carnaval et identités alternatives: une approche quantitative

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carnaval et identités alternatives: une approche quantitative
Musée des Civilisation de l’Europe et de la Méditerranée – Marseille 13-­‐14 juin 2014 JEUX CARNAVALESQUES / JEUX D’IDENTITÉS Colloque international Giovanni Kezich, Museo degli Usi e Costumi della Gente Trentina -­‐ Carnival King of Europe CARNAVAL ET IDENTITÉS ALTERNATIVES: UNE APPROCHE QUANTITATIVE Traduction par Antonella Mott Mascarades et carnavals – soit dans leur pratique soit dans leur interprétation ethnographique – recoupent les thèmes de l’indentité et de l’altérité, à au moins trois niveaux différents. Ce sont, en ordre descendant, le niveau «politique» de la mascarade, perçue comme symbole d’une identité culturelle particulière; ensuite le niveau structurel de l’articulation dramaturgique spécifique de la mascarade et de son jeu de rôle implicite, et finalement le niveau psychologique du rapport entre le masque et l’individu qui le porte. Ces trois niveaux sont souvent confondus dans les études actuelles, où des segments d’interprétations qui concernent des domaines différents sont rassemblés, ou bien les problèmes posés d’un domaine se rapportent avec les réponses données d’un autre. Dans cette présentation nous désirons essayer de faire un peu de clarté, en analysant les trois aspects, ou au moins deux d’entre eux, de manière diffuse, et le troisième de façon sommaire, chacun dans son propre mérite, à l’aide des données quantitatives qui proviennent des travaux de recherche effectués au sein du projet «Carnival King of Europe», qui a engagé le Musée des Us et Coutumes des Gens du Trentin avec huit autres partenaires européens de 2007 à 2012 (y compris le MuCEM qui a participé dans les années 2007-­‐2009). Ce projet a été l’une des sources de référence de l’exposition Le monde à l’envers. Un certain nombre des films présentés dansla première section de l’exposition ont été réalisés lors de ce projet de recherche. Ils ont été tournés par Michele Trentini, le cinéaste de talent de «Carnival King of Europe». Deux sont les principales hypothèses méthodologiques du projet «Carnival King of Europe», qui méritent d’être cités dans la présentation d’aujourd’hui, pour qualifier les données quantitatives que nous en pouvons obtenir. La première c’est la restriction du champ d’observation aux mascarades de village, celles de petits nombres, dans lequelles est plus évident le lien fonctionnel qui existe entre le rite et la communauté. Ce choix exclut les grands carnavals de ville tels que celui de Nice, de Bâle, de Cadix ou de Venise, avec leur mise en scène grandiloquente qu’ils ont mis au point à partir du debut de l’époque moderne. La seconde hypothèse est celle qui nous a conduit à étendre l’observation à toutes les mascarades de l’hiver, pendant une période qui commence au début de novembre avec la Toussaint, et se termine à la mi-­‐carême et aux rites de Mars, étant donné les similitudes évidentes et les références à un contexte dramatique unique. Dans cette perspective, le soi-­‐disant «carnaval», n’est qu’un des noms 1 socialement accrédité de la mascarade et du temps de l’année où elle devient licite ou tolérée: il s’agit d’un petit segment d’une ligne continue qui commence avant le carnaval du calendrier et se termine plus tard. Ces deux hypothèses données, l’une restrictive – la limite aux carnavals de village – et l’autre extensive – la diffusion de l’enquête à toutes les mascarades de l’hiver – «Carnival King of Europe» a documenté directement environ quatre-­‐vingts mascarades dans treize pays européens (Espagne, France, Italie, Pologne, Slovénie, Croatie, Roumanie, Macédoine et Bulgarie, qui ont rejoint le projet, plus l’Angleterre, la Belgique, la Suisse, et l’Autriche), jetant les bases pour des travaux futurs qui peuvent associer d’autres pays (Portugal, République Tchèque, Hongrie, Serbie, Grèce ), avec le but de rédiger un «Atlas ethnographique des mascarades européennes», projet qui est inachevé au moins de l’époque de Van Gennep. En tenant compte des données recueillies au cours du projet, analysons donc les trois niveaux où la performance carnavalesque, croise ou incarne le thème de l’identité et de l’altérité. Le premier niveau, celui fréquemment cité, voit dans la mascarade une explicitation manifeste, cohérente et synthétique d’une particulière identité culturelle soujacente, dont elle constituerait une sorte de concentré, de symbole très significatif. Ce point de vue est appelé en cause assez souvent quand la mascarade est supposée représenter une culture minoritaire, comme par exemple celle d’une minorité linguistique. Très souvent en Europe, en fait, les mascarades se manifestent dans le contexte de minorités linguistiques. Ainsi, en procédant de l’ouest à l’est, nous rencontrons: -­‐ les joaldunak basques dans la Navarre espagnole -­‐ les mascarades de la vallée de la Soule dans le Pays basque français -­‐ les ours de la Catalogne française -­‐ les landzette francoprovençales de la Vallée d’Aoste, en Italie -­‐ les occitans des baìo du Piémont -­‐ les mamuthones, devenus en Sardeigne le symbole vivant plus austère et inaccessible de l’altérité alloglotte de l’île -­‐ le grand nombre de personnages des mascarades du Tyrol du Sud en Italie -­‐ les bufóns et les marascóns des ladins des Dolomites -­‐ les bètschi de la vallée «dei Mòcheni», les anciens colons allemands dans le Trentin -­‐ les ròllate carinthiens donc germanophones de Sappada, dans la province de Belluno -­‐ le Rolar, le Kheirar e les rikè de Sauris, germanophones, dans le Frioul -­‐ les lipe bile maskire, les masques beaux et blancs, ensemble à les babaci, les masques laids, dans le Frioul slovène -­‐ les pustje slovènes des vallées du Natisone, eux aussi dans les Alpes italiennes -­‐ les zvončari roumains de Mune en Istrie 2 -­‐ les Buśo, croates d’origine valaque transférés en Hongrie -­‐ les lole saxons de la Transylvanie, en Roumanie et ainsi de suite, dans une carte d’Europe où il semble que «mascarade» est équivalent à «minorité ethnique et linguistique». Un examen plus attentif révèle toutefois ce petit préjugé fallacieux pour deux raisons. La première est que, outre les situations mentionnées ci-­‐dessus, il y en a beaucoup où la mascarade ne coïncide pas avec des situations d’hétéroglossie: c’est le cas par exemple des mascarades de Trás-­‐os-­‐Montes au Portugal et celles de la voisine Zamora, en Castille, ou bien le cas des vaches de Tricarico et de toutes les autres mascarades de la péninsule italienne; mais c’est aussi le cas des survakari et des kukeri dans les Balkans, en Bulgarie. Ainsi, le lien entre mascarade et culture minoritaire, là où elle existe, doit être simplement dû au fait que les mêmes conditions de conservatisme culturel accentué qui ont contribué à garder la langue «fossile», sur un plan parallèle contigu, ont également permis à la mascarade de se transmettre. Deuxième raison est que dans leurs manifestations concrètes – c’est-­‐à-­‐dire la forme des costumes, la caractérisation des personnages, la structure dramatique – les mascarades européennes, au lieu que se séparer le long de lignes parallèles à celles de la Babel linguistique sous-­‐jacente qui les soutient, semblent tout naturellement converger vers un paradigme structurel unique, constitué de références homogènes qui se répètent en permanence de manière tout à fait analogue, malgré les différences linguistiques, nationales, identitaires et religieuses. De cette manière, paradoxalement, plus les masques sont perçus comme la matérialisation d’identités culturelles localisées et spécifiques, accomplies en soi et pour soi, plus celles-­‐ci, avec leurs cloches, leurs costumes blancs, leurs chapeaux pointus, leurs rubans, révèlent au contraire leur pertinence directe à une ancienne koinè paleodramaturgique continentale. En fait, en Europe, les masques sont tous semblables, étant répartis d’un bout à l’autre du continent dans un nombre limité de catégories facilement reconnaissables: le type pastoral (les mamuthones et les boes, avec les djolomari, les didi, les γέροι, les busó), le type martial (les landzette, les pokladari, les faux soldats de la maskarada de la Soule et de la baìo occitane), après les arlechini ou lachè (dans le Trentin et dans l’Apennin de Modène ils portent le même chapeau pointu vu en Thrace et en Ibérie), finalement les loqueteux, les vieux et quelques autres rares personnages. Etant donné ces propos difficilement réfutables, l’interprétation courante, qui vise à individuer dans la mascarade le signe spécifique d’une identité culturelle particulière, singulière, individuelle et «autre» par rapport à celle que nous observons, devra être sûrement reformulé. Le deuxième niveau concerne la structure dramaturgique interne à la mascarade. Ici, le thème de l’altérité émerge constamment à travers la représentation parodistique de l’«autre» et du «différent», sous forme d’une foule désordonnée de personnages impolis et rebelles, en géneral avec le visage noirci, parfois identifiés comme tsiganes, turcs, bohémiens, maures et ainsi de suite, qui apparaissent habituellement à la 3 fin ou à la périphérie de la partie cérémonielle de la mascarade, étant relégués à une sorte de ghetto mobile avec des contours flous mais néanmoins perceptibles. Il s’agit en effet d’une composante structurelle très fréquente, du moment que le nom «zingaresca» ou «mauresque» apparaît souvent parmi les noms propres de la mascarade. En anglais la «Morris dance» n’est qu’une «moorish dance», c’est-­‐à-­‐dire une mauresque, une danse d’arlequins sautillants qui, pour une raison quelconque, est sortie de son contexte carnavalesque originel. L’apparition fréquente de «tsiganes» et «maures» dans les mascarades ne doit pas être considérée comme la dramatisation d’une sorte de préjugé ethnocentrique immanent à la communauté chrétienne, mais plutôt l’effet spécifique et le réfléchi obligé d’une caractéristique structurelle de base de la mascarade, celle de se montrer très souvent dans un double aspect: «belle» et «laide». Cette partition fondamentale peut être nommée et articulée dans une variété de façons, allant de l’exclusion réciproque totale de deux moitiés qui ne se rencontrent pas ou semblent ne pas se rencontrer, à leur intégration dans un unique grand défilé en tant que sections complémentaires du même rite. Le premier cas est celui de Gljev, en Dalmatie, où le cortège nuptial, c’est-­‐à-­‐dire la «mascarade blanche», est rituellement toujours distincte et indépendante de la «mascarade noire» des didi, les hommes-­‐bélier, qui suivent à une distance de sécurité. Une formation pareille se trouve dans le Pays Basque, du coté français, dans la Zuberoa ou vallée de la Soule. Ici la «mascarade rouge», c’est-­‐à-­‐dire la petite équipe de fantassins élégants en uniforme qui, dirigée par le zamalzain, l’homme-­‐cheval, dansent sur la pointe des pieds au son des flûtes et du tambour, disparaît complètement quelques instants avant l’arrivée de la «mascarade noire». Celle-­‐ci est la mascarade des buhameak ou bohémiens, c’est-­‐à-­‐dire des tsiganes ou chaudronniers, laids et déloyaux, menés par Pixtu et Kabana, deux personnages semi-­‐
diaboliques du type trixter. Une situation similaire se présente à Bagolino, village de montagne en Lombardie. Ici, l’escadron ordonné des balarì, qui sont des personnages élégants et solennels engagés dans un bal cérémonial tout le long des rues du village au son d’une orchestre impeccable de violon baroque, est complètement étranger aux méfaits des mascher. Ceux-­‐ci, revêtus de capes, laids et déguenillés, occupent dans les mêmes heures la place et la rue principale du village en arrêtant les passants pour un tournoi assez sordide de toucher sur les parties intimes. Un schéma presque pareil est celui des mascarades de deux petits villages de la montagne basque qui s’appellent Ituren et Zubieta, en Navarre, où le passage ordonné du peloton des joaldunak, les solennels sonneurs de cloches vêtus de blanc avec le chapeau en forme de cône, semble ignorer complètement le tumulte des disfraces, c’est-­‐à-­‐dire les lanceurs de fumier, les zombis et les mauvais, assez agressifs, qui se déchaînent derrière eux. Ailleurs, l’extranéité réciproque des deux mascarades semble s’amoindrir, du moment qu’elles s’intègrent comme deux segments différents d’un seul grand défilé: c’est le cas par exemple de Drežnica, dans les Alpes juliennes, en Slovénie, où ta lepih (les «belles») et ta grdi (les «laids»), qui sont ensemble au 4 début de la mascarade, bientôt se séparent pour suivre des chemins disjoints. C’est aussi le cas du Comelico dans la haute province de Belluno, où les masques «da bèl», élégants, ornés de rubans et avec le visage découvert, sont des hérauts qui annoncent l’entrée des «da brut», c’es-­‐à-­‐dire les personnages burlesques au masque en bois. La même situation se vérifie dans la vallée de Fassa, toujours dans les Alpes italiennes, pas trop éloigné de la précédente. Cas limite est celui dans lequel la répulsion réciproque des deux mascarades s’est radicalisé au point que les deux mascarades sœurs, la «belle» et la «laide», sont organisées dans des années différentes. Cette troisième et plutôt drastique solution a été adoptée, par exemple, dans le Tyrol, à Nassereith, où le célèbre Schellerlaufen du jeudi gras, avec plus de 400 participants avec de beaux masques sculptés, se déroule chaque trois ans. Dans les autres deux ans a lieu le Wilde Fasnacht, le «carnaval sauvage», qui est la mascarade «laide», dissociée et représentée à part. De cette manière, il peut arriver que l’une des deux mascarades disparaisse: c’est le cas, par exemple, de Sarnthein, dans le Tyrol du Sud, où la mascarade «belle», dont nous avons seulement quelques traces iconographiques de la fin du XIXe siècle, n’existe plus, ayant complètement disparue, même dans la mémoire des villageois. La représentation plus ou moins pretext de «l’autre», du «tsigane», du «maure» doit être placé dans ce cadre dédoublé, dans ce contexte disjoint. Il n’y a pas de xénophobie, ni vrai racisme ni préjugés, et même pas vraie satire: «tsigane» e «maure» «sont», et c’est tout, sont la preuve d’une humanité «autre» en général abêtie et inconsciente, pas chrétienne, mal-­‐en-­‐point, indisciplinés, ingouvernable, mais néanmoins, dans son ensemble, débonnaire. En Bulgarie, par exemple, dans la même mascarade peuvent figurer une troupe de «faux tsiganes» et une équipe de vrais Roms, embauchés pour une somme en tant que musiciens, ou même, il s’agit d’un cas extrême témoigné par Gerald Creed, pour se représenter eux-­‐
mêmes. «Tsigane» e «maure» de la mascarade ne sont en effet qu’une spécification particulière de l’amas beaucoup plus large des troupes loqueteuses qui apparaîssent après la partie cérémonielle du rite: un demi-­‐monde très spécial, où il y a des protagonistes fixes: le ramoneur, le rémouleur, le chaudronnier, le montreur d’ours, le maréchal-­‐ferrant, le colporteur, l’émigrant et bien sûr le juif. Ils sont tous des personnages stéréotypés tirés du groupe des ambulants plus déguenillés et scélérats qui, dans l’imaginaire populaire, sont liés à l’univers tsigane. Le problème n’est pas pourtant de définir ce que signifient les «autres» dans la mascarade, mais plutôt d’essayer d’expliquer les motivations de la schizophrénie radicale de la mascarade, c’est-­‐à-­‐dire les raisons pour lesquelles elle doit être forcemment deux. Pour tenter de résoudre ce dilemne, qui n’est pas sans importance au niveau ethnologique, revenons au cas des joaldunak, qui est très significatif. L’objectif déclaré du défilé des joaldunak est d’effectuer une sorte de purification des deux villages, une sorte de lustratio, une désinfestation complète des esprits 5 mauvais et des malheurs aux aguets. Le carnaval, en basque, est appelé «iñauteri», mot qui a une claire référence étymologique aux concepts d’assainissement et désinfection. Mais à cet égard, c’est-­‐à-­‐dire le problème de chasser les maux du monde, il est raisonnable de supposer que la magie populaire doit procéder un peu à tâtons. Voilà la mise en œuvre d’une double stratégie, d’une double médecine, que nous pourrions décrire comme allopathique, d’une part, et homéopathique d’autre part. D’une part nous avons en fait une stratégie classique ou «allopathique», avec des spécialistes, les joaldunak, équipés pour conjurer le mal comme des chirurgiens, ou ghostbuster, par l’utilisation d’instruments spéciaux: les cloches, les chapeaux coniques et le sceptre de crin de cheval. En parallèle, les Scheller du Schellerlaufen tyrolienne – le nom Scheller a le même signifié que joaldun, c’est-­‐à-­‐dire «sonneur» – sont engagés dans une sorte de désinfection rituelle du village avec le vacarme des Schellen, avec le tintement des Rollen, avec les coups de balai des Kehrer, et avec les jets d’aux froide des Spritzer. D’autre part, aussi bien en Navarre qu’au Tyrol, la cure «homéopathique» est proposée par les «laids», avec leurs représentations exagérées, et donc risible, de tout le mal possible – les impuretés, le vice, la mort, la dissolution de la chair ... – afin de l’exorciser et de le prévenir par une sorte de vaccin collectif. Il s’agit d’un memento mori qui est cathartique parce qu’il dédramatise: s’il y a la possibilité de mettre en place le mal, et en rire, il ne sera pas si mauvais. Voilà expliquée, au moins dans une hypothèse rudimentaire, la schizophrénie inhérente à nos mascarades d’hiver, qui nécessairement sont «belles» et ensemble «laides», spirituelles et burlesques, surhumaines et au dessous du niveau humain, «allopathiques» et «homéopathiques» parce que si une magie ne fonctionne pas, fonctionnera l’autre. Le troisième aspect dans lequel la mascarade croise directement la question de l’identité et / ou de l’altérité, est celui lié aux motivations et à la finalité psychologiques de l’acte de se masquer. Ces motivations et ces finalités sont d’autant plus contradictoires et complexes que plus grand est l’enthousiasme des jeunes hommes qui se sont engagés. Ils viennent, paradoxalement, des rangs du peuple le plus conservateurs et sont pourtant soucieux de se métamorphoser périodiquement dans des figures ancestrales indéchiffrables, ou en personnages laids, licencieux et répulsifs. Sur cette perspective particulière, nous ne pouvons dire que quelques mots conclusifs, puisque, pour un anthropologue, il s’agit d’une terre presque inconnue. La meilleure et plus convaincante métaphore, la meilleure synthèse de la thématique de l’identité et de l’altérité, de la relation entre le costume et la personne qui le porte, est sans aucun doute le masque et le visage qu’il cache. Les études chamanistiques, nous le rappelle Mihail Hoppal, avec leur attention aux aspects fondamentaux et basilaires de la construction de l’imaginaire culturel de l’homme, ont étudié longtemps ce problème. Le masque, c’est quoi? C’est une tentative plus ou moins gauche et maladroite de donner vie à quelques êtres surnaturels, ou plutôt une sorte d’écran qui doit protéger la personne qui le porte contre la puissance des forces spirituelles incontrôlables et dangereuses? La question n’est pas l’inutile calembour 6 qui’il semble à première vue, car elle concerne le statut spécifique du masque et de la personne qui le porte. Des deux, qui est le plus important? Qui vaut plus? Et, qui va survivre à l’autre? À court terme gagne certainement l’être humain. Le masque licencié n’est qu’un simulacre vide, un tas de chiffons. Mais dans le long terme, quand on voit le même masque porté dans la même manière après des décennies ou des siècles par des hommes qui le personnifient en tant que figurants, qui a gagné? Une autre perspective intéressante est de considérer le dyade du masque et de l’homme comme l’incarnation concrète, sur le plan de la représentation dramatique, de la même dyade du corps et de l’âme, de la bonne et de la mauvaise conscience, du conscient et de l’inconscient, du Moi et du Ça, ou de toutes autres diableries que les psychologues ont inventées pour donner un nom à la duplicité perçue d’un état intérieur dans lequel, toujours, il semble y avoir quelqu’un qui parle et quelqu’un qui écoute. Se mettre le masque est la mise en scène grossière mais convaincante de l’ambivalence de notre paysage intérieur dans lequel se profilent constamment les antagonistes éternels qui sont le contrôleur et le contrôlé. Selon l’hypothèse de Julian Jaynes, singulier psychologue cognitiviste américain, cette ambivalence n’est pas pour l’homme une condition structurelle immanente, mais une modalité psychique acquise qui est maturée seulement après «l’effondrement de l’esprit bicaméral», et donc à partir du néolithique, qui, ce n’est pas un hasard, est la même date de naissance des masques. L’ethnographie de l’Afrique enseigne que les chasseurs-­‐cueilleurs, les hommes du Paléolithique, n’ont pas de masques. Les masques sont tout d’abord créatures du village et de son histoire. Une partie de la signification évolutive de ce passage est celui que Jaynes attribue à l’émergence dans l’homme de la perception d’une conscience éternelle, en quelque manière déconnectée de l’expérience éphémère de l’être physique individuel. Mais dans le carnaval, encore une fois, qui serait immortel, le masque, ou plutôt la personne qui le porte? Nous ne sommes pas sûrs, ma nous pouvons certainement affirmer que c’est très peu probable que les deux meurent dans le même temps. Le point de vue quantitatif nous aide une fois de plus: étant deux, en fait, les chances de survie sont doublées. Photographies par Antonella Mott, Museo degli Usi e Costumi della Gente Trentina -­‐ Carnival King of Europe Didascalies: -­‐ 01BagolinoBalari.jpg: La mascarade «belle» des balarì à Bagolino, en Lombardie (I), 23 février 2009, Carnival King of Europe 7 -­‐ 02BagolinoMascher.jpg: En même temps, à Bagolino, la mascarade «laide» des mascher, 23 février 2009, Carnival King of Europe -­‐ 03ZubietaJoaldunak.jpg: La mascarade «belle» des joaldunak à Zubieta, en Navarre (E), 27 janvier 2009, Carnival King of Europe -­‐ 04ZubietaDisfrace.jpg: Le défilé des joaldunak est suivi par la mascarade «laide» des disfraces, Zubieta (Pays Basque -­‐ E), 27 janvier 2009, Carnival King of Europe 8 

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