L`économie libanaise: risques et perspectives. Article publié dans

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L`économie libanaise: risques et perspectives. Article publié dans
L’économie libanaise: risques et perspectives. Article publié dans Accomex,
magazine bimestriel de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris, numéro
du mois de septembre
Aperçu de l’histoire économique du Liban
Il n’est guère aisé de donner un aperçu objectif et exhaustif de l’économie libanaise. Le
Liban, en effet, est l’objet de nombreux clichés, politiques autant qu’économiques. Les
relations de ce pays avec la France ont un caractère particulier dû à des rapports
historiques anciens culturels et religieux, qui ont d’abord été tissés avec la communauté
maronite, mais qui, plus récemment, ont pris une tournure différente du fait des relations
très étroites établies par l’ancien Premier ministre assassiné, Rafik Hariri, avec la France
et le Président Jacques Chirac. L’image même de ce personnage politique libanais, issu
de la communauté sunnite, homme d’affaires milliardaire qui n’appartenait pas à la classe
politique traditionnelle, a fait l’objet d’une aura internationale exceptionnelle : la
reconstruction du Liban après les quinze années de guerre qui l’ont déchiré (1975-1990)
est attachée à son nom, quelles qu’en soient les insuffisances ou les contradictions.
L’image économique la plus classique du Liban est celle d’une Suisse du Moyen-Orient,
Beyrouth, sa capitale, étant considérée comme le petit Paris de l’Orient. L’économie
libanaise est perçue essentiellement comme une économie de services, axée autour de son
système bancaire et de la bonne qualité des facilités touristiques qu’il offre. Les Libanais
ont la réputation d’être des commerçants ou des financiers habiles, descendants des
Phéniciens qui sillonnaient les mers il y a quatre mille ans. Le Liban est aussi célèbre par
les communautés qu’il a essaimées depuis le milieu du XIXè siècle sur les quatre
continents et qui font que sa population émigrée est largement supérieure à sa population
résidente.
Toutefois, cette image n’a jamais correspondu à la réalité économique et historique du
pays : si les villes de la côte libanaise, depuis la fin du XIXè siècle, avaient repris une
certaine importance économique et démographique, en particulier Beyrouth et Sidon, la
montagne libanaise, à l’aube de l’indépendance en 1943, concentrait encore la majorité
de la population et restait largement une société rurale et artisanale. Jusqu’au milieu des
années cinquante, le Liban était essentiellement exportateur de produits agricoles,
notamment les agrumes, les pommes et les légumes, et l’agriculture continuait de jouer
un rôle majeur dans son économie.
En fait, comme on va le voir, une grande partie des problèmes économiques et politiques
du Liban peut être attribuée à une transition mal achevée d’une économie largement
rurale à une économie moderne de services à haute valeur ajoutée. En effet, l’économie
moderne du pays est restée cantonnée au secteur du tourisme, au commerce et à la banque
commerciale et n’a pas été en mesure de fournir les emplois qualifiés et non qualifiés
pour une population en forte croissance, en particulier dans les communautés
musulmanes.
L’image un peu simpliste de l’économie libanaise comme centre régional dynamique de
services, ne rend pas compte de la complexité de l’économie libanaise et de ses
problèmes qui ont été croissants depuis le début des années quatre vingt dix, lorsqu’il a
été mis fin aux quinze années de guerre et de violence, et ce pour des raisons que nous
expliciterons ci-dessous.
Ces problèmes se traduisent aujourd’hui par une dette publique de 37 milliards de dollars,
dont le poids est exceptionnel sur l’économie libanaise puisqu’il représente environ 200%
du PIB. Le service de cette dette constitue plus de 45% des dépenses de l’Etat et
représente plus de 70% des recettes ; de ce fait, le déficit des finances publiques depuis
1992 a fluctué entre 15% et 25% du PIB. Comme nous le verrons, cette dette ne résulte
pas du coût de la reconstruction qui n’a pas dépassé six à sept milliards de dollars, mais
d’une gestion fort contestable du stock réel de la dette qui est resté modeste, au niveau de
7 milliards de dollars, y compris les déficits cumulés du secteur public de 1993 à 2004(1)
. De plus, le déséquilibre des comptes extérieurs du pays atteint lui aussi des niveaux très
élevés par rapport au PIB, le niveau des importations étant plus de cinq fois supérieur à
celui des exportations.
Il n’est donc pas exagéré d’affirmer que l’économie libanaise vit dangereusement, bien
que depuis la fin de la guerre elle n’ait connu qu’une seule crise majeure qui ait affecté la
stabilité de la livre libanaise et entraîné des conséquences très négatives sur le pouvoir
d’achat des couches moyennes et défavorisées de la population (2). Mais le contraste entre
l’image très positive de l’économie libanaise et sa réalité n’est pas tout à fait nouveau.
Déjà avant la guerre et dès les années cinquante du siècle dernier, de nombreux experts
avaient souligné le caractère fragile de l’économie libanaise, trop dépendante du secteur
des services et dont le déficit des comptes extérieurs se creusait de plus en plus. En fait,
dès cette époque, l’équilibre de l’économie libanaise et sa compétitivité étaient assurés
par divers facteurs, en particulier la disponibilité d’une main d’œuvre à bon marché
(palestinienne et syrienne), des entrées massives de capitaux, cadres techniciens et
d’investisseurs des pays voisins, fuyant la vague de nationalisation qui s’était abattue sur
les pays voisins (Egypte, Syrie, Irak), l’émigration du surplus de main d’œuvre libanaise,
qualifiée ou non qualifiée, qui alimentait un courant stable et en progression constante de
transferts vers le Liban (3).
Après la mini guerre civile de 1958, due aux tensions régionales fortes de cette période
(4), une mission d’experts français, dirigée par Louis Lebret (5), mena une enquête
exhaustive sur les niveaux de vie au Liban qui devait révéler de profondes inégalités
sociales et régionales au Liban, en particulier dans les zones rurales, qui se recoupaient
partiellement avec des inégalités communautaires socio-économiques (6). Les conclusions
de l’enquête mettaient en garde les autorités libanaises sur les conséquences politiques
graves de ces inégalités, si l’Etat libanais ne mettait pas en œuvre une politique
économique dynamique, visant à intégrer ces régions périphériques pauvres à l’économie
prospère et dynamique du Mont Liban vivant des services et du tourisme (7).
Par la suite, une série de réformes économiques, sociales et administratives importantes
étaient mises en exécution ; puis un premier plan quinquennal de développement (1964-
1968) fut préparé par le Ministère du Plan et adopté par le gouvernement qui prévoyait la
continuation des précédentes réformes et l’achèvement des grandes infrastructures
économiques et sociales initiées durant la période précédente. En fait, cette période
(1958-1964), dominée par la figure réformatrice du Président de la République, le
Général Fouad Chéhab, fut une époque de forte croissance et d’extension et de
consolidation des institutions de l’Etat libanais (8). La livre libanaise devait connaître une
appréciation substantielle de sa valeur, dopée par des entrées de capitaux et les remises
des émigrés libanais. Les finances de l’Etat étaient gérées de façon conservatrice et
l’extension des fonctions de l’Etat ne fut pas financée par l’emprunt, mais par
l’augmentation naturelle des recettes fiscales due aux taux de croissance élevés de
l’économie du pays (9).
A partir de la fin des années soixante et au début des années soixante dix, l’importance
prise par le développement des économies exportatrices de pétrole au Moyen-Orient,
accéléré par le quadruplement des prix du pétrole en 1973, devait contribuer
considérablement à consolider les mécanismes de la croissance spécifique à l’économie
libanaise, exportatrice massive de ressources humaines. En effet, de nombreux Libanais,
entrepreneurs, professions libérales, techniciens, émigraient vers les pays arabes
producteurs de pétrole et y faisaient souvent des fortunes importantes ou, en tous cas,
atteignaient de hauts niveaux de rémunération. Aussi, ne faut-il pas s’étonner que durant
toute la première partie des évènements du Liban, de 1975 jusqu’à 1982, date de la
seconde invasion du Liban par Israël, les comptes extérieurs accusent des excédents
remarquables, alimentés par les rapatriements de capitaux des Libanais. En dépit des
hostilités et des destructions et de la perte de recettes de l’Etat, la livre libanaise se porte
fort bien ; les nouvelles fortunes sont investies dans de la promotion immobilière, la
demande étant stimulée par les déplacements de population qu’entraînent les violences
dans certaines régions ou certains quartiers de Beyrouth. Les banques libanaises
continuent de voir leurs dépôts augmenter sensiblement de 3,6 milliards de dollars en
1974 à 12 milliards en 1982.
Les effets de la guerre sur l’économie libanaise.
C’est durant la seconde période de la guerre (1982-1990), que l’économie souffrira le
plus. L’invasion israélienne ayant provoqué un chaos généralisé dans le pays et des
déplacements forcés de population d’une ampleur sans précédent, les capitaux libanais
fuient le système bancaire, la livre libanaise commence une chute qui ne s’arrêtera qu’en
1988 avant le grand effondrement, largement artificiel de 1992 que nous avons déjà
évoqué. Les dépôts dans le système bancaire libanais ne sont plus que 3,5 milliards de
dollars en 1987 contre 12 milliards en 1982 ; le PIB décline jusqu’à 2,5 milliards environ
en 1988, soit 714 dollars par tête d’habitant (contre environ 2000 dollars en 1975). Le
déclin de la livre libanaise dont le cours tombe de 4,5 livres pour un dollar à 500 livres en
1988 et ses fluctuations entraînent une dollarisation de plus en plus poussée de
l’économie libanaise (10).
Lorsque les hostilités s’arrêtent au Liban en octobre 1990, la livre libanaise se stabilise au
niveau de 800 à 1000 livres pour un dollar. Le pays sort de quinze années de violences
avec ses infrastructures endommagées, un patrimoine immobilier dégradé, 600 000
personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays, les capacités productives de l’économie
ont été atteintes (usines brûlées et pillées) (11); de plus, l’armée israélienne continue
d’occuper une large partie du sud du Liban et se heurte à la résistance armée du
Hezbollah, résistance qui portera ses fruits, puisque en 2000 le gouvernement israélien,
devant les pertes grandissantes que subit son armée, décide d’évacuer le territoire occupé.
En revanche, sur le plan financier, le système bancaire n’a pas connu d’effondrement, les
importantes réserves d’or de la banque centrale (2,5 milliards de dollars) n’ont pas été
entamées (12); le Liban n’a pas de dette extérieure et le poids de sa dette intérieure en
livres libanaises (environ 100% du PIB de 1990 qui est lui-même au plus bas à cette
époque) est largement atténué par une inflation forte. Par ailleurs, les émigrés libanais
constituent un soutien financier important par leurs envois réguliers à leurs familles, sans
compter l’enrichissement de très nombreux libanais, soit par la guerre elle-même, soit par
les fortunes faites dans les pays arabes exportateurs de pétrole ou en Afrique. Le coût de
remise à niveau des infrastructures est estimé par la société américaine Bechtel à 3,5
milliards de dollars (13).
Ainsi, le Liban, à la sortie de la guerre, est confronté à une situation certes difficile, mais
il dispose encore d’un certain nombre d’atouts importants, d’ordre financiers et humains
(les émigrés). En 1991-1992, les gouvernements libanais successifs enregistrent des
succès politiques importants : les milices armées sont dissoutes (à l’exception du
Hezbollah qui mène la résistance à l’occupation israélienne au sud), leurs armes sont
exportées ou remises à l’armée libanaise qui intègre un certain nombre de ces miliciens
dans ses rangs ; les administrations sont réunifiées ; des élections législatives sont
organisées en 1992 qui seront largement boycottées dans plusieurs circonscription pour
diverses raisons politiques (ce qui ne sera plus le cas dans les élections suivantes). C’est
dans ce contexte que survient une vague sans précédent de spéculations contre la livre
libanaise dont le cours tombe à 2 800 livres pour un dollar au cours de l’été 1992.
La politique de reconstruction et ses implications monétaires et financières.
Après les élections qui ont lieu à cette période, Rafic Hariri sera désigné comme Premier
ministre ; il est porteur d’un ambitieux projet de reconstruction destiné à rendre au Liban
sa place d’avant guerre dans l’économie régionale, comme centre de service et entrepôt
commercial. Le plan de remise à niveau des infrastructures préparé par la société Bechtel
est mis de côté au profit d’un nouveau plan de développement de ces infrastructures de
dix ans, prévoyant des dépenses de 18 milliards de dollars. Une Caisse d’indemnisation
des déplacés est créée. En revanche, aucun mécanisme d’aide n’est prévu pour que le
secteur privé puisse reconstituer sa capacité productive, sérieusement entamée par les
destructions de capital physique durant la guerre dans les secteurs agricoles, industriels et
touristiques. Aucune pension n’est attribuée aux veuves, orphelins et invalides que la
guerre a créés. Comme nous le verrons aussi, aucun prélèvement fiscal exceptionnel n’est
opéré par le gouvernement sur les fortunes constituées durant la guerre pour financer la
reconstruction.
Par ailleurs, une nouvelle politique monétaire est inaugurée à partir de la fin de l’année
1992. Cette politique consiste essentiellement à encourager l’utilisation massive du dollar
dans l’économie libanaise et à faire de la livre libanaise une simple monnaie de compte,
dont le cours est désormais administré par la Banque centrale qui maintient sa parité par
rapport au dollar dans des limites très étroites (0,33% de chaque côté d’un cours pivot
fixe). En dépit d’une chute rapide de l’inflation à partir de 1993 et d’un afflux de
capitaux, la Banque centrale et le ministère des finances maintiennent, à travers les
émissions hebdomadaires de bons du trésor, une structure anormalement élevée des taux
d’intérêt, en particulier sur la livre libanaise. En effet, ces taux ont fluctué entre 18% et
42% durant la période 1992-1998, puis entre 9% et 14% après que le seul gouvernement
qui n’ait pas été présidé par Rafic Hariri ait rompu avec la pratique de ce niveau
anormalement élevé de taux d’intérêt, ayant des effets catastrophiques sur l’endettement
du Trésor et des firmes privées. Les taux d’intérêt servis aux déposants sur leurs avoirs en
dollars ou facturés pour les facilités de crédit au secteur privé ont été eux aussi portés à
des niveaux très élevés par rapport aux taux d’intérêt prévalant sur les grands marchés
financiers internationaux ; le différentiel de taux atteint plus de 8 à 10 % suivant les
périodes.
De ce fait l’émission de bons du trésor et la spéculation sur le différentiel d’intérêt entre
les taux servis sur la livre libanaise et sur le dollar sont devenus un instrument majeur
d’enrichissement des couches déjà fortunées de la population, tout en assurant un
complément de revenus non négligeable aux classes moyennes ou aux détenteurs de
carnets d’épargne de moyens modestes. Le coût de cette source d’enrichissement a été
supporté par le Trésor public qui a surpayé le financement de sa dette et par le secteur
privé productif endetté auprès des banques. Aussi, la dette publique atteint le niveau de
35 milliards de dollars à la fin de l’année 2004, alors que le déficit des finances publiques
n’a pas dépassé 5 milliards de dollars durant la période 1993-2004, ainsi que nous l’avons
déjà signalé. Cette politique d’argent excessivement cher a en fait empêché le Liban de
connaître des taux de croissance élevés ; après deux années de croissance forte en 1994 et
1995 dû à de nombreuses mises en chantier et à un boom immobilier, la croissance
annuelle a décliné pour rester relativement faible (entre 0% et 2,5%). Ce n’est qu’après la
Conférence de pays donateurs organisée par la France en novembre 2002, et sous la
pression de ces pays qui ont souscrit à des obligations à quinze ans à 5% pour 2,5
milliards de dollars, que les taux d’intérêt se sont orientés à nouveau à la baisse (14).
Pour compléter ce tableau des politiques de la reconstruction, il faut mentionner le fait
qu’en 1994, le gouvernement abaisse drastiquement le niveau de l’impôt sur le revenu
dont la progressivité est ramenée de 2% à 10%, cependant que les revenus du capital ne
sont taxés qu’à 5%, que les plus values foncières et financières sont exonérées et que la
retenue à la source sur les intérêts des dépôts bancaires ou les intérêts sur la dette en livre
sont exonérés de tout impôt (15). A la différence de ce qui se fait après toutes les guerres,
aucun prélèvement fiscal ou quasi-fiscal exceptionnel n’a été opéré par l’Etat à la fin de
la guerre pour permettre de faire face aux charges exceptionnelles que cette dernière
entraîne au titre de la reconstruction des infrastructures publiques, des capacités de
production du secteur privé, des pensions à verser aux victimes de guerre.
Enfin, la politique de reconstruction n’a pas tenu compte du fait que les économies arabes
voisines, en particulier celle des pays exportateurs de pétrole, mais aussi celles de pays
comme l’Egypte ou la Syrie, s’étaient considérablement modernisées et ouvertes sur le
commerce international. De ce fait, le Liban, pour retrouver un rôle régional important
aurait dû mettre l’accent dans sa politique de reconstruction sur la valorisation de ses
ressources humaines et le développement de services ou de produits à haute valeur
ajoutée, sur le modèle de l’Irlande ou des petites économies asiatiques, telles que
Singapour ou Taïwan. Doté de richesse en eau et de sols fertiles dans plusieurs régions du
pays, le Liban aurait dû viser aussi à assumer une vocation agro-alimentaire, ce qui lui
permettrait de redonner vie à ses régions rurales qui dépérissent.
Potentiel et perspectives futures de l’économie libanaise.
En dépit des aspects négatifs de la politique de reconstruction et notamment de la
politique monétaire et financière, l’économie libanaise a résisté de façon surprenante à
toutes les conjonctures dangereuses. Même les récents évènements, particulièrement
dramatiques depuis l’adoption de la résolution 1559 des nations Unies en septembre 2004
et l’assassinat tragique de Rafic Hariri, figure politique et économique majeure du Liban
et du monde arabe depuis quinze ans, n’ont pas provoqué d’effondrement de l’économie
libanaise ou de la monnaie. Les dépôts dans le système bancaire sont restés stables au
niveau de 53 milliards de dollars, contrairement à ce qui avait été le cas après l’invasion
israélienne de 1982.
En réalité, si le potentiel économique du Liban n’est pas véritablement mobilisé pour
obtenir une croissance élevé et durable, le pays dispose de contrepoids et de gardes fous
importants qui empêchent une explosion sociale ou l’explosion de la bulle financière
créée par le mode de gestion de la dette publique et un système monétaire qui fait
coexister comme moyen de paiement courant le dollar avec la livre, ce qui crée un risque
systémique important pour la stabilité de la monnaie nationale. Mais ce risque systémique
est cependant atténué par le mode de gestion monétaire (voir ci-dessous).
Il s’agit tout d’abord du volume régulier des remises d’émigrés qui augmentent lorsque la
crise sociale s’aggrave. Par ailleurs, l’émigration continue des jeunes libanais de toutes
les communautés est une soupape de sûreté importante qui atténue la crise sociale et
augmente le volume des transferts financiers dont bénéficie le pays; le boom économique
récent dans les pays de la péninsule Arabique dû à l’explosion des prix du pétrole a créé
une demande pour les cadres et techniciens Libanais (en particulier à Dubaï).
En second lieu, la dette libanaise (en devises comme en livres) se trouve massivement
concentrée aux mains des sept plus grandes libanaises (en sus de la banque centrale) ; ces
dernières n’ont aucun intérêt à ne pas renouveler régulièrement les échéances de bons du
trésor ou à refuser de financer les nouveaux déficits publics (essentiellement dus à la
charge du service de la dette), car leurs profits sont très largement dépendants du
rendement qu’ils obtiennent de leur portefeuille de titres de la dette libanaise. Il n’y a
donc pas de risque de scénario à l’Argentine où les banques étrangères étaient détentrices
de la majeure partie de la dette et ont décidé de se retirer du risque argentin.
Dans le cas libanais, les banques locales ont aidé la banque centrale à stabiliser aussi le
cours de la livre en déposant auprès d’elle, moyennant une forte rémunération une large
partie de leurs liquidités en dollars. Cette politique est certes coûteuse, mais elle a permis
jusqu’ici de contenir les risques que fait courir au système monétaire les déplacements de
capitaux de la livre vers le dollar chaque fois que le pays connaît des tensions ou des
incidents politiques internes ou que des rumeurs alarmistes soient répandues sur la santé
de la livre libanaise.
En troisième lieu, les recettes du Trésor libanais ont considérablement augmenté au cours
des dernières années, grâce à l’introduction de la TVA et au fait que les profits des deux
compagnies de téléphonie mobile reviennent désormais entièrement à l’Etat.
Parallèlement, grâce aux résultats de la Conférence des pays donateurs de Paris II, les
intérêts sur la dette publique ont baissé assez substantiellement, ce qui a contribué à
réduire le déficit budgétaire. Aussi, les finances publiques libanaises ont-elles connu en
2003-2004 une amélioration sensible. Ce n’est plus le cas en 2005 en raison des
conséquences des évènements locaux que nous avons évoqués ; mais on peut penser que
la crise financière restera contenue une nouvelle fois.
Enfin, les évènements du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis ont entraîné des
rapatriements de capitaux arabes dont les banques libanaises ont bénéficié ; de même,
après la libération du sud du Liban et la fin de toute opération militaire sur le territoire
libanais, les riches touristes arabes des pays exportateurs de pétrole, qui ont délaissé les
destinations américaines ou européennes, dont ils étaient friands sont venus en nombre
grandissant au Liban. Bien sûr, le tourisme en 2005 a été affecté par les évènements
récents.
En conclusion, on peut affirmer que le Liban continue de vivre dangereusement ;
débarrassé de la lourde tutelle syrienne, le pays est aujourd’hui à nouveau déstabilisé par
une conjoncture régionale très difficile et très tendue. Cependant, sa capacité de
résistance économique est forte, bien que coûteuse en termes financiers pour ce qui
concerne la stabilité du système monétaire dual dont il s’est doté et le renouvellement
régulier des échéances de la dette publique. Le pays dispose de plus d’un formidable
potentiel de ressources inexploitées, voir même réprimées, en particulier la qualité de ses
ressources humaines qui sont exportées au lieu d’être valorisées sur place, mais aussi ses
ressources en eaux et capacités hydrauliques non seulement mal exploitées, mais qui
subissent une pollution alarmante.
Pour rembourser son énorme dette, le pays aura donc besoin de mettre en œuvre toutes
ses capacités productives ; quelle que soit l’importance du secteur des services dans la
formation du PIB, celui-ci n’est pas à même à lui seul d’assurer une expansion
économique suffisamment importante pour permettre d’assurer une réduction progressive
du montant de la dette. De plus, la moitié de la dette publique étant libellée en dollars des
Etats-Unis, il convient que l’économie puisse dégager suffisamment de ressources en
dollars en provenance de son effort productif et non plus, comme par le passé,
uniquement par l’attrait qu’exercent sur l’épargne des émigrés ou des riches arabes les
taux d’intérêts généreux servis sur les dépôts dans les banques libanaises. Sur ce plan,
d’ailleurs, il faudrait aussi que les banques libanaises parviennent à réduire la dépendance
de leurs profits sur le niveau de taux d’intérêt élevé sur la dette publique ou les
importantes commissions de swap qu’elles encaissent pour être incitées à renouveler à
plus longue échéance les titres de la dette publique qu’elles ont en portefeuille (16).
Par ailleurs, il faudrait supprimer le système monétaire dual et procéder à une réforme
monétaire drastique qui rétablirait le prestige de la monnaie nationale (création d’une
livre lourde). Pour réussir, une telle réforme appelle non seulement à un changement de
politique monétaire (flexibilité plus grande dans la gestion du taux de change, fixation de
ce taux sur un panier de monnaies comprenant l’Euro au lieu du système de parité fixe
avec le dollar), mais aussi à une réforme de l’appareil productif.
Sur ce plan, ce qui s’oppose le plus à la libération des capacités productives inexploitées
est la vision traditionnelle de l’économie du pays, partagée par beaucoup d’économistes
et d’hommes politiques, suivant laquelle la vocation du Liban est celle d’une économie
exclusivement spécialisée dans les services bancaires et touristiques ainsi que dans les
transactions et spéculations financières ou foncières. Bien plus, dans cette vision, seule la
capitale et les lieux de villégiatures de montagne avoisinants sont l’objet d’attention,
cependant que l’extraordinaire variété de paysages, de beautés naturelles et de sites
archéologiques des autres régions du pays est totalement ignorée, de même qu’une
remarquable biodiversité qui permettrait le développement d’une production de
médications à base de plantes.
Un changement de mentalité économique et financière n’est pas une chose facile dans
n’importe quel pays. Les amis du Liban, qu’il s’agisse des pays de l’Union Européenne,
la France en tête, ou des organismes multilatéraux de financement, peuvent
considérablement aider à accélérer ce changement inévitable, si le pays veut éviter les
affres d’une crise sociale et économique généralisée dans le futur, ce qui pourrait advenir
si la situation régionale continue à se dégrader et que le Liban, de par la nature de son
système politique communautaire, doive en payer à nouveau les frais, comme cela a déjà
été le cas dans le passé.
1- L’origine de la dette se décompose en 2,3 milliards de dette existante à la fin de l’année 1992 et en 5
milliards de déficit cumulé des finances publiques entre 1993 et 2004 (service de la dette exclue) ; le reste
de la dette a pour origine le seul jeu des intérêts payés qui se sont élevés durant cette période à 26 milliards
de dollars, soit plus de trois fois le montant de la dette d’origine. La source de ces données provient des
rapports annuels de la Banque du Liban et des statistiques mensuelles du Ministère des finances depuis
1999 sur le montant des dépenses et des recettes du budget et hors budget.
2- Cette crise est intervenue en février 1992, lorsque sous prétexte d’une augmentation de salaires dans la
fonction publique, un mouvement intempestif de spéculation contre la livre libanaise se déchaîne qui durera
jusqu’à la fin de l’été (le cours de la livre au dollar tombe de 879 livres pour un dollar à 2825 livres),
entraînant le chute du gouvernement d’Omar Karamé ; après les élections de l’été et la nomination de Rafik
Hariri à la tête du gouvernement la spéculation s’arrête et le cours de la livre est stabilisé à 1875 livres pour
un dollar.
3- Voir Georges CORM, « Démographie et miracle libanais », revue Travaux et Jours, Beyrouth, octobredécembre 1969.
4- La révolution irakienne de juillet 1958 qui abolit la monarchie pro-occidentale, des troubles en Jordanie,
l’union de l’Egypte et la Syrie qui semble aussi menacer les intérêts occidentaux, tous ces évènements
venant à la suite de l’attaque militaire franco-anglaise et israélienne contre l’Egypte en octobre 1956 qui
enflamme les passions dans le monde arabe ; des troupes américaines débarquent au cours de l’été 1958 sur
les plages de Beyrouth pour prévenir une insurrection qui gronde. Le Général en chef de l’armée libanaise,
Fouad Chéhab, qui a su préserver l’unité de l’armée et la garder loin des querelles de clans est élu président
de la République en septembre, ce qui met un terme aux désordres.
5- Le Père Louis Lebret a été une personnalité ecclésiastique qui a joué un rôle éminent dans l’Eglise,
notamment dans la préparation de l’encyclique Populorum Progressio ; il avait fondé à Paris l’Institut du
développement intégral et harmonisé (IRFED) qui formait des cadres du tiers monde et menait des missions
de consultation auprès de certains gouvernements. Il fut appelé au Liban par le Président Fouad Chéhab
afin d’établir une politique économique basée sur la justice sociale et le développement équilibré de toutes
les régions du Liban.
6- Voir Besoins et Possibilités du Développement au Liban, 2 vol., Ministère du Plan – Mission IRFEDLiban 1960-1961, Beyrouth
7- Voir Le Liban face à son développement, Institut de formation en vue de la formation, Ministère du
Plan, Beyrouth, 1963.
8- Voir Georges CORM, Politique économique et planification au Liban 1954-1964, Imprimerie
universelle, Beyrouth, 1964,.
9- Voir Albert DAGHER, L’Etat et l’économie au Liban, action gouvernementale et finances publiques de
l’indépendance à 1975, Les Cahiers du Cermoc, n° 12, Beyrouth, 1996 ainsi que Georges CORM, "Bilan
des finances publiques libanaises 1945-1965", Le Commerce du Levant, Numéro annuel, Beyrouth, 1963.
10- Suivant les statistiques bancaires et monétaires publiées dans le Bulletin trimestriel de la Banque du
Liban pour les années concernées.
11- Voir Boutros LABAKI et Khalil ABOU RJEILY, Bilan des guerres du Liban 1975-1990, L’Harmattan,
Paris, 1993.
12- En 1986, le Parlement libanais a voté une loi empêchant les autorités politiques et monétaires de
disposer du stock d’or, de le vendre ou de le gager.
13- Plan de réhabilitation économique du Liban, Conseil du Développement et de la Reconstruction –
Bechtel International, 1991 (document dactylographié). Par la suite, en 1994, le premier gouvernement
présidé par Rafic Hariri fait établir un plan décennal de 18 milliards pour la reconstruction.
14- Voir Georges CORM, Liban. Histoire et société, op.cit. pp. 289-291.
15- La progressivité de l’impôt sur le revenu sera revue en 1999 par le gouvernement de Salim El-Hoss
pour être portée à 20%, cependant que l’impôt sur les dividendes est augmenté à 10% (mais ramené à 5%
en cas d’introduction en bourse ou de prise de participation d’un partenaire étranger dans le capital). En
2002, le gouvernement de Rafic Hariri rétablira le prélèvement à la source sur les intérêts bancaires à
hauteur de 10% et mettra en œuvre le projet de TVA (taux unique de 10% avec exemption du secteur
médical, éducatif et les produits alimentaires de base) préparé par le précédent gouvernement de Salim ElHoss .
16- Sur tous ces points, voir Georges CORM, Overcoming the Debt Trap in Lebanon. An Analysis of Debt
Mechanism and Scenarios for the Future, étude non publiée réalisée pour le bureau du Vice-Premier
ministre libanais, M. Issam Farès, mars 2005.