Damien Vandermeersch
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Damien Vandermeersch
Débats Le franc-tireur Comment devient-on génocidaire ? C’est la question que pose le magistrat belge Damien Vandermeersch. Et à laquelle il donne une réponse forte dans un ouvrage très dense et au sous-titre saisissant. l l “Et si nous étions tous capables de massacrer nos voisins ?”, se demande l’ancien juge d’instruction. l l “Nous sommes tous des criminels de masse en puissance” Damien Vandermeersch Bio Professeur de procédure pénale et de droit pénal international, avocat général près la Cour de cassation, Damien Vandermeersch vient de signer, en collaboration avec Marc Schmitz, aux éditions du GRIP (groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité), un essai intitulé “Comment devient-on génocidaire ?” Damien Vandermeersch est parti de son expérience de juge d’instruction, qui l’a vu se déplacer maintes fois au Rwanda, au lendemain du génocide de 1994 et à la veille des procès d’assises qui se tinrent dans les années 2000, en Belgique. Brillant juriste, excellent pédagogue, n’hésitant jamais à participer au débat public, contrairement à certains de ses collègues peu soucieux de quitter leur tour d’ivoire, Damien Vandermeersch a entamé sa carrière comme avocat avant de devenir juge au tribunal de première instance de Bruxelles puis très vite juge d’instruction (1989-2004). A ce titre, il fut chargé de nombreux dossiers de droit international humanitaire, l’une de ses spécialités. Depuis 2004, il est avocat général à la Cour de cassation. Il est aussi professeur d’université (UCL, Saint-Louis et université de Lille). Il a signé une montagne d’articles et d’ouvrages de nature juridique, seul ou en collaboration avec les plus éminents juristes du pays. Son manuel de procédure pénale, rédigé avec Henri Bosly et Marie-Aude Bernaert, est une référence. C’est aussi un homme très engagé sur le plan social. Membre de nombreuses associations ou organismes actifs dans le domaine des droits de l’homme, des droits de l’enfant et du droit des étrangers, il se met au service des plus démunis, comme les SDF des gares bruxelloises par exemple. Brillant sportif, il n’hésite pas à rallier à vélo sa maison des environs du Cap Blanc Nez, une région qui correspond bien à sa nature. 58 ALEXIS HAULOT Copie destinée à [email protected] l l La Libre Belgique - samedi 18 et dimanche 19 janvier 2014 © S.A. IPM 2014. Toute représentation ou reproduction, même partielle, de la présente publication, sous quelque forme que ce soit, est interdite sans autorisation préalable et écrite de l'éditeur ou de ses ayants droit. C Copie destinée à [email protected] omme juge d’instruction, Damien Vander meersch a été amené à “œuvrer” au Rwanda dans les mois qui ont suivi le géno cide et quelques années avant que plu sieurs procès d’assises se tiennent en Belgi que, en application de la loi belge de compétence uni verselle. Aujourd’hui, vous signez un ouvrage dans lequel, en partant de la question de savoir ce qui amène un citoyen ordinaire à vouloir un jour exterminer son semblable, vous mettez à nu les stratégies et les logiques conduisant à un génocide. A quelle nécessité ce livre répondait-il ? Derrière le juge, il y a l’homme. L’homme qui a été confronté sur le terrain, à des visions et à des témoi gnages extrêmement forts et douloureux. J’ai vu les impacts de grenades laissés dans les murs d’une église rwandaise où se pressaient 3 000 personnes assises sur des bancs rivés au sol mais soufflés comme fétus de paille par les déflagrations. J’ai en tendu les récits terribles de victimes et d’acteurs du génocide. C’était mon rôle, comme c’est celui de la justice et comme ce fut celui des procès organisés en Belgique, de don ner ou de redonner un visage à tous ces gens, de mettre des mots sur des choses dont on aurait aimé qu’elles n’eussent jamais existé mais qui se sont bel et bien produites, non pas du fait de la nature mais en raison d’actes commis par des êtres humains banals, ordinaires. Cette noirceur de l’âme humaine, j’ai voulu la comprendre, l’éclaircir. serait déjà extraordinaire qu’on arrête de se taper des sus, que l’on développe un terreau propice à la non violence. Il semble pourtant que, dans le monde de 2014, on soit loin du compte. En effet, car, et c’est aussi ce que tente de montrer mon livre, la logique génocidaire peut frapper n’importe où. Des situations comme celle qui prévaut dans le conflit israélopalestinien, en Syrie, au Liban, en Centrafri que, au Soudan sont potentiellement explosives. Dans un précédent ouvrage, coécrit avec le professeur Henri Bosly, vous aviez démontré comment un discours extrémiste et totalitaire peut, singulièrement en période de crise, mobiliser une communauté jusqu’à l’amener à commettre des atrocités… n’importe où dans le monde. Cette démonstration est-elle encore pertinente ? Oui, hélas. Il faut prendre garde aux stigmatisations in dividuelles, elles peuvent aboutir à des exterminations collectives. Pren dre garde aux anathèmes jetés sur le chômeur, le pauvre ou le Wallon qui, à l’image du Juif des années ‘30, risque, par ses travers supposés, ses préten dus défauts, son existence même auprès de vous, de vous empêcher, vous et les vôtres, de conserver votre bienêtre, vos acquis sociaux, votre sécurité, etc. Ce type de discours peut mener très loin. “Parler de sécurité sans parler de sécurité sociale, parler de justice sans parler de justice sociale, est potentiellement dangereux.” Et qu’en concluez-vous ? Que la nature humaine recèle une part de violence extrême pouvant débou cher sur les crimes les plus graves quand s’estompent les repères. Certes, les crimes de masse se com mettent le plus souvent dans un con texte de guerre, le cadre d’un conflit armé. Ce contexte n’induit pas néces sairement les crimes mais il permet en quelque sorte de les abriter, de les légi timer. Toujours, ces crimes sont l’aboutisse ment de logiques collectives qui pas sent par l’exclusion de l’autre, la dési gnation d’un bouc émissaire, une rhé torique de rejet non pas seulement du soldat que l’on a en face de soi, mais de toute une communauté, désignée, tout entière, femmes, vieillards et en fants compris, comme l’ennemi qu’il faut nécessairement éradiquer dans son ensemble pour avoir la paix. C’est la recherche de la solution finale, dont on sait pourtant très bien qu’elle ne fonctionne jamais. “J’ai vu les impacts de grenades laissés dans les murs d’une église rwandaise où se pressaient 3000 personnes.” Comment en arrive-t-on à de telles extrémités ? Pour en arriver là, il faut justifier la violence que l’on inflige à l’autre par toute une série d’arguments de na ture à la légitimer. Ce sont des arguments qui peuvent être historiques, ethniques, religieux, liés à un statut, celui de la majorité par exemple, mais qui suivent tous une même logique. Doivent être éliminés ceux chez qui se recrute l’en nemi, ceux qui sympathisent avec l’ennemi et même ceux qui ne s’engagent pas contre lui. Pour survivre, pour ne pas être tué ou éliminé, il faut tuer et éliminer l’autre. C’est ce processus, cet engrenage terrifiant que vous décrivez dans votre livre. Vous proposez cependant des “pistes de paix”. Je défends l’idée d’une paix raisonnable. Je sais que l’idéal d’harmonie absolue est difficile à atteindre. Il Comment lutter contre cette terrifiante tentation ? Selon moi, il faut absolument renfor cer le lien social, manifester une consi dération plus grande envers ceux, pauvres, demandeurs d’asile, etc., qui subissent des violences institutionnel les, sociales et économiques tellement graves qu’elles contiennent les germes d’une révolte explosive. Je ne veux pas être alarmiste mais je dis attention. Parler de sécurité sans parler de sécurité sociale, parler de justice sans parler de justice sociale, est potentiellement dangereux. On ne doit pas négliger le risque d’une réaction à la violence subie qui irait dans le sens d’une adhésion aux dis cours extrémistes. Voyez l’exemple de la Grèce où “Aube dorée” a profité du désarroi de la population. Examinez la situation de la France, où le Front na tional capitalise sur l’inquiétude so ciale de la population. Dans ce contexte, quel peut être le rôle du juge ? Le juge ne peut pas tout, certes, sa mission est surtout symbolique mais elle est aussi essentielle. Ce que la justice peut faire et fait pour empêcher les dérives ou les réparer est important. Tout comme sont importantes toutes les initiatives valorisant le lien so cial. Je suis admiratif du travail fourni dans le secteur social où l’on se tient très éloigné des querelles linguis tiques et des obsessions financières par exemple. On parle pourtant moins de ceux qui y œuvrent que des banquiers. Certains diront que vous venez avec un énième livre sur le génocide rwandais et qu’on a déjà lu cent fois ce que vous écrivez. Je ne suis pas historien ou politologue. Je ne prétends pas apporter un éclairage nouveau ou définitif sur cette tragédie. J’ai simplement voulu, comme homme, comme juriste, comme citoyen, faire part d’une expé rience, rendre hommage à tous ceux qui ont souffert et proposer aux lecteurs de se demander s’ils sont à l’abri de pareil cataclysme. Entretien: Jean-Claude Matgen Il a dit “En Afrique du Sud, le régime de l’apartheid était un régime extrémiste qui a fait peser une contrainte terrible sur une large partie de la population. Tous les ingrédients étaient réunis pour que l’on aille au drame. Il ne s’est pas produit parce que les courageux, les modérés l’ont emporté, parce que Nelson Mandela et les siens ont choisi la voie de l’apaisement de préférence à celle de la vengeance. La voie du dialogue et du droit, qui permet de ne pas s’enfoncer dans la stratégie du pourrissement. Sans dialogue, le danger est que la violence devienne le seul mode d’expression des gens.” “Reconnaître la réalité du génocide, ce n’est pas seulement rendre justice aux victimes, c’est permettre aux descendants des coupables de retrouver la paix.” PIERRE MERTENS C’est dans une opinion publiée par “La Libre” le 26 novembre 2010 que l’écrivain et juriste belge énonce cette phrase. Son livre “COMMENT DEVIENT-ON GÉNOCIDAIRE ?” Grip, 158 pp samedi 18 et dimanche 19 janvier 2014 - La Libre Belgique 59 © S.A. IPM 2014. Toute représentation ou reproduction, même partielle, de la présente publication, sous quelque forme que ce soit, est interdite sans autorisation préalable et écrite de l'éditeur ou de ses ayants droit.