Fatum, Fortuna et Providence Divine
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Fatum, Fortuna et Providence Divine
Isabelle BORE Moreana Vol. 48, 183-184 (June 2011) 163-191 Fatum, Fortuna et Providence Divine : les croyances païennes à l’épreuve de la foi chrétienne Isabelle Bore Université de Picardie Jules Verne Isabelle Bore est Maître de Conférences à l’Institut Universitaire de Technologie de l’Oise. Elle est l’auteur d’une thèse de doctorat soutenue en 2004 à l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3 et intitulée « Vérité et liberté chez Sir Thomas More ». * * * Starting from the analysis of three English poems, “Pageant Verses”, “Fortune Verses” and “Lewes the Lost Lover”, we show that Thomas More has always been interested in human fate. Very early in his literary career, he opposed pagan godheads such as Fatum or Fortuna and divine providence at work within the Christian faith. If the portrait of Fatum and Fortuna is drawn precisely in the English Poems, - these are two tyrannical, sly godheads who subject men to their whims, the portrait of Divine Providence is hardly sketched. We have to turn towards prose works to see it emerging. Contrary to Fatum and Fortuna who rule the lives of men unpredictably, divine providence gives them the opportunity to be integrated into a history whose alpha and omega is God. This perspective given to men thanks to the history of salvation and the history of peoples is a way for them to escape from their mortal condition. As he makes incompletion and progression the heart of his work, Thomas More shows that divine providence is an opening promised by God to men. Moreover, as men are left free to choose the ways that will lead them to this last step, divine providence gives them the opportunity to develop their humanity fully. Keywords: fate, Divine Providence, freedom, history, salvation Partant de l’analyse de trois poèmes anglais, « Pageant Verses », « Fortune Verses », et « Lewes the Lost Lover », nous montrons que Thomas More s’est toujours intéressé à la destinée humaine. Très tôt dans sa carrière littéraire, il a mis face à face des divinités 164 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE païennes telles que Fatum ou Fortuna et la providence divine à l’œuvre dans la foi chrétienne. Si le portrait de Fatum et Fortuna est tracé avec précision dans les poèmes anglais – ce sont deux divinités tyranniques et rouées qui soumettent les hommes à leurs caprices, le portrait de la Providence Divine est à peine ébauché. Il faut se tourner vers les œuvres en prose pour en voir apparaître les contours. Contrairement au Fatum et à Fortuna qui dirigent la vie des hommes de manière aléatoire, la providence divine permet à l’homme de s’inscrire dans une histoire dont Dieu est l’alpha et l’oméga. Cette perspective qui lui est donnée par le biais de l’histoire du salut et de l’histoire des peuples lui permet d’échapper à sa condition de mortel. En mettant les thèmes de l’inachèvement et du cheminement au cœur de son œuvre, Thomas More montre que la providence divine est ouverture vers la perfection à laquelle Dieu destine l’homme et qu’en laissant l’homme libre de choisir les chemins qui le conduisent à cette ultime étape, elle lui permet de donner la pleine mesure de son être. M ots-clés : destin, Providence Divine, liberté, histoire, salut Comenzando por el análisis de tres de los poemas en ingles de Moro («Pageant Verses», «Fortune Verses» and «Lewes the Lost Lover»), mostramos el interés que siempre tuvo este autor por el destino del hombre. Muy al comienzo de su trayectoria literaria, enfrentó las divinidades paganas, tales como Fatum o Fortuna, con la Providencia Divina, siempre activa en la fe cristiana. Si el retrato de Fatum y Fortuna aparece precisamente en sus poemas ingleses – se trata de dos divinidades tiránicas y astutas que sujetan los hombres a su capricho –, la Providencia Divina es apenas esbozada. Es en los trabajos en prosa donde la vemos emerger. Frente a Fatum y Fortuna que gobiernan las vidas de los hombres de forma impredecible, la Providencia Divina les da la oportunidad de integrarse en una historia, cuyo alfa y omega es Dios. Esta perspectiva (conocida por los hombres gracias a la historia de la salvación y a la historia de los pueblos) es un modo de escapar a su condición mortal. En tanto que el carácter inacabado, en progreso, son el centro de la obra, Moro muestra cómo la Providencia es una promesa abierta de Dios a los hombres. Más aún, dado que los hombres son libres para elegir sus caminos, la Providencia Divina les facilita la oportunidad de desarrollar plenamente su condición humana. Palabras clave : destino, Providencia Divina, libertad, historia, Salvación * * * Isabelle BORE Moreana Vol. 48, 183-84 165 Dans les premières années de sa carrière d’écrivain, Thomas More semble s’interroger sur la destinée humaine. Il aborde par exemple ce thème dans les « Pageant Verses », 1 poème de soixanteneuf vers destinés à accompagner une série de tapisseries accrochées dans la maison de son père. Ce poème, dont la date exacte de composition demeure incertaine – Anthony S. G. Edwards, 2 qui introduit les English Poems dans l’édition Yale, la situe soit entre 1492 et 1494, soit entre 1496 et 1501 – comporte sept strophes de sept vers, une strophe de huit vers et une strophe de douze vers, chaque strophe étant précédée d’un chapeau introducteur en prose. C’est sur le modèle d’un poème de Pétrarque, « I trionfi », 3 que More compose son poème. Il existe cependant une différence entre le poème de More et celui de Pétrarque. Alors que Pétrarque décrit son difficile cheminement spirituel, de la trivialité des sens et des leurres de la passion jusqu’aux valeurs supérieures et à la connaissance du divin, More consacre chacune des huit premières strophes à l’un des âges de la vie d’un homme, dressant ainsi le portrait de la destinée humaine. Ainsi les cinq premières strophes évoquent-elles les grandes étapes de la vie d’un homme, de sa naissance à sa mort. Thomas More nous présente tour à tour l’enfance, la virilité, le temps de l’amour, la vieillesse, la mort. Les trois strophes suivantes s’intéressent, quant à elles, à la situation de l’homme après sa mort et mettent en lumière le travail du temps qui se fait en trois phases. Le temps est d’abord synonyme de souvenir grâce au travail de la 1 Thomas More, English Poems, Life of Pico, The Last Things, éd. par Anthony S. G. Edwards, Katherine Gardiner Rodgers, Clarence H. Miller. New Haven: Yale U.P., 1997, 1 p. 3-7. The Complete Works of St Thomas More seront ensuite désignés CW. 2 CW 1, xviii. 3 Francesco Petrarca, Opere italiane : Trionfi ; Rime estravaganti ; Codice degli abbozzi, éd. Vinicio Pacca et Laura Paolino, Milan : A. Mondadori, 1996, vol. 2. 166 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE renommée, puis d’oubli et enfin de néant avec la plongée dans l’éternité. Dans chacune de ces strophes, Thomas More recourt à la prosopopée en donnant la parole à chacun des âges. Personnifiés, ils s’expriment à la première personne, ce qui n’est pas sans intérêt. En disant « je », ces âges montrent qu’ils sont autonomes, qu’ils bénéficient d’un certain pouvoir et en particulier de celui de dominer. De fait, si nous regardons le détail du texte, nous constatons que chacun à leur tour, les âges revendiquent ce pouvoir de domination et en font même leur principale caractéristique. L’Enfance est fière de pouvoir « diriger » 4 une toupie à sa guise, Cupidon, dans la strophe sur l’Amour, rappelle la « force, le pouvoir et la puissance » 5 qu’il partage avec sa mère Vénus. La Vieillesse aide à « gouverner » 6 les affaires publiques. Comme Cupidon, la Mort se vante d’un « pouvoir » 7 auquel nul ne peut échapper. La Renommée se présente comme une reine dont les sujets sont les langues qui perpétuent le souvenir de ceux qui sont morts, le Temps est, lui, « le seigneur de chaque heure » 8 et l’Éternité, une impératrice au pouvoir infini. Chacun se présente donc comme maître de son domaine, libre de faire à sa guise, ce qui, en dépit du passage d’une étape à une autre, laisse une impression de stabilité et place apparemment l’homme en position de force. En fait, il ne s’agit que d’une domination partielle et fragile et d’une liberté illusoire. Si nous poursuivons l’analyse du poème, nous constatons que le pouvoir d’un âge se fonde sur la destruction de celui qui le précède 4 5 6 7 8 “dryue”, CW 1, 3/14. “the strength powre and might”, CW 1, 4/38. “to rule”, CW 1, 4/54. “power”, CW 1, 5/64. “the lord of euery howre”, CW 1, 5/85. Isabelle BORE Moreana Vol. 48, 183-84 167 immédiatement et que sa liberté d’agir est limitée par l’âge qui lui succède. Là encore le vocabulaire est très explicite. Vénus et Cupidon « soumettent » 9 l’homme viril en le criblant de flèches enflammées, la Vieillesse « met fin aux jeux enfantins » 10 de l’amour, la Mort ordonne à la Vieillesse d’abandonner son orgueil, la Renommée « met en déroute » 11 la Mort, le Temps « détruit » 12 tout sur son passage – le verbe est employé deux fois en sept vers –, l’Éternité annonce enfin au Temps qu’il va être « réduit à néant ». 13 Non seulement la succession des âges suggère que l’homme est soumis à des changements incessants qu’il ne lui est pas possible de maîtriser puisqu’ils ne dépendent pas de lui, mais encore les pouvoirs attribués à chacun des âges ne sont qu’illusoires puisqu’ils sont tous défaits au fur et à mesure que le temps passe. Si le poème s’arrêtait là, sa tonalité serait bien sombre et son message bien pessimiste. Aussi Thomas More a-t-il jugé nécessaire d’ajouter une dernière strophe, plus longue que les autres, qui arrive comme un point d’orgue. Conclusion du poème, elle en prolonge voire réoriente la lecture, ce qui peut expliquer le passage de l’anglais au latin. Voici ce que More écrit : Si quelqu’un prend plaisir à regarder ces personnages imaginaires, mais qu’en raison de l’art merveilleux du peintre, il les prend pour des êtres réels, son esprit peut se délecter des réalités elles-mêmes tout comme ses yeux se délectent des images peintes. En effet, il verra que les biens éphémères de ce monde périssable ne viennent pas aussi aisément qu’ils disparaissent. Les plaisirs, les éloges, les hommages, tout disparaît rapidement – sauf l’amour de Dieu qui dure 9 “subdue”, CW 1, 4/42. 10 “oppresse thy childish game”, CW 1, 4/56-57. 11 “thy power I confounde”, CW 1, 5/76. 12 “destroy”, CW 1, 5 / 86; “destroy”, CW 1, 6/90. 13 “thou shalt be brought […] into nought”, CW 1, 6/103-104. 168 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE toujours. C’est pourquoi, mortels, ne mettez pas désormais votre confiance dans des futilités, ne mettez pas votre espoir dans des profits éphémères. Offrez vos prières au Dieu éternel, qui nous accordera le don de la vie éternelle. 14 Dans cette strophe intitulée « Le Poète », l’auteur énonce clairement ce qu’il avait laissé entendre dans les strophes précédentes, c’est-àdire que le monde qui nous entoure n’est formé que d’une série d’illusions trompeuses. Le responsable de ces illusions n’est pas encore clairement identifié, mais on perçoit déjà la future mise en accusation de Dame Fortune et de sa légendaire rouerie. Pour l’instant, Thomas More s’en tient à son constat de départ : l’homme est soumis à une force qu’il ne maîtrise pas, son destin, le Fatum des Latins. Quant aux pouvoirs que lui confèrent les différents âges de la vie, ils sont aussi éphémères qu’illusoires, d’autant plus que la liberté d’agir que revendiquent les âges de la vie est, elle aussi, une apparence. Il ajoute cependant qu’il n’existe qu’une seule chose vraie sur laquelle on puisse compter : c’est l’amour de Dieu, en qui l’homme peut avoir une totale confiance. Puisque le monde est illusion, c’est vers Dieu que l’homme doit tourner son regard. Car, aux yeux de More, Dieu est le seul à porter sur l’humanité un regard bienveillant. Ces quelques lignes ont une importance majeure car 14 « Has fictas quemcunque iuuat spectare figuras, Sed mira veros quas putat arte homines, Ille potest veris, animum sic pascere rebus, Vt pictis oculos pascit imaginibus. Namque videbit vti fragilis bona lubrica mundi, Tam cito non veniunt, quam cito pretereunt. Gaudia laus & honor, celeri pede omnia cedunt, Qui manet excepto semper amore dei. Ergo homines, leuibus iamiam diffidite rebus, Nulla recessuro spes adhibenda bono. Qui dabit eternam nobis pro munere vitam, In permansuro ponite vota deo », CW 1, 6/108-120. Isabelle BORE Moreana Vol. 48, 183-84 169 elles laissent entrevoir deux visions de la condition humaine, l’une païenne, où l’homme serait condamné à subir sa destinée de mortel, l’autre chrétienne où il trouverait en Dieu le salut et la liberté. Les « Pageant Verses » sont l’amorce d’une réflexion qu’il poursuit quelques années plus tard, dans les « Fortune Verses ». Ce poème, le plus long de Thomas More, est en fait la préface à un Livre de Fortune, impossible à identifier à ce jour, mais dont on peut imaginer qu’il s’inscrit dans la lignée des livres de Fortune médiévaux qui traitaient de l’utilisation des jeux de dés pour prédire l’avenir. Ce poème, qu’Anthony S. G. Edwards estime antérieur à 1505, 15 est composé de trois parties. Les six premières strophes sont un « Discours de Fortune ». 16 Les vingt-quatre suivantes s’adressent « à ceux qui mettent leur confiance en Fortune ». 17 Quant aux sept dernières, elles sont destinées « à ceux qui cherchent Fortune ». 18 Contrairement au poème précédent où les forces antagonistes n’étaient pas clairement identifiées, ici, elle est désignée nommément : il s’agit de la déesse Fortuna. Mais force est de constater qu’entre le Fatum du poème précédent et la Fortuna de celui-ci, grandes sont les ressemblances. Comme dans les « Pageant Verses », Fortuna est une force dominatrice sur laquelle l’homme n’a aucune emprise. Elle le dit elle-même : « J’ai titre et puissance et autorité ». 19 Plus loin, le poète affirme qu’« elle domine fièrement, en 15 CW 1, xxx. 16 « The wordes of Fortune to the people », Thomas More, Poèmes anglais, trad. André Crépin, Angers : Editions Moreanum, 2004, p. 108-9 (CW 1, 32/52). 17 “ Thomas More to them that trust in fortune”, ibid., p. 114-5. (CW 1, 34/95). 18 “Thomas More to them that seke fortune”, ibid., p. 138-9. (CW 1, 41/264). 19 “Mine high estate power and auctoritie”, ibid., p. 108-9. (CW 1, 32/53). 170 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE impératrice », 20 qu’elle « est hautaine, orgueilleuse, [et] / Ne donne richesse que pour être servie ». 21 Comme dans les « Pageant Verses », Thomas More reprend le thème du changement et de l’instabilité de la condition humaine. Le thème revient d’ailleurs comme une ritournelle tout au long du poème. Il prend son lecteur à témoin : « Vois comment la chance / Se joue des humains en changeant sans cesse ». 22 Il prévient que « ses dons fragiles ne durent guère » 23 et qu’ « on ne saurait stabiliser Fortune / Qui par nature ne cesse de changer ». 24 Il met en exergue le fonctionnement aléatoire de Fortune qui « […] volette de-ci de là […] / Et laisse tomber ses présents au hasard » 25 et il dresse le portrait d’une déesse particulièrement capricieuse puisqu’elle n’hésite pas à faire volte-face, à récupérer ses présents « pour les donner à un autre en passant ». 26 Mais, contrairement aux « Pageant Verses » où il recommande de se fier à l’amour divin, dans les « Fortune Verses », More ne fait aucune allusion à Dieu. Comme le suggère André Crépin, une telle allusion n’aurait pu que faire rire les clients de Fortuna auxquels s’adresse le livre. Après avoir dénoncé les penchants tyranniques d’une déesse qui « garde en réserve / De tous ces gens une partie de leur âme, / Qui 20 “Prowdly she hoveth [presides] as lady and empresse”, ibid., p. 116/7. (CW 1, 35/123). 21 “Fortune is stately, solemne, prowde, and hye, / And rychesse geveth to have servyce therefore”, ibid., p. 140-1. (CW 1, 41/ 287-8). 22 “[…] loke how slipper chaunce, / Illudeth her men with chaunge and varyaunce”, ibid., p. 115. (CW 1, 34/101-2). 23 “[…] her brotell giftes long may not last.”, ibid., p. 120-1. (CW 1, 36/145). 24 “As her to make by craft or engine stable, / That of her nature is ever variable”, ibid., p. 134-5. (CW 1, 40/241/2). 25 “Unstable here and there […] flittes : / And at aventure downe her giftes fall”, ibid., p. 120-1 (CW 1, 36/140/1). 26 “She whirleth about and plucketh away as fast, / And geveth them to an other by and by”, ibid., p. 120-1 (CW 1, 36/147-8). Isabelle BORE Moreana Vol. 48, 183-84 171 reste à jamais à sa dévotion », 27 il propose, cependant, une morale fondée sur le bon sens : « Aime sagesse et vertu » 28 et prodigue des conseils : « Si tu as à voir avec ses richesses, / Ne les thésaurise pas, distribue-les. / Evite l’orgueil, évite la démesure. / Ne bâtis pas jusqu’à toucher le ciel » 29 et il rappelle aux hommes qu’il dépend entièrement d’eux de « Tomber en esclavage ou vivre libre ». 30 En fait, il faut attendre les tout derniers écrits de More pour voir les deux visions de la condition humaine s’affronter dans un seul poème comme s’il avait fallu tout ce temps – toute une vie et surtout toute une œuvre – pour permettre à More de comprendre en quoi Dieu est différent du Fatum ou de la Fortuna des poèmes de jeunesse. Cette confrontation arrive dans les écrits de prison, en particulier dans un poème intitulé « Lewes ye loste lover » 31 rédigé à la Tour de Londres entre le 17 avril 1534 et le 6 juillet 1535. Écrit, selon Roper, après l’exécution du Dr Richard Reynolds 32 et à la suite d’une visite 27 “[…] kepth ever in store / From every manne some parcell of his wyll, / That he may pray therfore and serve her styll”, ibid., p. 140-1 (CW 1, 42/290-2). 28 “Love maner and virtue”, ibid., p. 136-7. (CW 1, 40/253). 29 “But and [if] thou wylt nedes medle with her treasure,/ Trust not therein, and spende it liberally. / Beare the not proude, nor take not out of measure. / Bylde not thyne house on heyth up in the skye”, ibid., p. 136-7. (CW1 p. 40/257-60). 30 “To take here bondage, or free libertee”, ibid., p. 132-3 (CW 1, 39/225). 31 CW 1, 45/1-8. 32 “Sir Thomas More in the Tower chanced on a time, looking out of his window, to behold one Master Reynolds, a religious, learned, and virtuous father of Sion, and three monks of the Charterhouse, for the matters of the matrimony and supremacy, going out of the Tower to execution”, « Il advint un jour que sir Thomas More, en regardant par la fenêtre à la Tour, vit un certain messire Reynolds, religieux, docte et vertueux père de Sion, ainsi que trois moines de la Chartreuse qui, à cause de l’affaire de la suprématie et du mariage, sortaient pour aller à l’exécution », William Roper, The Life of Sir Thomas More. éd. par Gerard B. Wegemer et Stephen W. Smith, Center for Thomas More Studies, <www.thomasmorestudies.org>, 2003. Trad. Pierre Leyris, Écrits de prison 172 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE de Thomas Cromwell à Thomas More, ce poème a une origine autobiographique plus nette que les « Pageant Verses ». Dans ce texte, bien plus bref que les « Pageant Verses », en raison peut-être de la situation d’urgence dans laquelle il était placé, Thomas More aborde cependant les mêmes questions. Les trois premiers vers sont consacrés à la fortune, à son hypocrisie, à sa rouerie. Elle est flatteuse, belle, plaisante, souriante mais elle n’a qu’un seul but : tromper et piéger More. Les trois vers suivants montrent que More ne se laissera pas duper car c’est en Dieu qu’il place sa confiance. Alors que le dernier vers revient sur la rouerie de la fortune, qui, après le moindre de ses répits provoque toujours une tempête, More sans aucune illusion sur son sort, vante la stabilité et la fidélité de Dieu, seul susceptible d’apaiser la tempête que ne va pas manquer de déclencher la fortune. La brièveté du poème et son style particulièrement ramassé laissent percevoir que la victoire du Dieu des chrétiens sur ce que More devait considérer comme des idoles païennes ne fait aucun doute. En revanche, ils ne permettent pas de dévoiler l’essence de ce Dieu en qui l’homme peut placer toute sa confiance. C’est ce à quoi nous allons nous attacher maintenant. * * * L’étude des livres de controverse, tout spécialement le Dialogue concerning Heresies d’où nous tirons nos principaux arguments, nous montre que loin d’être une force capricieuse et instable qui soumettrait les hommes à des changements brutaux et leur imposerait des ruptures incompréhensibles, Dieu a pour unique précédés de la vie de Sir Thomas More par William Roper (1953), Paris : Seuil, 1981, p. 64. Isabelle BORE Moreana Vol. 48, 183-84 173 objectif de « conduire ses créatures vers l’ultime perfection à laquelle il les a appelées ». 33 Dans cette optique, Thomas More propose une lecture suivie de l’histoire du salut où, au lieu d’insister sur les ruptures entre Ancien et Nouveau Testament, il met l’accent sur la continuité entre ces deux livres fondateurs du christianisme. L’Ancien Testament permet ainsi à More de justifier les pratiques mises en œuvre par l’Église catholique et de les placer dans la perspective d’une histoire continue du salut, marquée du sceau de la providence divine. Le premier exemple arrive dans la discussion sur la question des miracles et pèlerinages, coutumes qui jouent un grand rôle dans la vie chrétienne de l’époque. Or, pour expliquer ces pratiques et leur donner un fondement théologique, More rappelle que « les Juifs dans leurs synagogues avant les jours du Christ honoraient les saints comme les patriarches et les prophètes et ils révéraient leurs corps et leurs reliques ». 34 Après avoir cité les exemples de Jacob, de Joseph et du prophète Élisée, More termine son analyse quelques chapitres plus loin en montrant que Dieu n’a pas changé d’attitude et que ce qu’il faisait autrefois chez les Juifs, il le fait aujourd’hui chez les chrétiens. Enflammé par la résistance du Messager qui n’admet guère l’intrusion du surnaturel dans la vie humaine, il finit par s’exclamer : Alors que Dieu a prouvé chez les Juifs qu’à chaque époque il y a des hommes bons, par leur bonne conduite et par ses grands miracles […] maintenant, dans son église spéciale du Christ, 33 Définition de la Providence divine dans le Catéchisme de l’Eglise catholique abrégé, Paris : Bayard editions, 2005, p. 52 §55. 34 “The Iewes in theyr synagoge before Crystys days / and yet sayntes they had in honour as patryarches and prophetys and theyr bodyes and relyques in reuerence”, Thomas More, A Dialogue concerning Heresies, ed. Thomas Lawler, Germain Marc’hadour, Richard C. Marius, CW 6, 224/25-27. 174 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE non seulement il ne ferait pas la même chose mais en plus il ferait tout le contraire ! 35 En prenant des exemples tirés de l’Ancien Testament, More montre donc que la vénération des saints et le culte des reliques n’est pas une invention de l’Église catholique mais que cette pratique s’enracine dans l’histoire du peuple d’Israël, que les saints et les miracles existaient chez les Hébreux et que c’était un moyen pour Dieu de manifester sa présence auprès de son peuple. More se sert à nouveau de l’Ancien Testament comme moyen de justification dans le débat qui met aux prises les réformateurs, partisans de l’Écriture seule et les catholiques, adeptes de la tradition. Pour s’opposer aux réformateurs qui accordent toute leur attention à l’Écriture et veulent que la promesse du Sauveur d’être toujours présent dans son Église désigne sa présence dans les livres inspirés, More met en avant l’idée que la Révélation ne se limite pas à l’Écriture et cite en exemple les Hébreux qui ont repris à leur compte la sagesse léguée par les Égyptiens. En effet, « comme les Hébreux autrefois dépouillèrent les Égyptiens, les lettrés du Christ doivent ravir aux écrivains païens les richesses de leur pensée, le savoir et la sagesse que Dieu leur avait donnés ». 36 Pour More, le dépôt complet de la Révélation est plus ample que l’Écriture. Il comprend la tradition des Anciens. Ces deux exemples nous montrent que More, qui a une vaste connaissance des Écritures Saintes, n’hésite pas à puiser dans l’Ancien Testament pour justifier les positions adoptées 35 “god among ye Iewes prouyded / yt in euery age / there were some good men by theyr good lyuynge & his hyghe myracles / […] he wold nowe in his speciall chyrche of Cryst / not onely do nothynge lyke / but also do clene the contrary”, CW 6, 244/19-25. 36 “As […] The Ebrues well dyspoyle the Egypcyens / […] Crystes lerned men take out of the pagane wryters the ryches and lernynge & wysdome that god gaue vnto them”, CW 6, 132/21-24. Isabelle BORE Moreana Vol. 48, 183-84 175 par les catholiques et mises à mal par les réformateurs pour les enraciner dans une histoire. Loin d’être un simple alibi utilisé dans le cadre d’une apologétique, il s’agit ici d’un principe théologique auquel More est très attaché, qui veut que le Nouveau Testament ne remplace pas l’Ancien mais qu’il en soit la continuation et l’accomplissement. En d’autres termes, More montre comment l’histoire du salut peut s’interpréter comme l’histoire de la révélation progressive de la vérité. La démarche de More qui, à l’image de la liturgie catholique, marie les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament et les fait dialoguer ensemble est importante. C’est la fécondité de ce dialogue que souligne More. Dès le premier livre, il met en parallèle le voyage terrestre des Hébreux et le voyage spirituel des chrétiens et suggère que la présence de Dieu dans la nuée anticipe sa présence dans le saint sacrement. Reprochant au Messager son aveuglement, More lui demande en effet : À quoi cela aurait-il servi de te faire garder en mémoire l’aide de Dieu aux enfants d’Israël lorsqu’il marche avec eux dans la nuée le jour, dans la colonne de feu la nuit et donc de t’avoir prouvé l’aide bien plus spéciale de Dieu à son église chrétienne dans son voyage spirituel où sa bonté spéciale révèle bien son tendre empressement en ce qu’il veut nous aider et nous réconforter par la présence continuelle de son corps précieux dans le saint sacrement ? 37 37 “what wolde it haue profyted to haue put you in ye remembraunce fo the assystence of god with the chyldren of Israell / walkyng wyth them in the cloude by day / and in the pyler of fyre by nyght in theyr erthly vyage / and therby to haue prouyd you the moche more specyall assystence of god with hys crysten chyrche in theyr spyrytuall vyage / wherein hys especyall goodnes well declaryth his tender dylygence / by that he doth vouchesafe to assyste and comforte vs with the contynuall presence of his precyouse body in the holy sacramente ?”, CW 6, 182/16-25. 176 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE Cette démarche qui témoigne de la compréhension qu’a More de l’histoire du salut, montre que la Bible chrétienne ne comprend pas un « Testament » unique, mais deux « Testaments », l’Ancien et le Nouveau, qui entretiennent l’un avec l’autre des rapports. S’opposant à l’idée fréquemment répandue chez les croyants que le nom « Ancien Testament » suggère que les Écritures du peuple juif sont périmées et qu’on peut désormais s’en passer, More soutient qu’Ancien et Nouveau Testament sont indissociables. Pour ce faire, il s’intéresse à l’origine du nom de « Nouveau Testament » dont il rappelle qu’il provient d’un oracle du Livre de Jérémie qui annonçait une « nouvelle alliance » et établit que le Nouveau Testament était en germe dans l’Ancien. Or, cette promesse de Dieu d’écrire sa « nouvelle loi » dans le cœur des hommes, exprimée par le prophète Jérémie et reprise par l’épître aux Hébreux occupe une large place non seulement dans The Dialogue concerning Heresies, mais aussi dans les autres œuvres de More. Elle apparaît dans la Responsio ad Lutherum où le thème est repris pas moins de six fois ainsi que dans The Confutation of Tyndale’s Answer. Dans la lignée des Pères de l’Église, More s’inscrit donc dans une théologie chrétienne de l’histoire où Dieu intervient dans la durée historique. Il affirme que le christianisme est une religion historique professant une intervention de Dieu dans l’histoire humaine, qu’il inscrit son dogme dans une séquence d’événements bien définis, ordonnée de part et d’autre de la date essentielle de l’Incarnation. La vérité s’épanouit donc progressivement, la révélation étant préparée par un long et lent processus de maturation. En insérant le christianisme dans la perspective d’une histoire du salut qui a commencé par la première alliance de Dieu avec le peuple juif, Thomas More rappelle donc que l’histoire du salut n’a rien d’un processus aléatoire mais qu’elle s’inscrit dans le plan de Dieu qui tend à conduire l’homme à son Isabelle BORE Moreana Vol. 48, 183-84 177 ultime perfection. « La création […] n’est pas sortie tout achevée des mains du Créateur. Elle est créée dans un état de cheminement (« in statu viæ ») vers une perfection ultime encore à atteindre, à laquelle Dieu l’a destinée ». 38 Ce qui est valable pour l’histoire du salut l’est aussi pour l’histoire des peuples, car la providence divine imprègne tout, la grande histoire de l’Alliance de Dieu avec les hommes comme la petite histoire des événements du monde. La lecture de Utopia est, de ce point de vue, particulièrement révélatrice. Même si Hythlodée ne consacre pas un chapitre particulier à l’histoire de l’île, grâce aux informations distillées tout au long du récit, il n’est pas difficile de la reconstituer. Les Utopiens sont très attentifs à cette histoire et par Hythlodée nous savons que « leurs annales, transcrites avec un soin religieux, relatent une histoire qui, depuis la conquête de l’île embrasse une période de mille sept cent soixante années ». 39 Dans son commentaire, André Prévost calcule que l’histoire d’Utopie commencerait vers 245 avant Jésus-Christ, date à laquelle à Sparte, Agis IV essaie de remettre en vigueur la constitution de Lycurgue en proposant la remise de toutes les dettes et un nouveau partage des terres, ce qui ferait d’Utopus « un émule heureux d’Agis […] qui réussit à ressusciter dans un pays lointain l’idéal communautaire de Sparte ». 40 Cette thèse est tout à fait plausible dans la mesure où ce sont des navigateurs grecs qui ont apporté l’héritage grec, – langue, coutumes, philosophie – aux habitants d’Abraxa et ont permis le 38 Catéchisme de l’Église catholique, Paris : Pocket, 1998, p. 85 § 302. 39 « Itaque scriptum in annalibus habent, quos ab capta usque insula, mille septingentorum, ac sexaginta annorum complectentes historiam, diligenter & religiose perscriptos », André Prévost, L’Utopie de Thomas More, Paris : Mame, 1978, p. 77/6-9. (CW 4, 120/26-8). 40 Ibid., note 2, p. 677. 178 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE développement de la culture dont Hythlodée est le témoin. Il pense en effet que « cette nation tire son origine des Grecs, car sa langue, pour le reste proche du persan, conserve une quantité non négligeable de vestiges de la langue grecque dans les noms de ville et de fonctions publiques ». 41 Mais peu importe finalement la date précise de ce début d’histoire. Ce qui compte, c’est la façon dont a commencé cette histoire. Hythlodée nous apprend que l’île d’Utopie est née d’une conquête. Une tradition, d’ailleurs confirmée par la configuration du terrain, indique clairement qu’autrefois ce pays n’était pas entouré par la mer de tous côtés. Mais Utopus, qui par sa victoire donna son nom à l’île - antérieurement elle s’appelait Abraxa - et qui éleva une horde grossière et sauvage à ce degré de civilisation et de culture qui la place aujourd’hui au-dessus de presque tous les autres peuples, ayant remporté la victoire à la première attaque, fit creuser les quinze milles d’un isthme qui reliait leur pays au continent et amena la mer tout autour du territoire. 42 Il s’agit d’une fondation assimilable à une révélation puisqu’Utopus donne à l’île son régime politique, économique et religieux, ainsi que sa réalité géographique d’île. Mais, étant donné qu’Utopus coupe le cordon ombilical qui relie cette terre au continent, cette révélation est encore assimilable à une naissance. Par conséquent, l’histoire de l’île n’est pas figée par la révélation qu’apporte Utopus, ce dont 41 « Suspicor enim eam gentem a græcis originem duxisse : propterea quod sermo illorum cætera fere Persicus, non nulla græci sermonis uestigia seruet in urbium ac magistratuum uocabulis », ibid., p. 116 / 14-18. (CW 4, 180/22-5). 42 « Cæterum uti fertur, utique ipsa loci facies præ se fert, ea tellus olim non ambiebatur mari. Sed Vtopus cuius utpote uictoris nomen refert insula, Nam ante id temporis Abraxa dicebatur, quique rudem atque agrestem turbam ad id quo nunc cæteros prope mortales antecellit cultus, humanitatisque perduxit, primo protinus appulsu uictoria potitus, passuum milia quindecim, qua parte tellus continenti adhæsit, exscindendum curauit, ac mare circum terram duxit », ibid., p. 71/11-20. (CW 4, 110/29 - 111/9). Isabelle BORE Moreana Vol. 48, 183-84 179 témoigne le progrès sur lequel le fondateur lui-même comptait. « C’est en effet Utopus lui-même, dit-on, qui, dès la fondation de la ville, en a tracé tout le plan. Seulement, prévoyant qu’une vie d’homme tout entière ne suffirait pas à la réaliser, il laissa à ses successeurs le soin de l’orner et de l’embellir ». 43 Ce progrès en germe dans la constitution qu’Utopus laisse à son île va se concrétiser grâce au contact que les Utopiens vont, à deux reprises, nouer avec des étrangers. La première fois, il s’agit d’Égyptiens et de Romains. Leurs annales où ils rapportent sans interruption les faits importants de leur histoire mentionnent « qu’il y a douze cents ans, un certain navire poussé par la tempête fit naufrage sur les côtes d’Utopie. Les flots jetèrent sur le rivage quelques hommes, des Romains et des Égyptiens, qui ne quittèrent jamais plus le pays ». 44 Or, les Utopiens ne se sont pas contentés d’accueillir ces naufragés et de les intégrer à leur civilisation, ils ont retiré de grands avantages des connaissances que ces derniers avaient apportées avec eux. Le commentaire d’Hythlodée est très explicite : Il n’est aucun art pratiqué alors dans l’empire romain, et dont ils pouvaient tirer quelque avantage, qu’ils n’aient appris grâce aux explications de leurs visiteurs, ou qu’ils n’aient réinventé après en avoir reçu les premiers éléments. Tel fut le bénéfice considérable qu’ils surent tirer d’un seul et unique passage chez eux de quelques individus de notre monde. 45 43 « Nam totam hanc urbis figuram, iam inde ab initio descriptam ab ipso Vtopo ferunt. Sed ornatum, cæterumque cultum, quibus unius ætatem hominis haud suffecturam uidit, posteris adijciendum reliquit », ibid., p. 77/2-6. (CW 4, 120/2-6). 44 « olim annis ab hinc ducentis supra mille, nauis quædam apud insulam Vtopiam naufragio perijt, quam tempestas eo detulerat. Eiecti sunt in littus Romani quidam, atque ægyptij, qui postea nunquam inde discessere », ibid., p 68 / 14-17. (CW 4, 108 / 3-6). 45 « Nihil artis erat intra Romanum imperium, unde possit aliquis esse usus, quod non illi aut ab expositis hospitibus didicerint, aut acceptis quærendi seminibus 180 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE Le deuxième contact est établi par Hythlodée et les marins qui l’accompagnent. Outre l’imprimerie et la fabrication du papier, les Européens ont apporté aux Utopiens le christianisme, accueilli très favorablement : Après qu’ils eurent appris de nous le nom du Christ, sa doctrine, sa vie, ses miracles et la constance non moins admirable de si nombreux martyrs dont le sang répandu spontanément avait amené à leur secte, de loin et de partout, tant de nations, vous ne pouvez imaginer avec quel élan et quelles dispositions, à leur tour, ils se portèrent vers elle, soit que, d’une manière assez mystérieuse, l’inspiration de Dieu les y engageât, soit qu’elle leur apparût toute proche de la croyance qui est la plus importante chez eux. 46 Nous nous rendons compte qu’il y a donc un cheminement progressif des Utopiens vers la vérité qui peut se résumer en trois étapes : discipline, culture et religion. En effet, à l’origine de la constitution élaborée par Utopus nous pouvons voir un goût pour la rigueur qui rappelle la discipline des Spartiates. Ensuite, les Égyptiens et les Romains ont transporté en Utopie leur héritage culturel. L’arrivée d’Hythlodée et de ses compagnons constitue un point d’orgue avec l’apport de la religion et de la culture judéo-chrétienne. Mais il est remarquable de constater que ces trois étapes n’ont jamais été synonymes de rupture. Leur culture s’est enrichie successivement de l’héritage de la Grèce, de l’Égypte et de Rome avant de recueillir la adinuenerint. tanto bono fuit illis aliquos hinc semel illuc esse delatos », ibid., p. 68 / 19-23. (CW 4, 108 / 7-10). 46 « At posteaquam acceperunt a nobis CHRISTI nomen, doctrinam, mores, miracula, nec minus mirandam tot martyrum constantiam, quorum sponte fusus sanguis, tam numerosas gentes in suam sectam longe lateque traduxit, non credas quam pronis in eam affectibus etiam ipsi concesserint, siue hoc secretius inspirante deo, siue quod eadem ei uisa est hæresi proxima, quæ est apud ipsos potissima », ibid., p. 142 / 2-10. (CW 4, 216 / 32 – 217 / 4). Moreana Vol. 48, 183-84 Isabelle BORE 181 pensée judéo-chrétienne suggérant que le futur s’enracine dans le passé, que le progrès naît de la fidélité ancrée dans la continuité. Il semble que cette continuité soit l’un des traits fondamentaux de la sagesse des Utopiens, ce qui permet à André Prévost de conclure que « la discipline spartiate et l’hédonisme des Anciens se sont fondus dans la sagesse des Utopiens ; celle-ci atteint, au contact des valeurs religieuses, un haut degré d’élaboration [qui lui permet] dans le sens d’une harmonie préétablie, d’épouser le christianisme ». 47 Cependant, même sur la question du christianisme, tous les problèmes ne sont pas résolus lorsque Raphaël quitte l’île : Ils débattent même entre eux avec une attention particulière la question de savoir si quelqu’un des leurs, élu prêtre, acquerrait, sans qu’on leur ait envoyé un évêque chrétien, le caractère sacerdotal. Ils paraissaient assez disposés à procéder à une élection, mais, lorsque je les quittai, l’élection n’avait pas encore eu lieu. 48 Contrairement au Fatum et à la Fortuna qui ne peuvent proposer aux hommes qu’une lecture limitée, fermée de leur destinée et qui se caractérisent par leur comportement capricieux et irrationnel, la providence divine inscrit l’humanité dans une perspective ouverte où l’histoire du salut et l’histoire du projet de Dieu pour les hommes se déploient dans le temps, et intervient avec douceur, par petites touches successives, pour réaliser le dessein de Dieu et conduire les hommes jusqu’à leur ultime perfection. * * * 47 Ibid., note 4 p. 716. 48 « Quin hoc quoque sedulo iam inter se disputant an sine Christiani pontificis missu quisquam e suo numero delectus sacerdotij consequatur characterem. & electuri, sane uidebantur. uerum quum ego discederem, nondum elegerant », ibid., p. 142/21-26. (CW 4, 216/14-8). 182 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE Si sacré et profane sont superposables, l’histoire des peuples suivant le même cheminement que l’histoire du salut et s’inscrivant dans une vision de la société où Dieu est vraiment l’alpha et l’omega, l’origine et le but vers lequel se tournent tous les regards, cela ne veut pas dire que Dieu se comporte en tyran, qu’il écrase l’homme en cherchant à lui imposer son projet de manière unilatérale. Comme le rappelle le Catéchisme de l’Eglise catholique dans l’article consacré à « la providence et les causes secondes », 49 « Dieu est le Maître et souverain de son dessein. Mais pour sa réalisation, Il se sert aussi du concours des créatures ». De ce point de vue, l’œuvre de Thomas More est particulièrement révélatrice dans la mesure où elle est à la fois reflet du travail de la providence divine et contribution à ce travail. Lorsque nous passons en revue les différentes œuvres de More, nous ne pouvons qu’être frappés par l’existence parmi elles d’un certain nombre de textes inachevés. Nous pensons, par exemple, à The History of King Richard III, The Last Things et le De Tristitia Christi. Ces textes sont de nature différente et ont un degré d’achèvement variable. Le premier, The History of King Richard III, de nature historique, est déjà bien élaboré. Le deuxième, The Last Things, aux accents moraux, est à peine ébauché. Quant au troisième, le De Tristitia Christi, d’ordre théologique, il est pratiquement achevé. Pour chacun de ces textes, il existe également des raisons propres qui ont conduit leur auteur à en abandonner la rédaction. Le fait que More ait laissé The History of King Richard III inachevé peut s’expliquer par des considérations politiques bien mises en lumière par Richard S. Sylvester. 50 Il explique, en effet, 49 Catéchisme de l’Eglise catholique, op. cit., p. 86, § 306. 50 Thomas More, The History of King Richard III, CW 2, ciii. Isabelle BORE Moreana Vol. 48, 183-84 183 qu’en renonçant à finir et à publier son œuvre, More évite le dilemme qui a tourmenté les historiens humanistes de la Renaissance italienne. 51 Ils avaient en effet essayé à la fois d’établir la vérité historique et d’amadouer leurs protecteurs en leur composant un récit favorable de leurs ancêtres glorieux. Or, si More ne voyait pas d’objection à ce que son History of King Richard III soit perçue comme un pamphlet contre la tyrannie, en revanche, il ne voulait à aucun prix qu’elle soit considérée par le pouvoir comme une charte qui ferait des Tudors les vainqueurs légitimes du pire tyran de l’histoire d’Angleterre et qu’elle soit utilisée comme moyen de propagande par le régime. L’inachèvement de The History of King Richard III est donc essentiellement dû à un choix de More de ne pas terminer une œuvre dont il percevait les dangers. Le cas de The Last Things est quelque peu différent. More voulait écrire un traité qui articule les sept péchés capitaux avec les quatre fins dernières. Ainsi le projet est-il de passer en revue ces péchés et de les soumettre, un à un, à l’épreuve de la méditation de chacune des quatre fins dernières. Mais son œuvre reste inachevée. Contrairement au texte précédent dont l’inachèvement pouvait s’expliquer par des considérations d’ordre politique, l’inachèvement de The Last Things tient plus à des difficultés inhérentes à l’exécution 51 Cela concerne tout particulièrement l’historiographie vénitienne, avec des auteurs comme Biondo Biondi (1392-1463) qui écrit un De origine et gestis venetorum, publié en 1503, Marc’Antonio Sabellico (1436-1506) qui compose des Rerum venetorum ab urbe condita, libri XXXIII qui chantent la gloire de la ville jusqu’en l’an 1487, ou encore Marin Sanudo (1466-1536) qui espère, grâce aux notes accumulées dans ses Diarii, accéder au titre d’Historiographe officiel de la Sérénissime République de Venise. Ce titre revient en fait à Pietro Bembo (14701547) qui puise abondamment dans les Diarii pour rédiger son Historia Venetæ libri XII. Voir Marie Viallon-Schoneveld, « Infortune et fortune d’un historiographe vénitien : Marin Sanudo », in L’Histoire et les historiens au XVIe siècle, Actes du VIIIe colloque du Puy-en-Velay, éd. Marie Viallon-Schoneveld, Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, p. 27-41. 184 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE d’un projet trop vaste qu’à des raisons personnelles. En intégrant les sept péchés capitaux dans la structure des quatre fins dernières, More choisit un plan relativement compliqué qui peut expliquer que l’auteur ne soit pas allé au terme de son projet. Il est en effet bien difficile d’imaginer sous quel nouvel aspect et sous quelle forme More aurait repris les péchés capitaux, trois ou quatre fois encore, pour les regarder à la lumière des autres fins dernières. Le dernier texte que nous étudierons ici, le De Tristitia Christi, est encore différent. Dans ce dernier exemple, nous allons voir en effet que l’inachèvement de l’œuvre tient plus aux circonstances extérieures qu’à un choix personnel de l’auteur ou à des contraintes formelles. Dans ce traité qui date de 1535, Thomas More médite sur l’agonie du Christ, « la tristesse, la peur, le dégoût » 52 qui ont inondé l’âme de Jésus au Jardin des Oliviers. Or le texte s’interrompt brusquement après une longue citation tirée du Monotessaron (Quatre Évangiles en un seul)53 de Gerson, dont seule la première phrase est commentée, alors qu’il reste quatorze pages blanches. Il est donc légitime de se demander pourquoi More aurait fait une citation aussi longue s’il avait eu l’intention de conclure trois pages plus loin sans avoir pris le temps de développer son analyse. Une réponse nous est fournie par le post-scriptum à l’édition de 1565 54 qui donne l’explication suivante : Thomas More n’alla pas plus loin dans cette étude car, parvenu à ce point, il se vit confisquer tout ce qu’il fallait pour écrire, et sa détention fut beaucoup plus sévère qu’auparavant. Et ainsi, peu après, non loin de la Tour de 52 « De tristitia tedio pauore », Thomas More, De Tristitia Christi, éd. Clarence H. Miller, CW 14, 3. 53 Il s’agit d’une concordance portant sur les quatre évangiles. 54 Il s’agit de la première édition des œuvres latines de More. Elle est apparue à Louvain, mais nous ne savons rien de son éditeur. Isabelle BORE Moreana Vol. 48, 183-84 185 Londres, à l’endroit habituel, il reçut le coup de hache, le 6 juillet, en l’an du Seigneur mille cinq cent trente-cinq, et le vingt-septième du roi Henri VIII. 55 Cette note permet de connaître avec précision la date de l’interruption de l’ouvrage, sans doute le 12 juin 1535 lorsque More fut privé de ses livres et de ses papiers. Derrière ce faisceau de raisons objectives qui permettent d’expliquer l’inachèvement de ces œuvres, il semble qu’on puisse faire émerger un élément fédérateur susceptible de donner un sens à ce que nous pourrions appeler chez More, une esthétique de l’inachèvement. De fait, ces œuvres inachevées sont des empreintes des événements et des témoignages littéraires. Elles retracent l’histoire et la vie personnelle de leur auteur. Ce sont des images qui, encore une fois, identifient More à l’archéologue conscient de retenir seulement les bribes, les traces des discours des hommes. Or, si nous situons cette esthétique dans le cadre qui nous a occupé jusqu’à maintenant, nous remarquons que cette perspective qui place l’œuvre sous le signe de la fragmentation assimile le processus d’écriture au non fini. Plusieurs interprétations sont dès lors possibles. Refuser de mettre le mot « fin » sur un texte peut être perçu comme une tentative pour conjurer les sorts lancés par Fatum ou Fortuna qui n’ont de cesse d’emprisonner les hommes dans les limites de leur bon vouloir. Plus sérieusement, nous pensons que si, en dehors des raisons objectives évoquées précédemment, Thomas 55 « Thomas Morus in hoc opere ulterius progressus non est, hactenus enim cum esset perventum, omni negato scribendi instrumento, multo arctius quam antea in carcere detentus : non ita multo post prope turrim Londinensem loco consueto securi percussus est, secundo Nonas Iulij, Anno Domini supra millesinum quingentesimo tricesimo quinto, Regis vero Henrici octavi vicesimo septimo », Thomas More, La Tristesse du Christ, trad. par Henri Gibaud et Germain Marc’hadour, Paris : Téqui, 1990 p. 208. 186 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE More laisse en suspens trois de ses œuvres, c’est qu’il a un double objectif. D’une part, il suggère que « l’homme est fait pour la recherche de la vérité et non pour sa possession », 56 l’inachèvement des textes servant métaphoriquement à montrer que l’achèvement synonyme de perfection n’est pas de ce monde, qu’il est toujours à venir. D’autre part, c’est une façon de rappeler que, contrairement au Fatum et à la Fortuna qui font du temps une limite stérile condamnant l’homme à une mort certaine, la providence divine ne peut s’envisager que dans un temps dont la fécondité permet à l’homme de coopérer, par son travail, à l’œuvre du Créateur. Cette coopération laisse à l’homme des espaces de liberté, ce dont témoigne encore l’œuvre de Thomas More. En effet, à l’esthétique de l’inachèvement se superpose une pratique contraire qui consiste à proposer deux versions d’un même texte, autre témoignage des efforts de recherche que les hommes doivent consentir pour s’approcher de la perfection à laquelle Dieu aspire à les voir parvenir. Pour cette analyse, nous nous intéresserons à deux textes : The History of King Richard III et la Responsio ad Lutherum. Nous comparerons les deux versions qui existent pour chacun de ces textes afin d’en saisir les similitudes mais surtout les différences, ce qui nous amènera à nous interroger sur la signification d’une telle pratique. Le premier de ces textes, The History of King Richard III a été écrit simultanément dans deux langues, l’anglais et le latin. Cette décision de composer The History of King Richard III en deux langues fait preuve d’une grande originalité de la part de Thomas More. En effet, personne avant lui n’avait eu l’idée de composer un double récit 56 Jean-Claude Margolin, « Érasme et la vérité » in Colloquium Erasmianum, Mons : Centre Universitaire de l’État, 1968, p. 135. Isabelle BORE Moreana Vol. 48, 183-84 187 de ce genre et personne après lui ne l’a imité. Il s’agit bien de double récit car, comme nous allons le voir maintenant, la version latine ne peut en aucun cas être considérée comme une traduction de la version anglaise et vice versa. Si nous comparons les deux versions, nous constatons que la structure des discours est parfois modifiée, avec en particulier des déplacements de phrases. C’est par exemple le cas lors de la dispute d’Édouard IV et de sa mère au sujet de son mariage avec Elisabeth Woodville. 57 Nous remarquons également que la version latine n’est pas aussi détaillée que la version anglaise. Souvent, elle omet des noms et des dates. Soit la phrase entière est omise, 58 soit elle est radicalement simplifiée, une expression telle que « peu après » se substituant à une indication précise de jour par exemple. 59 Souvent aussi elle élague les détails qui n’auraient d’intérêt que pour un public anglais. Nous pensons en particulier à la description de Jane Shore 60 que la version latine raccourcit considérablement. 61 Nous trouvons aussi la méthode inverse qui consiste à développer la version anglaise pour expliquer au lecteur des habitudes ou des lieux. Ainsi le « Guildhall » 62 qui est seulement cité dans la version anglaise devient une « curie […] un lieu à la fois raffiné et susceptible de contenir une très grande foule » dans la version latine. 63 De même, « l’adjoint, qui est la bouche de la cité » 64 57 Cette reine d’Angleterre vécut de 1437 à 1492. Veuve d’un chevalier lancastrien, sir John Grey of Crosby, elle refusa de devenir la maîtresse d’Édouard IV, mais se fit épouser par lui en mai 1464. Cette union souleva la colère des yorkistes et facilita l’usurpation de Richard III. 58 CW 2, 22/27. 59 CW 2, 46/48. 60 Jane Shore est la favorite d’Édouard IV. 61 CW 2, 54/15. 62 “the yeld hall”, CW 2, 69/2. 63 « curiam … locum et elegantem et maxime turbæ capacem », CW 2, 69 / 4-5. 64 “the recorder, whiche is the mouth of the citie”, CW 2, 75/21. 188 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE est défini très précisément en latin. C’est un personnage officiel qui « en tant qu’assistant du maire, connaît les lois de son pays pour éviter que la justice ne soit mal rendue par ignorance de la loi ». 65 Nous constatons que si les textes se suivent de très près en raison de leur rédaction simultanée, il existe des reformulations, des additions ou des omissions de détail suggérant en fait que les versions latine et anglaise ne sont pas destinées au même public. L’une, la version anglaise s’adresse vraisemblablement à un public insulaire, tandis que l’autre, la version latine, est destinée à un public international. Le problème soulevé par le deuxième texte, la Responsio ad Lutherum, est de nature différente, d’une part, parce que les deux versions de ce texte ont été écrites dans une seule et même langue et d’autre part, parce que leur rédaction n’est pas simultanée comme dans The History of King Richard III mais successive. Dans la première version, More prend le déguisement d’un théologien espagnol, Ferdinando Baravellus. Celui-ci, le 11 février 1523, dédie son ouvrage au jeune Francisco Lucellus. La lettre préface qui ouvre l’ouvrage est importante. En effet, non seulement elle donne la date à laquelle l’œuvre a été commencée mais elle distille aussi des éléments importants quant au cadre du récit. Nous apprenons que la scène se situe en Espagne, ce qui n’est pas indifférent à l’époque. En effet, c’est le pays où l’empereur était récemment allé et c’est aussi le pays d’où venait le nouveau pape Adrien. De plus, l’Espagne était en train de devenir l’alliée de l’Angleterre. Sur un plan plus personnel, c’est aussi l’endroit où Wolsey souhaitait envoyer More, trouvant que ce dernier commençait à lui faire ombrage. Les circonstances du récit sont, elles aussi, précises. Baravellus qui a été piégé par son hôte est 65 « qui præfecti assessor est eruditus partijs legibus, ne quid in reddendus iuducujs, imperitia peccetur », CW 2, 75/22-23. Isabelle BORE Moreana Vol. 48, 183-84 189 contraint d’écrire le livre, ce qui ne l’empêche pas de faire part des réticences qu’il a pu avoir à l’égard d’une telle tâche. More profite aussi de cette préface pour exposer les objectifs de son ouvrage. Il révèle l’intérêt que suscite Luther et insiste sur la nécessité qu’existe un livre qui juxtapose les arguments des deux protagonistes de sorte que la vérité des arguments du roi éclate aux yeux de tous. Dans la deuxième version, More modifie la préface. Il fournit de nouvelles lettres, utilise un nouveau pseudonyme, Guilielmus Rosseus, qui n’est plus espagnol mais anglais et change de cadre. La lettre préface ne nous conduit plus en Espagne mais en Italie et plus précisément à Venise. Elle est signée de Rome le 12 août, et adressée au Londonien Joannes Carcellius. Tout en donnant les raisons qui ont conduit à la révision du texte, cette nouvelle préface confère une perspective et une direction différentes à l’ensemble de l’œuvre. En insistant sur le fait que Rosseus recherche un imprimeur anglais pour son ouvrage, More apporte des indications précises quant à la nature et aux intentions de cette nouvelle version. En effet, alors que la première version pouvait avoir quelque chose de fantaisiste en raison de son cadre espagnol, la deuxième version est résolument tournée vers l’Angleterre. Dès les premières phrases de la lettre à Carcellius, nous apprenons que l’hôte romain de Rosseus est d’origine anglaise et qu’il tient le peuple anglais en haute estime. 66 De même, la personne à qui est confiée le manuscrit, Herman de Prague, a beaucoup d’admiration pour l’Angleterre et les Anglais.67 Cette réorientation du récit est sans doute le fruit de la réflexion de More qui semble désormais penser que la défense d’un roi anglais ne peut être menée à bien que par un Anglais et elle va lui permettre 66 Thomas More, Responsio ad Lutherum, CW 5, 14/9-11. 67 CW 5, 22/16-21. 190 Moreana Vol. 48, 183-184 Isabelle BORE aussi de redéfinir son projet. Alors que dans la première version, More se contentait d’aller sur les terres de Luther en réfutant point par point le Contra Henricum regem Anglorum, dans la deuxième version, il reste sur son terrain à lui, en abordant la question de la nature de l’Église qu’il introduit dans le premier livre. Cette innovation constitue une déviation par rapport au projet initial qui était de suivre mot à mot l’argumentation de Luther et témoigne chez More de l’existence d’un véritable processus de réécriture sur lequel il nous faut maintenant nous attarder quelques instants. The History of King Richard III et la Responsio ad Lutherum attirent l’attention sur le fait qu’il arrive à More de fournir plusieurs versions d’un même document, de donner à une même œuvre divers aspects. Dans le premier cas, il s’agit d’écrire un texte dans deux langues différentes tandis que dans le second il s’agit de refaire le livre en modifiant le statut de la première version traitée comme un état préparatoire. Certains penseront peut-être que ces versions doubles révèlent les hésitations d’un auteur qui se lance dans des projets avant d’avoir réfléchi au meilleur moyen de les mener à bien. Personnellement, nous pensons que cette attitude doit plutôt nous servir comme moyen d’interprétation de l’œuvre. Éprouver le besoin d’écrire deux versions d’un même texte ou de proposer une variante d’un texte peut en effet être interprété de deux manières différentes si nous replaçons la question dans le cadre bien défini de notre réflexion. Ainsi pouvons-nous considérer soit que cette attitude est révélatrice du travail qu’il faut accomplir avant d’atteindre la perfection à laquelle Dieu nous destine, soit qu’elle illustre au contraire le travail de la providence divine qui s’adapte au cheminement plus ou moins rapide des hommes et de fait emprunte parfois avec eux des chemins détournés sans toutefois jamais perdre de vue le plan de Dieu. Moreana Vol. 48, 183-84 Isabelle BORE 191 * * * Quelle que soit l’interprétation qu’on préfère, il se dégage de la lecture des textes de More une image de la providence divine diamétralement opposée au portrait qu’il dresse du Fatum et de la Fortuna. Alors que Fatum et Fortuna se montrent tyranniques et impitoyables, et réduisent les hommes à l’état de marionnettes dont la manipulation leur procure une jouissance morbide, la providence divine se montre bienveillante et patiente à l’égard des hommes qu’elle accompagne sur le chemin qui les conduira à l’étape ultime de la perfection. Loin d’être une puissance déshumanisante comme peuvent l’être le Fatum et la Fortuna qui broient l’humanité et la prive de liberté, la providence divine inscrit, certes, le destin de l’homme dans une histoire, l’histoire du salut et l’histoire du projet de Dieu pour les hommes, mais elle permet à l’homme de donner la pleine mesure de son être grâce à la liberté qu’elle lui accorde d’emprunter les chemins détournés et même de coopérer ou non à l’œuvre du Créateur. Isabelle Bore [email protected]