2002, élections
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2002, élections
Serge Sur 2002, élections abraCadabranteSque S A b r a ca d a b r a n t es q u e ! C e m o t m a g i q u e , e mp r u n t é à Rimbaud, lancé par Jacques Chirac lors d’une célèbre émission télévisée, caractérise bien les deux ca m p a g n es é l e c t o r a l es qui viennent de s’e n c h a î n e r, appor tant la surprise, le trouble, déjouant les calculs et les anticipations, changeant le paysage politique comme par une succession de tours de passe-passe. Le présent Journal a autant la prétention de distraire que celle d’instruire. Le ton en est volontairement subjectif. L’auteur ne dissimule pas ses réactions personnelles, il revendique le droit à l’insolence. Mais le propos n’est nullement de faire partager une quelconque conviction ou de r épandre telle ou telle t hèse. On t rouvera ici d es situations, des analyses, des portraits, des réflexions sur les institutions ou le système politique et leurs évolutions. La période retracée est un tournant de la Ve République. La vie politique française est toujours passionnante, toujours romanesque, au fond toujours littéraire. Serge SU R a consacré plusieurs ouvrages et de nombreux articles à la vie politique française. Il est Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris 2). ISBN 224 705019 0 COUVERTURE Conception et réalisation C CG Design Prix : 15 � Serge Sur 2002, élections abraCadabranteSqueS 2002, ELECTIONS ABRACADABRANTESQUES AVANT PROPOS Une campagne électorale, c’est un peu un roman policier. Il y aura des victimes, les passions affleurent sous la civilité, on ment beaucoup, l’intrigue se dévoile progressivement, l’issue comporte surprises et coups de théâtre. On y trouve la dramaturgie, la part d’inconnu, le goût de la destruction de l’autre. Simplement les tueurs sont récompensés et non démasqués, confondus et arrêtés. Quant au Journal d’une campagne, il est à l’opposé du roman policier : alors le lecteur résout une énigme que l’auteur lui a proposée, qu’il a construite et dont il a manigancé la fin. Ici les rôles sont renversés : c’est le lecteur qui dès le début connaît une fin que l’auteur n’a ni composée ni devinée. On y trouve aussi les règles du théâtre classique. Les trois unités bien sûr, de temps, de lieu et d’action. Egalement, la tripartition symbolique entre la passion, la raison et la loi, ressorts qui fournissent la dynamique, celle du Western aussi bien que celle d’Horace ou de Phèdre. Ces principes sont très bien résumés dans le dernier vers du Cid : « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi ». Le temps est la raison, la vaillance la fougue naturelle du héros, sa passion, le roi incarne la loi. Tout drame repose sur leur confrontation. Si la raison l’emporte, c’est une comédie ; si la passion domine, c’est une tragédie ; quand c’est la loi, c’est une tragi-comédie. Elle finit bien, mais pas pour tout le monde. La campagne électorale comporte ces divers éléments. Le corps électoral qui juge est le roi, il fait la loi, les candidats sont mus par des passions, aspirations, frustrations multiples, les modalités organisées et pacifiques de la dévolution du pouvoir correspondent à sa dimension rationnelle. En 2002, ce sont deux campagnes successives qui se nouent et se dénouent, enchaînant deux représentations. Sauf pour le premier tour des présidentielles, longuement préparé, ces campagnes reposent largement sur l’improvisation, comme dans les jeux interactifs ou l’on peut précipiter à son gré les personnages dans des rôles qu’ils n’avaient pas appris. De sorte que l’intérêt, le suspense sont sans arrêt relancés, la résolution des tensions renvoyée à la prochaine étape. C’est pourquoi le Journal, qui suit l’action, la commente et la juge à mesure semble la forme la plus adaptée à la restitution du souffle vivant qui a animé les campagnes. Inutile de dire que rien n’a été retouché après coup. L’auteur ne feint pas d’être omniscient, ne jette pas sur la péripétie le regard rétrospectif et dominateur d’une fausse objectivité, il intègre quotidiennement ses réactions, analyses, prévisions, il livre ses impressions de première main. Il ignore où il va, mais il connaît le canevas, il suit les lignes tracées par les règles du jeu. Comme l’écrivait Tocqueville, l’élection est une révolution institutionnalisée, donc enfermée dans certaines limites, conduisant à un résultat dont les options sont connues et fermées. En outre, les élections se répètent, se situent dans un contexte institutionnel donné, de sorte que le registre des comparaisons est ouvert. Il permet d’éclairer le sens, de rapporter l’apparente nouveauté à des expériences et configurations passées. La comparaison, n’est-ce pas déjà de la science politique ? Inutile d’être pédant, d’autant plus que le comique remplit volontiers l’espace public, surtout en France, et que son spectacle ne manque pas de susciter la bonne humeur. On ne gouverne pas sans ridicule. On n’aspire pas à gouverner sans quelque chose de dérisoire. Le pouvoir fait rire quand il ne fait pas peur. Montesquieu jugeait que le pouvoir rendait fou, et dans nos régimes de pouvoir modéré, contrôlé, cette folie est bénigne. Elle est de plus partagée. 1 C’est dire que le présent Journal a autant la prétention de distraire que celle d’instruire. Il traite son sujet avec sérieux, mais aussi avec amusement, car il n’est pas nécessaire d’être grave pour être sérieux. Au surplus, en l’occurrence, la raison l’emporte. C’est dire que la comédie domine. Le ton est en outre volontairement subjectif. L’auteur ne dissimule pas ses réactions personnelles, mais le propos n’est nullement de faire partager une quelconque conviction ou de répandre telle ou telle thèse. Chacun peut rectifier, rejeter en fonction de ses propres souvenirs ou de son propre jugement. C’est même ce qu’il est intéressant de faire. A ce stade il faut me pardonner de dire un mot de mon attitude politique, non qu’elle ait de l’importance ou pour la justifier, simplement pour situer le propos par rapport à une sensibilité particulière. Je me considère comme un électeur de gauche, j’ai même durant quelques années, entre 1974 et 1983, milité au Parti socialiste – milité est un grand mot, j’ai surtout collé quelques affiches où s’étalait le visage serein du candidat Mitterrand. Puis, pour un ensemble de raisons, je n’ai plus voté durant vingt ans, entre 1983 et 2002. Cette fois, je me suis inscrit sur les listes électorales, et j’ai voté en faveur de Jacques Chirac aux deux tours des présidentielles. Pourquoi ? Surtout pour des raisons négatives, car je me situe toujours à gauche. J’ai détesté la campagne de démolition personnelle lancée systématiquement contre le président durant la cohabitation. J’ai désapprouvé la politique de médiocrité du gouvernement, toujours complaisant à l’égard de la facilité, du renoncement, en même temps dur aux faibles et sournoisement au service des puissants. J’ai redouté la mainmise complète des réseaux du parti socialiste sur l’Etat et sur tout ce qui dépend de lui en cas de victoire de son candidat et de ses équipes. J’ai trouvé insupportable l’autosatisfaction du pouvoir, son mépris pour ses adversaires. Vive le pluralisme ! Je ne me pose nullement en donneur de leçons et n’essaie de convaincre personne. Je souhaite simplement situer mes réactions dans ce contexte. On trouvera ici des situations, des analyses, des portraits, des appréciations, des réflexions sur les institutions ou le système politique et leurs évolutions. En revanche, pas d’histoire secrète, pas de confidences privilégiées. Tout est écrit à partir du débat public, du niveau de connaissance d’un électeur ordinaire. Simplement, l’auteur s’est toujours intéressé de près à la vie politique française, à laquelle il a consacré ouvrages ou articles d’un style tout différent, plus solennel. Cette connaissance anciennement acquise facilite les mises en perspective. Elle donne plus de recul au suivi quotidien qu’implique la rédaction d’un Journal. La période qu’il retrace est un tournant de la Ve République, et l’ouvrage bénéficie à cet égard de travaux antérieurs. La vie politique française est toujours passionnante, toujours romanesque, au fond toujours littéraire. La subjectivité même de ces jugements et analyses m’impose de rappeler qu’ils n’engagent que leur auteur. J’ai plaisir à exprimer toute ma gratitude à ceux qui m’ont suggéré de tenir ce Journal et de le publier, ou qui, premiers lecteurs, m’ont encouragé à le poursuivre. Surtout à Charles Vallée, auquel me lient d’anciennes et amicales relations, outre la complicité de travaux communs. Il a eu l’idée fondatrice de ce livre, qui n’existerait pas sans lui. Il est loin d’approuver tous ses développements, tous ses jugements, mais il accepte de les publier dans son ancienne et noble maison. Qu’il en soit ici remercié, parce que durant ces trois mois je me suis beaucoup amusé en y travaillant. Tout ce que je souhaite, c’est qu’il puisse également amuser ses lecteurs. 2 3 ACTE PREMIER : ELECTION PRESIDENTIELLE, PREMIER TOUR 15 mars 2002 Les couteaux sont tirés Après tout, on pourrait partir de cette saynète du Sommet de Barcelone, le 15 mars. Trois jours avant, Lionel Jospin a publiquement proclamé Jacques Chirac usé, vieilli, fatigué. Le Président s’avance, d’un pas ferme, assuré, un peu vif, le visage avantageux et résolu. Il se dirige vers le Premier ministre, que l’on voit seulement de dos. Il lui tend une main ample et rapide, pour un très bref instant, redressé, comme en surplomb, portant sur la figure le masque d’une distance hautaine, lourde de significations retenues. « Monsieur le Premier ministre », dit-il d’une voix brève, « comment allez-vous ? », et sans attendre la réponse il a opéré le même mouvement vers le Ministre des finances, qu’il salue avec la même froideur ostensible. Puis il prend la tête de la délégation française vers la salle de réunion, suivi des deux acolytes qui arborent un air également fermé et un peu penaud. Un sbire du Premier ministre lui fait une observation inaudible, et l’on comprend qu’il commente, parce que Jospin a un sourire forcé accompagné d’une sorte de hennissement, comme un élève morigéné par le Proviseur ricane dans son dos avec les copains. Les couteaux sont tirés, la campagne est commencée. Elle a déjà comporté pour chacun sa part de faux pas, de petits ridicules. Ils sont la menue monnaie du pouvoir et la consolation du citoyen, dépossédé de toute prise efficace sur la marche des choses. Ainsi le même Jospin la veille, en visite à Evry, arrêté par des manifestants, licenciés de quelque entreprise, et l’un, plus hardi ou plus volubile que les autres, l’apostrophe. On entend à peu près, émergeant d’un discours pressé : « Qu’allez vous faire pour nous ? Vous pourriez vivre avec 4 000 F par mois ? » Gêné, le candidat observe que l’on a beaucoup fait pour l’emploi, que l’on y travaille, mais le ton est peu assuré, le regard fuyant, recherchant un soutien latéral parmi les accompagnateurs qui l’entourent, et l’on aperçoit le visage rond et plein de Jean-Paul Huchon, dans la même galère mais prudemment en retrait. Mon Dieu, semble indiquer le body language du candidat, il faut s’exposer au peuple ! Dans quel piège suis-je tombé ! On mesure toute la distance qui sépare le responsable convaincu de sa légitimité, l’homme d’autorité, coupé de l’uomo qualunque par les palais nationaux, les remparts administratifs, la flagornerie des ectoplasmes de cabinet, l’autosatisfaction devenue une nouvelle armure. Que le travailleur abstrait est digne d’intérêt, au moins électoral, mais que l’ouvrier vociférant et bariolé est emmerdant ! N’évoque t-il pas ce personnage de Lautréamont, ce « rôdeur de barrières » qui « traverse un faubourg de la banlieue, un saladier de vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux » ? Que l’on m’épargne son contact, son odeur, que l’on ne le voie qu’enthousiaste, faisant nombre dans les réunions publiques, et fête aux bilans triomphants. « Hein, on a avancé ! », prononcé avec un sourire satisfait, semble le leitmotiv des dignitaires du parti socialiste, avatar de l’ancienne section française de l’internationale ouvrière, désormais confits dans les délices du pouvoir et avant tout décidés à le conserver. 16 mars 2002 Electeur morose Campagne flottante, qui ne parvient encore à définir ses thèmes. Théâtre d’ombres ? Débat sans texte, sinon sans enjeu ? Mais quel est l’enjeu ? Guère les politiques publiques, sinon pour des 4 inflexions mineures, tant le pouvoir n’est plus en France, mais à Bruxelles, ou dans des instances internationales plus insaisissables, ou encore aux mains de groupes privés multiples, qui ne sont pas seulement économiques, mais expriment toujours des intérêts particuliers et souvent privés. Les équipes aux affaires en revanche, avec leur cortège de nominations, de postes, conservent le contrôle d’un ensemble d’institutions. Il n’y peut-être plus de pouvoir en France, mais il y reste des carrières. La politique ce sont des idées, écrivait voici longtemps Albert Thibaudet, je crois. Rien n’est plus faux aujourd’hui. L’idéologie n’a certes pas disparu, elle est omniprésente, même dissimulée. Simplement l’idéologie est le contraire de la réflexion. L’effondrement des systèmes n’empêche pas la survivance d’une sourde domination idéologique. Ses composantes ? Un ensemble confus, composite, le dégradé d’un ensemble d’aspirations socialistes politiquement disqualifiées : l’égalitarisme, le culte de la société civile, irresponsable et bienfaisante, la déconsidération du politique, prédateur, suspect, coupable, le devoir de mémoire, la repentance, c’est à dire l’Etat considéré comme un délinquant impénitent et récidiviste, le caractère sacré des victimes ou soidisant telles, qui doit l’emporter même sur l’intérêt général, le droit au juge pour indemniser tout préjudice, la prédominance de la doléance, l’humanitaire, la quête de l’assistance, le privilège du ressentiment. Jamais n’a été aussi vrai le mot de Bastiat, pour qui l’Etat est une fiction au travers de laquelle chacun s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde. Un symbole, la scène d’Orange mécanique dans laquelle un délinquant mal repenti oblige le ministre de l’intérieur à le nourrir à la petite cuiller devant les caméras, et ouvre largement le bec. A genoux devant la casquette, chapeau bas devant l’ouvrier, chantait-on en 1848. A genoux devant l’humanitaire, chapeau bas devant l’ONG, pourrait-on dire aujourd’hui. On retrouve alors, dans une démarche régressive, les sources rudimentaires, émotionnelles, sentimentales, qui ont nourri des pensées plus élaborées. On songe à nouveau à Kubrick, à 2001 cette fois : Karl, l’ordinateur devenu paranoïaque, est débranché. A mesure que ses logiciels sont déconnectés, il revient à ses origines, lorsqu’on lui avait appris une petite chanson, une chanson enfantine qu’il fredonne avant de s’éteindre. L’idéologie actuellement dominante, c’est un peu la petite chanson de Karl. En même temps, cette domination occulte son envers – car ce type de domination appelle l’hypocrisie : jamais plus d’inégalité, jamais moins de mobilité sociale, le retour de castes héréditaires, une dépossession générale de la décision politique, l’impuissance collective, la précarité, la fragmentation sociale et culturelle. On est passé du socialisme à la solidarité, de la solidarité à l’assistance et de l’assistance à la compassion, dernier stade du renoncement. Jamais depuis un siècle on n’a autant été enfermé dans sa classe. Le produit de cette contradiction ? La démotivation, la frustration, le mensonge généralisé, la corruption, l’évasion ou la fraude fiscales, la violence, l’insécurité, la fuite des cerveaux. Pourtant, cette génération est celle de 1968, celle du « Soyez réaliste, demandez l’impossible ». Elle est aussi celle de 1981, qui voulait changer la vie. Je me souviens de l’Université de Caen en 1968, des drapeaux rouges et des drapeaux noirs flottant fraternellement sur les bâtiments, que les militants des JCR (Jeunesses Communistes Révolutionnaires) arpentaient en groupes chargés de manches de pioche. Il ne fallait pas être bien malin pour comprendre que tout cela déboucherait sur l’inflation et le chômage. La question était de savoir si cette génération, nombreuse et exaltée, serait forte. Elle a été aussi décevante que celle de 1848 dépeinte dans l’Education sentimentale. Tout le monde a passé des compromis, traîne peut-être la nostalgie d’une pureté perdue, d’une ambition abâtardie. 5 Déjà 1981 … Triomphe de la politique, d’une certaine forme de volontarisme, rapidement reconduit à l’écurie. Origine ensuite de la décomposition de la politique, du renoncement aux programmes, du retour des contraintes. On n’organise plus, on subit les changements extérieurs, on s’y adapte, on s’efforce simplement de réagir. Les questions internationales ont pris le dessus, la politique intérieure est devenue « domestique », et pas seulement dans le vocabulaire. C’est une culture de la soumission qui s’est progressivement développée. Les partis politiques eux-mêmes, pourtant maîtres du jeu politique, sont supplantés dans l’opinion par des ONG tournées vers l’extérieur et dont l’expansion traduit l’impuissance de l’Etat sur le plan international. 17 mars Un divertissement de week-end Alors, la campagne est pour l’instant un divertissement de week end. Cette semaine, F. Hollande, A. Laguillier, F. Bayrou se sont exprimés dans les médias audiovisuels. F. Hollande, disert et rondibet, dont la hargne dément l’accorte rondeur. Le style abondant, la tirade méditée et prête à l’emploi, il attaque tour à tour le candidat Chirac et la candidate Arlette. Hollande a le nouveau profil du dirigeant socialiste. Cadre de banque dynamique, ingénieur moderne, médecin spécialiste, compétent, affairé, précis. Il parle business de façon professionnelle, il sait ce qui est bon pour vous, et d’ailleurs il le sait mieux que vous – acheter des obligations à 5, 5 %, moins les taxes, prélevées à la source ; faire un scanner à l’hôpital, c’est remboursé ; voter socialiste, c’est plus sûr. Vous vous instruirez davantage en l’écoutant qu’en réfléchissant par vous-même. Derrière ce style professionnel, il abrite un discours venimeux, un propos de coupe-jarret, qui s’intéresse particulièrement aux mollets de Chirac. Ses crocs y sont solidement accrochés. Il fait plus amateur, moins rôdé quand il mord Arlette – mais cela viendra. Pour Arlette, égal contraste entre le ramage et le plumage. On l’imagine pleine de douceur et de mansuétude, en femme marquée par la vie et pétrie d’humanité. Sa voix même menace sans arrêt de tourner à la pleurnicherie. On sent qu’elle a la larme facile. Mais son discours est de fer, rempli d’imprécations, de fureur et de haine, appel permanent au soulèvement et à la révolte sans autre finalité que le combat. Quant à Bayrou, on a le plus grand mal à savoir ce qu’il veut. Il paraît d’autant plus ferme et décidé dans l’expression d’une pensée virile et d’une résolution amère qu’il est plus flottant dans ses convictions et incertain dans ses positions, sorte de Lecanuet cassoulet. Il est en colère, mais on ne sait pas exactement pourquoi ni contre quoi. On sent cet homme gros de revirements, voire de révoltes futures. 18 mars Les figures du duel Lionel Jospin a présenté son programme, ses engagements. Lapsus significatif : il parle de ses « vieux » au lieu de ses « vœux ». Toujours un peu nasillard, un côté Donald Duck, une sorte d’énergie à ressort, mais verbale. Sa voix, sa musique méritent qu’on s’y arrête un peu, car elles sont très caractéristiques : un discours projeté loin devant lui, déclamatoire, un ton volontiers enflé, une diction très articulée, un peu mécanique, mais surtout une tessiture qui tourne à l’aigu, une voix éclatante, cuivrée et nasale, sonore comme une trompette – Woody Allen, c’est la clarinette, Jospin, c’est la trompette. Comme chantait Antoine : « Ta trompette me fatigue, Lionel, si tu jouais plutôt de la clarinette ? » On est surtout rapidement tympanisé, car il est infatigable, son texte est sans pause, son propos sans respiration, sans blanc. On est las, il parle encore, 6 sonore et vide, on ne l’écoute plus, il parle toujours. Quelques bribes émergent : « Notre peuple » .. « Formidable avancée démocratique » … Mais ses propositions consistent à conserver les retraites, à rentrer les SDF à la maison, à laisser les vieux au travail, à trouver des emplois pour les jeunes, sur la base d’une croissance qu’il concède ne pas maîtriser. Et puis moderniser – ah, important, ça, moderniser. C’était déjà le thème de Laurent Fabius en 1984. Ni vision ni projet, la chasse aux électeurs. Il pédale le nez dans le guidon. Cette formule : la France doit épouser son temps, qui remonte encore plus loin, au de Gaulle des premières années de la Ve. Devant lui, en un rang sans doute savamment ordonné et subtilement hiérarchisé, sages comme des images, attentifs comme à l’école, son grand orchestre, où l’on reconnaît entre autres Martine Aubry, Dominique Strauss Kahn, Jean Glavany, Laurent Fabius, Pierre Moscovici. La rigidité de l’ensemble évoque les dignitaires soviétiques alignés au-dessus du tombeau de Lénine – mais on n’a pas invité Mitterrand. Puisqu’on en parle, cela renvoie aux modalités de sa désignation, quelques semaines plus tôt : le candidat se déclare, puis est investi par un congrès du PS, et enfin élu par le vote des militants. Bizarre processus, que personne ne commente. On a fait les choses à l’envers, ce qui témoigne d’un respect singulier pour le suffrage des militants, réduit à la ratification : qu’aurait-il fait s’il n’avait pas été désigné ? A quoi bon ce vote sans substance, d’autant moins que le candidat se flatte de ne pas avoir un programme socialiste ? Est-ce la conception qu’a le candidat de la démocratie ? Cela rappelle la fameuse formule de Sieyès, l’autorité vient d’en haut et la confiance vient d’en bas. Est-ce un modèle pour la France que cette parodie ? Le PS à ses débuts a connu une démocratie interne plus vivante, avec des débats authentiques et de véritables enjeux qui n’étaient pas seulement des conflits d’ambition. Il est aujourd’hui complètement stérilisé et voué à l’acclamation, en attendant les postes, cependant que les autres partis de la majorité plurielle sont satellisés et réduits à la domestication électorale. La gauche officielle développe un modèle de type soviétique, ou plutôt de démocratie populaire, avec un parti dominant matrice de toutes les carrières, et des formations croupion qui servent d’alibi à son pluralisme affirmé. Le PS est devenu le parti du pouvoir. Le contraste est grand entre cette dérive soviétique de l’appareil et l’édulcoration du propos de tout contenu socialiste. Reste à voir s’il va rester une machine électorale efficace, alors qu’il a connu quelques déboires ces derniers mois. Plus tard, sur LCI, dans son bureau de campagne, aménagé avec goût, le candidat s’exprime devant une bibliothèque, face à deux journalistes. On n’y voit ni les œuvres de Trotski, ni celles de Léon Blum, encore moins celles de Mitterrand, mais des livres d’art (Vollard, Dubuffet) et un ouvrage sur le basket. L’arrangement, soigneux, n’a rien de spontané, fait photo design. On se demande quel peut être le jardin secret de cet homme, ses auteurs de prédilection. Lit-il ? Aime til de temps à autre rentrer en lui-même, retrouver un monde intérieur, est-il autre chose qu’une machine de pouvoir, toujours en train d’exorciser un adversaire, d’analyser, de démontrer, de convaincre ? Il y un vif contraste entre une capacité rhétorique qui est forte, un discours toujours construit, qui donne le sentiment d’une élaboration presque immédiate et cependant réfléchie, et le manque de profondeur du propos, son caractère de surface, comme s’il s’inscrivait dans une dialectique immédiate, courte, ne comportait pas d’arrière monde, ne renvoyait à rien d’autre qu’à lui-même. Lionel Jospin est-il autre chose qu’un militant socialiste ? Tout autre est évidemment Chirac, peut être pas meilleur – politique, homme de pouvoir, homme d’Etat, ou même lecteur, rêveur – mais personnalité secrète, à multiples fonds. On sent qu’il ne livre qu’une toute petite partie de lui-même, composée, qui se prête facilement à la caricature, au ridicule d’une gestuelle automatique et des formules prudhommesques, et par là même qu’il dérobe l’essentiel. Il parle avec l’emphase et souvent le vide du regretté Président Coty. Le 7 masque est figé et volontiers solennel, la familiarité même est impersonnelle et distante. Le côté rigolard qu’il affecte parfois conserve quelque chose de composé. Le regard est toujours tourné vers l’intérieur, et plutôt levé qu’abaissé. Celui de Jospin est plus réfléchi, plus concentré, mais en même temps regarde plutôt vers le bas, vers le bas du visage de l’interlocuteur, ou alors de biais, mais pas en face. Cela me renvoie à près de vingt ans en arrière, en 1984. J’avais déjà esquissé un portrait de Lionel Jospin alors Premier secrétaire du PS, et à l’évidence l’un des meilleurs de sa génération. La mutation était déjà en cours. Je retrouve dans un vieux cahier, à l’instar de Claude Mauriac et du Temps immobile : Moi, je l’aimais bien, Monsieur Jospin. J’aimais son regard un peu flou, réfléchi, ce goût de persuader, d’organiser des sons de façon didactique pour entraîner la conviction rationnelle de l’auditeur. Cet effort semblait correspondre à une tension intérieure vers la vérité. Le visage, empreint d’innocence et de loyauté, j’y voyais un symbole attachant des vertus du PS. La bouche, ferme et un peu amère, aux commissures légèrement tombantes, aviez-vous remarqué comme elle traduisait la lucidité, la résolution face à des combats longtemps incertains ? Vint le succès et le changement. Est-ce lui, est-ce moi qui avons le plus changé, mais de Monsieur Jospin je n’ai bientôt plus perçu que la mâchoire. Devenu porteparole des vérités officielles, Monsieur Jospin, d’étudiant honnête et travailleur, s’est métamorphosé en régent de collège qui porte sèchement la consigne à des subordonnés parfois rétifs, qui réprimande des élèves indociles. Ce n’est plus l’archange du socialisme démocratique, mais un pion qui brandit le règlement. Peut-être, peut-être n’a t-il pas voulu se composer un masque, mais l’emploi lui a imposé les stigmates de l’autorité, et je n’arrive plus à le percevoir que par elles, comme seuls sont durables certains os, une dent, un morceau de tibia, destin ultime des animaux bondissants des ères géologiques révolues. Ce n’est plus la mâchoire qui retient l’attention aujourd’hui, mais l’œil, dépourvu de toute aménité, parfois méchant. La bouche aussi, avec comme un pli d’amertume, qui se relève d’un seul côté pour un sourire sarcastique - pas un sourire qui éclaire le visage et témoigne d’une sympathie pour l’interlocuteur, d’une satisfaction devant la vie, est une promesse de bonheur. Plutôt un acte politique – on maîtrise l’événement, l’objection, prévue, est amusante et naïve, on va résoudre le problème, on l’a déjà résolu, on n’est pas dupe des manœuvres de l’adversaire, c’est avec dédain qu’on les déjoue, etc .. Aristote voyait dans l’homme un animal politique. Ce n’est peut-être pas vrai de tous, mais certainement de Lionel Jospin. S’attacher à ces données subalternes, aux caractéristiques physiques des candidats, n’est-ce pas tomber dans la basse polémique où s’est déconsidérée l’extrême-droite ? Non, si l’on ne les prend pas comme technique de déconsidération des hommes, mais moyen de rechercher leur caractère. Le langage du corps dévoile une personnalité que la maîtrise de la communication politique tend à masquer, à dissimuler, pour présenter l’image avantageuse et fabriquée d’un homme imperturbable et serein, sur le modèle de la force tranquille, du berger du troupeau, du chef naturel, résolu et bienveillant. C’est cela qu’il faut démonter, pour deviner celui qui se cache, qui est à l’intérieur, comme dans le Tin Man du Magicien d’Oz. Par contraste avec cette extraversion un peu obsédante, il y a un mystère Chirac, d’un homme que l’on n’imaginait pas accepter une impuissance de cinq ans et qui s’y est apparemment plié de bonne grâce, que l’on n’a pu durant tout ce temps ni débusquer ni enfumer. On le croyait voué à l’attaque ou à la mort, et il a montré de grandes qualités défensives. Le bulldozer, Facho Chirac, le sous-lieutenant à l’assaut de la citadelle s’est mué en homme serein, posé, pas un mot de trop, un ton uni, patient, toujours content, désarmant de candeur, tranquille sous les insultes et les crachats. Ils ne lui ont pas manqué. Aucun Président n’a été aussi ouvertement déconsidéré, 8 vilipendé, non seulement par les habituels sycophantes, mais aussi par des responsables politiques, par les ministres même qu’il avait nommés. Il faudrait remonter à cette stratégie révolutionnaire abaissant Louis XVI avant de l’exécuter qu’évoque Cambacérès dans ses Mémoires, pour retrouver une telle entreprise de démolition. Mais il résiste mieux, signe de la supériorité d’une légitimité démocratique. Au bout du compte, le canard est toujours vivant, et par un effet boomerang, ses adversaires paient parfois à sa place. Dominique Strauss Kahn est conduit à démissionner par une cassette qui devait confondre le Président, Jean-Christophe Mitterrand se retrouve en prison pour une obscure affaire, alors que l’on ne parvient pas à saisir Chirac, sorte de savonnette judiciaire. La balance du juge Halphen ne se transforme pas en glaive, et ce benêt se déconsidère lorsqu’il confesse tout uniment qu’il aspirait à devenir député socialiste ! Qui s’y frotte s’y pique, pourrait être la devise du Président, comme celle des anciens rois de Syldavie. Bien sûr, la dissolution. C’est devenu un lieu commun que d’y voir une erreur, un échec, et de l’imputer au Président de façon accusatrice ou goguenarde. Il aurait non seulement tiré sur ses propres troupes, scié la branche sur laquelle il était assis, se condamnant à l’impuissance, et plus gravement dégradé les institutions de la Ve, abaissé la fonction présidentielle et porté un coup mortel au droit de dissolution, comme Mac Mahon pour la IIIe avec l’échec du 16 mai. Tout ceci a la force de l’évidence, mais pas celle de la vérité. Reprenons. S’agit-il des forces politiques ? L’échec électoral de la majorité sortante n’est certes pas dû au Président, qui n’a pas mené la campagne ni été mis en cause par ses résultats. Il est celui du Premier ministre d’alors, Alain Juppé, et des partis de la majorité sortante qui ont été battus. C’est au surplus le Premier ministre qui avait souhaité la dissolution. Les formations de droite s’exonèrent facilement de leur insuccès propre en renvoyant la responsabilité au chef de l’Etat, en le prenant discrètement, ou plutôt indiscrètement comme bouc émissaire – mais lui est resté tandis qu’ils n’ont pas su conserver leurs sièges. Il faut ensuite rappeler que les élections avaient normalement lieu un an plus tard, ce qui signifiait en tout état de cause l’entrée dans une période électorale prolongée, avec son cortège d’impuissance gouvernementale, de revendications multiples, de surenchères partisanes, avec les hurlements, la campagne malsaine et le chantage du Front National .. Le Front National qui, enfin, a permis la victoire de la gauche, dernier cadeau posthume du mitterrandisme, par le jeu des triangulaires qui l’ont largement favorisée, avec un très léger déplacement électoral. S’agit-il des institutions ? On devrait savoir gré au Président d’avoir, même involontairement, agi plus en chef d’Etat qu’en chef de parti : les élections anticipées ont épargné au pays une période préélectorale totalement stérile, la France a été gouvernée, une majorité stable a été constituée. On a voulu présenter le Président en chef de l’opposition, en mauvais général d’une armée défaite. En réalité, il a rempli son devoir d’Etat, assurer le fonctionnement régulier des institutions, et tant pis si c’est au détriment du camp dont il provient, car institutionnellement il n’appartient à aucun camp. Dès lors donc que l’on dépasse une vision conjoncturelle ou partisane, loin de considérer la dissolution comme un échec, il convient d’y voir, par une ruse de la raison politique, le succès du régime. Car ce régime est existentiel, souple comme un chat, il a montré une capacité de s’adapter à des configurations de pouvoir radicalement différentes. Est-ce un mal ? La fonction présidentielle a t-elle été définitivement abaissée ? La suite le dira, mais ce n’est nullement la tonalité de la campagne, qui la replace au centre du pouvoir. On reviendra plus tard sur la cohabitation. Bornons nous à regarder les suites de la dissolution. Du point de vue des institutions d’abord: le Président ne s’est ni soumis ni démis. On est revenu à l’une des hypothèses de la Constitution initiale de 1958, le fonctionnement d’un régime 9 parlementaire rationalisé, la distinction complète entre la fonction présidentielle et gouvernementale, à une sorte de revanche posthume de Michel Debré constituant. Du point de vue de la droite ensuite : Chirac est parvenu à sortir du piège du Front National – majorité à droite impossible avec lui, impossible sans lui – en favorisant sa division, et, sinon sa désintégration, du moins la limitation de sa capacité de nuire. S’il peut l’emporter en 2002, c’est largement grâce à cela. Subsiste l’énigme Chirac, cette boîte à fonds multiples. Le premier double fond est politique : les calculs, les manœuvres, les stratégies souterraines, le goût du secret, qui conduisent par exemple à nier les contacts avec Le Pen, mais à lutter efficacement contre la tentation d’insertion du Front National dans la droite classique, à s’assurer des alliés dans les autres formations de droite que le RPR, à marginaliser Séguin, à favoriser l’UEM en sous-main .. Le deuxième est impolitique : celui qui consiste à ne pas se réconcilier avec les balladuriens après la trahison de la dernière présidentielle, origine essentielle de l’échec de la droite en 1997, à ne pas donner à Giscard les satisfactions symboliques qui auraient pu lui ôter l’envie de faire du mal en se rapprochant de L. Jospin sur le quinquennat ou l’inversion du calendrier électoral (même si en définitive on peut penser que le candidat Chirac en sera bénéficiaire), à étouffer Bayrou sans l’auxiliariser – bref à négliger l’égotisme des partenaires, à méconnaître, par indifférence peutêtre, par légèreté sans doute plus que par esprit de rancune, que le Roi de France doit oublier les insultes faites au Duc d’Orléans. Un troisième fond est financier, avec ces remous d’affaires soigneusement entretenues qui ont agité cette longue fin de septennat. Ce qu’elles ont laissé affleurer de façon sinistre, c’est la corruption croissante du système politique, voire administratif, la connivence crapuleuse des membres d’un cercle enchanté où se mélangent politiques, grandes entreprises, intermédiaires de tous ordres, appareils de partis, un remugle décourageant qui implique un ensemble plus qu’il ne disqualifie tel ou tel en particulier, et où l’on a parfois du mal à distinguer le coupable de la victime. Les autres fonds sont personnels, et là le mystère est encore plus impénétrable. Chirac est semblable à ces grandes maisons bourgeoises de province, aux lourdes et solides murailles, à l’architecture patricienne, géorgienne ou néo-gothique, qui portent bien leur âge, mais aux sombres intérieurs, aux couloirs remplis d’ombres et de replis, aux pièces biscornues, aux lourds secrets, où l’on rêve de crimes comme dans des bâtisses hitchcockiennes. 19 mars Contorsions Aujourd’hui peu à retenir de la campagne. Chirac au Mont Saint Michel s’exerce à l’art d’être écologiste, et pose complaisamment, silhouette marine, devant les prés salés où marchent des gigots. Son port est noble et familier à la fois. Les moutons le font-ils songer à l’autre, qui s’ébroue dans le champ de la démocratie – le bonheur est dans le pré - ou à des cohortes d’électeurs tels qu’on les rêve ? Un peu plus tard, Jospin s’exprime sur FR3, pour confesser qu’il est désolé. Mais de quoi ? D’avoir trouvé quelques jours auparavant Chirac vieilli, usé, fatigué ? De l’avoir dit ? De l’avoir dit publiquement ? Que les journalistes aient répercuté ses réflexions ? De la bévue d’Yves Colmou qui les a laissé publier, décidément plus colvert que Colmou ? De l’impact défavorable qu’ils ont eu dans les sondages ? De ne pas l’avoir regretté plus tôt ? Que Chirac en ait retiré un surcroît de 10 vigueur ? D’avoir dévoilé pour une fois le fond de sa pensée ? On ne sait pas trop, mais on comprend qu’il a suivi les conseils de Bernard Kouchner, dont il reprend jusqu’à la formule – que ce type de propos ne lui ressemble pas. On aurait pourtant cru le contraire. En même temps, un regret aussi obscur paraît bien peu sincère, et l’embarras du ton ne lui donne guère de force. Jean-Pierre Chevènement est en Corse, et les « nationalistes » s’efforcent de troubler sa visite. Inutile d’épiloguer. Ces prétendus démocrates confondent débat et explosifs, font de l’assassinat politique un acte libératoire et de la violence un ordinaire politique, bref sont la négation même de la République et des principes d’égalité et de non-discrimination que l’on chante à tous les vents. La complaisance du pouvoir à leur égard est le tombeau des valeurs que le gouvernement prétend incarner. Modérons l’expression d’une juste indignation devant ce mélange de voyoucratie et d’ethnicité. Le mal est cependant bien profond. Le retour rampant des conceptions « ethniques » du peuple, de la nation, devrait alarmer, car il rappelle les thèses les plus odieuses et les plus belligènes qui ont déjà détruit l’Europe, matériellement et moralement. Qu’il est étrange de vomir Le Pen en général et de mettre à la table des négociations ceux qui reprennent et aggravent ses thèses, même si c’est sur un plan régional, de vouloir faire céder jusqu’à la Constitution devant eux ! De réprimer le racisme et de tolérer la volonté d’exclusion, le rejet des immigrés, dès lors qu’ils prennent comme prétexte l’identité culturelle ! De combattre le terrorisme à l’extérieur et de lui aménager des niches à l’intérieur ! Quant à Le Pen, converti en agneau sacrificiel, il ne comprend pas, ou feint de ne pas comprendre, pourquoi les élus de droite ne lui apportent pas sur un plateau le couteau qui lui permettrait de les dépecer. Qu’il puisse ou non être candidat, il restera comme celui qui, volens nolens, a servi de rayon magique à la gauche pour priver la droite de succès électoral. Ce vieux complice de F. Mitterrand, qu’il n’a jamais attaqué, qu’il a toujours ménagé, avec lequel il partageait une solide nostalgie de la IVe République et un anticommunisme radical, est en fait un politicien classique. Il souffre sur le tard de ne pas avoir été notable, tribun parlementaire, ministre. Il a soif de respectabilité. Après avoir joué les agitateurs et les trublions, il voudrait apparaître comme une sorte de sage de la République. Toutes proportions gardées, il évoque le Napoléon des Cent jours, celui qui croyait pouvoir amadouer l’Europe en disant en substance : oh moi, vous savez, à mon âge, je suis recru d’aventures, je ne veux plus de guerres, de conquêtes, je veux juste le repos à l’intérieur de mes frontières afin de m’occuper de mon fils. Laissez-moi donc revenir et vivre en paix parmi vous. Un triste anniversaire Le 19 mars, c’est aussi l’anniversaire des Accords d’Evian – ce qui ne nous éloigne pas tellement de ce qui précède, car Le Pen, comme le François Mitterrand de l’époque, c’était le souvenir proche de Guy Mollet et de sa politique de guerre en Algérie, que le premier pratiquait et que le second cautionnait. Ce n’est certes pas l’anniversaire de la paix en Algérie, mais simplement du « dégagement », dernier mot de la politique française de l’époque. L’Algérie, cette boîte à chagrins, on s’en va, on dégage – quitte à laisser derrière soi une sorte de chaos. La pire des solutions pour la pire des guerres, une quasi guerre civile, dans laquelle les héros des uns étaient les criminels et les traîtres des autres, et les horreurs de la guerre partagées. Evidemment, on pourrait reprendre le mot d’Edgar Faure : De l’excès même de l’échec surgit une sorte de succès. Mais les séquelles se prolongent, et la guerre d’Algérie n’est pas terminée. Moi qui ai vécu dans l’Algérie indépendante, qui aime ce pays, ce pays de violence, où la lumière même est cruelle, qui l’aime indépendant, combien je déplore le sort fait aux Algériens dans leur propre pays, et à ceux qui sont devenus ou nés Français dans le nôtre, dans le leur ! 11 C’est là un autre sujet, qui demanderait une analyse approfondie, mais personne n’a lieu d’être fier de cet anniversaire, dont n’a surgi pour l’Algérie ni liberté ni développement. Pour la France, il y a eu une sorte de lobotomie, mélange d’oubli volontaire et de culpabilité latente, comme une difficulté d’être par rapport aux Algériens, qu’ils le soient restés ou qu’ils soient devenus Français – jamais complètement étrangers, difficilement Français, alors qu’ils ont tous les titres à l’être pleinement s’ils le veulent, et que l’immense majorité de ceux qui le sont ne demandent rien d’autre que de vivre en paix et en sécurité, comme tout le monde, avec un emploi, comme tout le monde, des carrières ouvertes, comme tout le monde, etc .. Tous les gouvernements portent dans les échecs – même relatifs - de l’intégration une responsabilité partagée. Celle de la gauche est cependant plus lourde, parce qu’en raison même de ses valeurs, elle aurait dû y apporter une attention particulière. Quelle dérision que de modifier la Constitution pour organiser une pseudo parité, et permettre ainsi à des candidates bien bourgeoises d’écarter dans la conquête des mandats électoraux de vieux militants dévoués, à de brillantes parachutées, parisiennes aux dents longues, de supplanter dans les provinces les hommes de terrain, cependant que l’on cherche en vain les députés beurs, les préfets beurs, les énarques beurs ! Quelle tristesse, après le moment de grâce de la Coupe du Monde en 1998, un peuple unanime, réconcilié avec lui-même – le groupe en fusion cher à JeanPaul Sartre ? - que de voir l’envahissement du Stade de France par de jeunes Français porteurs de drapeaux algériens, la Marseillaise sifflée devant un Premier ministre impavide ! Le cœur se serre devant un tel échec, mais aussi devant une telle indifférence, comme si l’on voulait surtout balayer le problème sous le tapis. L’intégration est un problème majeur pour le pays, une condition de son avenir, de sa vitalité, de sa dynamique, et la France a tous les moyens de la réussir – encore faudrait-il s’en préoccuper. Mais elle est peu rentable électoralement, de sorte que la campagne présidentielle l’ignorera soigneusement. 20 mars Présider autrement « Présider autrement », slogan du candidat Jospin. Qu’est-ce à dire ? Le contenu est négatif, se définit par contestation du mode précédent plus que par une doctrine affirmée. En ce sens il illustre bien le double aspect de la thématique jospinienne : affirmative – présider ; négative – autrement. Un symbole du centrisme qui semble attirer le candidat ? Une volonté d’apparaître plus comme le fédérateur de l’anti-chiraquisme que comme le porteur d’un programme ? Demeure l’interrogation sur la conception que Lionel Jospin peut se faire de la présidence. Il reste pour l’instant discret, notamment sur sa vision d’une éventuelle cohabitation. Elle n’est pourtant pas une hypothèse d’école. En réalité, il n’y a jamais eu de pratique stabilisée de la fonction présidentielle. Celle du général de Gaulle ne se confond pas avec celle de Georges Pompidou et, en déclarant lors de sa prise de fonctions que « de ce jour date une ère nouvelle dans la vie politique française », Valéry Giscard d’Estaing avait déjà proclamé qu’il présiderait autrement. François Mitterrand a été quant à lui plutôt un président caméléon, d’abord garant des 110 propositions, puis inaugurant les aléas de la cohabitation, ensuite en lutte sourde contre son Premier ministre Michel Rocard, laissant enfin le sentiment d’avoir souterrainement favorisé l’élection de Jacques Chirac. Mais chaque Président a eu son style, ce qui correspond pour une part à la géométrie variable des configurations politiques, et surtout à la personnalisation de la fonction, jamais entièrement fixée par un cadre institutionnel strict. Le style gaullien était charismatique et lointain, le style pompidolien plutôt patronal et bonhomme, Valéry Giscard d’Estaing seigneurial et François Mitterrand volontiers 12 paternaliste. Quant à Chirac, il fait plutôt mousquetaire qui a égaré les ferrets de la Reine mais sait qu’il va les retrouver. Que peut-on anticiper de Jospin président ? A priori, le style qui paraît le mieux le définir serait celui du maître d’école. Certes pas d’un maître d’école répressif, plutôt d’un entraîneur, qui mobilise sa classe, blouse grise et sifflet à la bouche, voudrait la tirer vers le haut, cultiver un enthousiasme un peu mécanique, pousser les bambins militants et les bambins électeurs vers des lendemains meilleurs, les 32 h, la retraite heureuse, l’irresponsabilité bienfaisante et assistée, la solidarité obligatoire. Un de ses adjectifs favoris a longtemps été « formidable ». Le terme évoque les années cinquante, il sent son Bellemare des débuts d’Europe n° 1 et l’émission « Vous êtes formidable ». Il a ensuite été rapidement réduit à l’expression adolescente « formid’, c’est formid’ », avant d’être ringardisé par la génération yéyé, et ne guère subsister que comme mesure généreuse de bière dans les brasseries. Lionel, ce n’est pas tant « vous êtes formidable » que « je suis formidable », au moins pour le contenu subliminal. Cela évoque l’énergie en action, la résolution conquérante, l’entreprise en voie de réussite. Son élection serait formidable, mais sa présidence ? Le problème est que l’on ne le voit pas quitter les habits de Premier ministre, voire ceux de Premier secrétaire du PS. Il n’a pas encore intégré la dimension présidentielle, de celui qui doit apparaître comme l’homme de tous, ne pas être enfermé dans un camp, dans un clan, pouvoir dépasser les clivages partisans. Il ne conduit pourtant pas une campagne de rupture, mais reste pour l’instant enfermé dans les limites du PS. Il lui faudra accomplir cette métamorphose, et il n’a pas démontré qu’il entreprenait de le faire. Grâce à son expérience gouvernementale il a avancé, mais il lui faut désormais monter, substituer une démarche ascensionnelle à une démarche linéaire, changer de registre, changer de ton, de niveau plus que d’orientation. Les présidents précédents n’ont été élus que lorsqu’ils avaient apporté cette démonstration – Pompidou avec une année de viduité et l’intériorisation, l’assomption de son « destin national », Giscard en quittant ses lunettes à lourde monture et son air concentré ou renfrogné de technocrate pour l’attitude d’un homme détendu mais sensible qui regarde la France aux fond des yeux, Mitterrand en se promenant, en flânant, amateur de littérature supérieur à sa propre ambition, détaché des entreprises. Quant à Chirac, il était parvenu à remplacer l’image d’une silhouette saccadée, gesticulante et caquetante par celle d’un visage serein, le propos bénisseur, le masque irénique, comme il sied à l’amoureux des arts premiers. Jospin n’a pas la chance d’un intervalle entre ses fonctions gouvernementales et sa candidature, il lui faut changer de corps et de rôle sur scène, tout en jouant. Exercice difficile ! mais nécessaire. 21 mars Les Américains et nous Et bien précisément il l’amorce à Marseille, lors d’une réunion publique, en déclarant que son cœur battait avec le cœur de la France, qui bat lui-aussi, et qu’il était « habité par elle, par son histoire, ses paysages, ses rêves .. ». Le cœur qui bat, c’est celui que Jules Berry, le Diable des Visiteurs du soir est incapable de briser, et celui de Jospin, voyageur du midi, bat à l’unisson. Il retrouve ainsi sa thématique du désir, préalable à sa déclaration de candidature. Spontané, fabriqué ? Jospin ou Séguéla ? La petite famille recomposée l’entoure, cependant que Chirac au Mexique se montre aux côtés de George W. La famille Duraton versus la famille des chefs d’Etat. On n’est plus dans le registre du Grand Vizir qui veut devenir Calife à la place du Calife, mais dans celui du Français moyen contre les puissants. Haroun el Poussah est une référence qui conviendrait bien à l’image 13 que Chirac aimerait répandre, un modèle placide et bon, déjouant avec une feinte naïveté les manœuvres pourpensées de son Premier ministre – jusqu’à maintenant. Dans l’International Herald Tribune, cet écho. Hubert Védrine ne resterait pas Ministre des affaires étrangères en cas de victoire du candidat Jospin puis d’une majorité de gauche. Il a pourtant été un excellent ministre, intelligent, lucide et courageux. On ne saurait lui reprocher les faiblesses propres à la politique française en particulier, à la politique européenne en général. Il n’a guères été en mesure que de prendre des postures, plutôt que des mesures. Au moins les a t-il prises, et n’a t-il pas spontanément plié l’échine devant l’hégémonie américaine, contrairement à tous ceux, nombreux et divers, qui se précipitent ardemment dans la soumission - ruunt in servitutem. Il serait en butte à l’hostilité de Pierre Moscovici, sous-ministre des affaires européennes. On lui reprocherait entre autres de ne pas être assez favorable à Israël. En outre, n’étant pas élu, il ne dispose pas d’un poids politique personnel. Cette éviction programmée se passe de commentaires. Dans le même journal, un article de Flora Lewis, correspondante américaine, qui annonce, avec l’élection, la fin de la Ve République. Il est vrai que l’on annonce sa mort à chaque élection importante, et qu’elle se porte toujours bien. Le ton de Madame Lewis est de fausse commisération, car elle pressent une France plus docile. Nous avons longtemps irrité les Américains ; nous ne faisons maintenant que les agacer. L’article comporte également une comparaison avec les institutions américaines, tout à l’avantage de ces dernières, bien entendu. Il y aurait beaucoup à dire, car les institutions américaines sont loin de bien fonctionner. Simplement, le poids de l’autorité centrale est beaucoup plus faible, les tâches étatiques beaucoup plus légères, de sorte que la paralysie des institutions est de beaucoup moins de conséquence. L’International Herald Tribune est, hélas, le meilleur quotidien français. Il n’en respire pas moins une solide antipathie à l’égard de la France, de sa liberté, et plus généralement de la construction européenne. Il est clair que la domination est pour les Américains un élément bien vivant de consensus national. 22 mars Un autre anniversaire Un autre anniversaire, celui du « Mouvement du 22 mars », qui, à partir de Nanterre et de la revendication d’un libre accès aux Cités de filles, amorça la montée de l’agitation estudiantine qui conduisit à Mai 68. La France est un pays de mémoire, de nostalgie, de commémorations, encombré par son passé – « Monsieur mon passé, je voudrais bien passer, j’ai comme une envie de refaire ma vie », chantait Léo Ferré. Il est vrai que l’on ne célèbre ni ne commémore le 22 mars, qui ne s’est pas inscrit au Panthéon des grandes journées nationales. Les héros sont toujours vivants. Mais ils sont bien fatigués, ou alors bien infidèles à leur jeunesse, grands notables, nantis et repus, « menton rasé, ventre rond, notaires », sénateurs, députés européens. Puisqu’il s’agit du passé, pourquoi ne pas évoquer à leur sujet, lors des Trois Glorieuses de 1830 qui chassèrent Charles X, Rouget de l’Isle qui se réfugiait, terrifié et transpirant sous un porche, en s’écriant : « Ca va mal ! Ils chantent la Marseillaise ! ». Un qui est moins infidèle, c’est Daniel Cohn-Bendit. Mais sa médiocrité est-elle volontaire ? Ce trublion fripé n’est devenu qu’un politicien de troisième zone, dont les Allemands ne veulent plus – ils nous l’ont renvoyé comme après 1918 ils livraient des rogatons en guise de dommages de guerre - et qui revient faire un tour du côté de ses premières amours. Les Verts le tiennent soigneusement en lisière, et ne l’utilisent que comme affiche électorale. Finie l’insolence, « Elections piège à cons ». Un pâle agent électoral de Mamère. 14 L’alliance d’une belle intelligence et d’un beau caractère celui-là, ancien élu sur la liste de Tapie, Bernard Tapie ce grand ami du peuple, cette grande conscience, ce grand amnistié, ce grand innocent, ce grand persécuté. Mamère arbore quant à lui une moustache courroucée, sa physionomie est sombre, fermée, la bouche est amère. Son propos respire la juste indignation : il suffit de n’importe quel sujet, il démarre, il râle. Il est un peu le frère jumeau de José Bové, l’Astérix de l’Aveyron, mais aussi son antonyme, car José Bové, qui ne cherche pas le succès électoral, a le visage ouvert, le teint clair, est volontiers souriant, le ton plus didactique qu’imprécateur, même s’il est un dynamiteur tranquille. José qui rit et Noël qui grince, en quelque sorte. L’ironie à l’égard de Rouget de l’Isle vaut aussi pour moi. Je n’ai jamais été soixante-huitard, mais j’étais, comme beaucoup, à la Bastille le 10 mai 81. Je me suis rangé assez rapidement au nombre des désenchantés, surtout lorsqu’on a entrepris d’étendre la lutte des classes à l’Université, entre catégories d’enseignants. Le tapis roulant se déroulait à l’envers. Mes griefs à l’égard de la gauche gouvernante sont autant de chagrins d’amour. Mais le temps de la lucidité vient après celui du regret. Les Verts sont peut-être les plus proches d’une postérité introuvable de Mai 68 ( ne parlons pas de Krivine, maintenant en pré-retraite) – et aucune formation politique n’a pourri plus vite qu’eux. Si l’on admet que tout parti commence comme une Eglise et finit comme un gang, leur chemin a été très rapide. A moi le chantage électoral, les sièges, les postes, oublions la nature, la pollution qui n’intéressent personne pour parler des vrais sujets, des circonscriptions, un groupe parlementaire, des postes ministériels, et autres que l’environnement s’il vous plaît ! La présidentielle n’est qu’un instrument pour négocier au mieux des sièges aux prochaines législatives. C’est une mauvaise base de départ, car on ne participe pas à une campagne électorale en pensant à une autre. Et, sur le terrain de la présidentielle, voire des législatives qui suivront, les Verts ont beaucoup à craindre de Jean Saint Josse, candidat de Chasse, Pêche, Nature, Tradition. 23 mars Du côté des petits Saint-Josse, en voilà un qui fait tranquillement son petit bonhomme de chemin. On n’en parle guère, au moins jusqu’à présent. Il est une sorte de candidat furtif, le seul qui ne soit pas soutenu par un appareil partisan national. Car l’élection présidentielle a été récupérée par les partis, qui contrôlent les candidatures et sans lesquels on ne peut faire campagne. Il parvient à échapper à l’attention des sondeurs, des politiques, on ne l’attaque pas, il reste en dessous de la ligne de vulnérabilité politique. Revanche des petits, son obscurité, son insignifiance, le caractère un peu terne de sa personnalité le servent. Sans être vert, il serait digne de l’Habit vert. Il n’a pas d’image, de sorte qu’on ne peut le prendre pour cible. Avec le thème de « la ruralité », il a su saisir un électorat multiple, qui peut être tenté de l’utiliser pour marquer son mécontentement à l’égard de beaucoup de choses et de beaucoup de gens – la grande ville, la technocratie, les réglementations européennes, les changements liés à la modernisation, le collectivisme sous toutes ses formes, un ensemble flou allant de la droite conservatrice à certains résidus de l’ancien électorat communiste. Il conduit une campagne de 15 terrain, presque invisible mais féconde. Il grappille au détriment de presque tous les candidats, déçus du chiraquisme, endeuillés d’un bayroutisme mort-né, indécis du chevènementisme, écolos anti mamériens, voire électeurs de Le Pen, de Pasqua si ceux-ci ne pouvaient réunir les signatures nécessaires à leurs candidatures. Il risque fort d’être le premier des petits, sinon le plus petit des grands. Mais il demeure un fusil à un coup, et s’il a des électeurs il n’a pas pour autant un électorat. Celui-ci, hétérogène, se répartira probablement au second tour, plus largement à droite sans doute, mais de façon difficile à anticiper. Il n’en ira pas ainsi pour d’autres candidats catégoriels. Et d’abord Christiane Taubira, le choix guyanais des Radicaux de gauche, décidément en errance électorale, en panne de locomotive. On se souvient de l’intermède Tapie, on a oublié Jean-François Hory. Le calcul est sur le papier habile. Outre qu’il règle les rivalités internes, il vise à capter l’électorat des DOM-TOM, localement ou en métropole, tout en ouvrant un pont vers les immigrés. Cet électorat est certes marginal, mais l’élection peut se jouer à la marge, et il devrait être canalisé vers le candidat Jospin au second tour. Cependant, en dépit du réel talent de la candidate, cet électorat est très fragmenté. Les Réunionnais, Polynésiens et autres Antillais voteront-ils pour une Guyanaise ? Et les résidents en métropole ? En outre, sa thématique modérée peut elle séduire la frange politisée, volontiers attirés par des rhétoriques plus extrêmes ? Ce terrain serait plutôt occupé par Dieudonné, comique laborieux dans le civil, devenu chantre de Ben Laden, apologiste du terrorisme, incarnation de l’homme du ressentiment, alors que l’on ne sache pas qu’il ait tant à se plaindre. Sans doute n’ira t-il pas jusqu’au bout – tiens, il annonce justement qu’il renonce. Il est vrai qu’il ne faisait pas rire. 24 mars Jeux de rôle En principe, l’élection est une cérémonie solennelle, qui place en son centre, en majesté, le peuple souverain. Suspendues les puissances, arrêtés les pouvoirs : le souverain réfléchit. Dans la pratique, elle tend à se transformer en une sorte de carnaval, de journée des fous, durant laquelle chacun est conduit à jouer le rôle de l’autre. Les puissants deviennent mendiants, le peuple ordinairement dispersé, émietté, soumis, décide de leur sort en formation de jugement, de corps électoral. Il faut aux candidats se faire clowns, s’agiter, convaincre, quêter des voix. Ils prennent pour un instant, pour un instant seulement, la place de ces cohortes de manifestants bariolés, banderolés, sonorisés, qui défilent régulièrement dans les villes pour demander plus – de considération, d’argent, de temps, d’attention. L’occasion est belle pour ce peuple diffus d’exiger des candidats qu’ils se transforment à leur tour en solliciteurs, affichent leurs promesses au lieu des insignes du pouvoir. L’électeur en veut pour son argent. Il demande aux candidats de se présenter suffisamment tôt, même s’il affecte ensuite de se désintéresser du spectacle. Il veut les avoir sous la main, à sa disposition, et qu’ils en rajoutent. Lui, il est toujours prêt à s’en amuser un peu, à profiter de cet instant où ils ont un genou en terre et sollicitent son aide pour se lever ou se relever. Derrière un miroir sans tain, il observe. On comprend que le Président et le Premier ministre candidats soient anxieux d’échapper, si peu que ce soit, à cette dégradation. En conservant leur fonction officielle, en quelque sorte sacrée, ils préparent sa pérennisation ou sa métamorphose sans passer par une réduction à l’état laïc. Ainsi se préparent-ils à changer de cheval sans mettre pied à terre, et continuer à chasser courre : c’est la technique qu’enseigna à Louis XIII Claude de Saint-Simon, père du mémorialiste, et qui le fit Duc. Pour tous les autres, c’est la galère. 16 Rien de nouveau, mais la télévision, en nationalisant le spectacle, en l’immédiatisant, en installant le candidat au milieu du salon, accentue la dérision. Elle tend au demeurant à tout tourner en dérision. Simple succession d’instants, sans temporalité, sans épaisseur, purement virtuelle, elle aplatit, elle égalise, elle abolit toute distance, elle rend tout insignifiant et futile. Par nature, elle guignolise. Elle avale avec gloutonnerie toute dignité humaine. Elle fonctionne à l’émotion, elle est grande consommatrice de respectabilité. Tout celui qui s’y exhibe s’expose à la simplification, à la caricature, au ridicule. Moderne Minotaure, elle dévore, même en caressant. L’excitation qu’elle exige impose une sorte de scandale permanent. Les Guignols n’en sont pas la contre épreuve, ils sont sa vérité, son essence même – comme, sur un autre plan, les films X, cette caricature de l’érotisme. L’obscénité est leur fonds commun. Les journalistes domptent les fauves imprudemment candidats, les font sauter à travers le cercle de feu, transforment les lions en carpettes. Le politique télévisuel est un être hypnotisé, au regard de hibou, au sourire mécanique, au propos étudié, à la gestuelle robotisée. Très vite il fait rire – sinon il lasse, on zappe. Ceci particulièrement en France, nation légère et dure, comme disait Voltaire. Ceux qui communiquent le mieux sont ceux qui jouent sur le registre de la familiarité, de la simplicité, de la confidence. Mais l’électeur n’est pas dupe, il sait que tout cela est artificiel, il juge l’acteur et pas le politique. La montée en puissance des acteurs – et des acteurs comiques – dans l’entourage des candidats est significative. Tout au moins pour la gauche, car la droite recourt davantage aux sportifs, autre symbole, plus compétitif, plus sélectif, plus héroïque, mais autre forme de spectacle. Rien certes de nouveau dans cette théâtralisation du politique, dans ce trompe l’œil. La télévision est un peu à la Ve République ce que l’opérette d’Offenbach était au Second Empire – son miroir, sa blessure secrète, sa dérision. Dans la conjoncture, un attentat manqué en Corse contre Emile Zuccarelli, Radical de gauche, maire de Bastia, adversaire des Accords de Matignon et soutien de Chevènement, lequel s’épouffe d’indignation, saisissant cette occasion de dénoncer le laxisme de Chirac et Jospin. Zuccarelli avait déjà subi un attentat voici quelques années, revendiqué par le FLNC canal historique. Rien à ajouter à ce qui précède : graine de fascistes et voyous de plein exercice. Et c’est avec complaisance que l’on a reçu à la télévision voici quelques semaines Talamoni, funèbre taurillon, pour qu’il expose, visage et pensée fermés, verrouillés, son apologie de la corsitude comme solitude, de l’obscurantisme, de la clôture, de la violence. Sans doute au nom des valeurs citoyennes. Ces gens-là n’aspirent qu’à faire de la Corse un Etat mafieux, qui sans doute manque en Méditerranée. Polémique entre Mamère et Jospin. Le premier s’indigne d’une déclaration du second, qui n’entend pas renoncer à l’énergie nucléaire. Mamère est amer : il le prend comme un coup droit contre les Verts, et profère des menaces terribles et vagues – ne pas soutenir Jospin au second tour, ne pas reconduire la gauche plurielle. On s’emploie à le calmer. Voynet remarque discrètement que le chantage n’est pas une bonne méthode, qu’il faut d’abord faire un bon score, cependant que Jospin observe que le débat électoral n’est pas la décision gouvernementale. On entend les balles siffler. Mamère saisit l’occasion de reverdir son blason électoral auprès des militants. Mais s’il ne perce pas, il sera disqualifié et les Socialistes n’auront aucune difficulté à s’entendre avec d’autres Verts plus compréhensifs. En élevant la barre il augmente sa vulnérabilité, et d’abord dans son propre camp. 25 mars Tragédie, comédie 17 Pas grand chose, la campagne est dans une phase de latence. Elle ne s’est pas encore fixée sur des thèmes précis, on a le sentiment d’une sorte d’errance, de prudence dans la recherche du ton juste. Il est vrai qu’il faudra tenir la distance : encore quatre semaines avant le premier tour, puis à nouveau quinze jours avant le second tour, qui promet d’être rude. Ensuite, l’installation du Président et la nomination du gouvernement, puis on repart pour les législatives – à nouveau un mois pour un premier tour, et une autre semaine pour le tour décisif. Ce sera une tragédie en cinq actes – car l’opération commence de façon bénigne, en comédie, mais se terminera dans l’échec irrémédiable pour les uns, en charges redoutables pour les autres. Comme on le sait, une comédie c’est une tragédie vue de loin – et l’on est encore loin de l’affrontement décisif – alors qu’une tragédie c’est une comédie vue de près. Les électeurs mesureront qu’ils ont décidé non seulement du destin des autres mais du leur propre. La réalité du pouvoir, le poids de l’échec s’abattront sur les uns et les autres. La configuration politique sera radicalement renouvelée, dans des conditions que le mystère du suffrage rend entièrement imprévisibles. Ne parlons pas des sondages qui amusent la galerie comme les fantaisistes distraient et chauffent la salle avant que le spectacle ne commence vraiment. Surtout cette plaisanterie des prévisions qui portent sur le second tour des présidentielles. Comment peut-on prétendre réaliser des projections à partir de résultats purement hypothétiques de premier tour ? Les résultats réels créent une situation politique entièrement nouvelle, une nouvelle donne à partir de laquelle les électeurs prennent leur décision finale, parfois très éloignée de celle qu’ils avaient envisagée au départ. J’ai le plus grand respect pour le suffrage. Il est généralement sage, réfléchi, et si l’on prend les résultats électoraux depuis un demi-siècle il n’y a que peu d’erreurs à lui reprocher. Le corps électoral français démontre une grande maturité, un grand sens de la responsabilité qui est la sienne et un grand respect pour son exercice. Il est ce qu’il y a de meilleur dans le système politique français. On peut simplement regretter qu’on n’y recourre pas plus souvent, notamment par voie référendaire. Il est vrai que le referendum dépossède les partis de la décision politique et qu’ils l’ont tous également en horreur. 26 mars Une petite sieste, et après, vite au lit ! 27 mars Du côté des centristes Conversation avec l’un des leaders centristes. Il conte qu’en 1988 le Chancelier Kohl avait incité le Président Mitterrand nouvellement réélu à tenter une grande coalition, rompant l’alliance à gauche, formule qui, à l’exemple de l’Allemagne des années soixante, lui semblait la seule capable de réaliser les réformes nécessaires à la France. Michel Rocard, Premier ministre, s’y prêtait, paraît-il, mais Mitterrand a rejeté l’idée. Il est vrai que la contrainte européenne imposait par ellemême une pesanteur centriste, et que la plupart des réformes depuis vingt ans ont été réalisées sous la pression européenne ou au nom de l’Europe. C’est même là une de ses fonctions essentielles, car pour le reste l’Europe a largement été une machine à fabriquer de l’impuissance. Cette idée de grande coalition pourrait redevenir au goût du jour, si le Président Jospin était confronté à une majorité de droite. Le conteur évoque l’hypothèse avec une satisfaction 18 gourmande. Il n’est nullement inconcevable que nombre de députés centristes, refusant le conflit et redoutant la crise, ayant au surplus des comptes à régler avec le RPR, ne choisissent un compromis avec les Socialistes, qui rompraient quant à eux avec les Communistes et les Verts. Le précédent allemand pourrait cependant les inciter à réfléchir, car la Grande Coalition, Chrétiens Démocrates/Socio-Démocrates des années soixante a fait le lit d’un gouvernement essentiellement social-démocrate au cours des années qui ont suivi, évinçant durablement les Chrétiens Démocrates du pouvoir. 28 mars L’important, c’est la santé Quelques rumeurs à partir d’un article de la presse britannique sur l’hyperthyroïdie prétendue du candidat Jospin et les conséquences éventuelles de cette affection sur la stabilité de son humeur. La presse française, jusqu’alors très discrète, s’en fait l’écho. On ne conteste pas, du côté du candidat, qu’il a été atteint voici quelques années, mais on l’affirme totalement rétabli. L’origine de l’information est suspectée, son utilisation dénoncée. Le candidat Mitterrand avait annoncé qu’il publierait régulièrement des bulletins de santé, et le pire est qu’il l’a fait, dissimulant ainsi durant plus de dix ans l’existence du cancer qui l’a accompagné tout au long de sa présidence. Vie privée ? Mais alors pourquoi ces bulletins ? Et si bulletins, pourquoi mensongers ? C’est là un triste symbole de l’imposture et des faux-semblants qui l’ont trop souvent caractérisée. Il est tellement flagrant que personne ne s’y est attardé, et que personne n’a plus ensuite osé réclamer ou publier de tels bulletins. C’est dommage, mais le moyen d’y revenir ? Et comment croire maintenant aux serments de guérison ? 29 mars L’individu est un groupe Pourquoi tout d’un coup penser aux Duhamels ? La conjoncture électorale, qui les active. Peutêtre aussi parce qu’ils sont nombreux. Patrice, le frère, ancien dignitaire médiatique du giscardisme, retombé dans l’anonymat ; Alain, le grand, frégoli de l’audiovisuel, du talent, mais beaucoup plus méchant qu’il n’en a l’air. Olivier, sans rapport avec les autres – mais il y a aussi plusieurs Olivier. Il est un groupe à lui tout seul. Ne parlons pas de sa présence médiatique multiple, écrite, radiophonique, télévisée. Il est bien concurrencé sur ce terrain. Son originalité est ailleurs. D’abord, l’universitaire, le constitutionnaliste, le politiste, qui disserte de tout et de rien, toujours à l’affût de l’actualité, et se met en posture d’impartialité ; ensuite, le député socialiste européen qui aime le pouvoir mais fuit l’électeur, miracle de la proportionnelle ; encore, l’enfant chéri des cercles intérieurs du jospinisme gouvernant ; enfin, l’auteur disert de nombre d’ouvrages – ou plutôt le coauteur, car il n’écrit presque rien de substantiel tout seul, comme s’il redoutait la solitude. Le partage, c’est son socialisme à lui. De ces différents Olivier, lequel est le bon ? Richesse d’un talent, diversité des compétences, VRP multicartes ? Incertitude. 30 mars 19 Rêve d’un jour Hier soir, sur TF 1, une nouvelle émission – ou plutôt le remake d’une ancienne, Reine d’un jour, de Jean Nohain – Rêve d’un jour, de ce roublard d’Arthur. Une malheureuse jeune fille, pathétiquement défavorisée par la nature comme par la société, se voit offrir, le temps d’un soupir, la réalisation de son rêve : comme Sissi, dont elle est folle, danser à Vienne avec le beau Frantz. On suit les étapes de sa métamorphose, de boudin périphérique en princesse viennoise. Pourquoi fait-elle songer à Arlette ? Quel rapport entre Arlette Sissi et Arlette Trotski ? Et si c’était la même, Arlette désir en quelque sorte ? Si le rêve révolutionnaire d’Arlette, médiatisé une fois tous les sept ans pour un jour de vote, pour un tour, était la citrouille de Cendrillon, la pantoufle de Sissi ? Les deux Arlette évoquent la Jeanne de ce merveilleux film de René Allio, Rude journée pour la Reine. Une femme de ménage, partagée entre un mari gardien de nuit et un fils chômeur et délinquant, pris dans une histoire d’amour contrarié avec la fille du buraliste, rêve la transposition de ses tracas dans la Vienne impériale. Elle se transporte dans ces palais dorés, boisés, chamarrés, où l’Empereur – son mari – morigène le Prince héritier – son fils – incapable de passer son CAP. Dehors, par les croisées ouvertes de l’immense salle du trône, on entend gronder une foule en révolte, qui scande : « Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! ». La fierté de ce père bonasse mais insignifiant est de réussir le bœuf bourguignon, véritable cérémonie familiale. Or on apprend qu’en réalité il n’est pas bourguignon, mais miroton. Tout est donc faux, trompeur, dans la vie de ces pauvres dépossédés de leur propre réalité. Ils ne peuvent que se réfugier dans l’illusion, dans un mensonge à demi conscient – un mensonge, disait Nietzsche, qui transforme la faiblesse en mérite. Ainsi Arlette Trotski revit le temps d’un printemps électoral pour rêver la révolution. Arthur devrait l’inviter pour la réaliser, un jour, un jour seulement – mais le rêve ne tournerait-il pas au cauchemar ? 31 mars L’homme du ressentiment La tuerie de huit élus de Nanterre par un marginal, Richard Durn, à l’issue d’une réunion du conseil municipal, puis son suicide dans les locaux même du Quai des Orfèvres produisent des ondes multiples qui s’élargissent jusqu’à agiter les rives. Les questions se pressent : folie criminelle, même si l’acte a été longuement prémédité et froidement exécuté, ou acte politiquement significatif ? Il apparaît que ses écrits traduisent ses frustrations et mettent en cause les privilèges des élus – y compris communistes. Carence de l’autorité administrative, qui ne s’est pas souciée de laisser des armes de guerre entre les mains d’un homme soigné pour troubles mentaux ? Impéritie de l’institution psychiatrique qui, après une agression avec armes contre un médecin, ne s’est pas sérieusement enquise de la suite ? Maîtrise insuffisante de la sûreté des réunions municipales, lorsqu’on laisse entrer des assistants armés dans la salle ? En toute hypothèse, incurie de la police qui ne peut empêcher un homme de se jeter par un vasistas en présence de deux gardiens, et n’avait apparemment pris aucune mesure de prévention particulière. Métastase parmi d’autres du 11 septembre, une sorte de banalisation de la violence quotidienne, renforcée par la circulation des armes à feu ? Echec d’une politique de l’édredon, qui croyait calmer le jeu par la tolérance ou le silence – les « incivilités » ayant remplacé les délits, ce gros mot - sans mesurer que la transgression est une dimension naturelle des rapports sociaux, et que, plus on en élève le seuil, plus on multiplie la délinquance ? Le résultat est que la campagne 20 électorale se déroule sur un fond de violence civile qui semble s’accélérer, et dont cette affaire est une caricature. Elle jette aussi une lueur inquiétante sur certaines motivations militantes, puisque Durn avait circulé dans diverses organisations, Parti socialiste, Verts, Ligue des droits de l’homme, un peu d’action humanitaire (!) tout en montrant à ses proches une fascination morbide pour le terrorisme – et cet acte est en quelque sorte un attentat suicide. Rien à voir bien sûr avec l’immense majorité des militants de tous bords, mais l’espace public est ouvert à toutes les démesures. Fêlure intime et dérèglement social se rejoignent. Au fond, il est aussi un personnage de Rêve d’un jour. Il a réalisé son rêve, quoique par effraction et non par sélection, dans l’ordre de la réalité d’abord, de la télévision ensuite, puisqu’il a obtenu l’éclat médiatique, même post mortem. On peut également penser à Erostrate, ce personnage qui incendia le Temple d’Ephèse pour conquérir une célébrité éternelle – et deux mille ans plus tard, « son acte », écrit Sartre, « brillait encore, comme un diamant noir ». Ou encore à l’Homme du ressentiment, selon Max Scheler, qui a subtilement mis en valeur l’importance du ressentiment à la source de l’humanitarisme, lorsqu’il oppose à l’amour du prochain un altruisme dévoyé : « Il masque seulement une évasion, un sempiternel dégoût de soi, où l’on ne se tourne vers les autres que par ricochet, par incapacité de demeurer chez soi .. amour fondé sur de la haine, sur la haine de soi, de sa propre misère, de sa propre faiblesse .. cet altruisme n’est que l’aspect que prend la haine (la haine de soi) grâce à une espèce de jeu de miroir de la conscience qui lui donne l’apparence de son contraire .. [il n’est] qu’une envie, qu’une jalousie étouffée .. à l’égard de la richesse, de la force, de la puissance de vie, de la plénitude du bonheur d’être ». L’affaire souligne en même temps une culture de l’irresponsabilité – car personne n’est responsable de rien en l’occurrence, et, comme disait Charles Bovary, « C’est la faute à la fatalité ». Chacun affiche une désolation qui permet d’éluder la quête rationnelle des origines. La police se surpasse en ce genre, avec le quitus immédiatement fourni par l’Inspection générale des services après le suicide de l’assassin. La mine consternée des ministres rendrait indécente toute question supplémentaire sur ce qu’ils appellent d’un terme pudique « des dysfonctionnements ». Seule la Maire de Nanterre, qui était personnellement visée par le tueur, demande, réclame, exige des explications. Vox clamans in deserto, malgré les assurances qui sont vertueusement prodiguées. Cette irresponsabilité contraste étrangement avec la recherche générale de la culpabilité qui se déploie par ailleurs sur de multiples terrains. Il faut des boucs émissaires, il faut dénoncer, accuser, condamner. Contraste mais aussi découle, car c’est dans la mesure où la responsabilité ne peut être efficacement mise en cause que l’on se dirige vers des revendications plus âpres. On le voit notamment dans le domaine politique, pour lequel l’irresponsabilité politique générale des élus a conduit à les mettre pénalement en cause de plus en plus fréquemment, par un mécanisme de compensation ou de substitution. 1er avril Suffrage et sondages Une bonne date pour parler des sondages. Ils sont comme le choeur antique qui ponctue l’action et en signale les rebondissements, l’accompagnement obligé de la dramaturgie électorale. Ils conduisent également à la trivialisation du suffrage, à sa désacralisation. Ce n’est plus le citoyen pensant qui est au centre de la décision politique, mais un zombie votant, mû par toute une série d’impressions, de pulsions, d’appels, de pesanteurs, de contraintes. Les sondages affectent la nature même du suffrage, sa noblesse, non pas tant parce qu’ils tendent à l’assimiler à l’expression 21 futile et fugitive d’une opinion que parce qu’ils le ramènent à un ensemble de déterminations extérieures, au lieu d’un acte réfléchi et libre. Ils sont non le reflet de la démocratie, mais sa dérision. Imaginons une déclaration d’amour, une parade amoureuse qui s’amorcerait par des simulacres où l’on exposerait les théories de l’amour, le réduisant à des appels olfactifs, visuels, à des mouvements glandulaires, hormonaux, ou alors à des frustrations enfantines, voire à un désir anthropophage. Ils contribuent ainsi à détourner du vote, parce que l’on refuse de s’inscrire dans cette logique statistique, de n’être au mieux qu’une tendance, au pire une machine à voter. Il est de soi-disants démocrates assez dévoyés pour oser suggérer parfois la substitution des sondages à l’élection, au nom d’une prétendue démocratie directe. On ne saurait imaginer contresens plus infâme. Les sondages relèvent aussi de la manipulation du suffrage et non de son expression. Non seulement en raison de leur caractère techniquement imparfait – échantillonnages déformés, enquêteurs fantaisistes, redressements aléatoires, marges d’erreur omises – ou de la transformation d’instantanés en prévisions, mais aussi parce qu’ils établissent d’entrée de jeu une hiérarchie entre candidats, officialisant en quelque sorte l’inégalité des chances entre eux. Ils ont contribué à transformer la campagne en entreprise de communication, de captation, qui joue l’électeur à la baisse, à partir de techniques à la fois grossières et rudimentaires. On n’en retient en outre que des données superficielles, des chiffres globaux et une vulgate peu significative. Il est vrai que leurs effets sont imprévisibles et contradictoires. Ils peuvent accélérer une descente aux enfers, ou provoquer le mouvement inverse. On se souvient qu’en 1995, on avait sérieusement annoncé l’élimination de Lionel Jospin au premier tour, un duel Balladur-Chirac pour le second tour, et que cette perspective a entraîné un reflux vers le candidat socialiste, en définitive en tête du premier tour ... ou encore que l’on avait pronostiqué une « vague rose » aux élections municipales de 2001. Les spécialistes savent certes discerner et commenter savamment les glissements intérieurs, les souffles précurseurs qui annoncent les évolutions ou les ruptures derrière une stabilité apparente, les frémissements significatifs. Patrick Buisson et Jérôme Jaffré par exemple, sur LCI, sont à ce jeu aussi sagaces qu’éloquents. Mais cette petite musique n’est guère audible dans le tumulte des chiffres assénés, surtout pour ce qui concerne le second tour. Là, on frise l’escroquerie intellectuelle, parce que l’on ignore tout des résultats réels du premier tour, qui créent une situation politique entièrement nouvelle, à partir de laquelle les décisions des électeurs peuvent changer, l’abstention se changer en vote, le vote en abstention, et toutes formes d’évolutions se produire. Il est aussi vrai que l’on ne changera pas la pratique, et que l’on ne peut la réglementer qu’imparfaitement. Le règne des sondages est, parmi beaucoup d’autres, le signe et l’instrument de la dépossession démocratique, qui fait de l’élection un reflet des pouvoirs et non la libre décision du peuple souverain. Sans doute, dira t-on, mais tout cela est vain. Pourquoi refuser la réalité du suffrage au nom d’une illusion démocratique, sans passé et sans avenir ? C’est ainsi, les électeurs ont des clés dans le dos, il suffit de les trouver et de savoir les faire tourner. Il y faut de la finesse et du doigté, admirons le talent des artistes. Les sondages donnent également vie à la campagne, ils permettent sa lisibilité par tous en mesurant, même approximativement, les places de chacun des candidats. Ils permettent l’ajustement des thématiques, l’affinement des tactiques, comme le calcul des électeurs qui votent en connaissance de cause, suivant une éthique de responsabilité autant que selon une éthique de conviction. N’est-ce pas cela aussi la politique, et de la bonne, que de rendre le corps électoral conscient des positions des uns et des autres dans la compétition, de lui permettre d’être stratège, de jouer sur la distinction des deux tours, comme il le fait généralement de manière très 22 subtile ? L’électorat français a depuis longtemps montré une grande maturité, et il n’est pas vrai qu’il soit passif et manipulé, sauf dans les rêves des communicants. Il n’en reste pas moins que le règne des sondages traduit un changement profond de contexte intellectuel, de concepts de référence – de « paradigme » dirait Trissotin. L’individu n’est plus considéré comme un être de raison, une monade démocratique, souverainement libre de son jugement. Plusieurs solidarités mécaniques orientent son comportement sans qu’il en soit conscient. Il est ballotté entre elles. Sa subjectivité comporte même un vague sentiment de culpabilité. Elle n’est jamais conforme à ce que l’on attend de lui, il n’a pas effacé en lui des tendances déviantes. Elles l’empêchent d’être au degré requis repentant, humanitaire, paritaire, convaincu qu’il faut aimer les bons et haïr les méchants, suffisamment mobilisé pour les justes causes. Mais on le tient à l’œil, il doit au moins être conscient qu’il a tort. La culpabilisation est une des techniques les plus sûres de l’ascendant des pouvoirs, car elle a la victime pour complice. L’œil de Caïn est plus pur que le fond de son cœur. On vous regarde de l’intérieur, vous avez intériorisé la contrainte collective. Tout cela correspond à un effacement du politique au profit de la sociologie. Elle substitue des mouvements collectifs profonds à la décision individuelle, à la conscience claire. Ces tendances, on peut les accompagner voire les canaliser, mais non les orienter. Cela entraîne également méfiance ou dédain à l’égard des institutions et de leurs règles. Elles ont été rationnellement définies, posées, pensées. Elles sont donc artificielles. On leur préfère les réseaux informels, les syndicats et leurs intérêts. D’où une approche négligente du droit. Il n’est plus perçu comme l’expression et comme l’autorité de la volonté générale, mais comme l’enjeu d’une négociation permanente entre partenaires indifférenciés. La sociologie se substitue à la politique, l’éthique à la liberté et la gouvernance aux institutions. En même temps et plus concrètement, cette conception joue l’électeur et la campagne à la baisse, en agissant sur les ressorts les plus médiocres. L’être sociologique n’a pas plus de réalité que l’individu démocratique, il est une construction intellectuelle, tout aussi artificielle. Le prétendu statut scientifique de la sociologie est illusoire, elle ne semble rationnelle que parce qu’elle est devenue banale, ce qui n’est un critère ni de réalité ni de vérité. Ce n’est que l’idéologie du XIXe siècle substituée à celle du XVIIIe. Les deux peuvent être opératoires, simplement la conception démocratique joue l’électeur à la hausse et l’approche sociologique à la baisse. Pas de vision, pas de programmes, des thèmes vagues et surtout des formules, des images, le candidat devenu produit d’appel. Les sondages d’opinion sont en réalité des études de marché, et le marché électoral l’alliance de la sociologie et du marché. Le vocabulaire l’exprime, lorsqu’il évoque par exemple l’« offre politique » - car ce marché est un marché de l’offre beaucoup plus qu’un marché de la demande, les partis politiques aspirent à être ventriloques. L’électeur est traité comme un consommateur. L’idéal serait qu’il soit indéfiniment malléable, accessible, sans expérience et sans préjugé, la statue de Condillac. D’où cette rancœur, ce rejet permanent de l’opposition droite-gauche qui structurerait le corps électoral, et le consumérisme politique rejoint ici le centrisme. Si les électeurs, ainsi dépossédés de la décision, peuvent au mieux arbitrer entre des forces politiques qui maîtrisent l’élection, il n’en résulte pas que les dirigeants, les élus, en retirent une puissance réelle. Leur conception résiduelle de la politique les conduit davantage à se considérer comme des accoucheurs des tendances obscures et latentes de la « société civile » que comme les exécutants d’un mandat populaire. Cette mutation a été opérée à petit bruit, à gauche, entre 1984 et 1988, après l’arrêt de la mise en œuvre des 110 propositions du candidat Mitterrand. Elle a été explicitée Michel Rocard Premier ministre, qui considérait que ce que pouvait faire de mieux un 23 gouvernement était de discerner les mouvements de fond du corps social tels qu’ils ressortaient des enquêtes d’opinion, puis d’ouvrir des « chantiers » pour leur permettre d’émerger à la conscience collective et enfin de susciter une adhésion aussi large que possible. Forme moderne et pédantesquement justifiée de la vieille politique du chien crevé au fil de l’eau, revanche posthume du Président Queuille. Sur RTL, Robert Hue critique vivement Lionel Jospin et a quelques mots aimables pour Jacques Chirac, tout en soulignant qu’il n’entend pas favoriser la victoire de la droite. 2 avril A Nanterre, on enterre En ce jour anniversaire de la mort de Pompidou, Chirac n’est pas, comme d’habitude, à la messe du souvenir, comme Saint Simon assistant chaque année, fidèlement et presque seul, à la messe commémorant la mort de Louis XIII, qui avait fait Papa Duc. Il est à Nanterre, pour l’hommage aux victimes de Durn, au milieu des élus communistes. Au milieu aussi des membres du gouvernement, Premier ministre en tête, qui l’entourent d’une haie vigilante et noire. Pas question de laisser le Président récupérer l’émotion, qu’il se dresse en silhouette réprobatrice des multiples bévues administratives qui insultent l’Etat. La caméra s’attarde sur un trio de ministres particulièrement intéressés : Elizabeth Guigou, Marylise Lebranchu, l’ancienne et l’actuelle Garde des Sceaux, Daniel Vaillant, ministre de l’Intérieur, figures immobiles et statufiées de l’impuissance publique. Jusqu’à quel point se sentent-ils responsables de quelque chose ? Leur visage exprime t-il plus que la contrainte et l’ennui de devoir écouter, debout, des jérémiades par une belle journée de printemps, et que la peur de ne pas avoir l’air suffisamment affecté sous le regard des survivants, des amis, des proches des victimes, des téléspectateurs ? Le slogan de Jospin : une France forte. Voyons … voyons … La force tranquille … La France ne serait-elle plus tranquille ? 3 avril Les candidatures sont officielles Seize candidatures retenues par le Conseil constitutionnel, un record … Les discours répandus sur le blocage résultant de la procédure des parrainages, sur l’entrave au débat, au suffrage, étaient donc sans fondement. Il est vrai qu’ils ont été largement alimentés par Le Pen, ce vieux bonimenteur, qui a trouvé ainsi le moyen d’attirer l’attention sur son cas, son objectif constant, et de se poser en victime, de dénoncer un complot pour l’éliminer, ses méthodes usuelles. Il s’est même attiré un mot de sympathie du candidat du PS, estimant anormale l’éventualité que Le Pen soit écarté du suffrage, ce même PS dont des dirigeants, voici quelques années, réclamaient l’interdiction du Front National. C’est bien un allié de revers, et il ne s’en cache guère. Mitterrandisme pas mort. Pour le reste guère de surprise, sinon l’absence de Charles Pasqua, qui s’était il est vrai fait bien discret ces derniers temps. A priori, la candidature de Le Pen et l’abandon de Pasqua ne sont pas de bonnes nouvelles pour Chirac, même si Bruno Mégret franchit quant à lui la barre. Sont en définitive retenus François Bayrou, Olivier Besancenot, Christine Boutin, Jean-Pierre Chevènement, Jacques Chirac, Daniel Gluckstein, Robert Hue, Lionel Jospin, Arlette Laguiller, Corinne Lepage, Jean-Marie Le Pen, Alain Madelin, Noël Mamère, Bruno Mégret, Jean SaintJosse, Christiane Taubira. Ouf ! Parmi les absents, noter également Brice Lalonde et Antoine 24 Waechter, anciens candidats écolos, et le candidat surprise habituel, si l’on ose dire, le Marcel Barbu de l’année ou le représentant de la Loi naturelle qui parvenait toujours à passer à travers les mailles du filet. Il s’appelait cette année Nicolas Miguet, sorte de communiquant anti-fiscal, et n’a pu recueillir les cinq cents signatures requises. Ses protestations se perdent dans le trop plein. A ce stade, les candidatures relèvent d’un traitement statistique : l’âge, le sexe, les antécédents. Les répartitions politiques et partisanes, l’analyse qualitative, mériteront qu’on y regarde de plus près un peu plus tard. A chaque jour suffit sa peine. Pour l’âge, on compte un septuagénaire, quatre sexagénaires, neuf quinqua, un quadra, un candidat de vingt-sept printemps. Quinquas et quadras sont des diminutifs usuels, qui soulignent la familiarité, le caractère ordinaire de cette situation. En dessous des trentenaires, il n’y a plus de terme générique. Comme disait Victor Hugo, leur âge est si tendre qu’on l’oublie. Là encore, cette répartition est assez conforme aux équilibres de la société française, et il n’est pas exact de dire que les candidats sont trop vieux. Ils semblent bien représentatifs. S’ajoute à cela qu’il ne faut pas exagérer les différences. Les visages familiers ont toujours un peu l’air d’avoir le même âge, et les différences sont estompées par l’effet égalisateur de l’image. En outre, suivant le mot d’Edgar Faure, la jeunesse c’est le temps que l’on a devant soi, de sorte que certains candidats jeunes semblent aussi vieux que leurs doctrines, certains plus âgés aussi jeunes que leur révolte, et que ceux qui ne sont pas seulement définis par leur passé conservent toujours un avenir. F. Mitterrand en 1981 avait l’air plus jeune que VGE. En définitive, la fatigue est plus importante que l’âge. Et la fatigue est plutôt du côté des électeurs, sceptiques, vidés, désenchantés. Les candidats sont quant à eux pleins de promesses, d’espérances et de richesses. Ils voient, loin devant eux, rire la vie, pleine d’espoir, riche de joies et de folies, comme chantait Aznavour. Pour le sexe, la progression des candidatures féminines est lente mais régulière, avec quatre candidates, dont trois nouvelles. On est loin de la parité, le plafond de verre existe toujours. Il existe surtout qualitativement, car toutes sont des candidates qui ne franchiront pas le premier tour. Seule Arlette semble assurée de dépasser les 5 % fatidiques. Les autres sont marginales, candidates de soutien ou candidates croc en jambe, dont les scores risquent de se perdre dans les décimales. La loi salique reste une loi fondamentale du royaume. Un élément induit de la parité est toutefois la promotion médiatique des épouses, à tout le moins des principaux candidats, Bernadette et Sylviane, très rive droite pour la première, très rive gauche pour la seconde. Quant aux antécédents, la proportion des candidats répétitifs est faible, avec cinq récidivistes : Arlette, cinq fois ; Chirac et Le Pen, quatre fois ; Hue et Jospin, deux fois. Cinq sur seize, on ne saurait dire que le renouvellement n’existe pas, et le reste appartient aux électeurs. Il est vrai qu’ils semblent préférer l’expérience, et l’expérience politique. Les élus ont toujours été des hommes possédant une grande notoriété préalable fondée sur une pratique gouvernementale ou parlementaire importante. Donnée sans doute liée à la centralisation, mais on ne saurait imaginer une ascension surprise comme celle de Carter, de Reagan ou de Clinton aux Etats-Unis. Le succès est un couronnement de carrière, non un rapt. 4 avril Paysage de campagne Voyons un peu le paysage politique. D’abord, la configuration du spectre que constituent les candidatures, ensuite la hiérarchie telle qu’elle est d’ores et déjà perçue. 25 L’arc en ciel des candidatures est largement ordonné par les forces politiques constituées, c’est à dire par les partis politiques. Initialement conçue comme devant leur être soustraite, cette élection a été reconquise par eux. Le citoyen ordinaire ne passe pas. La « société civile » a disparu, comme ont disparu Christian Blanc, Jacques Cheminade, Dieudonné M’Bala M’Bala, Pierre Larroutourou, Nicolas Miguet entre autres. Pas vraiment de candidat anti-mondialisation par exemple, un quasi-monopole des partis. Comme ils ont plutôt connu un processus d’émiettement, comme le corps politique français est revenu à un multipartisme irréductible, il y a là une explication du nombre accru des candidats. Ainsi le PS, le RPR, le PC, l’UDF, Démocratie libérale, le Mouvement des citoyens, le Front national, les Verts, le Parti des radicaux de gauche, le Mouvement national républicain, la Ligue ouvrière, la Ligue communiste révolutionnaire ont des candidats. Cela fait déjà une douzaine. S’y ajoutent des formations plus indiscernables, pour Christine Boutin, Corinne Lepage, Daniel Gluckstein, Jean Saint-Josse. On va même au-delà du multipartisme, car certains candidats sont ou bien dissidents ou bien à l’écart du parti qui exprime officiellement ou qui domine le courant dont ils se réclament. C’est peut être là une donnée nouvelle, qui ajoute à l’émiettement, que ce parasitage des candidats majeurs par des outsiders : Jospin par Chevènement ; Chirac par Bayrou, éventuellement Madelin - pour ces deux-là, également concurrents, on ne voit pas très bien ce qui les distingue, sinon que l’un fait plus rat des villes et l’autre plus rat des champs, ou encore que l’un fait sabre et l’autre goupillon ; Bayrou est lui-même parasité par Christine Boutin, Le Pen par Mégret, Mamère par Corinne Lepage, éventuellement même par Saint-Josse, Hue par Arlette, Arlette par Besancenot et Gluckstein. En même temps, ou alternativement, certains apparaissent comme des sous-marins d’autres candidats, des rabatteurs de voix pour le second tour : Christine Boutin et Corinne Lepage pour Chirac, Christine Taubira, Mamère, voire Hue, pour Jospin. Triomphe du multipartisme donc, et en même temps difficultés de nombreux partis, concurrencés au sein de leur propre électorat. Bien sûr, une hiérarchie se dessine déjà. Les sondages ne sont pas sans utilité sur ce point, même s’ils confirment ce que chacun ressent intuitivement. D’abord, guère de dynamique individuelle, les candidats tendent à se trouver ramenés à la force partisane qui les soutient, sans parvenir à en déborder beaucoup. Font exception Chevènement, au moins au stade de la précampagne, Arlette, mais c’est un peu l’usage. Ce ne sont que des candidats de premier tour. Une autre exception, mais en sens inverse, le malheureux François Bayrou, qui devrait remonter. De façon générale, on peut percevoir plusieurs catégories de candidats. Les prétendants à la victoire, Chirac et Jospin ; les aspirants au rôle de troisième homme – Arlette, Le Pen, et un peu plus loin, Chevènement ; ceux qui flirtent avec les 5 % et se demandent s’ils auront les narines hors de l’eau – Mamère, Hue, Bayrou, Madelin avec de la chance ; les petits courants – Besancenot, Boutin, Gluckstein, Lepage, Mégret, Taubira ; L’électron libre serait plutôt SaintJosse. Deux, puis trois, puis cinq, puis six : la répartition paraît assez fermée au départ, et la compétition déjà étroitement définie. Et le clivage droite-gauche dans tout ça ? Depuis plus d’un demi-siècle, mettons depuis la Libération, il est moderne, il est branché de le déclarer dépassé. L’observation est pourtant régulièrement démentie, dans les urnes d’abord, au gouvernement ensuite. Mais pendant quelques décennies, personne ne voulait se déclarer de droite. La Troisième force sous la IVe ou le gaullisme aspiraient à être un centrisme transcendant et sans frontières. L’anticommunisme a 26 servi de fédérateur électoral jusqu’en 1981. Les avatars de trois cohabitations ont enfin contribué à brouiller les cartes. Tout un courant de pensée veut nous persuader que les électeurs n’accordent plus d’importance à cette distinction. Il est vrai que le premier tour de ces élections n’en est pas un bon cristallisateur. Il la rend, sinon invisible, du moins politiquement peu opératoire. D’une part, chacun court sous sa propre bannière et place au second plan des solidarités plus larges, qui n’apparaîtront qu’au second tour. Les compétitions intériorisées au sein de chaque tendance contribuent à dissoudre le phénomène. D’autre part la cohabitation a créé les lignes d’un autre clivage, entre partis du système qui ont joué ce jeu tout en le critiquant, et les autres, qui le récusent. Cela conduit Chirac et Jospin à apparaître – malgré eux - comme un pôle officiel contre lequel se positionnent tous les autres. Comme d’habitude, on verra sans doute l’opposition réappararaître entre les deux tours, puis se prolonger dans la compétition législative. Elle est bien là, en permanence. C’est avec fierté que certains partis se proclament de gauche, et la droite n’est plus honteuse de son identité. La division persistante de l’auguste ancêtre, le parti radical, entre une formation de gauche et une de droite est hautement symbolique. Le centrisme est introuvable, et surtout pas dominant sur le plan partisan. A ne pas confondre avec le fait que la France est en général gouvernée au centre gauche ou au centre droit, parce que ce n’est pas la même chose qu’être gouverné au centre et gouverné par le centre. La Constitution elle-même y contribue, parce que, suivant le mot du Doyen Vedel, elle est centriste : elle comporte des contraintes qui écartent ou subordonnent les extrêmes à ses pesanteurs modératrices – comme le Sénat, ou le Conseil constitutionnel. Bien sûr le contenu du clivage est souvent brouillé, il a souvent évolué, les politiques publiques peuvent diviser ou regrouper sur des bases qui le contrarient – ainsi la construction européenne, la décentralisation. Mais il subsiste bien des cultures fondamentalement opposées, celle qui privilégie la liberté pour la droite et l’égalité pour la gauche, celle qui voudrait que l’Etat en fasse moins en termes d’interventionnisme économique et social et plus en termes d’ordre public pour la droite, celle qui voudrait exactement l’inverse pour la gauche, celle qui croit aux solutions individuelles pour la droite et aux disciplines collectives pour la gauche, celle qui attend son bonheur de la jouissance de son patrimoine pour la droite, celle qui l’attend de la redistribution par l’argent public pour la gauche. 5 avril Vu à la télé La précampagne s’achève avec une émission télévisée, sur FR 2, à laquelle participent les représentants de divers candidats - pas de tous, ainsi qu’un panel d’électeurs. Occasion rare de donner la parole aux petits candidats, comme de les confronter et de les mettre en face des électeurs. Les représentants des grands sont également présents, mais beaucoup plus discrets, ils restent en retrait comme s’il était inutile de trop s’exposer. Les petits sont plus diserts. Fillon est inexistant, on ne voit que ses sourcils, plus gros que lui. Hollande prend un ton volontiers plébéien, rôle de composition qui lui convient peu. Borloo, maire de Valenciennes et causant pour Bayrou, oppose la détresse pathétique de sa ville à l’opulence des communes riches. La représentante d’Arlette a un accent du sud-ouest, mais ne sait pas trop quoi ajouter. Gollnish, pour Le Pen, traite Daniel Cohn-Bendit de pédophile, qui en reste coi ; l’insulte paraît consubstantielle aux dirigeants de ce parti : plaidant pour la protection du marché national, il dénonce l’invasion des produits « à vil prix », en provenance des pays pauvres. A bas prix serait 27 bénin, il faut y ajouter le mépris. Les autres, volontairement ou non, semblent noyés dans le décor. Ce qui transparaît avec le plus de force, ce n’est pas tant l’opposition entre les candidats qu’entre les représentants, les élus, et les citoyens ordinaires, les électeurs. Ce n’est pas un simple jeu de rôles, c’est une véritable rupture, un abîme. On ne voit pas comment on peut réconcilier le discours politique et les attentes que traduisent les propos des électeurs présents. On sent bien au demeurant que les politiques les considèrent avec encore plus de méfiance que de curiosité, et même avec un zeste d’inquiétude, qu’ils sont des intrus. L’électeur, voilà l’ennemi ! Le responsable de l’incertitude du suffrage et de la précarité des mandats. Qu’est-ce qu’ils vont encore bien pouvoir sortir, demander, ce qu’on ne leur propose ne leur suffit donc pas, avec tout le mal qu’on se donne, jamais contents ? Quand on prête la parole au peuple, ce que l’on entend d’abord c’est un immense gémissement. On n’est pas sortis depuis deux siècles du registre des doléances, voire des aigreurs individuelles ou catégorielles. La lutte des classes a peut-être disparu, mais la haine de classe s’est diffusée. Ces électeurs s’expriment de façon plus ou moins articulée, mais le registre est toujours celui de la demande particulière, adressée à l’Etat : faites-en moins, faites en plus. Faites mieux serait un thème fédérateur s’il avait un contenu. Le plateau n’est certes pas significatif, mais les propos tenus, les revendications exprimées se situent surtout sur le terrain économique et social. A ce propos, le porte à faux, le faux-semblant introduit par la représentation surgit très clairement dans l’affrontement médité entre Hollande et quelques petits patrons, style jeune provincial entreprenant et dynamique. Ils plaident pour un allégement des charges afin d’augmenter les salaires directs, et pour davantage de flexibilité dans la durée du temps de travail. C’est la classe ouvrière que l’on insulte dans ses nobles conquêtes, et le socialiste se réveille chez François, qui leur reproche incontinent, avec une indignation bien construite, de vouloir accabler les travailleurs. On croit rêver. Cet énarque bien léché, privilégié à tous égards du système, issu de la haute administration, promis aux palais nationaux, parfait représentant de la bourgeoisie moderne, avec une bonne conscience inoxydable, prêt à toutes les synthèses qui affermiront sa carrière bureaucratique, se fait le porte-parole des petits salariés, traite comme des privilégiés des personnes à l’évidence moins bien dotées que lui, au statut social très inférieur au sien, mais qui savent concrètement de quoi ils parlent, le font de façon mesurée et responsable, et ceci au nom de la gauche ! Ailleurs, dans une autre émission, on entend des militants communistes soutenir Robert Hue, le seul, disent-ils, qui ait été solidaire des petits Lu. Slogan pour Beigdeber, après « Hue coco ! » : « Le petit Hue, l’ami des petits Lu ». On est loin des madelins qui chantent du libéralisme. Parallèlement, Robert Hue déclare que la majorité plurielle a vécu, et qu’il faudra définir une alliance éventuelle à gauche sur de nouvelles bases. Peu de temps auparavant, on avait vu des douaniers grévistes et en uniforme bloquer des trains. Ils ont été évacués manu militari par des CRS, tout comme quelques semaines auparavant des gendarmes en uniforme et investissant Paris avaient été arrêtés avant les Champs Elysées par d’autres CRS. De telles scènes auraient enchanté Jacques Prévert. 6 avril Ambiguïtés du quinquennat Le quinquennat, le renversement du calendrier électoral plaçant en premier l’élection présidentielle et en second l’élection législative ont été considérés sur deux plans différents. Sur le 28 plan institutionnel, pour le quinquennat comme l’aboutissement d’une réforme depuis longtemps promise ou acceptée par presque toutes les forces politiques, mais différée pour des raisons politiciennes ; pour l’inversion du calendrier comme le rétablissement de la primauté normale de l’élection présidentielle, et donc comme un retour à l’esprit du régime. Sur le plan politique, comme une manœuvre initiée par Giscard, réglant d’anciens comptes par un mauvais coup contre Chirac. En même temps, avec le soutien de Bayrou, on pouvait y voir une convergence PS-UDF, éventuellement annonciatrice de solidarités ultérieures plus larges et plus stables. L’ensemble devrait au surplus prévenir une nouvelle cohabitation, ou en diminuer radicalement la durée. La réalité est sans doute plus complexe. Reprenons. Pour les institutions, personne ne peut savoir si le quinquennat renforcera au amenuisera l’autorité présidentielle, car il sera plus exposé à la perspective de la réélection et probablement plus impliqué dans la conduite d’une politique à court terme. Le changement est qualitativement ambigu. Quant à la priorité de l’élection présidentielle, elle est beaucoup moins « normale » qu’on ne prétend. On a oublié que la plupart des élections législatives sous la Ve ont précédé et non suivi des présidentielles. La prétendue priorité de l’élection présidentielle n’est en réalité qu’une pratique socialiste, et nullement une logique ou une pratique institutionnelle régulière. En 1958 déjà, lors de l’installation initiale des pouvoirs publics, on a élu l’Assemblée nationale avant le Président. L’élection de 1965, la première au suffrage universel, avait été précédée par les élections de 1962, sur dissolution. Celle de 1969 suivait de près les élections de 1968, également sur dissolution. Même chose pour celle de 1974, qui prolonge les élections à l’Assemblée de 1973. Ce n’est qu’en 1981 et 1988 que l’élection présidentielle a été suivie d’élections législatives provoquées par des dissolutions. Encore la dissolution de 1988 fut-elle un quasi-échec, et les gouvernements du second septennat de gauche ont dû manœuvrer sans majorité parlementaire automatique. Le résultat a été un certain retour à l’instabilité gouvernementale, avec trois premiers ministres en cinq ans. Enfin, l’élection de 1995, celle de Chirac, a été préparée par les élections législatives de 1993. Quant à la manœuvre politique, elle est à double tranchant. On a voulu y voir un embarras pour Chirac. En réalité, le quinquennat rend sa réélection moins difficile, en limitant l’obstacle tiré de l’âge. En même temps, la priorité de l’élection présidentielle divise la gauche plurielle en conduisant les candidats autres que socialistes à s’affirmer contre le PS, afin d’obtenir une position plus forte dans la répartition ultérieure des circonscriptions. Elle a moins d’effet pour la droite, en toute hypothèse déjà divisée. Au surplus, si Chirac est réélu, il sera en excellente position pour reconstituer une coalition parlementaire. Cependant, il n’est nullement assuré que les élections législatives confirment le résultat des présidentielles, que ce soit dans un sens ou dans l’autre. La cohabitation n’est pas mal vécue par les électeurs. Ils y voient un moyen de diviser les pouvoirs et de limiter l’emprise des partis politiques. Il faudra y revenir en temps utile. 7 avril Pendant ce temps là, en Palestine Et pendant ce temps-là, on massacre en Palestine, Sharon déploie librement un appareil de mort. Son obsession est de se débarrasser d’Arafat, politiquement ou physiquement. Il aura échoué s’il n’y parvient pas, et pour l’instant personne n’y consent. Et un Tribunal pénal international juge Milosevic comme criminel, qui avait au Kosovo le même type de comportement, de justification et d’objectif que Sharon. Il est vrai que l’on a bien baissé le ton et le son à propos de son procès, qui se poursuit à petit bruit. José Bové soutient les assiégés de Ramallah en se rendant bravement à leurs côtés, avant d’être expulsé par les Israéliens et accueilli violemment à Paris pas des 29 extrémistes sionistes. J’admire réellement son courage. En revanche on n’entend guère les ONG, les professionnels des droits de l’homme, les humanitaires à l’indignation d’habitude automatique. Cet avatar d’une question d’Orient indéfiniment récurrente pénètre progressivement dans la campagne, en commençant à mobiliser des communautés dont l’hostilité pourrait dangereusement se développer. Les défilés démarrent, une violence antijuive tout à fait criminelle rampe. L’enjeu est évidemment autre qu’électoral, et combien plus grave. On a le sentiment qu’un tel affrontement, livré à lui-même, est sans solution, qu’il pourrait glisser vers une forme nouvelle de conflit universel, un conflit mondial d’un nouveau type. Le 11 septembre serait alors une sorte d’attentat de Sarajevo, provoquant un embrasement au ralenti. Mais qui le maîtrise ? Pas les protagonistes, pas même les Etats-Unis, pris au piège de leur engagement anti-terroriste, et sûrement pas l’Europe. Son incapacité non seulement à agir, mais d’abord à définir une position commune a quelque chose de tragique. C’est pourtant l’Union européenne qui a financé installations ou matériel de l’Autorité palestinienne que Sharon détruit, saccage méthodiquement afin d’ôter toute substance à une structure étatique en devenir. Les Etats-Unis méprisent presque ouvertement l’Europe, la considérant comme elle-même regardait l’Empire Ottoman au XIXe siècle, cauteleux, décadent, archaïque. Dans l’immédiat, les candidats, et surtout les principaux, affichent une prudence de Sioux, ne s’engagent pas et se limitent au ton de la déploration. 8 avril Un tournant La campagne promet de s’accélérer et de se durcir, maintenant qu’elle est entrée dans sa phase officielle, et surtout que l’échéance se rapproche. Les candidats du premier tour doivent rapidement marquer leur originalité, se faire remarquer. On entend par exemple Daniel Gluckstein, pour le Parti des travailleurs (et les travailleuses ? c’est tout pour Arlette ?). Sa démarche est habile, construite, articulée. D’abord sa candidature, la recherche méthodique du soutien des maires de petites communes, au nom des libertés locales et de la lutte contre les excès de l’intercommunalité. Ensuite ses thèmes, qui puisent dans le vieux fonds conventionnel, celui de la Constitution de l’an I, démocratie directe, assemblée souveraine, et aussi dans l’héritage de la Commune, revendication des droits sociaux par les masses en mouvement, solidement canalisées par leurs organisations. On retrouve les accents de Saint-Just, une thématique qui a pu séduire le jeune Lionel J., alias Michel, quand il était militant de ce parti – mais Jospin, c’est aujourd’hui Talleyrand sous le masque de Saint-Just. Le discours de Gluckstein est compact, très idéologique, un militantisme rigide, dogmatique, celui de l’enseignant qu’il est. Tout de suite après, Olivier Besancenot, au style tout à fait différent, plus romantique, plus ébouriffé, jeune à petit boulot, la référence à une révolution fraîche et joyeuse. Il mentionne les grèves de 36, l’insurrection hongroise de 56, le gouvernement Allende, et pour finir les grèves de 1995 … menées par des soixante-huitards grisonnants voulant protéger leurs retraites. Il est celui qui est le plus proche des courants de l’anti-mondialisation, spontanés, hétéroclites, négatifs. Ses analyses économiques sont rudimentaires, et son inspiration paraît proche de l’anarchosyndicalisme. Dans la famille des Sept nains courtisant Marianne Blanche Neige, il est Simplet, qui s’ajoute à Robert Hue Prof, à Mamère Grincheux et à Corinne Lepage Joyeux . Il y a encore de la place. 30 On apprend encore, par les sondages du jour, qui sont comme des techniques d’animation du marché électoral, que Jospin recule au premier tour tandis que Chirac monte légèrement. Pour Chirac, il peut bénéficier marginalement de l’absence de Charles Pasqua. On n’a pas remarqué que l’annonce de sa candidature avait préempté celle de Philippe de Villiers, qui rivalisait d’antichiraquisme avec Le Pen. Leur absence à tous deux bénéficie doublement à Chirac, sans toutefois compenser l’effet négatif pour lui de la présence de Le Pen. Bien sûr, Mégret lui saute à la gorge en l’appelant Jean-Marie Jospin. Mais ? Le recul de Lionel J., s’il devait se confirmer, peut s’expliquer de plusieurs manières. Un discours où transparaît la détestation de Chirac, qui lasse ; un côté boxeur triomphant, qui agace ; une stratégie qui vise à solidariser les classes moyennes et les classes populaires, ou plutôt l’ensemble du salariat, alors que les intérêts et les perceptions des unes et des autres sont manifestement différents voire antagonistes. Les salariés moyens ou supérieurs, qui supportent l’essentiel de l’impôt sur le revenu, risquent de pressentir dans le programme jospinien davantage l’utilisation des petits pour écraser les moyens au profit des grands. Précisément, une note de Bercy laisse entendre que les engagements ne pourront être tenus qu’au prix d’un accroissement de la pression fiscale, ce qui soulève diverses questions : le sérieux du candidat, qui a annoncé des baisses d’impôt ; la loyauté de Laurent Fabius, qui pilote le ministère d’où provient ladite note. Quoi qu’il en soit, Jospin ne semble pas déborder de l’électorat du PS, et la baisse paraît suffisamment sérieuse pour entraîner un réexamen de la ligne suivie, ou au minimum du style du candidat. Plus à gauche, pour dégonfler Arlette. Les travailleurs, comme le voudrait Mauroy, peuvent alors s’attendre à des trémolos. Plus consensuel, plus présidentiel. C’est alors que la gauche se rebiffe. Une insistance sur les réformes institutionnelles, une décentralisation renforcée et diversifiée, dans la logique des Accords de Matignon, et les Jacobins froncent les sourcils, Chevènement est renforcé. L’hésitation entre une démarche plus centriste et un propos plus gauchisant est perceptible. Cela rappelle une chanson oubliée, d’Audiberti je crois : « Atlantique, Pacifique, je flotte entre les deux … Si vous voulez voir le tropique, regardez-moi dans le milieu … Quand je danse avec Pedro, je ne danse pas avec Pablo …». Mais qui donc la chantait ? En tout cas, la communication n’est pas la bonne. Séguéla, es tu là ? Dans l’immédiat, on annonce une campagne plus proche du terrain, et l’on jette devant les écrans des têtes nouvelles, comme Jack Lang, qui trouve Lionel Jospin très bien. 9 avril Les différences s’accusent Alors, c’est entendu, à gauche toute, le Progrès social. Pas un programme socialiste, n’exagérons rien cher ami. D’ailleurs, Laurent Fabius, assis à côté du candidat à Grand Quevilly, et qui sourit de façon ironique et satisfaite tandis que Lionel s’agite, n’a pas l’air trop inquiet. Plutôt un retour aux préceptes classiques d’une campagne à deux tours : au premier on rassemble les siens, au second on tente de regrouper l’ensemble des adversaires du concurrent. Ce retour aux normes souligne au passage que la division droite-gauche demeure bien le fil rouge de la vie politique française. N’importe, il va falloir descendre du petit nuage, descendre de cheval, aller voir les gens. Le Progrès social .. le thème est plus défensif qu’offensif. Alors qu’il courait sus à Chirac, voilà le candidat attaqué sur ses arrières, par le PC mais surtout par Arlette qui clame haut et fort qu’elle ne donnera pas de consignes de vote pour le second tour. La déperdition à gauche pourrait être décisive. A quoi peut-il servir de se lever matin pour être au centre avant les autres ? Le candidat doit revenir sur ses pas, opposer son progrès social réel à la 31 protestation sociale stérile de l’extrême gauche, se justifier à gauche. Pendant ce temps, Chirac tape à tour de bras sur le gouvernement, qui a contourné les problèmes et laisse le pays dans un redoutable état d’insécurité. Tiens, encore un mort dans un commissariat, mais cette fois c’est un policier, abattu à la Kalashnikov par un éleveur breton, ancien autonomiste mais toujours éthylique. Comment pouvait-il détenir ce type d’arme de guerre alors qu’il était bien connu comme violent et dangereux, et ceci dans un petit village ? Cette fois, Vaillant n’est pas seulement désolé, il est carrément en colère. Il est légitime que les revendications s’expriment, mais tuer un policier n’est pas un acte citoyen. Une affiche de Bayrou près du Panthéon. Photo. Une simple légende : Le changement. Mais de qui, de quoi, avec qui ? C’était bien la peine, assurément, de changer de gouvernement ! Cela évoque divers slogans qui appartiennent à la grande histoire du centrisme, mots sonores et vides, sonores parce que creux, témoignant de la carence doctrinale des centristes ou dissimulant leurs hésitations, leurs contradictions. En 1965, Lecanuet, « L’Europe, il faut faire l’Europe ! » Mais comment, avec qui, pour aboutir à quoi ? Aujourd’hui encore on attend les réponses. En 1973, le même Lecanuet, « La réforme ! ». Mêmes questions. En 1974, Giscard, déjà, « Le changement ». Il avait prévu 1981 ? Ces équivoques placent les centristes en position de se situer dans n’importe quelle majorité nouvelle, à droite ou à gauche. Ils y seront certes supplétifs, mais au pouvoir. Construire un succès à partir d’un échec, vieille recette centriste, qui fit par exemple Jacques Duhamel, Joseph Fontanet ou Jean Lecanuet, et même Jean-Jacques Servan-Schreiber ministres à partir de formations minoritaires, parfois marginales. François Bayrou s’inscrit sans peine dans cette haute lignée. Je m’aperçois que j’ai oublié Chevènement. Sans doute parce que je suis déçu qu’il déçoive. Dans le cadre de la campagne officielle, son propos est solennel, ampoulé et déclamatoire. Enrayer le déclin, accroître les dépenses militaires, restaurer l’influence politique de la France, son indépendance diplomatique afin de promouvoir une Europe autonome, rétablir la libre disposition de ses instruments économiques, proclamer la supériorité de la Constitution française sur une constitution européenne en gestation sous la houlette de VGE, revenir aux valeurs de la République. Le port est altier, le ton s’efforce d’être gaullien, mais tout ceci a quelque chose du Musée Grévin, La Polka du Roi, nostalgie façon Trénet. A la fin, Ah, triste sire, il fond. Cela s’appelle chez lui démissionner. Pour lui, le comble de l’action, c’est la démission, accompagnée d’un joli mouvement de menton. Lorsqu’il a été aux affaires, sous divers gouvernements, son discours a été volontariste et rigoureux, sa politique plus attentiste, et en définitive capitularde. Ministre de la Défense lors de la crise du Golfe en 1990, il a conduit les troupes jusqu’au bord de l’Iraq, puis a démissionné lorsque la bataille s’engageait. Il évoque Guy Mollet, le Guy Mollet de la SFIO dernière manière dont il procède, péremptoire et velléitaire. Mine de rien, cette campagne est maintenant plus substantielle qu’il n’y paraît, à condition de bien écouter. Le ramage commence à prédominer sur le plumage, les positions des uns et des autres se dessinent progressivement. L’éventail des choix est très ouvert, chaque courant est représenté, y compris dans ses nuances. Il en manque sans doute, mais chaque candidat exprime bien une tendance qui lui est propre. Certains ont intérêt à simplifier, et la tendance dominante est de confondre Chirac et Jospin dans une commune opprobre. D’autres l’avaient déjà fait à propos de Giscard et Mitterrand en 1981, ce qui était tout de même un peu léger. La différence est peut-être que l’on n’accorde pas aujourd’hui une véritable importance aux programmes, que la crédibilité, non seulement des engagements, mais aussi des prévisions s’est affaiblie. 32 En 1981, il y avait ceux qui croyaient au volontarisme politique et ceux qui croyaient aux lois économiques, aux contraintes extérieures, à un ordre naturel des choses, à la légitimité des équilibres sociaux. Aujourd’hui on ne croit plus guère au volontarisme politique. Toute prétention en la matière est plutôt perçue comme une promesse d’arbitraire étatique. Sagesse ou désenchantement ? Le champ de la décision proprement politique s’est rétréci. La décision politique elle-même, dans le cadre restreint qui lui demeure, est suspecte. Après la fin des idéologies, au moins des idéologies comme systèmes, la fin du politique ? C’est là une question redoutable, qui met en cause les fondements mêmes de la République, de la République comme principe, cadre et instrument de la liberté politique, de la liberté tout court. Il faudra y revenir. 10 avril Plaies et bosses Chirac, habile, s’est rendu dans une Mosquée, entouré par des dignitaires musulmans, pour condamner les actes de violence contre les institutions juives qui se sont multipliés ces derniers jours. Il évite ainsi toute démonstration de solidarité avec des thèses militantes en faveur d’Israël, tout en dénonçant les agressions contre synagogues ou écoles confessionnelles, et en obtenant la caution des autorités religieuses musulmanes qui soutiennent son propos, son appel à la tolérance. Il est inadmissible, dit-il en substance, que des Français attaquent d’autres Français au nom de conflits extérieurs. Il tire là le bénéfice de sa double position, car ce discours qui sied au Président est en même temps un propos de candidat. Peu auparavant, il a convoqué l’Ambassadeur d’Israël et téléphoné à la déléguée de l’OLP en France. Là encore, habile équilibre dans le déséquilibre, qui correspond à la différence des statuts et instrumentalise électoralement son devoir d’Etat. Jospin, ce soir sur France 2, est beaucoup moins flambant que quelques jours auparavant, et l’on perçoit son sentiment d’incompréhension, d’injustice face au recul des sondages. N’a t-il pas fait pourtant tout ce qu’il fallait ? Il rappelle ses titres et mérites. Il est comme l’étudiant en difficulté à l’examen, qui se raccroche au contrôle continu. J’ai bien travaillé toute l’année, on devrait valider mon acquis. Il annonce l’extension du droit de vote à partir de dix-sept ans, pour rendre la jeunesse plus responsable. Ne risque t-on pas à l’inverse de renforcer le lobby pour la liberté des Rave Parties et la dépénalisation des drogues douces ? Un vote lycéen correspond-il bien à la maturité requise des citoyens ? Faut-il permettre aux partis politiques de développer leur propagande dès l’enseignement secondaire ? Peut-être, mais cela mérite réflexion et ne devrait pas faire l’objet d’une annonce électorale plus ou moins improvisée. En tout cas, il semble avoir emprunté cette idée à Noël Mamère, qui allait même jusqu’à seize ans, et qui crie au copieur. La campagne plurielle La campagne officielle à la télévision met en valeur les petits candidats. Ce soir. Arlette, aiguillonnée par les attaques de la gauche plurielle, ne pleurniche plus. C’est d’un œil sec et d’une voix ferme qu’elle s’en prend à ses diverses composantes. Une flèche pour chacun, et qui vibre : les écologistes, qui ont développé les pistes cyclables dans les centre villes mais ont laissé se détériorer les transports de banlieue ; les communistes, et spécialement ce bon Gayssot, au sourire si doux, qui a privatisé les services publics ; l’ensemble de cette majorité, qui a réalisé des privatisations à tour de bras et n’est composée que de bons serviteurs du patronat ; Jospin , qui ne vaut pas mieux que Chirac. Ah, mais ! Toute cette petite classe ne mérite pas une voix des travailleuses, pas une voix des travailleurs. 33 Christiane Taubira, pleine de charme et de sérénité, vante une France plurielle, riche de ses diversités, notamment culturelles, notamment outre mer, et qui doit avant tout assurer l’égalité des chances. Dommage qu’on ne la voie pas, qu’on ne l’entende pas davantage. C’est la bonne surprise d’un radicalisme de gauche que l’on croyait plutôt machiste. Un grand progrès par rapport au radicalisme façon Bernard Tapie. Elle ne faisait pourtant pas l’unanimité chez les Radicaux de gauche. Roger-Gérard Schwarzenberg était prêt à se dévouer pour la remplacer, mais personne n’y a fait attention. Personne ne fait attention à Roger-Gérard Schwarzenberg. Il est vrai que lui non plus ne fait attention à personne. François Bayrou fait concentré, responsable, et des groupies viennent louer sa résolution, sa loyauté. Lui-même donne un contenu au changement : des engagements précis, des réalisations à court terme. Dommage qu’il ne dise pas lesquels, au-delà de la pensée commune. Il mentionne simplement la lutte contre l’illettrisme. L’idée est intéressante, et surtout nouvelle. Mais la jeunesse ne souffrirait elle pas plutôt d’analphabétisme ? On a du mal à oublier que, quatre ans ministre de l’Education, il a livré l’institution aux syndicats et plutôt laissé pourrir les situations. Bruno Mégret pourrait être candidat au poste de Dormeur, dans les Sept Nains. Son œil est lourd, peu ouvert, son élocution plutôt sopo. S’il est ensommeillé, il sort certainement d’un cauchemar. Le tableau qu’il dresse, les mesures sécuritaires qu’il préconise, toutes de répression, de clôture, augurent mal de l’avenir. Son rêve devient plus rose lorsqu’il se fait filmer dans une posture présidentielle, et s’imagine à l’Elysée. C’est alors le nôtre qui devient plus sombre. Saint-Josse est conforme à lui-même, parfaitement rural, dans un espace improbable entre Le Pen et l’écologie, voire certains communistes. Précédemment, on a vu ledit Le Pen accueilli sur un bateau mouche par des cors de chasse – on comprend quel électorat il vise - et qui lance l’hallali contre Chirac et Jospin, dans l’ordre. Les campagnes de Chirac et de Jospin paraissent pour l’instant également personnalisées, laissant les lieutenants à l’arrière-plan. On ne voit guère Martine Aubry, Elizabeth Guigou, moins François Hollande ou même Dominique Strauss-Kahn. Dominique a t-il retrouvé la cassette Méry ? En réalité il en a perdu deux, car sitôt qu’il n’a pu retrouver la première, il a quitté celle du Ministère des Finances. Il ne paraissait pourtant pas du style Harpagon. Même les petits spadassins de Jospin, les Montebourg, les Peillon, fouettent pour l’instant d’autres chats. Hollande, sorte de directeur des ressources humaines d’un PS devenu bureau de placement, se réserve sans doute pour les législatives. Allègre lui-même, le chantre de Jospin comme Quetzalcoatl au plumage resplendissant, est devenu invisible et muet. De l’autre côté, on ne voit guère davantage Sarkozy, Juppé, Jean-Louis Debré, Roselyne Bachelot, MAM, sorte de Guigou de droite, Michel Barnier et son côté quarante cinq tours, tourne disque Teppaz - un peu de métal, beaucoup de plastique, Patrick Devedjian, à la mine sans doute par trop patibulaire, un peu plus Raffarin au look notaire de province, ou alors commissaire priseur. Qu’en conclure ? Peut-être rien. On comprend que Chirac ne souhaite pas mettre en avant des politiques perçus comme peu attrayants. Mais la Dream Team de Lionel Jospin ? Calque t-il sa posture sur celle du sortant ? Ou alors la concurrence au sein de son équipe, entre les hommes de terrain comme Jean Glavany et les modernistes comme Pierre Moscovici, sans parler des rivalités entre les tendances du PS, le conduisent-ils à laisser tout ce monde dans l’ombre ? 11 avril Les Bébé Cadum de la République 34 Il existe dans les grands emplois une catégorie de jeunes hommes pleins de morgue, à la peau soignée, au langage étudié, qui sont nés pour commander, qui se donnent un air très supérieur à leur destin, qui semblent parmi nous en exil, héros stendhaliens, en transit vers de plus hautes destinées. Rien à voir avec cette autre figure de la République, les fils d’instituteurs, à la fois fiers et honteux de leurs origines, qui conservent toujours quelque chose de contraint et, sinon de besogneux, du moins de méritant. Les premiers sont le plus souvent brillamment émoulus de prestigieuses écoles, de la graine de surdoué, et leurs titres tétanisent le vulgaire. Ils ont les uns envers les autres une amicale familiarité qui n’exclut pas une féroce concurrence, ils se connaissent et se reconnaissent, et envers vous une considération effroyablement indifférente, comme si vous étiez un réverbère, comme si vous ne valiez même pas l’effort du mépris. Le teint frais, le visage reposé, la lèvre agréable, la bouche plaisante, l’œil toujours un peu amusé, ce sont les Bébé Cadum de la République, généralement des héritiers, rejetons de pères notoires – ministres, grands fonctionnaires, grands industriels ou commerçants, voire grands universitaires. On s’extasie sur leur ressemblance, leur intelligence, leur maîtrise, leur charme, et ils accèdent très vite à des positions en vue – où ils se révèlent souvent d’une très grande médiocrité, pas même mauvais, mais carrément nullards. Ils semblent voués à véhiculer avec eux comme deux compagnes inséparables la promesse et la déception. Les plus chanceux, ou les plus malins, le font oublier par l’ascension, c’est à dire qu’ils passent à un emploi plus élevé que l’on pense mieux convenir à leur talent, et s’ils restent en permanence inaboutis on se dit qu’ils étaient trop grands pour leur temps. Les autres se réfugient dans des semi-retraites tranquilles – les corps de contrôle étant par exemple de grands réservoirs – où ils peuvent s’adonner aux arts libéraux et cultiver une existence vouée à l’esthétique. Ils conservent longtemps un air de jeunesse, un air de promesse jusqu’à ce qu’ils se parcheminent, se ratatinent, pour finir dans une élogieuse notice nécrologique du Monde. La gifle La grande affaire du jour, c’est la gifle. Voilà t’il pas que Bayrou, affronté à Strasbourg à une bande de sauvageons, dont l’un tentait de lui faire les poches, donne une taloche à l’importun, sans colère, plutôt par réflexe. D’abord inaperçu – l’événement remonte au lundi 8 – le fait est ensuite médiatisé, commenté, débattu, comme l’un des symboles de la situation présente. Le retentissement de la gifle est retardé mais beaucoup plus sonore que la claque elle-même. Les éditorialistes s’en emparent, l’événement prend un sens politique considérable. L’ancien ministre de l’éducation a t-il envoyé le bon message, ne risque t-on pas de désespérer les banlieues, de réduire à néant tant d’efforts d’éducation non violente ? N’aurait-il pas mieux valu prévenir cette incivilité ? A l’inverse, ce geste n’est-il pas la juste réaction d’un père de famille qui marque la limite et définit l’intransgressible ? Les avis sont partagés. Le sauvageon s’est quant à lui retiré dans la confusion. Le héros reste discret, modeste, le symbole se suffit à lui-même, surtout si on l’oppose à l’attitude du candidat Chirac qui, placé à Mantes dans les mêmes conditions quelques jours auparavant, avait ignoré placidement insultes et crachats. Cette rupture épistémologique est de nature à faire remonter Bayrou dans les sondages. C’est le deuxième coup qu’il réussit, après le saccage du meeting de l’UEM. C’est bien un centriste : il se conduit d’abord comme un loubard, ensuite comme un parangon du maintien de l’ordre. Pour être contradictoires, ces signaux n’en sont pas moins subtils, et plus réussis que le bus au colza. On dirait les habits neufs du Président Mao, ou alors quand il se baignait dans le fleuve. Et moi qui avais parié, avec un membre de la Cour des comptes s’il vous plaît, qui s’y connaît en chiffres, qu’il n’atteindrait pas 5 %, voici déjà presque un an il est vrai, eh bien je vais perdre mon pari. Ce n’est pas grave dès lors que c’est pour la République. 35 Ce soir, dans la campagne officielle, on entend notamment Madelin, Christine Boutin, Le Pen : travail, famille, patrie en quelque sorte. Au fond, quant aux principes, depuis la Révolution, le grand affrontement se résume toujours à l’opposition entre Louis XVI et le Duc d’Orléans, ou plus précisément entre Charles X et Louis-Philippe, en d’autres termes, entre la légitimité et le compromis avec les tendances révolutionnaires. Des idéologies mais surtout des figures successives les ont incarnés depuis lors : Giscard Charles X, et Mitterrand Louis-Philippe, aujourd’hui Chirac et Jospin. La Ve République incorpore ces deux virtualités, suivant qu’elle met l’accent sur sa dimension présidentielle ou sur sa dimension parlementaire. 12 avril Adieu, nouvel élan Chirac, questionné sur FR 2, en appelle à une « nouvelle impulsion ». Et le « nouvel élan » invoqué lors de la dissolution de 1997 ? Il a dû remiser ses raquettes. Il est vrai qu’il n’avait pas rendu les services que l’on attendait de lui. Un élan, une impulsion. On est donc passé du masculin au féminin. Voilà une contribution à la féminisation de la vie politique, la contribution chiraquienne à la parité. On songe aux images qu’évoquent les Noms de pays pour Marcel Proust - Coutances, Guermantes, Balbec … Les connotations des deux termes sont cependant très différentes et presque en contradiction avec leur sexe – ou alors il faut réviser les lieux communs. Elan : cette terminaison ouverte, cet ensemble liquide paraît plus féminin, plus généreux, plus ample. On est envahi par une force extérieure qui vous pousse en avant. Impulsion fait davantage songer à un bélier. Le mot, avec ses trois syllabes compactes et dynamiques semble vouloir défoncer des murailles, enfoncer des portes fermées ; son mouvement repose sur une force intérieure, le choc qu’il provoque est plus ramassé, plus volontaire, plus bref. C’est presque un changement de, oui, osons le mot, de paradigme qu’implique cette substitution. En est-on bien conscient ? Pas suffisamment je le crains. La lutte finale De façon générale, Chirac se présente en quelque sorte en état d’apesanteur politique. Il tente de passer avec fluidité du statut de Président au statut de Président, par un simple sas électoral, sans rupture, de façon presque furtive. En même temps, il lui faut faire oublier les aspects négatifs du septennat, et pour cela annoncer de façon calibrée, non une rupture, mais une série de nouveautés bienveillantes – baisse des impôts directs, relance de la décentralisation, renforcement de la sécurité, de façon à convenir à des électorats variés, comme à accroître l’aise du citoyen. Sa double référence électorale, c’est d’une part 1988 et d’autre part 1995. En 1988, il était dans la posture de Lionel Jospin aujourd’hui, Premier ministre de cohabitation s’attaquant au Président sortant. En 1995, il était cette fois face au même Jospin. La première fois il a perdu, mais il est maintenant dans la position du vainqueur d’alors, et la seconde il a gagné. Il voudrait être le candidat Téflon face à un candidat qu’il suffit de laisser parler, de laisser s’agiter pour qu’il s’autodétruise en s’exposant. Une différence avec ces deux précédents est que, aujourd’hui, il s’agit pour les deux d’une lutte finale, d’une lutte qui se terminera par la mort politique de l’un d’entre eux. En 1988, l’échec de Chirac n’était pas définitif, et pas davantage celui de Jospin en 1995. En revanche, le 5 mai au soir, l’un des deux quittera définitivement la scène politique. L’affrontement n’en est que plus rude. En toute hypothèse, 2002 promet un changement de génération politique beaucoup plus substantiel que les précédentes consultations. Lionel Jospin revient ainsi à des attaques plus dures 36 contre le sortant. A Bordeaux, il observe en réunion publique que personne ne doit bénéficier de l’impunité, que les jeunes ne sont pas seuls en cause, qu’il ne faut pas les culpabiliser, que l’exemple doit venir d’en haut. Décidément, il doit tout faire lui-même. François Mitterrand n’a jamais, par exemple, fait allusion à l’affaire des diamants qui fut si nuisible à Giscard. Il laissait faire des sicaires spécialisés, des seconds couteaux. Emiettements La campagne du premier tour ne paraît pour l’instant pas avoir créé de dynamique au profit de quiconque. Elle met à l’inverse en lumière l’éclatement du corps politique français, et ceci à un double titre. Le corps électoral, d’une part, est grossièrement coupé en trois morceaux. Ceux qui ne votent pas, soit qu’ils s’abstiennent, soit qu’ils ne soient pas même inscrits sur les listes électorales. Ceux qui votent pour des partis protestataires, qui n’ont aucune perspective d’accession au pouvoir, voire qui n’en veulent pas – trotskistes, Front national, chasseurs. Ceux qui soutiennent les candidats et les formations de gouvernement. Ce dernier groupe est lui-même scindé en deux groupes d’importance comparable. On retrouve ici la situation électorale de 1956, où s’illustra déjà Le Pen. C’est là un signe de fragilité du régime. Chacun des grands candidats évoque au demeurant les révisions constitutionnelles à venir – mais c’est à l’inverse un signe de vitalité de la Ve République, régime existentiel, qui s’est toujours prêté et se prêtera encore à des adaptations, à des évolutions substantielles. Les formations politiques d’autre part, puisque le nombre sans égal de candidats correspond à un émiettement des forces politiques. Elles devront bien se recomposer pour le second tout, mais se scinderont à nouveau pour les législatives. Lorsque j’étais étudiant, Maurice Duverger enseignait que les systèmes de partis étaient façonnés par les lois électorales, que le scrutin majoritaire à deux tours entraînait une bipolarisation, sous forme de multipartisme dépendant. Les partis étaient condamnés par le mode de scrutin à constituer des coalitions en vue de deuxième tour. Cela est discutable. Après quarante ans de ce mode de scrutin, le multipartisme est plus vivant que jamais. Il s’est même accru, ainsi que l’indépendance des différentes formations. Le Front National n’a ainsi été ni intégré ni résorbé dans une coalition. En outre, la seule élection à l’Assemblée qui se soit déroulée - en 1986 - sous l’empire d’un scrutin proportionnel aurait dû, suivant ce raisonnement, conduire à l’indépendance concurrentielle de tous les partis. Or elle n’a pas empêché en fait l’existence électorale d’une majorité de coalition. Indépendamment de toute mécanique électorale, la tendance actuelle exprime l’épuisement d’une problématique politique, et plus profondément une crise de la représentation. Là encore, les institutions de la Ve peuvent parfaitement le supporter. Elles ont même été conçues pour permettre de gouverner dans une situation de ce type. Elles reviennent en quelque sorte à leur origine. 13 avril Du soufflé à la tarte François Bayrou entarté aujourd’hui à Rennes, comme Jean-Pierre Chevènement voici quelques semaines. Les entarteurs, patients, méthodiques et diligents ne s’y trompent pas. Ils choisissent ceux qui affichent le verbe le plus haut et le texte le plus creux. En l’occurrence des politiques qui n’ont rien à proposer de concret mais le font de façon ostentatoire, et surtout en contre épreuve d’un candidat principal dont ils visent à capter l’électorat, qui ne se définissent au fond que par 37 rapport à lui – Chirac pour Bayrou, Jospin pour Chevènement, tout en étant plus ou moins condamnés à le rejoindre pour le second tour. C’est ce puffisme, ce vide, cette enflure que la tarte vient sanctionner. L’un à droite, l’autre à gauche sont comparables de ce point de vue. L’évolution a cependant été contrastée pour chacun d’eux. Chevènement était parti très fort, cumulant des frustrations et des attentes multiples, mais semble se dégonfler rapidement depuis quelques jours. Bayrou a tout de suite suscité scepticisme ou dérision, n’a jamais franchi un seuil invisible de crédibilité, et sur la fin il paraît se relever quelque peu grâce à quelques coups heureux – comme si entre eux existait un mystérieux phénomène de vases communicants. Dans le cas de Bayrou, on peut aller plus loin. On assiste en effet au triste enchaînement de la violence. Elle évoque les analyses de Dom Helder Camara. La présence même du candidat dans un quartier « sensible » de Strasbourg était pour les sauvageons locaux comme une violence institutionnelle, et celui qui tente de lui faire les poches réagit par une violence subversive. La réaction, la gifle, sont alors la manifestation d’une violence répressive, qui déclenche à son tour, en miroir, une violence insurrectionnelle, celle de la tarte. En visitant les provinces, de Strasbourg à Rennes, du soufflet à la tarte, Bayrou aura non seulement parcouru la gamme de la violence sociale, mais encore goûté à toutes les cuisines régionales. Encore les sondages Les sondages accompagnent en permanence la gestion du temps politique, le temps long, l’exercice des mandats, le temps court, celui des campagnes électorales. A cet égard ils mettent les choses à l’envers. Ils brouillent les perceptions par les anticipations qu’ils provoquent, mettant par exemple en perspective le second tour avant le premier, voire les résultats avant le vote ou même la campagne. On discute presque ouvertement du choix du futur Premier ministre, alors qu’il reste d’abord deux tours de scrutin pour élire le Président, et que le Premier ministre nommé ensuite aura pour tâche initiale de conduire une campagne législative, à nouveau deux tours de scrutin. Sa désignation sera hautement tributaire des équilibres qu’auront déplacés et refondés les deux tours précédents, puisqu’il devra les confirmer par une nouvelle consultation. C’est dire qu’on n’en connaît nullement le contexte, et que l’anticipation relève ici du jeu de société. Dans l’immédiat, les sondages contribuent à vider la campagne de son sens, de son importance, à la rendre comme inutile dès lors que l’on pense les choses à peu près jouées d’avance. On pourrait leur appliquer le mot d’Henri IV sur les astrologues : « Ils mentiront tant qu’à la fin ils diront vrai ». Ils sont pourtant de gros mensonges à cent sous, ceux qui, comme disait Stendhal, attrapent le commun. L’étonnant est qu’ils semblent aussi attraper la rente, parfois même quelques messieurs à voiture. Ainsi Lionel J., qui a commencé la campagne du second tour avant celle du premier, puis a dû se remettre dare-dare à courir après lui, qu’il avait par trop négligé, dans la dernière quinzaine. 14 avril Loft stérile Bien sûr, le Loft, le retour. La comparaison avec la campagne est tellement facile qu’elle en est obscène. Le directeur d’un institut de sondages m’a même raconté que, voici plusieurs mois déjà, on reproduisait un Loft politique fictif pour évaluer les réactions d’un panel d’électeurs et analyser ainsi les perspectives électorales. Les candidats supposés étaient placés en situation, et le 38 panel effeuillait l’artichaut jusqu’au coeur. Et bien, ceux qui restaient en dernier étaient le plus souvent Chirac et Jospin, et Chirac n’a jamais été rejeté. Le véritable Loft commence en plein milieu de la campagne. Le timing a t-il été calculé ? Ils ont été sélectionnés, ils sont dix puis douze et devront vivre ensemble en se détruisant mutuellement jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un couple, anticipation d’une parité plus achevée dans d’autres mondes. A nous de les choisir, de les éliminer, de les élire. Ils doivent sourire, séduire, permettre de s’identifier à eux, dissimuler narcissisme et égocentrisme dans la promiscuité, derrière une apparente disponibilité, montrer qu’ils peuvent souffrir, bref ressembler à tout le monde en faisant mine d’être eux-mêmes. La nullité de leur vie quotidienne est érigée en spectacle, leur vide fait l’événement. Si en outre les caméras sont partout, l’essentiel se passe toujours dans ce que l’on ne voit pas. Peut-être est-ce le signe d’une démocratisation dévoyée de l’art, l’ultime aboutissement de la prédiction d’Andy Warhol, la répétition, la sérialité, le semblable indéfiniment répété avec d’insignifiantes variations, et chacun sera célèbre cinq minutes. L’art a longtemps eu pour ressort d’exalter le héros, confronté à des situations exceptionnelles, paroxystiques, qui le grandissaient encore. Il s’est intéressé ensuite aux phénomènes collectifs, aux êtres moyens, mais poussés jusqu’au bout d’eux-mêmes, révélés par des circonstances extrêmes. Les enquêtes de ce bon commissaire Maigret permettaient par exemple à Simenon de mettre à jour la nudité gluante d’individus et de groupes ordinaires, avec une empathie alcoolisée. Flaubert, déjà, avait choisi la médiocrité comme sujet, mais il lui donnait une dimension épique. Dans Huis Clos, Sartre avait joué d’une situation d’enfermement, mais d’un côté elle était sans issue, et de l’autre, elle confrontait des types humains très accusés, elle était comme un débat philosophique. Le Loft est le spectacle de la nullité arrogante, agressive, assurée et fière d’elle-même, montrée complaisamment. Il pourrait parodier l’apostrophe du Voleur de Georges Darien : Je fais un sale métier, mais mon excuse c’est que je le fais salement. Mieux vaut ne plus en parler. 15 avril Petits candidats et grandes marées D’après les sondages du jour, les petits candidats remontent. Ils ont aussi droit au respect, thème consensuel de la campagne. Ils bénéficient de leurs passages à la télévision dans le cadre de la campagne officielle, et l’on découvre qu’ils ont quelque chose à dire. Ils sont comme les hors d’œuvres variés qui ouvrent l’appétit, mélange goûtu et coloré, salé et sucré, plus ou moins épicé. Il y a même des cornichons. Ils préparent à déguster, mais plus tard seulement, le plat principal, que l’on a commandé en début de repas et que l’on garde pour la bonne bouche. Après tout, pourquoi se priver d’une entrée ? Entre autres, Besancenot qui donne une image juvénile et une dimension électorale au discours antimondialisation, Christiane Taubira qui porte avec chaleur et conviction une utopie sympathique. Du coup, les principaux protagonistes voient leur score s’éroder, un peu plus peut-être pour Lionel J., sans que l’on sache si leur électorat se réduit dans l’absolu ou si c’est la diminution de la proportion des indécis qui relativise leur avance. Si tel est le cas, la participation sera plus forte qu’anticipé. La présence au second tour des deux ne paraît cependant pas menacée. Mais la barre des 20 %, seuil psychologique, est franchie à reculons pour Jospin, et se rapproche dangereusement pour Chirac. 39 On peut voir dans ce rééquilibrage une conséquence de l’inversion du calendrier électoral, qui fait de ce premier tour des présidentielles dans une certaine mesure également un premier tour des législatives, de sorte que les futures élections à l’Assemblée se préparent déjà. Contrairement à la justification initiale de cette inversion, la présidentielle est parasitée par les législatives plus que les législatives ne promettent d’être dominées par la présidentielle. Il est logique que la gauche en subisse davantage les effets, puisque la dispersion de ses candidats semble plus forte. C’est aussi l’hégémonie du PS sur la gauche plurielle qui semble affectée, si ces tendances se confirment. On peut s’interroger sur le déclin apparemment plus rapide de Lionel J. Il peut tenir à une plus grande visibilité des autres candidats de gauche, plus à l’aise, comme leur électorat, dans un discours revendicatif que dans un plaidoyer ou une perspective gouvernante. Il peut également tenir aux ambiguïtés de la campagne du candidat PS, qui a tendu à brouiller son image, et dont les hésitations sont perceptibles sur trois plans : entre campagne négative, critique à l’égard de Chirac, et positive, mettant l’accent sur ses propositions ; entre justification du bilan, capitalisant cinq ans de gouvernement, et perspectives d’avenir, annonçant un nouveau souffle (le nouvel élan a mauvaise réputation) ; entre posture centriste, initialement choisie (« mon programme n’est pas un programme socialiste ») et posture de gauche, avec un tournant qui est perçu comme principalement électoraliste. Il paraît cependant probable que les électeurs ne se déterminent pas tant en fonction de l’avenir que sur la base de leur perception immédiate des candidats. Au demeurant, la France a t-elle encore un avenir ? Le terme lui-même est en passe de disparaître du vocabulaire. On ne parle plus de l’avenir, on ne parle que du futur – invasion sournoise de l’américain, future, qui pervertit la langue et son génie. Mais future, on le sait bien, c’est no future, et c’est le sentiment qu’exprime avec satisfaction la presse anglo-saxonne à propos de la France. Déjà l’avenir ... Comme disait à peu près Bertrand Blier à Josiane Balasko, alias Colette Chevassu, dans Trop belle pour toi : « Vous regardez mon nez ? Il est brillant mon nez. C’est pas comme mon avenir ». En attendant, à l’Atelier de campagne du candidat, on fait la gueule. Chirac ne profite pas trop de cet essoufflement du candidat Jospin. Son image ne paraît pas s’améliorer pour autant. Il a certes survécu à la cohabitation et aux affaires, mais le surnom guignolesque de « Supermenteur » lui colle à la peau. Je suis bien conscient d’avoir été plus indulgent pour lui que pour son concurrent, peut-être parce qu’une certaine forme de triomphalisme d’un camp qui croit avoir gagné avant la bataille, qui se partage déjà les postes, qui se livre sans retenue au dénigrement personnel, au lynchage médiatique, m’horripile particulièrement. Les prévarications de la mairie de Paris, les affaires, le voleur, l’immunité, le « quasi-délinquant », concept nouveau forgé par l’avocat Montebourg, tout cela évoque les aboiements de la meute que dénonçait justement François Mitterrand. J’ai toujours eu plutôt du goût pour l’underdog. Jospin était le meilleur candidat socialiste en 1995, le meilleur de l’opposition avant 1997. Il a dirigé aussi le plus long gouvernement de la Ve République sans escale électorale – à la différence de Pompidou entre 1962 et 1968, qui a dû traverser deux élections à l’Assemblée et une élection présidentielle, comme de Raymond Barre (1976-1981), qui a connu une élection intermédiaire à l’Assemblée. Ce sont des épreuves, mais aussi une relance politique pour un gouvernement. Jospin a surmonté la cohabitation, qui ne l’a pas affaibli et plutôt renforcé. Il a résisté à l’érosion de son gouvernement, que plusieurs ministres importants ont quitté, de gré ou de force. Cela témoigne de qualités qui ne sont pas minces. On ne saurait douter qu’il est honnête et travailleur, qu’il a une grande capacité d’analyse des dossiers et des situations politiques. Mais il est confronté à un défi redoutable. Aucun premier ministre en exercice n’a réussi auparavant la 40 transformation présidentielle, et de surcroît la gauche est largement minoritaire dans le pays. Cela ne signifie nullement qu’il a déjà perdu l’élection présidentielle, car un retournement au premier tour est toujours possible – souvenons de 1995 - mais que, comme on pouvait le penser, le deuxième tour sera une nouvelle élection. S’il perd, il pourra se dire qu’il a du moins retrouvé le réflexe des gouvernements de la IVe République, qui tombaient à gauche – manière de préparer l’avenir. La gauche est minoritaire dans le pays : cela mérite un commentaire. Un signe le montre déjà : pendant quelques décennies, personne ne voulait se reconnaître à droite, sauf quelques francstireurs, et plutôt par dandysme politique. Le gaullisme se réclamait du rassemblement, transcendant la distinction, et en fait s’établissait dans un centrisme sans frontières, ramené progressivement à droite par la montée de la gauche en marche vers l’alliance électorale. La droite classique, Giscard en tête, revendiquait quant à elle un centrisme bénin. Depuis 1981, l’assomption a repris droit de cité, on se proclame de droite sans états d’âme – d’une droite cependant ni conservatrice et encore moins réactionnaire. Que la droite puisse être perçue comme réformiste et moderniste est un fait récent qui accompagne sa remontée, favorisée par un certain repli de la gauche sur la défense des droits acquis. Ca balance à Paris Si l’on se place sur le plan électoral, et indépendamment de leurs incarnations successives, on observera que des mouvements de fond, lents et prolongés, ont marqué le corps électoral depuis 1945. Entre 1945 et 1962 en gros, le mouvement de fond a plutôt été de la gauche vers la droite – l’aboutissement étant le changement de constitution en 1958 et les bouleversements de 1962. Ils ont installé solidement la droite gouvernante au pouvoir pour près de vingt ans. Entre 1962 et 1981, la tendance a été inverse, et la gauche a progressivement regagné le terrain perdu jusqu’à parvenir aux affaires en 1981. Très vite cependant, le mouvement est reparti vers la droite, suffisamment fort pour lui permettre de reprendre le pouvoir, pas suffisamment pour lui permettre de le garder. D’où les cohabitations. Ces balancements lents et profonds ont eu chaque fois une durée d’une vingtaine d’années, et l’on trouverait probablement un rythme comparable sous la IIIe République – avec le sinistrisme des années 1880 à la décennie 1900, puis avec la poussée à droite après 1918, que masque le Front Populaire et qu’efface la Libération – tout comme la montée du Front National a perturbé la reconquête entreprise par la droite. Il serait cependant imprudent d’en tirer des conclusions pour l’avenir, ne serait-ce que parce que ces tendances électorales lourdes sont politiquement contrariées par l’éclatement des forces politiques ou par la pesanteur des institutions. Simplement, à la fin de chacune de ces périodes, se produit un changement important dans le système politique, voire du système lui-même : 1914 ; 1940 ; 1958-62 ; 1981, comme si l’inversion de la marée électorale ne pouvait se passer sans remous. A priori, c’est déjà un avantage de la cohabitation, une formule supérieure à celle des crises, que de jouer le rôle d’un amortisseur des conflits. 16 avril Du côté des protestataires Sur RTL, Le Pen lisse son discours, lui retire sa dimension provocatrice, cherche à éviter toute apparence de racisme et d’antisémitisme, adoucit même sa pointe antichiraquienne, évite à tout le moins de hiérarchiser ses adversaires. Il s’offre ainsi à capter un électorat de droite déçu par 41 Chirac mais qui n’acceptera pas une alliance de revers objective avec la gauche, en même temps qu’il ouvre discrètement vers un improbable rassemblement de la droite au moment des législatives. Rentrer dans le système, voilà son objectif. Il prétend se voir en piste au deuxième tour … Inusable spéculateur électoral, il joue, à l’esbroufe, ses votes à la hausse au premier tour, comme il avait joué ses signatures à la baisse au moment des candidatures. Aujourd’hui, une chauffeur de taxi ( doit-on dire une chauffeuse ?) me tient un discours enflammé, racontant qu’elle provient d’une famille communiste, qu’elle a ensuite partagé la chambre d’une jeune militante gaulliste, mais que là, elle va voter Le Pen ou Arlette, car les deux autres sont également insupportables, et Chevènement vide. Pêle-mêle, l’insécurité, les 35 h, les droits sociaux des immigrés de fraîche date l’insupportent. Au deuxième tour, blanc. Le chauffeur de taxi est un personnage célèbre de la sensibilité populaire et de la prévision électorale. Cette fluidité entre un vote Le Pen et un vote Arlette me laisse rêveur. Elle conçoit bien la différence mais les rassemble dans la protestation. Le climat de violence qui s’est répandu depuis plusieurs années, et au minimum sa perception, ce qui revient au même, est la basse obligée de la campagne, du moins pour de nombreux électeurs. Les tentatives d’explications du phénomène se multiplient - plus d’autorité, plus de respect, l’exemple vient d’en haut, l’école qui manque à sa mission, que fait la police, le chômage, les difficultés d’intégration de minorités culturelles parquées dans des grands ensembles abjects, la violence à la télévision, une culture de la violence résultant de l’américanisation de la société française … Ce n’est pourtant pas un objet de débat électoral rationnel, approfondi et serein entre candidats. On en joue pour les uns, on l’élude pour les autres. Une autre hypothèse, peut être complémentaire, car elles ne s’excluent pas mutuellement : la disparition de la vie privée, d’un espace d’autonomie individuelle qui protège la sphère intime. On est de plus en plus livré à la promiscuité, matérielle ou psychologique, le monde extérieur proche ou lointain pénètre dans votre bulle par de multiples canaux et vous sollicite indiscrètement quand il ne vous agresse pas. La télévision, au centre de votre salon, installe une perturbation permanente dans votre vie quotidienne, elle répercute instabilité, insécurité, sang et mort. Si c’est le cas, on est très loin de l’américanisation, car la société là-bas est plutôt une société de solitude individuelle, de robotisation des conduites sociales, où la violence est plutôt un moyen désespéré de communication qu’un rejet de ces désordres extérieurs qui vous sortent de vos gonds. 17 avril Les médias et nous Dans le Herald d’hier matin, William Pfaff consacre un article à l’élection française. Il estime qu’elle peut fort bien être suivie de troubles intérieurs, tant les candidats déçoivent. Il songe probablement à 1936 ou à 1968. Il dépeint une société sans modèle, sans repères, en déclin, attirée en même temps par les perspectives révolutionnaires, mélange d’apathie et de turbulence. Il faut certes faire la part de la vision négative que ce journal véhicule de la France en général. Mais le propos me rappelle l’observation récente d’un collègue, ancien membre du cabinet d’un ministre socialiste. Il exprimait un sentiment voisin, surtout en cas de victoire de Lionel J. Elle pourrait selon lui entraîner une vague de revendications immédiates et de mouvements incontrôlables. On peut objecter à cela que le résultat complet n’interviendra qu’à la mi-juin avec les législatives, que c’est bien tard pour un mouvement social de grande ampleur, qu’en outre les gros bataillons mobilisables ne sont plus si nombreux ni si collectifs que voici quelques décennies. Ceux qui 42 pourraient être les plus actifs, parce qu’ils disposent des moyens de paralysie les plus efficaces, ceux du secteur public, ont plutôt perdu la sympathie de l’opinion publique par leurs grèves rampantes et leur image de privilégiés. Ce qui est incontestable, c’est que l’élection, n’ayant pas suscité de grandes attentes, ne sera pas de nature à calmer de grandes frustrations. Puisque j’évoque la presse écrite, un mot sur nos grands organes. Le Monde … comment ne pas en parler ? Il a nourri durant des dizaines d’années tout ce qui en France se pique d’une activité un tant soit peu intellectuelle. Il est un mélange de Pravda et de bulletin paroissial, par cette combinaison d’officialité et de morale élémentaire qui est comme sa marque de fabrique. Le Monde a de son journal la conception que de Gaulle se faisait de lui-même : être l’emblème, le phare et le guide de la société française. Ils ont d’ailleurs été rivaux sur ce terrain pendant dix ans. Il a cependant beaucoup changé, et pas en mieux, par le désir d’éviter la ringardise et cette course permanente derrière une supposée modernité. La qualité collective du journal ne répond pas à celle de ses journalistes, souvent excellents. Le Monde revendique toujours la qualité de quotidien impartial, prétend distinguer faits et commentaires, alors que tout dans sa prose respire l’édification, le jugement, l’anathème. D’autres quotidiens affichent la couleur, Le Figaro à droite, Libération de la gauche libertaire à la gauche institutionnelle. Cela permet de les lire tranquillement, avec un gyroscope dans la tête pour corriger la gîte. La lecture du Monde me met mal à l’aise, non parce qu’il est à gauche, en dépit de la brève tentation balladurienne de son actuel directeur, mais parce qu’il l’est de façon inavouée, avec des airs de Marquise qui voudrait persuader son cocher d’aller à la messe. Une trouvaille récente est le Médiateur, qui est censé corriger les débords pour rétablir la confiance des lecteurs, être le parangon de l’objectivité du journal. Tu parles ! Il ferait mieux d’afficher la couleur et de laisser s’exprimer la diversité des talents de sa rédaction, devenant ainsi clairement pluraliste. Dans un autre registre, sa tartuferie ressemble à celle du Canard enchaîné, sorte de Krokodil de la gauche officielle, qui se prétend journal satirique mais ne rit qu’à gauche, avec quelques fausses fenêtres pour une illusoire symétrie. Ce jour, Le Canard ironise à juste titre sur les contradictions internes des sondeurs. Le même institut, la SOFRES, a réalisé deux sondages à une journée de distance, pour LCI d’une part, pour La Croix de l’autre. Indépendamment de variations notables pour le premier tour, l’essentiel concerne le tour dit « décisif ». Le premier sondage donne Jospin vainqueur par 51% contre 49, mais le second place Chirac en tête avec 51 % … Il est vrai que, comme le remarquait un général britannique, la différence entre la victoire et la défaite n’est pas plus épaisse qu’une feuille de papier à cigarettes. Crises Lionel J. reprend sur Europe 1 l’hypothèse de la crise à venir après les élections. Pour lui, le risque accompagne l’éventuel succès de Chirac. Le retour de « Moi ou le chaos », si fortement reproché à de Gaulle, qui ne l’avait jamais dit aussi nettement ? La droite fonce dans la brèche. L’effet électoral n’est pas garanti. Le message est peut-être plus subtil qu’il n’y paraît, car il peut aussi s’adresser au patronat, dans le genre « Avec nous la paix sociale est mieux assurée qu’avec l’autre, qui a toujours déchaîné les manifestations ». On verrait alors apparaître le pacte tacite conclu par le PS avec ledit patronat : le pouvoir politique au socialistes, le pouvoir économique aux dirigeants d’entreprise. Ce gouvernement a beaucoup privatisé. La politique sociale est entre deux, instrument de pression. Après tout, les 35 h ont absorbé l’essentiel des autres revendications, et laissent davantage de temps pour le travail au noir. Avec la flexibilité et le gel de fait des salaires, elles ont 43 donné à la majorité plurielle, à peu de frais pour le gouvernement, une image de progrès, tout en faisant oublier la croissance des inégalités et les prodigieuses fortunes édifiées par quelques uns. A ce propos, le gouvernement s’inquiète du sort de Canal +, de l’éviction de Pierre Lescure. Il n’est sans doute pas à plaindre, pas davantage que Philippe Jaffré quittant ELF lors de la fusion avec Total. Il a largement bénéficié d’un système qu’il approuve, il est mal venu de le critiquer lorsque sa logique se retourne contre lui. Il est doux de voir des salariés se solidariser avec le patron, qui doit toucher de substantielles indemnités. Quant à Jean-Marie Messier, ancien des noyaux durs des privatisations balladuriennes, il est à lui-même son pire ennemi, et son sort ne dépend certes pas du gouvernement. Un aspect du problème n’est-il pas la survie des Guignols de l’Info, va t-on se rassembler sur le thème « sauvez les guignols » ? Une ingérence humanitaire s’impose. 18 avril Un cimetière politique Philippe Seguin vient d’annoncer qu’il ne serait pas candidat à la députation. Il renonce définitivement à Epinal. Il avait déjà réussi à perdre Paris avec une majorité de voix. Il a un savoir perdre hors de pair. Curieux itinéraire. Décidément, cette génération post-chiraquienne est un cimetière politique. Séguin autodétruit, Carignon en prison, Noir évaporé, la bande à Léo écrabouillée par les attaques judiciaires – lui-même inquiété à Fréjus et recyclé à l’inspection des finances, Longuet disqualifié, Mouillot en prison à Cannes, seul Madelin surnage, mais sans bouée de sauvetage. Ce groupe disparate et dispersé est fané comme un bouquet de Rocards, quant à lui copieusement harassé par Mitterrand, de sorte que Michel avait rendu l’âme sans avoir pu déployer son supposé talent – qui consistait surtout à atermoyer. Mitterrand a tout de même laissé une génération nombreuse et active de prétendants. Ils se pressent aujourd’hui au côtés de Jospin, demain peut-être à la conquête de ses dépouilles. Chirac a fait le vide à ses côtés, même pas par crainte mais par indifférence. Il est vrai que ces quadras avaient voulu lui faire, suite à sa défaite de 1988, le coup que Rocard avait vainement tenté contre Mitterrand après son échec en 1978. Ah, jeunesse. Une seconde génération n’a pas connu un sort moins cruel : Sarkozy, Balkany, victimes d’un accès de balladurisme infantile en 1995, Juppé qui massacra les jupettes avant d’être chassé par le suffrage universel, même s’il n’a rien perdu de sa superbe, Toubon qui semble avoir disparu corps et biens. Chirac est donc très seul, en attendant la génération des municipales de 2001, Coppé, Dutreil, Gaymard et cie, qui aiguisent leurs couteaux. Mitterrand avait autour de lui des fidélités multiples, c’était un parrain. Chirac est plutôt un corsaire, un aventurier, un chasseur solitaire qui a des compagnons de rencontre mais pas d’amis. Sa logique est plus verticale qu’horizontale, presque militaire. De même qu’il a été le bulldozer de Pompidou, il veut des troupes d’assaut à son service, et silence dans les rangs. Les partis politiques sont des chevaux que l’on crève sous soi. Mitterrand était très attentif au moral des combattants, il savait récompenser ses amis, parfois mystérieux. Jospin de ce point de vue est plus proche de Chirac, et l’intérêt du moment guide ses affidés plus que l’allégeance. L’allégeance, c’est pour les militants, il y a toujours des affiches à coller. Il donne du sens, il embellit, et l’on est ému : il se définit comme un chef d’orchestre, chacun joue sa partition, l’harmonie résulte de la diversité, on croirait Montesquieu ; ou bien alors comme le chef de patrouille d’une bande de copains, Martine, Elizabeth, Laurent, Dominique, François, Pshitt orange ou Pshitt citron ? 44 Les coups Dans cette fin de première partie de campagne, Lionel fait un peu boxeur sonné. Il est au demeurant plus boxeur que basketteur, on voit qu’il aime la castagne. Il partait très fort, très combatif, roulant des épaules, mais les coups qu’il a assénés se sont retournés contre lui – comme dans ces dessins animés où le personnage cogne les meubles et reçoit en retour des coups de pied dont il ne peut identifier la source, qui le laissent tout étourdi. Le triomphalisme du début, le sourire altier font place à une attitude modeste, respectueuse, à une sollicitation des suffrages empreinte d’humilité. En fond cependant, le regard, la bouche, restent durs, presque mauvais, et l’on pressent que le second tour sera féroce, que Chirac ne perd rien pour attendre. Tout ça se paiera. Cette évolution du comportement est-elle maîtrisée ? Est-ce un truc à la Volpone, pour alerter l’électorat de gauche, le persuader qu’il faut sauver le candidat Jospin ? Est-elle subie, exprime t-elle un doute réel ? Difficile à dire. Hier soir à Rennes en meeting, Jospin a été aspergé de Ketchup, et ses gardiens n’ont pu éviter les images télévisées, pas davantage qu’ils n’ont empêché l’attentat. Depuis les tomates de Guy Mollet en 1956, l’agro-alimentaire a fait des progrès. Variante liquide des pierres de Bir Zeit, regrettable récurrence, cet irrespectueux Ketchup donne du sel au pronostic du candidat annonçant le désordre si son adversaire était élu. Ledit Chirac quant à lui reste suave. Il se limite à quelques déclarations de principe – en Corse, l’unité nationale, la loi votée par le seul Parlement, le referendum national pour la refonte de l’organisation territoriale, la Corse dans la République ; à la télévision, l’autorité de l’Etat comme remède à l’insécurité. Postures de garant des institutions, de chef de l’Etat. 19 avril Lassitude ou maturité On est tout de même frappé par l’absence de mobilisation populaire avant ce premier tour. Bien sûr, il y a toujours une animation militante dans les meetings, Chirac excelle à serrer avec gourmandise toutes ces mains qui se tendent vers lui, il est tellement sympa – mais pressé, il est déjà à dix mètres. Jospin est plus réservé, plus distant – quoique vainement, voir Ketchup. Quant aux petits candidats, en dépit de leurs efforts, leur audience se réduit largement à leurs prestations audiovisuelles. Une première interprétation de cette relative atonie est plutôt négative : désintérêt pour les candidats, défaut d’articulation thématique d’une campagne qui n’ouvre aucun débat de fond, déclin général du militantisme, affaiblissement de la capacité de mobilisation des partis, sentiment d’absence d’un véritable enjeu, la perception des différences entre les deux candidats principaux étant gommée par la cohabitation. Une seconde interprétation est moins négative. On a perdu la mémoire, et les campagnes précédentes n’ont pas toujours été très animées, surtout au premier tour. D’autant plus que trois mois de campagne, c’est long, et la montée en puissance peut se faire progressivement. En outre, les grand messes traditionnelles, celles où triomphait le talent oratoire de François Mitterrand, sont passées de mode, on n’a plus besoin d’une activation collective. Chez soi, devant sa télévision, on écoute si l’on veut et quand on veut des candidats qui donnent l’impression de vous parler personnellement, vous demandent votre voix avec un air pénétré ou un sourire commercial. Enfin, on espère moins de la politique que dans la période romantique qui a prolongé mai 68 puis l’Union de la gauche. On ne transfère plus sur la politique des aspirations quasi-religieuses en attendant du pouvoir qu’il les comble. C’est alors un signe de maturité. Les 45 choix s’établissent de façon plus rationnelle. Alain écrivait déjà que le suffrage périssait par l’acclamation, et l’acclamation est par nature irrationnelle. En même temps, les préférences tiennent davantage compte de l’image des candidats que de leurs engagements. Est-ce anormal dès lors que la dimension représentative de la Ve République l’a emporté sur sa virtualité référendaire ? La question politique est alors celle de Diogène parcourant la cité avec une lanterne à la main en plein midi, et répondant à ceux qui s’étonnaient : « je cherche un homme ». La logique de la représentation l’emporte sur la logique du mandat. On attend de l’élu qu’il traduise globalement vos préférences, en lui faisant confiance, plus qu’on ne lui demande compte d’engagements précis assumés devant l’électeur. Point n’est besoin d’un programme détaillé, on comprend à demi-mot. Ce couronnement du régime représentatif est la déchéance d’un dialogue direct entre le peuple et l’élu, où de Gaulle voulait voir l’âme de l’élection présidentielle au suffrage universel direct, un substitut de démocratie directe. La rupture avec cette conception remonte en fait à Pompidou, qui affirmait ne pas croire aux programmes. Pour éclairer ces différentes hypothèses, l’étude des résultats du premier tour apportera quelques lumières, à travers la participation, les bulletins blancs et nuls, la polarisation des suffrages ou leur éparpillement, la préférence globale pour les extrêmes ou les modérés, les protestataires ou les institutionnels, l’équilibre entre la droite et la gauche. L’analyse électorale – rien à voir avec les sondages, puisqu’elle s’appuie sur des données réelles – a souvent montré que les Français calibraient leurs suffrages avec une grande subtilité et savaient remarquablement jouer des deux tours pour envoyer des messages éloquents bien que muets. Retour vers le passé L’élection qui s’amorce dimanche est la huitième sous la Ve, la septième au suffrage universel direct. En 1965, la première du genre, la surprise est venue de l’irruption à la télévision d’Etat d’autres discours, d’autres visages – ceux de François Mitterrand, de Jean Lecanuet notamment. Ils exprimaient d’autres attentes, d’autres projets que la satisfaction officielle. Ajoutées au silence calculé mais inopportun du général de Gaulle, ces apparitions provoquèrent un choc, et le ballottage inattendu du sortant. Lecanuet surtout en fut jugé responsable. François Mauriac ne lui pardonna pas, qui écrivit : « C’est en peinture que je ne peux pas le voir. Son nom même rend à mon oreille un son hostile ». En 1969, on assista à la déconfiture dès le premier tour du Président du Sénat, et de la République par interim, Alain Poher, pourtant tombeur référendaire du général de Gaulle. Le duo Defferre – Mendès-France étonna également par la modestie de sa performance. En 1974, la surprise du premier tour fut l’effondrement de Chaban-Delmas, très largement devancé par Giscard. En 1981, plutôt la stagnation dudit Giscard, Président sortant et confiant dans sa réélection, ainsi que la bonne tenue de François Mitterrand, dont un journal satirique écrivait alors qu’il n’avait plus le choix qu’entre l’Elysée et l’asile de vieillards. En 1988, l’insuccès de Raymond Barre, qui paraissait pourtant le mieux à même d’inquiéter Mitterrand, assura sa réélection au second tour. En 1995 enfin, pour le dernier septennat, la percée de Lionel Jospin au premier tour le plaça en tête, à la surprise des sondeurs. Cette percée est la clef de ses succès ultérieurs, spécialement en 1997. Deux conclusions résultent de ces précédents, suffisamment nombreux et divers pour être instructifs. D’abord, le premier tour apporte toujours des surprises, des évolutions inattendues du corps électoral, il modifie la hiérarchie présumée des candidats. Ensuite, il est en réalité le tour décisif, parce que l’élection est jouée à partir de ses résultats. En 1965, de Gaulle était évidemment élu, comme Pompidou en 1969. En 1974 il a manqué 1 à 1,5% à Mitterrand au 46 premier tour pour creuser un écart suffisant. En 1981 c’est Giscard qui était en retard, En 1988 il ne restait non plus guère de doute, et pas davantage en 1995. Ceci n’est pas contradictoire avec l’idée que le second tour est une nouvelle élection,. On peut en effet perdre une élection au deuxième tour, mais on ne peut plus la gagner. Jusqu’à présent, personne n’a connu cette mésaventure, du moins aux présidentielles. Il est vrai qu’elle est toujours concevable. Un faux-pas, une erreur sont si vite commis. Mais il faudrait une hypothèse d’équilibre à peu près parfait entre les suffrages virtuels des deux compétiteurs pour que l’incertitude devienne substantielle. Ce n’est pas non plus contradictoire avec le fait que le résultat final ne peut être correctement anticipé par les sondages avant le premier tour. Ils sont toujours démentis par les résultats du vote réel. Les hypothèses antérieures sont donc des bases inadéquates pour réaliser des projections sur le second tour. Les sondages relèvent d’une science purement conjecturale, l’analyse électorale est beaucoup plus proche d’une science exacte, y compris dans l’anticipation des reports de voix au second tour. Brèves de campagne Dans un Monde récent, Jacques-Pierre Amette a très justement marqué ses distances avec les littérateurs qui affichent des positions publiques en faveur de tel ou tel candidat, prostituant en quelque sorte leur plume, faisant éventuellement servir leur talent ou leur notoriété hors du domaine qui est le leur. Quel serait l’intérêt de savoir si Proust soutenait Briand ou Clemenceau ? Ou alors il faut être un véritable polémiste politique, comme Mauriac, mais mettre son nom au bas d’un manifeste ? Qui croit-on impressionner ? Signe parmi d’autres d’une société de connivence, où il faut signaler – et mesurer - que l’on appartient à la coterie dominante. Dans Libération de ce jour, un article de M. Thomas Clerc, Maître de conférences en littérature contemporaine à Nanterre. Il développe le parallèle entre Richard Dunn et Erostrate de Sartre, que j’avais esquissé le 31 mars. On va croire que j’ai copié. Ce n’est pas vrai – ni pour lui non plus. Toujours dans Libération du 19, François Wenz-Dumas, commente un ultime sondage de l’institut CSA, qui enregistre le tassement des deux candidats principaux au profit des autres. Il estime qu’il correspond à une erreur de stratégie des favoris, qui ont laissé trop de champ aux petits candidats. Je ne vois pas en quoi. Il est légitime que les préférences relatives s’expriment en toute liberté au premier tour. C’est même l’une de ses fonctions essentielles. Une autre est de fixer les équilibres respectifs des camps. Et là, mes calculs ne sont pas en accord avec les siens : il compte un vivier de 30,5 % pour Jospin (ex-gauche plurielle) et de 32 % pour Chirac (droite parlementaire), en laissant de côté l’extrême gauche (10, 5%), l’extrême droite (16,5%) et Chevènement. J’ajoute pour ma part au réservoir chiraquien les 4 % de Saint-Josse et les 2,5 % de Mégret, ce qui fait 38 %. Si l’on calcule les reports probables sur cette base – ce qu’il ne faudrait pas faire, voir plus haut, mais il est difficile de résister à la tentation, surtout en fin de parcours, comme pour conjurer l’inconnu – en ajoutant 6 sur 10 des électeurs de l’extrême gauche à Jospin, plus 2 sur 10 des électeurs de Le Pen, plus 4 sur 6 des électeurs de Chevènement, on arrive à 42,5 % pour le candidat du PS. Quant à Chirac, si l’on ajoute 4 sur 10 des électeurs de Le Pen et 2 sur 6 des électeurs de Chevènement, il obtient 44,5 %, soit une avance virtuelle de 2 %. Ce sont plutôt les transferts entre abstentionnistes et votants du premier tour – les premiers qui voteront, les seconds qui ne voteront pas au second – qui feront la différence. Il ne s’agit pas pour autant d’un électorat indéterminé, car beaucoup ont déjà leur petite idée. Qui vivra verra. Le coq se rebiffe 47 Toujours dans la presse écrite, de façon récurrente, on lit un florilège d’appréciations de la presse étrangère sur les élections françaises. Elles sont le plus souvent, surtout dans la presse anglosaxonne ou germanique, ironiques, condescendantes, distantes, vaguement hostiles. On reproche à la campagne son caractère ringard, parochial, tout à la fois l’absence de débats de fond et le poids des extrêmes qui traduisent les archaïsmes de la société française, tellement en retard par rapport à la modernité en voie de mondialisation. Rien d’étonnant, on ne nous aime pas beaucoup. Cette presse flatte donc les sentiments de ses lecteurs. Ce qui est plus surprenant, c’est la complaisance des journaux français face à ces critiques. Ils les acceptent l’échine basse, avec une délectation morose : c’est vrai, nous sommes nuls. Ce vichysme flagellant, ce masochisme national sont prodigieusement agaçants. Que la presse étrangère nous critique, c’est dans l’ordre. Que nous tendions le dos pour d’autres coups, c’est misérable. Aucune raison d’être chauvin ou cocardier, aucune raison de se replier et de cultiver la nostalgie. Mais aucune raison non plus de se laisser faire. On pourrait se demander d’où viennent ces leçons. Des Etats-Unis, qui viennent d’offrir le spectacle grotesque de leurs dernières élections, de leurs procédures électorales rudimentaires qui écartent souvent les minorités du suffrage, de leurs résultats pifométriques, dont le système judiciaire avantage toujours les riches et ignore les garanties les plus élémentaires accordées aux étrangers par le droit international ? Du Royaume-Uni, ce pays qui ne raisonne qu’en termes anglais et jette toujours un regard dominateur sur le monde alors qu’il a connu un déclin profond depuis un demi siècle ? Ce pays qui n’a accepté la construction européenne que pour la détruire de l’intérieur, qui se conduit en tout et pour tout comme un relais des Etats-Unis ? D’Allemagne, dont la longue tradition démocratique devrait nous laisser respectueux et silencieux ? Croit-on que chez ces donneurs de leçons les problèmes internationaux occupent une place importante dans les consultations électorales ? Nullement. C’est même une règle, formulée par Tocqueville, que dans les régimes démocratiques on décide des questions du dehors par les raisons du dedans. Les Etats-Unis, en dépit de leurs responsabilités, ignorent tout du monde extérieur, et s’en flattent parfois. La vérité est que l’on n’aime ni notre indépendance ni notre liberté, que l’on nous préférerait modestes, alignés, soumis. La France déplaît dans la mesure où elle est libre. Plaise aux Dieux qu’elle le demeure ! L’agression de trop A la télévision cette fois, on montre abondamment un pauvre vieil homme victime d’une agression à Orléans. Il semble qu’il ait fait l’objet d’un rackett depuis quelques mois. Le malheureux n’avait que sa maison. On la lui brûle après l’avoir roué de coups et expédié à l’hôpital. La police est sur les traces de deux malandrins, qualifiés, as usual, de « jeunes ». Un comité de soutien se constitue pour reconstruire la maison de cet infortuné septuagénaire, dont le visage tuméfié exprime la vulnérabilité et la détresse. Un comité de soutien est constitué par des habitants de son quartier, sans doute guère plus riches que lui, et dont les noms fleurent bon le Portugal ou le Maghreb. Ce sont les immigrés, et plus généralement les pauvres qui sont le plus en butte à l’insécurité et le plus en demande de sécurité. Il est facile à la gauche officielle de dénoncer l’hystérie sécuritaire. Ce reportage télévisé passe comme en boucle sur plusieurs chaînes. Il est de nature à alimenter un vote Le Pen, par simple coup de sang électoral. Et si l’incendie de la pauvre maison de ce vieil homme signifiait qu’il y a le feu à la maison Jospin ? 48 Pas sur la bouche Chirac et Jospin ont au moins un point commun dans cette élection : ils veulent qu’on les aime, ils fonctionnent à la séduction diraient les branchés. Les autres, sauf Le Pen – « Jean-Marie » comme il voudrait qu’on le nomme – souhaitent surtout se montrer un peu, qu’on les remarque, qu’on fasse un peu attention à eux, à leur message. Ils n’aspirent pas, ou pas encore, à la faveur de l’opinion. Les favoris … c’est un langage de cour. Désormais on n’est plus le favori du monarque, seulement du corps électoral. Les aimer, c’est précisément ce qu’il faut leur refuser. Alain, ou Orwell, écrivaient que le pouvoir veut avant tout se faire aimer, et qu’il ne faut surtout pas s’abandonner à ce danger. Heureusement, la logique démocratique du second tour permet de l’éviter, puisqu’elle consiste à éliminer plus qu’à adhérer. On jouit autant de l’échec du battu que du succès de l’élu. On n’aime pas nécessairement la tête du balayeur, mais on aime le balai. Voilà un réflexe citoyen. En attendant, au premier tour, il faut bien choisir les balayeurs. 20 avril Le silence du souverain Le silence du peuple souverain, le samedi qui précède le vote, cette réflexion ultime qui précède le passage à l’acte, ont toujours quelque chose d’impressionnant et de majestueux. 21 avril Sombre dimanche [Ici, tableau des résultats] 49 DEUXIEME ACTE : ELECTION PRESIDENTIELLE, SECOND TOUR 22 avril Bal tragique à l’Elysée : quatorze victimes, un mort « O nuit désastreuse ! O nuit effroyable ! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : la gauche se meurt ! La gauche est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? » Oui, il ne faudrait pas moins que la fougue et la foi de Bossuet pour dire la surprise de tous, la souffrance de bon nombre, la peur de quelques uns à cette terrible nouvelle : Jospin ne sera pas au second tour, Le Pen l’a devancé ! C’est d’abord, vers 16 h 30, sur les ondes rumeur légère, il faut vous attendre à des surprises, mais on n’y prête pas attention, il s’agit de rameuter le client. Puis vers 18 h – 18 h 30, les choses deviennent plus sérieuses, on téléphone à quelques amis, toujours mieux informés que vous. Ils font état avec incrédulité de la réalité affreuse qui se dessine. A 19 h – 19 h 30, plus de doute possible : le subtil Patrick Buisson a évoqué sur LCI un second tour modèle 1969 – Pompidou/Poher, deux variantes de la droite. A 20 h, la messe est dite, le crime est consommé, le candidat du PS éliminé comme un vulgaire Gaston Defferre, ou encore comme un banal trotskiste. Et par qui ? Par Le Pen, supposé être l’auxiliaire de la gauche, qui devait accabler Chirac, vampiriser ses voix, le laisser exsangue. Ledit caracole en tête, à trois points de là, tranquille, insubmersible. Oui, oui j’entends bien vos protestations, mes bons amis : caracole, alors qu’il n’obtient même pas 20 % des suffrages, qu’il a perdu x millions de voix par rapport à 1995, qu’il est le moins bien placé des présidents sortants, lesquels réalisaient entre 32 et 44% avec une participation plus forte ? Certes mais il faut comparer ce qui est comparable. Ce « plus mauvais Président de la Ve République », ce « quasi-délinquant » promis à l’équarrissoir, est en tête. Le plus puissant Premier ministre de la Ve, celui qui a dirigé le gouvernement le plus long, est éliminé. En 1995, Jospin était en tête et devançait Chirac de 3 %. C’est lui qui est aujourd’hui devancé de 3 %. Ne vous en déplaise, je maintiens caracole en tête. Pourquoi cacher que j’en éprouve du plaisir ? Non pas parce que j’approuve le bilan ou les orientations du candidat, mais parce que le climat de haine, de chasse à l’homme entretenu autour de lui avec la complaisance de son rival, ces loups déguisés en agneaux, ces politiciens camouflés en pères la vertu, m’exaspéraient et m’indignaient. Plutôt Don Juan que Tartuffe ! A l’Atelier, on crie, on pleure, on trépigne. Les groupies ont des larmes aiguës. La stupéfaction fait place à l’accablement, l’accablement à la fureur. Noëlle Châtelet, sœur du premier ministre, se déclare « solennellement triste ». Une qui n’en a pas l’air, c’est Mme Veuve Mitterrand, qui arrive, primesautière, souriante et guillerette faire part de sa sympathie à la famille – manière, un peu appuyée à vrai dire, de souligner qu’on l’avait bien oubliée, elle, quand le fils préféré, JeanChristophe, avait des ennuis. La vengeance se mange parfois tiède. A la télévision, impossible de voir tout le monde, même en zappant. Fabius est sobre, modéré, responsable. Il sait que l’avenir lui appartient, que le PS est voué à tomber dans son escarcelle, que 2007 lui est ouvert, il ne prend pas véritablement part au désastre mais se garde d’en rajouter. Inutile de faire comme Rocard après la défaite législative de 1978, qui tenta de régler en direct le compte de Mitterrand en l’écrasant sous l’affliction, erreur qui lui coûta en définitive un destin national. 50 Les autres, Hollande, Ayrault, Martine Aubry notamment, sont particulièrement amers. Le scrutin est injuste, leur candidat était honnête, l’autre est abominable, démagogue, corrompu. On dirait qu’ils ne peuvent réciter un autre texte que celui qu’ils avaient préparé pour d’autres lendemains, qu’ils sont comme des poulets qui continuent à courir en agitant des ailes pitoyables après qu’on les a décapités. Ils ont encore l’insulte à la bouche et la haine dans le cœur contre Chirac. StraussKahn par exemple déclare qu’il votera pour lui « en se bouchant le nez ». Il ne l’a pas toujours eu aussi fin. Ils se gaussent de son faible score. Le mot d’ordre semble être d’affaiblir Chirac à tout prix. Elégant, intelligent, républicain. Et pourtant ils vont appeler à voter pour lui, et pourtant ils vont manger leur chapeau, et le manger avec des grimaces, pour augmenter le plaisir des spectateurs. J’avoue, je suis un mauvais sujet. Je ne peux m’empêcher de trouver l’histoire farce, digne de Meilhac et Halévy, de Feydeau, d’un vaudeville à la française. Je ne parviens à voir Le Pen que comme un histrion, un braillard, un politicien obstiné et roublard, qui n’a rien d’un dictateur en voie d’ascension. Une bonne partie de ses électeurs, souvent de gauche, et de la gauche populaire ont ainsi exprimé leur exaspération devant l’indifférence et le mépris dont les accablent beaux esprits et belles consciences. Le Front National permet à la bourgeoisie de gauche qui occupe le devant de la scène et se partage postes, prébendes et honneurs de mépriser d’un cœur léger le peuple, arriéré, obtus, obsédé par des questions triviales comme la sécurité, l’emploi, le maintien de son mode de vie étriqué mais tranquille. Fasciste Le Pen ? Emule d’Hitler ? Il faut n’avoir aucune idée de ce que furent les conflits et la violence politique de cette époque pour le croire. Et surtout fascistes ses électeurs ? Allons donc ! Un vote protestataire, conjoncturel. Certains voudraient rejouer contre Le Pen, à trois générations de distance, le combat que leurs grands parents ne livrèrent pas contre Hitler. C’est plus facile, c’est aussi une plaisanterie. En réalité, Le Pen a été une découverte de Mitterrand, qui l’a utilisé contre la droite comme celle-ci avait utilisé le PC contre lui – un repoussoir idéal. Il le faisait monter et descendre à son gré. Moins habiles, les dirigeants du PS qui l’ont remis en selle n’ont pas su le maîtriser. Il avait pourtant favorisé le succès du PS en 1997. Cette fois, le coup a été mal joué. N’est-ce pas Jospin qui a publiquement souhaité qu’il soit candidat, que son courant soit présent dans la compétition ? Il serait intéressant de savoir d’où viennent ses signatures, s’il était réellement à court comme il l’a affirmé. L’apprenti sorcier, ou l’arroseur arrosé. Ainsi Lionel aura été le troisième homme de cette épreuve, celui qui meurt à la fin, aux accents mélancoliques de la cithare. Il ne faut pas l’accabler, respecter son tourment, lui laisser le silence et la nuit. On croyait que c’était un conquérant, un gagnant, en réalité c’était une ambulance camouflée en char d’assaut. Prenant tardivement la parole, il annonce qu’il quitte la vie politique mais qu’il reste en fonctions jusqu’au 5 mai. Il rappelle, actualité oblige, Pierre Lescure, licencié sans phrases par le maître et remplacé par un épouvantail qui glace le personnel d’effroi. Le maître, en l’occurrence, c’est le corps électoral. Il part avec dignité, c’est bien. Fallait-il cependant laisser en déshérence le PS à l’aube des combats électoraux qui s’annoncent, et d’abord des législatives ? Il imite en quelque sorte Juppé démissionnant dès après le premier tour des législatives de 1997. La formule aura t-elle davantage de succès ? Chirac attend quant à lui que Jospin se soit exprimé pour appeler au rassemblement autour des valeurs républicaines. Il ne faut pas oublier les autres victimes, un peu éclipsées par ce grand deuil. Victimes, tous les candidats le sont par définition, sauf les deux qui restent, mais le bilan est contrasté. Surtout Robert Hue, réduit à 3,5%, et dont le sort paraît sceller celui du PCF. Il faut dire que sa survivance est une anomalie qui traduit le retard intellectuel et organique de la gauche. Il fait songer à cette histoire extraordinaire d’Edgar Poë, La vérité sur le cas de M. Valdemar, prolongé en état d’hypnose post mortem et qui se décompose quand on veut le réveiller. C’est sa survie depuis 51 dix ans qui est étrange. Ses premières réactions sont toutefois plus mesurées et dignes que celles des porte-paroles du PS. La gauche plurielle est dans son ensemble affectée, à des degrés divers. Les Verts, Mamère en tête, se réfugient dans un anathème antichiraquien, tout en se préparant à voter pour lui. Pour la droite parlementaire, Bayrou ne s’en tire pas mal, j’ai perdu mon pari, mieux que Madelin, sans doute un peu dilettante. Quant aux trotskistes, bonne tenue d’ensemble, surtout le petit, Besancenot, Arlette un peu décevante sur la fin, Gluckstein sans changement. On ne peut pas parler de tout le monde. Seuls quatre « petits candidats » dépassent les 5 % fatidiques : Arlette, Bayrou, Chevènement, dont l’électorat virtuel a dû être capté par Le Pen, Mamère. Exeunt quand même. Quelques hypothèses Pas davantage que quiconque, ou que la plupart, je n’ai vu le coup venir. Inutile de feindre une prescience que je n’ai pas eue – de la même manière que je ne changerai rien à ce que j’ai écrit les jours précédents. Il est plus honnête d’analyser les résultats et de rechercher les origines ce cet échec, personnel autant que politique, individuel autant que collectif. Elles semblent cumulatives. Une première est probablement l’inversion du calendrier électoral, voulue par Jospin. Si les élections à l’Assemblée avaient eu lieu comme prévu, avant les présidentielles, la montée du Front National aurait été absorbée, diffuse, bloquée au second tour. Elle aurait mis en alerte pour la suite, ce qui aurait sans doute évité ce désastre. C’est au fond la contre épreuve de la dissolution de 1997, qui s’était retournée contre son instigateur. Dans les deux cas, la conclusion est la même : il est toujours dangereux de modifier les échéances normales, ce type d’habileté se retourne contre ses auteurs, les électeurs n’aiment pas que l’on manipule les scrutins. Il sera en toute hypothèse difficile pour les socialistes de continuer à ironiser sur la dissolution. Une seconde est la faiblesse de la campagne électorale du candidat Jospin, erratique, flottante, sans principe, mélangeant le premier et le second tour, à la recherche de son armée électorale sans jamais la trouver, comme Soubise. Mais elle ne faisait que traduire la contradiction entre un appareil dirigeant d’énarques privilégiés, extraordinairement satisfaits d’eux-mêmes, et un électorat déçu, qui se sentait oublié et vaguement méprisé. Les Dieux aveuglent ceux qu’ils veulent perdre. La gauche a trop vite oublié le résultat des municipales de 2001, un avertissement pourtant clair. La méconnaissance de l’impact d’une insécurité réelle, qui frappe tout le monde mais surtout les plus faibles est caractéristique de cette ignorance des conditions concrètes de la vie des Français. L’aveu par le candidat de sa naïveté en la matière a donné le la, tandis que la campagne était ponctuée par les trois crimes de Nanterre, de Vannes et d’Orléans. Une troisième met plus profondément en cause le comportement, la personnalité de Jospin, audelà de la campagne. Il s’est d’un côté enfermé dans une bulle administrative, coupé de la réalité par une pure étude de dossiers comme par un entourage complaisant, énarchisé, et de l’autre cantonné à une vue dogmatique des choses, toujours prêt à analyser, à dégager un sens dialectique, à discourir. Au fond, il est demeuré le Premier secrétaire du PS, enfermé dans son camp et donneur de leçons. Il ne considérait pas le point de vue des autres, il ne pouvait pas envisager que peut être ses adversaires n’étaient pas en faute ou dans l’erreur. Il pensait maîtriser à ce point le monde et la vie qu’il avait intériorisé les questions et les réponses, dans une sorte d’autisme politique. Son sourire supérieur, celui du monsieur qui a tout compris, en disait long sur la confiance qu’il avait en lui-même. A la fois acteur de la campagne et juge de la campagne, auteur, metteur en scène et critique, il ne s’est pas aperçu que le public s’en allait, le laissant à ses monologues. 52 Une quatrième est la croyance aux sondages, passivement ou complaisamment relayés par les médias. Ils ont généralisé l’idée que le duel du second tour était déjà fixé. Les projections absurdes sur le second tour ont encore aggravé l’erreur, en martelant l’identité des duellistes, en profanant le mystère du suffrage. C’est là un manque de respect élémentaire de la démocratie, de la souveraineté populaire. L’étonnant est que les sondeurs, pas gênés du tout, repartent aussitôt dans de nouvelles prévisions pour le second tour, aussi fallacieuses que les précédentes – pas plus de 20 % pour Le Pen, sans même procéder à un indispensable examen de l’origine de ce pataquès, des erreurs, des méthodes utilisées, manifestement défectueuses. Ils devraient être plus modestes. On ne peut pas dire cette fois que l’interdiction de publication des sondages a empêché la perception des évolutions ultimes, puisqu’ils ont été publiés quasiment jusqu’au bout. Seul, à ma connaissance, l’excellent Patrick Buisson, sur LCI, avait attiré in fine l’attention sur des changements rapides en cours. Une cinquième est la multiplicité des candidatures à gauche. Elle a au moins deux origines. D’abord la dispersion réelle des courants politiques qui s’en réclament, le déclin du caractère fédérateur du PS, devenu parti de notables sans identité doctrinale, totalement inadapté aux données nouvelles des enjeux politiques. Ensuite, l’inversion du calendrier électoral, voir plus haut, qui obligeait tous ces courants à se situer les uns contre les autres, en prévision des marchandages législatifs. Un précédent ? L’événement s’inscrit dans le contexte long de la Ve République, et représente une rupture nette dans ses équilibres politiques. Est-il de nature à avoir des conséquences institutionnelles, marquant un déclin du régime, une inadéquation de ses principes et mécanismes, comme certains affectent de le penser ? Je ne vois pas en quoi, et il faut certainement attendre la fin des procédures électorales, législatives comprises, pour en juger. Pour l’instant, sa signification est beaucoup plus politique qu’institutionnelle. Sur ce plan, elle marque d’abord une inflexion de la bipolarisation. Une configuration inédite des forces politiques donne de la substance au vieux slogan lepéniste de « la bande des quatre » socialistes, UDF, gaullistes, communistes, tous unis contre le Front National, seule opposition réelle. De fait, on verra au second tour des présidentielles ces quatre formations ou leurs héritières rassemblées autour d’un candidat unique contre Le Pen. On n’en trouve guère qu’un précédent, dans un tout autre contexte il est vrai, lors du référendum sur l’indépendance de l’Algérie, voici quarante ans, en 1962. Seule alors l’extrême droite de l’époque appela à voter « Non », et ce référendum fut quasi-unanimiste. Au-delà, peut on attendre une reconfiguration originale des forces politiques, du style grande coalition, ou alors un retour à la formule classique de majorité parlementaire groupée autour du Président, ou encore un remake de la cohabitation, si une revanche de la gauche lui donnait la majorité aux législatives ? C’est là leur enjeu, de sorte qu’il est urgent d’attendre. Les précédents ne sont pas pertinents. Simplement, on peut se souvenir qu’en 1962, le faux unanimisme du référendum s’est très vite disloqué pour déboucher sur une crise à l’automne, réglée par la chute du premier gouvernement Pompidou, le seul jamais renversé par l’Assemblée, une dissolution subséquente et un nouveau référendum. Celui-ci a conduit à un changement institutionnel majeur, l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, ainsi qu’à la constitution à l’Assemblée d’une majorité solide et durable, près de vingt ans, jusqu’en 1981. Cette crise a éliminé les relents de IVe République qui pouvaient subsister dans la Ve. La situation actuelle conduira t-elle à faire le chemin à l’envers ? 53 A la Bastille Une gauche blessée vient se retrouver à la Bastille après la défaite, surtout des jeunes gens, pour clamer sa honte et conspuer Le Pen. Ainsi se clôt un cycle ouvert en 1981, celui d’une gauche triomphante, sûre d’elle-même, porteuse d’avenir. Ce n’est plus la foule diverse, compacte et mouillée du 10 mai, si pluvieux mais si joyeux. Le 10 mai, c’était comme la Libération, les débuts de 1968, une fenêtre vers l’infini. Aujourd’hui, c’est une autre sensibilité qui s’exprime, plus répandue en France, celle de la protestation. Le 21 avril jouera t-il pour cette génération le rôle qu’ont joué successivement la guerre d’Algérie, l’échec de 68, les manifestations lycéennes de 1986 ? C’est souvent la protestation qui amorce l’éducation politique de la jeunesse dans notre pays. Tout un programme, riche d’avenir. « Dis Papa c’est quoi la protestation ? – C’est quand on n’est pas content mon enfant. – Alors je protestationne ». Tout de suite ce résultat est récupéré par un avatar de la political correctness. On aurait pu espérer qu’il allait libérer les esprits pour une réflexion ouverte sur ce qui arrivait, et pourquoi. Mais l’événement risque de se réduire rapidement à des réflexes, slogans et manœuvres. 23 avril Le Pen, pas fatigué, pas vieilli, pas usé C’est donc le candidat le plus âgé qui sort le mieux de l’épreuve. L’âge ne fait rien à l’affaire. Les trois candidats les plus âgés sont d’ailleurs les mieux placés. Le Pen a bénéficié de plusieurs éléments : la fidélité d’un électorat déjà ancien ; le manque de mobilisation au profit des autres candidats ; les votes protestataires qui se sont portés préférentiellement sur lui ; le lissage de son discours, soudain plus raisonnable, comme s’il était un vieux sage. Significative est la récupération subliminale de deux formules de Jean-Paul II, « N’ayez pas peur » et « Entrez dans l’espérance », récupération que rejette vivement le Cardinal Lustiger, soucieux de ne pas voir le Pape enrôlé dans cette galère. Il évoque également la chance historique d’une « alternative nationale, populaire et sociale », en appelant aux petits, aux sans grades - il connaît ses classiques - aux chômeurs, aux abstentionnistes, à ceux qui comme lui ont ou ont eu faim et froid - si c’est vrai, il s’est bien rattrapé depuis. Comme il est en tête dans les catégories défavorisées – ouvriers, employés, chômeurs – il peut tenir ce discours sans ridicule. Il va bénéficier du désistement de Mégret, qui aimerait sans doute jouer les fils prodigues. Mais l’homme fort est l’autre Bruno, Gollnish, tribun façon Doriot, au verbe haut, aux convictions fortes et à la dialectique simple. Les électeurs lepénistes sont loin d’être tous embarrassés. On aime à les présenter comme des pervers ou des inconscients, qui profitent de l’isoloir pour des actions honteuses qu’ils désavouent ensuite. On les voit plus nettement qu’avant sortir de l’ombre, ne plus avoir le sentiment d’être des parias, alors sans doute que leur vote n’a jamais suscité autant de peur et de haine chez leurs adversaires. L’incompréhension est à son comble entre deux fractions de la communauté nationale – car on ne voit pas au nom de quoi on les en retrancherait. Très symptomatique est le débat, à LCI, sur le thème « Faut-il diaboliser le Front National ? ». Croyez-vous qu’un de ses représentants, ou même un sympathisant, soit invité, quitte à polémiquer avec lui ? Pas du tout, on traite le cas comme si le FN était un objet, totalement étranger, composé d’extraterrestres, ou d’individus sur l’humanité desquels il y a lieu de s’interroger. Claude Askolovitch, du Nouvel Observateur, fait sensation quand il déclare qu’il s’agit de gens normaux, avec qui on peut même avoir une conversation ordinaire. Pour un peu, il 54 demanderait qu’on leur délivre malgré tout des papiers, qu’on ne les déchoie pas tout de suite de la nationalité française. Curieux mimétisme que ce rejet au nom d’un rejet supposé, effet miroir de l’idéologie attribuée au FN sur ceux qui le vomissent. Attention à ne pas les traiter comme l’URSS traitait ses dissidents : des malades, des déchets sociaux qui relèvent au mieux d’une thérapie, au pire de mesures coercitives, et dont il conviendrait en tout état de cause de purger la société. Est-ce la meilleure manière de lutter contre le FN que de considérer ses électeurs comme des déviants qu’il faudrait soigner ou rééduquer ? Cette attitude, plus psychologique que politique, est un avatar que l’on espère résiduel d’une vulgate marxiste qui considère l’adversaire comme une chose qu’il faut dégrader, vilipender, détruire. Dire cela n’est exprimer aucune sympathie pour Le Pen, son organisation et ses idées. Simplement, c’est la grandeur et la contrainte de la démocratie que de lutter contre ses adversaires avec les armes de la démocratie, et de ne pas renoncer à les convaincre. La formule de Voltaire : « Je désapprouve ce que vous dites mais je défendrai jusqu’au bout votre droit de le dire » n’a de sens que pour un peuple adulte, et pour un peuple libre. A comparer avec les manifestations « spontanées » de lycéens dont je reparlerai tout à l’heure. Oublier Jospin Face à celui qui apparaît vainqueur du premier tour même s’il n’est qu’en seconde position, un mot du vaincu. Après la cérémonie de la Bastille le dimanche soir, ce sont les adieux de Solférino, le lundi matin, empreints d’émotion. Quatorze ans avaient séparé la Bastille de Mitterrand de ses propres adieux à son parti, moins de quatorze heures pour Jospin. On connaît la formule : les événements ont toujours lieu deux fois, la première de façon seria, la seconde de façon buffa. Inutile d’épiloguer, la lutte continue. En outre, au début on ne sent rien, la souffrance arrive plus tard. Cette voyageuse sans bagages n’est pas pressée, mais quand elle s’installe, c’est pour longtemps. Jospin est sorti du paysage électoral, et l’habileté du PS est de chercher à faire oublier qu’il a été battu, l’ampleur de sa défaite et même son caractère ridicule si l’on se souvient des ambitions affichées au départ. Cela pourrait devenir un proverbe : Honteux comme un Jospin qu’un Le Pen aurait pris. Les chiffres montrent en outre que Le Pen a peu progressé en voix, que c’est fondamentalement Jospin qui a reculé. Mais les survivants de ce Titanic électoral ont le naufrage triomphal. Mélenchon va jusqu’à déclarer qu’on a volé la victoire au PS ! Faut-il dissoudre le peuple ? Instruire contre lui ? Envisager, là encore, des mesures de rééducation et peut-être de coercition ? En attendant, le PS approuve, soutient, encourage, peut-être même organise les manifestations de rue des lycéens, d’une jeunesse qui est tout de suite prête à s’engager pour des causes généreuses, surtout s’il ne s’agit que de défiler. Que n’ont-ils été voter, quand ils étaient électeurs ? Le vote est un acte grave, et le premier reproche s’adresse à eux-mêmes. Les dirigeants socialistes sont extraordinairement furieux de voir leur échapper trois choses : un pouvoir qu’ils croyaient solidement tenir ; le peuple de gauche, qui se débine ou qui vote Le Pen ; du même coup leur fétiche électoral, leur talisman, l’antilepénisme. C’était un bien de famille, un héritage de Mitterrand qui résistait à tout inventaire, et voilà qu’il est chapardé par Chirac ! Le drôle, sans avoir l’air d’y toucher, peut-être même en regrettant cette situation, ramasse la mise et se dirige vers une élection triomphale le 5 mai, qui est pourtant le jour de la mort de Napoléon. C’est trop injuste, c’est comme une nouvelle malversation, il devrait y avoir des juges contre ça – et c’est ce que traduit l’étrange propos de M. Mélenchon dont le visage est plaisamment tordu par la colère. Transformer la défaite en victoire 55 Le départ de Jospin a au moins l’avantage de renvoyer son échec au second plan et de mettre Le Pen au centre du débat, ce qui facilite une campagne négative. Se dessine alors une nouvelle stratégie de reconquête rapide du pouvoir, comme le cavalier jeté à terre par un cheval vicieux veut remonter tout de suite en selle pour le mâter. Cette stratégie comporte deux volets, alternatifs ou complémentaires suivant les circonstances. Il s’agit toujours pour le PS d’apparaître comme la meilleure force anti Le Pen, celle qui pousse l’abnégation jusqu’à appeler à voter Chirac au second tour, quoi qu’il en coûte à des hommes de droiture et de conviction. Le premier volet relève de la dénégation. La gauche élira certes Chirac, mais, en le noyant sous des suffrages provenant de tous les horizons, elle le privera du bénéfice personnel du succès. Elle se prépare en outre à lui dénier aussitôt tout pouvoir réel, en l’empêchant d’obtenir une majorité aux prochaines élections législatives. L’objectif est soit de refaire la cohabitation, avec Matignon comme objectif minimal, soit plus vraisemblablement de provoquer la démission de Chirac pour refaire une élection présidentielle, et cette fois la gagner. Vincent Peillon explique tout uniment cet objectif optimal. Qu’une telle situation débouche à l’évidence sur une crise institutionnelle n’est pas pour arrêter ces vertueux républicains. Ils en profitent au demeurant pour dénoncer à nouveau les impasses constitutionnelles, oubliant que ces institutions viennent de donner quinze ans de pouvoir sur vingt à la gauche. Que le PS ou toute coalition qu’il animerait ne puisse obtenir une majorité que grâce au Front National, encore plus visiblement qu’en 1997, ne retient pas ces démocrates intransigeants. Après tout, on récupérera du même coup la palme de l’antilepénisme. Périsse la République plutôt que le PS ! Le second volet relève de la contestation. Il consiste à surfer sur les manifestations qui commencent à se développer, à les soutenir quand ce n’est pas à les organiser – et l’on entend un manifestant soi-disant « spontané» déclarer ingénument qu’il faut voter Chirac, puis le battre aux législatives pour le forcer à démissionner. Petit perroquet ! On annonce une manifestation pour le 1er mai, jour où le Front National manifeste également à Paris. Incidents ? Violences ? Barricades ? La responsabilité de M. Vaillant, ministre de l’intérieur socialiste d’un gouvernement en sursis, sera lourde. La rue est là, ouverte et accueillante, et l’antilepénisme stratégique se prépare à l’exploiter. Jospin avait annoncé que l’élection de Jacques Chirac signifiait la crise à brève échéance. Pourquoi ne pas brusquer cette échéance ? Il faut prendre garde aux démons que l’on réveille. Que se passerait-il en cas d’attentat contre Le Pen ? Le climat que l’on sent poindre est celui de la violence, non plus sociétale, mais politique. On pourrait s’inspirer du mot du Comte de Saint Aulaire, suivant lequel l’insurrection est la noblesse du peuple. Je serais heureux de me tromper, mais quand j’observe à quel point les dirigeants socialistes – et leurs alliés - sont prêts à tout pour rester au pouvoir ou pour y revenir très vite, je crains qu’ils ne soient prêts à la politique du pire. A droite, on s’interroge La droite est quant à elle enfermée dans une logique purement institutionnelle et électorale. Institutionnelle : au-delà de l’élection présidentielle, qui peut être considérée comme acquise, il faut que le Président dispose des moyens de gouverner, et donc d’une majorité. Les élections à l’Assemblée viennent télescoper ce second tour, le rattraper, presque le prendre de vitesse. C’est dès avant qu’il faut constituer un outil électoral capable de les gagner, d’éviter le piège que FN et PS tendent conjointement, non pas sans doute subjectivement, mais objectivement, à la droite 56 parlementaire – de la même manière que, au moment de la crise de l’automne 62, la difficulté n’était pas le référendum mais l’élection législative qui suivait. En même temps, si cet outil électoral est constitué rapidement, il animera la campagne du second tour, et à tout le moins sera présent à la conscience des électeurs. La victoire présidentielle apparaîtra davantage comme celle d’une formule politique majoritaire en voie de consécration que comme une victoire vide de sens positif, parce qu’elle ne serait qu’une victoire par déni de Le Pen et du Front National, que chacun pourra revendiquer, à gauche comme à droite. Il est donc urgent de trouver cette formule, mais à chaque jour suffit sa peine, elle peut quand même attendre demain … 24 avril Un outil électoral, politique et parlementaire pour la droite ? Le projet d’Union en mouvement (UEM), nouvelle majorité présidentielle, est relancé. Il prend pour l’occasion la dénomination d’UMP – Union pour la majorité présidentielle. Philippe Douste-Blazy, Jean-Pierre Raffarin, entre autres, s’en font les chantres. L’UEM avait connu des débuts difficiles avec l’intervention de Bayrou, à Toulouse, critiquant sur place même l’opération et en tirant le bénéfice médiatique. Dans la conjoncture actuelle, la dynamique de l’UMP semble irrésistible. Le RPR promet de se fondre dans l’ensemble, dont on ne sait pas encore quel sera son degré d’intégration : plus qu’un comité pour des candidatures uniques certainement, sans doute un groupe parlementaire commun, peut-être moins qu’un parti unique. La question clef est de savoir qui ramassera le financement public des partis, l’ensemble ou les composantes ? Il semble que ce doive être l’ensemble. Seuls Bayrou et Madelin tentent de s’y opposer, et au minimum de rester à l’extérieur, mais ils semblent peu suivis par leurs troupes, notamment par leurs parlementaires. Philippe Séguin déclare que tout le monde se fout de l’UMP, mais tout le monde se fout surtout de ce que pense ou dit Philippe Séguin. Bayrou a obtenu un pourcentage électoral qui lui assure le remboursement de ses frais de campagne, de sorte qu’il conserve une certaine indépendance, à la différence de Madelin. Il se situe dans la postérité et dans la ligne de Giscard. Celui-ci avait conservé et développé sa capacité de nuire en maintenant à toute force l’autonomie de sa formation politique, les Républicains indépendants, face au mouvement gaulliste. Voici revenu le temps des cactus. Quelle est la variante de Bayrou ? Sera t-il cactus ou succulente, piquante comme l’Opuntia leucotrita, ou nourrissante comme l’Euphorbe ? Gifle ou tarte ? Fissures à gauche ? Le succès rassemble, l’échec divise. C’est une constante de la vie politique. La gauche n’y échappera pas. Dans l’immédiat pourtant, les fissures n’apparaissent pas, dans la mesure ou subsiste un espoir de remporter les élections législatives. François Hollande, investi capitaine de route du PS, n’est pour l’instant contesté par personne. On assiste même à la perspective d’une candidature unique de la gauche, PS, Verts, PCF. Pourrait-on aller au-delà, quelques surgeons trotskistes ? Cette formule évoque davantage le Cartel des Non, qui rassembla tous les partis opposants à de Gaulle à l’automne 62 qu’un retour à une union de la gauche modèle 1972 ou même modèle 81. Même si elle doit s’appuyer sur un embryon de programme commun, elle sera plus défensive qu’offensive, plus tactique que stratégique. Elle vise à constituer un pôle d’attraction plus puissant que l’UEM et le FN, pour bénéficier des triangulaires. 57 Sur le fond cependant, des lignes de fracture se dessinent au sein même du PS. Les fabiusiens déjeunent ensemble, et prennent date. Ils seront exemplaires jusqu’au 16 juin. Après, on réglera les comptes. Pierre Bergé, relayant Roland Dumas, souligne publiquement les faiblesses du candidat Jospin. Quelques élus socialistes indiquent qu’ils voteront blanc au second tour, en désaccord avec la ligne. Jospin pour sa part n’a rien dit. Peut-être ressent-il quelque amertume à l’égard de ceux qui l’ont mal conseillé, ou insuffisamment aidé. Son retrait immédiat de la vie politique est un signe. Sa déclaration du 22, devant ses amis, est ambiguë : « Le choix est difficile. Je ne veux pas peser dans un sens ou dans un autre. Réfléchissez y bien. Essayez d’être dans la réalité, pas dans les mythes ». Il faudrait décoder. Mauvais perdants Que l’union provisoire de la gauche soit avant tout négative, on le mesure dans son attitude à l’égard de Chirac. Les qualificatifs qui adornent le ralliement autour de sa candidature sont instructifs : ripou, délinquant, escroc, supermenteur, et des meilleurs. Qu’en pense le juge Halphen, qui appelle à voter pour lui ? Le plus doux est encore « plus mauvais président de la Ve République ». Montebourg déclare le soutenir comme la corde soutient le pendu. Ces habiles, ces moralistes machiavéliques se refont une vertu sur le dos de Chirac, eux qui ont supporté Mitterrand pendant quatorze ans. Ils font penser à ces marchands d’armes qui jouent sur les deux tableaux, au Basil Bazaroff de l’Oreille cassée. Ils alimentent d’un côté Le Pen en arguments - il lui suffit de reprendre insultes et anathèmes lancés contre Chirac par ceux même qui votent en sa faveur, pour mettre en lumière l’inconsistance et la fragilité de son électorat. Ils alimentent d’un autre côté Chirac en voix. Ils visent ainsi à cumuler les bénéfices, à affaiblir l’un par l’autre et si possible à ramasser la mise aux législatives. Ah, les braves gens ! Pas de débat Hier soir dans son premier grand meeting à Rennes, Chirac se drape dans une posture républicaine, gardien des grands principes, vestale des grandes valeurs. On ne discute pas, on ne débat pas avec l’extrémisme, l’intolérance, la xénophobie, etc .. Il est clair que cette intransigeance morale est un choix politique. A vrai dire, ce débat, attendu et usuel avant le second tour, point culminant de la campagne, était pour lui un piège. S’il s’agissait d’un face à face, suivant la formule habituelle, il risquait de s’exposer à l’agression verbale, l’insulte, à la reprise de tous les qualificatifs dont la gauche abreuve celui qui est désormais son candidat. Sa fragilité est évidente. Le Pen est un redoutable debater, il ne fait pas dans la dentelle. Il refuse au demeurant un débat à l’américaine, dans lequel chaque candidat répond séparément aux questions posées par un médiateur. Chirac est donc en zugzwang, cette position aux échecs où l’on doit jouer, mais où l’on ne peut jouer qu’un mauvais coup. Accepter le débat l’expose d’une part à de pénibles avanies, l’oblige d’autre part à se situer de façon précise. Le refuser permet à Le Pen de le traiter de capon, de dénoncer la dérobade et la parodie démocratique. Fabius lance aussitôt une petite perfidie, manière de se mettre en bouche. Il souligne la dérobade du candidat qui se sent en situation d’infériorité. C’est méchant, ce n’est pas faux. L’opinion risque en outre d’être frustrée et déçue. En revanche, Chirac conserve le statut de candidat œcuménique, de fédérateur de l’antilepénisme. Son intérêt est d’en dire le moins possible avant l’élection, de se borner à une langue de bois républicaine – et il est un spécialiste reconnu des lieux communs, des banalités emphatiques. Ce soir sur France 2, il justifie laborieusement son refus par quelques phrases vides. Au passage, il 58 récupère les manifestations lycéennes qui se développent, en soulignant qu’elles expriment l’inquiétude légitime de la jeunesse devant la montée de l’extrême-droite. Puis, en fin d’émission, il regrette, à propos d’autre chose, l’absence de culture du dialogue en France … Il y a un monologue bien oublié de Jacques Dufilho, prononcé d’un ton solennel et sentencieux, avec la mâchoire qui convient, à la gloire de la France. Il m’en revient des bribes, il faudrait le retrouver : « Tout est perdu, il nous reste l’honneur … nos cathédrales … et nos forêts ! ». L’unanimisme, c’est pour le second tour, l’UMP, ce sera pour les législatives. Plus largement, ce refus du débat organisé et codifié est symbolique d’un plus large rejet de toute forme de discussion, à la limite de toute forme d’expression du Front National. Ainsi, Le Pen est empêché de prendre la parole devant le Parlement européen et la conférence de presse qu’il se proposait de tenir promet de se transformer en manifestation contre lui et doit être annulée. Il est vrai qu’il peut en retirer le bénéfice de la victimisation. Les talk shows organisés à la télévision, on l’a vu, se passent sans que ses partisans se fassent entendre. Ici encore, il ne s’agit pas d’approuver Le Pen en quoi que ce soit. Non seulement je ne suis pas tenté de voter pour lui, mais encore je ne le ferais à aucun prix ni en aucune circonstance. La France peureuse, étriquée, racornie, archaïque qu’il défend n’est pas la mienne, avec ce qu’elle véhicule même s’il s’en défend – idéologie de Vichy, racisme, xénophobie, antisémitisme. Mais de deux choses l’une : ou bien on interdit son parti et considère sa candidature irrecevable ; ou bien il est traité sans discrimination et ne relève que de la loi commune. Il faut réfuter ses thèses, combattre ses propositions. Pour cela il faut les laisser s’exprimer, et démontrer leur inanité. Il tire en réalité bénéfice de l’ostracisme qu’on lui impose. Il lui donne le profil avantageux de la victime qui est en même temps un rebelle, celui que rejette le système pour des raisons obscures. Je tenais voici trente ans le même raisonnement à l’encontre de ceux qui diabolisaient alors le PCF. Pompes funèbres Le Monde publie aujourd’hui les opinions de plusieurs intellectuels, Nicolas Baverez, Olivier Duhamel, Yves Mény, Alain Touraine. Pas de doute, cela va mal. On a l’habitude de lire Olivier Duhamel et Alain Touraine, penseurs organiques du PS. Nicolas Baverez est « avocat, historien et économiste » par choix, par formation normalien, énarque et magistrat de la Cour des comptes, par inclination aronien – il lui a consacré une importante biographie. Son article, longue rapsodie anti-chiraquienne, s’intitule « Le chagrin, la pitié, l’espoir » - de Bernanos à de Gaulle en quelque sorte. Le chagrin de l’économiste, la pitié de l’historien, l’espoir de l’avocat ? L’espoir, il bosse, l’espoir. Il se lève. Pas comme l’élan, qu’on appelle, qu’on demande, qu’on attend, mais c’est toujours pour demain. L’élan, il est le Mr Kaplan de La mort aux trousses, « Calling Mr Kaplan », qu’on ne trouve jamais. Yves Mény, constitutionnaliste, politiste et florentin, traite enfin de « La double mort de la Ve République ». Au-delà de ces articles, on a le sentiment que certains experts ne se sont approprié la Constitution, son interprétation, son commentaire, que pour mieux la détruire. Docteurs Miracle, ils se penchent à son chevet et ne lui proposent leurs remèdes que pour mieux l’expédier, pour mieux introduire une VIe République qui ressemblerait comme une sœur à la IVe. Mais il est des institutions qu’il faut tuer plusieurs fois. Si depuis les origines on rassemblait les oraisons funèbres de la Ve, on ne trouverait aucun monument plus fleuri dans l’histoire de France. En vérité je suis surpris de la trouver toujours en vie, je la croyais morte depuis longtemps. Je croyais même que l’inversion du calendrier électoral devait la ramener à la vie, la remettre à l’endroit en rétablissant la prééminence du Président. 59 A en croire certains, c’est maintenant l’élection présidentielle qu’il faudrait supprimer. Au fond, ils préfèrent la Ve morte dès lors que Jospin n’est pas élu. Elle ne reprend des couleurs à leurs yeux que si elle s’habille de rose. Sinon, elle n’est pas digne de vivre. Allons, allons, la Ve en a vu d’autres, et je gage quelle saura retomber sur ses patounes, comme lors de la guerre d’Algérie, après la crise de l’automne 62, celle de 68, le départ du général de Gaulle en 1969, deux élections présidentielles anticipées, la grande alternance de 1981, cinq dissolutions, trois cohabitations, pas mal de révisions constitutionnelles, mineures ou majeures. Son aptitude à surmonter les crises n’a d’égale que sa capacité à décontenancer – et à démentir - les commentateurs. 25 avril Coup de roulis La campagne semble avoir pris un rythme de croisière, en attendant ces tournants que pourraient être les manifestations anti-Le Pen organisées pour samedi, et surtout la journée du Premier mai, où doivent cohabiter à Paris deux défilés, celui du Front National, celui des opposants. Les partis de droite se tiennent à l’écart, la CGT, FO veulent s’en dissocier, mais les forces politiques de gauche y seront abondamment présentes. Quant aux manifestations lycéennes dites spontanées, qui entretiennent la flamme en attendant la suite, elles se poursuivent. Parallèlement, les camps s’efforcent de renforcer leur unité. A droite, ce sont les pressions sur Bayrou et Madelin pour qu’ils rejoignent l’UMP, émanant de leurs propres formations. A gauche, ce sont les pressions sur Jospin pour qu’il se prononce clairement pour le second tour. Son attitude intrigue certains. Non seulement il n’a pas pris position sur ce vote, mais encore il a conseillé aux ministres de se tenir à l’écart des manifestations, ce que certains n’apprécieraient que modérément. Peut-être éprouve t-il de la sollicitude pour son ami Daniel Vaillant, Ministre de l’Intérieur, qui a la tâche difficile de canaliser les défilés, en attendant les cortèges du 1er mai. Sans doute éprouve t-il de la répugnance à appeler au vote pour Chirac. C’est beaucoup lui demander. Celui qui aurait pronostiqué voici seulement une semaine que Jospin serait pressé par les siens de se prononcer en faveur de Chirac pour le second tour aurait passé pour un débile profond ou pour un plaisantin, au choix. Comme disait mon Maître René de Lacharrière, en France, tout peut arriver à tout moment – et il peut aussi ne rien se passer. Haute leçon de science politique. Que sera le second tour ? On observe une récente modestie des sondeurs, mais gageons qu’on va les voir reparaître, oublieux de leurs mécomptes et habiles à capter de nouveau l’attention. Simplement, l’opinion est en garde, et il est peu probable cette fois que les sondages renforcent l’abstention. La pression collective pour la participation au scrutin est très forte. Il sera très intéressant d’observer le nombre de votes blancs ou nuls, qui pourraient traduire le refus d’électeurs de gauche, ou d’extrême gauche, de se rallier à un candidat qui, même fédérateur de l’antilepénisme, reste le héraut de la droite de gouvernement. Chirac tire cependant grand bénéfice d’avoir été un cohabitant courtois et dans l’ensemble passif, car l’ambiguïté de sa position est déjà inscrite dans les esprits de façon constructive. Le Pen et ses trophées Pour Le Pen, le second tour est évidemment délicat. Il risque de dévaler la pente si rapidement gravie. La campagne est déjà difficile. Comment tenir des réunions publiques dans un climat aussi hostile ? Les troubles lui seront aussitôt imputés. Il a intérêt à laisser défiler les manifestants sans cible concrète, que le désordre éventuel soit imputé à son adversaire. Quant à ses interventions 60 audiovisuelles, instrument presque exclusif de sa présence, que peut-il ajouter à son propos antérieur ? Le tout dénonciation, le tout immigration, c’est tout de même très court. Il n’est en rien préparé à l’exercice du pouvoir, qu’il est un opposant, un provocateur, un trublion né, en aucune façon un homme d’Etat et encore moins de gouvernement. Son programme est indigent – chasser les immigrés, sortir de l’Europe - ses équipes inexistantes. Condamné à une campagne négative, il a simplement repris à son compte la fonction tribunicienne longtemps occupée par le PCF – coaguler des mécontentements multiples par un discours radical qui dénonce, accuse, invective, et par là même venge, dans l’impuissance concrète. Il est vrai qu’il est devenu le moteur immobile de la vie politique française, dans la mesure où les changements se définissent et s’organisent par rapport à lui, sans qu’il bouge. Je ne parviens pas pour autant à voir en lui, en sa personne, un danger sérieux. Il jouit avant tout d’être le centre de l’attention, et en même temps s’en contente. Il n’aime que lui, et s’il peut jouer au chef dans le cercle de ses fidèles, il est heureux. Au fond, on peut distinguer deux images de lui, l’une plus bénigne, l’autre inquiétante. La première est celle de la faluche, d’un gros égocentrique, ancien agitateur du Quartier Latin, homme de brasseries, de beuveries et de brailleries, de rodomontades et de monômes, de bagarres et de petits matins à la gueule de bois, dans une tradition aujourd’hui disparue, celle du folklore étudiant. Les paillardes, bien obsolètes, traitaient les femmes comme des objets, des bêtes à plaisir et scandalisaient les bien pensants. Le discours anti-immigration tient sur un autre registre le même emploi, celui de la transgression, qui exorcise la peur. La seconde est toujours celle d’un béret, mais du béret rouge de parachutiste tortionnaire, au moment de la guerre d’Algérie. On l’accuse d’avoir personnellement torturé, ce qu’il nie farouchement. [Il a reconnu avoir alors torturé, comme] Il a déclaré qu’il croyait à l’inégalité des races. Il donne au surplus le sentiment de toujours tenir un discours codé, dans lequel l’implicite, le sous-jacent importent plus que l’exprimé. Procès d’intention ? Mais il joue lui-même de l’équivoque, l’entretient à plaisir, joue au fanfaron de crimes, cherche toujours des couvertures plutôt qu’il n’apporte des démentis convaincants. La torture ? N’était-elle pas approuvée, couverte par des gouvernements, des ministres socialistes, Mollet, Lacoste ? L’infériorité des colonisés ? Jules Ferry, Jaurès l’avaient déjà dit, que l’on n’accuse pas. Je ne suis pas plus raciste que Tony Blair, etc .. Fondamentalement, il vit dans le passé, il incarne l’archaïsme de thèses et de conduites que la morale réprouve et que l’histoire a condamnées. Ce côté archaïque, on le retrouve par exemple lorsque, singeant ses adversaires, on le voit parcourir une pièce à grands pas en criant « Le Pen au poteau ! ». L’expression fit florès dans les années trente, et jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie – Mendès au poteau, de Gaulle au poteau, Salan au poteau … Aujourd’hui on ne l’emploie plus, fort heureusement, elle sent la haine et la guerre civile. On se contente de dire « Machin, salaud, le peuple aura ta peau », formule inventée contre Michel Debré dans les années 70. On mesure le progrès. Poujadiste, Algérie française, OAS, jusqu’à aujourd’hui Le Pen symbolise de dernier stade des causes perdues, celui où elles deviennent furibardes et grotesques. Il peut encore mordre mais il est voué à l’échec. Alors bien sûr, son entourage, ses électeurs, ses idées. Il est probable que dans son entourage figurent des hommes plus dangereux, plus résolus, aux convictions mieux articulées, qui travaillent à plus long terme. La dissidence mégretiste en a éloigné beaucoup. Or Mégret et les siens, en dépit de leur ralliement précipité, semblent tenus en lisière. Gollnish, vraisemblable successeur, est sans doute un tribun, mais il n’a prospéré qu’à l’ombre du chef. Les autres restent le plus souvent dans l’ombre, et c’est probablement ce qu’ils ont de mieux à faire : ils gagnent à ne pas être connus. 61 Quant à ses électeurs, même si l’on observe une répartition géographique plus forte dans les régions frontalières, même s’ils comptent nombre de jeunes votants, ils sont très divers. Aux fidèles s’ajoutent des mécontents d’origines multiples, dont la constance n’est nullement garantie pour le second tour. Certains ne voulaient pas cela, le succès du candidat a dépassé leurs attentes, ils ne récidiveront pas, du moins pas cette fois ci. Peut-il capter de nouveaux votes, abstentionnistes voire mécontents qui avaient fait un autre choix ? Possible, vraisemblablement marginal. Restent les idées, ou plus exactement les rejets, les frustrations, les peurs qu’il exprime. Il faut clairement les désamorcer, les combattre. Mais l’excommunication, les slogans, les discours de haine personnelle sont-ils le meilleur moyen ? Ils relèvent d’une réaction aussi simpliste que celle qu’on lui reproche. Lutter contre Le Pen avec les moyens de Le Pen est une forme de succès pour sa vision de la politique et du monde. En d’autres termes, il est à mes yeux futile de lui retirer le droit d’expression, ou de manifester contre lui dans les rues à l’occasion d’une élection. Il suffit de l’écraser dans les urnes. La question sérieuse est pour un peu plus tard, pour les législatives. Il est clair qu’il disposera d’une réelle capacité de nuire, en raison d’un nombre important de triangulaires prévisibles. Chacun sait que l’incertitude électorale est polarisés sur ce point. Sa résolution ne dépend pas cependant de Le Pen. On peut présumer qu’il cherchera à faire le plus de tort possible à ses adversaires, faute de pouvoir obtenir une majorité pour son compte. La configuration ne sera pas connue, dirait M. de la Pallice, avant le premier tour, c’est à dire avant le 9 juin. Il peut créer les conditions d’une nouvelle cohabitation, si la gauche est électoralement majoritaire ou d’une recomposition de la vie politique si personne n’obtient de majorité parlementaire. Mais Le Pen n’est nullement maître du jeu. Ce sont les autres formations politiques d’abord, les électeurs surtout, qui décideront. Pour ma part, j’ai toute confiance dans les électeurs, beaucoup plus mesurés et responsables que la plupart des hommes politiques, pour éviter le retour d’une cohabitation qui risquerait fort de déboucher sur une crise. « On aime les Batignolles quant on est Parisien ; on aime les gondoles quand on est Vénitien ; on aime l’Acropole quand on est Athénien ; on aime le Tyrol quand est Tyrolien ; on aime les si bémol quand on est musicien », chantait Milton avant la guerre, ce qui ne nous rajeunit pas. On a confiance dans la démocratie quand on est démocrate ! 26 avril Postures Le choc de la défaite de Jospin est en train de passer, mais son retentissement et ses conséquences s’amorcent à peine. Cette défaite est fondamentalement ridicule, et le PS doit à toute force le faire oublier, car en France le ridicule tue. On la joue donc dramatique, presque tragique. C’est Mélenchon, à la sortie du dernier Conseil des ministres du 24 avril, qui se dépeint avec ses collègues, « tristes comme des pierres ». Vite, un lacrymatoire pour M. Mélenchon ! Détourner l’attention vers le grand méchant loup - Le Pen - et le grand menteur - Chirac - peut aussi y contribuer. Assassins et voleurs, tel était le titre du dernier film de Sacha Guitry. Le PS, lui, est d’une pureté de lin blanc, et ses positions éthiques laissent intactes ses chances de l’emporter à l’Assemblée, c’est du moins Laurent Fabius qui le dit. Mais enfin, quand on pense que la gauche l’avait emporté en 1902 ! Le PS survivra t-il en 2005, un siècle après sa fondation ? Comme il a été infidèle aux promesses de Jaurès ! Jacques Delors en 1995 regrettait que l’ascenseur social ne fonctionne plus. Le PS ne l’a pas remis en 62 mouvement. A vrai dire c’est 1968 qui l’a tué, en détruisant l’Université et la promotion sociale qu’elle permettait de réaliser. On est revenu à la loi de l’hérédité sociale, on a institutionnalisé la fracture sociale – chacun dans sa classe et l’inégalité pour tous. Et l’on s’étonne que les électeurs ne soient pas enthousiastes à l’idée d’accélérer les carrières de Mmes Aubry, Guigou, Royal, Touraine, ou de MM. Bartolone, Hollande, Moscovici, Peillon, Strauss-Kahn, entre autres. De son côté Chirac a gagné l’empyrée des grands principes, il aspire l’air des cimes. A son meeting de Lyon, au passage meilleur que la prestation télévisée de la veille, sont convoqués d’urgence : la République, les valeurs démocratiques, les droits de l’homme, la tradition humaniste, nos enfants. Ils sont là, un peu essoufflés, un peu poussiéreux, mais toujours souples, flexibles et prêts à l’emploi. En même temps Chirac incarne parfaitement le Président de la République modèle 1958, dont la mission est définie par l’article 5 de la Constitution : « Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'Etat. Il est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités ». L’ironie est que cette mission définit parfaitement la posture du cohabitant, qu’elle le libère de tout programme majoritaire ou partisan – cela, ce sera l’affaire des législatives - alors qu’il n’aura vraisemblablement pas à cohabiter. En 1995 à l’inverse il avait défini un programme de majorité et s’est rapidement trouvé contraint de cohabiter … L’art politique relève de la marine, non pas même à voiles mais à rames. Comme l’écrivait Richelieu, « gagner le but comme les rameurs, en lui tournant le dos ». Spéculations Il est au moins une décision partisane que Chirac devra prendre dès le 6 mai – nommer un Premier ministre. Il observe à cet égard de Conrart le silence prudent. On parle cependant pour lui, et en cet instant Sarkozy tient la corde. Il incarnerait, disent ses partisans, une droite affirmée, sans complexes, réformiste et moderniste dans la fermeté, propre à répondre aux attentes des électeurs qui se sont détournés d’un centrisme par trop mollasson. Le soir du premier tour, on a noté que Sarkozy était calme et résolu, tandis que Raffarin, autre favori, paraissait plutôt nerveux, les deux à contre-emploi. Rufenacht, maire du Havre et directeur de campagne du candidat, passe pour l’outsider qui monte, avec son allure de Couve de Murville chiraquien. On ne sortirait pas du protestantisme, ce qui ne serait pas pour me déplaire. Mais Sarkozy ? A t-il effacé l’image de l’arrivisme agressif, du balladurisme opportuniste ? N’est-il pas trop Neuilly – Auteuil - Passy pour des élections qui seront essentiellement provinciales ? De ses yeux immenses et liquides, il regarde le pouvoir comme un enfant une tartine de confitures. Il faut cependant le laver de l’image de trahison qui lui colle à la peau. Fidèle de Chaban, il n’a jamais été un homme de Chirac. Il pouvait à l’inverse estimer, en soutenant Balladur, qu’il lui rendait la monnaie de sa pièce après le coup de Jarnac de 1974 qui accéléra l’effondrement de Chaban au premier tour des présidentielles. Pour Le Pen, à défaut de sondages, anticipations, calculs et défis vont leur train. Lui-même estime que moins de 30 % de suffrages au second tour « ne seraient pas un succès ». Mégret hausse encore la barre, en déclarant que s’il n’obtient pas 40 % ce sera un échec. Il s’est rallié, mais entend conserver toute liberté pour les législatives. Là encore, la corde soutient le pendu. Dans Lucky Luke contre Joss Jamon, maître ouvrage de science politique, où l’on voit une bande prendre le contrôle d’une ville, il est un personnage, Pete l’indécis, qui change de camp au gré des circonstances. Quel rapport avec Mégret ? Je me demande. 63 Précisément, pour les législatives, Le Figaro du jour se lance dans un exercice risqué. En transposant les résultats du premier tour des présidentielles, il anticipe comme possible une nouvelle défaite magistrale du PS. Il pourrait n’être présent au second tour des élections à l’Assemblée que dans moins de cent cinquante circonscriptions sur près de six cents en métropole. Voilà qui est bien loin des espérances exprimées par les dirigeants socialistes, qui voudraient tout de suite remonter à cheval. Voilà qui, indépendamment des bases parfaitement aléatoires de l’exercice, est politiquement plausible – mais médiatiquement maladroit. 27 avril Un souvenir, un regret Voici trente trois ans, de Gaulle perdait son ultime référendum et quittait le pouvoir. Il avait observé dans sa dernière allocution que, quelque soit le résultat, l’avenir appartenait à « l’armée de ses partisans » - manière de dire que le choix était entre Pompidou et lui. Formule rétrospectivement équivoque, parce que, s’il est maintenant embaumé parmi les grands mythes de l’histoire de France qui suscitent une juste révérence, la foi, le message ont disparu. Chirac a participé à ses gouvernements, Le Pen se réclame de lui, comme, sur un autre plan, Régis Debray. Mais ce culte est purement rituel. N’importe, sa mémoire est comme une vigie. Il est l’une de ces masses de granit qui, même de façon inconsciente, maintiennent et renouvellent l’identité nationale. L’anti 68 Puisqu’on en parle, le succès électoral de Le Pen est une sorte de mai 68 à l’envers. Le premier tour a clôturé, avec la défaite de Jospin, un cycle ouvert en 1981, qui a donné quinze ans de pouvoir à la gauche socialiste soutenue par les communistes. Le deuxième tour, la présence de Le Pen, provoque quant à lui la même émotion, donne le même sentiment de secousse imprévue et brutale du système politique et institutionnel que mai 68. Imprévue, quoique certains – dont je ne suis pas – l’aient pressentie. On a beaucoup évoqué dans la presse le fameux article de Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde en février 1968, « La France s’ennuie », rétrospectivement prémonitoire. En 2002, toutefois, tout se passe de façon inversée. Mai 68 s’est amorcé dans la rue, à Paris, en dehors de toute échéance régulière. Il a été animé par des groupuscules puis des manifestations étudiantes qui récusaient les procédures électorales – « élections piège à cons ». Il exprimait une vague aspiration révolutionnaire, mélange de surréalisme, d’anarchisme, de maoïsme et de trotskisme. En profondeur, il était le surgissement politique et sociétal d’une génération qui récusait les contraintes, les disciplines, voulait jouir sans entraves et considérait l’avenir avec gourmandise. Il se déroulait dans une période de croissance et de prospérité. Les dirigeants s’affichaient, s’exhibaient, d’une jeunesse insolente et éclatante. Aujourd’hui la contestation est menée par et dans les urnes, de façon purement électorale, elle est d’inspiration réactionnaire ou passéiste, elle est provinciale, elle traduit une demande d’autorité, de répression, de châtiments, et ses troupes se réfugient dans l’ombre des isoloirs. Elle fait suite à une longue période de difficultés économiques, elle exprime la crainte de l’avenir, le repli, et ses leaders sont loin de donner l’image de la jeunesse. On pourrait poursuivre par un parallèle entre leurs deux figures dominantes, Cohn-Bendit et Le Pen, qui en marquerait la parfaite opposition. Les différences personnelles sont trop évidentes pour qu’on y insiste. Les méthodes sont également aux antipodes. L’arme de Daniel Cohn- 64 Bendit, symbole d’une génération cosmopolite, était la dérision, menée de façon très efficace, mais celle des idées ou des mœurs, pas celle des hommes – quoique « les crapules staliniennes » .. Le propos était en réalité grave. Il plaçait la France à la pointe d’une contestation plus générale qui secouait le monde occidental. L’arme de Le Pen, incarnation d’un nationalisme hors d’âge, est davantage le sérieux voire la dramatisation, en même temps que l’invective et l’insulte personnelles. Et cependant Le Pen est dérisoire. Le triste dans cette affaire est même qu’elle est dérisoire. La gravité de Le Pen, son emphase sont ridicules. Il évoque le personnage de Jacques Villeret, le frère débile du Fuhrer, qui chante dans Papy fait de la résistance : « Non, je n’ai pas changé » à la manière de Julio Iglésias. En l’occurrence et dans cet esprit, Jacques Chirac ressemble davantage à Super-Résistant qu’à Supermenteur. La résolution de la crise ouverte en 1968 est passée par un retour aux urnes, par une relégitimation des procédures électorales. Aujourd’hui, l’échec de Jospin conduit certains à douter des élections, et même s’ils appellent à voter au second tour, c’est dans la rue qu’ils crient « Tous aux urnes ! ». Si par une circonstance que l’on n’ose imaginer Le Pen était élu, gageons que l’on assisterait à une contestation violente de l’élection, que la parole serait à la rue et à la rue seule. En 1968, pour sortir de la crise, de Gaulle annonça le 24 mai un référendum. Il fut violemment contesté dans la rue. C’est Pierre Mendès-France qui proclama : « Un plébiscite, cela ne se discute pas, cela se combat ». Aujourd’hui la gauche appelle à faire du second tour un référendum anti-Le Pen. En 1968, les gaullistes étaient perçus comme l’incarnation de la réaction. En 2002 l’avenir de la démocratie a pour nom Jacques Chirac. Enfin, c’est une élection à l’Assemblée qui a permis la sortie de mai 68, après l’abandon du référendum remplacé par une dissolution. En 2002, c’est une élection présidentielle ordinaire qui a fourni l’occasion de la crise actuelle. C’est elle aussi qui apporte la solution. Quelques points de ressemblance toutefois, pour autant que l’on puisse anticiper le résultat du second tour : le retournement de l’opinion, un rejet initial des forces politiques officielles qui se transforme en leur consolidation finale ; un gaullisme partisan que l’on croyait usé, et qui trouve par là une occasion de se régénérer ; une gauche parlementaire qui croyait à ses chances et qui se trouve éloignée du pouvoir … Mais sur ce dernier point il faudra attendre le résultat des législatives. 28 avril Campagne fatigue Cette campagne est trop longue. Il aurait été préférable d’en finir dès aujourd’hui, sans attendre une semaine supplémentaire qui ne peut rien apporter. Elle sera inutile ou dangereuse. Inutile parce que les positions sont désormais fixées. On sait qu’il n’y aura pas de débat. Jospin a fait savoir par un simple communiqué, après que les camarades lui ont tordu le bras, qu’il fallait faire barrage à l’extrême-droite. Il s’est abstenu de nommer l’heureux bénéficiaire. Il a ajouté qu’il n’avait aucune illusion sur le choix offert. Alors quoi ? Serait-il en réalité proche d’Arlette, qui refuse d’appeler à voter Chirac, au contraire de Besancenot ? Estime t-il qu’il faut ménager Le Pen pour préserver les chances de la gauche aux législatives ? 65 Ce dernier hausse les enchères, puisqu’il affiche désormais une ambition électorale qui va de 40 à 51 %. Il profite de la discrétion des sondages, qui permet toutes les allégations. Ils ressortent au demeurant opportunément à la suite de cette déclaration, pour refroidir un peu les esprits. Mais sont-ils crédibles ? La semaine à venir peut aussi être dangereuse, à cause des manifestations qui vont la jalonner. Jusqu’à présent, rien de grave. Mais le premier mai, avec ses cortèges antagonistes, notamment en fin de matinée entre la rive droite et la rive gauche, promet d’être la journée de tous les dangers. Ou encore le 2, avec la seule réunion publique de Le Pen à Marseille, qui pourrait être éruptive. Vu d’ailleurs La presse étrangère est égale à elle-même dans l’ironie vengeresse ou méprisante. Elle n’a pas nécessairement tort. Ce gouvernement a un peu trop joué les donneurs de leçons à l’encontre des autres, de l’Autriche ou de l’Italie notamment, comme si la France pouvait se poser en parangon de la démocratie, en gardien sourcilleux des droits de l’homme en Europe. Il n’est pas mauvais de balayer devant sa porte. De la même manière, tous ceux qui se précipitent pour soulager les misères lointaines, ONG, belles âmes, auraient aussi pu s’intéresser à ce qui se passait en France, à l’abandon matériel et moral auquel sont voués tous les laissés pour compte dans notre pays. Il ne s’agit pas de se replier sur soi-même, d’être indifférents au monde extérieur. Il s’agit de s’occuper aussi de ce dont est d’abord responsable, et dont on aura à rendre compte. Dans les commentaires extérieurs, une juste comparaison faite par un journaliste du Herald, entre Jospin et Al Gore, lui aussi installé, compétent, soutenu par l’establishment, promis à la victoire, mais lui aussi raide, robotisé, maladroit - et battu sans gloire. Dans le Times, un article intéressant, relevé par Le Figaro : « Pourquoi nous haïssons les Français ». Air connu – mais aussi humour britannique, car l’article se retourne. Après avoir expliqué que la France était décidément corrompue, renégate, moyenâgeuse, l’article conclut que ce pays connaît malgré tout des services publics et une qualité de vie supérieurs à ceux du Royaume-Uni. La haine est d’abord une jalousie. Cette manière élégante de relativiser les critiques et de désamorcer leurs excès leur donne encore plus de poids. Les Dupondt de LCI Il est un couple réjouissant de commentateurs, qui occupe régulièrement l’antenne de LCI. Claude Imbert et Jacques Julliard font connaître leurs opinions et débattent de la chose publique. Le premier est censé exprimer une sensibilité de centre-droit, l’autre de centre-gauche. Comme ils font un peu club du troisième âge, ils compensent ce que leur apparence peut avoir de désuet par une allure jeune, des vêtements décontractés et colorés. Mais ils n’ont pas rajeuni le ton, volontiers sentencieux, ni le propos, Louis-Philippard. Comme un vieux couple, ils composent un numéro de duettistes où l’on ne parvient plus à les distinguer, même si Imbert serait plutôt le piano et Julliard le violon : « Je trouve que .. Je dirai même plus .. Oui, au fond, vous avez raison .. Il faut toutefois observer .. Sans doute ». Ils regrettent le temps où des notables éclairaient un peuple obtus et indocile, qui votait suivant leurs conseils et les plébiscitait. Décidément, le monde n’est plus ce qu’il était. 29 avril De Trotski à Jules Romains Ce bon Edwy Plenel, un sourire engageant de tonton-gâteau dans la moustache, cite désormais Péguy plus volontiers que Trotski. Il suggère ce matin, toujours sur LCI, qu’une nouvelle majorité 66 pourrait rassembler les hommes de gauche et de droite « de bonne volonté », tous unis contre Le Pen. Après Péguy, Jules Romains ? L’alliance de Jallez et de Jerphanion ? Il est émouvant de le voir découvrir tardivement les bons auteurs. Mais le personnage de Jules Romains, ce n’est pas Chirac, c’était Pompidou. Chirac, lui, ce serait plutôt Alexandre Dumas – Monte Christo peutêtre ? On verra. En toute hypothèse, le propos n’est pas littéraire. Il est signe d’une évolution du Monde, qui n’a jamais aimé être au nombre des perdants. On peut y voir une manœuvre politique alternative. Première branche, on tend à favoriser une nouvelle cohabitation au profit d’une gauche relégitimée et rendue bénigne par son soutien à Chirac. La cohabitation … Il faudra y revenir au moment de la campagne des législatives. Deuxième branche, on mendie discrètement quelques postes ministériels pour une gauche méritante … Il est décidément dur d’abandonner le pouvoir. Il serait pourtant mieux de le quitter avec dignité, comme a su le faire Lionel Jospin, de ne pas trop demander à quelqu’un dont on a systématiquement abaissé la fonction, insulté la personne, que l’on a soumis à un feu roulant d’attaques personnelles et dont on semble maintenant attendre la mansuétude. Oisive jeunesse, à tout asservie Le PS ne doute de rien. Premier exemple : après l’échec de Jospin, il a mis en cause le suffrage, proclamant ce résultat injuste. Contester le suffrage universel, c’est ce qu’il ne faut jamais faire. Mitterrand, plus sage, répétait lors de ses échecs : « Le suffrage universel est notre loi ». Chirac en 97 a avalé le résultat, a subi ses conséquences d’une humeur égale, n’a émis aucun commentaire, ne s’est jamais plaint – d’où sa réélection. Maintenant, le PS se prépare à demander à des électeurs inconscients et ingrats de lui donner une nouvelle majorité … Deuxième exemple : huit jours après la déroute, il a de nouveau le verbe haut. Vincent Peillon reproche à la droite de ne pas s’activer dans les manifestations contre Le Pen, qui se poursuivent. Il observe que le PS fait tout le travail. Il suggère ainsi une vague complicité, à tout le moins une coupable passivité de la droite, manière de s’attribuer le mérite du résultat de dimanche prochain. Mais, comme le fait observer Juppé, avec qui je suis pour une fois d’accord, ces manifestations répétées sont incongrues, car le problème se posera dans les urnes et non dans la rue. Incongrues mais intéressées, car le PS, en soutenant voire en organisant ces manifestations – il escompte que les étudiants, jusqu’à présent en vacances, vont relayer les lycéens – en espère un avantage pour lui seul. Il cherche à se refaire une jeunesse en mobilisant la nouvelle génération par l’entremise de la FIDL ou de l’UNEF, à se ressourcer dans le peuple lycéen sur le modèle de ce qu’il a réussi en 1986 contre Devaquet, préparant la « génération Mitterrand » de 1988. Pauvres participants, gonflés de l’importance qu’on leur accorde soudainement, ignorants de l’histoire, qui apprennent simplement à marcher au pas, au pas des défilés, au pas des manifestations, réduits à de maigres slogans et à une idéologie primaire. Les bénéfices électoraux peuvent survenir avec les législatives, et plus probablement en 2007, avec la présidentielle suivante. Un résultat immédiat est d’entretenir une culture politique purement négative, celle de la contestation, de la grève hors de toute règle, de se définir uniquement en s’opposant. Il n’est pas surprenant dans ces conditions que l’exercice du pouvoir, quelle qu’en soit la tendance, débouche sur un jeu de massacre, et que l’instabilité des majorités soit désormais la norme depuis vingt ans – aucune majorité parlementaire n’ayant été reconduite depuis 1981. Le patronat avec nous 67 Le Medef, par la bouche du Baron Seillère, exprime sa défiance à l’égard du programme économique du candidat Le Pen. Le propos est ferme et se cantonne aux aspects économiques et monétaires. Il rejette protectionnisme, abandon de l’Euro, sortie de l’Union européenne, il annonce en cas de mise en œuvre chômage, inflation, diminution du pouvoir d’achat. Serge Dassault de son côté est encore plus critique, mais de façon moins élaborée, dénonçant de façon un peu rabâcheuse l’infantilisme et l’imbécillité de propositions comme la suppression de l’impôt sur le revenu. Nulle invraisemblance dans ces analyses. Reste à savoir si ces positions impressionneront la réserve électorale des petits commerçants et artisans, guère solidaires d’un patronat qui vit dans une économie internationale, ou des petits entrepreneurs parfois écrasés par les conditions de la sous-traitance. Gollnish peut dauber sur ces patrons qui licencient, délocalisent, exportent leurs capitaux, perdent l’argent de leurs entreprises, s’octroient des avantages personnels extravagants, sont souvent des héritiers et en toute hypothèse les membres d’une caste étroite. Cela peut conforter plus qu’éloigner une partie de l’électorat du candidat Le Pen. La critique émanant du patronat n’ajoutera en toute hypothèse rien à l’hostilité des salariés, et la réplique digne du parti communiste peut faire mouche auprès d’un électorat populaire. Au fond, Le Pen vise les 49 % d’électeurs qui ont voté contre le Traité de Maastricht en 1992 – voici dix ans il est vrai. Le front uni, l’union nationale en quelque sorte, toute la France officielle contre le Front National, médias, églises, syndicats, intellectuels, partis, mouvements de pensée, organisations professionnelles, ONG, sont complets. Ils sont même trop complets pour être porteurs d’avenir. Ils laissent prévoir un second tour sans lendemain, qui ne pourra accoucher d’aucune perspective politique claire. Quoi de commun entre ces grands patrons, les syndicats de salariés, les autorités religieuses, les lycéens, les militants politiques de gauche et de droite, les artistes – au passage, ne défendent-ils pas une exception culturelle qui revient à un protectionnisme de nature à leur assurer une rente de situation ? Ce kaléidoscope est voué à l’éclatement immédiat. Il peut au surplus accentuer la coupure morale, le sentiment d’exclusion d’une partie des électeurs que l’on veut culpabiliser plus que l’on ne cherche à les convaincre, ou simplement à les comprendre. Or les électeurs du Front National ne vont pas disparaître dans l’exécration générale, ni avec eux les problèmes que soulève leur vote. En toute hypothèse, plus que jamais l’essentiel se jouera aux législatives. 30 avril Petits riens Chirac, sur RTL, se réjouit de l’élan qui porte les jeunes à manifester contre Le Pen. Il poursuit donc sa récupération de mouvements qui, à vrai dire, ne le concernent guère – au passage, les étudiants en restent absents. Mais il ne faut pas abandonner aux socialistes de si belles proies. On notera cependant le retour en grâce de l’élan, qui paraissait bien solitaire (voir le 12 avril). Il avait déjà pointé une raquette auparavant, mais c’était en Corrèze, où Chirac retrouve son passé, ses racines. La consécration est ici plus solennelle : il ne faut perdre aucun électeur. Pourquoi relever ce genre de menus propos ? C’est que la campagne du second tour est parfaitement vide de contenu, qu’elle se borne à l’anathème et au rejet – du rejet, mais c’est encore un rejet. On aurait pu espérer que la présence de Le Pen allait permettre de vider l’abcès, de mettre à plat les programmes, de sonder les reins et les cœurs des deux candidats. C’est plutôt d’un tournoi qu’il s’agit. Sur des chevaux caparaçonnés, les jouteurs chargés de lourdes armures se précipitent 68 l’un contre l’autre avec de longues lances, et l’on ne voit que leurs étroites visières. Le Prince Noir sera défait, la foule hurle contre lui, même Jeanne la Pucelle ne le sauvera pas. La campagne n’est animée que par la presse, qui multiplie analyses et commentaires, sans engager non plus aucun débat. Elle fait songer aux oies du Capitole – sauf qu’elle cacarde après la montée de la pente fatale, et non avant. Il est vrai qu’on dit aussi bête comme une oie. Un déferlement de political correctness a recouvert toute réflexion d’une couche épaisse. Sur TF1 ce soir, Le Pen, toujours adepte de la théorie du complot, proclame que sa présence au second tour est le fruit d’une manipulation chiraquienne. Craignant d’être battu en cas de duel avec Jospin, il aurait facilité la montée d’un adversaire plus aisé à vaincre, d’une part en accréditant ses thèmes de campagne – l’insécurité – d’autre part en dissuadant la candidature de Pasqua, qui l’eût affaibli. Il semble ainsi donner raison à Lorrain de Saint Affrique, ancien lepéniste excommunié : Le Pen n’aurait pas souhaité être au second tour, mais simplement provoquer la défaite de Chirac, qui serait son obsession. Le propos est surprenant, puisque voici quelques semaines, Le Pen accusait Chirac de tout faire pour qu’il ne soit pas candidat ! On peut aussi y voir une manoeuvre plus habile : suggérer aux électeurs de gauche qu’en votant Chirac ils seront doublement trompés, les encourager ainsi à l’abstention ou au vote blanc. Le Pen, Arlette, même combat ? Dans la même veine, il s’est déclaré économiquement de droite, socialement de gauche, nationalement français. Certains ont voulu y voir une inspiration hitlérienne, mais lui soutient que le propos a été inspiré par le Maire – juif précise t-il – de New York, M. Bloomberg. Là encore, on est dans la manœuvre, à vrai dire un peu futile. On entend beaucoup sur les médias Bruno Gollnish, davantage même que le chef, qui s’économise et n’est au demeurant lui-même que dans la dénonciation et l’invective. Articulé, maître de lui, éloquent, dialecticien, Gollnish paraît porter l’avenir du mouvement. Pour l’instant, il lui faut justifier un programme qui ne paraît pas avoir vocation à être appliqué. Il est plutôt défensif. Sur l’économie notamment, on l’entend s’abriter aussitôt derrière d’autres autorités, Jean-Claude Martinez, jusqu’alors absent de la campagne, ou des prix Nobel favorables à la suppression de l’impôt sur le revenu. Il est vrai qu’il ne faut pas confondre impôt particulier et ressource ou pression fiscale. Un impôt donné n’est qu’un mode de perception de l’argent public, il peut être supprimé tandis que son rendement sera transféré sur d’autres impôts. Là n’est pas l’essentiel, et l’on comprend que Gollnish n’est pas crédible, que plus il raisonne moins il convainc, plus il fait peur. 1er mai Si seulement Et bien, contrairement à ce que je craignais, ces manifestations se sont fort bien passées. Dont acte. Tranquillement du côté du FN, moins suivie qu’annoncé par le chef, et semblable à ce qu’on pouvait en attendre par le ramage, un discours rempli de fiel et de fureur. Les lieutenants avaient été remisés au vestiaire, rien qui puisse nuire à la suprématie du candidat, dont l’anticommunisme s’accommode d’un culte de la personnalité digne de la Corée du Nord ou de Cuba. On ne discerne pourtant guère les exploits qui le recommandent à l’admiration publique. Festivement du côté des défilés principaux. En dépit de leur affichage tout de dénonciation et d’hostilité, ils ont été bon enfants, ils ont montré un visage du corps électoral digne et serein, comme il convient. C’était plaisir de voir une France multiple et bariolée se réapproprier le pavillon et redécouvrir son hymne, chanter, même faux, La Marseillaise. Au moins elle n’était pas sifflée comme au Stade 69 de France. Si seulement c’était là un signe d’intégration, d’appartenance à une communauté, comme on pourrait remercier Le Pen d’avoir permis cette démonstration d’identité nationale ! Ce que la gauche n’a pu faire en cinq ans, amorcer l’intégration, faire que tous ces Français de fraîche date revendiquent et affirment leur appartenance à leur pays, le FN l’aurait réussi. Il faudrait grandement l’en féliciter, et admirer les effets de la dialectique. Bien creusé, vieille taupe. Ces manifestants, détendus, paisibles, sûrs d’eux-mêmes, sans colère mais résolus, démontrent que ce qu’il y a de meilleur dans la démocratie, c’est encore le peuple. Il était présent dans sa diversité, non pas limité aux lycéens ou étudiants des jours précédents, et pas davantage réduit au saucissonnage des catégories socio-professionnelles ou des revendications catégorielles. Le découpage en plusieurs cortèges n’y changeait rien, c’est l’unité qui transcendait cette marche tranquille, et c’est tout naturellement que les différents apports qui constituent la nation se côtoyaient, se mélangeaient, se reconnaissaient. Ils ne demandent rien, ils ne sont candidats à rien, ils ne font pas carrière. Une nouvelle fête de la Fédération. Pourvu que ça dure. Bien sûr, il faut un bémol, une dissonance. On la trouve dans la présence des dirigeants de la gauche politique, le front ceint de calculs aussi voyants que les écharpes tricolores dont ils se paraient, mais plus sombres qu’elles, préoccupés de leur avenir proche, multum secum putans. Il y a de quoi. Ils étaient là, y compris les ministres, en dépit de la requête de Lionel Jospin, qui avait souhaité qu’ils ne se montrent pas. Il a décidément perdu toute autorité en se retirant de la vie politique. Prenons M. Mélenchon, toujours très en vue, très présent dans les cortèges des jours passés, le visage lourd, mater dolorosa du socialisme, mais l’allure d’un Bidochon mécontent, qui levait le poing. Il semblait ici, comme les autres, calculer le nombre de suffrages que cette réussite promet à la gauche parlementaire d’ici un mois, évaluer le troupeau, compter ses brebis. La gauche parlementaire a repris contact avec le peuple de gauche, dispersé au premier tour. Elle peut aussi espérer récupérer par la même occasion son fétiche électoral perdu, l’antilepénisme. Il reste le plus difficile, le pouvoir. Mais le sens de cette manifestation n’est pas de l’ordre de la quantité, du calcul, du nombre. Il est avant tout qualitatif. Le peuple souverain s’identifie avec la République, les citoyens transcendent les individus, dans une métamorphose digne de Jean-Jacques Rousseau. On est bien loin d’un phénomène partisan, la démonstration échappe heureusement à ses promoteurs. Vivement dimanche ! 2 mai BHL Je m’aperçois que je n’ai pas parlé de Bernard-Henri Lévy. Grosse lacune. S’il me lisait il ne me le pardonnerait pas. Je serais ringardisé. Pourquoi cet oubli, alors qu’on n’entend que lui, qu’il vit devant les caméras, pire que le Loft ? Peut-être parce qu’il est par trop mouche du coche, avec son bourdonnement incessant à vos oreilles. On le chasse de son esprit, on l’écarte d’une main impatiente lorsqu’on s’occupe de choses sérieuses. Comment échapper à ce voyageur de commerce des catastrophes, à ce représentant de la mauvaise conscience, à ce placier de l’indignation humanitaire ? Changeons de chaîne. Comme dans la vieille chanson de Salvador, on retombe sur le même BHL, sauvant la Bosnie puis le Kosovo, libérant la Tchétchénie, reconstruisant l’Afghanistan. 70 Aujourd’hui, le visage buriné par ces équipées lointaines, il campe sur les ruines du jospinisme, tel Chateaubriand sur les débris du naufrage de la monarchie légitime. Une masse de cheveux couleur de jais, latéralement projetée, artistement disposée, exprime l’étendue de son courroux. Mais à qui en veut-il ? Vers qui dirige t-il le sombre feu de son regard étincelant ? Vers nous, pas assez conscients, pas assez solidaires, des élèves indociles qui ont raté leur dissertation et que le professeur de philosophie engueule tout en refaisant l’exercice. Nous n’avons rien compris à l’ontologie, nous n’avons pas une vision suffisamment tragique de l’Etre, nous nous foutons de l’éthique. Nous ne le méritons pas, c’est pourquoi il voyage tant. Bien sûr, il aurait aimé être Jean Moulin. Nous aussi nous l’aurions aimé grand Résistant, Compagnon de la Libération. Trop tard ! Nous aussi nous aurions aimé être des héros. Si l’on pouvait remonter le temps, comme nous serions nombreux le 17 juin 1940 à Londres pour y accueillir le général de Gaulle et lui suggérer, je ne sais pas moi, de lancer un appel ? Lorsqu’on finit par entendre BHL, et l’on ne peut pas vraiment y échapper, on a toujours le sentiment d’une surimpression, d’un discours contemporain appliqué à une réalité passée, décalé il méprise Céline, il réfute Drieu, il pulvérise Brasillach, il abomine Rebatet, il met en garde contre la peste brune. Même son dandysme a un côté années trente. Avec son style oraculaire et emphatique, il est à la télévision ce que Geneviève Tabouis était à la radio. Oui, oui, c’est entendu, nous sommes bien d’accord, vous avez tout à fait raison, mais enfin ils sont morts et leurs idées, leurs passions, leurs folies, leurs crimes avec eux. Et si nous passions à l’ordre du jour ? 3 mai Aller à la manif ? L’exploitation du succès de la manifestation du 1er mai se poursuit. Elle sert de coup de pistolet de départ pour la campagne des législatives. On sent que de part et d’autre on a hâte de passer aux choses sérieuses, de retrouver le clivage droite-gauche. A gauche, on reproche son absence à la droite parlementaire – qui se défend de façon assez penaude. On laisse entendre que peut-être, cette droite a d’obscures connivences, qu’elle demeure modérée face au FN afin de ne pas gêner un retour d’électeurs dévoyés, voire avec l’arrière-pensée de réaliser souterrainement des alliances locales lors des élections législatives. Attention, danger, il ne faut pas laisser le monopole de la manif à la gauche. Chirac se précipite aussitôt, se réjouit du succès de la mobilisation populaire, s’attendrit devant l’ardeur de la jeunesse et lance dans ses dernières réunions publiques ses attaques les plus virulentes contre l’extrêmedroite, parti de la trahison, de la lâcheté, de la discrimination, de l’inégalité, de l’exclusion. Jamais le nom de Le Pen ne franchit ses lèvres. Il dissocie cette extrême-droite des électeurs qui ont voulu exprimer leur désarroi, leur détresse, leur demande de considération et d’autorité. Il annonce qu’il s’engagera dans la campagne législative, pour obtenir une majorité. Il écarte ainsi a priori toute perspective de grande coalition avec la gauche parlementaire, qui de son côté commence à entonner l’air d’une cohabitation renouvelée. C’est ce moment que choisit Giscard pour apporter à Chirac un soutien tardif. Il ne faut pas pour autant oublier le second tour. Face à la perspective d’un succès massif du candidat Chirac, les vaincus putatifs réagissent différemment. Le vaincu principal, Le Pen, « candidat du changement » contre « le candidat du système » feint de croire sa victoire possible, en se fondant sur la déroute des sondages au premier tour comme sur la foi de pseudo-rumeurs provenant des Renseignements généraux. Il indique que ses premiers ministres pourraient être 71 Gollnish, Balladur, Bayrou ou Madelin. Manière de provoquer quelque trouble à droite, d’alimenter les soupçons de la gauche. Il est toutefois douché par la mobilisation apparemment restreinte de ses électeurs – manifestation du 1er mai limitée, salle à demi-vide lors de la dernière réunion publique de Marseille. Au fond, il ne se sent pas à sa place dans ce second tour. Lui qui comptait surtout faire battre Chirac au profit de Jospin, voilà qu’il sert d’instrument pour le résultat inverse. Il comptait bastonner, c’est lui qui sert de bâton. La vie est mal faite. Mais il a déjà une explication de son échec avant même sa réalisation, il découvre un nouveau complot. Il annonce et dénonce une fraude électorale massive, qui le privera du succès. Ses bulletins auraient l’air sale, seraient moins brillants de ceux de Chirac. Si lui-même le dit … Quant aux vaincus résiduels, ceux de la gauche parlementaire, contraints de contribuer au couronnement de Chirac, ils sont à la peine. Par exemple, cette perle de Michel Sapin, Ministre de la Fonction publique, avant de quitter son poste : je vais ranger soigneusement mon bureau, car, qui sait, dans quelques semaines, c’est peut-être un de mes amis qui l’occupera. Faut-il comprendre que si ce n’était pas l’un de ses amis il organiserait le désordre ? Surtout, certains électeurs qui se réclament de la gauche laissent entendre que leur vote Chirac pourrait s’accompagner de manifestations de dégoût ostensible – porter des gants, se boucher le nez. Il s’agit bien sûr de priver l’élu du bénéfice politique d’un succès arithmétique. Ce n’est pas la lepénisation des esprits, c’est la guignolisation des votes qui frappe une partie de la gauche. Variante de « Elections piège à cons » de triste mémoire ? Etrange respect de la démocratie, que le Conseil constitutionnel fustige à juste titre dans un communiqué. Un bureau de vote n’est pas un parcours pour démonstration de rue, ni un théâtre pour les pitres. Retour aux sources En réalité face à ce second tour, comme le note Jean d’Ormesson dans Le Figaro, la Ve République retrouve quarante ans après ses origines, celles de la guerre d’Algérie. A l’époque, le gaullisme politique affrontait le lobby Algérie française, aujourd’hui il est confronté à Le Pen et au FN. Comme alors, c’est la droite parlementaire qui est le rempart contre l’extrême-droite, non la gauche, qui doit servir d’appoint, avec répugnance et en attendant son heure. Comme alors, cet affrontement succède à une politique de centre-gauche dont le parti socialiste était l’axe et que le parti communiste avait soutenue – le Front républicain issu des élections de 1956. A l’époque, c’est un unanimisme référendaire qui a permis de surmonter la crise algérienne. Aujourd’hui, on veut transformer le second tour en référendum anti Le Pen. L’union ainsi réalisée ne sera sans nul doute pas plus durable que la dernière fois. Cependant, et la différence n’est pas mince, l’affrontement du début des années soixante se déroulait dans un contexte convulsionnaire, de violence armée, de quasi-guerre civile. On a oublié les attentats meurtriers de l’OAS, ou les morts de Charonne. A côté, Mai 68 était un divertissement printanier. Aujourd’hui le conflit est purement rhétorique, le débat est purement électoral. Ces disputes seront réglées pacifiquement dans les urnes. Il n’est donc nullement besoin de dramatiser. En réalité, malgré les apparences, la tendance à l’apaisement des tensions politiques en France, ce vieux pays de guerres civiles, se poursuit sur la longue durée. La cohabitation, si vilipendée, en est un signe, tout comme l’alternance paisible de 1981. C’est là un apport non négligeable de la Ve République. Quelques apprentis sorciers voudraient bien légèrement l’envoyer au musée déjà encombré des constitutions françaises. Pour mettre quelles institutions à la place ? Suivant quel 72 principe organisateur, avec quelles bases politiques ? Savent-ils, mesurent-ils quels démons endormis ils risquent de réveiller pour satisfaire leurs doctrines abstraites ou leurs ambitions futiles ? 4 mai Voiture balai Le problème du Journal, c’est que l’on garde le nez dans le guidon, que l’on est soumis à l’hypnose de l’instant, que les lignes de force se dissimulent derrière les nœuds du jour, le long terme derrière le court terme, l’invisible derrière le visible. On rampe comme un ver de terre, on ne peut avoir le regard d’aigle de la rétrospection. Il faut profiter de cette journée d’attente pour jeter un œil sur le chemin parcouru, repérer ce que l’on a omis ou méconnu. Un mot d’abord sur les femmes des candidats. On annonçait qu’elles allaient jouer un rôle plus important qu’à l’accoutumée, le syndrome Hillary Clinton allait frapper. Bernadette Chirac, disaiton, pouvait seule sauver Jacques, peut-être aussi faire oublier Claude. Sylviane Agasinski-Jospin, sœur de Sophie qui fut une charmante starlette des années 60, elle-même très séduisante philosophe, outre qu’elle pensait, et pensait femme, pouvait donner à Lionel le côté glamour qui lui faisait tant défaut. Les autres, celles du moins que l’on voyait, on n’en a que très peu parlé, même si elles ne manquaient ni de qualités ni de présence : Mme Chevènement artiste de talent, Jany Le Pen d’une douceur qui faisait contraste. Mme Mamère, le compagnon d’Arlette ont été évoqués mais invisibles. L’épouse de François Bayrou, la compagne d’Alain Madelin n’ont fait qu’une courte sortie. Je ne me souviens pas du reste, et c’est très bien ainsi. Pour les principales, d’abord mises en valeur lors de la précampagne, elles se sont ensuite résorbées. La seule politique véritable, Bernadette Chirac, au demeurant élue locale, passe pour avoir prévu le résultat du premier tour. Bourgeoise classique, femme forte, loyale, lucide, si l’on ne peut vraiment la considérer comme une représentante des travailleuses ou d’un féminisme conquérant. Sylviane aurait davantage pu revendiquer l’emploi. Il semble qu’une réforme constitutionnelle, la parité en matière de candidatures aux mandats politiques, lui est due. Il faut bien avouer, avec tout le respect qu’on lui doit, qu’elle faisait terriblement bas-bleu, femme savante qui a beaucoup lu, fréquenté les grands esprits, mais dont le propos étudié autant qu’alambiqué ennuyait quand il n’endormait pas, ce qui était encore le mieux. Est-ce pour cela qu’elle a progressivement été réduite au rôle de pot de fleurs ? Ensuite, une vue cavalière sur la succession des deux tours. On a beaucoup dit que le premier tour avait été une élection proportionnelle, et l’on dit maintenant que le second prend des allures de référendum, référendum anti-Le Pen. C’est là une manière tout à fait erronée de présenter les choses, peut-être même intéressée, tant elle dissimule l’essentiel, ou vise à le faire oublier. En réalité, ces deux tours ont été la succession de deux duels, Chirac-Jospin pour le premier, ChiracLe Pen pour le second. En d’autres termes, une demi-finale avant la finale. Comme souvent dans les compétitions sportives, la demi-finale était plus importante que la finale. Chirac les aura gagnées toutes les deux. Les vaincus se consolent comme ils peuvent, avec cette idée de proportionnelle puis de référendum, pour masquer le principal : une élection présidentielle, qu’ils ont perdue au premier tour, perdue au second tour. Technique et exercice classique des Sophistes, renforcer l’élément faible, affaiblir l’élément fort d’un raisonnement ou du réel. 73 Enfin, des questions de fond plus lourdes, la mise en cause des institutions, l’épuisement du régime, tout le débat sous-jacent autour de la réforme voire de l’abandon de la Ve République. Débat largement alimenté par la gauche, intellectuelle ou politique. Le Pen y contribue également lorsqu’il déclare que, s’il n’est pas élu, c’est la dernière fois que le suffrage universel direct désignera un Président de la République. La présidence est dans la ligne de mire, la fonction derrière le candidat. Il est prématuré d’en parler ici, parce que la question va se poser avec plus d’éclat au moment des législatives. Je compte bien y revenir - et d’ailleurs assez pour aujourd’hui. 5 mai Cynisme Aux dirigeants de la gauche qui ne votent Chirac qu’avec répugnance, la tristesse ou la colère dans le cœur, je rappelle ce poème. Il pourrait les inspirer au moment où ils glissent avec la modestie qui convient leur bulletin dans l’urne : « J’aime les raisins glacés Parce qu’ils n’ont pas de goût J’aime les camélias Parce qu’ils n’ont pas d’odeur Et j’aime les hommes riches Parce qu’ils n’ont pas de cœur ». Le Président nouveau est arrivé [Ici, tableau des résultats] 74 TROISIEME ACTE : UN PRESIDENT, UN GOUVERNEMENT 6 mai A qui perd gagne Bien sûr, Chirac vient d’essuyer une grande défaite. Eût-il obtenu 90 % que c’eût été un désastre. C’est tout au moins ce dont on veut nous persuader. La gauche, surtout les représentants du PS, s’y emploie activement. Ce sursaut républicain, n’a t-il pas été initié par cette magnifique révolte de la jeunesse, si belle, si spontanée, qui a servi d’allumette à la manifestation du 1er mai, laquelle a conduit à ce vote, à cette majorité écrasante essentiellement constituée de voix de gauche ? C.Q.F.D. On ne va pas jusqu’à dire que Jospin est le véritable vainqueur de l’élection, mais on n’en est pas loin. Quand à Le Pen, qui reconnaît avec amertume l’ampleur de son échec et l’impute à « l’hystérie totalitaire » qui a rassemblé toute la France officielle contre lui – y compris les victimes de l’amiante, on croirait du Lauzier - il annonce des vengeances terribles aux législatives. Il l’avait déjà fait, pour le cas où il ne pourrait être candidat. Mais il accuse le coup, on sent la déception, la fatigue. Quoiqu’il en soit, qu’il réussisse ou qu’il échoue, il exploite toujours sa capacité de nuire. Le scrutin reste donc ambigu, car il doit être confirmé, ou infirmé, par la consultation prochaine. Si tout le monde se réfère aux valeurs de la République et se félicite de leur triomphe, on ne sait pas de quelles valeurs ni de quelle république il s’agit. Les prochaines législatives peuvent être comme une refondation pour la Ve, retrouvant les mécanismes de fonctionnement qui ont assuré son efficacité et l’autorité particulière du Président de la République. Elles peuvent être aussi son chant du cygne, si une majorité de gauche est reconduite, comme l’espèrent bien vivement les dirigeants du PS – les autres sont plus discrets. Ou réduire le Président au rôle de la Reine d’Angleterre, lui retirer le pouvoir après avoir favorisé sa réélection triomphale, ou provoquer une crise qui risque fort d’être mortelle pour le régime. Refondation ou chant du cygne, les options sont claires. Le choix reste cependant ouvert. La logique politique voudrait toutefois que le Président nouveau obtienne une majorité. Dans cette incertitude, dans ce sentiment général de fin de trêve, personne ne semble heureux. La soirée électorale est plutôt courte et morne, la pluie à la Bastille ou à la République réduit les troupes. Davantage de monde à la République chiraquienne qu’à la Bastille socialiste, mais sans signification politique marquée. Emergent de l’ensemble la joie de Jacques Chirac, sonore et même éclatante, la satisfaction plus retenue, plus concentrée mais émue de Bernadette Chirac, publiquement associée au succès. A la télévision, personne ne s’attarde vraiment. Il s’agit simplement d’empêcher les autres de récupérer l’élection, il s’agit de reformer les antagonismes, de siffler la fin de la récréation. Martine Aubry, Laurent Fabius avec plus de réserve, d’autres s’y emploient. On remarque au passage Pierre Moscovici, animateur sortant de la campagne de Lionel, sorte de Juppé du pauvre, même calvitie, même arrogance, même ton péremptoire mais moins de présence, moins de netteté, moins de talent et sans doute moins d’ambition – ou plus exactement une ambition au contenu plus court. Jean-Pierre Raffarin, premier crayon 75 Alain Juppé apparaît comme le chef d’orchestre de la reconquête, et d’abord de la constitution du nouveau gouvernement. Ce sera donc Jean-Pierre Raffarin, choix sénatorial, plutôt de type centriste, mais centriste anti-Bayrou parce que chiraquien de 1994 et architecte de l’UMP. De la rondeur, de la componction, avec aussi de la vivacité, de l’alacrité, le sens de la formule. Il s’est vraiment fait une tête d’électeur de droite, de la droite modérée, accueillante et résolue. A beaucoup d’égards, un anti-Sarkozy, Sarkozy qui voulait parvenir par lui-même, suivre sa propre trajectoire, s’imposer par une sorte de pesanteur politique au nouveau Président, incarner une option plus gouvernementale qu’électorale, être un nouveau Chaban cherchant à rouler un nouveau Pompidou. A contretemps sans doute, puisque la tâche essentielle de ce gouvernement incomplet est de remporter les élections, de forger dans les urnes sa propre majorité. Raffarin est aussi l’anti-Hollande, comme Jospin était l’anti-Juppé. Tous les deux élus du centre de la France, ils partagent la même rondeur, la même bonhomie apparente, la même allure souriante, qui recouvrent une acidité toujours prête à jaillir, un vigoureux sens de la polémique et sans doute le même mélange de sens de la conciliation dans son camp et de goût du combat contre l’autre. Comme une prunelle, en apparence sucrée, qui fait les dents longues quand on la croque. Anti-Bayrou, anti-Sarkozy, anti-Hollande sur des plans différents : encore peu connu, on ne peut pour l’instant le définir que par un profil, que dans la comparaison et l’opposition avec d’autres, concurrents ou adversaires. Gageons que ses traits plus personnels ne vont pas tarder à apparaître, et à s’affirmer. Les dépossédés Ce qui est frappant, c’est que la gauche a hérité de la psychologie politique de la droite dans les années soixante-dix. Le pouvoir est sa chose, il lui appartient de droit, qui prétend l’en déposséder est un usurpateur, presque un malfaiteur, elle seule est légitime, elle exige qu’on le lui rende immédiatement. L’échec électoral qui la frappe est injuste, le peuple n’a pas compris, le mérite n’a pas été reconnu, l’imposture a triomphé. Ce nouveau gouvernement, il devrait demander au PS la permission d’exister, n’exercer que les compétences transitoires qu’il voudra bien lui consentir, expédier les affaires courantes, et surtout, après les élections, laisser la place aux véritables propriétaires. Cette autosatisfaction persistante, ce mépris profond de la démocratie ont quelque chose de sidérant. Ce refus de rentrer en soi-même, de s’interroger sur les raisons de ce désamour électoral, il est possible qu’il soit imposé par la proximité des législatives. Si l’on tombe à l’eau, on cherche à regagner la rive avant de savoir qui vous a poussé. Mais l’électeur n’est pas un sauveteur breton, surtout si en plus on lui fait des reproches. On se prend à espérer, je me prends à espérer comme je le faisais à l’époque à l’encontre de la droite, que toute cette équipe connaisse une période régénératrice d’opposition, qui lui permette de se ressourcer et de faire une bienfaisante cure de modestie. Chirac dans l’œil du cyclone On sent bien que les couteaux vont très vite ressortir, que la campagne contre Chirac va reprendre. Pour l’instant on reste sur le terrain politique. On note ainsi dans la bouche de JeanChristophe Cambadélis, promu au rang de communicateur et de stratège du PS, deux observations. D’abord, Chirac aurait dû démissionner en 1997, après l’échec de la majorité sortante, ne pas accepter la cohabitation. Mais, mon bon seigneur, qui l’a acceptée ? N’est-ce pas aussi Lionel Jospin, que rien ne contraignait à devenir Premier ministre s’il estimait le Président illégitime ? N’y avait-il pas un précédent, le Cartel des gauches, Edouard Herriot chassant 76 Millerand en 1924 par une grève des présidents du Conseil ? Que ne l’avez vous imité si c’était votre conception de la République ? Ensuite, autre remarque, une éventuelle victoire de la gauche n’aboutira pas à une nouvelle cohabitation, dans la mesure où il n’y aura pas contradiction de majorités. Elu par la gauche, le Président devrait se cantonner au rôle modeste qu’elle voudrait bien lui laisser, puisque son élection ne lui a conféré aucune autorité politique propre. Il n’aura pas davantage de substance que, mutatis mutandis, le regretté Président Auriol à l’égard de M. Pinay. Subrepticement, dans ce discours, on est déjà revenu à la IVe République. En réalité, Chirac dans cette deuxième présidence assume à la fois l’héritage du général de Gaulle et de François Mitterrand. De Gaulle, puisqu’il est dans cette lignée, et que son score rappelle un peu celui qu’il avait obtenu en 1958 lors de la première élection d’un Président de la Ve République, dans la même ambiguïté – la SFIO appelait à voter pour lui, même si l’élection ne se déroulait pas alors au suffrage universel direct. Mitterrand, puisque comme lui il a cohabité, comme lui changé radicalement de politique après deux ans – on se souvient du tournant de 1983 – ce qui lui a valu une défaite en 1986, comme lui a triomphé de la cohabitation. Sur le plan personnel, il paraît requinqué, et il dispose d’un mois pour confirmer son autorité – ce qui est peu, ou beaucoup. Il s’est régénéré par un bain de jouvence républicaine. Mais sa responsabilité est immense. On ne peut s’empêcher d’être vaguement inquiet. Il arrive enfin à la dimension de sa fonction. La remplira t-il ? La difficulté pour lui est que cette succession de scrutins a jusqu’à présent été marquée par une série de votes négatifs – contre Jospin au premier tour, contre Le Pen au second tour des présidentielles. La gauche parlementaire espère bien que la série va se poursuivre aux législatives, contre Chirac cette fois, avec le concours voire la complicité du FN, grâce à des triangulaires meurtrières pour la droite parlementaire. On voit revenir les vertueux indignés porteurs des autocollants qu’ils veulent lui apposer, délinquant, escroc, etc .. Il paraît que le PS avait préparé des millions de bandeaux pour recouvrir les affiches de Chirac entre les deux tours, Supermenteur, Supervoleur. Figureront-ils dans les frais de campagne, seront-ils remboursés ? Pourrait-on faire observer à ces dirigeants de quels zozos ils ont l’air d’avoir voté, la veille encore, et en toute connaissance de cause, pour un tel personnage ? Leur soutien n’était nullement nécessaire à son succès. Il n’était utile qu’au camouflage de leur défaite. Au passage, bravo l’inversion des consultations qui devait être une assurance contre la cohabitation ! 7 mai Gestations La journée est celle de l’attente de la composition du gouvernement. La durée est brève, l’attente paraît longue. On apprend d’abord qui n’en sera pas. Douste-Blazy préfère la mairie de Toulouse à un ministère qu’il juge de second plan. « O Toulouse » chantait Nougaro. Ce qui me rappelle le propos d’un de ses anciens collaborateurs : au fond, Douste ne s’intéresse qu’à Toulouse. Il est resté ce jeune étudiant en médecine dont l’ambition était de frimer dans une voiture de sport pour épater les belles pépées. Sa carrière politique est de rencontre, sans ambition déterminée. C’est peut-être plus compliqué. On verra. Jean-Louis Debré préfère rester maire d’Evreux ? Oui, bien sûr, sans doute. Quelques noms circulent sans s’attarder, Jacques Barrot, Michel Barnier, Nicole Fontaine. M.A.M esquisse une valse hésitation. Bayrou fulmine à l’extérieur, cependant que ses amis, Jean-Louis Borloo, Gilles 77 de Robien entrent au gouvernement. Madelin est zen, Corinne Lepage beaucoup moins. Certains participants n’obtiendraient pas l’emploi auquel on les attend : Sarkozy à l’Intérieur et non aux Finances ; Fillon aux Affaires sociales et non à la Défense ; Roselyne Bachelot à l’Environnement et non Porte-parole du gouvernement .. Vers 19 h, la liste est complète, avec les secrétaires d’Etat. Ce « gouvernement de mission », ainsi qualifié par Jacques Chirac, est moins resserré que prévu, mais ne comprend qu’une quinzaine de ministres. Ils retrouvent le cercle de la notoriété, y rentrent pour certains, sortent même de l’anonymat politique pour quelques uns. Le Premier ministre a été en contact permanent avec le Président pour sa formation. On laisse entendre que le rôle d’Alain Juppé a également été important. Raffarin, deuxième crayon Jean-Pierre Raffarin, ce soir à la télévision, évoque l’autorité républicaine et le dialogue social. Un premier calembour à son propos. Il a un nom qui s’y prête : Raffarien. Ce n’est pas très gentil, et sans doute prématuré. Ce coup de griffe proviendrait du nouveau Ministre des affaires étrangères, Dominique Galouzeau de Villepin, ancien Secrétaire général de l’Elysée, connu pour avoir la dent dure. Si c’est vrai, il devrait faire attention, car il a quant à lui un nom anagrammatique, Gualopin de Villezeau par exemple – qu’en bon républicain on prononcera Galopin. Il lui faudra faire oublier Hubert Védrine, excellent ministre. Il passe pour très content de lui, et généralement moins des autres. Il passe aussi pour responsable de la dissolution en 1997. De surcroît, il aime Napoléon, particulièrement le Napoléon des Cent Jours. Gare à Sainte Hélène ! Raffarin déroge au profil dominant du premier ministre de la Ve. La grande majorité provenait de la haute fonction publique : Debré, Pompidou, Couve, Chaban, Messmer, Chirac, Barre, Fabius, Rocard, Balladur, Juppé, Jospin. Ont fait exception Mauroy, Edith Cresson, Bérégovoy, tous socialistes. J.P. Raffarin est le seul Premier ministre qui à droite déroge à la série. En même temps, il est le premier dont l’enracinement provincial soit réel, qui ne soit pas un parisien, éventuellement parachuté, ou alors un homme d’appareil. Le premier à droite, avant il y a eu Mauroy, à gauche. Il est également le premier sénateur, si l’on excepte Michel Debré, mais c’était un accident. Homme de terrain, et même de terroir, les deux pieds en Poitou - Charentes. Jean Monnet, Jacques Chardonne, Jarnac … il n’aurait pas déplu à François. Son style, revanche des élus sur les hauts fonctionnaires, évoque davantage un Président du Conseil de la IVe, voire de la IIIe, que le Premier ministre type de la Ve. Il est au demeurant fils du Ministre de l’agriculture de Pierre Mendès-France sous la IVe. Il fait un peu mélange de Mauroy et de Pompidou, les deux pour l’autorité bonhomme, pour l’association de la fermeté et du compromis, la corpulence ; Mauroy pour le notable provincial, Pompidou pour les options politiques, pour le surgissement inopiné aux plus hautes fonctions par choix du Président ; Mauroy parce qu’il inaugure un nouveau mandat présidentiel dans une conjoncture politique inusitée et incertaine. Pour l’instant, il le joue low profile, modeste, recommandant à ses ministres la même attitude, attentif à « la France d’en bas ». Quelques silhouettes Prenons seulement quelques exemples, parmi les nouveaux, les inattendus. Ministre des Finances, Francis Mer, capitaine d’industrie dans la sidérurgie lorraine, rénovateur d’un secteur industriel sinistré. Etranger à la carrière publique, figure du patronat, homme énergique, il n’aura pas de comptes à rendre à une formation politique ni d’intérêts électoraux personnels à ménager. Des amis me disent qu’avec lui on peut s’attendre à du mouvement, qu’il pourrait se heurter 78 rapidement aux redoutables syndicats des finances et des douanes. On se souvient de l’échec de la réforme de Bercy, précisément rejetée par les syndicats sous Jospin. Mais sa première tâche consistera à baisser l’impôt sur le revenu, de 5 % dès cette année. Ministre de l’Education nationale, Luc Ferry. Il porte déjà un nom prédestiné pour le poste. Connu du milieu éducatif, généralement respecté pour sa pondération, son sérieux, son approche ouverte de questions souvent perturbées par l’idéologie. Une sorte d’anti BHL. A servi à divers titres sous plusieurs ministres de l’Education depuis plusieurs années : Bayrou, Allègre, Lang. Sans expérience politique directe, il a déjà fait preuve d’une grande habileté : ami de Bayrou, écouté par Allègre, nommé par Chirac approuvé par Lang, qui y voit « un bon choix ». Preuve d’un œcuménisme qui plaît, occupation d’un espace centriste sans frontière. Il rappelle sur ce point René Rémond, comme d’ailleurs physiquement, une longue silhouette qui se penche, un visage austère et allongé, un peu mâchuré, un peu triste figure, des lunettes, le sourire rare, l’air concentré, intellectuel concerné, le ton uni, un côté cardinal, mais soucieux de concilier la norme et la vie. Comme lui également, il s’est beaucoup intéressé à mai 68, et pas comme sympathisant. A la différence de René Rémond toutefois, qui fut Président de l’Université de Nanterre durant les années difficiles de l’après 68, il n’a pas d’expérience de terrain. Philosophe, il est plutôt homme de textes et de concepts. Sur le sens de sa nomination pour l’éducation, j’entends deux interprétations divergentes. La première voit en lui un réformateur résolu, qui remettra de l’ordre, au bon sens du terme, dans cette usine à gaz, simplifiera les pistes du labyrinthe, reviendra aux fondamentaux, par exemple que tout élève sache lire, écrire, compter. La seconde le voit comme un grand enfonceur de portes ouvertes, un temporisateur, qui est là pour apaiser, s’entendre avec tout le monde, dont les prudentes méditations produiront de longs textes filandreux que l’on approuvera, sans conséquences concrètes comme d’habitude. L’inverse du Professeur de la Leçon, d’Ionesco, que « l’arithmétique mène à la philologie et la philologie au meurtre ». Luc Ferry, c’est la philosophie qui l’a mené à la pédagogie et la pédagogie au ministère. Espérons que cela se terminera mieux. Pour ma part, je n’ai pas de préjugé, j’attends de voir, tout en espérant que la première analyse est la bonne. Un mot enfin, sur Tokia Saïfi, nouvelle et jeune Secrétaire d’Etat au développement durable, sous la houlette de Roselyne Bachelot, Ministre de l’écologie. Quel bon choix, simplement trop tardif. Il est sidérant qu’il ait fallu attendre un gouvernement de droite pour nommer un membre du gouvernement issu de l’immigration, qui plus est une femme. Intimidée et charmante, elle montre, ainsi que sa famille, une fierté légitime et sympathique. Le seul regret que l’on puisse émettre est qu’une telle nomination puisse faire figure d’événement. On ne devrait pas avoir à la remarquer particulièrement, ce ne devrait pas être comme un enrichissement de la méthode des quotas. Espérons que ce mouvement fera tache d’huile, dans la fonction publique comme dans les entreprises. 8 mai A gauche, postures électorales Le PS adopte à la va-vite un programme électoral, qui, surprise attendue, marque un infléchissement à gauche. Il s’agit de répondre aux aspirations des « classes laborieuses ». Cinq ans de réflexion étaient sans doute nécessaires. Tiens, revoilà les classes laborieuses. Elles supplantent le peuple de gauche, signe que la marée est basse. Quand elle est haute, c’est « notre peuple ». Le « peuple de gauche », c’est quand elle baisse. Les « classes laborieuses », c’est attention échouage. Sauvez les sièges ! 79 Martine Aubry, très présente sur les écrans, assume ce coup de barre à gauche. Fabius, publiquement silencieux, avale avec un sourire poli, à la différence de Strauss-Kahn qui paraît prendre quelque distance. Mais l’élection commande, la façade d’unité doit être maintenue. L’essentiel est d’adopter une posture qui permette de ramener les électeurs, comme de multiplier les accords électoraux avec Verts, Mouvement des citoyens, PC ou ce qu’il en reste, et si possible une candidature unique. Une gauche unie se substituerait à la gauche plurielle. Une nouvelle cohabitation est leur horizon, leur boussole, leur passion, leur Amérique. Il est vrai que le PS, en dépit de l’échec de son candidat, est plus que jamais en situation dominante à gauche. Il a su conserver son unité, se mettre en ordre de bataille, conserver avec les prochaines législatives un objectif, voire une espérance. Il est la seule machine électorale, le seul parti de gouvernement. Il est riche en personnalités et en expérience. Il peut opérer plusieurs choix stratégiques à l’avenir. Il risque fort de perdre son statut précédent de parti dominant, mais il a toutes les chances d’en conserver la virtualité. A côté, le PC fait triste figure. Tétanisé, il ne paraît même plus avoir la force de développer une contestation interne. Les voix qui tentent de s’élever contre Hue sont bien faibles. Il semble hors d’état de se redresser. Il a laissé en chemin tant de réformateurs, de rénovateurs, de conservateurs, comme une comète qui perd son énergie dans un univers vide et glacé. Est-il même une force d’appoint ? Son électorat sans doute, dans quelques situations locales. Mais lui, comme force politique ? A t-il vendu suffisamment de muguet le 1er mai pour payer la campagne de Robert Hue, qui ne sera pas remboursée ? Le Mouvement des citoyens ne semble pas décidé à se faire satelliser par le PS. Mais a t-il le choix, dès lors que J.P. Chevènement n’a pas réussi à conquérir une identité politique autonome ? Les ralliés de droite le quittent, sa pesanteur lui impose une alliance à gauche. Les Verts lèchent leurs plaies. Ils dépendent largement du PS, qui leur laissera quelques sièges, en échange de leurs voix. Quant à l’extrême-gauche, elle pourrait viser à occuper un espace que le PC laisse vacant. Mais on ne voit se dessiner aucune perspective de rapprochement des formations, ni même d’accord électoral, ni entre elles ni avec la gauche parlementaire. Elle semble vouée à la stérilité politique. Il est vrai qu’il reste un mois de campagne. Les choses peuvent évoluer avant le premier tour, voire entre les deux tours, ou encore après, quand il s’agira de reconstruire. Retrouver Palerme Ce matin, dans un taxi, je tombe sur un vieux Monde, supplément Télévision des 11-17 mars. Article de Daniel Schneidermann, une bonne plume, sur un entretien Jospin – Claire Chazal. On lit (p. 2): « Elle lui sourit, juvénile et rougissante … l’Agité d’aujourd’hui [lisez Chirac] n’a plus rien de génial, mais Jospin a .. maîtrisé, il s’est battu pour contenir les éruptions de démagogie, sauver les nappes phréatiques des farines animales, accessoirement pour colmater les révélations sur sa jeunesse trotskiste, et, croyez-le, ça n’a pas été facile tous les jours. Est-ce à une telle image que l’on sait que l’élection est gagnée ? … Si une présidentielle, comme on l’affirme, se gagne au centre, alors le sourire de Claire, mieux que tous les sondages, nous en indique l’issue ». Sans commentaires. Aujourd’hui, on apprend le départ de Jospin pour la Sicile. Juppé, c’était Venise, mais il n’a pas cédé à la tentation. De Gaulle, c’était l’Irlande. Tout est question d’échelle. Mais de Gaulle aussi, après son échec en 1969, n’avait voté que par procuration, ne pas se salir les mains. Jospin se retrouve solitaire, dans la situation qui était déjà la sienne en 1993. L’a t-il mérité ? Ce n’est pas le problème. C’est Napoléon qui disait, je crois : « Il n’arrive pas aux hommes ce qu’ils méritent, mais ce qui leur ressemble ». 80 Passation des pouvoirs Allégorique est la cérémonie à l’Arc de Triomphe, qui voit le nouveau gouvernement en corps autour du Président ranimer la flamme, à la fois intimidé et content. La journée est aussi celle de nombreuses transitions ministérielles, protocolaires et symboliques. Ce qu’on en voit sur les écrans paraît plutôt convivial, parfois presque amical – ainsi Jean-Claude Gayssot et Gilles de Robien à l’Equipement ou Jacques Lang et Luc Ferry à l’Education. Entre Roselyne Bachelot et Yves Cochet à l’Environnement, on va même jusqu’à la bise. Cette convivialité républicaine est plutôt bienvenue. On parle de transmissions plus grinçantes dans d’autres ministères. En toute hypothèse, la signification est ambiguë. Signe de modération dans les affrontements à venir, ou alors « j’embrasse mon rival, mais pour mieux l’étouffer » ? 9 mai Retour au réel Dans cette campagne électorale, on a vécu dans le virtuel. La campagne elle-même vit dans un espace/temps convenu, artificiel. Les candidats sont conduits à un jeu de rôles. Comme dans le théâtre chinois, ils prennent des postures caricaturales, soulignées par des coups de gong ou de grosse caisse. L’importance de la télévision renforce cette irréalité. En outre, la campagne est attente, elle projette dans l’hypothèse, elle tire des traites sur l’avenir. Le deuxième tour a encore accentué l’irréalité. L’absence de débat entre les deux adversaires, qui aurait rendu une dimension humaine, même dramatique, à leur affrontement. Les fantasmes suscités par la présence de Le Pen, qui était comme le Rhinocéros de Ionesco, encore lui, le brouillage des clivages politiques qu’elle a entraîné, le faux unanimisme autour de Chirac, le soutien d’une gauche à contre emploi. Comme si les problèmes du pays étaient solubles dans l’antilepénisme. Aujourd’hui, le réel frappe à la porte, et il frappe fort. C’est par le retour de la violence qu’il se manifeste d’abord. Violence extérieure, violence politique, violence sociétale. Violence extérieure, avec l’attentat de Karachi qui tue des Français, persistance du terrorisme international, récurrence du 11 septembre. Il met en cause l’Etat, sa politique étrangère, mais aussi les armées, les relations économiques extérieures, puisqu’il frappe une action d’assistance militaire et commerciale à la marine pakistanaise. M.A.M, nouveau Ministre de la défense, doit se précipiter à Karachi, Raffarin accueillir des blessés. Violence politique en Corse, avec le retour des attentats, sur place et sur le continent, revendiqués par le F.L.N.C. Ils soulignent la fin du processus de Matignon, ils interpellent aussitôt l’Elysée. L’assassinat aux Pays-Bas par un militant prétendument écologique d’un dirigeant politique antiimmigrés et ouvertement hostile à l’Islam contribue à développer cette atmosphère d’exacerbation des conflits politiques. Violence sociétale, avec les visites de Sarkozy dans des commissariats et dans des brigades de gendarmerie, qui s’accompagnent de jets de pierre. Tout ceci sent le défi et souligne qu’il n’y a pas, qu’il n’y aura pas d’état de grâce. 10 mai Un anniversaire oublié Eh oui, le 10 mai … On ne voit guère, on n’entend guère les socialistes célébrer. La comparaison serait cruelle. Il est vrai qu’ils ne l’ont guère fait non plus les années précédentes. Tout de même, un « Appel du 10 mai » lancé à Château-Chinon par Florence Parly, Christian Paul, quelques élus de la Nièvre et de l’Yonne. Un événement local, dont les leaders semblent à l’écart. Il y est 81 question des « classes laborieuses », voir plus haut. Il s’intitule « Debout la gauche unie », plaide contre l’égoïsme des partis, appelle à dépasser les « aventures solitaires ». Mais qui donc est visé ? Premier Conseil des Ministres Au Conseil des Ministres de ce jour, on retrouve des habitudes disparues, on restaure. Ainsi la photo du gouvernement entourant le Président, à laquelle on avait échappé en 1997. On cohabitait, mais il ne fallait rien exagérer. Ou encore, le retour des directives présidentielles, des « idées directrices » dont le gouvernement est l’exécutant et le Premier ministre le chef d’orchestre : Lutte contre l’insécurité ; croissance et emploi ; dialogue social. Rentrée des classes, atmosphère studieuse, disent les Ministres, auxquels a on enjoint d’être modestes et actifs. Demain, le 11, il y aura « Séminaire gouvernemental » à Matignon, c’est à dire Conseil de cabinet, présidé par Raffarin, sans Chirac. Pratique développée par Jospin, qui est reconduite et deviendra même plus fréquente. Manière de souligner à la fois une certaine forme d’autonomie du gouvernement, sa collégialité, mais aussi l’autorité sur lui du Premier ministre. Un autre élément de continuité est l’interdiction faite aux ministres de cumuler leur fonction avec les mandats de maire comme de président de conseil départemental ou régional. Voilà qui est doublement logique. On n’imagine par un ministre à mi-temps d’abord, la Constitution interdit déjà le cumul avec un mandat parlementaire ensuite. Les intéressés vont s’exécuter, plutôt de mauvaise grâce. 11 mai Premières escarmouches D’abord, quelques tiraillements internes au gouvernement. Roselyne Bachelot, qui déclare que le nucléaire est l’énergie la moins polluante, chiffon rouge agité – involontairement – devant les Verts. Même Corinne Lepage s’indigne, sur la même ligne que Mamère. Juppé approuve « sur le fond », mais l’intéressée est conviée à plus de réserve. Gilles de Robien se signale à deux reprises, par l’annonce prématurée de l’abandon d’un troisième aéroport en Picardie, mal vécu par ses électeurs, puis par l’énoncé de son hostilité à l’amnistie des contraventions routières, cependant attendue et usuelle. Veut-il manifester son indépendance, a t-il une crispation bayroutiste ? Raffarin profite du séminaire gouvernemental pour rappeler la loi du silence tant que le Premier n’a pas parlé. Ensuite, quelques attaques, encore légères, en provenance de la gauche. Roger-Gérard Swchartzenberg, outre qu’il ironise sur les sujets précédents, met en cause « l’amateurisme du gouvernement et du Premier ministre ». Il regrette aussi l’absence dans cette équipe d’un ministre des droits des personnes âgées ou des droits des femmes, des nouvelles combattantes en quelque sorte. Montebourg parle avec condescendance du Premier ministre – « un brave homme », mais enfin, Sénateur, il n’est pas élu au suffrage universel direct. Ce n’est pas normal. Besancenot voit là un gouvernement du patronat. De façon générale, on trouve que ça manque de femmes. Et pourtant, M.A.M. à la Défense, ce n’est pas rien. Mais tout cela n’est que peloter en attendant partie. Un thème qui n’a pas encore surgi, du moins dans la bouche de dirigeants politiques, mais qui est rampant : celui de la réunion du Parlement et de la présentation du gouvernement. Après tout, la gauche plurielle est encore majoritaire à l’Assemblée, elle pourrait le manifester. Mais la nomination du gouvernement est parfaitement conforme à la Constitution et les députés sans doute plus désireux de défendre leurs sièges dans leurs circonscriptions que de livrer un baroud d’honneur. Il risquerait fort au surplus de n’apparaître que comme une manœuvre. On ne perd 82 cependant rien pour attendre. Mme Buffet considère que l’on a affaire à « un gouvernement éphémère », et François Bayrou à un « gouvernement transitoire ». Faut-il ajouter l’incident du soir au Stade de France, à l’occasion de la finale de la Coupe de France de football ? La Marseillaise y est copieusement sifflée, cette fois semble t-il par les supporteurs de l’équipe de Bastia, qui d’ailleurs est battue. Cette fois Chirac quitte la tribune et prononce une philippique télévisée contre les siffleurs. Puis il revient, le match peut commencer, mais le charme est rompu. Ces perturbations risquent de devenir un jeu, une provocation récurrente. Elles sont plus sérieuses qu’il n’y paraît. Le foot, véritable religion de l’époque, encouragé par toutes les démagogies, investi par toutes les délinquances, est le véhicule de tous les excès. Ces foules hurlantes et décérébrées ont toujours un côté malsain. 12 mai Une troisième génération chiraquienne Jean-Pierre Raffarin a défini une méthode pour le gouvernement nouveau. Elle repose sur la règle des trois tiers : un tiers pour l’écoute, la concertation, le terrain ; un tiers pour le travail législatif et les relations avec l’Union européenne ; un tiers pour les mesures urgentes et nouvelles. Il y ajoute trois axes, efficacité, proximité, cohérence. Dans cette communication, on marche donc par trois. Cela évoque Pagnol, la recette du Mandarin-citron-curaçao selon César. Ces mélanges fantaisistes risquent de nous gâter la bouche. On cherche aussitôt le quatrième tiers. Mais en fait on revient à une logique binaire, puisque le Premier ministre demande aussitôt à ses collègues une note en deux parties, d’abord les mesures immédiates, ensuite les mesures à six mois. Ce discours de la méthode en cache un autre, qui est un discours sur son autorité à l’égard de ses ministres. Avec ce gouvernement, c’est une troisième génération de ministres chiraquiens qui se met en place – les Gaymard, Copé, Aillagon, Villepin, Brigitte Girardin, Devedjian, Delevoye, Lamour, Dominique Versini notamment. Certains sont déjà connus sans jamais avoir été ministres. Le renouvellement est cependant profond. Chirac est toujours là, mais que sont devenus ceux de 1986, Balladur, Pasqua, Seguin, Devaquet, Michèle Barzach, Toubon, entre autres ? Ceux de 1995, Juppé, de Charrette, Jean-Louis Debré, Arthuis, Millon, Elizabeth Hubert, Douste-Blazy, Vasseur par exemple ? Beaucoup de ministres débutants dans cette équipe, davantage que dans le gouvernement gauche plurielle de 1997. Sa logique est celle de l’UMP, un avant-goût d’une majorité qui reposerait sur une coalition institutionnalisée, un groupe parlementaire unique. Investitures, on presse le pas La préparation des élections se concentre sur la recherche d’accords électoraux en vue des investitures. Le clivage droite-gauche va s’incarner dans l’affrontement entre l’UMP d’un côté, la coalition constituée par le PS de l’autre. Ils seront en compétition non seulement pour la majorité à l’Assemblée, mais encore pour le statut de parti dominant. La règle qui élimine après le premier tour les candidats qui n’auront pas obtenu 12, 5 % des suffrages par rapport aux électeurs inscrits commande la politique des investitures et la recherche d’alliances dès avant ce premier tour. Le clivage droite-gauche connaît cependant à ce stade des perturbations, majeures ou mineures. Majeure la présence du Front National. Ses effets sont difficilement prévisibles, ils mettent en cause l’ensemble du système. On peut en revanche penser que l’extrême-gauche aura à ce stade un moindre impact. Mineures les contestations internes à chaque camp. L’UDF de François Bayrou se bat pour sa survie. Il doit avaler la désignation unilatérale de plus de cinq cents candidats par l’UMP, qui le réduit à la portion congrue. Là encore, il n’est pas content. Le Pôle 83 républicain qui succède au Mouvement des citoyens autour de Jean-Pierre Chevènement voudrait bien n’être ni de gauche ni de droite – concrètement, éviter un accord avant le premier tour avec le PS. Il est toutefois clair que la compétition législative sera à la fois moins éclatée et plus classique que celle des présidentielles. 13 mai Cherbourg Ce matin, cérémonie à Cherbourg pour le retour chez eux des onze morts de l’Arsenal, victimes d’un attentat terroriste à Karachi. Cherbourg, l’Arsenal : voila qui me rappelle mon enfance. C’est ma ville, celle du Lycée Victor Grignard des années cinquante, mais surtout celle de l’Arsenal. Elle vivait à son rythme. La sirène annonçant la pause de midi entraînait un déferlement de cyclistes en vol compact, qui s’égaillaient dans les banlieues ouvrières, Equeurdreville, Octeville, Querqueville, Tourlaville. Ils s’agglutinaient à l’entrée du pont tournant lorsque la marée était haute et le pont ouvert. Les ouvriers de l’Arsenal, je ne sais pas pourquoi, on les appelait « les cocus du port ». Parce qu’ils avaient la chance d’y travailler sans doute. La blague était bien connue : « Maman, Maman, vla les cocus du port qui arrivent – Regarde donc voir si ton père est là ». Elle faisait encore rire mes parents, aujourd’hui enterrés à Tourlaville. Cherbourg est une ville où je ne connais plus que des tombes. Celles-ci s’ajoutent. Les familles reconnaissent bien là leur destin. La ville n’a jamais respiré une franche allégresse, au bout de sa presqu’île, coupée de l’arrière pays. L’espace qui l’entoure est magnifique : la Hague, dans le vent, parcourue de bourrasques humides, âpres et sauvages, chère à Trauner, à Prévert ; le Val de Saire, sous le vent, un jardin potager ouvert et aéré. Contrairement à sa légende, c’est une ville pleine d’une lumière vivante et pneumatique. La pluie y est amicale, elle met tout le monde dans la rue. Les habitants ont toujours eu un vif sentiment de leur particularité, presque de leur insularité. Le lien qui attache à cette ville reste très fort après qu’on l’a quittée, même depuis des décennies. Quand j’y retourne, je trouve la population très abîmée par la crise, y compris physiquement. Il faut dire qu’on y voit maintenant beaucoup d’Anglais qui débarquent du ferry pour acheter de l’alcool dans les supermarchés. Il faut également tenir compte de la dépression côtière. Elle frappe, paraît-il, aux abords de l’Atlantique et de la Manche. Zola l’a illustrée dans la Joie de vivre, l’un de ses meilleurs romans, le plus nihiliste aussi. Encore un anniversaire L’histoire de France est couturée d’anniversaires comme un ancien combattant de cicatrices. Le 13 mai 1958, quoi de plus archaïque, anachronique, que cette pulsion Algérie française qui jeta les Algérois dans la rue ? Que cette rébellion militaire qui renversa la IVe République et ramena de Gaulle au pouvoir avec la bénédiction de tous les partis du système ? Que cette inflammation tricolore, que cette brève poussée de nationalisme ? Mais si l’Algérie n’est plus française, beaucoup d’Algériens sont devenus Français ou voudraient le devenir, le terrorisme est toujours rampant, la Quatrième relève la tête, même sous le nom de Sixième République. Le contexte a profondément changé, les problèmes de fond peut être moins qu’il n’y paraît. Tout de même, la survivance la plus évidente, c’est la Constitution de la Ve République. C’est même ce que certains lui reprochent, son péché originel. Et pourtant, cette constitution, elle rappelle un peu le château que fait visiter Jacques Dufilho. La Constitution de 1958, quinze fois modifiée depuis, notamment en 1962, 1974, 2000, interprétée de toutes les manières possibles, 84 violée à diverses reprises, érodée par trois cohabitations, corsetée par le Conseil constitutionnel, reconstruite par le quinquennat, maintes fois promise à la destruction et toujours en chantier, est entièrement d’époque. 14 mai A contre emploi Ce matin, sur Europe 1, Jacques Lang déplore l’absence de la gauche dans les médias depuis le second tour des présidentielles. Il dénonce le retour du lèche-bottisme journalistique. De la part de celui qui a été un prince de la flagornerie, le propos fait sourire. Comme pour lui faire écho, le soir sur LCI, on assiste à un débat sur le thème : « Le PS est-il de gauche ? » Ce débat a lieu entre Claude Bartolone et Jean-Luc Mélenchon, tous deux ministres socialistes du défunt gouvernement. On est mieux entre soi. Evidemment, ce n’est pas le niveau d’un dialogue de Platon. Ils ont voulu se mettre à la portée des masses, ils y parviennent sans forcer leur talent. Il y a celui qui croit à Davos et celui qui n’y croit pas. Un vrai festival de langue de bois. On a pourtant le sentiment qu’ils tournent intellectuellement à plein régime. Ils aimeraient redevenir parlementaires, c’est la conclusion la plus nette de leurs propos. Mais Jacques Lang a peut-être raison : manœuvre sournoise, quand on les entend on a envie de voter à droite. Un peu auparavant, le Juge Halphen, parangon de l’impartialité judiciaire, rallié au Mouvement des citoyens après avoir fait un tour du côté du PS, se fait siffler lors d’une réunion de cette organisation lorsqu’il plaide pour un accord électoral avec la gauche unie. Décidément. On le croyait juge, il était militant. On le croyait chevènementiste, il est socialiste. Ce n’est pas de l’opportunisme, il faut lui rendre cette justice, que ce positionnement erratique. Plutôt un problème de réinsertion. Lancer de flèches Trois prises de position de dirigeants socialistes qui cherchent leur cible. Jacques Lang d’abord, qui approuve la résistance de Bayrou à l’UMP, et critique ce parti unique en marche vers la conquête de tous les pouvoirs. Jean Glavany ensuite, qui s’en prend à Jacques Chirac, « plombé » par les affaires. François Hollande enfin, qui déclare la gauche prête à gouverner. Il ajoute qu’il ne saurait être question d’une nouvelle cohabitation, mais d’un « partage » du pouvoir, car la droite contrôle tous les autres, Présidence, Sénat, Conseil constitutionnel. L’argument avait déjà servi en 1997. Lorsque la gauche avait alors obtenu la majorité, plus question d’équilibre ou de partage, une revendication rapide de l’ensemble du pouvoir, le Président marginalisé et vilipendé, le Sénat attaqué. Un peu Tartuffe qui s’insinue, puis se démasque et se redresse : « La maison m’appartient, je le ferai connaître ». Derrière cette volée, au-delà du partage des rôles, on comprend que le PS tâtonne, recherche les thèmes qui pourront retenir l’attention, remobiliser ses électeurs, mais que pour l’instant il n’a rien trouvé de nouveau. Après avoir fait la campagne présidentielle du second tour lors du premier, amorcé la campagne législative lors du second, entreprend il de refaire celle de 1997 ? Il est à craindre que cela ne suffira pas. Deja vu, comme disent les Américains. 15 mai « Tous en scène ! Spectacles d’une élection » 85 Retour à dimanche soir, le téléfilm de Serge Moati consacré aux présidentielles sur France 3. Incisif, rapide, une série de courtes scènes, rythmées par l’insertion d’analyses intermédiaires qui marquent l’évolution de la campagne. Un découpage qui retient la pointe d’une situation, d’une certitude, d’une inquiétude, d’une émotion, qui rend justice aux différents points de vue. Honnête, humain. Sauf à la fin. Rien sur les stratégies du second tour. Voici que pénètre, pour sauver la République, une jeunesse criante et défilante, brandissant une forêt de drapeaux. L’arrivée de la cavalerie, comme dans un western ? Plutôt un autre style, comme dans le film de Gilles Pontecorvo, la Bataille d’Alger. Epilogue : la population musulmane, en liesse et en furie, rompt les barrages, submerge les forces de l’ordre et clame sa foi dans l’Algérie algérienne. C’est beau comme quand on croyait aux masses populaires. Ici, c’est la « jeunesse », alibi et instrument de tous les entraînements, de toutes les simplifications. Marseillaise pour Marseillaise, combien je préfère celle de Jean Renoir, l’un de ses meilleurs films. Les points de vue, les sensibilités des protagonistes, bientôt des adversaires, y sont montrés à partir du sens subjectivement vécu, des espérances et des aveuglements des vivants, de façon compréhensive, presque compassionnelle. Par un mélange de bonhomie et de férocité, de calculs et de stupidité on entre progressivement dans la tragédie. Elle est, comme chacun sait, que tout le monde a raison. Le téléfilm de Serge Moati a d’abord cette logique. Puis il veut se gonfler du souffle de l’Histoire telle qu’on la raconte à Cosette, pleine de barricades et de libérations. On commence comme Balzac et on finit comme Victor Hugo – il est vrai que c’est son bicentenaire. La France antisémite ? Une campagne de presse aux Etats-Unis, des propos hâtifs du Président George W. Bush, quelques appels au boycott de la France lancés par des organisations juives américaines, et voici relancé le thème de l’Europe, mais surtout de la France, antisémite. C’est bien sûr une opération bien menée de soutien à la politique du gouvernement Sharon. Elle vise d’un côté à disqualifier les critiques que justifie cette politique, de l’autre à impressionner, à culpabiliser une opinion française très sensible à une telle accusation. Est-elle fondée ? Il est clair qu’il y a en France des antisémites, qu’un antisémitisme proprement français a toujours existé. Il est encore plus clair qu’ils ont toujours été combattus, que leur triomphe sous Vichy n’a jamais obtenu l’adhésion de la population, que l’antisémitisme comme doctrine ou même comme sentiment est devenu honteux, qu’il est tombé dans un juste mépris. C’est donc un mauvais procès et, plus grave, un procès intéressé, une manoeuvre. Je préfère la sagesse de Woody Allen. Du mauvais usage de l’Europe Voici qu’arrivent de Bruxelles des mises en garde contre toute remise en cause des politiques budgétaires que voudrait développer le nouveau gouvernement. On leur oppose les contraintes de la réduction des déficits publics. Fondés ou non, ces rappels montrent à nouveau l’Europe sous l’angle des contraintes. Non pas une dilatation naturelle des espaces nationaux pour enrichir leur liberté et leur rayonnement, une bureaucratie vétilleuse qui en rapetisse les ambitions et voudrait passer les gouvernements sous la toise. Il faut que l’idée européenne soit bien forte pour résister à une telle constance dans les erreurs de communication. Elle est cependant plus fragile qu’il n’y paraît, et le mouvement électoral vers une droite plus repliée sur des préoccupations internes, mouvement plus puissant dans les petits pays que dans les grands – Autriche, Danemark, Irlande, Pays-Bas notamment, ne l’aidera pas. 86 Si les grands pays se mettent à suivre, une stagnation encore plus prononcée peut en résulter. Ce n’est pas le Parlement européen qui pourra la compenser, ni la Commission, dont les ailes ont été coupées depuis la Commission Delors. La mission confiée à Giscard d’Estaing pour un nouveau saut institutionnel ? Son sort ne dépendra que des gouvernements. Or ils ne recourent à l’Europe que pour faire avaler à leurs électorats réglementations et réformes trop impopulaires pour être imposées sur un plan national, et encore, en se cachant derrière les autres. Cet usage de la construction européenne comme père fouettard d’un côté, comme alibi de toutes les démissions de l’autre, est à terme dangereux. Si l’on y ajoute les contraintes et pressions que promet l’élargissement, l’incorporation de nouveaux membres qui la considèrent avant tout comme une vache à lait, c’est un processus dangereux qui est engagé. 16 mai Le septennat est mort, vive le quinquennat Cérémonie d’investiture du nouveau Président à l’Elysée. Modeste, on n’en rajoute pas. Il est vrai que le 16 mai évoque des souvenirs Mac-Mahoniens, certes bien lointains – 1877. Déjà une dissolution manquée. Elle a longtemps nourri l’imaginaire républicain, peut-être condamné la dissolution sous la IIIe République. En l’occurrence, ce clin d’œil du calendrier ferait plutôt piqûre de rappel. Il peut aussi souligner que, sous la Cinquième, un Président peut survivre à la péripétie. Ni se soumettre ni se démettre, se transmettre. Il est également vrai que l’on reproduit le cérémonial simplifié déjà appliqué en 1965 ou en 1988. Alors comme aujourd’hui, le nouveau Président était le même que l’ancien,. Pas de présentation à la foule en liesse, pas d’échanges de vœux entre l’ancien Président et son successeur, quelques brèves allocutions, quelques coups de canon pour faire bonne mesure. Plantu, en son temps, s’amusait à opposer premier et deuxième septennat, Mitterrand I et Mitterrand II. Il restera le seul à avoir réalisé le cumul, puisque Chirac inaugure non son deuxième septennat, mais le premier quinquennat de la République. Il sera intéressant d’observer quels changements vont en résulter, dans la pratique politique, dans la perception du temps, dans le rythme présidentiel. Il est encore trop tôt. Cette discrétion va de pair avec une sorte de phase de latence gouvernementale. Après avoir montré leur présence et accompli quelques manifestations d’existence, les ministres semblent rentrer en eux-mêmes, se préoccuper de tâches internes – constituer les cabinets, prendre la mesure de leurs missions et de leurs moyens, s’installer. Pour les cabinets, apparemment rien de très nouveau, un chassé-croisé. Conseil d’Etat, haute administration fournissent leur contingent habituel, les occupants précédents regagnent leur corps. Simplement, les nouveaux arrivants ne sont pas entièrement rassurés : où seront-ils dans un mois ? Ils sont exposés à l’aléa électoral, mais aussi à l’aléa gouvernemental. Rien ne dit qu’il n’y aura pas, même en cas de succès de la droite, un remaniement ministériel, un nouveau ballet dans les cabinets. 17 mai Gestations Le nouveau gouvernement n’a que peu de moyens, faute de majorité parlementaire, tandis que plane sur lui l’échéance de l’élection législative. Alors il lui faut se réfugier dans les effets d’annonce. Conseil de sécurité intérieure, démonstrations policières, exhibition de képis alternent avec la reprise du «dialogue social », censé se substituer à la décision gouvernementale, comme pour les trente cinq heures. Le produit initial de ces démarches concerne les médecins. C’est entendu, 87 ils auront 20 ! par consultation. Encore faut-il que les procédures soient respectées – bref la percée devient une opération électorale. On reçoit et on bichonne les syndicats. En vérité le gouvernement est suspendu, suspendu à la compétition électorale dont il dépend et qui lui échappe en partie. Situation que l’on a déjà connue. En 1981 et en 1988, le Président et son gouvernement étaient également tributaires d’une élection à suivre. La différence est que cette consultation ne résulte pas d’une dissolution. Différence institutionnelle. Est ce une véritable différence politique ? Vraisemblablement non, en ce sens que la dramatisation du résultat est identique. S’il s’agit de l’élection, la parole est aux forces politiques. Elles se recomposent. A droite, c’est la tentative de l’UMP, le regroupement de l’ensemble de la droite parlementaire, qui progresse malgré Bayrou, coincé dans la porte tournante. Le Front National propose un accord, escomptant sans doute un refus pour mieux justifier son hostilité au second tour. A gauche, l’accord électoral est en route, avec le PS comme chef d’orchestre. On distingue les candidatures « uniques » – tout le monde investit le même candidat, les candidatures « de rassemblement » – deux partis investissent le même que les autres soutiennent, les « primaires » - plusieurs candidats sont en compétition au premier tour mais se désisteront au second. C’est le partage du marché électoral, les maquignons taillent dans la bête en fonction du muscle de l’animal. Cela ressemble à une stratégie défensive. On entend dire que la gauche, au fond, est résignée à l’opposition, d’autant plus qu’elle éprouve le besoin de reprendre ses esprits. Puisqu’on parle maquignonnage, difficile d’ignorer les conséquences de la législation sur le financement politique. Les formations qui présentent des candidats obtiennent sous certaines conditions 1,60 ! environ par électeur. Evidemment, on se bouscule. Des malins se portent sous les motifs les moins politiques pour ramasser quelques miettes. Surtout, les formations en rupture de ban – l’UDF de François Bayrou, le Pôle républicain de Jean-Pierre Chevènement – ont intérêt à présenter le plus de candidats possibles, donc à refuser la logique de l’accord électoral préalable. Il leur assurerait quelques députés, mais il leur retirerait des électeurs, c’est-àdire de l’argent. Plutôt de l’argent pour les appareils que des élus, qui risqueraient en plus d’être infidèles. Etrange contradiction de la loi. Elle encourage d’un côté la multiplication des candidatures, puisqu’elles rapportent de l’argent. Elle pousse d’un autre côté aux regroupements, puisque sont éliminés les candidats qui n’ont pas obtenu 12, 5 % des inscrits au premier tour. Logique politique et logique financière se contrarient. En outre, parler de marché électoral n’est désormais plus une métaphore. L’élection est concrètement une pompe à phynances pour les formations politiques. Extension inattendue et perverse de la logique du marché … 18 mai Eloge de la cohabitation Puisqu’il ne se passe rien de notable, en tout cas de visible, c’est le moment de s’arrêter sur un problème qui a dominé les quinze dernières années de la Cinquième et qui reste présent dans ces élections, celui de la cohabitation. La tendance dominante, partis, responsables, analystes, la condamne. Certes, la gauche parlementaire tente actuellement une réhabilitation. Mais, en changeant le vocabulaire, elle souligne sa propre réticence. Dans cette entreprise opportuniste, elle se place au demeurant en contradiction avec elle-même. Autant le livre d’Olivier Schrameck, Directeur de cabinet de Lionel Jospin, que la thématique de la campagne électorale du Premier ministre la dénonçaient. On mesure que son rejet est l’une des espérances de la droite et sera l’un 88 de ses grands arguments lors de la campagne législative. On le comprend. La cohabitation n’est qu’un pis aller et ne peut être un mode ordinaire de fonctionnement institutionnel. Et pourtant, je suis tenté de prendre le contre-pied de ses détracteurs. On peut considérer que, en dépit de tous ses défauts, la cohabitation est la moins mauvaise solution au problème dont elle est l’expression, celui de la contradiction des majorités politiques, c’est à dire en vérité de l’absence de majorité politique. Car elle n’est qu’un symptôme, ou si l’on préfère, une solution du problème, non le problème lui-même. Vouloir supprimer le symptôme ne le résout pas, écarter la solution suppose que l’on en trouve une meilleure. Ce problème, l’absence de majorité politique, est récurrent en France depuis la République. Le multipartisme, l’instabilité des gouvernements, la volatilité du corps électoral, la succession même des constitutions en ont été ou en sont d’autres manifestations. Il convient donc de le mettre en perspective, de montrer que la cohabitation ne conduit nullement à la paralysie des pouvoirs. Elle est en outre préférable aux solutions pratiquées avant elle, et, loin d’être contraire à l’esprit des institutions, celles-ci ont en partie été conçues pour s’y ajuster, comme la pratique l’a amplement démontré. Certes, la moins mauvaise des solutions n’est pas la meilleure, mais le choix pour une bonne solution ne dépend que du corps électoral, non d’un meccano institutionnel. La cohabitation et ses ancêtres Les antécédents de la cohabitation sont nombreux. Mais les formes sont différentes, elles sont moins visibles qu’elle, et surtout le terme n’avait pas été inventé. Prenons d’abord la Troisième, ancêtre et matrice des régimes ultérieurs. Elle a connu de façon quasiment permanente une dualité de pouvoirs. Non pas, sauf durant la période de mise en place, entre le Parlement et la Présidence, mais au sein du Parlement, entre le Sénat et la Chambre des Députés. La double responsabilité des ministres devant chacune des chambres a entraîné une double conséquence. D’abord, un porte à faux des cabinets par rapport aux résultats électoraux, puisque le Sénat ramenait au centre les majorités sorties des urnes. Ensuite, l’instabilité gouvernementale. Tout gouvernement était en quelque sorte pris en tenaille entre des majorités contradictoires, entre lesquelles il lui fallait louvoyer avant d’échouer et de se retirer. Résultat : une centaine de gouvernements en soixante-cinq ans. Bien sûr, d’autres éléments ont pesé, mais il y a là une donnée déterminante. La Quatrième a pensé que la solution consistait à supprimer la responsabilité politique du gouvernement devant le Sénat, et à faire de l’Assemblée nationale, élue du suffrage universel direct, le centre unique du pouvoir. En ligotant le droit de dissolution théoriquement reconnu, elle renforçait cette unité. Elle transformait un gouvernement en principe parlementaire en simple subordonné de l’Assemblée. Les pouvoirs qu’il exerçait ne dépendaient que d’elle, non de la Constitution. C’est alors que le multipartisme, l’absence de majorité parlementaire solide ont conduit à des coalitions précaires, qui s’effondraient de l’intérieur. Une vingtaine de gouvernements en douze ans, la crise comme méthode de gouvernement, tel est le bilan. Il a conduit le régime à disparaître dans le soulagement général. Ce sont là des évidences qu’il faut rappeler à ceux qui ignorent ou méprisent les leçons des échecs, ou qui se croient plus malins que leurs devanciers – ce qui est probablement faux, car le personnel politique de la Quatrième a été d’une qualité remarquable : Jacques Chaban-Delmas, Edgar Faure, Félix Gaillard, Pierre Mendès-France, François Mitterrand, Antoine Pinay, parmi d’autres moins connus. 89 Quant à la Cinquième, la solution a consisté à renforcer considérablement, ne disons pas l’Exécutif, car le terme pris au sens propre ne convient nullement, mais la Présidence et le gouvernement au détriment des assemblées. Evitons le cours de droit constitutionnel. La pratique a confirmé l’analyse qui montrait dès le départ que le problème essentiel devenait la nature de la relation entre le Président et le Premier ministre. Nommé par le Président, chef du gouvernement, responsable devant l’Assemblée, il est l’articulation des institutions. A ce titre, qu’on l’appelle ou non cohabitation, la différence entre le Président et lui a toujours existé. Différence, divergence, le passage est mince. Si mince qu’il a toujours été franchi. Faut-il rappeler que les rapports Président – Premier ministre se sont souvent mal terminés, même s’ils avaient l’un et l’autre la même orientation politique, voire une obédience personnelle de la part du Premier ministre ? Michel Debré, Georges Pompidou, Jacques Chaban-Delmas, Jacques Chirac, Michel Rocard notamment sont partis en désaccord avec le Président. Faut-il également souligner que dans tous ces cas, la divergence a été résolue au profit du Président ? Même chose jusqu’à présent lors des périodes de cohabitation. Jacques Chirac et Lionel Jospin ont été battus par le Président qu’ils contestaient. On pourrait conclure que sous la Cinquième la cohabitation a été en réalité permanente. Simplement, la pratique conduit à distinguer deux formes : une cohabitation bénigne, lorsque la majorité parlementaire soutient le Président, une cohabitation plus hard lorsqu’elle soutient le Premier ministre. La cohabitation en perspective Au fond, les institutions sont faites pour fonctionner dans trois hypothèses différentes. Ou absence de majorité parlementaire réellement stable, hypothèse que l’on a rencontrée entre 1959 et 1962, puis entre 1976 et 1981, enfin entre 1988 et 1993. Elles sont tout à fait adaptées à cette situation, elles ont même été conçues pour y répondre. Ou coïncidence entre une majorité parlementaire et la Présidence, hypothèse la plus agréable. C’est alors l’expansion du pouvoir présidentiel. Ou divergence entre leurs orientations, hypothèse la plus délicate. Voilà la cohabitation, au sens étroit du terme. Elle conduit à faire du Premier ministre le titulaire exclusif du pouvoir gouvernemental, mais non du pouvoir d’Etat. Ainsi c’est la présidence qui est à géométrie variable, ce qui entraîne une circulation du pouvoir gouvernemental, autonome ou subordonné, mais jamais de la fonction proprement présidentielle. La cohabitation ne conduit donc nullement à l’impuissance. Lionel Jospin a par exemple été le Premier ministre le plus puissant de la Ve République, et les institutions nullement paralysées. Son gouvernement a été le plus long du régime, son bilan n’est inférieur à aucun de ceux qui l’ont précédé. Il a même été en mesure de faire réformer la Constitution sur des points importants – ainsi le quinquennat. Simplement, les divergences entre le Président et lui étaient publiques au lieu d’être masquées comme dans les autres hypothèses. Tant sur le plan institutionnel que politique, la Cinquième s’accommode parfaitement de la cohabitation. Bien sûr, les partis ne sont pas contents. Ils ne sont pas maître du jeu, la majorité parlementaire doit composer, le Premier ministre passer des compromis. Loin que ce soit un vice du système, c’est la meilleure manière de combiner contradiction des majorités et fonctionnement stable et efficace de l’Etat. Enfin, on peut toujours sortir de la cohabitation. Elle n’est nullement une peine incompressible. Qui la juge insupportable peut toujours y renoncer. Le Président peut démissionner sans se représenter, ou se représenter, ou encore dissoudre l’Assemblée à un moment qu’il juge opportun. A ce propos, une observation institutionnelle : c’est une idée reçue que de Gaulle n’aurait pas accepté de cohabiter. Cela n’est nullement établi. S’il revendiquait sa responsabilité devant le peuple, c’était devant le peuple tout entier, lors des référendums, non à l’occasion des 90 législatives. Il n’a jamais dit ce qu’il ferait en cas d’échec de ses partisans. Ses successeurs ont adopté la même attitude. Le Premier ministre peut lui aussi provoquer la fin de l’épreuve, en démissionnant. Il peut avoir intérêt à le faire, si la conjoncture lui est favorable, ou s’il pressent qu’elle va lui devenir défavorable. Il a même plus d’occasions de le faire que le Président, de choisir ainsi le terrain et le moment de la sortie de la cohabitation. Lionel Jospin aurait par exemple pu démissionner après le 14 juillet 2001 et les vives attaques présidentielles contre sa politique. Ne pas l’avoir fait lui a peut-être coûté la présidence neuf mois plus tard. On ne saurait en toute hypothèse considérer comme pathologique une configuration des pouvoirs qui a fonctionné pendant neuf ans sur les seize années qui précèdent. Il n’en demeure pas moins que la formule n’est pas recommandable. On ne peut pas la souhaiter, mais simplement la subir. La question est de savoir si l’on peut trouver mieux. Arrive alors Arnaud Montebourg et sa « Convention pour la VIe République ». Sa dénomination évoque le François Mitterrand des années soixante, avant le PS et le Programme commun, celui de la « Convention des institutions républicaines ». Montebourg est beaucoup plus idéologue et sectaire. Dans son propos passe comme un souffle de guillotine. C’est la Ve qu’il voudrait décapiter, revenir à la pureté des Assemblées tout puissantes. Une sorte de maladie infantile de la République. Arrivent aussi les ingénieurs ou les mécaniciens du droit, qui croient qu’en supprimant le symptôme on fera disparaître la question de fond, l’absence de majorité politique, la volatilité du corps électoral, les contradictions de majorités. Bonne chance. Ne leur en déplaise, je rappellerai la boutade contemporaine des débuts de la Cinquième : La Constitution de 1946 a été conçue par des professeurs de droit ; elle est cohérente mais elle ne fonctionne pas. La Constitution de 1958 a été conçue par des Conseillers d’Etat ; elle est incohérente mais elle marche. La cohabitation a été essayée trois fois, dans des contextes il est vrai différents. En 1986, c’était la condamnation d’une impasse politique, le gouvernement Fabius ne parvenant pas à ressourcer vers le centre une majorité qui avait perdu son souffle à gauche. En 1993, c’était un rejet plus radical d’une domination partisane marquée par des excès de tous ordres. On avait le sentiment que les socialistes, ayant retrouvé le pouvoir par miracle en 1988, voulaient s’en gaver le plus vite possible de peur de le reperdre, ce qui ne manqua pas d’arriver. En 1997, l’arrogance, la brutalité, le ton péremptoire d’Alain Juppé, le sentiment d’un mépris technocratique ont beaucoup nui à la droite, plus sans doute que le changement politique de l’automne 1995. Le Front National a aussi beaucoup aidé la reconquête jospinienne. Le seul dépassement possible de la cohabitation dépend du corps électoral. Il lui appartient de l’éviter en assurant la cohérence politique des pouvoirs publics nationaux. Il a montré suffisamment de maturité sur ce plan pour qu’on lui fasse confiance, il va se prononcer en toute connaissance de cause. Il estimera peut-être que la purge de cinq années a été suffisante, qu’il est trop tôt pour s’offrir une nouvelle expérience, au fond pour refuser de choisir. Mais si le quinquennat limite les possibilités de telles situations, si en toute hypothèse il les rend plus courtes, elles ne sont nullement impossibles à l’avenir. Elles sont comme une punition que le corps électoral impose aux forces politiques et aux dirigeants : vous vous êtes moqués de nous, débrouillez-vous donc ensemble, amusez-nous. Dans la Rome Antique, on mettait les parricides dans un sac, avec un chien, un chat et une vipère, et l’on jetait le tout dans le Tibre. Il est vrai que leur cohabitation était plus brève. 19 mai 91 La Constitution existentielle Pour la première fois peut-être, la France avec la Ve République a une Constitution. Sa résistance aux épreuves n’a d’égale que sa flexibilité. Elle a vu consacrer la supériorité de la règle constitutionnelle sur toute autre, y compris la loi. Elle a permis un encadrement juridique plus précis et plus ferme des compétences des pouvoirs publics, grâce au Conseil constitutionnel. En même temps elle a su évoluer, c’est même la seule qui ait été révisée tant de fois, ce qui a notamment permis la réforme du statut présidentiel ou les progrès de la construction européenne. En tant que norme juridique, la Constitution s’est renforcée, en tant que processus institutionnel, elle est toujours à enrichir. Car son évolution n’est pas achevée, et sur bien des points elle appelle des améliorations. Entre autres plus de décentralisation, des compétences parlementaires étendues, l’élargissement du recours au référendum, une plus grande transparence dans les procédures du Conseil constitutionnel, sans parler du statut pénal des autorités publiques. Mais tous ces développements peuvent parfaitement se faire dans son cadre. Point donc n’est besoin de réclamer à cor et à cri une VIe République. Son invocation répond à une sorte de rituel de purification, comme si la Constitution souffrait non pas tant d’un vice constitutif que d’un péché originel qu’il faudrait laver par une sorte d’exorcisme. Quel est donc ce péché ? Le 13 mai 1958 pour certains, on l’a vu. Pour d’autres, c’est plus grave, car il est toujours au cœur du régime, sorte de virus qui se réveille tous les sept ans, désormais tous les cinq ans : l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. Certes elle n’existe que depuis 1965, après une révision constitutionnelle en 1962. Mais de Gaulle y suppléait auparavant par le référendum, qui lui permettait de fonder son autorité immédiatement sur le corps électoral. Voilà le reproche fondamental, la tare irrémissible, et en même temps l’héritage essentiel du général de Gaulle. Il faut alors revenir sur la cohabitation, parce que, derrière les critiques qui lui sont adressées, c’est bien elle qui est visée. Codicille à la cohabitation En vérité, le débat autour de la Présidence est bien le sens caché de la volonté affichée d’éviter ou de dépasser la cohabitation. Passons rapidement sur le thème du régime présidentiel, solution balladurienne ou centriste – Bayrou il me semble. L’idée que l’on surmontera les problèmes découlant de la contradiction des majorités par le régime présidentiel, qui sépare radicalement la fonction gouvernementale et la fonction législative, a quelque chose de baroque. L’exemple des Etats-Unis qui l’inspire n’est guère transposable. Il s’agit d’abord d’un Etat fédéral, où le gouvernement a des compétences infiniment moins étendues qu’en France. Il s’agit ensuite d’un pays où les affrontements idéologiques et politiques sont beaucoup plus modérés. Il s’agit encore d’un pays beaucoup moins démocratique que la France, où le Président peut être l’élu d’une minorité, où la majorité sénatoriale ne représente pas le peuple américain mais celui des Etats membres, de façon très inégalitaire. Enfin, lorsque cette contradiction se produit, et elle est fréquente, le gouvernement est à peu près paralysé, plus qu’en France sous la cohabitation. Elle est cependant soumise à réexamen tous les deux ans, en raison des renouvellements électoraux. Alors, en France, la plupart des partis ne seront en paix que lorsque l’élection présidentielle au suffrage universel direct aura disparu. Ils pourront reprendre leur mainmise totale sur les institutions. Si l’on pouvait y adjoindre le scrutin proportionnel pour l’Assemblée, ce serait parfait. Plus besoin de se coltiner les électeurs sur les marchés, de servir d’assistantes sociales sur le terrain, la brigue et l’intrigue militantes au sein des appareils pour figurer en bonne place sur les 92 listes. Le mode d’élection au Parlement européen en offre une anticipation – qui est en même temps un repoussoir. La Présidence au centre du système Plus profondément encore, ce mode d’élection présidentiel impose sa logique aux partis, les maîtrise de l’extérieur comme de l’extérieur. De l’extérieur parce que le Président est en mesure de modifier le système partisan, de le faire évoluer pour l’adapter à ses desseins – comme on le voit aujourd’hui avec l’UMP, comme on l’a vu auparavant avec l’UNR devenue UDR, ou même avec le PS, conçu dès le départ comme une plate-forme présidentielle. De l’intérieur parce que les partis sont conduits à devenir des plate-formes présidentielles, à nourrir en leur sein un mode de direction et un calcul d’ambitions qui repose sur l’anticipation de la consultation. Cette logique est tellement prégnante que l’on a vu le PS militer pour l’inversion du calendrier électoral qui conduisait à la renforcer. Ses dirigeants peuvent aujourd’hui s’en mordre les doigts. La question essentielle pour les partis devient de savoir si en leur sein peuvent se dégager des candidats crédibles, faute de quoi ils sont condamnés au rôle de supplétifs. C’est même là une question plus générale, que la possibilité pour le système de produire des hommes ou des femmes à la mesure de la fonction présidentielle. Elle n’a pas été mal résolue jusqu’à présent. La construction européenne la complique encore, car les futurs présidents devront se situer dans un ensemble de compétences composite, où la nature même de leur autorité devient plus obscure. Contrairement à certaines analyses, il me semble que cela n’en rend ce mode d’élection que plus nécessaire. Le Président, homme ou femme, sera réellement le garant et le symbole de la réalité nationale. Elle demeure indépassable, fort heureusement. Elle seule est un cadre efficace de liberté individuelle et de solidarité collective. Prétendre la dissoudre dans l’Europe revient à détruire l’idée européenne elle-même, qui est de superposition et non de substitution. On écrit parfois que le Président est condamné à n’être plus qu’une sorte de gouverneur d’un Etat américain. C’est méconnaître la nature de la construction européenne, qui ne prend pas du tout le chemin d’un super Etat, même si elle n’a pas encore défini son identité. Face à une fragmentation croissante des pouvoirs sur un mode fonctionnel ou géographique, l’unité du pouvoir d’Etat, la promotion de ses intérêts et de ses conceptions passent par un pôle central qui, en France, ne peut guère être que la Présidence. Le Président reste le successeur des rois de France. 93 QUATRIEME ACTE : ELECTIONS LEGISLATIVES, PREMIER TOUR 20 mai « Ne me parlez jamais en faveur d’un infâme » Maxime Gremetz gracié par le Président. L’honorable parlementaire communiste, rempli d’une fureur gothique, avait foncé en voiture sur un groupe d’officiels pour atteindre un élu soupçonné d’entente avec le Front National. Il était en conséquence condamné et inéligible. Sa peine n’avait pas été exécutée parce que le Garde des Sceaux, la vigilante Mme Lebranchu, avait omis d’en aviser le Conseil constitutionnel qui devait en tirer les conséquences. Trop de travail sans doute. Maxime, c’est un prénom de tragi-comédie cornélienne. Il a bénéficié de la clémence d’Auguste. On aurait préféré la rigueur du vieil Horace, mais la Cinquième n’a jamais été si dure. Voilà qui augure bien de l’amnistie, que beaucoup contestent, surtout en un temps où l’on ne parle que du rétablissement de l’autorité de la loi. Voilà qui montre aussi que la campagne électorale commence, et que les partis qui s’opposent savent trouver entre eux de petits accommodements. Bravo, Juju ! Toujours dans ce contexte d’ouverture de la campagne, le débat sur l’insécurité se prolonge, ou plus précisément la controverse sur le discours de l’insécurité. C’est Julien Dray, député PS sortant, qui s’en prend vivement à TF 1, coupable d’avoir échauffé les esprits, alarmé les bons citoyens, enflammé l’opinion publique par la médiatisation répétitive d’incivilités somme toute banales : incendies systématiques de voiture, saccages divers, hold-ups, meurtre d’un père d’élève à la porte d’un lycée, entre autres exactions. Il a raison, elles appelaient le silence et l’oubli, en attendant l’amnistie ? Ne pas désespérer les banlieues. Il est certain qu’en cassant le thermomètre on guérira le malade. Dans Le Monde, Patrick Poivre d’Arvor lui répond vertement et justement. Verrouiller la presse, censurer l’information, réflexe de tous les pouvoirs, mais qui s’exprime rarement avec tant d’impudeur. Qui disait : « Maintenant la bêtise pense, et pense publiquement » ? Cocteau je crois. Tout de même, du côté du gouvernement, on veut faire baisser le ton en la matière, recentrer le discours sécuritaire. A côté des postures martiales de Nicolas Sarkozy, de l’ostentation de redoutables pétoires dont on ne dispose pas encore, on nuance le propos. Il faut éviter de paraître dénoncer une classe d’âge par des propos excessifs. Il ne faut pas s’exposer à de fâcheuses démonstrations d’impuissance, car on risque dans un premier temps de ne faire guère mieux que les prédécesseurs. Il faut enfin ne pas faire la campagne du Front National, qui frappera toujours plus fort sur ce terrain. Casting pléthorique Près de huit mille cinq cents candidats inscrits pour ce premier tour, en compétition pour 577 sièges. C’est plus que jamais. A côté de ceux qui sont attirés par la perspective de la contribution financière fournie par l’Etat, l’éclatement du corps politique est manifeste. On retrouve l’émiettement qui avait caractérisé le premier tour des présidentielles. Bien sûr, il est provisoire. Des retraits pourront intervenir avant jeudi. Les conditions mises au maintien pour le second tour simplifieront ensuite le tableau. L’émiettement est également en partie artificiel. Certains candidats ne feront que symboliquement campagne, sur des thèmes non politiques ou purement locaux. On peut aussi se réjouir de l’intérêt porté à la compétition. Il contredit les alarmes sur 94 l’abstention et l’indifférence des électeurs. Reste à savoir dans quelle mesure cette pléthore conduira à une dispersion des suffrages de nature à compliquer le second tour. Avec une moyenne de l’ordre de quinze candidats par circonscription, les électeurs ne pourront pas se plaindre d’une représentation politique confisquée. Ils auront l’embarras du choix. Certes, la répartition n’est pas égale. Le nombre de candidatures est particulièrement élevé à Paris, plus restreint Outre mer. On relève également que la parité n’est qu’imparfaitement et surtout inégalement réalisée. Elle est plus forte pour les petites formations que pour les grandes, et plus à gauche qu’à droite pour les partis de gouvernement. Toutefois, même au PS, on reste loin du compte. Dès que Sylviane a le dos tourné … Cela peut s’expliquer par le fait que les petits partis n’ont que peu de chances d’avoir des élus, de sorte que la compétition y est plus symbolique. Pour les autres, suivant une formule regrettable, mieux vaut un élu qu’une battue. S’ajoute également que les femmes sont souvent plus convaincues, plus courageuses que les hommes et redoutent moins l’échec. 21 mai Ombres vigilantes On n’entend plus Alain Juppé, et pas du tout pour l’instant Laurent Fabius. Leur silence ne veut pas dire qu’ils restent inactifs. Chacun d’eux reste attentif à son destin. Les quelques interventions publiques d’Alain Juppé laissent entendre qu’il n’a rien appris ni rien oublié. Les mêmes certitudes cassantes, le même ton assuré et coupant, comme s’il était en permanence animé par une colère froide. Il est fait pour être à la tête d’une structure hiérarchique, pour imposer sa volonté, son discours est celui du commandement, non de la persuasion. L’électeur se sent vaguement coupable de ne pas avoir devancé l’ordre, mauvais élève que l’on va redresser. Laurent Fabius est beaucoup plus émollient, il affecte un sourire bonasse, une camaraderie certes condescendante mais bienveillante. Son propos est simple, il est bref, il cultive les évidences sereines, on dirait toujours qu’il s’adresse à la maternelle. Il le joue bon berger. Deux styles, mais une même ambition, et deux parcours étonnamment semblables – même âge, Normale Sup, ENA, grands corps, engagement politique, choix pour des partis de gouvernement, disciples favoris de présidents vieillissants, jeunes premiers ministres, écartés deux ans plus tard par une défaite électorale, traversée du désert mais avenir intact. Ils doivent en outre partager un même dédain pour Lionel Jospin. Il a été un meilleur Premier ministre qu’eux, mais il ne sera pas Président, il n’est pas de leur caste. Vae Victis. Selon toute vraisemblance, leur avenir les opposera frontalement. Juppé a pris un peu d’avance, dans la mesure où l’UMP est un instrument qui semble promis à son usage. Fabius devra encore conquérir le PS. A cet égard il doit mettre, sans le dire bien sûr, la défaite de la gauche au nombre de ses espérances. Elle lui permettra d’écarter les perdants. Déjà, Jospin … Mais il faut finir le travail. Dans ces élections, se profilent à l’arrière-plan les silhouettes des compétiteurs de 2007, comme dans ces dessins pour enfants où les animaux carnassiers sont dissimulés dans des paysages anodins, où paissent les moutons. Juppé m’a tuer La droite parlementaire présente plus de 530 candidats UMP, et l’UDF, outre les circonscriptions qui lui sont laissées, dépose une soixantaine de candidatures compétitives. S’y ajoutent des candidats des formations de Philippe de Villiers (Mouvement pour la France), Charles Pasqua (RPF), Corinne Lepage (CAP 21), pour une centaine d’investitures chacun, et quelques dissidents 95 en rupture d’investiture. Globalement, l’UMP semble s’être convenablement placée en ordre de bataille. La compétition la plus notable provient toujours de François Bayrou. Il reste résolu à assurer la survie politique de l’UDF et l’existence d’un groupe parlementaire autonome. Il est toutefois progressivement délaissé par les députés UDF sortants, et cherche toujours à négocier. Il faudra attendre jeudi d’éventuels retraits sur la base d’un accord UMP-UDF, puisque tel est le délai légal pour le retrait des candidatures déposées. Le CNPT (Chasse, pêche, nature et traditions) de Jean Saint-Josse reste à l’écart avec plus de 400 candidats. Sans Le Pen A l’extrême-droite, le FN est largement présent, mais sans Le Pen. Le mode de scrutin ne convient guère à sa candidature. Il demeure cependant autant une locomotive qu’un repoussoir national. Le FN subit la rivalité du Mouvement national de Bruno Mégret. Leurs électorats sont régionalement puissants, dans le Nord et la façade méditerranéenne. Les Mégretistes semblent mieux à même de rivaliser qu’aux présidentielles. Ils peuvent à l’occasion empêcher les candidats du FN d’atteindre les fatidiques 12,5 % des inscrits, limitant alors leur capacité de nuire à la droite parlementaire. L’importance de la présence du FN au second tour promet d’être une des clefs du scrutin. Jospin m’a tuer A gauche, la situation est plus confuse. Pour la gauche parlementaire, il est clair que l’échec de Lionel Jospin a cassé toute dynamique. Le PS reste cependant en position dominante, maître d’œuvre des accords électoraux. Ils réunissent dans des conditions variables PC, Radicaux de gauche, Verts. En dépit de l’expression « gauche unie » qui succède à la gauche plurielle, majorité sortante, on ne dénombre que 170 candidatures communes à plusieurs partis, dont 34 candidatures uniques. La compétition interne sera donc fréquente pour le premier tour, avec, comme toujours, quelques dissidences locales. Le Pôle républicain de Jean-Pierre Chevènement, classé à gauche par pesanteur électorale plus que par positionnement revendiqué, présente environ 400 candidats. Leur attitude et celle de leurs électeurs au second tour restent incertaines. Pour l’instant, il n’est pas question d’accord. Les diverses composantes de l’extrême-gauche présenteront séparément un nombre élevé de candidatures. La division des présidentielles se prolonge et même s’amplifie. Ces formations peuvent escompter, pour certaines redouter, qu’un comportement défensif conduira leurs électeurs, au second tour voire dès le premier, à se reporter vers les candidats de la gauche parlementaire. 22 mai Triangle infernal Serge Lepeltier, dirigeant par interim du RPR en attendant sa sublimation finale dans l’UMP, déclare que les candidats de cette nouvelle entité n’auront aucune raison de se retirer dans une triangulaire où ils seraient devancés par le FN et la gauche. Il ajoute que l’élection de quelques lepénistes serait moins grave qu’une nouvelle cohabitation. Or favoriser la gauche face au FN pourrait contribuer à un tel résultat, si les triangulaires de ce type étaient nombreuses. Il observe également que la gauche n’a pas craint, Fabius gouvernant, de modifier la loi électorale d’une façon qui a permis au FN de constituer un groupe parlementaire après les élections de 1986. Le propos n’est sans doute pas mal fondé, mais il est à la fois prématuré et maladroit. Prématuré parce qu’il est vain de spéculer sur le second tour avant le premier. Maladroit parce qu’il relance le 96 thème de la collusion honteuse entre la droite parlementaire et le FN, thème toujours rampant en dépit des dénégations et des comportements contraires. Aussi les porte-parole de la gauche se précipitent immédiatement dans la brèche. C’est Vincent Peillon, pour le PS, qui s’indigne de cette rupture du « pacte républicain » résultant selon lui du soutien apporté à Chirac contre Le Pen. C’est le PC qui exige un démenti du Président. A droite, embarras et confusion. Lepeltier s’explique laborieusement. On écarte mollement l’accusation, en réaffirmant que toute forme d’entente avec le FN est exclue. Il est clair que cette stratégie serait dangereuse, qu’une consigne nationale de ce type risquerait d’être contre productive. On ne peut écarter en revanche les manœuvres locales et circonstancielles, les tactiques souterraines. Personne ne pourra empêcher un candidat de se maintenir, quitte à l’exclure, à lui retirer le bonjour. Mais l’effet sera produit. Le présupposé et l’implicite Dans l’indignation des dirigeants de la gauche tout de même, un présupposé : que les électeurs sont une marchandise dont on dispose, que l’on dirige, que l’on échange. L’idée affleure que des électeurs « de gauche » ont été prêtés à la droite, que la gauche exige que le crédit lui en soit reconnu, qu’on lui en verse les intérêts. C’est se placer dans une logique de coalition parlementaire, confondre les électeurs et des députés. Alors on marchande les soutiens, on exige des contreparties, le gouvernement doit rendre des comptes à ses alliés. Mais ces électeurs ne sont pas la propriété des partis, ils sont libres, capables de se déterminer par eux-mêmes. Faudra t-il les marquer, les peinturlurer comme on le fait des supporteurs d’équipes de football ? Les appels à voter avec des gants, en se bouchant le nez, allaient déjà dans ce sens. En vérité nous n’avions rien compris. Le candidat des socialistes, ce n’était pas Jospin, c’était Chirac. Sa victoire est la leur. Voilà maintenant qu’on voudrait la dérober à leur parti ! Nous avions mal saisi les ressorts de la dialectique. Le pouvoir prêté à Chirac, il lui faut maintenant le rendre, et au minimum le partager. A lui les chrysanthèmes, à nous le gouvernement. Dans l’immédiat, le PS contrôle avec vigilance tout écart par rapport à un « pacte républicain » dont il formule et applique unilatéralement les règles. Il est l’auteur, l’acteur et l’arbitre. Tout ceci n’est pas très sérieux, et ne peut que créer la confusion. En réalité, la division droite-gauche reste le critère d’analyse et de fonctionnement le plus pertinent de la vie politique française. Il peut être contrarié, il n’est pas contredit. Cohabitation glissante Trop tôt pour dégager une thématique générale de la campagne. Pour l’instant, la cohabitation tient la corde. Argument : ne pas donner l’intégralité du pouvoir au même camp, à l’UMP avatar du RPR. Il avait déjà servi en 1997, comme on l’a vu. Il laisse rêveur. N’est-ce pas ainsi que les choses se passent en régime parlementaire, que l’on prend pourtant comme modèle ? Comme si la Cinquième n’avait pas toujours été parlementaire. Doit-on comprendre que sur cette base le PS aurait souhaité la victoire parlementaire de la droite en cas d’élection de Jospin ? On peut admettre que la gauche refait le plus facilement son unité sur de tels arguments, sans véritable contenu autre que « Votez pour nous ». Cela évite de s’appesantir sur les sujets de fond, qui fâchent – fiscalité, salaires, retraites, sécurité sociale, construction européenne, etc .. Est-ce réellement adroit ? Trois faiblesses apparaissent aussitôt. D’abord, le contre-pied, puisque la campagne présidentielle du PS se déroulait sur fond de rejet de la cohabitation. Ensuite, les précédents, qui montrent que la gauche trouve sa dynamique sur des thèmes économiques et sociaux, non sur des thèmes institutionnels, qui sont plutôt de type centriste. Lors du premier 97 référendum de 1946, en 1958, en 1962, elle a été défaite, et n’a commencé à prospérer que sur des thèmes économiques et sociaux. 1981 a laissé les institutions intactes, institutions qui ont été pour la gauche majoritaire un excellent instrument de gouvernement. Enfin, l’absence de crédibilité gouvernementale de la gauche parlementaire – quel premier ministre, sur quelles bases, pour quoi faire ? En 1997, Jospin était un leader incontesté, auréolé de sa performance lors des présidentielles de 1995. Aujourd’hui .. Les Bleus usés, vieillis, fatigués ? Voici que va débuter en Asie la Coupe du monde de football. Elle promet d’avoir des interférences indéfinies et mystérieuses avec la compétition électorale. L’équipe de France conservera t-elle le titre ? J’aimerais me tromper, mais cette équipe, auréolée des victoires du passé, elle fait un peu armée de 1940. Lorsqu’il descend du ciel sur le théâtre des opérations, le Maréchal Zidane a la confiance du peuple tout entier. Les vainqueurs de 1998 ont fière allure avec leurs beaux maillots et les hordes de fans qui les acclament. On tiendra pour négligeable l’anecdote de leur défaite au Stade de France contre la Belgique, juste avant le départ. Les Belges ont marqué trois buts, dont l’un contre leur camp. Ils ont ainsi sauvé l’honneur de l’équipe de France, trop poussive et souffreteuse pour en marquer un seul. Elle n’en a pas moins obtenu un triomphe à la romaine avant la suite, on ne sait jamais. La Marseillaise au surplus a fait un tabac. Donc tout va bien. Sitôt arrivée sur les terrains lointains où se dérouleront les batailles, les héros se sont engouffrés dans les forts de la ligne Maginot où l’adversaire est attendu de pied ferme. Les troupes sénégalaises sont en première ligne, le sang impur n’a qu’à bien se tenir. Si j’étais supporteur de football, j’aurais très peur que cette équipe, hyper-médiatisée, hyper-bichonnée, hyper-friquée ne se fasse tailler en pièces et réduire en lambeaux par quelques formations affamées du tiers-monde, avides de se faire les dents sur le muscle huilé, massé, fatigué d’une équipe harassée. Roger Lemerre, le sélectionneur, sera t-il notre Foch ou notre Gamelin ? Quand on observe son regard vague, son air d’avoir tout manigancé mais où perce parfois une lueur d’inquiétude et de doute, on se demande si cette expédition asiatique n’exhale pas un parfum de désastre. Un peu comme le démarrage de Lionel J. et de son grand orchestre, les meilleurs, si sûrs de la victoire. 23 mai La rumeur du vent D’un côté, le contexte électoral européen. Pour l’Europe, on constate à l’occasion des élections récentes une remontée assez générale de la droite, et souvent d’une droite dite « populiste », qui taille des croupières aux conservateurs traditionnels. Autriche, Danemark, Italie, Pays-Bas .. Que veut dire populiste ? Je n’ai jamais très bien compris. Hostile aux appareils traditionnels ? Exprimant un sentiment anti-élitaire assez simpliste ? S’appuyant sur des arguments irrationnels qui flattent les peurs, les préjugés et les refus de l’opinion ? Récupérant un électorat sociologiquement populaire au profit de thèmes de droite ? Sans doute, mais le terme est peu rigoureux, il relève de la polémique, de la disqualification plus que de la qualification. Est populiste ce que l’on n’aime pas. Il reste à voir dans quelles conditions ces nouveaux venus gouverneront leurs pays respectifs, et quelle politique ils y mèneront. Il reste surtout à voir dans quelle mesure cette vague supposée concerne la France. De l’autre, le retour discret des sondages. Les organismes en cause se sont faits très modestes après les présidentielles, on ne les entendait plus. Tous aux abris, noyés dans le décor. Il y aurait pourtant eu matière à explication. Surtout que déjà, en 1995 ou en 1997… En 1995, on annonçait 98 que Jospin ne serait pas au second tour, alors qu’il termina en tête du premier. En 1997, on donnait quelques dizaines de sièges d’avance à la droite, alors qu’elle se retrouva en minorité. Aujourd’hui, on ne va pas jusqu’aux prévisions en siège, la claque est encore trop cuisante, mais on calcule l’avance de la droite en pourcentages. A sa place, je serais inquiet. Je me souviens d’une nouvelle : Un plaideur dont la cause est mauvaise s’informe de l’intégrité de son juge. Sur l’assurance qu’il est incorruptible, il lui fait porter un riche présent et gagne son procès. A son avocat qui s’étonne, il confesse qu’il l’a envoyé au nom de son adversaire. Timeo Danaos et dona ferentes. Elites Le gouvernement Raffarin a rompu avec une doctrine appliquée depuis le gouvernement Balladur, aux termes de laquelle un ministre mis en examen ne pouvait demeurer en place. Renaud Donnedieu de Vabre, délégué aux affaires européennes, est en examen et cependant ministre. Il paraît qu’on l’avait oublié lors de sa nomination, et que maintenant on ne veut pas revenir en arrière. L’anecdote illustre cependant la clôture de la société politique française. Le choix était-il donc si étroit ? Cela traduit peut être, en dépit de l’effort de renouvellement des équipes, un certain épuisement des élites gouvernantes de la Cinquième. Les grandes vagues de circulation des élites, pour mentionner Pareto, ne sont pas fréquentes en France. La Libération bien sûr, les débuts de la Cinquième dans une moindre mesure, 1981 pour une part. On assiste plutôt à une montée lente de nouvelles générations qui s’instillent au milieu des anciennes. Pour expliquer cette continuité, plus invisible encore que visible, dans les cabinets, les assemblées et tout ce qui gravite autour du pouvoir, on mentionne le vivier indestructible et continuellement alimenté que constitue l’Ecole Nationale d’Administration. Ses anciens élèves ont tissé des réseaux qui leur assurent une présence multiforme au sein des catégories dirigeantes. Edith Cresson, brièvement Premier ministre en 1991-1992 a vainement tenté de lui tordre le cou. Il est vrai que l’ENA a su s’adapter. Lors de sa création à la Libération, elle remplaçait les anciens concours spécialisés par ministères, qui reproduisaient les dynasties bourgeoises. Elle a rempli sa mission durant les décennies suivantes, créer une élite ouverte de fonctionnaires animés par l’esprit du service public. Elle a été l’armature de l’Etat technocratique qu’avait mise en place la Cinquième dans ses années conquérantes. Il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui les raisons qui avaient entraîné sa création justifieraient sa disparition. Ce serait même une réforme décisive de l’Etat, la seule sérieuse et en toute hypothèse la plus importante. A mesure en effet que son emprise s’étendait, son esprit de service public déclinait. Le symbole le plus achevé en était le Conseil d’Etat, peuplé de gardiens austères du droit public, en noir à distance d’avocat, moines du service public. On en retrouve maintenant beaucoup, replets, guillerets, banquiers, chefs d’entreprise, à la tête d’institutions financières et d’une foultitude d’intérêts privés, quand ils ne sont pas députés ou ministres. La privatisation des esprits a accompagné voire précédé celle des services et du patrimoine public. L’Etat était leur religion, le libéralisme est leur doctrine, leur éthique est leur carrière. En même temps, la promotion sociale est remplacée par l’hérédité , la logique de la règle est subvertie par les manœuvres du groupe qui tend à se pérenniser. L’Ecole Nationale de la Magistrature, sociologiquement plus ouverte, a en partie repris le flambeau. Son esprit est cependant tout différent. Il est tourné vers le contrôle plus que vers l’action, vers la contestation des abus plus que vers les réformes positives. L’Etat est-il condamné à être livré aux juges, qui seuls conserveraient la rigueur juridique et l’esprit public ? On risquerait une série de blocages, une élite contestataire qui mettrait en examen l’élite dominante, un Etat qui 99 s’autodétruirait faute de savoir se réformer. On en connaît déjà les prémices. Gageons en plus que la magistrature ne tarderait pas à connaître elle aussi ce genre de dérive. Il est d’autres méthodes. Notamment d’ouvrir plus largement l’accès à la haute fonction publique, de ne pas la verrouiller dès le début de leur carrière au profit de brillants sujets académiques, de ne permettre l’accès aux grands corps qu’à des individus qui ont fait leurs preuves par ailleurs, sur le terrain, dans d’autres fonctions, qu’après avoir acquis expérience et mesure dans d’autres combats que le champ clos des concours. Une fonction publique qui fixe les destins à vingt cinq ans, qui condamne les autres à demeurer subalternes peut elle maintenir motivation et esprit démocratique ? Une aristocratie ainsi constituée n’est elle pas condamnée au déclin moral, comme l’aristocratie de l’Ancien régime, avide de pensions, de prébendes et de bals ? De proche en proche, on glisse vers un autre débat. Le Premier ministre aime opposer « la France d’en haut » et « la France d’en bas ». Quelle meilleure illustration que l’inégalité entre l’Université, qui forme l’essentiel de la jeunesse, et les grandes écoles, où se distille l’enfance des chefs ? L’excellent livre de Jean-Pierre Colin sur l’Université, Rituels pour un massacre, montre la différence écrasante des crédits consacrés à l’une et aux autres. L’inégalité des chances ne sera pas atténuée tant que l’Université n’aura pas la capacité de promouvoir ses meilleurs étudiants au lieu de les laisser croupir dans une commune médiocrité. Au delà même, l’Université est plus que jamais l’école du peuple. La seule institution publique désormais véritablement intégratrice est l’école. Toute politique d’intégration, si nécessaire et même vitale pour la cohésion nationale, passe par elle. 24 mai Gouvernement évanescent Ce gouvernement peine à trouver son identité. Coincé entre un Président invisible mais tout puissant et le vide parlementaire, privé pour l’instant de toute capacité de décision réelle, suspendu aux résultats des législatives, son image est estompée et son activité flottante. Il vit à crédit. On attend les « actes forts ». La campagne électorale met au premier plan les formations politiques et leurs candidats. Il fait un peu punching ball entre les uns et les autres. L’allure même de Jean-Pierre Raffarin, qui en est la métonymie, y contribue. Il a eu raison de rappeler que les ministres sont des serviteurs. Il est bon qu’un Premier ministre ait un style modeste. Il ne convient pas qu’il ait l’air subalterne. On le voit très bien en boxeur qui se prépare à encaisser, la mine résignée et le regard lourd. Cela ne nuit pas à sa popularité, mais celle-ci en quelque sorte automatique et toute provisoire. Le Premier ministre n’a pas encore défini la conception qu’il se fait de son rôle. On se souvient qu’il se référait, avant d’être intronisé, à la « gouvernance ». Cette notion obscure a d’abord été transposée du monde de l’entreprise à l’espace politique. Elle prospère aussi bien sur le plan de la gestion interne des Etats - la « bonne », la « mauvaise » gouvernance - que sur celui des relations internationales – la « gouvernance globale ». Elle peut être interprétée de multiples manières. On peut y voir un dépassement de la structure formelle et hiérarchique des pouvoirs, toujours un peu artificielle, pour une analyse plus réaliste des relations de fait qui commandent la prise de décision. A ce titre elle inspire des analyses sociologiques, qui relativisent voire contestent la perception des relations sociales en termes juridiques. On renverse alors les perspectives institutionnelles et juridiques. Si l’on peut le dire avec le vocabulaire des tenants de ces approches, l’irruption du paradigme de gouvernance représente une véritable rupture épistémologique. Ne croyez pas que la froide raison raisonnante soit seule 100 en jeu. C’est un véritable orgasme que provoque pour certains l’idée que l’Etat n’a plus de sens, pardon ne fait plus sens. Il faut lui substituer la promotion de réseaux d’influence multiples, une articulation mi-conflictuelle mi-consensuelle des intérêts et des groupes. Il faut rechercher la bonne gouvernance, celle qui fluidifie les rapports sociaux, dévalorise les idéologies, les programmes, s’appuie sur les faits et non les projets, ou l’horizontal remplace le vertical. Gouvernance invisible La sociologie remplace la politique. Foin de la démocratie, des analyses en termes de libre décision individuelle, des procédures publiques de délibération et de décision. Des régulations sociales occultes que l’on fait émerger à la conscience publique. L’art de gouverner n’est plus qu’une technique d’accoucheur, qui facilite simplement le travail de la nature. D’où une sourde contrainte sociale qui pèse sur les individus, la political correctness. Ou l’on est dans la ligne de ces déterminismes sociaux, ou l’on est un déviant, regardé avec dédain voire avec suspicion. Ce type d’analyses convient bien à la social-démocratie. Elles ont par exemple en son temps inspiré le rocardisme, si tant est que l’on puisse y voir une doctrine. Elles sentent aussi leur XIXe siècle, l’anarcho-syndicalisme, le fédéralisme universel, et plus concrètement aujourd’hui l’inspiration de la construction européenne. Il est peu probable que cette conception corresponde à ce que M. Raffarin a voulu dire – ou alors ce serait contraire à ses engagmens, au retour du politique. On sait qu’il est de formation communiquant. Il a dû trouver le terme moderne, ouvert, séduisant. Il est en réalité d’une redoutable ambiguïté, sournoisement conservateur avec l’apparence de la réforme, du dépassement des artifices, de la remise des choses à l’endroit. Il légitime et égalise toutes les prétentions, revendications, dès lors qu’elles proviennent d’un groupe ou de ses représentants. Il substitue en réalité les intérêts à la citoyenneté, pourtant tarte à la crème de ceux qui s’en réclament. En vérité, le citoyen a disparu comme être ou comme substantif, il ne subsiste que comme adjectif : un vote citoyen, une démarche citoyenne, une indignation, une manifestation citoyennes. L’abus du vocabulaire lui ôte toute signification. Mais, en attendant le résultat des législatives, la posture durable de M. Raffarin demeure suspendue. Sera t-il gouvernement ou gouverné ? 25 mai Verts amnésiques On apprend que les Verts, faute d’avoir accompli les formalités requises, seront écartés de la campagne télévisée. Ils ne sont pas les seuls, puisque d’autres formations moins importantes sont dans le même cas, notamment les Chasseurs de Jean Saint-Josse. Charles Pasqua, pourtant ancien ministre de l’Intérieur et son RPF se sont aussi laissé prendre. Leur temps de parole sera utilisé par d’autres, plus insignifiants mais plus attentifs. Antoine Waechter, ancienne vedette de l’écologie, sera du nombre. La bévue n’aura sans doute que peu de conséquences électorales, compte tenu du caractère local des compétitions. Elle est cependant révélatrice d’une remarquable indigence des Verts. Il s’agit d’un parti structuré, habitué des campagnes électorales, qui compte en son sein deux anciens candidats aux présidentielles et trois anciens ministres. En plus, il avait procédé aux formalités nécessaires en 1997 … Après avoir tenté d’en faire un scandale, de rejeter la faute sur les organismes qui n’auraient pas fait leur travail, après avoir tenté la démarche gentillette, la requête doucereuse, après avoir déposé un recours judiciaire, il reste à Noël Mamère d’expliquer que les Verts sont aimablement bordéliques. Et ils revendiquent une place au gouvernement ! 101 Compétition éclatée On a le sentiment que la campagne électorale est stagnante, qu’elle ne démarre pas. Seul le PS donne un style national à ses thèmes. Leur évolution est par là plus visible. Un certain déplacement se dessine. Celui du partage du pouvoir ne convainc guère. Même Le Monde, pourtant grand gobeur de jobardises, ne s’y laisse pas prendre. Il est vrai qu’il a amorcé son reclassement. On invoque alors le risque de régression sociale, une droite revancharde disposant de cinq années pour remettre en cause les avantages acquis. En toute hypothèse, une campagne défensive. De son côté, la droite pratique plutôt une campagne de terrain – Raffarin oblige -, démultipliée, localisée. Eviter au surplus les invectives frontales avec Bayrou, tout ce qui pourrait lui permettre de faire son intéressant. Le Pen, la question n’est pas vraiment d’actualité, elle ne se posera qu’au second tour, il restera à voir dans combien de circonscriptions. 26 mai Marcel Proust avec nous Précisément, le Monde publie ce jour un grand dossier consacré à la Social démocratie. Pierre Rosanvallon n’y va pas par quatre chemins : « Le projet social-démocrate est définitivement achevé ». On songe, en moins martial, au Bonaparte du 18 Brumaire : « La Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée. Elle est finie ». Cela n’annonçait pas des lendemains qui chantent pour les révolutionnaires. Ainsi, même le thème d’un progressisme intrinsèquement attaché à la gauche se trouve remis en question par ses compagnons habituels – du moins pour la gauche dans sa posture actuelle. On lit : « On a changé de paradigme … la gauche pense toujours les questions sur le mode métaphorique de la social-démocratie … c’est totalement à côté de la plaque, hors sujet … ce n’est pas seulement un problème de projet et de programme, mais aussi de lisibilité sociale et d’un monde commun ». Je ne comprends pas tout, mais je ne suis pas professeur au Collège de France. Ce qu’il en ressort tout de même pour un esprit simple, c’est que la gauche est invitée à prendre son temps, à rentrer en elle-même, à rompre avec la langue de bois et à se demander ce qu’elle fait là. C’est aussi la question que je me pose. Après avoir voté Chirac contre Le Pen, se préparer à gouverner contre Chirac grâce à Le Pen ? « Une aspirine ! », demanderait Mme Verdurin au Docteur Cottard, en se prenant la tête entre les mains. Elle était pourtant Gambettiste, tout pour les camarades, pour le petit noyau. Tiens, tiens, mais il faut s’y arrêter. La République ascendante, triomphante, celle qui a créé le socle législatif sur lequel nous vivons toujours, celle des principes fondamentaux, celle de l’affaire Dreyfus, les trente glorieuses entre 1880 et 1910, elle n’avait rien de socialiste, elle était même aux antipodes. La gauche socialiste a ensuite récupéré et monopolisé une certaine idée de la République. Même Pierre Mendès-France n’a pas réussi à la lui disputer. C’était une usurpation, il faudrait s’en souvenir. Les cris de François et les soupirs de Bayrou Ce soir sur RTL, François Bayrou n’a rien de nouveau à dire. Le medium est le message. On a du mal à discerner l’originalité de sa pensée par rapport à la droite parlementaire. Sur l’Europe, la politique générale, les questions économiques et sociales, il est à peu près d’accord avec tout. Nuance peut-être, le souhait d’une dose de proportionnelle aux législatives qui permette de représenter tous les courants, sans toutefois empêcher la constitution d’une majorité. Il rappelle les propos des centristes de la période pompidolienne qui hésitaient à rejoindre la majorité de l’époque. Entre eux et nous, disaient-ils, la différence est impalpable mais essentielle. 102 On peut retourner la formule, si centriste : entre l’UPM et Bayrou, la différence est substantielle mais sans contenu. Dans l’immédiat, elle peut être avantageuse pour les deux parties. L’expérience montre que les fusions partisanes tendent plutôt à réduire les électorats qu’à les élargir. C’est l’évidente logique d’une élection à deux tours. L’important est d’abord de ne trop se diviser au départ, ensuite de savoir se retrouver au second tour. A priori, dans la conjoncture actuelle, l’atmosphère est celle des soupirs, la tendance n’est pas à l’échange de cris de douleurs ou d’hostilité. 27 mai Elizabeth avec nous Il ne faut pas s’acharner contre Elizabeth Guigou, elle y pourvoit suffisamment elle-même. N’ironisons pas sur son difficile parachutage dans une circonscription populaire, où elle doit peiner pour se faire connaître avant même de se faire accepter. Elle n’est pas la seule, elle y va avec courage. Simplement, certains arguments en sa faveur font sursauter. Voici l’une de ses soutiens qui déclare publiquement qu’avec elle les dossiers avanceront : nous avons des dossiers bloqués depuis des années, il lui suffira, avec ses relations, de donner quelques coups de téléphone pour régler la situation. A l’appui d’une candidature de gauche, voilà qui est surprenant, pour le dire en termes modérés. N’est-ce pas une sorte de trafic d’influence politique ? On retrouve le vocabulaire des notables de droite - not’maître connaît des gens importants, il arrangera nos affaires. Est-cela gouverner à gauche ? Et ceux qui n’ont pas la chance d’avoir un député qui a des relations ? Sophismes mondains L’expression est de Jean d’Ormesson, dans je ne sais plus quel débat télévisé où l’on aperçoit, entre autres, Olivier Duhamel. Aujourd’hui, son plumage est celui du Professeur de droit, mais son ramage est celui du député socialiste européen, qui doit tout au parti et rien à l’électeur – l’autorité académique au service de l’engagement partisan. Il s’attache à démontrer qu’un succès socialiste aux élections ne conduirait pas à une nouvelle cohabitation. Elections présidentielle et législative sont en effet concomitantes, alors que dans la cohabitation il y a désaveu du Président plusieurs années après son élection. On devrait admettre que le corps électoral veut à la fois un Président simple arbitre, sans pouvoirs, et une majorité de gouvernement animée par un Premier ministre puissant, ce qui est la formule moderne, adoptée par tous nos voisins. Jean d’Ormesson se récrie : sophisme mondain, qui peut séduire un amphi de Sciences po mais ne saurait impressionner l’électeur. Sans doute, quoique les élèves Sciences po ne soient pas nécessairement sots. On peut aussi objecter sur le fond. O. Duhamel oublie qu’il a préconisé et soutenu l’inversion du calendrier électoral, dont l’objet affiché était de prévenir toute contradiction des majorités en restituant à l’élection présidentielle son caractère fondateur. Dans le même esprit, il était également partisan du quinquennat, comme dispositif aboutissant au même résultat. On lui prête trop peut être, mais il passe, avec Guy Carcassonne, pour l’inspirateur de ces réformes. Un collègue les a qualifiés de « Docteurs Folamour du droit constitutionnel ». Bien vu. On ne change pas les tendances de fond par des manipulations techniques, on ne mécanise pas la vie politique. Ces mécanismes institutionnels, censés fonctionner au profit du PS, se retournent aujourd’hui contre lui. On peut également remarquer que la thèse du partage souhaitable du pouvoir au profit du PS est tout à fait improvisée et même à contre pied. Lionel J. n’a t-il pas fait campagne sur le slogan « Présider autrement » ? Cela ne comportait-il pas à l’évidence un rejet de la cohabitation qui avait 103 dominé le septennat finissant ? Une batterie impressionnante de mesures avait verrouillé les institutions et tordu le calendrier pour assurer à Lionel un quinquennat gouvernant et actif. C’est prendre les électeurs pour des amnésiques que de soutenir maintenant le contraire parce que Lionel est battu. Et les électeurs, on l’oublie parfois quand on est élu à la proportionnelle, ont horreur qu’on les traite comme des imbéciles. Enfin, présenter le régime parlementaire comme le nec plus ultra, le dernier chic de la démocratie, c’est aussi se moquer du monde. Il s’agit en réalité de la formule la plus classique, la plus ancienne, la plus variable aussi. Sa réalité est historique et locale. Peut-on assimiler les régimes britannique, allemand, espagnol ? On ne saurait à proprement parler ni la modéliser ni la transposer mécaniquement. Il n’a jamais été possible de l’acclimater en France. Les tentatives ont toujours débouché sur l’instabilité, l’impuissance, la colonisation de l’Etat par des partis à la fois faibles et irresponsables. Refaire, plus de cent-vingt ans après, la « Constitution Grévy », est-ce la pensée du socialisme moderne ? Je ne pourrais ici que rabâcher ce que j’ai déjà écrit. Les institutions de la Ve République fonctionnent très bien. Inutile de les maudire lorsqu’elles se retournent contre vous. Une preuve de leur qualité est précisément qu’elles peuvent encadrer avec équanimité des majorités opposées, s’adapter avec autant d’élégance à l’alternance qu’à la cohabitation. O.D. ne devrait pas laisser dominer la toge du Professeur par l’irritation du militant. Crise de la représentation ou crise de la gauche ? Dans le même esprit, il est excessif de s’inquiéter d’une prétendue « crise de la représentation », en s’appuyant sur les résultats des deux tours de la présidentielle. Tout cela doit être fortement relativisé. L’abstention au premier tour à certes été forte, la plus forte dans une élection de ce type. Mais elle a des explications qui ne tiennent pas à l’hostilité ou au désintérêt du corps électoral, et bien plus à l’idée – fausse – que les protagonistes du second tour étaient déjà connus. La forte remobilisation électorale au second tour le montre bien. Quant à l’éparpillement des suffrages, il n’est pas anormal pour un premier tour opposant tant de candidats. Cette multiplicité est en elle-même un signe de vitalité. En outre, les formations de gouvernement, de gauche ou de droite, ont cumulé près des deux tiers des suffrages (66, 15 %), l’ensemble des candidats extérieurs moins du tiers. La dispersion des suffrages est également relative sur un autre plan. Les trois premiers candidats cumulent au premier tour près de 53 %, chacun d’eux obtenant plus de 15 %. Les autres sont loin derrière, quatre seulement dépassant – de peu - les 5 %. Cette dispersion est en outre annulée par le second tour. En rejetant sans équivoque Le Pen, il légitime en même temps les institutions. Pour les législatives, la bipolarité électorale autour de l’UMP d’un côté et du PS de l’autre n’est pas contestable, en dépit du nombre très élevé de candidatures. Le FN apparaît comme un tiers parti qui ne peut que favoriser ou contrarier les autres, non jouer pour lui-même. En réalité cette prétendue crise est une crise de la gauche parlementaire. Elle a échoué dans son entreprise, elle doit mettre la capacité de nuire du FN au nombre de ses espérances. A droite, la recomposition est engagée, qu’on l’approuve ou non. A gauche, une nouvelle défaite électorale du PS ne manquera pas de lui poser de difficiles problèmes existentiels. Ce sont ces difficultés qui laissent malheureux nombre de commentateurs, confondant les problèmes de la gauche avec ceux du corps politique dans son ensemble. Pour le moins paresse intellectuelle, tant il leur semble que la gauche incarne une dynamique politique naturelle, ce qui s’en éloigne une pathologie. 28 mai 104 François Hollande Premier ministre ? C’est dans ce contexte que François Hollande se déclare prêt à gouverner en cas de victoire de la gauche. Il revendique, suivant ses termes, le poste le plus élevé de la République, qui n’est pas celui de Président. On note immédiatement les réserves de D. Strauss-Kahn et de L. Fabius. Ce dernier observe que le Premier ministre est nommé, suivant la Constitution, par le Président. Manière de se porter discrètement candidat. Pour Hollande, cette manière de vendre la peau de l’ours laisse rêveur. La maladresse est probablement calculée. A court terme, elle tend à affirmer son autorité dans la campagne électorale sur la gauche unie. A moyen terme, elle le pose en leader post électoral obligé du PS. Il est peu probable qu’on lui dispute la première qualité. Il est plus douteux qu’on lui laisse ensuite la bride sur le cou. Une défaite enclenchera un processus de recomposition qui pourrait se développer d’abord contre lui, héritier de Lionel, sans base partisane propre. Cette déclaration est en même temps intéressante sur le plan institutionnel, puisqu’elle fait bon marché des prérogatives du Président, même cohabitant. Il lui revient de nommer le Premier ministre, il dispose d’une latitude de choix. Il lui faut choisir dans la majorité parlementaire, mais le choix n’est pas nécessairement automatique. Même sous la IVe République, le Président Coty avait pu après les élections de 1956 écarter Pierre Mendès-France au profit de Guy Mollet. Il en résulta un infléchissement décisif de l’esprit du Front républicain, peut-être la chute du régime, mais là n’est pas le problème. Contesterait-on au Président de la Cinquième ce qu’on acceptait de celui de la Quatrième ? Le retournement serait complet. Lendemains qui ne chanteront pas Dans l’hypothèse, encore tout à fait aléatoire, d’une défaite du PS, le problème pour lui serait probablement plus grave qu’une simple question de leadership. Depuis 1988, le PS s’est efforcé de gérer la continuité puis l’héritage de François Mitterrand, même sous réserve d’inventaire. On a essentiellement affaire à des héritiers, avec ce que le terme comporte de continuité et d’infidélité. Le PS serait cette fois brutalement confronté à l’après Mitterrand, à l’interrogation sur des fondements politiques et électoraux qui remontent au Congrès d’Epinay en 1971. Il faut se souvenir que F. Mitterrand, c’est son mérite historique, avait alors refondé un parti socialiste et une gauche gouvernante sur les ruines d’une SFIO engluée dans le centrisme, et sur l’anticipation du déclin du PC. La situation actuelle est évidemment différente. Plus de PC, une base sociale qui est au fond la même que celle de la droite parlementaire, un électorat qui n’est plus guère soudé que par des thèmes négatifs, par des rejets. C’est l’interrogation de Pierre Rosanvallon, formulée en termes partisans et électoraux. La force du PS reste son appareil partisan, son emprise à gauche, son expérience gouvernementale, la qualité de ses équipes dirigeantes. Sa faiblesse, c’est le porte à faux entre un vocabulaire à forte tonalité idéologique et une pratique gestionnaire. Le contraste est masqué par un mélange de réformes qui touchent aux mœurs – le PACS – et de percées sociales – les 35 h. La réalité est que le PS propose implicitement un pacte au patronat : à nous le pouvoir politique, à vous le pouvoir économique, et nous vous garantissons en échange la paix sociale. Mais la réalité est aussi que le PS a toléré, voire organisé le renforcement des inégalités et laissé de côté l’intégration des immigrés, problème central de la société française. Sa faiblesse est encore l’apparition à l’extrêmegauche de courants électoraux qui ne se rallient plus à lui au second tour. Equation difficile pour une refondation en toute hypothèse nécessaire. 29 mai 105 L’optimisme de Le Pen Un peu oublié, ou plus exactement passif, simple épouvantail, le FN revient dans la campagne. On lit des sondages qui indiquent que non seulement il maintient ses suffrages mais encore qu’il semble progresser. Ses idées sont en outre davantage acceptées, même par une minorité. Il reste qu’il demeure perçu comme un péril pour la démocratie, coalisant une forte majorité de rejet contre lui. Mais personne n’accorde plus foi aux sondages. Ils sont d’autant plus aléatoires que les approximations propres à chaque circonscription s’additionnent pour accroître l’incertitude générale. Dans ce contexte, Le Pen s’exprime et annonce de nouvelles avancées. Il prévoit à brève échéance une crise politique, la démission de J. Chirac et une nouvelle élection présidentielle pour laquelle il se déclare candidat. Parallèlement, on aperçoit de plus en plus Marine Le Pen, sa fille, qui ressemble tragiquement à Papa avec une perruque. Elle est cependant loin d’avoir son efficacité langagière, ce ton de provocation allègre qui révulse, glace ou séduit. Cette promotion est-elle sérieuse ? Marine Le Pen n’est elle pas mise en avant pour faire sentir à Bruno Gollnish qu’il est encore temps d’attendre, et longtemps ? Un des sports préférés de Jean-Marie, comme ils le nomment, semble être, faute de gouverner, de tuer ses successeurs. Déjà Mégret … Celui-ci s’est – provisoirement – vengé par une formule assassine après le 5 mai, faisant observer de ce ton uni et vaguement traînard qu’il affectionne que le rêve de Le Pen avait été de faire battre Chirac au profit de Jospin, et que son calcul était réalisé au delà de toute espérance, Chirac élu avec plus de 80 % : Le Pen ou le génie de la gaffe, comme Zantafio. Les partis de gouvernement ne s’arrêtent pas à cet échec. Ils s’interrogent sur les moyens de freiner la montée électorale du FN et de maîtriser sa capacité de nuire. Jean-Luc Mélenchon, toujours inspiré, se prononce pour l’interdiction du parti. Consternation, y compris dans les rangs de la gauche, de Mamère ou Chevènement par exemple. Comment en effet interdire un parti qui ne s’exprime que par des campagnes électorales, joue le jeu de la démocratie et dont le leader est présent au second tour des présidentielles ? Mobiliser pour la défense du FN, de Mélenchon on n’attendait pas moins. A droite on est plus assassin : Juppé et Devedjian préconisent une réforme de la loi électorale qui ne laisserait au second tour des législatives que les deux candidats arrivés en tête, sur le mode présidentiel. Le FN ne se maintiendrait que de quelques circonscriptions, et les triangulaires seraient par définition exclues. En toute hypothèse, pas avant les élections de l’avenir. Le problème actuel reste entier. Pauvres pêcheurs Un plan de l’Union européenne prévoit une forte réduction de l’activité des pêcheurs dans les années à venir. Sont particulièrement touchées l’Espagne et la France. Ces restrictions peuvent être justifiées par la nécessité de protéger les ressources marines, d’éviter que leur capacité de renouvellement ne soit substantiellement atteinte. Il n’en demeure pas moins qu’elles devraient se traduire par de fortes disparitions d’emplois dans le secteur. Inquiétude et indignation chez les intéressés. Impuissance apparente du Ministre concerné, Hervé Gaymard. Défaut d’autorité du gouvernement dans cette période intermédiaire ? Peut-être, mais aussi nouvelle avanie pour l’idée européenne, puisqu’à nouveau elle ne se traduit que par des contraintes, par des mécanismes qui font bon marché des hommes. L’Europe nettoie, les Etats membres épongent. A force de charger la barque, elle risque de déclencher une vague de rejet dangereuse pour tout le monde. Déjà elle court sur son erre, sa dynamique est en panne. Peut-on compter sur Giscard, promu Docteur Miracle, pour la relancer ? Il y faudrait plutôt 106 l’initiative des gouvernements, qui se dérobent. Lorsqu’on entend dire que Tony Blair pourrait devenir le leader de l’Europe, on craint pour elle. 30 mai Chirac sur le pont Dans un discours à Châteauroux, Chirac se prononce nettement pour une majorité claire, cohérente et conforme à ses vues. Il condamne la cohabitation, qui paralyse les énergies, il attaque également l’extrémisme qui apporte de fausses solutions. Rien de nouveau pour la Cinquième. Tous les présidents ont agi de même, avec plus ou moins de vigueur ou de bonheur suivant les circonstances. Une telle attitude n’est certes pas imposée par les institutions, mais elle correspond à leur pratique constante. Cela n’impressionne pas Jean – Marc. Ayrault, parmi d’autres à gauche, mais le plus virulent. Il s’indigne : homme sans principes, infidèle à son mandat, plus mauvais président de la Cinquième, Chirac négligerait les électeurs de gauche, les marginaliserait. L’invective est usuelle, l’argumentation est étrange. Il existe donc des électeurs ontologiquement de gauche, propriété personnelle du PS, troupeau qu’il a charge de garder ? Au-delà d’une pratique constante, comment reprocher à un élu de demander à tous ceux qui ont voté pour lui, et même aux autres, de soutenir son action ? d’autant plus qu’il avait indiqué avant le second tour qu’il le ferait. Si nommer le gouvernement est sa prérogative constitutionnelle, comment cela n’impliquerait-il pas le souhait d’obtenir une majorité qui l’approuve ? C’est au surplus un effet normal de l’inversion des consultations. Comment peut on soutenir que le Président doit se tenir à l’écart après avoir proclamé que l’élection présidentielle était la plus importante et qu’elle devait précéder les élections législatives ? La situation serait toute différente si le calendrier prévu avait été respecté. Or c’est le PS qui l’a renversé, à son avantage pensait-il. Une nouvelle fois, il s’est pris les pieds dans ses manœuvres, il est logique qu’il trébuche. A supposer enfin que l’on accepte d’entrer dans le raisonnement du PS, il faut commencer par faire les comptes. Lionel J. a obtenu au premier tour environ 16, 5 %. Lors du second tour, la participation a augmenté de 10 % approximativement. En admettant que l’ensemble des électeurs de Jospin se soient reportés sur Chirac, il lui ont donc apporté aux alentours de 15 % des suffrages exprimés. Or il a obtenu près de 82 %. De sorte que, sans le support de ces pompiers encombrants, il aurait en toute hypothèse été élu par les deux tiers des votes. Au minimum, car il n’est pas déraisonnable de penser que ces électeurs n’auraient pas voté J. M. Le Pen. Ils se seraient plutôt abstenus ou auraient voté blanc, ce qui aurait accru d’autant le pourcentage du vainqueur. Les bases pour prétendre que le Président aurait été élu par le PS, grâce à la main secourable qu’il a tendue à la République alors qu’il sombrait lui-même sont donc pour le moins fragiles, et même carrément liquides. Vive l’école où l’on apprenait à compter ! Encore des victimes de l’échec scolaire. 31 mai Electeurs sagaces On entend beaucoup déplorer la léthargie de la campagne, l’absence de grands débats nationaux, exprimer la frustration face à ces actes manqués que seraient ces deux phases électorales enchaînées. On peut ne pas partager cette opinion. Le corps électoral s’est très clairement prononcé au premier puis au second tour des présidentielles, et, après cinq ans de cohabitation, il 107 avait à l’esprit tous les éléments pour le faire. La cause était entendue. Les législatives apparaissent comme une sorte de procédure d’appel. Les partisans du double degré de juridiction, même pour les décisions souveraines, devraient s’en réjouir. Le débat est ainsi clairement posé : confirmer le premier jugement ou le réformer, dépasser la cohabitation ou y revenir. Ce faisant, il substituera aussi une décision positive à des décisions négatives, de rejet. C’est au demeurant sur ce registre, celui du scrutin d’appel, que le PS a entendu se situer, plutôt que de mettre en avant un programme de gouvernement alternatif. Que pourrait-il proposer sur ce terrain qui ne soit déjà expérimenté, sans se critiquer lui-même pour ne pas l’avoir mis en œuvre plus tôt ? Quant à la droite, elle présente un gouvernement en état de marche. On connaît les responsables. N’est ce pas encore mieux qu’un programme ? Comme Agamemnon, n’en a telle pas dit assez en disant son nom ? Les électeurs ne semblent pas en demander davantage. Il faut leur faire confiance, ils sont assez grands pour se décider par eux-mêmes. Politiques modestes En outre, il n’est pas mauvais que la politique et que les politiques soient modestes. La démocratie est par essence médiocre, faite par des médiocres pour des médiocres. C’est très bien ainsi. Simplement, elle joue l’homme à la hausse et non à la baisse, comme tant d’autres formules qui le sacrifient à hier, à demain, à autre chose. Défions-nous des grands hommes, qui en règle générale produisent d’immenses catastrophes. Sans remonter à la ruine d’Alexandre, à la démesure de César, à la vaste galerie d’énergumènes illustrée par Plutarque, aux folies de Napoléon, aux crimes d’Hitler ou de Staline, les conducteurs de peuples les ont le plus souvent menés au désastre. Admirable sur le plan scientifique, intellectuel ou artistique, le génie n’est pas une valeur politique. La plus grande réussite à ce jour des institutions démocratiques, ce sont les Etats-Unis. Or ce qui est frappant chez les pères fondateurs, c’est leur modération et leur modestie. Ce pays a été remarquablement dépourvu de grands hommes. Le Président Wilson, qui aspirait à cet emploi de façon quasi-messianique, est largement responsable d’une paix manquée et des calamités qui en ont résulté. Un autre président proche de ce type est F. D. Roosevelt. Il a laissé s’engager sans réagir la deuxième guerre mondiale, le nazisme conquérir l’Europe, puis le stalinisme s’emparer de la moitié. Ce sont des hommes au départ considérés comme très médiocres, Harry Truman, Ronald Reagan, qui ont d’abord arrêté, enfin détruit le communisme soviétique. L’unité allemande a été refaite de façon pacifique et démocratique par un homme dont on moquait le provincialisme et la lourdeur, Helmut Kohl. A l’origine de la construction européenne, un Président du conseil effacé, qualifié de « moteur à gaz pauvre », Robert Schuman. Qui se souvient des noms des signataires du Traité de Rome qui a institué la Communauté économique européenne ? Jean Monnet aurait pu revendiquer le titre de grand homme. Mais il s’est toujours placé en dehors de la politique active et il a fait l’éloge des institutions, supérieures aux hommes. Il n’était pas juriste, il croyait au droit – peut-être parce qu’il ne l’était pas. Lentes strangulations et coups de massue Pour en revenir à la campagne, avec celle-ci on n’est plus dans le registre des lentes strangulations, plutôt dans celui des coups de massue. Durant la cohabitation, les gouvernants ont fait, sinon dans la dentelle du moins dans le biaisé, un affrontement sinon à fleurets mouchetés du moins à visages masqués. La léthargie apparente de la période peut dissimuler la gestation de nouveaux coups de grâce, dont on ne connaît pas encore les victimes. Car les 108 élections sont bien des meurtres symboliques. Une défaite électorale est l’équivalent pacifique de l’assassinat du Duc de Guise, de l’Amiral Coligny, de l’exécution du Duc d’Enghien, ou encore, variante révolutionnaire, du guillotinement de Louis XVI, Danton, Robespierre, Saint-Just. Simplement, on a remplacé le rasoir national par l’urne citoyenne, les victimes se relèvent et saluent à la fin, puis reprennent le combat. C’est un progrès. 1er juin Penser comme Rousseau, vivre comme Guizot On pourrait tenter une classification des électeurs suivant ce modèle. Il n’a rien de rigoureux, il est imagé, et instructif par sa simplification même. Rousseau, c’est l’austérité, la pureté, une vie modeste, le culte de la volonté générale, les fondements du suffrage universel, une vision religieuse de la loi, une mystique de l’égalité, la méfiance à l’égard des arts et des divertissements. Guizot, autre pôle de la tradition protestante, c’est le triomphe de l’esprit bourgeois, une profonde méfiance à l’égard des idées abstraites, la propriété fondement de l’ordre social, sa protection par la monarchie héréditaire, la soumission de l’individu à ses règles, l’éloge de l’enrichissement privé, l’inégalité légitime, les libertés mesurées, le suffrage étroitement restreint. Rapportée à la division actuelle entre la gauche et la droite, leur opposition n’est pas le clivage dominant. Elle le contrarie. On trouve en effet, très sommairement, quatre types d’électeurs qui se superposent à cette distinction. D’abord, ceux qui vivent comme Rousseau et pensent comme Rousseau – les communistes, une partie de l’extrême-gauche, une fraction des socialistes, des écologistes. Ensuite, ceux qui pensent comme Rousseau et qui vivent comme Guizot, dans la prospérité et le contentement - une bonne partie des socialistes, des écologistes, voire de l’extrême-gauche. Ensuite encore, ceux qui vivent comme Rousseau et qui pensent comme Guizot – l’essentiel de l’électorat Front National, une partie de la droite parlementaire. Enfin, ceux qui vivent et pensent comme Guizot, une bonne partie de la droite parlementaire, une fraction de l’extrême-droite. Tout compte-fait, mieux vaut penser comme Rousseau et vivre comme Guizot que l’inverse … 2 juin Le juge et le législateur Avant la dernière ligne droite, il est une question de fond que je n’aborde pas sans hésitation, car elle est difficile, difficile à exposer, difficile à trancher. Quel est l’espace, la liberté d’action, la capacité de rupture qui reste à la politique ? Il est une idée qui se répand avec une bonne vraisemblance, celle du rétrécissement progressif et inéluctable de la décision politique. Les signes sont patents : absence de grands desseins, proximité des programmes des formations gouvernantes, faible ampleur des alternances, enlisement rapide des tentatives volontaristes, engluées dans les résistances de tous ordres du corps social. S’y ajoute, dans le cas particulier les pays d’Europe occidentale, le poids des institutions communautaires qui réduit la part d’autonomie nationale à la portion congrue. Les responsables politiques flottent à la surface des choses, et, à l’instar de Cocteau, feignent d’être les organisateurs de mystères qui les dépassent. Au soutien de cette thèse, la sociologie politique substituée à la science politique. Elle met l’accent sur le corps social, ses demandes, ses résistances, sur les déterminations et les solidarités collectives, spontanées ou semi conscientes. Elle dévalue les rapports formels entre les pouvoirs publics ou entre pouvoirs et citoyens qui s’appuient sur la raison politique. L’individu est une abstraction, le citoyen une utopie. N’existent que des groupes aux intérêts multiples, qu’il s’agit 109 d’articuler, entre lesquels on doit rechercher les compromis qui lubrifient les rapports sociaux. Dans ce contexte, le juge est préféré au législateur, comme plus proche des situations concrètes, comme producteur et adaptateur de normes sociales que son objectivité supposée rend plus acceptable. Le juge au sens social du terme, qui n’est pas nécessairement un magistrat revêtu de la puissance que lui donne l’Etat, mais un arbitre social accepté parce que considéré comme interprète des valeurs communes. La promotion des juges a été considérable sur plusieurs plans. Sur le plan étatique, tendance à faire trancher les débats de fond par des juridictions plus que par des décisions politiques – ainsi l’extension du rôle du Conseil constitutionnel ; le recours au juge administratif sur des questions comme celles du foulard islamique ; une certaine confusion entretenue entre le Conseil d’Etat comme juridiction et comme donneur d’avis au gouvernement ; en sont également des signes la mise en cause judiciaire du personnel politique, l’appel à la banalisation de son statut. Aux EtatsUnis même, l’actuel Président n’a t-il pas été en fait désigné par la Cour suprême ? Sur le plan européen, le rôle considérable de la Cour de justice des communautés pour développer la prégnance des normes communautaires ; l’influence croissante de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’harmonisation et la modernisation des libertés tant privées que publiques. Sur le plan international, la création de juridictions internationales pénales pour vider des conflits collectifs par des répressions individuelles. Un dialogue des juges tend donc à prendre le pas sur la dialectique politique. Ce dialogue est sans fondement clair, il s’appuie sur une conception du droit dont les bases ne sont ni rationnelles ni volontaristes. Il tend à échapper à tout espace étatique particulier, à se référer à des principes de justice complexes, à la fois obscurs et abstraits. La référence à une « gouvernance » sans instances précises, sans objet spécialisé, sans légitimité autre que fonctionnelle en est la marque. Une campagne électorale fournit toutefois l’occasion de remettre au premier plan les options politiques, de relancer la primauté du politique. L’amnistie par exemple, par laquelle le législateur impose silence aux juges, en est un symbole mineur. Mais ce retour du politique peut n’être qu’un feu de paille, un spectacle, une illusion. La thèse n’est pas nouvelle. En France, elle était soutenue dès les débuts de la Troisième, par les tenants du Solidarisme, puis par des théoriciens du droit comme Duguit ou Georges Scelle. Elle dérive d’Auguste Comte de Durkheim ou même de Proudhon. Alain aussi en était partisan. Pour eux, ce que peut faire de mieux le législateur, c’est non pas d’imposer la dictature de la loi, mais un travail d’ordre maïeutique. Il lui incombe de mettre à jour, d’officialiser les tendances latentes du corps social, immanent, hétérogène et inerte, de dégager tout ce qui favorise sa cohésion, son fonctionnement harmonieux. Il est un accoucheur, non un créateur. C’était aussi l’inspiration du rocardisme, d’où sa prudence. Juppé, puis Jospin, ont tenté de rompre avec cet attentisme – la réforme de la Sécurité sociale pour le premier, les 35 heures, la parité pour le second. Cela ne leur a pas si bien réussi. Mais la préférence pour l’une ou l’autre attitude ne relève pas d’une analyse intellectuelle. Elle est en ellemême une option politique, celle de l’action ou celle de la démission. La grandeur de la Troisième à ses débuts, par exemple, c’est son œuvre législative. Elle anticipait largement sur l’état de la société française de l’époque et l’a modelée pour plusieurs décennies. Les institutions de la Cinquième sont particulièrement bien adaptées aux grands desseins, on pourrait même dire qu’elles ne prospèrent qu’avec eux. Elles sont faites pour le volontarisme politique. La Constitution de 1958 est la première qui parle de « la politique de la nation ». C’est même l’une des seules à avoir utilisé le vocable de « politique ». Il est significatif qu’elle décline et 110 se voit remettre en cause lorsque cette conception s’estompe. C’est aussi en quoi cette période électorale est un tournant, c’est l’un de ses enjeux cachés. Avec le temps, tout s’en va Le Journal du Dimanche annonce que Bernard Tapie va interviewer Dominique Strauss-Kahn sur RTL 9 ce soir, à 19 h 40, dans une émission intitulée « Rien à cacher ». Un titre qui leur convient à merveille à tous les deux. Mais attention ! Gare ! Arriveront-ils à se retrouver ? Tapie est un spécialiste des agendas truqués et Strauss-Kahn des lettres de mission antidatées. Le risque est grand qu’ils manquent le rendez-vous. Enfin, s’il est en retard, Tapie pourra toujours se faire conduire par Jacques Mellick, un rapide celui-là. Tiens, il vient d’être investi par le PS comme candidat suppléant à Béthune. Il a pourtant été condamné pour faux témoignage, et public qui plus est, devant une juridiction. Et Montebourg dans tout ça ? Sans doute regardait-il ailleurs. Tocqueville avec nous A tous ceux qu’inquiète l’évolution de notre société, politique ou civile, la démoralisation de l’esprit public, la perte des repères, la dislocation du lien social, je rappelle ce passage de l’introduction de la Démocratie en Amérique. Il nous incite à relativiser : « Tous les siècles ont-ils donc ressemblé au nôtre ? L’homme a t-il toujours eu sous les yeux, comme de nos jours, un monde où rien ne s’enchaîne, où la vertu est sans génie, et le génie sans honneur ; où l’amour de l’ordre se confond avec le goût des tyrans et le culte saint de la liberté avec le mépris des lois ; où la conscience ne jette qu’une clarté douteuse sur les actions humaines ; où rien ne semble plus défendu, ni permis, ni honnête, ni honteux, ni vrai, ni faux ? ». 3 juin La petite musique de Bernadette A Paris, à Nantes, Bernadette Chirac fait pédestrement campagne dans les marchés pour soutenir les candidats de l’UMP. Elle exprime cependant des nuances, elle regrette le trop petit nombre de femmes candidates, elle prend ses distances par rapport à une orthodoxie trop massive. Elle est là pour casser ce que l’UMP peut avoir de trop rigide, de trop masculin, de trop Alain Juppé. Elle joue en contrepoint la petite musique de Raffarin, plus douce. Elle s’inspire d’Hillary Clinton, affirme sa différence. Elle symbolise également les contrepoids qui peuvent s’exercer sur son Président de mari face à l’image d’un Juppé occultement tout puissant. Parallèlement, on ne voit plus Claude Chirac. Tout ceci spontané, tout ceci calculé. Bref, on recommence à se foutre de nous. Au chevet du PS Le Fig Mag de la semaine se penche avec sollicitude sur l’avenir du PS. Il en a un, il en a même plusieurs, au gré des opinions. D’abord les observateurs, ensuite les politiques. Observateurs, Alain-Gérard Slama, Hugues Portelli. Leurs personnalités transparaissent. Intello avec Slama, stratégique avec Portelli. Le premier se réfère au XIXe siècle, le second se projette dans le XXIe. Les intellectuels français sont surtout forts dans le dialogue des morts. Dans la redécouverte de l’Antiquité, du XVIIIe, du XIXe siècle, ils sont imbattables. Confrontés aux débats, aux enjeux, aux risques du monde contemporain, ils tendent souvent à dérailler. Alain-Gérard Slama engage les socialistes à relire Proudhon. Tout est dans Proudhon. Son émerveillement a quelque chose de juvénile, comme s’il le découvrait. Proudhon était déjà aux sources de la SFIO comme de l’anarcho-syndicalisme voici un siècle. Il était encore une référence 111 de Guy Mollet. On a connu mieux. Il est vrai qu’il est un auteur à la fois riche, profond et méconnu. Mais sa dialectique immobile associe tant de contradictions que chacun peut s’en réclamer sans conséquences ou sans dommages. Hugues Portelli considère que le PS conservera son espace politique mais que, Europe et mondialisation obligent, il devra devenir social-libéral. Alors l’avenir sourit à Fabius. C’est ce que ne veulent surtout pas les politiques, Vincent Peillon et Arnaud Montebourg. Ils se préparent à tirer leurs propres leçons du 21 avril, sans doute beaucoup plus radicales. On ignore toutefois lesquelles – institutionnelles ou sociales ? On sait Montebourg très hostile à l’élection du Président au suffrage universel direct. Il y a là une dimension de la critique que je n’avais pas perçue : la dimension interne au PS. Ce mode d’élection implique en effet la présidentialisation du parti, son organisation autour d’un candidat, Fabius ou Strauss-Kahn en l’occurrence. La position de ces jeunes militants évoque ainsi un conflit de générations. Les capitaines veulent remplacer les généraux défaits. Malheureusement pour eux, la tradition française consiste plutôt à donner de l’avancement aux généraux, surtout lorsqu’ils ont été vaincus. La duchesse sortit à cinq heures Dans le même Fig Mag, un reportage sur les sœurs Mitford, aristocrates britanniques des années trente. Elles étaient six sœurs. Elles ont incarné les tourments et les excès politiques de l’époque. L’une était amoureuse d’Hitler, une autre l’épouse du leader pro-nazi Anglais, une autre encore gaulliste, une dernière proche des trotskistes de la guerre civile espagnole. Leur saga s’est mal terminée pour la plupart d’entre elles. On dirait l’une de ces comptines qu’Agatha Christie utilisait comme canevas pour imaginer de beaux assassinats. Mais le libéralisme britannique, sa tolérance pour les excentricités ne les ont pas diabolisées. Le parallèle est tentant avec les intellectuels français de la même époque. La littérature française était aussi une aristocratie. Aragon, Céline, Drieu, Sartre, que de talent au service de tant de délires ! La guerre de 14 les avait rendus fous. Ils ont renoncé à la rationalité analytique d’un Gide ou d’un Valéry, à la rigueur mélancolique des moralistes français. Ils ont plutôt incarné la déraison de leurs personnages. Leur destin était déjà prévu par Couperin, les Folies françaises ou les dominos – dominos rouges, dominos noirs, dominos d’Arlequin .. « C’était un temps déraisonnable, on avait mis les morts à table ». Aujourd’hui ce sont d’autres morts qui nous dominent. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, on n’est pas loin de la campagne électorale. 4 juin En relisant La Fontaine Il y a toujours profit à relire notre vieux fabuliste. En l’occurrence, avec L’âne chargé d’éponges et l’âne chargé de sel, il nous éclaire sur le premier tour, ce funeste 21 avril. Les deux baudets cheminent de conserve. Le premier, chargé de sel, marche lourdement, accablé par le poids, cependant que le second porte allègrement ses éponges et va prestement. Arrive la rivière que tous deux franchissent à la nage. Le sel du premier fond, il traverse avec une légèreté croissante. Les éponges du second gonflent et l’entraînent par le fond. Ainsi, toute révérence gardée, Chirac, accusé de multiples péchés, soumis à des attaques incessantes, tandis que Jospin progresse avec tout l’appareil du gouvernement et du parti. Viennent les élections, et les avanies de Chirac s’évanouissent devant le suffrage cependant que Jospin croule sous les attentes contradictoires et les frustrations diverses engendrées par sa politique. Raffarin au turbin 112 Le gouvernement, qui date maintenant d’un mois, peine à demeurer dans les effets d’annonce. La proximité des élections, loin de détourner de lui l’attention, conduit à l’inverse les uns et les autres à se montrer plus exigeants, à vouloir transformer sans attendre les promesses en engagements. Crainte d’être floués ensuite, bon moment pour faire monter les enchères. C’est ainsi que les médecins libéraux obtiennent soudainement ce qu’ils réclamaient en vain depuis des mois, la consultation à 20 ! ; que des promesses plus fermes sont faites aux policiers ; que la perspective d’une hausse de 5 % du SMIC au 1er juillet est renforcée, d’ailleurs soutenue par les clameurs du PS qui prend lui-même sur ce point un engagement sans guère de risques. Cet accès de fièvre social, pour l’instant bénin, laisse pressentir une accélération des revendications post-électorales. Un troisième tour social, comme on disait durant les belles années de la croissance ? Campagne effondrée Il n’y aura pas davantage de débat public droite – gauche pour les législatives qu’il n’y en eut lors des présidentielles, tout au moins avant le premier tour. Le gouvernement se soucie peu de valoriser le PS et ses leaders en les reconnaissant comme interlocuteurs. Mieux vaut les laisser crier dans le désert. Il préfère laisser se dérouler une campagne de proximité, de terrain, adopter sur le plan national un profil bas, développer en matière électorale une communication furtive, garder un profil gouvernemental, avant tout préoccupé de l’avenir, de ses responsabilités. Un dialogue local très démultiplié, entre candidats et électeurs, lui paraît plus productif que les grandes machines nationales. Au surplus, la diversité des situations suivant les circonscriptions demande un micro-management. Raffarin , en bon rugbyman, sait qu’il y a des phases de jeu où l’on a intérêt à effondrer la mêlée. Le PS pavillon haut Le PS demeure quant à lui pavillon haut. De Julien Dray sur Europe 1 cette perle, ou cet aveu : « Il faut toujours se méfier du peuple français ». Il veut dire que l’on ne doit pas tenir la victoire de la droite comme acquise. Mais enfin, de la part d’un démocrate… Le PS poursuit vaillamment sa campagne nationale, occupe les médias, multiplie les déclarations offensives. On peut y voir l’espérance toujours à l’œuvre. Daniel Vaillant considère que les sortants, du fait de leur implantation locale, peuvent résister aux tendances annoncées. Un certain nombre de députés de gauche avaient toutefois été élus de justesse, dans des élections triangulaires avec le FN. Ont-ils pu suffisamment s’implanter ? On peut aussi y discerner le souci de prendre date face à une défaite annoncée, de préparer l’avenir pour se relancer rapidement dans l’opposition, à gauche. Toujours tomber à gauche, on se relève plus vite. Fabius fait campagne sur le thème des risques de régression sociale. On insiste également sur l’inéquité de réductions d’impôts directs qui profitent uniquement à ceux qui les paient, et qui en paient le plus. En dépit d’un vocabulaire conquérant, l’attitude du PS est déjà celle d’un parti d’opposition plus que d’un parti de gouvernement. Le thème du retour à la cohabitation tend alors à passer à l’arrière-plan, comme si l’on prenait acte du fait qu’il ne fait guère recette, que ce débat institutionnel intéresse moins que les problèmes sociaux. Bonne nuit les petits C’est dans ce contexte que Ségolène Royal demande aux médias de ne plus répercuter les annonces et projets gouvernementaux tant que la droite aux affaires se refusera au débat électoral public. Les interpellés protestent, même Libération y voit un faux pas. Se croit-elle encore au pouvoir, exprime t-elle naïvement la conception qu’elle se fait de l’information, contrôlée, 113 orientée ? On sait qu’elle est à la ville la compagne de François Hollande. Ce ménage envisage t-il de rédiger les éditoriaux de la presse écrite, dans un esprit d’harmonie sociale, voire de préparer les journaux télévisés, à l’instar d’Alain Peyrefitte durant la grande époque du gaullisme gouvernant ? On imagine le sommaire. Actualité politique : Fête de la rose à Tulle, en présence du Maire – Rubrique sociale : la Ministre reçoit les intermittents du spectacle, dont les indemnités sont consolidées et pérennisées – Lieux de mémoire : Bal au foyer du troisième âge à Epinay : les anciens du Congrès (1971) témoignent – Actualité littéraire : le Prix Jules Guesde, qui récompense une œuvre de réflexion théorique, attribué à Laurent Fabius ; l’heureux récipiendaire confie le culte qu’il a toujours eu pour le grand barbu – Chronique judiciaire : du nouveau dans l’enquête sur l’assassinat du regretté Président Doumer (1932) : soixante-dix ans après les faits, les pistes menant à Jacques Chirac se précisent – Festival de la chanson : les artistes français se mobilisent contre Le Pen. Que la France serait heureuse ! Vite, allons voter ! 5 juin Le Pen tortionnaire ? Le Monde relance contre Le Pen des accusations anciennes, celles d’avoir participé à des tortures en Algérie, lorsqu’il y était Lieutenant parachutiste, en 1957. Des témoignages précis et circonstanciés sont invoqués contre lui. Il s’en défend avec vigueur, dénonce la manipulation, tout à la fois des services algériens et du PC, présente des témoignages en sens contraire, qui soulignent l’impossibilité matérielle de sa présence dans les lieux mentionnés. Ces accusations ne sont pas nouvelles, elles sont même récurrentes. Quarante-cinq après, et dans ces circonstances particulières, elles laissent pour le moins le doute ouvert. Leur logique est politique, même électorale, et nullement judiciaire. Quel peut être leur impact ? Elles ne sauraient impressionner que ceux qui sont déjà convaincus. Comme il n’est pas personnellement candidat, en quoi peuvent-elles avoir un effet négatif à l’encontre des candidats FN ? S’agit-il de viser plus particulièrement l’électorat d’origine immigrée ? Elles peuvent à l’inverse renforcer la perception d’un homme en butte à toutes les attaques, victime institutionnelle, contre qui on fait flèche de tout bois. En plus, on a le sentiment d’un décalage, comme si ces arguments arrivaient après la bataille, après le second tour des présidentielles, et surtout après le premier. Décidément, la gauche aura bien mal géré le temps électoral. Chirac en majesté Chirac s’exprime à la télévision – mais sur France 3, chaîne des régions, manière de souligner le caractère décentralisé de la campagne, et devant une seule journaliste, manière de ne procéder qu’à un monologue assisté. Propos sans surprises, puisqu’il réaffirme son souci d’obtenir une majorité conforme à ses vues, en même temps qu’il désigne l’ennemi principal, le Front National. Aucun accord, aucune entente, aucune tractation, exclusion des candidats qui s’y risqueraient. Le thème central est donc celui de la cohérence, condition de l’efficacité. La cohabitation est condamnée, sans que le Président précise ce qu’il ferait au cas où. Il considère la question de son éventuelle démission comme « prématurée ». Ce terme diplomatique signifie, de façon courtoise, que la proposition à quoi on l’applique est mauvaise. Ses prédécesseurs avaient gardé la même discrétion. Il est hautement probable, en plus, qu’il demande une majorité claire parce qu’il est convaincu de l’obtenir. Il fait songer à ce monarque antique qui 114 ordonnait au soleil de se lever tous les matins et tirait un surcroît d’autorité de l’obéissance des cieux. Dans le même esprit, Mitterrand confiait en 1988 qu’il n’était pas souhaitable qu’un seul parti disposât d’une majorité absolue à l’Assemblée … On assiste à une sorte de repompidolisation du régime, sous réserve d’un scrutin législatif favorable. Repompidolisation à double détente : Chirac comme Président, Raffarin comme Premier ministre. Giscard le qualifie au demeurant de « Pompidou poitevin ». Lui non plus n’avait pas été candidat aux législatives de novembre 1962. Raffarin est un ancien jeune giscardien, et même un giscardien prolongé. Dans la bouche de Giscard, la comparaison est donc un compliment. Pour compléter le tableau, Bayrou est dans cette configuration ce que Giscard était alors à Pompidou. Pour la posture, car pour la personnalité c’est autre chose. 6 juin Cohérence, alternance, cohabitation, grande coalition Les protestations de la gauche contre les propos chiraquiens sont également sans surprise et un peu rituelles. Les thèmes plus anciens, l’alternance, la cohabitation, ne sont guère de saison. Les institutions ont expérimenté les trois hypothèses. Alternance en 1981, cohabitation en 1986, 1993, 1997, cohérence le reste du temps. Il faudrait apporter une nuance, puisque entre 1993 et 1995 s’est déroulée en quelque sorte une alternance en deux étapes successives : gouvernementale avec Balladur d’abord, présidentielle avec Chirac ensuite – ce qu’Alain Peyrefitte en son temps, les années 70, appelait « la petite alternance » et « la grande alternance ». Mais on n’avait pas encore inventé le concept de cohabitation. Il est cependant une hypothèse latente, celle de la grande coalition. Elle n’a pas encore été réalisée – sauf peut-être, brièvement, aux tous débuts de la Cinquième, entre 1958 et 1960. Elle ne le sera peut-être jamais. Elle reste toujours possible. On se souvient qu’elle avait été évoquée, discrètement, en 1988, avant d’être écartée par le Président Mitterrand. Il s’agissait au demeurant davantage d’une petite coalition, d’un rapprochement de la gauche avec les centristes de l’époque. La petite coalition, c’est au fond ce que souhaite aujourd’hui François Bayrou, dans la mesure où l’UMP n’obtiendrait pas à elle seule une majorité absolue et où le concours d’une UDF disposant d’un groupe parlementaire serait indispensable. Cette formule a quant à elle déjà fonctionné, notamment entre 1973 et 1981. L’hypothèse de la grande coalition est différente. Elle comporterait un véritable bouleversement politique. Elle supposerait que l’UMP puisse passer un compromis politique avec la gauche, ou une partie d’entre elle, pour constituer une majorité de gouvernement. Elle ne serait guère envisageable que dans une configuration où le FN réaliserait une véritable percée et obtiendrait suffisamment de sièges pour empêcher la formation de toute majorité parlementaire, de droite ou de gauche. On n’en est pas là. Elle comporterait de grands risques, d’incohérence politique d’un côté, de renforcement d’un Front National devenu l’opposition principale de l’autre. Il est tout de même intéressant de noter que cette grande coalition est déjà subrepticement réalisée dans les urnes, même si les intéressés s’en défendent, même si c’est de façon purement négative. Tant la droite que la gauche parlementaires ont en effet le FN comme adversaire principal, et promettent de réaliser des retraits réciproques pour empêcher le succès du FN au détriment de l’un ou l’autre d’entre eux. Il n’est point besoin d’un accord national, ou même formel. On peut le faire en se bouchant le nez comme aux présidentielles, mais on le fait. Le second tour des présidentielles a précisément démontré que la formule était acceptée par les 115 électeurs. Simplement, elle ne fonctionnerait pas, comme alors, à sens unique. On est donc dans le vestibule électoral, ce qui est très loin de la chambre commune. Notons seulement que la formule est inverse de ce qui se produisait sous la Troisième, et en partie sous la Quatrième. Alors la division électorale conduisait à des reclassements parlementaires, de sorte que des adversaires déclarés au moment des élections se retrouvaient dans la même coalition parlementaire. On a même été jusqu’à la caricature, lorsque par exemple une majorité d’élus du Front populaire ont contribué, avec une grande partie de la droite, à remettre les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, en juillet 1940, ou encore que les élus du Front républicain de 1956 ont très largement voté pour l’investiture du général de Gaulle comme dernier Président du Conseil, en juin 1958. La situation actuelle est à la fois moins dramatique et politiquement plus claire, espérons qu’elle le restera. 7 juin Odeurs de sondages La Fédération des industries de la parfumerie tenait aujourd’hui son Assemblée générale. Les comptes sont bons, merci. « Y’a que le Grand Babu qui sent l’eau de Cologne, y’a que le Grand Babu qu’a la bonne odeur », chantaient Pierre Dac et Francis Blanche. Le compte-rendu d’activité de la noble Assemblée est agrémenté par une conférence sur un thème d’actualité, délivrée par une personnalité qualifiée. Cette année, les élections et la composition de la future Assemblée nationale, présentées par Jean-Marc Lech, patron d’IPSOS. Son institut, comme les autres, s’est illustré par la régularité de ses cafouillages. Il le reconnaît de bonne grâce, trouve même des explications savantes, notamment dans les nécessaires redressements des résultats bruts. Les socialistes par exemple sortent régulièrement majorés des sondages, il faut les corriger à la baisse. « Il faut taper fort sur les socialistes pour les avoir au bon niveau », conclut-il. Ce n’est pas un conseil, juste une constatation. Après quoi il détaille bravement – benoîtement ? - ses prédictions. Il les appelle ainsi, bien que le sondages ne soient que des instantanés. Il explique que, puisqu’ils sont perçus comme des anticipations, ils le deviennent. Les noter ici et maintenant peut être intéressant, cela permettra d’éclairantes comparaisons. La participation d’abord, qui paraît à J. M. Lech devoir être de l’ordre des deux tiers, soit inférieure à ce qu’elle fut en 1997. La configuration des résultats du premier tour ensuite. Il lui semble que l’on assistera à beaucoup moins de triangulaires qu’initialement pressenti, en raison du nombre des candidats et de l’éparpillement corrélatif des suffrages. La règle des 12,5 % d’électeurs inscrits écartera beaucoup de monde. Egalement du fait d’un certain recul du FN par rapport à la présidentielle, aux alentours de 12 %. Le doute subsiste cependant, parce que l’on ne sait trop quel redressement il faut apporter aux réponses brutes. Pour les formations parlementaires, la droite disposerait d’une certaine avance, qui tendrait cependant à s’éroder. La dispersion des candidatures lui serait nuisible, ainsi que la brutalité dans la constitution de l’UMP. Cette étiquette obtiendrait 28-29 %, l’UDF et les « divers droites » de l’ordre de 11-12 %. L’écart UMP – PS s’amenuiserait, ce dernier pouvant escompter autour de 25 %. S’y ajouteraient 5 % pour les écologistes, 5 % pour le PC. Le reste, dont l’extrême gauche, se partagerait le solde. Observons que si le calcul est juste, le PC verrait réalisée la prédiction de Roger Garaudy, adversaire de Georges Marchais au début des années 70. Il annonçait qu’avec lui le PC retomberait à 5 %, ce qui paraissait fantaisiste à l’époque. On l’imaginait difficilement en dessous de 20 %. 116 On sort ensuite du vraisemblable, du raisonnable, pour entrer dans la spéculation, ou dans la pifométrie pure. J. M. Lech n’hésite pas à formuler des pronostics sur le second tour, et même sur la composition de la future Assemblée. L’exercice, on l’a dit, est plus qu’aléatoire tant que l’on ne dispose ni des résultats réels du premier tour, ni de la configuration politique précédant le second tour – qui se maintient, qui se retire, quelles sont les tendances électorales lourdes, comment font-elles réagir les électeurs, etc … Ce qu’il retient de plus marquant, c’est qu’aucune projection ne prévoit une majorité de gauche. La gauche socialiste obtiendrait environ 200 députés, la majorité étant à 289 sièges. Le PC ne pourrait constituer un groupe parlementaire, à la différence probablement des Verts. L’UMP et la droite se tailleraient la part du lion. Le FN obtiendrait entre 0 et 4 députés. Les triangulaires appellent des analyses plus fines. Les reports entre droite et gauche parlementaires contre le FN s’opéreraient plus facilement vers la droite que vers la gauche. Il faut toutefois distinguer suivant les régions. Confrontés à un duel gauche – FN, certains électeurs de droite seraient plus portés à voter FN dans le Midi que dans le Nord, où existe une opposition profonde entre extrême droite et droite de tradition démo-chrétienne. Au bout du compte, il ne paraît pas impossible que l’UMP dispose d’une majorité absolue à elle seule. Elle pourrait cependant n’être que provisoire, divers élus refusant de transformer leur passeport électoral en appartenance à un groupe parlementaire unique. Questions-réponses Le moins intéressant n’est pas dans la discussion qui suit cette présentation. Retenons ce qui suit. Sur l’interférence entre Coupe du monde de football et élections : les trois quarts de ceux qui s’y intéressent sont des sympathisants de la gauche. L’assistance en est surprise, moi aussi. L’échec prévisible de l’équipe nationale – sans sondages cette fois – pourrait avoir un effet déprimant sur cet électorat. A noter toutefois qu’il ne sera consommé qu’après le premier tour, puisque le match décisif contre le Danemark n’aura lieu que le mardi 11 juin. Sur Le Pen : les études qualitatives, moins conjoncturelles et plus approfondies, montrent qu’il a bénéficié dans l’électorat populaire d’un effet miroir de l’exclusion. Raisonnement : cet homme, auquel on refuse le droit de se présenter, que l’on vilipende, est comme nous, rejeté par le système, il faut le soutenir. Il s’agirait d’un vote sans adhésion aux thèses les plus critiquables du Front National, plutôt de défi à l’égard de l’« établissement ». On serait loin de la fonction tribunicienne du PC, dans une logique plus négative encore. Sur la campagne de Jospin : le tournant dans la campagne se produit avec la déclaration sur Chirac vieilli, usé, fatigué, suivie d’excuses incompréhensibles. Auparavant, tous les signaux étaient au vert pour Lionel J., tant pour le premier que pour le second tour. A partir de là, on est entré dans une série de flottements, et le reflux s’amorce. J’ai donc eu raison de commencer par là. C’était le coup significatif. Sur les manifestations lycéennes : feu de paille, vite éteint, les « jeunes » devraient s’abstenir plus que la moyenne. 8 juin Un instant d’éternité Pénétrant dans la vaste salle par une porte étroite, ils s’avancent, deux par deux. Ils paraissent glisser sur le sol plus que marcher. Ils cheminent vers vous, les yeux à terre, avec un léger balancement, lentement, sereinement, pivotent en arrivant à la clôture, se dirigent en vous tournant le dos vers l’autel qui leur fait face, s’inclinent, et les deux files divergent à mesure pour 117 gagner les stalles, à gauche et à droite, où chacun prend sa place. Le tout dans le plus grand silence. Après une brève attente, un instant de recueillement, ils commencent à chanter. Alors le temps s’arrête, ils chantent pour l’éternité, dans l’éternité. Ce chant est paisible, intemporel, modulations souples, apaisées, dépouillées, on doit presque prêter l’oreille, mélodie planante, qui jamais n’insiste mais revient, tourne et recommence. Immobiles, le chant semble sourdre d’eux, les transfigurer, ils en sont les relais plus que les émetteurs. Ici ils chantaient voici mille ans, dans mille ans ils chanteront encore et le temps est suspendu. C’est à Saint Wandrille, avec R., pour les vêpres, que l’on chante à six heures. C’était il y a trente ans, à Solesmes, avec M. Alors Pompidou régnait. Un assistant murmura, émerveillé : « Regardez les, ils ont l’éternité devant eux ». L’espace semblait se dilater, rempli d’un air subtil, et la lumière était plus pure. Un soupir, à peine un frémissement du temps séparent ces deux moments, pas même un battement de cils. Dehors, que de tourments ! Rien n’a pénétré ici, le néant du monde éclate comme une bulle. Le sentiment océanique dont parle Freud vous envahit. Rien à voir avec la foi, plutôt avec la paix de l’esprit, l’effacement des passions, une cathédrale intérieure. « J’aime », disait Montaigne « cette vastité sombre de nos cathédrales gothiques ». Tout à l’heure, suivant le même cérémonial inversé, ils repartiront, avant de revenir, puis de repartir, puis de revenir, d’un mouvement lent et nécessaire comme la marée, leurs robes de bure glisseront silencieusement sur le pavé. Le silence retombera, mais progressivement, l’écho intérieur de leur chant se prolonge encore. Il faudra sortir, pouvoir sortir, savoir s’arracher à l’enchantement, ne pas subir le sort de ceux qui ne sont plus capables de franchir la barrière, comme dans l’Ange exterminateur. Le bruit du monde, son désordre, vous attendent. Demain, on vote. 9 juin En attendant les résultats Puisque c’est la dernière chance de se retourner vers la campagne du premier tour avec un esprit ingénu, deux repentirs. Le premier touche à une forme de délinquance très spectaculaire qui a rythmé les dernières semaines : les attaques armées contre des bijouteries, bureaux de change, et même vente aux enchères. Elles semblent le fait de groupes très organisés, presque de formations militaires, tant dans leur armement que dans leur tactique. Elles ont obtenu des succès divers, dérobant souvent des sommes considérables. La police était parfois à portée, mais on n’a arrêté personne. Ces actions répétées démontrent l’enracinement d’une criminalité organisée et violente. Elle s’ajoute, pour l’insécurité, à la violence sociétale et à la menace terroriste. Nouveau défi pour Sarkozy. Le mal semble bien profond, on lui souhaite bien du plaisir. Dans l’immédiat, quel impact électoral, même si la médiatisation en est restée relativement discrète ? Le second concerne le Premier ministre. Je n’ai pas assez noté qu’il était un communicant professionnel. Jacques Vabre, El Gringo, c’était lui, paraît-il. Son apparence de politicien provincial et débonnaire, les deux pieds dans le terreau sénatorial, le faisaient oublier. L’oubli, c’est aussi une forme de communication. Ainsi les spécialistes, longtemps restés dans la coulisse, arrivent maintenant directement au pouvoir. En France, ce sont les communicants, aux Etats-Unis, ce sont les acteurs. On se souvient de Woody Allen, la Rose pourpre du Caire, quand les acteurs sautent de l’écran dans la réalité. J.P. Raffarin cumule au fond les deux personnalités, politique autant que publicitaire. Cette dernière dimension se fait remarquer par son sens des formules brèves et rondes, à son image. Espérons pour lui que la substance l’emportera sur le texte. Comme l’écrivait Ernst Jünger, « ce n’est pas la surface qui modifie la profondeur, mais la profondeur qui modifie la surface ». 118 Premières tendances Pour ce soir, on doit se contenter des tendances générales. Le dévoilement progressif des résultats, leur démultiplication ne permettent d’en donner ni un tableau ni une analyse immédiats. Sur ce plan, on reste très dubitatif lorsque, dès 20 h, les principales chaînes de télévision présentent des camemberts illustrant la composition de la future assemblée, ignorant la campagne du second tour, la diversité des reports, les contrastes des situations locales, comptant pour rien la liberté des électeurs. Indépendamment même de leur incertitude, de semblables projections comportent une sorte de mépris du suffrage. Un minimum de déontologie démocratique devrait conduire les médias à s’en abstenir. On ne confondra pas ces exercices aléatoires avec la construction des résultats du premier tour à partir d’échantillons réduits, qui permettent d’annoncer de façon rigoureuse des pourcentages nationaux dès 20 h. Qu’en retenir ? Pour la participation, elle est la plus faible pour une consultation de ce genre dans toute l’histoire de la République, avec 35 % d’abstentions, auxquelles il faudra ajouter les blancs et nuls. Prolongation d’une tendance amorcée depuis quinze ans, mais aussi choc en retour d’une consultation proche qui a fixé l’orientation. On songe aux élections législatives de 1962, après le référendum sur l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, marquées par la démobilisation des électeurs qui y avaient été hostiles. Quarante ans plus tard, le phénomène se reproduit, l’électorat de gauche paraît plus abstentionniste que les autres. S’y ajoutent deux données spécifiques. D’abord, les partis de gauche ayant appelé à voter Chirac au second tour, leurs sympathisants ne sont pas nécessairement enthousiastes pour faire immédiatement un choix inverse. Ensuite, une partie notable de ces sympathisants sont hostiles à la cohabitation et ne sont pas prêts à se mobiliser pour y revenir. Pour l’équilibre général des forces politiques, on observe un retour à la suprématie des partis de gouvernement. Droite et gauche parlementaires rassemblent globalement plus de 80 % des suffrages. Cela signifie un net recul des formations extrêmes par rapport au premier tour des présidentielles, comme par rapport au premier tour des législatives de 1997. Le FN obtient moins de 12 %, le MNR à peine plus de 1 %. L’extrême gauche est à 3 % environ. Le Pôle républicain de Chevènement est anéanti. L’éparpillement général des candidatures, un peu plus sensible à gauche qu’à droite, n’a pas empêché le regroupement électoral. Il a cependant contribué à une autre conséquence remarquable de ce regroupement : la limitation du nombre des triangulaires. On anticipait qu’il pourrait dépasser une à deux centaines, seule une trentaine sera possible. Les duels, et les duels droite-gauche, seront plutôt la règle. En d’autres termes, on assiste au triomphe du vote utile. Il illustre, une fois de plus, la maturité du corps électoral. Quant à la répartition des forces entre la droite et la gauche parlementaires, elle est nettement favorable à la droite. Avec près de 44 %, elle progresse de près de sept points par rapport à 1997. La gauche, avec environ 37 %, recule d’environ autant. Le balancier fonctionne donc selon la même gravitation. S’y ajoute, à l’intérieur de chacun des camps, une nette prépondérance des formations principales, UMP pour la droite, PS pour la gauche. En revanche, ses partenaires faiblissent – Verts – ou s’effondrent – PC. Ainsi est confirmé le caractère structurant de l’élection présidentielle. Bayou, dont l’UDF obtient moins de 5 %, peut du moins se glorifier publiquement d’avoir milité pour l’inversion du calendrier électoral, ce que Fabius avale avec une silencieuse amertume. Ajoutons cependant que le PS peut avoir bénéficié par contrecoup de l’effet UMP : il apparaît comme la seule force qui puisse, sinon lui faire pièce dans l’immédiat, du moins, lui opposer un minimum de résistance efficace. 119 C’est donc une configuration classique droite-gauche qui paraît devoir dominer le second tour, dont la préparation s’amorce aussitôt. Progression nette de la droite parlementaire, succès de l’UMP, régression d’ensemble de la gauche parlementaire, mais résistance du PS, qui conserve son pourcentage du premier tour de 1997. Ses leaders relancent immédiatement, dans leurs interventions télévisées, leurs thèmes de campagne : risques de régression sociale, dangers d’une monopolisation de l’ensemble des pouvoirs, gouvernants et arbitraux, par une seule formation politique, appels aux abstentionnistes pour le second tour, solidarité de l’ensemble des forces de gauche. A droite, doctrine Raffarin, on la joue modeste, on ne triomphe pas, on ne polémique pas, l’action doit primer sur les déclarations – mais pour l’instant, par la force des choses, on doit en rester aux intentions. Pour tous, le second tour est d’ores et déjà dominé par l’anticipation d’une large victoire de la droite, surtout de l’UMP. 120 CINQUIEME ACTE : ELECTIONS LEGISLATIVES, DEUXIEME TOUR 10 juin Simplification Simplification, c’est le terme qui convient le mieux à la situation présente. Ce premier tour des législatives est comme une inversion du premier tour des présidentielles. Il avait engendré la confusion politique, souligné la relative faiblesse des candidats soutenus par les formations de gouvernement, écarté l’un des principaux, provoqué un trouble sans précédent des clivages, obligeant la droite et la gauche à faire front commun contre un ennemi intérieur, jeté une partie de la population dans la rue. En même temps, l’émergence avec le FN d’un tiers parti de nature à contrarier durablement la bipolarisation semblait se profiler. Cette dernière consultation remet les choses en place et en ordre, tout au moins suivant la logique institutionnelle de la Cinquième. De ce point de vue et pour l’instant, la raison l’emporte. Nous sommes donc dans le domaine de la tragi-comédie, de la grossesse nerveuse, de la scène de ménage. Tout s’arrange à la fin. La vaisselle cassée, c’est pour Lionel. La soirée télévisée, les commentaires du lendemain ont une même teinte un peu terne. Le suspense paraît terminé, le soufflé Front National retombe, le vampire cohabitation a un pieu dans le cœur. On se croirait revenus sous Pompidou, quand les élections confirmaient régulièrement la majorité. Il a été présent douze ans, entre 1962 et 1974. Son principat a cependant été suspendu par Mai 68. Si précisément il y a une ombre au tableau, c’est la perspective d’un mécontentement social que les nouveaux gouvernants ne pourraient endiguer quand ils ne l’accroîtraient pas. Le nombre d’abstentions souligne le malaise. C’est dire que la solution politique est élégante mais provisoire. Elle confie aux dirigeants actuels, Président, Gouvernement et majorité future, une lourde responsabilité. Sursis plus que solution garantie donc. Il faut souligner les limites de cette relaxation démocratique. Retour aux sources Si l’on revient à quelques enseignements plus immédiats, on peut retenir quelques points. Détaillons. Jean-Marc Lech avait globalement raison, et les tendances de ce premier tour avaient été convenablement perçues. Peut-être est-ce plus facile, plus rigoureux, pour des élections législatives que pour des présidentielles, polarisées sur quelques situations individuelles par nature fluides, tributaires de la conduite de campagnes très personnalisées ? Les sondages peuvent s’appuyer, dans le cas des législatives, sur des données beaucoup plus larges, plus diffuses, de sorte que les tendances sont plus lourdes et mieux repérables ? C’est une hypothèse. L’abstention progresse nettement par rapport à 1997, date à laquelle elle était déjà élevée. Elle est par définition difficile à interpréter. Il ne faut pas y voir nécessairement un signe de désintérêt politique. D’un côté, on indique que désormais l’inscription sur la liste électorale des majeurs de 18 ans est automatique, de sorte que le phénomène de non-inscription se trouve réduit. C’est là un facteur mécanique d’accroissement des abstentions, non pas dans l’absolu, mais pour la comparaison que l’on peut faire avec les consultations précédentes. Il apparaît ainsi que l’abstention des nouveaux électeurs a été importante. D’un autre côté, on sait qu’elle a plutôt touché l’électorat traditionnel de la gauche. Elle peut alors traduire l’hostilité à la cohabitation, ce qui témoignerait d’un ralliement à une certaine logique institutionnelle. 121 Ensuite encore, cette avancée de la droite, même si elle demande à être confirmée, est un succès personnel pour le Premier ministre Raffarin. Il bénéficie d’un état de grâce qui n’est pas nécessairement accordé à Chirac Président. Les prolongements immédiats de l’élection présidentielle ne le laissaient pas pressentir. Le mérite lui en revient pleinement. Il est en passe d’obtenir, pour la première fois depuis 1981, une alternance pure et complète. La simplicité de son allure et de son propos, sa bonhomie, une modestie affectée qui n’exclut pas l’affirmation de soi, son caractère provincial, une absence apparente de préjugés, tout concourt à en faire l’homme de la situation. Mais gare. J.P. Raffarin est indiscutablement un bon choix électoral du Président. Pour le gouvernement, on verra plus tard. Car le Premier ministre est un gibier, la chasse sera vite ouverte et pas seulement à gauche. Il apparaît que les formations gouvernantes, UMP et PS, ont obtenu un pourcentage nettement supérieur aux candidats présidentiels qu’ils soutenaient, de l’ordre de 13 % pour la première, de 7 à 8 % pour la seconde. Cela peut exprimer à nouveau un rejet de la cohabitation. Ces deux formations étaient en l’occurrence clairement en opposition, elles ont tiré profit de leur polarisation. Corrélativement, les électeurs ne se sont pas laissés distraire par la multiplication des candidatures, et les explorateurs des suffrages, voire la plupart des dissidents n’ont pas prospéré. Beaucoup n’ont réalisé que des scores négligeables. Leurs mécomptes serviront peut être de leçon à leurs éventuels imitateurs, au moins à ceux qui n’ont vécu leur candidature que comme la perspective d’une future provende financière. Le PS a maintenu son pourcentage de 1997. C’est là un succès, éventuellement attribuable à la vivacité de sa campagne puisqu’on a beaucoup entendu ses dirigeants, comme à l’implantation personnelle des sortants. Ce succès correspond cependant à un recul corrélatif des autres formations, y compris d’extrême-gauche. Preuve d’un choix des électeurs pour le vote utile, preuve sans doute aussi de leur désir de voir le PS s’ancrer plus fortement à gauche. Il apparaît qu’il est la seule formation qui puisse prendre en charge une nécessaire refondation. Elle est en même temps compliquée par cette demande de gauchissement, qui peut renforcer les futurs conflits internes en son sein. Il lui faudra en effet se définir non seulement comme fédérateur de l’opposition, mais aussi comme relève possible. Du temps sera nécessaire. Quant au Front National, il recule fortement non seulement par rapport au score de J.M. Le Pen, mais encore si on le compare à 1997. Ce recul semble général, n’épargnant pas les zones de force établies par le scrutin présidentiel. Il est certes en partie victime de la règle des 12,5 %, qui lui impose d’atteindre environ 20 % des suffrages exprimés pour rester au second tour. Il peut également souffrir du manque de notoriété de la plupart de ses candidats. Là encore, il apparaît qu’un nombre non négligeable d’électeurs ont rejoint une droite qui s’affichait plus clairement comme telle. Quoi qu’il en soit, il ne peut se maintenir que dans 37 circonscriptions. Il est toujours difficile à un tiers parti de s’installer. L’exercice devient presque impossible sans alliances. La disparition électorale de Mégret et du MNR est pour lui une petite consolation. A court terme, la succession de Le Pen devrait être à l’ordre du jour, et là, Gollnish tient la corde. 11 juin Le débat Hier soir sur France 2, le débat de l’avant deuxième tour, le seul en vérité de cette nature durant ces longues semaines. Il rassemble Philippe Douste-Blazy et Laurent Fabius. Rassemble est plus juste qu’oppose, car ils ont rentré les griffes et renchérissent de sourires faux cul. Mais attention, pour être courtoise, pour être feutrée, l’agressivité n’est est pas moins présente. S’y ajoutent Alexandre Jardin en poil à gratter et Nicolas Hulot en écolo lyrique, sans doute pour donner du 122 sens à la discussion. On aborde les thèmes des impôts, baisser pour qui, comment, du SMIC, augmenter ou pas, des retraites, répartition ou capitalisation, des honoraires médicaux, qui paiera. Celui qui attendait du nouveau est déçu. Mais là n’est pas le problème. Quand on va entendre les Noces ou les Contes d’Hoffmann, ce n’est pas pour découvrir les airs, c’est pour apprécier les chanteurs. Dès le début, Laurent Fabius impose le tempo. Il définit les questions, puis les formule à l’intention de l’élève Douste, de la bonne volonté, attentif mais un peu obtus. Il l’interroge pour voir s’il a bien suivi, compris, retenu. L’autre s’efforce de répliquer d’un air aussi gentil que contrit, se laisse interrompre avec docilité, puis reprend modestement son propos. Fabius le regarde avec une hauteur croissante, et semble trouver qu’il ne mérite guère la moyenne, tout en prenant bien soin de l’encourager. Il paraît cependant supporter ses efforts avec de plus en plus d’impatience, reprenant la parole à tout propos pour morigéner, rectifier, corriger. Même sur le prix des médicaments, il contredit le Professeur de médecine, qui semble pourtant connaître son affaire. On ne sait pas comment Fabius s’y prend, mais il devient rapidement odieux. On se souvient alors d’un sketch d’un film aujourd’hui introuvable, hélas, Dragées au poivre, de Jacques Baratier et Guy Bedos. Match de tennis entre Jean-Pierre Marielle, champion confirmé, et Bedos, débutant inconnu. Marielle est battu à plate couture. Ils se retrouvent dans les vestiaires, sous la douche. Avec un mépris écrasant, Marielle, considérant de très haut ce petit Bedos, lui explique que sa victoire ne mérite pas ce nom, qu’en vérité il a joué comme un pied. Bedos, impressionné et timide, acquiesce en courbant l’échine. Il finit par demander humblement à Marielle si celui consentirait à lui donner des leçons. Marielle le toise, puis lui répond de sa voix gourmée et pompeuse, inimitable : « Mais … quand vous voulez, mon petit vieux, quand vous voulez ». L’autre se confond en remerciements. Ainsi Fabius rejeté du pouvoir par le suffrage universel donne à Douste des leçons de gouvernement, lui explique ce qu’il faut faire. On revoit en surimpression le célèbre débat qui opposa voici plus de seize ans Laurent Fabius encore Premier ministre à Jacques Chirac. Alors qu’il l’interrompait sans cesse, Chirac lui lança tout à trac qu’il n’allait pas se laisser déstabiliser par un roquet. Ce mot cruel accompagna Fabius durant plusieurs années, autant que sa réaction méprisante, qui lui fit tort. En apparence, on en est loin. Mais Douste est malin. Il la joue Grand Meaulnes, sensible, humaniste, il laisse l’autre s’ébattre, se gonfler, étaler ses certitudes, sa suffisance, son arrogance. Son humilité est un truc, et qui marche, sans même que Fabius ne s’en rende compte. La défaite, méthode Gorby Au début, le PS voulait tout. La Présidence, dans la foulée une majorité parlementaire, voire inversion des scrutins, le gouvernement. Ensuite, il ne demandait plus qu’une majorité et le gouvernement, au nom du partage du pouvoir, de l’équilibre nécessaire, pas tout aux mêmes. Maintenant, il sollicite les moyens d’être une opposition digne de ce nom, avec suffisamment de députés, pour éviter une trop forte concentration du pouvoir. Les objectifs ont du très vite être révisés à la baisse. Il se contentera de ce que lui accordera le suffrage. Le PS subit en quelques semaines le sort qui a frappé en quelques années le Gorbatchev de l’URSS finissante. Au départ, il voulait diriger le monde, donnait des leçons à la planète entière. Puis il a voulu être un allié des Etats-Unis, régler avec eux les grandes affaires, à parité. Enfin il a tout lâché, les démocraties populaires, l’Allemagne de l’Est, l’URSS même. Il ne pouvait plus rien retenir, tout lui échappait, sans qu’il perde jamais rien de sa superbe. Pourquoi fait-il penser aux dirigeants du PS ? 123 Précisément, il manque au PS une réflexion fondamentale depuis la chute de l’URSS et du communisme. La montée des ONG, du mouvement anti-mondialisation, d’une « société civile » spontanée sont un signe de son inadaptation, mais pas un remède. Il lui sera difficile maintenant d’en faire l’économie, sur les plans thématiques, programmatiques, sociologique, électoral. Le Parti d’Epinay a vécu, après avoir avalé tous ceux qui gravitaient autour de lui. Ce qui restait des fondateurs, Jospin, Chevènement, Sarre, est dispersé, menacé ou battu. Il risque de devenir un trou noir politique. Etre un parti de droite comme les Travaillistes de Tony Blair, gestionnaire comme les Socio-démocrates allemands ? Sur la plupart des questions actuelles, Europe, mondialisation, développement, le PS se réduit à des slogans. Laurent Fabius aurait une solution : accoler l’étiquette « durable » à tous les substantifs. « Solidarité durable », par exemple, citoyenneté durable, carrière durable, mandats durables ? Aux Nations Unies on le fait depuis au moins dix ans, la Conférence de Rio en 1992 et le « développement durable ». Quand on voit le sort du Tiers monde, on se dit qu’il s’agit là d’une propagande particulièrement fétide. Si tel est l’avenir intellectuel de la gauche, elle est comme l’Afrique, elle est mal partie. Le choix d’Arlette Arlette se rappelle au bon souvenir des électeurs. Elle demande de voter pour les seuls candidats communistes restant en lice, à la différence de la Ligue et de Besancenot, qui ne donnent aucune consigne pour le second tour, sauf en faveur de la gauche contre le FN. Lutte Ouvrière entreprend-elle de se préparer à récupérer les déçus du PC, de provoquer un rapprochementregroupement ? Ces mouvements, ces électorats sont plus ou moins en attente d’expression, déstructurés, éclatés. Ce qu’il y a de terrible, c’est que les catégories les plus défavorisées n’ont plus de représentation et presque plus d’existence politique. Elles ont cessé de voter PC, l’extrême-gauche reste marginale, elles sont tentées de voter FN et se trouvent rejetées, honnies, flétries. Il leur reste l’abstention, avant la clochardisation. Salauds de pauvres. 12 juin A quatre jours du scrutin Une campagne en petite forme. Elle se traîne paresseusement, elle ne parvient pas à retenir l’attention. En plus, l’équipe de France a été éliminée sans gloire de la coupe du monde de football. Cette défaite attendue relègue la compétition électorale à l’arrière-plan. Elle ne met personne de bonne humeur. Il y a ceux qui se désolent et ceux qui trouvent qu’on en parle trop. Dans ces conditions, la campagne est comme une actrice sur le retour. Elle charge quand elle se montre, mais est réduite le plus souvent aux tournées de province. Raffarin lui-même promène un visage amène dans les circonscriptions, non sur la scène nationale. Les partis de droite comme de gauche annulent leurs grands meeetings parisiens. Quant à la campagne télévisée, ceux que l’on ne connaît pas demeurent des inconnus, ceux que l’on connaît déjà ressassent. On suit tout cela d’une paupière lourde, comme propédeutique à la sieste. Prenez par exemple MM. Cambadélis et Plagnol, qui débattent sur LCI des affaires publiques, le premier pour le PS, le second pour l’UMP. Ils ont beau s’échiner, faire semblant de s’indigner, on voit bien qu’euxmêmes fatiguent. Trois mois bientôt, plus même, on lasse. Cela n’empêche pas les formations politiques de prendre position pour la suite. L’UMP et l’UDF concluent sans surprise un accord national de désistement. Le FN, qui reste isolé, désigne des cibles privilégiées. A droite, de façon générale, battre l’UMP, spécifiquement Gaudin à Marseille. A gauche, nommément Martine 124 Aubry, Yves Cochet, Noël Mamère, Michel Vauzelle, Dominique Voynet. Le Pôle républicain se rapproche du PS. Frères ennemis à Belfort, Chevènement et Forni se prêtent un appui mutuel. Les Verts, certains socialistes, sont dans la ligne de mire du CPNT, qui pour le reste soutient la droite. Mais tout cela compte t-il ? La grande question n’est pas tant celle des reports, ou celle du comportement des électeurs du FN, que l’attitude des abstentionnistes du premier tour. Compte tenu du nombre de circonscriptions qui restent incertaines – une centaine ? - leur éventuelle mobilisation peut être décisive. Non pas tant pour changer l’orientation finale que l’ampleur de la vague. Chacun les sollicite, mais ils incarnent davantage l’espérance de la gauche, qui compte sur eux pour limiter sa défaite. L’argument, déjà évoqué : vous ne vouliez pas de la cohabitation. Elle est écartée. Donc votez pour une opposition suffisamment solide afin de limiter les excès d’une trop forte concentration du pouvoir. Un peu compliqué. En général, on vote pour une majorité, pas pour une opposition. Confirmer ou contredire De façon générale, les seconds tours des législatives sous la Cinquième ont plutôt prolongé la dynamique des premiers. En 1958, 62, 68, 81, 97 notamment. Mais il faut nuancer. En 1967, la majorité a senti le vent du boulet au second tour. En 1973, le ralliement à la majorité gaulliste d’une partie des centristes a freiné l’ascension de la gauche unie. En 1978, même logique majoritaire, au profit cette fois du giscardisme. En 1988, le PS n’a pu obtenir une majorité malgré un bon départ. Les explications sont parfois politiques plus qu’électorales – 1978, 1988 par exemple. Le camp le moins uni en payait le prix par un différentiel de mobilisation. Parfois, c’est la crainte d’une majorité donnée qui entraînait le reflux – 1967 pour la droite, 1973, époque du Programme commun, pour la gauche. Qu’en sera t-il pour 2002 ? La comparaison la plus pertinente nous ramène probablement à 1962. Une avance très forte de la majorité gaulliste a été prolongée au second tour, mais on a relevé la capacité de résistance de la gauche lorsqu’elle savait s’unir, même de façon défensive. Ce sont les centristes de l’époque qui ont été écrasés. De cette élection date la bipolarisation, qui a été le phénomène structurant de la dynamique politique sous la Cinquième. Elle a permis l’alternance, qui n’existait pas sous les républiques précédentes. Son épuisement progressif a conduit à la cohabitation. Aujourd’hui, on semble revenir à la bipolarisation. De façon politique plus qu’électorale, car on ne peut faire abstraction ni des abstentionnistes ni de l’électorat Front National, qui ne s’y laissent pas réduire. 13 juin Bipolarisation et parti dominant Retour donc à la dynamique de la bipolarisation. Le nombre des duels est écrasant, les triangulaires très peu nombreuses. Droite et gauche, quoique diverses en leur sein, s’affrontent. Pas complètement tout de même, puisque certains duels vont opposer le FN à un candidat, de droite ou de gauche, soutenu par les deux adversaires principaux. On pourrait y voir une sorte d’exception résiduelle. En réalité, cette situation renseigne sur la véritable nature de la dynamique politique de la Cinquième : beaucoup plus que la bipolarisation, c’est celle du parti dominant. On peut par exemple observer que les élections présidentielles sont loin d’avoir été toujours bipolarisées : ni en 1969, ni en 1981, ni en 1988, encore moins en 2002. La seule bipolarisation pure en la matière fut celle de 1974. 125 En d’autres termes, les institutions et le système politique fonctionnent de façon optimale lorsqu’existe un parti dominant, de façon beaucoup moins efficace lorsqu’il n’existe pas. La dynamique politique est le fruit de la substitution progressive d’un parti dominant à un autre. C’est ainsi que le gaullisme gouvernant a prospéré avec l’UNR puis l’UDR ; que le giscardisme a échoué faute de n’avoir pu donner ce statut à l’UDF ; que la gauche a pu conquérir, exercer puis reprendre le pouvoir grâce au PS. Certes, ces partis étaient au cœur de coalitions, mais sans eux elles n’auraient pas pu se former. A cette logique correspond donc la création de l’UMP. Elle n’est pas tant le signe d’un impérialisme partisan qu’une nécessité parlementaire et gouvernementale. A défaut, pas de majorité ou une majorité fragile. Il est juste de rappeler qu’Edouard Balladur l’avait souhaitée depuis dix ans. Le fait qu’il n’y soit pas parvenu explique son échec présidentiel en 1995, le fait que Chirac ne l’ait pas réalisée après 1995 explique également la défaite de 1997. La leçon n’a pas été perdue cette fois-ci. La situation est celle d’une transition entre deux formations dominantes, le PS déclinant, l’UMP montante. L’utilité, le sens de la bipolarisation sont d’assurer la circulation et l’alternance entre partis dominants. La situation respective des deux protagonistes symbolise la transition. Le PS, aujourd’hui, est en fait décapité. Il a formellement un Premier secrétaire, mais en réalité pas de direction claire. L’UMP n’a pas de dirigeant identifié, en tout cas visible. Elle n’est même pas pour l’instant un parti, plutôt un comité d’investitures, un label électoral. Elle a cependant une direction réelle, à l’Elysée et avec Alain Juppé. La méthode utilisée pour constituer ces formations est aussi révélatrice de leur philosophie politique. En 1971, lors du Congrès d’Epinay, le PS avait pour objectif à court terme les législatives. Il raisonnait d’abord en termes parlementaires, subsidiairement en termes présidentiels. L’UMP est créée dans la foulée d’une élection présidentielle, pour soutenir le Président. C’est dire à nouveau combien l’inversion des consultations, voulue par la gauche, allait contre sa tradition réelle. Bien sûr, on peut voir dans cette nécessité du parti dominant une contradiction de la Cinquième. Avec de Gaulle, elle était conçue comme un outil permettant de dépasser les partis, de soustraire la Présidence et le gouvernement à leur emprise. En pratique, non seulement l’existence d’un parti dominant est apparue nécessaire, mais en plus ce parti tend à devenir un parti Etat – EtatUDR, Etat-PS, peut-être demain Etat-UMP. Le destin du parti dominant est peut-être de devenir un parti-Etat, d’être avalé par lui. D’où une tendance au dépérissement, parce que l’Etat le domine, l’absorbe, transforme ses militants en hauts fonctionnaires imbus de leur position et infidèles à leurs électeurs. Si le parti dominant est indispensable à la Cinquième, son dépérissement et son remplacement ne sont pas moins nécessaires. C’est là une seconde contradiction, en quelque sorte induite. Mais la politique n’est pas la négation ou l’abolition des contradictions, bien au contraire. Elle est l’art de leur harmonisation. En l’occurrence, cette situation permet à la Cinquième de réaliser une synthèse républicaine, d’intégrer dans ses mécanismes les forces politiques des régimes précédents, et même de faire mieux fonctionner le système partisan. 14 juin La peau de l’ours Tandis que le corps électoral semble rentrer en lui-même, il est pressé par des candidats menacés. S’adonner à un porte à porte tragique pour décrocher quelques suffrages fera t-il la différence ? Menacés, semble t-il, Martine Aubry, pourtant si proche du peuple, François Hollande, et même 126 Jean-Pierre Chevènement qui paraissait inexpugnable à Belfort. Aubry, Hollande battus : voilà qui simplifierait fort la tâche de Laurent Fabius. Dans l’immédiat, l’obligation faite au Premier secrétaire du PS de se concentrer sur sa circonscription laisse à Fabius le champ libre sur le plan national, où il apparaît désormais communicateur en chef. Jean-Marc Ayraut, ancien Président du groupe parlementaire PS élu, dès premier tour, n’entend toutefois pas lui laisser le monopole. Il offre lui-aussi son concours aux blessés, tel Curiace à ses frères. N’oublions non pas non plus Delanoé. Ils s’adresse aux jeunes abstentionnistes pour qu’ils votent citoyen. Qu’ils « prennent les choses en main ». Diable ! Bernadette Chirac et J.P. Raffarin viennent eux-mêmes à Tulle chatouiller les narines d’Hollande. Le Premier secrétaire du PS a beau jeu d’ironiser sur ce Premier ministre qui lui a refusé un débat avant le 9 juin au motif qu’il ne s’occupait que des affaires de l’Etat. Mais battre le Premier secrétaire du PS, n’est-ce pas une affaire d’Etat ? Julien Dray, en reprenant l’argument, dénonce dans cette visite une sorte d’acharnement politique. Ne pourrait-on laisser François en paix avec ses Corréziens ? Il va fort. Hollande a été durant toute la cohabitation l’un des plus mordants, l’un des plus personnellement acharnés contre Chirac, et bénéficierait d’une complaisance particulière ? Là encore, théâtre classique : « Tu voudrais qu’on t’épargne et n’a rien épargné ». La chute de François Hollande n’est pas attendue, elle serait une surprise, comme un second coup de grâce pour le jospinisme gouvernant. De façon générale, restent en lice pour le second tour 1045 candidats pour 519 circonscriptions. C’est dire que la proportion des duels est écrasante. Subsistent simplement dix triangulaires, dont neuf avec le FN. Trois candidats restent seuls en lice, un du PC, un du PS, un de l’UMP. Dans les journaux, on ne semble guère s’intéresser à la parité. Christine Clerc tout de même, dans le Figaro Magazine du jour, estime que le nombre des élues ne dépassera pas 11 %. Droite et gauche ne font guère mieux. Ce n’est pas beaucoup. Tandis que les sondages instillent le thème de la vague bleue, bruissent les rumeurs qui anticipent sur les lendemains électoraux. Tout en restant d’une modestie ostensible, la droite se répartirait les postes. On évoque l’arrivée d’un nouveau Ministre des Finances, Douste-Blazy peut-être, ou Jacques Barrot, Francis Mer étant réduit à l’Industrie ; le départ de Donnedieu de Vabre, pour cause de mise en examen confirmée ; le même sort pour François Loos, aux Universités ; l’arrivée de nouveaux ministres ou secrétaires d’Etat : pêle-mêle Pierre Bédier, Nicole Fontaine, Brice Hortefeux, homme lige de Sarkozy, Valérie Pécresse ou Valérie Terranova. Pour la présidence de la future assemblée, Edouard Balladur, avec la concurrence de Jean-Louis Debré. Alain Juppé prendrait quant à lui la direction de l’UMP, afin d’en faire un véritable parti. En même temps, les ultimes manœuvres de campagne se déploient. On annonce, statistiques à l’appui, une forte augmentation de la délinquance au mois de mai. La veille à la télévision, le Ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, a réaffirmé une posture très sécuritaire. Cette fois, l’insécurité profite au gouvernement, alors qu’elle affaiblissait le précédent. Il bénéficie d’un effet d’attente positif. On va jusqu’à arraisonner à force vive dans l’Atlantique un navire suspecté de trafic de stupéfiants. Le Premier ministre Raffarin a lui même autorisé l’emploi du canon. Parallèlement, le décret qui restreignait certaines périodes de chasse est abrogé. Yves Cochet, exministre de l’environnement, peut bien s’indigner. Son courroux même ne peut que renforcer la satisfaction de l’électorat CPNT. 15 juin Le vouloir et le douloir 127 Un Président, un gouvernement, demain une Assemblée. Lundi, l’Etat sera en ordre. Mais en ordre de quoi ? De bataille, admettons, pour s’attaquer aux problèmes de fond. Ceux qu’il a luimême soulevés, sécurité, fiscalité, retraites, statut pénal du chef de l’Etat, rattraper une série de retards, réformer. Mais il faut aussi tenir compte de ceux qui se poseront à lui sans qu’il l’ait voulu ou souhaité, de ceux qu’il n’a pas anticipés et qu’il subira. On note le silence relatif sur des points non négligeables, comme les questions budgétaires, la cohésion et la mobilité sociales, la politique d’intégration, l’emploi, la réforme de la justice, la construction européenne, les relations internationales, la défense. Le gouvernement devra être tout à la fois architecte, vigie, pompier. Les moyens institutionnels et politiques ne devraient pas lui faire défaut. Mais la vision ? Mais les moyens économiques, les partenaires sociaux, le soutien de l’opinion ? La société française est toujours aussi imprévisible, léthargique ou éruptive suivant les moments. On a souvent souligné que depuis vingt ans aucune majorité parlementaire n’avait été reconduite, que l’alternance avait été de règle à l’Assemblée. Signe de la prédominance des votes négatifs, du mécontentement persistant des électeurs, de l’échec des politiques. Comme un malade qui se retourne dans son lit sans jamais trouver la position confortable, le corps électoral va d’un bord à l’autre. Heureusement, il n’est pas encore tombé du lit avec le FN. Comment faire pour que le pays ne se transforme pas en hôpital général pour ses habitants, vieillissants, assistés, dorlotés, mécontents, pleurnichards, attendant tout des autres et rien d’euxmêmes ? En musée pour touristes, gérant plutôt mal que bien un patrimoine esthétique, culturel, monumental incomparable, sorte de Disneyland universel, sortant progressivement de l’histoire, réduit à l’accueil et au séjour de multiples visiteurs attirés par ses espaces, ses paysages, ses rivages, la faible densité de sa population ? Une France sans Français, rêve inavoué de ce vaste ensemble transatlantique, vague protectorat américain dans lequel nous glissons insensiblement ? Voici quelques mois, des journaux américains estimaient que la France amorçait la troisième phase de son déclin historique. Après 1815, elle a perdu toute capacité de prédominance universelle. Après 1940, so long pour sa prépondérance européenne. Désormais elle pèse de moins en moins, ses moyens d’influence extérieure se réduisent régulièrement, sa conception de la construction européenne est de plus en plus incertaine ou battue en brèche. Il est douteux qu’elle puisse encore exister par elle-même. L’« exception française » devient anachronique. Comme Léon Blum en 1936, M. Raffarin, qui ne lui ressemble guère, pourra dire lundi matin « les difficultés commencent ». L’immigration n’est pas la moindre. Mais, si elle est une partie du problème, elle est aussi un élément de la solution, une chance autant qu’un défi. Réussir l’intégration, favoriser la plénitude de l’accès à la communauté nationale de tous ceux qui ne demandent pas mieux, qui n’aspirent qu’à cela, qui apportent énergie, ouverture d’esprit, qui ont droit à bénéficier entièrement de l’égalité des chances, cela devrait être une priorité. A défaut, la multiplication des ghettos, la fuite des élites, l’insécurité pour tous. Amalgamer des apports divers, c’est en plus retrouver la meilleure des traditions nationales. L’objectif et les moyens que cela implique, sur le plan de la formation, de la mobilité sociale, de la participation à la vie publique entre autres, devraient obtenir un soutien bien au-delà de la future majorité. Il faut en somme réussir ce que la gauche n’a pas réalisé, faute de l’avoir entrepris. C’est dire que le gouvernement, la majorité ne sont pas seuls en cause. On a déjà mesuré la nécessité de refonder la gauche, et la responsabilité du PS sur ce point. Il a bénéficié d’une divine surprise en 1997. Tout indique qu’elle n’aura pas lieu deux fois. François Mitterrand a purgé le paysage politique français du PC, Lionel Jospin vient de faire de même pour le PS d’Epinay, celui du socialisme d’inspiration collectiviste, celui de l’union électorale à gauche, 128 celui du rassemblement improbable d’un électorat composite, celui de la gestion équivoque une fois aux affaires. La refondation est une tâche d’autant plus difficile que l’échec divise. En contrepartie, être dans l’opposition rend la tâche plus aisée. Mais il est peu productif de ne se présenter que comme force d’opposition. Le PS d’Epinay n’a accédé au pouvoir qu’après avoir rompu avec les héritages vermoulus de la SFIO, de la FGDS, de la Quatrième. Quant au Front national, il n’est que le miroir des échecs des forces politiques gouvernantes, de gauche ou de droite. Il n’est pas une alternative mais un symptôme, un peu le portrait de Dorian Gray du système politique. On veut le garder au grenier pour conserver un visage lisse. On peut le maudire, le chasser des assemblées, réprouver ses électeurs, condamner ses thèmes. Ce qu’il renvoie aux partis ce n’est pas tant leur négation que les stigmates de leurs insuffisances. Il ne sera pas réduit par des discours. Que s’amorce la solution des problèmes dont il est l’expression et son poids électoral déclinera. C’est le meilleur vœu que l’on puisse adresser à la Ve République. Elle a déjà surmonté d’autres défis, et de plus rudes. 16 juin Fin de partie 18 h. Un premier élément, l’abstention. Elle promet d’être encore plus forte que le 9 juin. Contraste avec la pratique dominante, qui enregistrait une participation plus forte au second tour. Les projections l’évaluent entre 60 et 61 %. Elle sera la plus faible sous la Ve République. Elle chute de près de 7 % par rapport à 1993, de près de 10 % par rapport à 1997. Fatigue électorale ? Désintérêt pour la consultation des sympathisants des candidats éliminés au premier tour ? Absence de débat ? Refus de la cohabitation ? Sentiment que les jeux sont faits, qu’il est vain de renoncer à des projets ludiques pour un vote inutile ? Un signe : les électeurs se sont davantage déplacés le matin que l’après-midi. Tout de même, Paris fait contraste, avec un léger progrès de la participation. Question, évidemment : qui subira les conséquences de cet affaissement sans précédent ? Comme il exprime à tout le moins une paresse des électeurs de gauche à répondre aux appels au secours qui leur étaient lancés, on est tenté de conclure que la gauche parlementaire sera la principale victime. La répartition régionale des abstentions semble trop homogène, trop grossière aussi, pour tirer des conclusions prématurées. Il est également possible que l’électorat de droite se soit démobilisé, ou qu’il n’ait aucun enthousiasme à l’égard des reports qui lui sont proposés. Il s’agit enfin, au moins en partie, d’une abstention protestataire, les mouvements extrêmes, à gauche ou à droite, ne pouvant figurer dans la compétition. On voit mal, toutefois, comment la gauche pourrait refaire le retard du premier tour sans un accroissement sensible et bien localisé de la participation. Le Monde a devancé pour une fois l’information, puisqu’il titre dès samedi : Ce que Chirac va faire de sa victoire. On songe à ce film américain de René Clair, It Happened Tomorrow, dans lequel un personnage se voit livrer tous les jours le journal du lendemain. Pas l’imagination au pouvoir, pas la fantaisie derrière la caméra, mais la spéculation au marbre. Est-ce bien sérieux ? Attendons. 20 h. Les résultats, qui vont s’affiner tout au long de la soirée, sont très clairs. Ils confirment les tendances amorcées au premier tour, sans les amplifier sensiblement. La droite obtient une large majorité, de l’ordre de 400 députés, la gauche aux alentours de 175. UMP, avec 375 environ, le PS, avec 155 approximativement, se taillent la part du lion dans leurs camps respectifs. L’UMP parvient à elle-seule à contrôler la majorité absolue. L’UDF obtient un groupe parlementaire avec plus de 25 élus. Le PC aussi, à la marge. Les Verts ont 3 députés, les extrêmes, de gauche ou de 129 droite, rien du tout. Cela promet un resserrement et une simplification de la vie parlementaire avec quatre groupes au maximum, dont deux groupes dominants. Parmi les éléments de cette dynamique électorale, le rôle et l’image personnels du Premier ministre, qui est apparu comme un leader de campagne aussi efficace que discret. La persistance du refus de la cohabitation. Apparemment des reports non négligeables des électeurs Front National sur la droite parlementaire. L’incapacité du PS a retrouver un électorat populaire qui l’avait déjà fui lors des scrutins précédents. Une confirmation latérale provient d’une avancée de la gauche à Paris, puisque trois députés supplémentaires sont élus, dont deux Verts. L’électorat de cette gauche est plus volontiers bobo, classe moyenne branchée, qu’ouvrier. Quoi qu’il en soit, Delanoë peut se réjouir de voir une majorité de députés de gauche à Paris – 12 sur 21. Sur le plan national, si la gauche est défaite – elle n’obtient pas la moitié des sièges de la droite – elle n’est pas écrasée. Le PS confirme qu’il est à gauche le pôle de résistance et de réorganisation. Tout de même, ce combat ressemble aux batailles des guerres de l’âge classique. Le premier choc est décisif. En l’occurrence, les premiers tours des présidentielles comme des législatives ont fait la décision. En même temps, les pertes principales ne proviennent pas du premier choc, mais son exploitation, de la débandade qui suit – voire Fabrice à Waterloo. Voilons les tambours, on doit donc compter au nombre, élevé à gauche, des victimes du second tour : Martine Aubry ; JeanPierre Chevènement ; Raymond Forni ; Guy Hascoët ; Robert Hue ; Louis Mexandeau ; Gilbert Mitterrand (les électeurs ne respectent plus rien) ; Pierre Moscovici ; Florence Parly ; Vincent Peillon ; Michel Vauzelle ; Dominique Voynet. Beaucoup donc de dirigeants de l’ex-gauche plurielle. Pour la droite, Serge Dassault ; Charles Millon ; José Rossi ; Patrick Stefanini ; Dominique Versini, seule membre du gouvernement Raffarin dans ce cas. Sont en revanche réélus à gauche Elizabeth Guigou, François Hollande, Jack Lang, Emile Zuccarelli. Trop tôt pour conclure, et la suite appartient à une nouvelle phase de la vie publique – nouveau gouvernement, élection des Présidents de l’Assemblée, des groupes parlementaires. Dans l’une des esquisses de la 6e – symphonie, pas République – Ludwig Van écrit : « plus grand est le ruisseau, plus grave est la tonalité ». Cela peut se traduire en termes politiques : plus large est la majorité, plus lourde est la responsabilité. Cela vaut aussi pour l’abstention : plus elle est forte, plus étendu est le malaise civique. 17 juin L’horizon chimérique Et voilà, c’est fini. Les jours ordinaires reprennent leur cours. L’horizon chimérique, n’est-ce pas une bonne définition de la politique ? Pour certains c’est une religion, pour d’autres des intérêts, pour d’autres encore une carrière, des calculs. Pour l’électeur, l’horizon se renouvelle et s’élargit à chaque consultation décisive. Alors souffle le vent du large et s’arment les grands vaisseaux. Bien sûr, beaucoup restent à quai. « A la gare du Nord », chantait Christine Sèvre, « il y a de grands navires ». N’importe, ils auront fait rêver. Rêver, comme Jean de La Ville de Mirmont. Avec Fauré et Camille Maurane, c’est aussi de la musique. La mer est infinie et mes rêves sont fous Le vaste mouvement des vagues les emporte La brise les agite et les roule en ses plis Car j’ai de grands départs inassouvis en moi Le couchant emporta tant de voiles ouvertes 130 Vaisseaux, nous vous aurons aimés en pure perte Il vous faut des lointains que je ne connais pas 131