Lire le texte en français

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Je n’ai jamais voulu revenir dans ma ville natale, Bône, aujourd’hui
Annaba. Le nom remue en moi trop de souvenirs douloureux. L’histoire
de ma mère et de l’Algérie, si intimement liées. Les deux, perdus à
quelques années d’intervalle. L’Algérie, que j’ai quittée en 1955, à trois
ans. Et ma mère, morte en France d’une longue maladie. Elle n’a jamais
supporté le déracinement.
En France, le soir après le dîner, mon père aimait nous raconter
l’histoire de sa vie, en feuilletant son album de photos, rempli de petites
images d’Algérie, aux contours déchiquetés. Des moments heureux fixés
sur ces instantanés qui le rassuraient. Le bonheur, c’est sûr, avait bien
existé.
Mon père nous montrait la mer, le cabanon sur la plage, les parties
de boules avec les amis, le café. Il nous parlait de la douceur de vivre en
Algérie, mais aussi de sa guerre. En France jusqu'à sa mort, il avait tenté
de conserver les mêmes habitudes . Le café et la pétanque. Mais sans le
soleil, ni la mer. Seulement la grisaille des jours qui passent.
Il avait quatre enfants, orphelins, insensibles à cette
« nostalgérie ». Moi, je voulais vivre ici et maintenant. J’étais décidé à
devenir « un parfait petit Français », prêt à effacer de ma mémoire,
famille, racines, religion, tradition. Le jour ou mon père est mort, je le
veillais seul dans son appartement de la banlieue nord de Paris. Je
pensais à sa génération, en train de disparaître, et avec elle, sa culture.
Nous, leurs enfants, étions intégrés dans la société française. Mais nous
avions même perdu l’accent.
Ce fut cette nuit-là que je découvris, sagement rangées dans un
tiroir, une pile de lettres jaunies. Des lettres que mes parents s’étaient
échangées pendant les six mois où ils avaient vécus séparés. Mon père
était parti en France, où il cherchait un travail. Ma mère attendait en
Algérie. Dans sa correspondance, elle raconte, au jour le jour, la vie à
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Bône, en 1955. Les petites histoires de famille, la lassitude, la peur et les
attentats. C’était déjà le début de la guerre. Cinquante lettres en tout. Et
un seul télégramme, posté de Bône le 21 août 1955 : « J’arrive jeudi
avec les enfants ».
En veillant mon père, j’ai lu toutes ces lettres, comme une prière
des morts. Et j’ai trouvé une photo que je ne connaissais pas. L’unique
photo où je me vois avec ma mère en Algérie. Elle fixe l’appareil photo,
d’un regard triste. Je suis accroché à son bras, j’ai une barboteuse et
des cheveux longs. On dirait une petite fille. C’était à Bône quelques
mois avant notre départ.
C’est à cet instant que j’ai su que je devais retourner là-bas,
retrouver l’endroit où avait été prise cette photo, renouer les fils du
passé. Mais j’ai mis dix ans à me décider. La peur des fantômes, malgré
l’appel à la vie, qui émanait de la photo.
En juin 2006, je pose donc les pieds sur l’aéroport de Constantine.
Cinquante ans après avoir quitté l’Algérie. Je reconnais le ciel
transparent, la lumière dure et blanche qui m’éblouit. Dans mon sac, les
lettres d’amour de mes parents et cette photo, moi avec ma mère. Un
taxi m’emporte en trombe vers cette ville des ponts suspendus et des
ravins vertigineux. Je roule, la tête comme dans du coton. Nous
traversons les nouveaux quartiers, de grandes barres sans grâce,
couvertes de paraboles qui cachent des façades lépreuses, sur des
collines desséchées attaquées par des bidonvilles anarchiques. La ville
déborde de tous côtés. Le chauffeur a poussé à fond sa sono, il se
balance au rythme d’une voix éraillée, qui me semble familière. Il se
retourne vers moi et me demande d’un air complice, dans un français
parfait :
- Vous aimez la musique malouf ? Vous savez, la musique araboandalouse.
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- Non, je ne connais pas vraiment.
- Comment vous n’aimez pas Enrico ? C’est un grand chanteur de
Malouf. Il est né ici... Enrico, ici, on l’aime. La vérité, il sera toujours le
bienvenu…
Et d’un coup, je me souviens. Au début des années 1960, à Paris,
mon père aimait nous emmener dans un petit café de l’avenue Trudaine.
Un musicien, un ami de Constantine, y jouait : Sylvain Ghrenassia, le
père d’Enrico Macias ! Parfois son fils venait le rejoindre. Il n’était pas
encore connu, mais mon père en parlait avec admiration…
Débarqué dans la médina, je cherche l’ancien quartier juif. Des airs
s’échappent d’une boutique. C’est le magasin des Fergani. Le père est le
grand maître du malouf constantinois. Salim, son fils, est musicien aussi.
Il m’invite à un mariage. Le soir même, je le retrouve avec son orchestre
au complet. On se croirait dans un film de Pagnol : mêmes gestes,
mêmes paroles. Un mot en arabe, deux en français, le langage de tous
les jours. Salim me parle de Paris, de son quartier préféré, le Marais, et
surtout de la rue des Rosiers. Il aime aller « Chez Raymond » un
restaurant constantinois rue François Miron. Curieux… Salim, algérien et
musulman, qui aime le quartier juif de Paris... Mais il ajoute : « A
Constantine, la communauté juive, 45 000 personnes, était la plus
importante de la ville. Cheikh Raymond, de son vrai nom Raymond
Leyris, était le personnage emblématique d’une période où Juifs et
Arabes grandissaient, travaillaient, et vivaient ensemble. Des orchestres
mixtes jouaient indifféremment pour les mariages musulmans ou les barmitsva. Cheikh Raymond avait l’âme arabe, vivait et parlait en arabe. Les
Algériens le considéraient comme un des leurs, même s’il était juif, très
pieux de surcroît. Le grand rabbin Guedg lui avait même demandé
d’adapter la musique malouf pour les chants de la synagogue… Son
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assassinat en plein jour au marché de chaara, en 1961, a sonné le grand
départ des Juifs de Constantine. Il est enterré ici, au cimetière israélite. »
Le cimetière juif. Il est perché au sommet de la colline, juste de
l’autre côté du Rhumel, le grand ravin qui coupe la vieille ville du reste du
monde. En passant sur le pont Sidi M’Cid, suspendu entre les deux rives
de la cité, le damier des champs s’étend à cent mètres sous nos pieds.
La gardienne ouvre le portail, méfiante. J’insiste. Elle cède. Elle n’a pas
été payée depuis quinze ans et autour d’elle, le temps s’est arrêté sur
ces milliers de tombes envahies par les herbes folles. Sur la sépulture de
« Cheikh Raymond », une inscription intacte : « Ici repose Raymond
Raoul Leyris, lâchement assassiné le 22 juin 1961 à l’âge de 48 ans. »
Ce cimetière est le livre d’histoire des juifs à Constantine. Mais aucune
trace des miens sur ces tombes.
Où les trouver ? L’après-midi, je reprends la lecture des lettres de
ma mère. Une information, une adresse, un nom, un indice ? La quête
devient presque oppressante. Je ne peux plus reculer : demain je pars à
Annaba.
Les mûriers géants du cours de la révolution (anciennement
Bertagna), l’hôtel d’Orient… : en arrivant, j’ai l’impression de retrouver
les mêmes images que sur les photos. Rien n’a changé. Annaba est
encore coupée en deux par le cours de la révolution. À gauche, les
quartiers européens riches où habitait ma famille maternelle. A droite, les
secteurs pauvres, la ville arabe et l’ancienne place d’armes, où vivait
mon père. Les rues portent désormais des noms arabes, alors que les
lettres de mes parents ne mentionnent que des mots français. Rue Louis
Philippe, un vieil homme se souvient du magasin de ma grand-mère. Elle
vendait du vin en vrac. La boutique a été rachetée. Depuis, plus de vin,
c’est une petite épicerie. « Oui, confirme mon guide, ici juifs et Arabes
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vivaient en harmonie. La synagogue se trouvait à deux pas ».
Aujourd’hui, à la place, on a érigé un entrepôt.
Le soir, le Cours de la révolution prend des couleurs
méditerranéennes. C’est l’heure de la promenade. Je repense aux lettres
de ma mère. Elle parlait des attentats, d’Annaba qui se vidait, et du loyer
de la boutique à payer. A mon père, qui essayait de nous construire une
autre vie de l’autre côté de la Méditerranée. Et du « creponet », que,
paraît-il, j’aimais tant. Le creponet ? Au café du Cours, j’en commande
un. On m’apporte un sorbet au citron très sucré. C’est bon.
Je montre la photo de ma mère et de moi-même au serveur de
l’hôtel d’Orient. Où a-t-elle été prise exactement ? Toujours pas de
réponse. Le serveur n’en sait rien, mais se propose de chercher avec
moi, après son service.
Le square Randon, où je jouais avec mon frère. Le cinéma
Olympia, où ma mère se rendait deux fois par semaine. La pâtisserie «
milles feuilles ». Avec mon serveur-guide, je parcours tous ces lieux,
dont parle ma mère dans ses lettres. Aux vieux qui jouent au rami, je
présente le cliché. L’un deux la reconnaît. « Pendant les événements,
dit-il, elle habitait dans l‘immeuble qui fait l’angle, juste devant nous.
Mais elle avait deux petits garçons, je crois. » C’est vrai, mon frère n’est
pas sur la photo. Les vieux sont aussi émus que moi…
Petit à petit, je reconstitue le puzzle. A l’état civil, deux jeunes
femmes couvertes d’un voile islamique très strict m’accueillent. Les
registres de l’époque coloniale sont alignés sur les étagères, en parfait
état. Il nous faut quelques heures pour reconstituer l’histoire de ma
famille. Mon arrière-grand-père Isaac Cohen était cordonnier, Abraham
ferblantier, Jacob colporteur, Moise tailleur, Sultana femme au foyer…
Nous remontons jusqu'à 1832. « C’est incroyable, s’étonnent les
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employées : vous êtes plus bônois que nous. Vous êtes vraiment chez
vous ici ».
Je cherche le cimetière israélite. Il se trouve à côté d’une cité
crasseuse. Un cimetière qui, pour la génération de mon père, faisait la
fierté des Juifs bônois. Un bel endroit, à tel point qu’on disait : « Le
cimetière de Bône, envie de mourir y te donne ». Aujourd’hui, derrière un
mur de parpaings, émerge hélas un champ de ruines. Les tombes sont
ouvertes, trous béants remplis d’ordures. Les pierres tombales sont en
morceaux. Impossible de retrouver un nom. Comme si on avait voulu
effacer jusqu’aux dernières traces de la présence juive. J’ai la rage au
cœur.
Il faut partir, se changer les idées, aller à la plage, n’importe où…
Ma mère parle du bord de mer dans ses lettres, des tours en calèche, du
cabanon de ma tante sur la plage de la Caroube, où ma famille passait
le week-end, jouait aux boules, mangeait du poisson pêché au large. La
belle vie. Aujourd’hui, les calèches ont disparu, mais les plages, elles,
personne ne les appelle de leurs nouveaux noms arabes. A la Caroube,
je reconnais le cabanon de mon oncle. Des familles goûtent le coucher
de soleil, tranquilles. C’est l’heure du « Passeo », il y a embouteillage sur
la corniche. Les jeunes filles plus ou moins voilées défilent en bande.
Les garçons immobiles, assis sur les parapets, les regardent passer.
C’est mon dernier jour ici, et je n’ai toujours pas trouvé le lieu que je
cherche.
Je vais me coucher, abattu. Je dors mal, puis, soudain, me réveille
en sursaut. Le décor de la photo ! Il est là, sous mes yeux. Sous la
fenêtre de ma chambre, au coin de l’hôtel d’Orient, là où je loge. Je
dévale les escaliers. C’est sûr. C’est là. Au coin de la rue, tout est bien
en place. Aucun doute. Le bâtiment du fond, certes, a un peu changé, on
y a ajouté des balcons, mais la porte cochère est bien la même, l’auvent
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du théâtre à droite aussi, et sur la gauche, les stores des magasins et la
pharmacie. Je prends la photo de ma photo. Les gens s’arrêtent,
s’étonnent. Ils regardent l’enfant que j’étais. L’enfant que, moi aussi, j’ai
retrouvé.
Texte Michel Setboun , reproduction, même partielle, interdite sans
accord écrit de l’auteur
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