David Foenkinos

Transcription

David Foenkinos
critiques
Charlotte
David Foenkinos
Gallimard, 224 p.
20%
–
critiques
keystone
David Foenkinos: «Je donne
dans ce livre des clés intimes
sur moi, je me mets à nu
à travers cette fascination
pour Charlotte.»
David Foenkinos
Un amour de Charlotte
C’
22
est l’histoire d’une obsession. Celle
d’un écrivain français à succès pour
une peintre et poétesse morte à Auschwitz
à l’âge de 26 ans. Cela fait dix ans que
David Foenkinos voulait écrire Charlotte.
Il l’a écrit dix fois, et cinquante la dernière
scène de la vie de Charlotte: ses quelques
pas du train jusqu’à la chambre à gaz. Il est
un peu mort avec elle. Mais il revit avec elle
désormais aussi, pour elle. En faisant de
cette jeune juive allemande morte en 1943,
et connue d’un cercle relativement confidentiel gravitant autour du Musée juif
d’Amsterdam, l’héroïne de son nouveau
livre, à paraître dans toute l’Europe à la
suite de la France. L’auteur de La délicatesse et de onze autres romans s’apprête à
devenir, «avec bonheur, son VRP».
David Foenkinos rencontre Charlotte Salomon par hasard, lors d’une visite à une amie
employée dans un musée. Elle lui conseille,
avant de partir, de jeter un coup d’œil aux
toiles exposées là. Il est submergé par la puissance des dessins et des textes autant que par
un sentiment de familiarité inexplicable.
«Son univers, ses passions étaient les miens.
Elle aimait tout ce que j’aime, Schubert, La
jeune fille et la mort, la peinture allemande,
l’histoire de l’art. Je l’attendais, en fait.»
Il lit et visionne tout ce qui existe sur elle,
se plonge dans les centaines de gouaches
rouge, bleu et jaune de Leben? Oder Theater?, l’œuvre autobiographique testament
de Charlotte. Part sur ses traces: Berlin, où
elle a grandi entre un père médecin et une
mère dépressive qui se suicide lorsqu’elle
a 9 ans, puis une belle-mère chanteuse
avec qui elle a des rapports complexes. Le
sud de la France, Villefranche-sur-Mer, où
elle part rejoindre ses grands-parents
après la Nuit de cristal en janvier 1939.
Gurs, dans les Pyrénées, où elle est internée avec son grand-père, puis libérée. Nice,
où elle est arrêtée en 1943, enceinte de six
mois de son mari Alexander Nagler, non
sans avoir confié le manuscrit de Leben?
Oder Theater? à un ami médecin. Des
heures durant, Foenkinos parle à la fille de
ce médecin, qui a caché puis conservé
l’œuvre de Charlotte. «Elle m’a montré la
cache où les dessins étaient restés de longues années. Rien n’avait bougé.»
A Berlin, lorsqu’il visite l’école primaire de
Charlotte, avec à la main une photo de
classe où elle sourit au centre, un groupe
de petites filles est justement en train de
«Elle aimait tout ce
que j’aime. Schubert,
«La jeune fille et
la mort», la peinture
allemande. Je l’attendais,
en fait.»
poser pour une photo de classe. Il refait
des dizaines de fois le chemin de cinq
minutes entre son école et sa maison. Ni
croyant ni pratiquant, il est troublé par la
manière dont Charlotte vient le «hanter».
Il la voit à plusieurs reprises, dans le jardin,
la rue, au bord de la mer, lorsqu’il imagine
la scène où elle tente de se noyer après
avoir appris le suicide de sa mère, qu’on lui
avait caché, faisant passer sa mort pour
une simple maladie.
Charlotte fait des apparitions dans ses
livres précédents, dans Mes souvenirs, par
exemple. Pour écrire le livre, il tente de
raconter sa vie à la première personne, à la
troisième, au présent, au passé. Ce n’est
qu’en imaginant des phrases courtes, de
moins d’une ligne chacune, et passant à la
ligne à chaque fin de phrase, inventant une
forme de prose poétique à la fois blanche,
fluide et poignante, qu’il trouve enfin la
forme qui convient à Charlotte. «Sa vie est
si dense, si terrible, que passer à la ligne à
chaque fois permet de respirer, et d’éviter
tout pathos. Sinon on étouffe, en tant
qu’écrivain et que lecteur aussi.»
Pour la première fois, David Foenkinos
apparaît sans travestissement dans son
livre. «Je donne ici des clés intimes sur
moi, je me mets à nu à travers cette fascination pour Charlotte.» Charlotte est tout
sauf un livre de plus sur l’Holocauste.
«Mes parents ont des origines juives mais
je suis laïque, je n’ai pas été éduqué làdedans du tout. Et le judaïsme ne comptait
pas pour elle.» S’il se passionne pour le
destin de Charlotte Salomon, c’est plutôt
parce qu’elle est un exemple rare, parfait,
impressionnant, de survie par la création.
«Elle a passé deux ans, entre ses 23 et ses
25 ans, enfermée dans une chambre d’hôtel à créer, à écrire, dessiner et peindre.
Sans cela elle se serait suicidée, comme sa
mère, sa tante, sa grand-mère. Ou elle
serait devenue folle. Il y a peu d’œuvres qui
ont été créées dans cette urgence, habitées
par ce sentiment de tout miser dessus.»
Charlotte, roman vrai, témoignage historique transcendé par le souffle et la langue
de l’écrivain, est ainsi également le portrait
d’une femme admirable, inoubliable, prise
dans le tourbillon d’un cauchemar mondial.
«La puissance de cette femme piétinée par
le destin est imposante. Elle mérite plus que
jamais toute notre admiration.» David Foenkinos en est certain: si elle avait vécu, elle
aurait été un peintre majeur du XXe siècle.
Charlotte, livre grave, tragique, dense, immensément poétique, est un livre «essentiel»
pour le romancier à la réputation de légèreté.
Il ne voit même pas comment il pourrait
écrire autre chose après, mais refuse de hiérarchiser ses livres. «Je revendique aussi le
droit à la légèreté et à l’humour. Et mon succès est utile à Charlotte. Je peux aujourd’hui
porter loin son art.»√Isabelle Falconnier
23