revisiter les frontières - Revue des sciences sociales

Transcription

revisiter les frontières - Revue des sciences sociales
Philippe Hamman
Professeur de sociologie
Université de Strasbourg
Centre de recherche et d’étude en sciences
sociales (CRESS EA 1334)
<[email protected]>
Pascal Hintermeyer
Professeur de sociologie
Université de Strasbourg
Laboratoire cultures et sociétés en Europe
(UMR UdS / CNRS 7236)
<[email protected]>
Revisiter les frontières
À
l’occasion de son quarantième
anniversaire, la Revue des sciences sociales a choisi de revisiter
une de ses thématiques récurrentes,
en relation avec son ancrage à Strasbourg, ville-frontière qui a souvent
fait l’expérience des inconvénients de
cette situation limitrophe et qui s’efforce de la convertir en opportunité
d’échange et de métamorphose dans
la perspective de la construction européenne. Nous proposons ainsi d’approfondir et renouveler les approches
des frontières abordées régulièrement
au cours des deux dernières décennies dans plusieurs numéros, à partir d’une entrée ou d’une autre, ou
encore comme arrière-plan. Revenons brièvement sur quelques jalons,
qui témoignent de l’attention portée à
ce problème autant que des modes de
construction de l’objet.
En 1991-1992, le n° 19 de la revue
a pour thème « Villes mémoires, villes
frontières ». Il accorde une forte place
au cas – à bien des titres emblématique – de Strasbourg et de l’Alsace, au
sens des frontières politiques, dans
leur historicité et leur actualité, nationale et européenne, tout en ouvrant
des parallèles (notamment avec Berlin
et Trieste comme « villes-frontières »)
et en joignant à la lecture institutionnelle et socio-politique un regard en
termes de frontières culturelles – sans
8
doute est-il toutefois délicat de différencier les deux répertoires, on le
verra dans le présent dossier. De façon
originale, des articles ont également
exploré les « frontières de la communication » ou des identités juives,
témoignant d’usages immatériels des
frontières mais aux effets bien réels, y
compris en termes de professions (du
patrimoine et de sa transmission, de la
ville, de l’environnement et de l’action
publique, plus largement).
Dans le n° 24 publié en 1997, le
dossier consacré aux « Exils, migrations, voyages » fait également écho
aux frontières, sous l’angle des relations entre les passages et les modes
d’identification : les voyageurs et les
nomades, dans leurs différentes déclinaisons – y compris le touriste ou l’éleveur nomade – se placent en regard
des figures et expériences de l’exil,
tant dans l’appréhension des sociologues (Norbert Élias, par exemple) que
dans le vécu de populations qui ont
été conduites à migrer (harkis, gitans,
kabyles, etc.). La frontière devient
un espace, matériel et vécu, dont la
consistance vaut ressort d’identités.
La diversité d’usages de ces références
est alors source de conflits, locaux et
nationaux : la question du nationalisme est explorée à ces deux échelons,
celui de la nation – entre citoyenneté
et imaginaires concurrents – et celui
des productions d’appartenances
entrelacées en Alsace-Moselle.
L’arrière-plan et la forme paroxystique de ces conflictualités peuvent
être la guerre, sujet d’un numéro
publié en 2006 (n° 35, « Nouvelles
figures de la guerre »). Il invite à relire
les formes guerrières actuelles (figure
du combattant, terrorisme, biotechnologies), en même temps que leurs
médiatisations, sinon leurs virtualisations, à partir d’Internet et autour des
Cyberwars. Le visible et l’invisible, les
dimensions géographiques et sociales
au cœur de ce qu’est une frontière
sont ainsi, une fois de plus, recomposés, et la nature des transgressions
spatiales se complexifie, entre différents univers de sens et de réalité.
On retrouve dans le n° 42, « Étrange étranger », publié en 2009, la double figure du migrant et de l’étranger,
incarnation simmelienne de la mise
à distance dans la proximité, souvent associée à la frontière, en même
temps que du rapprochement de ce
qui est éloigné, à l’image du réseau.
Sont déclinées les figures actuelles de
l’étranger (l’étranger en ville, dans
les univers professionnels, la figure
du traître, etc.), et les enjeux de son
appréhension juridique par les institutions publiques (personnels des
institutions administratives et sociales, milieu carcéral, contentieux des
Philippe Hamman, Pascal Hintermeyer
étrangers), différentes traductions littéraires, ainsi que les perceptions de ce
qui éloigne ou rapproche, c’est-à-dire
les altérités comme frontières mentales, subies et-ou revendiquées.
On ne saurait, de la sorte, réduire
la problématique des frontières aux
questionnements limologiques (Pollmann 1999), pas plus qu’on ne peut
se contenter d’un usage relâché de
frontières purement métaphoriques.
Le n° 33 de la Revue des sciences sociales intitulé « Privé-public, quelles frontières ? » (2005) illustre fort à propos
les intérêts d’un regard croisé. Il est
question d’espace sinon de territorialité dans les délimitations entre espace
public et espace privé. Mais là n’est
pas tout : la distinction privé-public,
comme cadre institutionnel et de références cognitives à la fois, impacte
les pratiques sociales dans et entre
différents univers – ce qui participe
justement de ce processus de différenciation. Penser la frontière est aussi,
dans bien des cas, saisir la mise en
relation entre les scènes et répertoires
de mobilisation (environnementale,
scolaire, professionnelle…) données
à voir et les reconfigurations de l’action publique – tacites ou présentées
comme exemplaires – en même temps
que celles de la place de l’intime et de
l’exposition de soi, à l’instar de la téléréalité, pour égrener quelques exemples alors traités dans le numéro.
Frontières politiques, culturelles et
mentales, enjeux de différenciations,
de conflictualités et de bellicités, vecteurs d’altérités et d’étrangetés, ces thématiques se retrouvent dans l’appel à
contributions qui a été lancé en direction des doctorants de l’École doctorale Sciences humaines et sociales :
perspectives européennes (ED 519) de
l’Université de Strasbourg. La thématique des frontières a irrigué plusieurs
manifestations scientifiques de l’ED
de 2010 à 2012, à commencer par des
journées doctorales interdisciplinaires
qui ont su mobiliser de nombreuses
énergies au sein des différentes unités
de recherche du domaine – et notamment les deux laboratoires associés à la
Faculté des Sciences sociales : le Laboratoire Cultures et Sociétés en Europe
et le Centre de Recherche et d’Étude
en Sciences Sociales. Dans le sillage
Revisiter les frontières
de cette dynamique, la présente livraison offre l’opportunité d’une publication pour une sélection des meilleures
communications présentées dans ce
cadre. Elle permet, corrélativement,
un dialogue fécond avec des articles
signés par des chercheurs confirmés.
La frontière : objet
singulier, objet pluriel
n
Les frontières séparent dans l’espace
des ensembles humains et marquent
des limites de souveraineté (Anderson
1997). Elles présentent une certaine
permanence tout en étant vouées à
être rectifiées avec le temps. Suscitant des rationalisations en vue de les
pérenniser et de les légitimer, elles
sont aussi objets de contestations, de
controverses et de contentieux. Les
frontières sont issues d’un investissement politique poursuivi jusque dans
la mort (Hintermeyer, Lévy 2006).
Elles représentent des repères dans la
vie humaine et sociale. Souvent considérées comme stables, voire intangibles, elles sont à la fois durables et
vouées à être dépassées et même transgressées (Cultures et conflits 2009a-b).
En Europe, elles dessinent des confins
par rapport auxquels se définissent des
desseins partagés, elles ménagent des
perspectives intégratrices, elles déterminent des marges et des marches
tiraillées entre des références et des
influences contrastées (Wassenberg,
Clavert, Hamman 2010).
Une frontière n’est pas n’importe
quelle limite, et n’est pas non plus
l’unique limite entre des souverainetés
étatiques, c’est-à-dire qu’il n’y a pas
que des frontières d’État. Le cas français est de ce point de vue représentatif de tout un travail de production
et d’inculcation d’une frontière-ligne
associée à l’État et à la nation, au sens
où le projet régalien de construction
de l’État est passé par la stabilisation
de l’hexagone, et s’est prolongé, quel
que soit le régime, ce dont témoignent
les emblématiques cartes de France
scolaires. Il s’agit donc de construits
tout à fait situés :
« Qu’un paysage se découpe devant les yeux
d’un intendant en mission ou d’un simple
voyageur, marchand, érudit ou pèlerin, et
ce sont des lignes multiples qui s’étirent ou
se croisent, entre des forêts et des champs,
des taches de cultures, une église et sa
place… Les limites sont omniprésentes,
et si elles varient en apparence selon les
observateurs et les choix perceptifs, elles
le font aussi selon les usages sociaux, les
relations économiques, enserrant ainsi des
unités élémentaires spécifiques » (Nordman 1998, p. 511).
La lecture courante qui limite l’analyse des frontières aux frontières d’État
et ne prend pas en considération la
spécificité de ces espaces doit être
mise à distance (Burnett, Taylor 1981,
p. 291). Dans leur diversité, c’est l’un
des premiers apports transversaux des
contributions ici réunies.
La frontière peut donner lieu à une
définition élargie : une disparité dans
un territoire ou un espace-temps,
entre des échelles d’organisation ou
d’appréhension d’univers sociaux ou
professionnels. C’est à partir d’une
polysémie des frontières, à questionner, que ce dossier entend promouvoir
des débats et dépasser des énoncés
binaires, évoquant tantôt la fermeture
et les périphéries – la frontière qui
délimite et sépare : un quartier, la ville
et la campagne, un pays par rapport à
un autre, etc. –, tantôt l’ouverture d’un
nouveau « monde », qui a pu attirer
naguère les explorateurs et les conquérants, ou encore de nouvelles activités ou des catégories renouvelées de
compréhension des univers sociaux.
À ce titre, les frontières constituent
un dispositif de marquage, incluant
des pratiques et des jeux d’alliances
complexes, qui mérite d’être interrogé.
Que peut-on, par exemple, apprendre
de la question du territoire ou des
dynamiques d’appartenance, quelles
qu’elles soient, « par les bords » et non
par le centre ? La spécificité des espaces
frontaliers, qui seraient dotés d’une
consistance propre (Hamman 2006,
2008, 2009a), est une autre interrogation pertinente, à la croisée de problématiques sociales, économiques,
politiques, linguistiques et culturelles, lorsqu’il en va d’une combinaison
d’un espace, d’une profondeur histo9
rique et de projets sociaux (à la fois
en termes d’énoncés, de mobilisations
et de réalisations collectives). Quelles
hybridations peut-on alors repérer ?
Quels modes d’institutionnalisation
trans-frontières peuvent être lancés, avec quelles contraintes et quels
objectifs, dans un rapport permanent
entre coopérations et tensions ? Quels
usages des frontières peut-on observer, y compris dans des milieux et des
pratiques qui les subvertissent (Hintermeyer 2008) ? De la même façon,
et ce n’est pas anodin pour examiner
notamment les migrations et les interdépendances transfrontalières, la frontière ne revêt pas la même signification
dans différentes aires géographiques et
culturelles.
On l’aura compris, il n’y a pas de
regard unique qui puisse être porté
sur ce qui est autant, dans le monde
social et pour le chercheur, un objet
(de repère, de pratiques, d’étude) et un
analyseur de phénomènes et d’enjeux
socio-politiques, économiques, culturels, etc. À la fois pluriels et territorialisés, ces derniers ne se ramènent
pas uniquement à des territoires frontaliers, et font sens dans un balancement permanent entre des espaces au
sens matériel (un pays, une région,
une ville, etc.) et des espaces cognitifs
de références, participant de la production de catégories, de modes de
légitimation ou d’exclusion (pour un
cadrage, Pollmann 2007). Il ne saurait
donc y avoir une seule entrée dans ce
dossier, pour lequel nous avons privilégié une progression en quatre parties, qui se répondent.
Conflictualités
de la frontière-ligne
n
En son sens historique et politique,
la frontière se lit d’abord comme une
ligne qui sépare deux souverainetés :
ligne de front, de démarcation… Les
frontières sont des processus politiques, en tant qu’instrument historique
de la politique des États et marqueur
d’identité, au fondement des nations,
suivant Benedict Anderson (1991). On
rejoint la remarque d’Émile Benvéniste, pour lequel :
« Regere fines signifie littéralement tracer
en ligne droite les frontières. C’est l’opération à laquelle procède le grand prêtre
pour la construction d’un temple ou d’une
ville et qui consiste à déterminer sur le
terrain l’espace consacré. Opération dont
le caractère magique est visible : il s’agit
de déterminer l’intérieur, le royaume du
sacré et du profane, le territoire national et le territoire étranger. Ce tracé est
effectué par le personnage investi des plus
hauts pouvoirs, le rex » (1969, p. 437).
Dire et poser où se situe la limite,
la disjonction, renvoie fondamentalement à du pouvoir, et à son exposition.
La frontière est ainsi associée à différents registres de conflits : les guerres,
leurs conséquences territoriales et en
termes de séparations de populations,
en même temps que les motifs ethniques qui peuvent les animer, mais
aussi les frontières linguistiques qui
interagissent avec le politique, le social
et le culturel sur le temps long.
Partant d’une lecture « classique »,
celle des conflits armés, Karen Denni
retient pour exemple l’espace frontalier Strasbourg-Kehl, traité dans une
dimension diachronique, en s’attachant plus particulièrement à deux
moments singuliers : l’occupation de
Kehl après la Première Guerre mondiale puis celle de Strasbourg durant
la Seconde, s’agissant de réfléchir au
rôle des frontières, et de leurs déplacements suite à des conflits militaires et
nationaux, pour la constitution d’une
identité collective « territorialisée ».
Lucien Febvre l’a noté dès 1947, plutôt que d’user d’une alternative entre
zone et ligne, c’est la distinction entre
frontière et limite qui apparaît heuristique. Le rapport, construit au fil
des temps, de la première à la guerre
et de la deuxième à la négociation et
à la paix, peut être conservé à l’esprit.
Comme l’écrit Daniel Nordman :
« La frontière demeure marquée par ses
origines militaires. Pour cette raison, elle
ne cessera d’appartenir au registre du
front, de l’affrontement, en un mot de la
guerre, que celle-ci soit bruyante et meurtrière, ou seulement larvée et dissimulée.
[…] À travers [les limites], c’est le registre
de la négociation, de la discussion, qui
prévaut : à l’origine ou en perspective, la
paix est en cause. Alors que […] la force
10 Revue des Sciences Sociales, 2012, n° 48, « Frontières »
tend à déplacer des frontières aux dépens
des voisins les plus faibles, la fin, acceptée,
des hostilités conduit à la paix des limites,
à la négociation engagée, en principe sur
un pied d’égalité, par des adversaires qui
ont cessé de l’être » (1998, p. 40).
Ce regard historique qui rappelle
la profondeur de la question s’articule
avec des analyses plus contemporaines, fondées également sur l’étude de
conflits nationaux et internationaux.
Les négociations territoriales de frontières se retrouvent au centre du texte
de François Dubé, qui traite, durant la
transition postsoviétique (1993-2001),
de l’influence des communautés locales du Primorié en Extrême-Orient
russe dans ce domaine que l’on associe
parfois exclusivement aux compétences régaliennes des États, et peut-être
plus encore lorsqu’il s’agit de la centralisation de la politique en Fédération
de Russie. Une analyse attentive aux
modes d’inscription locaux des enjeux
fait ressortir la spatialité du social
derrière la problématique de « haute
politique » que serait la souveraineté,
et ici les transferts territoriaux à la
Chine. Des mobilisations territoriales
hostiles, entrant en interaction avec
les autorités régionales et s’appuyant
aussi sur des mouvements cosaques
localement organisés, parviennent, en
partie au moins, à légitimer une posture vis-à-vis des institutions fédérales.
La frontière ne se limite donc pas aux
confins d’un territoire mais se comprend dans les interactions entre centre et périphéries. C’est du reste, plus
largement, le propre d’une analyse en
termes d’espace :
« Historiquement et géographiquement,
l’espace s’affirme quand l’extrémité importe autant que le tout, les confins autant
que le centre, la limite autant que la
masse. […] Alors que l’espace est illimité
– ou non encore délimité –, le territoire est
borné par des limites » (Nordman 1998,
p. 512-514 et 516-517).
C’est aussi la pluralité des échelles
en interaction qui frappe. Loin de la
lecture première qui s’appuie sur une
mythologie de la puissance cosaque à
un niveau local, c’est la finesse des jeux
réciproques avec les autorités régionales qui retient l’auteur, ces dernières
Philippe Hamman, Pascal Hintermeyer
parvenant à « canaliser » les opposants
à un transfert de la frontière avec la
Chine ; il y a là un usage du conflit
frontalier de la part d’un échelon décisionnel intermédiaire entre la Fédération de Russie et les acteurs locaux
directement concernés.
Deux autres contributions, de
Catherine Lutard-Tavard et AbouBakr Abélard Mashimango, mettent
ensuite l’accent sur la dimension ethnique des conflits, qui concourt à produire et remettre en question, dans
une pluralité de séquences spatiales et
temporelles, des frontières dont la portée est d’autant plus sensible qu’elles
sont à la fois physiques et symboliques.
Les deux dimensions peuvent être en
consonance ou en dissonance relative,
ainsi que le traduit aussi l’étude des
frontières linguistiques en Belgique
proposée par Claude Javeau. L’auteur
montre bien que ces dernières sont
davantage conflictuelles que les frontières politiques du pays, et que « l’appartenance linguistique correspond
à une assignation territoriale », dont
les effets sont à la fois centrifuges et
centripètes, structurants et déstructurants.
Comme l’exprime Catherine
Lutard-Tavard, du point de vue de la
géographie politique et des relations
internationales, les frontières imaginaires sont liées à des conflits bien
réels. Le cas de la population de l’exYougoslavie redistribuée aujourd’hui
en sept États indépendants, mus par
une conception forte de l’État-nation,
le révèle, sachant que les territoires
balkaniques ont connu de nombreux
mouvements migratoires qui rendent une propriété d’« autochtonie »
très complexe à cerner et les conflits
de dissemblance autour des frontières tout autant. Quant à Abou-Bakr
Abélard Mashimango, il mobilise
un autre exemple éclairant, celui du
conflit frontalier Éthiopie-Érythrée
des années 1998-2000. Il propose une
interprétation de cette guerre, d’ordre géopolitique là encore, plus que
sociologique, sous l’angle de l’ethnicité comme ressort d’identification et
revenant aussi sur les empreintes des
divisions linguistiques territorialisées.
Ces différents épisodes, historiques
et contemporains, appuyés sur diver-
Revisiter les frontières
ses aires géographiques, attestent tous
au final, chacun à sa façon, l’insuffisance d’une vision de la frontière
uniquement comme ligne, c’est-à-dire
comme césure juridique et politique. À
Strasbourg peut-être plus qu’ailleurs,
si on poursuit les fils tirés par Karen
Denni, comment comprendre les
conséquences de l’annexion allemande de l’Alsace-Lorraine de 1871
à 1918, sinon par une réflexion sur ce
que recouvre concrètement le Reichsland comme construction historique
entre deux États, où se marquent plus
qu’ailleurs les répercussions des tensions franco-allemandes (le boulangisme, l’affaire Schnæbelé, la question
confessionnelle, les lois militaires…).
La représentation d’une localisation
unidimensionnelle de la frontière
s’épuise, ce qui fait prendre au sérieux
la consistance des espaces-frontières (Hamman, 2009b). On pourrait
multiplier les déplacements du regard
pour corroborer cette analyse : si nous
quittons l’Europe pour les Amériques,
le terme de frontière se rapproche
de celui de front ou encore de front
pionnier, s’inscrivant dans un espace
et non à travers une ligne, ainsi que
l’ont montré les travaux de l’historien
Frederick Jackson Turner dès 1893,
évoquant la conquête de l’Ouest américain. La frontière vaut comme espace
(matériel ou cognitif), lieu et mode
d’intermédiarité entre des institutions,
des groupes et des acteurs placés en
co-présence.
Des espaces-frontières
intermédiaires
n
Raisonner en termes d’espacefrontière reconnaît une épaisseur à
la frontière, comme étant le lieu où
deux systèmes (nationaux, locaux,
ou symboliques et de perception
du réel) sont mis en contact, et ceci
passe par une « zone » d’incertitude :
l’inscription exacte de la frontière est
elle-même l’objet d’une négociation
ou d’une transaction, en particulier
lorsqu’on est en présence d’obstacles
physiques (la fameuse ligne de crête,
etc.). Un exemple récent a concerné la
France et le Luxembourg à l’occasion
des aménagements du projet de développement économique d’Esch-Belval,
qui a donné lieu à une procédure de
rectification de frontière. Les transferts
de territoires entre Russie et Chine, à
l’arrière-plan de l’article de François
Dubé dans ce dossier, sont une autre
illustration.
Qui plus est, les « frontières-zones »
sont susceptibles de varier très sensiblement en termes d’étendue, en
fonction des effets et des interactions
produits, que ce soit en termes socioéconomique et culturel, mais aussi
linguistique (cf. le texte de Claude
Javeau). En faisant le lien à travers la
question du dialecte, la contribution
de Marie-Noële Denis sur les frontières culturelles et frontières politiques
dans le Nord-Est de la France traduit
aussi ces interactions, à la fois proches
et à distance. Comme l’expose l’auteure, réfléchir en termes de frontières
culturelles revient à dégager, au fil de
processus socio-historiques, des zones
étendues de transition, où se repèrent
de nombreux types intermédiaires. Ces
hybridations se marquent notamment
dans l’habitat et l’architecture de la
maison, les traditions de cuisine ou les
modes de couchage, retenus comme
révélateurs de ce qui se joue dans un
espace-frontière.
Ce dernier correspond à un espace
dont la consistance est liée simultanément à des contraintes et des
opportunités d’action, compte tenu
de différentiels (de portée variable)
dont les effets sont clivants de part et
d’autre de la frontière (et d’autant plus
que celle-ci est vue comme stable et
« spécialisée » : sur les salaires, sur les
achats de produits de consommation,
pour la santé, etc.). Ceci entretient un
effet-frontière, pouvant s’exercer sur
un territoire plus ou moins vaste, en
fonction des écarts et de leurs perceptions, qui s’enchevêtrent au-delà
de la proximité immédiate à la ligne
frontière. Le texte de Philippe Hamman revient sur ce déplacement du
regard, qui transparaît dans la littérature de sciences sociales, lorsque, face
à la polysémie des frontières, on suit
sur le temps long les cheminements
opérés de la géopolitique « classique »,
ordonnée autour de l’État, aux recherches actuelles sur les modes de coopé11
rations transfrontalières. Cet article de
statut épistémologique, qui avance une
conceptualisation de l’espace-frontière
dans une dialectique du spatial et du
social, est complété par la réflexion
d’Andreea Grigorovschi sur la frontière-seuil comme figure des dynamiques
de métropolisation à l’heure actuelle,
lues à la jonction des transformations
d’espaces de vie et de processus de
projet dans la fabrique de la ville. En
mobilisant des références géographiques, philosophiques, politistes et
sociologiques, qui donnent à lire les
frontières à la fois comme expression
du pouvoir politique, phénomène
sociétal et spatial, l’auteure fonde l’hypothèse de la métropolisation comme
processus générateur d’une diversité
de frontières et de flux, réinterrogeant
le projet urbain.
Ce rapport à l’espace n’est donc pas
réductible à des définitions administratives, comme, par exemple, celle de
zone frontalière entre la France et l’Allemagne pour l’imposition des frontaliers français employés outre-Rhin,
même si ces dernières constituent une
contrainte ou une opportunité de taille
et ont donc des effets socio-spatiaux –
les articles d’Hélène Guyot-Sander et
de Jean-Luc Deshayes y reviennent,
à partir des frontières françaises du
Nord-Est. De fait, la plupart des Français travaillant en Allemagne dans
des entreprises situées à proximité
de la frontière résident dans les trois
départements de la Moselle, du BasRhin et du Haut-Rhin, qui constituent
la zone frontalière – tandis que les
migrations transfrontières en direction du Luxembourg, où il n’y a pas
de différence de système d’imposition
en fonction d’une zone déterminée, se
font sur un périmètre plus large (jusque Nancy notamment, en Lorraine)1.
Nous pouvons relire ici la classification
de Claude Raffestin, qui distingue des
effets « directs », par rapport au tracémême de la frontière, à l’exemple des
droits de douane (ou de la distance par
rapport à ce tracé, dans le cas de la fiscalité des frontaliers français exerçant
leur profession en Allemagne et de
la zone frontalière ad hoc), des effets
« indirects », par exemple lorsque la
fiscalité d’un État favorise de fait des
pays exportateurs voisins pour trouver
des débouchés, et des effets « induits »,
correspondant à la disjonction que
marque la frontière ; la conversion de
monnaie et des taux de change en
a longtemps été une incarnation, y
compris quant à l’attractivité du travail transfrontalier (Raffestin, 1974,
p. 12).
D’effet-frontière il est également
question, de façon originale, dans l’article de Salomé Deboos, qui interroge
la transformation, depuis la décennie
2000, des termes de parenté usités par
les Bouddhistes et les Musulmans de
la vallée du Zanskar, dans l’Himalaya
indien. À travers la dénomination
dans la parentèle, ce sont les processus
d’autodéfinition de l’appartenance à
un groupe confessionnel qui apparaissent, et témoignent de déplacements
de frontières intériorisées qui renvoient à un territoire de brassage et de
circulations. Les rapports au « local »
sont désormais appréhendés non plus
tant « en fonction du lieu de naissance
d’un individu ou de la délimitation
géographique d’une vallée », explique
Salomé Deboos, qu’en relation à une
pratique religieuse via des revendications linguistiques qui sont aussi
politiques.
Nous quittons alors une modélisation binaire – de type coupure/couture – pour une proposition ternaire
de qualification des frontières territoriales, entre « frontière-lime » (rigide),
« frontière-commutateur » (souple) et
« frontière-synapse » (poreuse) (Saez,
Leresche 1997). Ceci éclaire la formation de territoires hybrides, « lieu de
rencontre de deux systèmes politiques,
économiques et sociaux tout en partageant des spécificités communes »
(Harguindéguy 2007, p. 56). Dans bien
des cas, les acteurs de ces espacesfrontières nourrissent plus de liens
économiques avec leurs « voisins », audelà de la frontière, qu’en direction de
leur Hinterland respectif (Ratti 1995,
p. 65). De la même façon, émergent
des identités transfrontalières à partir
d’une combinaison d’affiliations, dans
la mesure où les frontières nationales
et administratives ne se superposent
pas parfaitement avec les ressentis
culturels (Bray 2002). Mais, en même
temps, lorsque des espaces culturels
relativement homogènes ont été scin-
12 Revue des Sciences Sociales, 2012, n° 48, « Frontières »
dés sous deux souverainetés étatiques
différentes, on a affaire à un couple de
tensions entre cet aspect d’unité et l’effet de distinction de la frontière, quant
à la définition de l’in- et de l’out-group,
comme l’a montré Peter Sahlins (1989)
dans le cas de la Cerdagne en Espagne
et du Pays basque. Qui plus est, ces
éléments interagissent avec une problématique de l’institutionnalisation
des relations trans-frontières, dans les
modes contemporains de coopérations transfrontalières. Sur ce plan, un
certain nombre de limites sont récurrentes : certaines formules servent
d’abord à capter des crédits européens,
et n’associent guère le citoyen dans la
pratique, ni dans les actions menées ni
dans leur principe-même, puisqu’il n’y
a pas de passage par le suffrage direct
pour désigner les décideurs des instances de coopération (Kramsch, Hooper
2004, p. 1). Les processus repérés sont
toujours imparfaits dans leur aboutissement (Wassenberg 2007 ; Dupeyron
2008 ; Hamman 2009c). Claude Raffestin a distingué quatre grandes fonctions à la frontière2 : la « traduction »,
la « régulation », la « différenciation »
et la « mise en relation » (1974, p. 12).
C’est sous ce dernier aspect, parmi
d’autres donc, qu’est largement située
la coopération transfrontalière, telle
qu’elle se développe à présent.
Les espaces-frontières donnent
ainsi à lire les formes frontalières qui se
modifient, s’hybrident ou s’inventent,
aujourd’hui où il est question, au-delà
des seules limites d’États, tout à la fois
de « frontières nœuds », « spécialisées,
réseautisées et appareillées, [qui] quittent les marges territoriales des États
pour les “non-lieux” des grandes villes,
qui deviennent elles-mêmes les nœuds
ou les pivots d’espaces au fonctionnement réticulaire », et de frontières
« raides et primitives [qui] se dressent
sous forme de barrières sociales, le
plus souvent au cœur de ces mêmes
grandes villes, créant alors des territoires de marges dans les trous laissés
par les espaces réticulaires » (ArbaretSchulz 2002).
C’est l’objet du texte de Perrine
Marx de questionner, d’un point de
vue anthropologique, la redéfinition
permanente de ces frontières dans
la ville, à la fois spatiales et sociales,
Philippe Hamman, Pascal Hintermeyer
impliquant différents groupes d’acteurs en interaction et susceptibles
de mobiliser des effets-frontières.
L’exemple retenu est celui des rites
d’ouverture d’une friche artistique à
Strasbourg (notamment l’organisation
d’expositions publiques). Observer
cet espace d’entre-deux par excellence permet de jeter un regard « de
l’intérieur » sur la fabrique urbaine,
au-delà des projets urbanistiques et
institutionnels les plus couramment
affichés, ce qui mêle la territorialité de
la frontière et sa dialectique entre le
visible et l’invisible.
Traversées de frontièresn
L’association fréquente des populations nomades et des migrations à une
vision de la frontière-ligne peut être
réinterrogée, elle aussi, pour introduire la dimension d’espace-frontière,
en questionnant les pratiques de passages et de déplacements repérables
dans différentes aires culturelles. Par
exemple, dans le cas des migrations
internationales ouest-africaines et à
partir de la notion d’espace de transit,
Nelly Robin (1999) propose une grille
de lecture qui invite à la qualification
des espaces-frontières. Le point de
départ du raisonnement est exprimé
comme suit : « L’espace de transit n’est
autre qu’un élément qui s’intercale
entre deux pôles de la migration et les
relie ; il met en relation des espaces de
nature différente dont dépend le caractère-même de la relation qui définit la
fonctionnalité de l’espace de transit ».
Ces espaces de transit se différencient
dans le temps et en termes de hiérarchisation socio-spatiale. N. Robin en
dégage quatre types, qui structurent
les mouvements migratoires :
« Les “espaces-contact” permettent des
échanges de population importants et peuvent devenir eux-mêmes de grands foyers
d’émigration. [Ceci correspond à une]
migration linéaire contiguë [qui] joint
des pays limitrophes : le Mali relie ainsi le
Sénégal à la Côte d’Ivoire. […] Les migrations linéaires discontinues comme les
migrations réflexives ou “désordonnées”
rapprochent les “suds” non-limitrophes
et corrèlent le Sud avec le Nord. L’espace
Revisiter les frontières
de transit est alors soit un “espace-relais”,
tels la Gambie et la Guinée Bissau (marges
frontalières), la Côte d’Ivoire et le Nigéria
(pôles sous-régionaux), le Cameroun, le
Maroc et la Tunisie (pôles extra-régionaux), soit un “espace de redistribution”,
tel le Zaïre, qui apparaît comme “l’organisme central” à partir duquel s’opère
une redistribution des migrations ouestafricaines en Afrique centrale. […] Parmi
les espaces-relais, certains développent
simultanément une fonction d’“espacecarrefour”, telle la Côte d’Ivoire, d’où les
migrations repartent vers l’Afrique, l’Europe ou les États-Unis » (Robin 1999).
Les espaces-frontières restituent ici
le processus de construction sociale
d’un territoire, comme une combinaison d’un espace, d’une profondeur
historique et de projets sociaux (à la
fois en termes d’énoncés, de mobilisations et de réalisations collectives).
On revient par la même occasion sur
les deux lectures, généralement vues
comme dissociées, de la frontière et
leurs associations : la frontière-ligne
pour la population nomade et la frontière comme espace pour la population
sédentaire. C’est également un intérêt
de la contribution de Gaëlle Lacaze,
consacrée aux mobilités nomades dans
une zone de libre-échange sino-mongole, que de complexifier le regard en
termes de consistance des entre-deux.
Elle nous rappelle que le commerce
itinérant assure la survie d’un grand
nombre de Mongols et expose « les
techniques de mouvement des différents acteurs qui transforment ces
espaces transfrontaliers en lieux interstitiels », notamment en focalisant sur
les déplacements des prostituées mongoles et de leurs chauffeurs dans la ville
chinoise d’Erèèn-Erlian. Leur doublement de 2007 à 2010 peut s’interpréter
comme un signe de la croissance des
échanges sino-russes dans cet espace
frontière, qui se structure entre, d’un
côté, les « itinérants » et les « résidents »
et, de l’autre, les « errants », mais aussi
entre pastoralisme traditionnel et nouvelles activités.
Les expériences migratoires prennent place dans des « territoires de
partage », pour reprendre l’expression
d’Anaïk Pian et Simona Tersigni, qui
explorent la problématique des fron-
tières à partir d’un point de littérature
sur les migrations et les conceptions
du transnationalisme en sciences
sociales, mises en relation avec leurs
propres travaux, d’un point de vue
réflexif. Il est singulièrement question
des cadres spatiaux et temporels dans
lesquels s’inscrivent socialement les
mouvements migratoires, y compris
dans le contournement des frontières
étatiques, et des effets de l’institution
frontalière en regard des relations
interethniques.
À l’inverse d’une lecture en termes de passages, et empruntant la
perspective du juriste, Radia Elgribi
porte le regard sur l’interdiction de
sortie du territoire français de l’enfant mineur lorsque la situation de
ce dernier donne prise à un conflit
entre les parents par delà une frontière
nationale. En pareil cas, le maintien
du lien parental et la prévention du
risque d’enlèvement, avancés tous
deux comme motifs à ces dispositions
de droit, viennent s’entrechoquer. La
dimension proprement juridique de
l’enjeu ne s’abstrait donc pas d’une
conflictualité autour d’une territorialité disputée, cette fois, dans des espaces de compétences institutionnelles
nationales qui s’excluent, là où les circulations initiales des couples – les
unions mixtes – avaient tissé des liens.
Les entre-deux sont incarnés physiquement, et pas uniquement procéduralement, autour de l’enfant, lorsque le
conflit interpersonnel est, de fait, aussi
un conflit international. La fonction
« classique » de la frontière nationale
comme barrière et cadre de l’exercice
d’un système de droit est ainsi relue
sous un angle souvent impensé : celui
où la « protection » (vision courante de
la frontière) se retourne d’une certiane
façon contre l’enfant invoqué au centre du dispositif.
Corrélativement, analyser les espaces intermédiaires, et la façon dont
ils sont perçus et investis, permet de
questionner le lien entre lieu et stigmate, ce qui renvoie à un mode de spatialisation fondé sur le sédentariat et
un type d’espace : la ville (Remy 1996).
Il en va de modes de circulations et de
transactions entre la mobilité et l’ancrage d’individus et de groupes, c’està-dire l’inscription dans des lieux, en
13
particulier par l’activité économique
(le mouvement pendulaire lieu de
résidence / lieu d’emploi s’y insère)
et l’entretien d’une mémoire (celle-ci
est façonnée sur le temps long, et se
retrouve convoquée à présent dans les
initiatives de coopérations transfrontalières comme gage de liant d’une identité de l’entre-deux). Or, « lorsque les
ancrages deviennent multiples et labiles, la question est de savoir comment
se construit la confiance entre acteurs
locaux, ciment de la cohésion territoriale » (Sencébé 2004). Les transactions
qui s’opèrent dans les espaces-frontières se comprennent ainsi, lorsque les
inscriptions spatiales concernent des
lieux à la fois distants et proches, en
termes d’échelles, de matérialité et de
représentations.
Le travail transfrontalier constitue
une scène particulièrement révélatrice.
Deux contributeurs s’y arrêtent. D’une
part, Hélène Guyot-Sander, à partir
d’une enquête empirique portant sur
le vécu de salariés frontaliers de Lorraine employés en Sarre, illustre le triple enjeu de la frontière pratiquée par
ces migrants pendulaires, qui, quotidiennement, la franchissent entre leur
domicile et leur lieu de travail. Il s’agit
d’une frontière géographique, symbolique et professionnelle. Elle se comprend à l’échelle d’une Euro-région
(la « Grande Région » Sarre-LorraineLuxembourg, élargie aujourd’hui à la
Wallonie et à d’autres territoires allemands), où les enjeux de développement socio-économique dépassent les
frontières nationales. Ces spécificités
– interdépendance des territoires entre
emploi et main d’œuvre, importance
de la pratique de la langue du voisin et
de dialectes, modes de représentation
collective transfrontières, etc. – témoignent des dynamiques structurant,
transversalement à des enjeux uniquement sectoriels ou nationaux, un
espace frontière à la fois transitionnel
et transactionnel (Hamman 2009a).
Jean-Luc Deshayes prolonge cette
première analyse de terrain par une
approche réflexive de la littérature
disponible sur le travail frontalier, en
revenant sur les références théoriques
de l’appréhension de la frontière. Selon
lui, on peut distinguer trois séries de
travaux, qui correspondent respecti-
vement à l’affirmation d’une nouvelle
centralité des régions frontalières, au
sens matériel ; à l’accent placé sur les
frontières sociales, en regard des frontières géographiques et en soulignant
leur caractère labile ; et au questionnement de la validité de la notion de
frontière parfois qualifiée de « nomade », c’est-à-dire ayant des effets de
réalité mais susceptible d’en brouiller
l’appréhension. Il y a alors aussi une
mise en garde à ne pas sur-interpréter
les effets frontières, notamment par
rapport aux transformations de l’emploi de façon générale, dans le cas du
travail transfrontalier.
Catégorisations
et stigmatisations :
frontières mentales
et cognitives
n
Il n’y a pas seulement des frontières d’État, pas seulement des frontières entre territoires mais aussi en
leur sein, et à plusieurs échelles. Leur
portée apparaît à la fois matérielle et
symbolique, spatiale et sociale. Aussi
sont-elles source de catégorisations
du monde social, et font-elles l’objet
de différents usages comme répertoire de légitimation pour certains,
de stigmatisation pour d’autres. Les
frontières sont également mentales
et cognitives. Le cas des travailleurs
frontaliers le laisse paraître autour des
représentations des frontières du et
au travail. Deux autres articles poursuivent cette interrogation à partir
des espaces professionnels. Adoptant
une lecture historique, Laurent Erbs
se concentre sur les années 1930 et
le cas du département de la Moselle,
à partir de statistiques préfectorales
et policières. Il examine les effets de
frontière « en périphérie du travail »,
c’est-à-dire dans ce qui marque le
passage de l’emploi au chômage (et
son indemnisation comme enjeu de
l’inscription sur les listes de chômeurs)
et la position des chômeurs soumise
à des pressions normatives (avec le
risque d’être désinscrit), qui s’analysent comme un miroir de la société
elle-même.
14 Revue des Sciences Sociales, 2012, n° 48, « Frontières »
Irène-Lucille Hertzog étudie, de son
côté, entre psychologie et anthropologie, la frontière entre vie intime et
vie professionnelle, en désignant l’intime au travail comme « un espace aux
contours labiles ». Elle s’appuie sur des
parcours de femmes actives engagées
dans une démarche d’assistance médicale à la procréation et sur ce qu’elles
disent au travail de leur infertilité de
couple. Entre vie professionnelle et
contraintes des protocoles de fécondation in vitro dans des centres ad hoc, la
publicisation forcée du projet d’enfanter conduit à renégocier les frontières
de l’intime, entre visible et invisible,
privé et public, en même temps qu’entre la frontière comme ligne et comme
espace. Il y a, là aussi, des usages de
la frontière, lorsque les femmes en
traitement choisissent d’exposer leur
situation à leurs collègues de travail et
leur hiérarchie professionnelle.
Ces scènes ne peuvent être séparées de la figure d’acteurs intermédiaires qui les animent. Ces derniers
sont à la fois des garants légitimateurs
servant de référence et des tiers-traducteurs, ceux-là mêmes que Michel
Marié (1989) nomme des « passeurs ».
Ils permettent à la parole souvent peu
considérée, voire déniée, des groupes
« exclus » d’acquérir de la légitimité et
donc de favoriser une prise en compte
dans d’autres univers et par les décideurs. Flavien Bouttet le montre à partir de la question de l’intégration des
personnes handicapées mentales dans
la pratique d’un sport en milieu ordinaire, sachant que celles-ci sont très
peu visibles dans les espaces sportifs.
Il interroge ainsi les frontières autant
matérielles que symboliques qui se
révèlent dans la relation entre les établissements spécialisés accueillant des
handicapés mentaux et les associations
sportives. De cette étude en Alsace
et auprès d’interlocuteurs nationaux,
il ressort que les frontières ne sont
pas supprimées – l’auteur conclut très
clairement sur ce point –, mais plutôt
déplacées par l’investissement d’entremetteurs qui assurent des modes
de relais entre les mondes médicosociaux et sportifs et participent de
processus d’intégration sociale, à travers des mises en relation à la fois
interpersonnelles et institutionnelles.
Philippe Hamman, Pascal Hintermeyer
Ce sont là des indices et des traces
de processus toujours en train de se
faire, ainsi qu’il en va des rapports
mouvants à la frontière : une stabilisation des interactions signifierait
en effet la fin de l’effet-frontière, qui
repose sur les différentiels, réels ou
supposés, entre des territoires, des univers sociaux, des groupes et des modes
de lecture du réel. En s’intéressant aux
conflictualités de la frontière-ligne, aux
espaces frontières intermédiaires, aux
traversées de frontières et aux frontières mentales, ce numéro poursuit
une recherche collective en revisitant
les frontières à partir d’une approche
plurielle attentive à la diversité de leurs
effets.
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Notes
1. Des représentations cartographiques
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EURES et Observatoire interrégional de
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Supérieur, EURES Transfrontalier Rhin
supérieur, Obernai, novembre 2005.
2. Si, pour Claude Raffestin, la frontière est
un « invariant structurel », elle s’analyse
en fait comme un processus de réaménagement permanent entre les quatre fonctions qu’elle exerce et incarne.
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