revisiter les frontières - Revue des sciences sociales
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revisiter les frontières - Revue des sciences sociales
Philippe Hamman Professeur de sociologie Université de Strasbourg Centre de recherche et d’étude en sciences sociales (CRESS EA 1334) <[email protected]> Pascal Hintermeyer Professeur de sociologie Université de Strasbourg Laboratoire cultures et sociétés en Europe (UMR UdS / CNRS 7236) <[email protected]> Revisiter les frontières À l’occasion de son quarantième anniversaire, la Revue des sciences sociales a choisi de revisiter une de ses thématiques récurrentes, en relation avec son ancrage à Strasbourg, ville-frontière qui a souvent fait l’expérience des inconvénients de cette situation limitrophe et qui s’efforce de la convertir en opportunité d’échange et de métamorphose dans la perspective de la construction européenne. Nous proposons ainsi d’approfondir et renouveler les approches des frontières abordées régulièrement au cours des deux dernières décennies dans plusieurs numéros, à partir d’une entrée ou d’une autre, ou encore comme arrière-plan. Revenons brièvement sur quelques jalons, qui témoignent de l’attention portée à ce problème autant que des modes de construction de l’objet. En 1991-1992, le n° 19 de la revue a pour thème « Villes mémoires, villes frontières ». Il accorde une forte place au cas – à bien des titres emblématique – de Strasbourg et de l’Alsace, au sens des frontières politiques, dans leur historicité et leur actualité, nationale et européenne, tout en ouvrant des parallèles (notamment avec Berlin et Trieste comme « villes-frontières ») et en joignant à la lecture institutionnelle et socio-politique un regard en termes de frontières culturelles – sans 8 doute est-il toutefois délicat de différencier les deux répertoires, on le verra dans le présent dossier. De façon originale, des articles ont également exploré les « frontières de la communication » ou des identités juives, témoignant d’usages immatériels des frontières mais aux effets bien réels, y compris en termes de professions (du patrimoine et de sa transmission, de la ville, de l’environnement et de l’action publique, plus largement). Dans le n° 24 publié en 1997, le dossier consacré aux « Exils, migrations, voyages » fait également écho aux frontières, sous l’angle des relations entre les passages et les modes d’identification : les voyageurs et les nomades, dans leurs différentes déclinaisons – y compris le touriste ou l’éleveur nomade – se placent en regard des figures et expériences de l’exil, tant dans l’appréhension des sociologues (Norbert Élias, par exemple) que dans le vécu de populations qui ont été conduites à migrer (harkis, gitans, kabyles, etc.). La frontière devient un espace, matériel et vécu, dont la consistance vaut ressort d’identités. La diversité d’usages de ces références est alors source de conflits, locaux et nationaux : la question du nationalisme est explorée à ces deux échelons, celui de la nation – entre citoyenneté et imaginaires concurrents – et celui des productions d’appartenances entrelacées en Alsace-Moselle. L’arrière-plan et la forme paroxystique de ces conflictualités peuvent être la guerre, sujet d’un numéro publié en 2006 (n° 35, « Nouvelles figures de la guerre »). Il invite à relire les formes guerrières actuelles (figure du combattant, terrorisme, biotechnologies), en même temps que leurs médiatisations, sinon leurs virtualisations, à partir d’Internet et autour des Cyberwars. Le visible et l’invisible, les dimensions géographiques et sociales au cœur de ce qu’est une frontière sont ainsi, une fois de plus, recomposés, et la nature des transgressions spatiales se complexifie, entre différents univers de sens et de réalité. On retrouve dans le n° 42, « Étrange étranger », publié en 2009, la double figure du migrant et de l’étranger, incarnation simmelienne de la mise à distance dans la proximité, souvent associée à la frontière, en même temps que du rapprochement de ce qui est éloigné, à l’image du réseau. Sont déclinées les figures actuelles de l’étranger (l’étranger en ville, dans les univers professionnels, la figure du traître, etc.), et les enjeux de son appréhension juridique par les institutions publiques (personnels des institutions administratives et sociales, milieu carcéral, contentieux des Philippe Hamman, Pascal Hintermeyer étrangers), différentes traductions littéraires, ainsi que les perceptions de ce qui éloigne ou rapproche, c’est-à-dire les altérités comme frontières mentales, subies et-ou revendiquées. On ne saurait, de la sorte, réduire la problématique des frontières aux questionnements limologiques (Pollmann 1999), pas plus qu’on ne peut se contenter d’un usage relâché de frontières purement métaphoriques. Le n° 33 de la Revue des sciences sociales intitulé « Privé-public, quelles frontières ? » (2005) illustre fort à propos les intérêts d’un regard croisé. Il est question d’espace sinon de territorialité dans les délimitations entre espace public et espace privé. Mais là n’est pas tout : la distinction privé-public, comme cadre institutionnel et de références cognitives à la fois, impacte les pratiques sociales dans et entre différents univers – ce qui participe justement de ce processus de différenciation. Penser la frontière est aussi, dans bien des cas, saisir la mise en relation entre les scènes et répertoires de mobilisation (environnementale, scolaire, professionnelle…) données à voir et les reconfigurations de l’action publique – tacites ou présentées comme exemplaires – en même temps que celles de la place de l’intime et de l’exposition de soi, à l’instar de la téléréalité, pour égrener quelques exemples alors traités dans le numéro. Frontières politiques, culturelles et mentales, enjeux de différenciations, de conflictualités et de bellicités, vecteurs d’altérités et d’étrangetés, ces thématiques se retrouvent dans l’appel à contributions qui a été lancé en direction des doctorants de l’École doctorale Sciences humaines et sociales : perspectives européennes (ED 519) de l’Université de Strasbourg. La thématique des frontières a irrigué plusieurs manifestations scientifiques de l’ED de 2010 à 2012, à commencer par des journées doctorales interdisciplinaires qui ont su mobiliser de nombreuses énergies au sein des différentes unités de recherche du domaine – et notamment les deux laboratoires associés à la Faculté des Sciences sociales : le Laboratoire Cultures et Sociétés en Europe et le Centre de Recherche et d’Étude en Sciences Sociales. Dans le sillage Revisiter les frontières de cette dynamique, la présente livraison offre l’opportunité d’une publication pour une sélection des meilleures communications présentées dans ce cadre. Elle permet, corrélativement, un dialogue fécond avec des articles signés par des chercheurs confirmés. La frontière : objet singulier, objet pluriel n Les frontières séparent dans l’espace des ensembles humains et marquent des limites de souveraineté (Anderson 1997). Elles présentent une certaine permanence tout en étant vouées à être rectifiées avec le temps. Suscitant des rationalisations en vue de les pérenniser et de les légitimer, elles sont aussi objets de contestations, de controverses et de contentieux. Les frontières sont issues d’un investissement politique poursuivi jusque dans la mort (Hintermeyer, Lévy 2006). Elles représentent des repères dans la vie humaine et sociale. Souvent considérées comme stables, voire intangibles, elles sont à la fois durables et vouées à être dépassées et même transgressées (Cultures et conflits 2009a-b). En Europe, elles dessinent des confins par rapport auxquels se définissent des desseins partagés, elles ménagent des perspectives intégratrices, elles déterminent des marges et des marches tiraillées entre des références et des influences contrastées (Wassenberg, Clavert, Hamman 2010). Une frontière n’est pas n’importe quelle limite, et n’est pas non plus l’unique limite entre des souverainetés étatiques, c’est-à-dire qu’il n’y a pas que des frontières d’État. Le cas français est de ce point de vue représentatif de tout un travail de production et d’inculcation d’une frontière-ligne associée à l’État et à la nation, au sens où le projet régalien de construction de l’État est passé par la stabilisation de l’hexagone, et s’est prolongé, quel que soit le régime, ce dont témoignent les emblématiques cartes de France scolaires. Il s’agit donc de construits tout à fait situés : « Qu’un paysage se découpe devant les yeux d’un intendant en mission ou d’un simple voyageur, marchand, érudit ou pèlerin, et ce sont des lignes multiples qui s’étirent ou se croisent, entre des forêts et des champs, des taches de cultures, une église et sa place… Les limites sont omniprésentes, et si elles varient en apparence selon les observateurs et les choix perceptifs, elles le font aussi selon les usages sociaux, les relations économiques, enserrant ainsi des unités élémentaires spécifiques » (Nordman 1998, p. 511). La lecture courante qui limite l’analyse des frontières aux frontières d’État et ne prend pas en considération la spécificité de ces espaces doit être mise à distance (Burnett, Taylor 1981, p. 291). Dans leur diversité, c’est l’un des premiers apports transversaux des contributions ici réunies. La frontière peut donner lieu à une définition élargie : une disparité dans un territoire ou un espace-temps, entre des échelles d’organisation ou d’appréhension d’univers sociaux ou professionnels. C’est à partir d’une polysémie des frontières, à questionner, que ce dossier entend promouvoir des débats et dépasser des énoncés binaires, évoquant tantôt la fermeture et les périphéries – la frontière qui délimite et sépare : un quartier, la ville et la campagne, un pays par rapport à un autre, etc. –, tantôt l’ouverture d’un nouveau « monde », qui a pu attirer naguère les explorateurs et les conquérants, ou encore de nouvelles activités ou des catégories renouvelées de compréhension des univers sociaux. À ce titre, les frontières constituent un dispositif de marquage, incluant des pratiques et des jeux d’alliances complexes, qui mérite d’être interrogé. Que peut-on, par exemple, apprendre de la question du territoire ou des dynamiques d’appartenance, quelles qu’elles soient, « par les bords » et non par le centre ? La spécificité des espaces frontaliers, qui seraient dotés d’une consistance propre (Hamman 2006, 2008, 2009a), est une autre interrogation pertinente, à la croisée de problématiques sociales, économiques, politiques, linguistiques et culturelles, lorsqu’il en va d’une combinaison d’un espace, d’une profondeur histo9 rique et de projets sociaux (à la fois en termes d’énoncés, de mobilisations et de réalisations collectives). Quelles hybridations peut-on alors repérer ? Quels modes d’institutionnalisation trans-frontières peuvent être lancés, avec quelles contraintes et quels objectifs, dans un rapport permanent entre coopérations et tensions ? Quels usages des frontières peut-on observer, y compris dans des milieux et des pratiques qui les subvertissent (Hintermeyer 2008) ? De la même façon, et ce n’est pas anodin pour examiner notamment les migrations et les interdépendances transfrontalières, la frontière ne revêt pas la même signification dans différentes aires géographiques et culturelles. On l’aura compris, il n’y a pas de regard unique qui puisse être porté sur ce qui est autant, dans le monde social et pour le chercheur, un objet (de repère, de pratiques, d’étude) et un analyseur de phénomènes et d’enjeux socio-politiques, économiques, culturels, etc. À la fois pluriels et territorialisés, ces derniers ne se ramènent pas uniquement à des territoires frontaliers, et font sens dans un balancement permanent entre des espaces au sens matériel (un pays, une région, une ville, etc.) et des espaces cognitifs de références, participant de la production de catégories, de modes de légitimation ou d’exclusion (pour un cadrage, Pollmann 2007). Il ne saurait donc y avoir une seule entrée dans ce dossier, pour lequel nous avons privilégié une progression en quatre parties, qui se répondent. Conflictualités de la frontière-ligne n En son sens historique et politique, la frontière se lit d’abord comme une ligne qui sépare deux souverainetés : ligne de front, de démarcation… Les frontières sont des processus politiques, en tant qu’instrument historique de la politique des États et marqueur d’identité, au fondement des nations, suivant Benedict Anderson (1991). On rejoint la remarque d’Émile Benvéniste, pour lequel : « Regere fines signifie littéralement tracer en ligne droite les frontières. C’est l’opération à laquelle procède le grand prêtre pour la construction d’un temple ou d’une ville et qui consiste à déterminer sur le terrain l’espace consacré. Opération dont le caractère magique est visible : il s’agit de déterminer l’intérieur, le royaume du sacré et du profane, le territoire national et le territoire étranger. Ce tracé est effectué par le personnage investi des plus hauts pouvoirs, le rex » (1969, p. 437). Dire et poser où se situe la limite, la disjonction, renvoie fondamentalement à du pouvoir, et à son exposition. La frontière est ainsi associée à différents registres de conflits : les guerres, leurs conséquences territoriales et en termes de séparations de populations, en même temps que les motifs ethniques qui peuvent les animer, mais aussi les frontières linguistiques qui interagissent avec le politique, le social et le culturel sur le temps long. Partant d’une lecture « classique », celle des conflits armés, Karen Denni retient pour exemple l’espace frontalier Strasbourg-Kehl, traité dans une dimension diachronique, en s’attachant plus particulièrement à deux moments singuliers : l’occupation de Kehl après la Première Guerre mondiale puis celle de Strasbourg durant la Seconde, s’agissant de réfléchir au rôle des frontières, et de leurs déplacements suite à des conflits militaires et nationaux, pour la constitution d’une identité collective « territorialisée ». Lucien Febvre l’a noté dès 1947, plutôt que d’user d’une alternative entre zone et ligne, c’est la distinction entre frontière et limite qui apparaît heuristique. Le rapport, construit au fil des temps, de la première à la guerre et de la deuxième à la négociation et à la paix, peut être conservé à l’esprit. Comme l’écrit Daniel Nordman : « La frontière demeure marquée par ses origines militaires. Pour cette raison, elle ne cessera d’appartenir au registre du front, de l’affrontement, en un mot de la guerre, que celle-ci soit bruyante et meurtrière, ou seulement larvée et dissimulée. […] À travers [les limites], c’est le registre de la négociation, de la discussion, qui prévaut : à l’origine ou en perspective, la paix est en cause. Alors que […] la force 10 Revue des Sciences Sociales, 2012, n° 48, « Frontières » tend à déplacer des frontières aux dépens des voisins les plus faibles, la fin, acceptée, des hostilités conduit à la paix des limites, à la négociation engagée, en principe sur un pied d’égalité, par des adversaires qui ont cessé de l’être » (1998, p. 40). Ce regard historique qui rappelle la profondeur de la question s’articule avec des analyses plus contemporaines, fondées également sur l’étude de conflits nationaux et internationaux. Les négociations territoriales de frontières se retrouvent au centre du texte de François Dubé, qui traite, durant la transition postsoviétique (1993-2001), de l’influence des communautés locales du Primorié en Extrême-Orient russe dans ce domaine que l’on associe parfois exclusivement aux compétences régaliennes des États, et peut-être plus encore lorsqu’il s’agit de la centralisation de la politique en Fédération de Russie. Une analyse attentive aux modes d’inscription locaux des enjeux fait ressortir la spatialité du social derrière la problématique de « haute politique » que serait la souveraineté, et ici les transferts territoriaux à la Chine. Des mobilisations territoriales hostiles, entrant en interaction avec les autorités régionales et s’appuyant aussi sur des mouvements cosaques localement organisés, parviennent, en partie au moins, à légitimer une posture vis-à-vis des institutions fédérales. La frontière ne se limite donc pas aux confins d’un territoire mais se comprend dans les interactions entre centre et périphéries. C’est du reste, plus largement, le propre d’une analyse en termes d’espace : « Historiquement et géographiquement, l’espace s’affirme quand l’extrémité importe autant que le tout, les confins autant que le centre, la limite autant que la masse. […] Alors que l’espace est illimité – ou non encore délimité –, le territoire est borné par des limites » (Nordman 1998, p. 512-514 et 516-517). C’est aussi la pluralité des échelles en interaction qui frappe. Loin de la lecture première qui s’appuie sur une mythologie de la puissance cosaque à un niveau local, c’est la finesse des jeux réciproques avec les autorités régionales qui retient l’auteur, ces dernières Philippe Hamman, Pascal Hintermeyer parvenant à « canaliser » les opposants à un transfert de la frontière avec la Chine ; il y a là un usage du conflit frontalier de la part d’un échelon décisionnel intermédiaire entre la Fédération de Russie et les acteurs locaux directement concernés. Deux autres contributions, de Catherine Lutard-Tavard et AbouBakr Abélard Mashimango, mettent ensuite l’accent sur la dimension ethnique des conflits, qui concourt à produire et remettre en question, dans une pluralité de séquences spatiales et temporelles, des frontières dont la portée est d’autant plus sensible qu’elles sont à la fois physiques et symboliques. Les deux dimensions peuvent être en consonance ou en dissonance relative, ainsi que le traduit aussi l’étude des frontières linguistiques en Belgique proposée par Claude Javeau. L’auteur montre bien que ces dernières sont davantage conflictuelles que les frontières politiques du pays, et que « l’appartenance linguistique correspond à une assignation territoriale », dont les effets sont à la fois centrifuges et centripètes, structurants et déstructurants. Comme l’exprime Catherine Lutard-Tavard, du point de vue de la géographie politique et des relations internationales, les frontières imaginaires sont liées à des conflits bien réels. Le cas de la population de l’exYougoslavie redistribuée aujourd’hui en sept États indépendants, mus par une conception forte de l’État-nation, le révèle, sachant que les territoires balkaniques ont connu de nombreux mouvements migratoires qui rendent une propriété d’« autochtonie » très complexe à cerner et les conflits de dissemblance autour des frontières tout autant. Quant à Abou-Bakr Abélard Mashimango, il mobilise un autre exemple éclairant, celui du conflit frontalier Éthiopie-Érythrée des années 1998-2000. Il propose une interprétation de cette guerre, d’ordre géopolitique là encore, plus que sociologique, sous l’angle de l’ethnicité comme ressort d’identification et revenant aussi sur les empreintes des divisions linguistiques territorialisées. Ces différents épisodes, historiques et contemporains, appuyés sur diver- Revisiter les frontières ses aires géographiques, attestent tous au final, chacun à sa façon, l’insuffisance d’une vision de la frontière uniquement comme ligne, c’est-à-dire comme césure juridique et politique. À Strasbourg peut-être plus qu’ailleurs, si on poursuit les fils tirés par Karen Denni, comment comprendre les conséquences de l’annexion allemande de l’Alsace-Lorraine de 1871 à 1918, sinon par une réflexion sur ce que recouvre concrètement le Reichsland comme construction historique entre deux États, où se marquent plus qu’ailleurs les répercussions des tensions franco-allemandes (le boulangisme, l’affaire Schnæbelé, la question confessionnelle, les lois militaires…). La représentation d’une localisation unidimensionnelle de la frontière s’épuise, ce qui fait prendre au sérieux la consistance des espaces-frontières (Hamman, 2009b). On pourrait multiplier les déplacements du regard pour corroborer cette analyse : si nous quittons l’Europe pour les Amériques, le terme de frontière se rapproche de celui de front ou encore de front pionnier, s’inscrivant dans un espace et non à travers une ligne, ainsi que l’ont montré les travaux de l’historien Frederick Jackson Turner dès 1893, évoquant la conquête de l’Ouest américain. La frontière vaut comme espace (matériel ou cognitif), lieu et mode d’intermédiarité entre des institutions, des groupes et des acteurs placés en co-présence. Des espaces-frontières intermédiaires n Raisonner en termes d’espacefrontière reconnaît une épaisseur à la frontière, comme étant le lieu où deux systèmes (nationaux, locaux, ou symboliques et de perception du réel) sont mis en contact, et ceci passe par une « zone » d’incertitude : l’inscription exacte de la frontière est elle-même l’objet d’une négociation ou d’une transaction, en particulier lorsqu’on est en présence d’obstacles physiques (la fameuse ligne de crête, etc.). Un exemple récent a concerné la France et le Luxembourg à l’occasion des aménagements du projet de développement économique d’Esch-Belval, qui a donné lieu à une procédure de rectification de frontière. Les transferts de territoires entre Russie et Chine, à l’arrière-plan de l’article de François Dubé dans ce dossier, sont une autre illustration. Qui plus est, les « frontières-zones » sont susceptibles de varier très sensiblement en termes d’étendue, en fonction des effets et des interactions produits, que ce soit en termes socioéconomique et culturel, mais aussi linguistique (cf. le texte de Claude Javeau). En faisant le lien à travers la question du dialecte, la contribution de Marie-Noële Denis sur les frontières culturelles et frontières politiques dans le Nord-Est de la France traduit aussi ces interactions, à la fois proches et à distance. Comme l’expose l’auteure, réfléchir en termes de frontières culturelles revient à dégager, au fil de processus socio-historiques, des zones étendues de transition, où se repèrent de nombreux types intermédiaires. Ces hybridations se marquent notamment dans l’habitat et l’architecture de la maison, les traditions de cuisine ou les modes de couchage, retenus comme révélateurs de ce qui se joue dans un espace-frontière. Ce dernier correspond à un espace dont la consistance est liée simultanément à des contraintes et des opportunités d’action, compte tenu de différentiels (de portée variable) dont les effets sont clivants de part et d’autre de la frontière (et d’autant plus que celle-ci est vue comme stable et « spécialisée » : sur les salaires, sur les achats de produits de consommation, pour la santé, etc.). Ceci entretient un effet-frontière, pouvant s’exercer sur un territoire plus ou moins vaste, en fonction des écarts et de leurs perceptions, qui s’enchevêtrent au-delà de la proximité immédiate à la ligne frontière. Le texte de Philippe Hamman revient sur ce déplacement du regard, qui transparaît dans la littérature de sciences sociales, lorsque, face à la polysémie des frontières, on suit sur le temps long les cheminements opérés de la géopolitique « classique », ordonnée autour de l’État, aux recherches actuelles sur les modes de coopé11 rations transfrontalières. Cet article de statut épistémologique, qui avance une conceptualisation de l’espace-frontière dans une dialectique du spatial et du social, est complété par la réflexion d’Andreea Grigorovschi sur la frontière-seuil comme figure des dynamiques de métropolisation à l’heure actuelle, lues à la jonction des transformations d’espaces de vie et de processus de projet dans la fabrique de la ville. En mobilisant des références géographiques, philosophiques, politistes et sociologiques, qui donnent à lire les frontières à la fois comme expression du pouvoir politique, phénomène sociétal et spatial, l’auteure fonde l’hypothèse de la métropolisation comme processus générateur d’une diversité de frontières et de flux, réinterrogeant le projet urbain. Ce rapport à l’espace n’est donc pas réductible à des définitions administratives, comme, par exemple, celle de zone frontalière entre la France et l’Allemagne pour l’imposition des frontaliers français employés outre-Rhin, même si ces dernières constituent une contrainte ou une opportunité de taille et ont donc des effets socio-spatiaux – les articles d’Hélène Guyot-Sander et de Jean-Luc Deshayes y reviennent, à partir des frontières françaises du Nord-Est. De fait, la plupart des Français travaillant en Allemagne dans des entreprises situées à proximité de la frontière résident dans les trois départements de la Moselle, du BasRhin et du Haut-Rhin, qui constituent la zone frontalière – tandis que les migrations transfrontières en direction du Luxembourg, où il n’y a pas de différence de système d’imposition en fonction d’une zone déterminée, se font sur un périmètre plus large (jusque Nancy notamment, en Lorraine)1. Nous pouvons relire ici la classification de Claude Raffestin, qui distingue des effets « directs », par rapport au tracémême de la frontière, à l’exemple des droits de douane (ou de la distance par rapport à ce tracé, dans le cas de la fiscalité des frontaliers français exerçant leur profession en Allemagne et de la zone frontalière ad hoc), des effets « indirects », par exemple lorsque la fiscalité d’un État favorise de fait des pays exportateurs voisins pour trouver des débouchés, et des effets « induits », correspondant à la disjonction que marque la frontière ; la conversion de monnaie et des taux de change en a longtemps été une incarnation, y compris quant à l’attractivité du travail transfrontalier (Raffestin, 1974, p. 12). D’effet-frontière il est également question, de façon originale, dans l’article de Salomé Deboos, qui interroge la transformation, depuis la décennie 2000, des termes de parenté usités par les Bouddhistes et les Musulmans de la vallée du Zanskar, dans l’Himalaya indien. À travers la dénomination dans la parentèle, ce sont les processus d’autodéfinition de l’appartenance à un groupe confessionnel qui apparaissent, et témoignent de déplacements de frontières intériorisées qui renvoient à un territoire de brassage et de circulations. Les rapports au « local » sont désormais appréhendés non plus tant « en fonction du lieu de naissance d’un individu ou de la délimitation géographique d’une vallée », explique Salomé Deboos, qu’en relation à une pratique religieuse via des revendications linguistiques qui sont aussi politiques. Nous quittons alors une modélisation binaire – de type coupure/couture – pour une proposition ternaire de qualification des frontières territoriales, entre « frontière-lime » (rigide), « frontière-commutateur » (souple) et « frontière-synapse » (poreuse) (Saez, Leresche 1997). Ceci éclaire la formation de territoires hybrides, « lieu de rencontre de deux systèmes politiques, économiques et sociaux tout en partageant des spécificités communes » (Harguindéguy 2007, p. 56). Dans bien des cas, les acteurs de ces espacesfrontières nourrissent plus de liens économiques avec leurs « voisins », audelà de la frontière, qu’en direction de leur Hinterland respectif (Ratti 1995, p. 65). De la même façon, émergent des identités transfrontalières à partir d’une combinaison d’affiliations, dans la mesure où les frontières nationales et administratives ne se superposent pas parfaitement avec les ressentis culturels (Bray 2002). Mais, en même temps, lorsque des espaces culturels relativement homogènes ont été scin- 12 Revue des Sciences Sociales, 2012, n° 48, « Frontières » dés sous deux souverainetés étatiques différentes, on a affaire à un couple de tensions entre cet aspect d’unité et l’effet de distinction de la frontière, quant à la définition de l’in- et de l’out-group, comme l’a montré Peter Sahlins (1989) dans le cas de la Cerdagne en Espagne et du Pays basque. Qui plus est, ces éléments interagissent avec une problématique de l’institutionnalisation des relations trans-frontières, dans les modes contemporains de coopérations transfrontalières. Sur ce plan, un certain nombre de limites sont récurrentes : certaines formules servent d’abord à capter des crédits européens, et n’associent guère le citoyen dans la pratique, ni dans les actions menées ni dans leur principe-même, puisqu’il n’y a pas de passage par le suffrage direct pour désigner les décideurs des instances de coopération (Kramsch, Hooper 2004, p. 1). Les processus repérés sont toujours imparfaits dans leur aboutissement (Wassenberg 2007 ; Dupeyron 2008 ; Hamman 2009c). Claude Raffestin a distingué quatre grandes fonctions à la frontière2 : la « traduction », la « régulation », la « différenciation » et la « mise en relation » (1974, p. 12). C’est sous ce dernier aspect, parmi d’autres donc, qu’est largement située la coopération transfrontalière, telle qu’elle se développe à présent. Les espaces-frontières donnent ainsi à lire les formes frontalières qui se modifient, s’hybrident ou s’inventent, aujourd’hui où il est question, au-delà des seules limites d’États, tout à la fois de « frontières nœuds », « spécialisées, réseautisées et appareillées, [qui] quittent les marges territoriales des États pour les “non-lieux” des grandes villes, qui deviennent elles-mêmes les nœuds ou les pivots d’espaces au fonctionnement réticulaire », et de frontières « raides et primitives [qui] se dressent sous forme de barrières sociales, le plus souvent au cœur de ces mêmes grandes villes, créant alors des territoires de marges dans les trous laissés par les espaces réticulaires » (ArbaretSchulz 2002). C’est l’objet du texte de Perrine Marx de questionner, d’un point de vue anthropologique, la redéfinition permanente de ces frontières dans la ville, à la fois spatiales et sociales, Philippe Hamman, Pascal Hintermeyer impliquant différents groupes d’acteurs en interaction et susceptibles de mobiliser des effets-frontières. L’exemple retenu est celui des rites d’ouverture d’une friche artistique à Strasbourg (notamment l’organisation d’expositions publiques). Observer cet espace d’entre-deux par excellence permet de jeter un regard « de l’intérieur » sur la fabrique urbaine, au-delà des projets urbanistiques et institutionnels les plus couramment affichés, ce qui mêle la territorialité de la frontière et sa dialectique entre le visible et l’invisible. Traversées de frontièresn L’association fréquente des populations nomades et des migrations à une vision de la frontière-ligne peut être réinterrogée, elle aussi, pour introduire la dimension d’espace-frontière, en questionnant les pratiques de passages et de déplacements repérables dans différentes aires culturelles. Par exemple, dans le cas des migrations internationales ouest-africaines et à partir de la notion d’espace de transit, Nelly Robin (1999) propose une grille de lecture qui invite à la qualification des espaces-frontières. Le point de départ du raisonnement est exprimé comme suit : « L’espace de transit n’est autre qu’un élément qui s’intercale entre deux pôles de la migration et les relie ; il met en relation des espaces de nature différente dont dépend le caractère-même de la relation qui définit la fonctionnalité de l’espace de transit ». Ces espaces de transit se différencient dans le temps et en termes de hiérarchisation socio-spatiale. N. Robin en dégage quatre types, qui structurent les mouvements migratoires : « Les “espaces-contact” permettent des échanges de population importants et peuvent devenir eux-mêmes de grands foyers d’émigration. [Ceci correspond à une] migration linéaire contiguë [qui] joint des pays limitrophes : le Mali relie ainsi le Sénégal à la Côte d’Ivoire. […] Les migrations linéaires discontinues comme les migrations réflexives ou “désordonnées” rapprochent les “suds” non-limitrophes et corrèlent le Sud avec le Nord. L’espace Revisiter les frontières de transit est alors soit un “espace-relais”, tels la Gambie et la Guinée Bissau (marges frontalières), la Côte d’Ivoire et le Nigéria (pôles sous-régionaux), le Cameroun, le Maroc et la Tunisie (pôles extra-régionaux), soit un “espace de redistribution”, tel le Zaïre, qui apparaît comme “l’organisme central” à partir duquel s’opère une redistribution des migrations ouestafricaines en Afrique centrale. […] Parmi les espaces-relais, certains développent simultanément une fonction d’“espacecarrefour”, telle la Côte d’Ivoire, d’où les migrations repartent vers l’Afrique, l’Europe ou les États-Unis » (Robin 1999). Les espaces-frontières restituent ici le processus de construction sociale d’un territoire, comme une combinaison d’un espace, d’une profondeur historique et de projets sociaux (à la fois en termes d’énoncés, de mobilisations et de réalisations collectives). On revient par la même occasion sur les deux lectures, généralement vues comme dissociées, de la frontière et leurs associations : la frontière-ligne pour la population nomade et la frontière comme espace pour la population sédentaire. C’est également un intérêt de la contribution de Gaëlle Lacaze, consacrée aux mobilités nomades dans une zone de libre-échange sino-mongole, que de complexifier le regard en termes de consistance des entre-deux. Elle nous rappelle que le commerce itinérant assure la survie d’un grand nombre de Mongols et expose « les techniques de mouvement des différents acteurs qui transforment ces espaces transfrontaliers en lieux interstitiels », notamment en focalisant sur les déplacements des prostituées mongoles et de leurs chauffeurs dans la ville chinoise d’Erèèn-Erlian. Leur doublement de 2007 à 2010 peut s’interpréter comme un signe de la croissance des échanges sino-russes dans cet espace frontière, qui se structure entre, d’un côté, les « itinérants » et les « résidents » et, de l’autre, les « errants », mais aussi entre pastoralisme traditionnel et nouvelles activités. Les expériences migratoires prennent place dans des « territoires de partage », pour reprendre l’expression d’Anaïk Pian et Simona Tersigni, qui explorent la problématique des fron- tières à partir d’un point de littérature sur les migrations et les conceptions du transnationalisme en sciences sociales, mises en relation avec leurs propres travaux, d’un point de vue réflexif. Il est singulièrement question des cadres spatiaux et temporels dans lesquels s’inscrivent socialement les mouvements migratoires, y compris dans le contournement des frontières étatiques, et des effets de l’institution frontalière en regard des relations interethniques. À l’inverse d’une lecture en termes de passages, et empruntant la perspective du juriste, Radia Elgribi porte le regard sur l’interdiction de sortie du territoire français de l’enfant mineur lorsque la situation de ce dernier donne prise à un conflit entre les parents par delà une frontière nationale. En pareil cas, le maintien du lien parental et la prévention du risque d’enlèvement, avancés tous deux comme motifs à ces dispositions de droit, viennent s’entrechoquer. La dimension proprement juridique de l’enjeu ne s’abstrait donc pas d’une conflictualité autour d’une territorialité disputée, cette fois, dans des espaces de compétences institutionnelles nationales qui s’excluent, là où les circulations initiales des couples – les unions mixtes – avaient tissé des liens. Les entre-deux sont incarnés physiquement, et pas uniquement procéduralement, autour de l’enfant, lorsque le conflit interpersonnel est, de fait, aussi un conflit international. La fonction « classique » de la frontière nationale comme barrière et cadre de l’exercice d’un système de droit est ainsi relue sous un angle souvent impensé : celui où la « protection » (vision courante de la frontière) se retourne d’une certiane façon contre l’enfant invoqué au centre du dispositif. Corrélativement, analyser les espaces intermédiaires, et la façon dont ils sont perçus et investis, permet de questionner le lien entre lieu et stigmate, ce qui renvoie à un mode de spatialisation fondé sur le sédentariat et un type d’espace : la ville (Remy 1996). Il en va de modes de circulations et de transactions entre la mobilité et l’ancrage d’individus et de groupes, c’està-dire l’inscription dans des lieux, en 13 particulier par l’activité économique (le mouvement pendulaire lieu de résidence / lieu d’emploi s’y insère) et l’entretien d’une mémoire (celle-ci est façonnée sur le temps long, et se retrouve convoquée à présent dans les initiatives de coopérations transfrontalières comme gage de liant d’une identité de l’entre-deux). Or, « lorsque les ancrages deviennent multiples et labiles, la question est de savoir comment se construit la confiance entre acteurs locaux, ciment de la cohésion territoriale » (Sencébé 2004). Les transactions qui s’opèrent dans les espaces-frontières se comprennent ainsi, lorsque les inscriptions spatiales concernent des lieux à la fois distants et proches, en termes d’échelles, de matérialité et de représentations. Le travail transfrontalier constitue une scène particulièrement révélatrice. Deux contributeurs s’y arrêtent. D’une part, Hélène Guyot-Sander, à partir d’une enquête empirique portant sur le vécu de salariés frontaliers de Lorraine employés en Sarre, illustre le triple enjeu de la frontière pratiquée par ces migrants pendulaires, qui, quotidiennement, la franchissent entre leur domicile et leur lieu de travail. Il s’agit d’une frontière géographique, symbolique et professionnelle. Elle se comprend à l’échelle d’une Euro-région (la « Grande Région » Sarre-LorraineLuxembourg, élargie aujourd’hui à la Wallonie et à d’autres territoires allemands), où les enjeux de développement socio-économique dépassent les frontières nationales. Ces spécificités – interdépendance des territoires entre emploi et main d’œuvre, importance de la pratique de la langue du voisin et de dialectes, modes de représentation collective transfrontières, etc. – témoignent des dynamiques structurant, transversalement à des enjeux uniquement sectoriels ou nationaux, un espace frontière à la fois transitionnel et transactionnel (Hamman 2009a). Jean-Luc Deshayes prolonge cette première analyse de terrain par une approche réflexive de la littérature disponible sur le travail frontalier, en revenant sur les références théoriques de l’appréhension de la frontière. Selon lui, on peut distinguer trois séries de travaux, qui correspondent respecti- vement à l’affirmation d’une nouvelle centralité des régions frontalières, au sens matériel ; à l’accent placé sur les frontières sociales, en regard des frontières géographiques et en soulignant leur caractère labile ; et au questionnement de la validité de la notion de frontière parfois qualifiée de « nomade », c’est-à-dire ayant des effets de réalité mais susceptible d’en brouiller l’appréhension. Il y a alors aussi une mise en garde à ne pas sur-interpréter les effets frontières, notamment par rapport aux transformations de l’emploi de façon générale, dans le cas du travail transfrontalier. Catégorisations et stigmatisations : frontières mentales et cognitives n Il n’y a pas seulement des frontières d’État, pas seulement des frontières entre territoires mais aussi en leur sein, et à plusieurs échelles. Leur portée apparaît à la fois matérielle et symbolique, spatiale et sociale. Aussi sont-elles source de catégorisations du monde social, et font-elles l’objet de différents usages comme répertoire de légitimation pour certains, de stigmatisation pour d’autres. Les frontières sont également mentales et cognitives. Le cas des travailleurs frontaliers le laisse paraître autour des représentations des frontières du et au travail. Deux autres articles poursuivent cette interrogation à partir des espaces professionnels. Adoptant une lecture historique, Laurent Erbs se concentre sur les années 1930 et le cas du département de la Moselle, à partir de statistiques préfectorales et policières. Il examine les effets de frontière « en périphérie du travail », c’est-à-dire dans ce qui marque le passage de l’emploi au chômage (et son indemnisation comme enjeu de l’inscription sur les listes de chômeurs) et la position des chômeurs soumise à des pressions normatives (avec le risque d’être désinscrit), qui s’analysent comme un miroir de la société elle-même. 14 Revue des Sciences Sociales, 2012, n° 48, « Frontières » Irène-Lucille Hertzog étudie, de son côté, entre psychologie et anthropologie, la frontière entre vie intime et vie professionnelle, en désignant l’intime au travail comme « un espace aux contours labiles ». Elle s’appuie sur des parcours de femmes actives engagées dans une démarche d’assistance médicale à la procréation et sur ce qu’elles disent au travail de leur infertilité de couple. Entre vie professionnelle et contraintes des protocoles de fécondation in vitro dans des centres ad hoc, la publicisation forcée du projet d’enfanter conduit à renégocier les frontières de l’intime, entre visible et invisible, privé et public, en même temps qu’entre la frontière comme ligne et comme espace. Il y a, là aussi, des usages de la frontière, lorsque les femmes en traitement choisissent d’exposer leur situation à leurs collègues de travail et leur hiérarchie professionnelle. Ces scènes ne peuvent être séparées de la figure d’acteurs intermédiaires qui les animent. Ces derniers sont à la fois des garants légitimateurs servant de référence et des tiers-traducteurs, ceux-là mêmes que Michel Marié (1989) nomme des « passeurs ». Ils permettent à la parole souvent peu considérée, voire déniée, des groupes « exclus » d’acquérir de la légitimité et donc de favoriser une prise en compte dans d’autres univers et par les décideurs. Flavien Bouttet le montre à partir de la question de l’intégration des personnes handicapées mentales dans la pratique d’un sport en milieu ordinaire, sachant que celles-ci sont très peu visibles dans les espaces sportifs. Il interroge ainsi les frontières autant matérielles que symboliques qui se révèlent dans la relation entre les établissements spécialisés accueillant des handicapés mentaux et les associations sportives. De cette étude en Alsace et auprès d’interlocuteurs nationaux, il ressort que les frontières ne sont pas supprimées – l’auteur conclut très clairement sur ce point –, mais plutôt déplacées par l’investissement d’entremetteurs qui assurent des modes de relais entre les mondes médicosociaux et sportifs et participent de processus d’intégration sociale, à travers des mises en relation à la fois interpersonnelles et institutionnelles. Philippe Hamman, Pascal Hintermeyer Ce sont là des indices et des traces de processus toujours en train de se faire, ainsi qu’il en va des rapports mouvants à la frontière : une stabilisation des interactions signifierait en effet la fin de l’effet-frontière, qui repose sur les différentiels, réels ou supposés, entre des territoires, des univers sociaux, des groupes et des modes de lecture du réel. En s’intéressant aux conflictualités de la frontière-ligne, aux espaces frontières intermédiaires, aux traversées de frontières et aux frontières mentales, ce numéro poursuit une recherche collective en revisitant les frontières à partir d’une approche plurielle attentive à la diversité de leurs effets. Bibliographie Anderson Benedict (1991), Imagined Communities. An Inquiry into the Origins and Spread of Nationalism, New York, Verso. Anderson Malcolm (1997), « Les frontières : un débat contemporain », Cultures et conflits, 26-27, p. 15-34. 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