son sens des formules
brèves et rondes, à son image. Espérons pour lui que la substance l’emportera sur le texte.
Comme l’écrivait Ernst Jünger, « ce n’est pas la surface qui modifie la profondeur, mais la profondeur qui
modifie la surface ».
118
Premières tendances
Pour ce soir, on doit se contenter des tendances générales. Le dévoilement progressif des
résultats, leur démultiplication ne permettent d’en donner ni un tableau ni une analyse immédiats.
Sur ce plan, on reste très dubitatif lorsque, dès 20 h, les principales chaînes de télévision
présentent des camemberts illustrant la composition de la future assemblée, ignorant la campagne
du second tour, la diversité des reports, les contrastes des situations locales, comptant pour rien la
liberté des électeurs. Indépendamment même de leur incertitude, de semblables projections
comportent une sorte de mépris du suffrage. Un minimum de déontologie démocratique devrait
conduire les médias à s’en abstenir. On ne confondra pas ces exercices aléatoires avec la
construction des résultats du premier tour à partir d’échantillons réduits, qui permettent
d’annoncer de façon rigoureuse des pourcentages nationaux dès 20 h. Qu’en retenir ?
Pour la participation, elle est la plus faible pour une consultation de ce genre dans toute l’histoire
de la République, avec 35 % d’abstentions, auxquelles il faudra ajouter les blancs et nuls.
Prolongation d’une tendance amorcée depuis quinze ans, mais aussi choc en retour d’une
consultation proche qui a fixé l’orientation. On songe aux élections législatives de 1962, après le
référendum sur l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, marquées par
la démobilisation des électeurs qui y avaient été hostiles. Quarante ans plus tard, le phénomène se
reproduit, l’électorat de gauche paraît plus abstentionniste que les autres. S’y ajoutent deux
données spécifiques. D’abord, les partis de gauche ayant appelé à voter Chirac au second tour,
leurs sympathisants ne sont pas nécessairement enthousiastes pour faire immédiatement un choix
inverse. Ensuite, une partie notable de ces sympathisants sont hostiles à la cohabitation et ne sont
pas prêts à se mobiliser pour y revenir.
Pour l’équilibre général des forces politiques, on observe un retour à la suprématie des partis de
gouvernement. Droite et gauche parlementaires rassemblent globalement plus de 80 % des
suffrages. Cela signifie un net recul des formations extrêmes par rapport au premier tour des
présidentielles, comme par rapport au premier tour des législatives de 1997. Le FN obtient moins
de 12 %, le MNR à peine plus de 1 %. L’extrême gauche est à 3 % environ. Le Pôle républicain
de Chevènement est anéanti. L’éparpillement général des candidatures, un peu plus sensible à
gauche qu’à droite, n’a pas empêché le regroupement électoral. Il a cependant contribué à une
autre conséquence remarquable de ce regroupement : la limitation du nombre des triangulaires.
On anticipait qu’il pourrait dépasser une à deux centaines, seule une trentaine sera possible. Les
duels, et les duels droite-gauche, seront plutôt la règle. En d’autres termes, on assiste au triomphe
du vote utile. Il illustre, une fois de plus, la maturité du corps électoral.
Quant à la répartition des forces entre la droite et la gauche parlementaires, elle est nettement
favorable à la droite. Avec près de 44 %, elle progresse de près de sept points par rapport à 1997.
La gauche, avec environ 37 %, recule d’environ autant. Le balancier fonctionne donc selon la
même gravitation. S’y ajoute, à l’intérieur de chacun des camps, une nette prépondérance des
formations principales, UMP pour la droite, PS pour la gauche. En revanche, ses partenaires
faiblissent – Verts – ou s’effondrent – PC. Ainsi est confirmé le caractère structurant de
l’élection présidentielle. Bayou, dont l’UDF obtient moins de 5 %, peut du moins se glorifier
publiquement d’avoir milité pour l’inversion du calendrier électoral, ce que Fabius avale avec une
silencieuse amertume. Ajoutons cependant que le PS peut avoir bénéficié par contrecoup de
l’effet UMP : il apparaît comme la seule force qui puisse, sinon lui faire pièce dans l’immédiat, du
moins, lui opposer un minimum de résistance efficace.
119
C’est donc une configuration classique droite-gauche qui paraît devoir dominer le second tour,
dont la préparation s’amorce aussitôt. Progression nette de la droite parlementaire, succès de
l’UMP, régression d’ensemble de la gauche parlementaire, mais résistance du PS, qui conserve
son pourcentage du premier tour de 1997. Ses leaders relancent immédiatement, dans leurs
interventions télévisées, leurs thèmes de campagne : risques de régression sociale, dangers d’une
monopolisation de l’ensemble des pouvoirs, gouvernants et arbitraux, par une seule formation
politique, appels aux abstentionnistes pour le second tour, solidarité de l’ensemble des forces de
gauche. A droite, doctrine Raffarin, on la joue modeste, on ne triomphe pas, on ne polémique
pas, l’action doit primer sur les déclarations – mais pour l’instant, par la force des choses, on doit
en rester aux intentions. Pour tous, le second tour est d’ores et déjà dominé par l’anticipation
d’une large victoire de la droite, surtout de l’UMP.
120
CINQUIEME ACTE : ELECTIONS LEGISLATIVES, DEUXIEME TOUR
10 juin
Simplification
Simplification, c’est le terme qui convient le mieux à la situation présente. Ce premier tour des
législatives est comme une inversion du premier tour des présidentielles. Il avait engendré la
confusion politique, souligné la relative faiblesse des candidats soutenus par les formations de
gouvernement, écarté l’un des principaux, provoqué un trouble sans précédent des clivages,
obligeant la droite et la gauche à faire front commun contre un ennemi intérieur, jeté une partie
de la population dans la rue. En même temps, l’émergence avec le FN d’un tiers parti de nature à
contrarier durablement la bipolarisation semblait se profiler. Cette dernière consultation remet les
choses en place et en ordre, tout au moins suivant la logique institutionnelle de la Cinquième. De
ce point de vue et pour l’instant, la raison l’emporte. Nous sommes donc dans le domaine de la
tragi-comédie, de la grossesse nerveuse, de la scène de ménage. Tout s’arrange à la fin. La
vaisselle cassée, c’est pour Lionel.
La soirée télévisée, les commentaires du lendemain ont une même teinte un peu terne. Le
suspense paraît terminé, le soufflé Front National retombe, le vampire cohabitation a un pieu
dans le cœur. On se croirait revenus sous Pompidou, quand les élections confirmaient
régulièrement la majorité. Il a été présent douze ans, entre 1962 et 1974. Son principat a
cependant été suspendu par Mai 68. Si précisément il y a une ombre au tableau, c’est la
perspective d’un mécontentement social que les nouveaux gouvernants ne pourraient endiguer
quand ils ne l’accroîtraient pas. Le nombre d’abstentions souligne le malaise. C’est dire que la
solution politique est élégante mais provisoire. Elle confie aux dirigeants actuels, Président,
Gouvernement et majorité future, une lourde responsabilité. Sursis plus que solution garantie
donc. Il faut souligner les limites de cette relaxation démocratique.
Retour aux sources
Si l’on revient à quelques enseignements plus immédiats, on peut retenir quelques points.
Détaillons. Jean-Marc Lech avait globalement raison, et les tendances de ce premier tour avaient
été convenablement perçues. Peut-être est-ce plus facile, plus rigoureux, pour des élections
législatives que pour des présidentielles, polarisées sur quelques situations individuelles par nature
fluides, tributaires de la conduite de campagnes très personnalisées ? Les sondages peuvent
s’appuyer, dans le cas des législatives, sur des données beaucoup plus larges, plus diffuses, de
sorte que les tendances sont plus lourdes et mieux repérables ? C’est une hypothèse.
L’abstention progresse nettement par rapport à 1997, date à laquelle elle était déjà élevée. Elle est
par définition difficile à interpréter. Il ne faut pas y voir nécessairement un signe de désintérêt
politique. D’un côté, on indique que désormais l’inscription sur la liste électorale des majeurs de
18 ans est automatique, de sorte que le phénomène de non-inscription se trouve réduit. C’est là
un facteur mécanique d’accroissement des abstentions, non pas dans l’absolu, mais pour la
comparaison que l’on peut faire avec les consultations précédentes. Il apparaît ainsi que
l’abstention des nouveaux électeurs a été importante. D’un autre côté, on sait qu’elle a plutôt
touché l’électorat traditionnel de la gauche. Elle peut alors traduire l’hostilité à la cohabitation, ce
qui témoignerait d’un ralliement à une certaine logique institutionnelle.
121
Ensuite encore, cette avancée de la droite, même si elle demande à être confirmée, est un succès
personnel pour le Premier ministre Raffarin. Il bénéficie d’un état de grâce qui n’est pas
nécessairement accordé à Chirac Président. Les prolongements immédiats de l’élection
présidentielle ne le laissaient pas pressentir. Le mérite lui en revient pleinement. Il est en passe
d’obtenir, pour la première fois depuis 1981, une alternance pure et complète. La simplicité de
son allure et de son propos, sa bonhomie, une modestie affectée qui n’exclut pas l’affirmation de
soi, son caractère provincial, une absence apparente de préjugés, tout concourt à en faire
l’homme de la situation. Mais gare. J.P. Raffarin est indiscutablement un bon choix électoral du
Président. Pour le gouvernement, on verra plus tard. Car le Premier ministre est un gibier, la
chasse sera vite ouverte et pas seulement à gauche.
Il apparaît que les formations gouvernantes, UMP et PS, ont obtenu un pourcentage nettement
supérieur aux candidats présidentiels qu’ils soutenaient, de l’ordre de 13 % pour la première, de 7
à 8 % pour la seconde. Cela peut exprimer à nouveau un rejet de la cohabitation. Ces deux
formations étaient en l’occurrence clairement en opposition, elles ont tiré profit de leur
polarisation. Corrélativement, les électeurs ne se sont pas laissés distraire par la multiplication des
candidatures, et les explorateurs des suffrages, voire la plupart des dissidents n’ont pas prospéré.
Beaucoup n’ont réalisé que des scores négligeables. Leurs mécomptes serviront peut être de leçon
à leurs éventuels imitateurs, au moins à ceux qui n’ont vécu leur candidature que comme la
perspective d’une future provende financière.
Le PS a maintenu son pourcentage de 1997. C’est là un succès, éventuellement attribuable à la
vivacité de sa campagne puisqu’on a beaucoup entendu ses dirigeants, comme à l’implantation
personnelle des sortants. Ce succès correspond cependant à un recul corrélatif des autres
formations, y compris d’extrême-gauche. Preuve d’un choix des électeurs pour le vote utile,
preuve sans doute aussi de leur désir de voir le PS s’ancrer plus fortement à gauche. Il apparaît
qu’il est la seule formation qui puisse prendre en charge une nécessaire refondation. Elle est en
même temps compliquée par cette demande de gauchissement, qui peut renforcer les futurs
conflits internes en son sein. Il lui faudra en effet se définir non seulement comme fédérateur de
l’opposition, mais aussi comme relève possible. Du temps sera nécessaire.
Quant au Front National, il recule fortement non seulement par rapport au score de J.M. Le Pen,
mais encore si on le compare à 1997. Ce recul semble général, n’épargnant pas les zones de force
établies par le scrutin présidentiel. Il est certes en partie victime de la règle des 12,5 %, qui lui
impose d’atteindre environ 20 % des suffrages exprimés pour rester au second tour. Il peut
également souffrir du manque de notoriété de la plupart de ses candidats. Là encore, il apparaît
qu’un nombre non négligeable d’électeurs ont rejoint une droite qui s’affichait plus clairement
comme telle. Quoi qu’il en soit, il ne peut se maintenir que dans 37 circonscriptions. Il est
toujours difficile à un tiers parti de s’installer. L’exercice devient presque impossible sans
alliances. La disparition électorale de Mégret et du MNR est pour lui une petite consolation. A
court terme, la succession de Le Pen devrait être à l’ordre du jour, et là, Gollnish tient la corde.
11 juin
Le débat
Hier soir sur France 2, le débat de l’avant deuxième tour, le seul en vérité de cette nature durant
ces longues semaines. Il rassemble Philippe Douste-Blazy et Laurent Fabius. Rassemble est plus
juste qu’oppose, car ils ont rentré les griffes et renchérissent de sourires faux cul. Mais attention,
pour être courtoise, pour être feutrée, l’agressivité n’est est pas moins présente. S’y ajoutent
Alexandre Jardin en poil à gratter et Nicolas Hulot en écolo lyrique, sans doute pour donner du
122
sens à la discussion. On aborde les thèmes des impôts, baisser pour qui, comment, du SMIC,
augmenter ou pas, des retraites, répartition ou capitalisation, des honoraires médicaux, qui paiera.
Celui qui attendait du nouveau est déçu. Mais là n’est pas le problème. Quand on va entendre les
Noces ou les Contes d’Hoffmann, ce n’est pas pour découvrir les airs, c’est pour apprécier les
chanteurs.
Dès le début, Laurent Fabius impose le tempo. Il définit les questions, puis les formule à
l’intention de l’élève Douste, de la bonne volonté, attentif mais un peu obtus. Il l’interroge pour
voir s’il a bien suivi, compris, retenu. L’autre s’efforce de répliquer d’un air aussi gentil que
contrit, se laisse interrompre avec docilité, puis reprend modestement son propos. Fabius le
regarde avec une hauteur croissante, et semble trouver qu’il ne mérite guère la moyenne, tout en
prenant bien soin de l’encourager. Il paraît cependant supporter ses efforts avec de plus en plus
d’impatience, reprenant la parole à tout propos pour morigéner, rectifier, corriger. Même sur le
prix des médicaments, il contredit le Professeur de médecine, qui semble pourtant connaître son
affaire. On ne sait pas comment Fabius s’y prend, mais il devient rapidement odieux.
On se souvient alors d’un sketch d’un film aujourd’hui introuvable, hélas, Dragées au poivre, de
Jacques Baratier et Guy Bedos. Match de tennis entre Jean-Pierre Marielle, champion confirmé, et
Bedos, débutant inconnu. Marielle est battu à plate couture. Ils se retrouvent dans les vestiaires,
sous la douche. Avec un mépris écrasant, Marielle, considérant de très haut ce petit Bedos, lui
explique que sa victoire ne mérite pas ce nom, qu’en vérité il a joué comme un pied. Bedos,
impressionné et timide, acquiesce en courbant l’échine. Il finit par demander humblement à
Marielle si celui consentirait à lui donner des leçons. Marielle le toise, puis lui répond de sa voix
gourmée et pompeuse, inimitable : « Mais … quand vous voulez, mon petit vieux, quand vous
voulez ». L’autre se confond en remerciements.
Ainsi Fabius rejeté du pouvoir par le suffrage universel donne à Douste des leçons de
gouvernement, lui explique ce qu’il faut faire. On revoit en surimpression le célèbre débat qui
opposa voici plus de seize ans Laurent Fabius encore Premier ministre à Jacques Chirac. Alors
qu’il l’interrompait sans cesse, Chirac lui lança tout à trac qu’il n’allait pas se laisser déstabiliser par
un roquet. Ce mot cruel accompagna Fabius durant plusieurs années, autant que sa réaction
méprisante, qui lui fit tort. En apparence, on en est loin. Mais Douste est malin. Il la joue Grand
Meaulnes, sensible, humaniste, il laisse l’autre s’ébattre, se gonfler, étaler ses certitudes, sa
suffisance, son arrogance. Son humilité est un truc, et qui marche, sans même que Fabius ne s’en
rende compte.
La défaite, méthode Gorby
Au début, le PS voulait tout. La Présidence, dans la foulée une majorité parlementaire, voire
inversion des scrutins, le gouvernement. Ensuite, il ne demandait plus qu’une majorité et le
gouvernement, au nom du partage du pouvoir, de l’équilibre nécessaire, pas tout aux mêmes.
Maintenant, il sollicite les moyens d’être une opposition digne de ce nom, avec suffisamment de
députés, pour éviter une trop forte concentration du pouvoir. Les objectifs ont du très vite être
révisés à la baisse. Il se contentera de ce que lui accordera le suffrage.
Le PS subit en quelques semaines le sort qui a frappé en quelques années le Gorbatchev de
l’URSS finissante. Au départ, il voulait diriger le monde, donnait des leçons à la planète entière.
Puis il a voulu être un allié des Etats-Unis, régler avec eux les grandes affaires, à parité. Enfin il a
tout lâché, les démocraties populaires, l’Allemagne de l’Est, l’URSS même. Il ne pouvait plus rien
retenir, tout lui échappait, sans qu’il perde jamais rien de sa superbe. Pourquoi fait-il penser aux
dirigeants du PS ?
123
Précisément, il manque au PS une réflexion fondamentale depuis la chute de l’URSS et du
communisme. La montée des ONG, du mouvement anti-mondialisation, d’une « société civile »
spontanée sont un signe de son inadaptation, mais pas un remède. Il lui sera difficile maintenant
d’en faire l’économie, sur les plans thématiques, programmatiques, sociologique, électoral. Le
Parti d’Epinay a vécu, après avoir avalé tous ceux qui gravitaient autour de lui. Ce qui restait des
fondateurs, Jospin, Chevènement, Sarre, est dispersé, menacé ou battu. Il risque de devenir un
trou noir politique. Etre un parti de droite comme les Travaillistes de Tony Blair, gestionnaire
comme les Socio-démocrates allemands ?
Sur la plupart des questions actuelles, Europe, mondialisation, développement, le PS se réduit à
des slogans. Laurent Fabius aurait une solution : accoler l’étiquette « durable » à tous les
substantifs. « Solidarité durable », par exemple, citoyenneté durable, carrière durable, mandats
durables ? Aux Nations Unies on le fait depuis au moins dix ans, la Conférence de Rio en 1992 et
le « développement durable ». Quand on voit le sort du Tiers monde, on se dit qu’il s’agit là d’une
propagande particulièrement fétide. Si tel est l’avenir intellectuel de la gauche, elle est comme
l’Afrique, elle est mal partie.
Le choix d’Arlette
Arlette se rappelle au bon souvenir des électeurs. Elle demande de voter pour les seuls candidats
communistes restant en lice, à la différence de la Ligue et de Besancenot, qui ne donnent aucune
consigne pour le second tour, sauf en faveur de la gauche contre le FN. Lutte Ouvrière
entreprend-elle de se préparer à récupérer les déçus du PC, de provoquer un rapprochementregroupement ? Ces mouvements, ces électorats sont plus ou moins en attente d’expression,
déstructurés, éclatés. Ce qu’il y a de terrible, c’est que les catégories les plus défavorisées n’ont
plus de représentation et presque plus d’existence politique. Elles ont cessé de voter PC,
l’extrême-gauche reste marginale, elles sont tentées de voter FN et se trouvent rejetées, honnies,
flétries. Il leur reste l’abstention, avant la clochardisation. Salauds de pauvres.
12 juin
A quatre jours du scrutin
Une campagne en petite forme. Elle se traîne paresseusement, elle ne parvient pas à retenir
l’attention. En plus, l’équipe de France a été éliminée sans gloire de la coupe du monde de
football. Cette défaite attendue relègue la compétition électorale à l’arrière-plan. Elle ne met
personne de bonne humeur. Il y a ceux qui se désolent et ceux qui trouvent qu’on en parle trop.
Dans ces conditions, la campagne est comme une actrice sur le retour. Elle charge quand elle se
montre, mais est réduite le plus souvent aux tournées de province. Raffarin lui-même promène
un visage amène dans les circonscriptions, non sur la scène nationale. Les partis de droite comme
de gauche annulent leurs grands meeetings parisiens. Quant à la campagne télévisée, ceux que
l’on ne connaît pas demeurent des inconnus, ceux que l’on connaît déjà ressassent.
On suit tout cela d’une paupière lourde, comme propédeutique à la sieste. Prenez par exemple
MM. Cambadélis et Plagnol, qui débattent sur LCI des affaires publiques, le premier pour le PS,
le second pour l’UMP. Ils ont beau s’échiner, faire semblant de s’indigner, on voit bien qu’euxmêmes fatiguent. Trois mois bientôt, plus même, on lasse. Cela n’empêche pas les formations
politiques de prendre position pour la suite. L’UMP et l’UDF concluent sans surprise un accord
national de désistement. Le FN, qui reste isolé, désigne des cibles privilégiées. A droite, de façon
générale, battre l’UMP, spécifiquement Gaudin à Marseille. A gauche, nommément Martine
124
Aubry, Yves Cochet, Noël Mamère, Michel Vauzelle, Dominique Voynet. Le Pôle républicain se
rapproche du PS. Frères ennemis à Belfort, Chevènement et Forni se prêtent un appui mutuel.
Les Verts, certains socialistes, sont dans la ligne de mire du CPNT, qui pour le reste soutient la
droite.
Mais tout cela compte t-il ? La grande question n’est pas tant celle des reports, ou celle du
comportement des électeurs du FN, que l’attitude des abstentionnistes du premier tour. Compte
tenu du nombre de circonscriptions qui restent incertaines – une centaine ? - leur éventuelle
mobilisation peut être décisive. Non pas tant pour changer l’orientation finale que l’ampleur de la
vague. Chacun les sollicite, mais ils incarnent davantage l’espérance de la gauche, qui compte sur
eux pour limiter sa défaite. L’argument, déjà évoqué : vous ne vouliez pas de la cohabitation. Elle
est écartée. Donc votez pour une opposition suffisamment solide afin de limiter les excès d’une
trop forte concentration du pouvoir. Un peu compliqué. En général, on vote pour une majorité,
pas pour une opposition.
Confirmer ou contredire
De façon générale, les seconds tours des législatives sous la Cinquième ont plutôt prolongé la
dynamique des premiers. En 1958, 62, 68, 81, 97 notamment. Mais il faut nuancer. En 1967, la
majorité a senti le vent du boulet au second tour. En 1973, le ralliement à la majorité gaulliste
d’une partie des centristes a freiné l’ascension de la gauche unie. En 1978, même logique
majoritaire, au profit cette fois du giscardisme. En 1988, le PS n’a pu obtenir une majorité malgré
un bon départ. Les explications sont parfois politiques plus qu’électorales – 1978, 1988 par
exemple. Le camp le moins uni en payait le prix par un différentiel de mobilisation. Parfois, c’est
la crainte d’une majorité donnée qui entraînait le reflux – 1967 pour la droite, 1973, époque du
Programme commun, pour la gauche.
Qu’en sera t-il pour 2002 ? La comparaison la plus pertinente nous ramène probablement à 1962.
Une avance très forte de la majorité gaulliste a été prolongée au second tour, mais on a relevé la
capacité de résistance de la gauche lorsqu’elle savait s’unir, même de façon défensive. Ce sont les
centristes de l’époque qui ont été écrasés. De cette élection date la bipolarisation, qui a été le
phénomène structurant de la dynamique politique sous la Cinquième. Elle a permis l’alternance,
qui n’existait pas sous les républiques précédentes. Son épuisement progressif a conduit à la
cohabitation. Aujourd’hui, on semble revenir à la bipolarisation. De façon politique plus
qu’électorale, car on ne peut faire abstraction ni des abstentionnistes ni de l’électorat Front
National, qui ne s’y laissent pas réduire.
13 juin
Bipolarisation et parti dominant
Retour donc à la dynamique de la bipolarisation. Le nombre des duels est écrasant, les
triangulaires très peu nombreuses. Droite et gauche, quoique diverses en leur sein, s’affrontent.
Pas complètement tout de même, puisque certains duels vont opposer le FN à un candidat, de
droite ou de gauche, soutenu par les deux adversaires principaux. On pourrait y voir une sorte
d’exception résiduelle. En réalité, cette situation renseigne sur la véritable nature de la dynamique
politique de la Cinquième : beaucoup plus que la bipolarisation, c’est celle du parti dominant. On
peut par exemple observer que les élections présidentielles sont loin d’avoir été toujours
bipolarisées : ni en 1969, ni en 1981, ni en 1988, encore moins en 2002. La seule bipolarisation
pure en la matière fut celle de 1974.
125
En d’autres termes, les institutions et le système politique fonctionnent de façon optimale
lorsqu’existe un parti dominant, de façon beaucoup moins efficace lorsqu’il n’existe pas. La
dynamique politique est le fruit de la substitution progressive d’un parti dominant à un autre.
C’est ainsi que le gaullisme gouvernant a prospéré avec l’UNR puis l’UDR ; que le giscardisme a
échoué faute de n’avoir pu donner ce statut à l’UDF ; que la gauche a pu conquérir, exercer puis
reprendre le pouvoir grâce au PS. Certes, ces partis étaient au cœur de coalitions, mais sans eux
elles n’auraient pas pu se former.
A cette logique correspond donc la création de l’UMP. Elle n’est pas tant le signe d’un
impérialisme partisan qu’une nécessité parlementaire et gouvernementale. A défaut, pas de
majorité ou une majorité fragile. Il est juste de rappeler qu’Edouard Balladur l’avait souhaitée
depuis dix ans. Le fait qu’il n’y soit pas parvenu explique son échec présidentiel en 1995, le fait
que Chirac ne l’ait pas réalisée après 1995 explique également la défaite de 1997. La leçon n’a pas
été perdue cette fois-ci. La situation est celle d’une transition entre deux formations dominantes,
le PS déclinant, l’UMP montante. L’utilité, le sens de la bipolarisation sont d’assurer la circulation
et l’alternance entre partis dominants.
La situation respective des deux protagonistes symbolise la transition. Le PS, aujourd’hui, est en
fait décapité. Il a formellement un Premier secrétaire, mais en réalité pas de direction claire.
L’UMP n’a pas de dirigeant identifié, en tout cas visible. Elle n’est même pas pour l’instant un
parti, plutôt un comité d’investitures, un label électoral. Elle a cependant une direction réelle, à
l’Elysée et avec Alain Juppé. La méthode utilisée pour constituer ces formations est aussi
révélatrice de leur philosophie politique. En 1971, lors du Congrès d’Epinay, le PS avait pour
objectif à court terme les législatives. Il raisonnait d’abord en termes parlementaires,
subsidiairement en termes présidentiels. L’UMP est créée dans la foulée d’une élection
présidentielle, pour soutenir le Président. C’est dire à nouveau combien l’inversion des
consultations, voulue par la gauche, allait contre sa tradition réelle.
Bien sûr, on peut voir dans cette nécessité du parti dominant une contradiction de la Cinquième.
Avec de Gaulle, elle était conçue comme un outil permettant de dépasser les partis, de soustraire
la Présidence et le gouvernement à leur emprise. En pratique, non seulement l’existence d’un
parti dominant est apparue nécessaire, mais en plus ce parti tend à devenir un parti Etat – EtatUDR, Etat-PS, peut-être demain Etat-UMP. Le destin du parti dominant est peut-être de devenir
un parti-Etat, d’être avalé par lui. D’où une tendance au dépérissement, parce que l’Etat le
domine, l’absorbe, transforme ses militants en hauts fonctionnaires imbus de leur position et
infidèles à leurs électeurs.
Si le parti dominant est indispensable à la Cinquième, son dépérissement et son remplacement ne
sont pas moins nécessaires. C’est là une seconde contradiction, en quelque sorte induite. Mais la
politique n’est pas la négation ou l’abolition des contradictions, bien au contraire. Elle est l’art de
leur harmonisation. En l’occurrence, cette situation permet à la Cinquième de réaliser une
synthèse républicaine, d’intégrer dans ses mécanismes les forces politiques des régimes
précédents, et même de faire mieux fonctionner le système partisan.
14 juin
La peau de l’ours
Tandis que le corps électoral semble rentrer en lui-même, il est pressé par des candidats menacés.
S’adonner à un porte à porte tragique pour décrocher quelques suffrages fera t-il la différence ?
Menacés, semble t-il, Martine Aubry, pourtant si proche du peuple, François Hollande, et même
126
Jean-Pierre Chevènement qui paraissait inexpugnable à Belfort. Aubry, Hollande battus : voilà qui
simplifierait fort la tâche de Laurent Fabius. Dans l’immédiat, l’obligation faite au Premier
secrétaire du PS de se concentrer sur sa circonscription laisse à Fabius le champ libre sur le plan
national, où il apparaît désormais communicateur en chef. Jean-Marc Ayraut, ancien Président du
groupe parlementaire PS élu, dès premier tour, n’entend toutefois pas lui laisser le monopole. Il
offre lui-aussi son concours aux blessés, tel Curiace à ses frères. N’oublions non pas non plus
Delanoé. Ils s’adresse aux jeunes abstentionnistes pour qu’ils votent citoyen. Qu’ils « prennent les
choses en main ». Diable !
Bernadette Chirac et J.P. Raffarin viennent eux-mêmes à Tulle chatouiller les narines d’Hollande.
Le Premier secrétaire du PS a beau jeu d’ironiser sur ce Premier ministre qui lui a refusé un débat
avant le 9 juin au motif qu’il ne s’occupait que des affaires de l’Etat. Mais battre le Premier
secrétaire du PS, n’est-ce pas une affaire d’Etat ? Julien Dray, en reprenant l’argument, dénonce
dans cette visite une sorte d’acharnement politique. Ne pourrait-on laisser François en paix avec
ses Corréziens ? Il va fort. Hollande a été durant toute la cohabitation l’un des plus mordants,
l’un des plus personnellement acharnés contre Chirac, et bénéficierait d’une complaisance
particulière ? Là encore, théâtre classique : « Tu voudrais qu’on t’épargne et n’a rien épargné ».
La chute de François Hollande n’est pas attendue, elle serait une surprise, comme un second
coup de grâce pour le jospinisme gouvernant. De façon générale, restent en lice pour le second
tour 1045 candidats pour 519 circonscriptions. C’est dire que la proportion des duels est
écrasante. Subsistent simplement dix triangulaires, dont neuf avec le FN. Trois candidats restent
seuls en lice, un du PC, un du PS, un de l’UMP. Dans les journaux, on ne semble guère
s’intéresser à la parité. Christine Clerc tout de même, dans le Figaro Magazine du jour, estime que
le nombre des élues ne dépassera pas 11 %. Droite et gauche ne font guère mieux. Ce n’est pas
beaucoup.
Tandis que les sondages instillent le thème de la vague bleue, bruissent les rumeurs qui anticipent
sur les lendemains électoraux. Tout en restant d’une modestie ostensible, la droite se répartirait
les postes. On évoque l’arrivée d’un nouveau Ministre des Finances, Douste-Blazy peut-être, ou
Jacques Barrot, Francis Mer étant réduit à l’Industrie ; le départ de Donnedieu de Vabre, pour
cause de mise en examen confirmée ; le même sort pour François Loos, aux Universités ; l’arrivée
de nouveaux ministres ou secrétaires d’Etat : pêle-mêle Pierre Bédier, Nicole Fontaine, Brice
Hortefeux, homme lige de Sarkozy, Valérie Pécresse ou Valérie Terranova. Pour la présidence de
la future assemblée, Edouard Balladur, avec la concurrence de Jean-Louis Debré. Alain Juppé
prendrait quant à lui la direction de l’UMP, afin d’en faire un véritable parti.
En même temps, les ultimes manœuvres de campagne se déploient. On annonce, statistiques à
l’appui, une forte augmentation de la délinquance au mois de mai. La veille à la télévision, le
Ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, a réaffirmé une posture très sécuritaire. Cette fois,
l’insécurité profite au gouvernement, alors qu’elle affaiblissait le précédent. Il bénéficie d’un effet
d’attente positif. On va jusqu’à arraisonner à force vive dans l’Atlantique un navire suspecté de
trafic de stupéfiants. Le Premier ministre Raffarin a lui même autorisé l’emploi du canon.
Parallèlement, le décret qui restreignait certaines périodes de chasse est abrogé. Yves Cochet, exministre de l’environnement, peut bien s’indigner. Son courroux même ne peut que renforcer la
satisfaction de l’électorat CPNT.
15 juin
Le vouloir et le douloir
127
Un Président, un gouvernement, demain une Assemblée. Lundi, l’Etat sera en ordre. Mais en
ordre de quoi ? De bataille, admettons, pour s’attaquer aux problèmes de fond. Ceux qu’il a luimême soulevés, sécurité, fiscalité, retraites, statut pénal du chef de l’Etat, rattraper une série de
retards, réformer. Mais il faut aussi tenir compte de ceux qui se poseront à lui sans qu’il l’ait voulu
ou souhaité, de ceux qu’il n’a pas anticipés et qu’il subira. On note le silence relatif sur des points
non négligeables, comme les questions budgétaires, la cohésion et la mobilité sociales, la politique
d’intégration, l’emploi, la réforme de la justice, la construction européenne, les relations
internationales, la défense. Le gouvernement devra être tout à la fois architecte, vigie, pompier.
Les moyens institutionnels et politiques ne devraient pas lui faire défaut. Mais la vision ? Mais les
moyens économiques, les partenaires sociaux, le soutien de l’opinion ? La société française est
toujours aussi imprévisible, léthargique ou éruptive suivant les moments. On a souvent souligné
que depuis vingt ans aucune majorité parlementaire n’avait été reconduite, que l’alternance avait
été de règle à l’Assemblée. Signe de la prédominance des votes négatifs, du mécontentement
persistant des électeurs, de l’échec des politiques. Comme un malade qui se retourne dans son lit
sans jamais trouver la position confortable, le corps électoral va d’un bord à l’autre.
Heureusement, il n’est pas encore tombé du lit avec le FN.
Comment faire pour que le pays ne se transforme pas en hôpital général pour ses habitants,
vieillissants, assistés, dorlotés, mécontents, pleurnichards, attendant tout des autres et rien d’euxmêmes ? En musée pour touristes, gérant plutôt mal que bien un patrimoine esthétique, culturel,
monumental incomparable, sorte de Disneyland universel, sortant progressivement de l’histoire,
réduit à l’accueil et au séjour de multiples visiteurs attirés par ses espaces, ses paysages, ses
rivages, la faible densité de sa population ? Une France sans Français, rêve inavoué de ce vaste
ensemble transatlantique, vague protectorat américain dans lequel nous glissons insensiblement ?
Voici quelques mois, des journaux américains estimaient que la France amorçait la troisième
phase de son déclin historique. Après 1815, elle a perdu toute capacité de prédominance
universelle. Après 1940, so long pour sa prépondérance européenne. Désormais elle pèse de moins
en moins, ses moyens d’influence extérieure se réduisent régulièrement, sa conception de la
construction européenne est de plus en plus incertaine ou battue en brèche. Il est douteux qu’elle
puisse encore exister par elle-même. L’« exception française » devient anachronique.
Comme Léon Blum en 1936, M. Raffarin, qui ne lui ressemble guère, pourra dire lundi matin « les
difficultés commencent ». L’immigration n’est pas la moindre. Mais, si elle est une partie du problème,
elle est aussi un élément de la solution, une chance autant qu’un défi. Réussir l’intégration,
favoriser la plénitude de l’accès à la communauté nationale de tous ceux qui ne demandent pas
mieux, qui n’aspirent qu’à cela, qui apportent énergie, ouverture d’esprit, qui ont droit à bénéficier
entièrement de l’égalité des chances, cela devrait être une priorité.
A défaut, la multiplication des ghettos, la fuite des élites, l’insécurité pour tous. Amalgamer des
apports divers, c’est en plus retrouver la meilleure des traditions nationales. L’objectif et les
moyens que cela implique, sur le plan de la formation, de la mobilité sociale, de la participation à
la vie publique entre autres, devraient obtenir un soutien bien au-delà de la future majorité. Il faut
en somme réussir ce que la gauche n’a pas réalisé, faute de l’avoir entrepris. C’est dire que le
gouvernement, la majorité ne sont pas seuls en cause.
On a déjà mesuré la nécessité de refonder la gauche, et la responsabilité du PS sur ce point. Il a
bénéficié d’une divine surprise en 1997. Tout indique qu’elle n’aura pas lieu deux fois. François
Mitterrand a purgé le paysage politique français du PC, Lionel Jospin vient de faire de même pour
le PS d’Epinay, celui du socialisme d’inspiration collectiviste, celui de l’union électorale à gauche,
128
celui du rassemblement improbable d’un électorat composite, celui de la gestion équivoque une
fois aux affaires. La refondation est une tâche d’autant plus difficile que l’échec divise. En
contrepartie, être dans l’opposition rend la tâche plus aisée. Mais il est peu productif de ne se
présenter que comme force d’opposition. Le PS d’Epinay n’a accédé au pouvoir qu’après avoir
rompu avec les héritages vermoulus de la SFIO, de la FGDS, de la Quatrième.
Quant au Front national, il n’est que le miroir des échecs des forces politiques gouvernantes, de
gauche ou de droite. Il n’est pas une alternative mais un symptôme, un peu le portrait de Dorian
Gray du système politique. On veut le garder au grenier pour conserver un visage lisse. On peut
le maudire, le chasser des assemblées, réprouver ses électeurs, condamner ses thèmes. Ce qu’il
renvoie aux partis ce n’est pas tant leur négation que les stigmates de leurs insuffisances. Il ne sera
pas réduit par des discours. Que s’amorce la solution des problèmes dont il est l’expression et son
poids électoral déclinera. C’est le meilleur vœu que l’on puisse adresser à la Ve République. Elle a
déjà surmonté d’autres défis, et de plus rudes.
16 juin
Fin de partie
18 h. Un premier élément, l’abstention. Elle promet d’être encore plus forte que le 9 juin.
Contraste avec la pratique dominante, qui enregistrait une participation plus forte au second tour.
Les projections l’évaluent entre 60 et 61 %. Elle sera la plus faible sous la Ve République. Elle
chute de près de 7 % par rapport à 1993, de près de 10 % par rapport à 1997. Fatigue électorale ?
Désintérêt pour la consultation des sympathisants des candidats éliminés au premier tour ?
Absence de débat ? Refus de la cohabitation ? Sentiment que les jeux sont faits, qu’il est vain de
renoncer à des projets ludiques pour un vote inutile ? Un signe : les électeurs se sont davantage
déplacés le matin que l’après-midi. Tout de même, Paris fait contraste, avec un léger progrès de la
participation.
Question, évidemment : qui subira les conséquences de cet affaissement sans précédent ? Comme
il exprime à tout le moins une paresse des électeurs de gauche à répondre aux appels au secours
qui leur étaient lancés, on est tenté de conclure que la gauche parlementaire sera la principale
victime. La répartition régionale des abstentions semble trop homogène, trop grossière aussi,
pour tirer des conclusions prématurées. Il est également possible que l’électorat de droite se soit
démobilisé, ou qu’il n’ait aucun enthousiasme à l’égard des reports qui lui sont proposés. Il s’agit
enfin, au moins en partie, d’une abstention protestataire, les mouvements extrêmes, à gauche ou à
droite, ne pouvant figurer dans la compétition.
On voit mal, toutefois, comment la gauche pourrait refaire le retard du premier tour sans un
accroissement sensible et bien localisé de la participation. Le Monde a devancé pour une fois
l’information, puisqu’il titre dès samedi : Ce que Chirac va faire de sa victoire. On songe à ce film
américain de René Clair, It Happened Tomorrow, dans lequel un personnage se voit livrer tous les
jours le journal du lendemain. Pas l’imagination au pouvoir, pas la fantaisie derrière la caméra,
mais la spéculation au marbre. Est-ce bien sérieux ? Attendons.
20 h. Les résultats, qui vont s’affiner tout au long de la soirée, sont très clairs. Ils confirment les
tendances amorcées au premier tour, sans les amplifier sensiblement. La droite obtient une large
majorité, de l’ordre de 400 députés, la gauche aux alentours de 175. UMP, avec 375 environ, le
PS, avec 155 approximativement, se taillent la part du lion dans leurs camps respectifs. L’UMP
parvient à elle-seule à contrôler la majorité absolue. L’UDF obtient un groupe parlementaire avec
plus de 25 élus. Le PC aussi, à la marge. Les Verts ont 3 députés, les extrêmes, de gauche ou de
129
droite, rien du tout. Cela promet un resserrement et une simplification de la vie parlementaire
avec quatre groupes au maximum, dont deux groupes dominants.
Parmi les éléments de cette dynamique électorale, le rôle et l’image personnels du Premier
ministre, qui est apparu comme un leader de campagne aussi efficace que discret. La persistance
du refus de la cohabitation. Apparemment des reports non négligeables des électeurs Front
National sur la droite parlementaire. L’incapacité du PS a retrouver un électorat populaire qui
l’avait déjà fui lors des scrutins précédents. Une confirmation latérale provient d’une avancée de
la gauche à Paris, puisque trois députés supplémentaires sont élus, dont deux Verts. L’électorat de
cette gauche est plus volontiers bobo, classe moyenne branchée, qu’ouvrier. Quoi qu’il en soit,
Delanoë peut se réjouir de voir une majorité de députés de gauche à Paris – 12 sur 21. Sur le plan
national, si la gauche est défaite – elle n’obtient pas la moitié des sièges de la droite – elle n’est pas
écrasée. Le PS confirme qu’il est à gauche le pôle de résistance et de réorganisation.
Tout de même, ce combat ressemble aux batailles des guerres de l’âge classique. Le premier choc
est décisif. En l’occurrence, les premiers tours des présidentielles comme des législatives ont fait
la décision. En même temps, les pertes principales ne proviennent pas du premier choc, mais son
exploitation, de la débandade qui suit – voire Fabrice à Waterloo. Voilons les tambours, on doit
donc compter au nombre, élevé à gauche, des victimes du second tour : Martine Aubry ; JeanPierre Chevènement ; Raymond Forni ; Guy Hascoët ; Robert Hue ; Louis Mexandeau ; Gilbert
Mitterrand (les électeurs ne respectent plus rien) ; Pierre Moscovici ; Florence Parly ; Vincent
Peillon ; Michel Vauzelle ; Dominique Voynet. Beaucoup donc de dirigeants de l’ex-gauche
plurielle. Pour la droite, Serge Dassault ; Charles Millon ; José Rossi ; Patrick Stefanini ;
Dominique Versini, seule membre du gouvernement Raffarin dans ce cas. Sont en revanche
réélus à gauche Elizabeth Guigou, François Hollande, Jack Lang, Emile Zuccarelli.
Trop tôt pour conclure, et la suite appartient à une nouvelle phase de la vie publique – nouveau
gouvernement, élection des Présidents de l’Assemblée, des groupes parlementaires. Dans l’une
des esquisses de la 6e – symphonie, pas République – Ludwig Van écrit : « plus grand est le ruisseau,
plus grave est la tonalité ». Cela peut se traduire en termes politiques : plus large est la majorité, plus
lourde est la responsabilité. Cela vaut aussi pour l’abstention : plus elle est forte, plus étendu est le
malaise civique.
17 juin
L’horizon chimérique
Et voilà, c’est fini. Les jours ordinaires reprennent leur cours. L’horizon chimérique, n’est-ce pas
une bonne définition de la politique ? Pour certains c’est une religion, pour d’autres des intérêts,
pour d’autres encore une carrière, des calculs. Pour l’électeur, l’horizon se renouvelle et s’élargit à
chaque consultation décisive. Alors souffle le vent du large et s’arment les grands vaisseaux. Bien
sûr, beaucoup restent à quai. « A la gare du Nord », chantait Christine Sèvre, « il y a de grands
navires ». N’importe, ils auront fait rêver. Rêver, comme Jean de La Ville de Mirmont. Avec Fauré
et Camille Maurane, c’est aussi de la musique.
La mer est infinie et mes rêves sont fous
Le vaste mouvement des vagues les emporte
La brise les agite et les roule en ses plis
Car j’ai de grands départs inassouvis en moi
Le couchant emporta tant de voiles ouvertes
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Vaisseaux, nous vous aurons aimés en pure perte
Il vous faut des lointains que je ne connais pas
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