Une pièce unique
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Une pièce unique
Une pièce unique Un scénario de court-métrage écrit par Jolyon Derfeuil Version du 21.04.2008 Droits déposés SACD n°211628 Synopsis L’histoire se déroule de nos jours à Angers. Par le biais d’un ami, CLAIRE, une étudiante, fait la connaissance de l’étrange monsieur NEVILLE, prénommé RODRIGUE, collectionneur d’objet en tout genre. Inscrite en sociologie, Claire écrit un mémoire sur les objets fétiches et pense que le témoignage de Rodrigue va l’aider à finir son mémoire. Quant elle le rencontre pour la première fois, elle découvre un homme aux attitudes étranges qui renonce à voir physiquement les gens pour concentrer son regard sur les objets. Après une première conversation que Claire enregistre avec un dictaphone, elle recroise le surlendemain Rodrigue dans la rue et le suit pour voir s’il se comporte tel qu’il se présente. La filature lui prouve que oui. Elle commence dès lors à être obsédée par le personnage et n’a plus qu’une idée en tête : elle veut qu’il la regarde. De son côté, Rodrigue est secrètement troublé par cette jeune femme qui se présente à lui. Au cours de la deuxième conversation, Claire lui avoue l’avoir suivi. Rodrigue ne réagit pas verbalement mais il s’en va. Rodrigue, une fois rentré chez lui, a une attitude curieuse, il se blesse un doigt en faisant de la couture puis trouve refuge dans son placard où il se met à pleurer. Claire, elle, se coupe peu à peu de ses amis et ne cesse d’écouter la voix de Rodrigue au dictaphone en adoptant des postures qui rappelle son comportement. Ce dernier, lui lance finalement une invitation à dîner chez lui. Au cours du dîner, Claire lui essaye de le convaincre de la regarder et lui avoue qu’elle veut écrire un livre avec lui. Rodrigue fini par lever les yeux vers elle mais c’est le regard de la mort. Rodrigue tue Claire d’un coup de couteau dans la poitrine. Il emmène le cadavre dans sa salle de bain, il la vide de son sang et de sa chair puis se met à l’empailler. Une fois que Claire est prête, rhabillée et embellie, il ouvre son placard et la place à côté d’une autre jeune femme déjà empaillée, probablement l’ancienne femme de Rodrigue. 2 1. DES DOIGTS EN GROS PLAN / INT.JOUR Deux doigts tiennent un fil à coudre blanc et tentent de le mettre dans le chas d’une aiguille ; après un ultime essai, le fil entre. FONDU AU NOIR 2. UN CAFE EN VILLE / INT. JOUR (discussion improvisée) Une conversation entre amis étudiants. Chacun parle de son cursus. Il y a deux filles et trois garçons. Au cours de la conversation, l’une des filles, une blonde svelte aux traits fins et au regard bleu, CLAIRE, parle de ses problèmes liés à la rédaction de son mémoire de sociologie sur les objets fétiches. Elle est la dernière du lot a ne pas avoir rendu son mémoire et a ne pas avoir son diplôme. L’un des trois garçons, GILBERT, lui répond qu’il a fait une drôle de rencontre la veille aux bureau des Objets Trouvés. Il venait voir si on avait retrouvé sa montre et un homme venait en rapporter une qui, hélas, n’était pas la sienne. La conversation s’est engagée et l’homme lui a laissé une carte de visite. Le jeune homme donne la carte à Claire. 3. APPARTEMENT CLAIRE / INT. JOUR Claire à son bureau, dans un studio rempli de papiers, de dossiers, de livres. La lampe est allumée. Elle baille alors qu’elle relit une partie de son mémoire en roulant d’un doigt la molette de sa souris. Le titre apparaît : « Gadget ou porte bonheur : origine, usage et détournement de l’objet fétiche dans la société occidentale contemporaine. Présenté par Claire Vignal ». Elle s’adosse à son siège, soupire, regarde l’heure sur sa petite pendule. Elle prend la carte donnée par Gilbert posée sur le bureau et la regarde de près , elle lit : « Rodrigue Neville. Collectionneur d’objets en tous genre. ». Elle décide de créer un fichier et écrit une lettre pour Mr Neville. Sitôt fini, elle l’imprime et la met dans une enveloppe. 4. RUE MAINDRON / EXT. JOUR Un homme, il s’agit de RODRIGUE (Mr. Neville), tourne au coin de la rue. Il est petit et frêle mais d’allure jeune, est habillé d’un blouson en cuir marron et porte des lunettes. Il avance d’un pas sur, en baissant la tête…Il s’arrête au numéro douze et s’engouffre dans l’immeuble. 5. IMMEUBLE / INT. JOUR Dans l’entrée, il ouvre sa boîte au lettre, saisi le courrier, referme. Il monte les escaliers en triant son courrier et remarque une lettre plus petite que les autres. 6. APPARTEMENT RODRIGUE / INT. JOUR La porte de son appartement s’ouvre, Rodrigue entre, le courrier dans la main, il se dévêt, accroche son blouson sur le porte manteau dans l’entrée. Il arrive dans la pièce principale, où sont assemblés sur les étagères et les meubles, un nombre incalculable de bibelots et 3 d’objets insolites mais aussi des magazines, des outils, du matériel informatique, des poupées, des figurines, des disques, etc… Sur un petit meuble, trône une étrange machine faite d’engrenages et de tubes avec des parois en bois et en verre, autour de laquelle sont posés plusieurs outils de menuisiers. Face à un miroir, Rodrigue enlève ses lunettes et esquisse un rictus. Il pose son courrier sur le bureau. Il fait le tour de sa pièce, prend une figurine militaire sur son étagère. RODRIGUE Alors, comment va le sergent ? Il le repose. Puis il ouvre un placard, prend un sachet rempli de poudre alimentaire et va nourrir son poisson rouge. Il se penche sur le bocal pour regarder les circonvolutions de son poisson familier. RODRIGUE Bonsoir Edgar, c’est papa Rodrigue...Alors, on a faim ? Il tapote le sachet et la poudre se répand dans l’eau. Puis Rodrigue s’assoit à son bureau. Il trie le courrier, prend la petite lettre, regarde son filigrane à travers la lampe, prend un coupe papier, déchire l’enveloppe. Il lit la lettre. Il s’arrête un temps, contemple une de ses cartes postales, puis écrit quelque chose sur un carnet. 7. UN GRAND APPARTEMENT / INT. NUIT Une soirée entre amis dans un grand appartement enfumé, il y a de la musique, de la boisson, des bols remplis de chips et de cacahuètes, des gens sont avachis dans les canapés…On sonne à la porte, quelqu’un vient ouvrir. C’est Claire. Elle entre, embrasse ses amies et dépose une bouteille de vin blanc sur un guéridon déjà encombré de bouteilles ouvertes et de canettes. Dans l’assistance, elle retrouve des amis étudiants parmi lesquels Gilbert. 8. ACCUEIL DE L’ECOLE SUPERIEURE D’AGRICULTURE / INT. NUIT Rodrigue est assis dans l’accueil d’une école privée. Il est habillé d’un costume sombre et d’une cravate rouge. Sur la table, des classeurs, des talkies-walkies, un ordinateur et plus haut une régie de contrôle avec un circuit fermé de quatre caméras. Il lit le journal en regardant de temps à autre les écrans d’un œil indifférent. 9. UN GRAND APPARTEMENT / INT. NUIT Claire et ses copines sont en train de rire sur un canapé. Elles se lèvent pour danser. 4 10.COULOIRS DE L’E.S.A. / INT. NUIT Rodrigue en ronde dans les couloirs déserts de l’école. Il contrôle d’une main ferme si les portes des bureaux sont bien fermées. 11. ACCUEIL DE L’ESA / INT. NUIT Rodrigue revient de la machine à café avec un gobelet dans la main. Il touille, tourne en rond, fouille sa poche et trouve un papier froissé, le lit. Il s’assoit et, lentement, décroche le combiné du standard. 12. UN GRAND APPARTEMENT / INT. NUIT La fête continue. Claire et ses copines rient et boivent sur le canapé. La musique est à un niveau élevé et couvre les conversations. Soudain, Claire fait la grimace : elle sent une vibration sous sa cuisse : c’est son portable qui sonne. Elle prend l’appareil et regarde la provenance de l’appel : numéro inconnu. Elle fronce les sourcils et décroche, un doigt dans l’oreille. CLAIRE Allo oui ? Pardon ? Comment çà ? Je vous entends mal…. Vous êtes qui ?…. Oui, heu…demain ? Dans un parc ?…. Quel Parc ? Ou çà ? Heu oui…A 15 heures…? Elle éteint et repose son portable sur le guéridon. 13. APPARTEMENT RODRIGUE / INT. NUIT Rodrigue arrive de son travail. Il met le verrou puis enlève son blouson et sa cravate. Il allume son vieux lampadaire. Il va dans sa cuisine, ouvre le frigidaire, prend une bouteille d’eau et boit au goulot. L’une de ses nombreuses horloges indique deux heures du matin. Il va prendre le frais sur son balcon en regardant les lumières de la ville. Puis il revient dans la grande pièce, saisit un réveil doré sur une étagère, le remonte, se plante devant le bocal à poisson auquel il lance un regard interrogateur. Puis il lâche le réveil dans l’eau du bocal. L’appareil descend lentement et se pose au fond. Rodrigue s’assoit sur son lit puis s'allonge, tout habillé ; il agrippe les draps, les ramène à lui et tourne sur lui même, se roule dedans avant de se mettre dans la position du foetus. 14. PARC DUPIN / EXT. JOUR Rodrigue est assis sur un banc dans la grande allée qui mène vers le parc Dupin. Claire arrive de loin. Elle s’arrête, hésite, puis, le pas pressé, arrive à sa hauteur. 5 CLAIRE Bonjour monsieur…Mr Neville, n’est-ce pas ? Rodrigue tourne la tête dans sa direction, toujours en regardant au sol. Claire fronce les sourcils. RODRIGUE Bonjour mademoiselle, je vois que vous êtes ponctuelle… CLAIRE Merci. Vous savez pourquoi je suis là ? RODRIGUE Oui, vous m’avez exposé les raisons dans votre lettre. Vous faites un mémoire sur les objets fétiches, c’est cela ? CLAIRE Oui, c’est un travail de sociologie. Et je cherche des témoignages de gens passionnés par les objets, de collectionneurs…Comme vous. Claire s’assoit à côté de Rodrigue, à l’autre bout du banc. Ce dernier fait un mouvement de côté, croise les genoux. Claire semble stupéfaite. RODRIGUE Très bien. Je suis très heureux que la sociologie s’intéresse à moi. CLAIRE (l’air déconcertée puis amusée) …. Moi je suis…heu ravie de vous rencontrer… Rodrigue se lève, fait des allées et venues autour du banc, toujours tête baissée. Il fouille quelque chose dans ses poches, en tire un mouchoir qu’il porte à son nez tout en faisant des dodelinements de la tête, regardant çà et là les pieds de Claire. Elle se lève à son tour, s’approche de lui. Il se retourne. Elle le regarde avec étonnement. CLAIRE Je…Je peux vous aider ? RODRIGUE En quoi ? 6 CLAIRE Heu…vous…vous n’êtes pas malade ? RODRIGUE Non. CLAIRE Excusez-moi, je pensais… RODRIGUE Je ne regarde pas les gens mademoiselle. Jamais. Je regarde les objets. Mais je veux bien vous écouter. Et vous répondre. CLAIRE (le sourire aux lèvres) D’accord…heu, j’ai un peu froid ici, on peut aller dans un café si vous voulez, on pourra boire quelque chose et discuter… RODRIGUE Je n’aime pas les cafés. C’est toujours trop fréquenté…. Vous avez une voiture ? 15.VOITURE DE CLAIRE / INT. JOUR Rodrigue est assis sur la banquette arrière, Claire sur le siège passager. Elle enregistre la conversation avec un dictaphone posé dans la boîte à gants, grande ouverte. Elle semble très attentive et enjouée. RODRIGUE Plus jeune j’adorais le bureau de mon père. Un vrai bureau de ministre avec de multiples tiroirs, un vrai monstre en bois peint avec l’encrier qui débordait. Parfois, dans le grand tiroir de gauche, je pouvais me cacher, j’étais si petit…Mais je me disais qu’un jour ce serait à mon tour d’être assis derrière ce bureau. Et puis au moment de l’héritage, c’est mon frère qui a tout récupéré. La maison de mon père, le salon, le mobilier et ce fameux bureau. J’ai beaucoup pleuré. 7 CLAIRE Et après ? RODRIGUE J’ai commencé à récupérer toutes sortes d’objets, dans les poubelles, les brocantes, puis chez les antiquaires… Pour me rassurer, pour me sentir à mon tour riche, doué pour quelque chose. Et cette passion pour les objets est venue comme ça. Je suis devenu leur protecteur, leur serviteur… Une façon de fuir la médiocrité du monde et tous ces crèvela-faim qui n’agissent que par intérêt…. CLAIRE (avec un air malicieux) Un serviteur ? Vous êtes un vrai domestique ? RODRIGUE Vous ironisez…Conserver un objet en état m’inspire une forme de respect absolu qui n’a pas d’égal pour moi. Pouvoir le contempler est quelque chose de subtil. Il faut du temps, mademoiselle. La contemplation cela s’apprend. C’est un art, vous savez… CLAIRE Vous dites qu’il faut un apprentissage de la contemplation ? RODRIGUE Essayez, vous allez voir. Même un couteau, quelque chose de très banal : regardez le fixement pendant dix minutes et vous verrez autre chose, un objet mystérieux, baroque, qui transcende votre imagination… CLAIRE Le fait d’éviter le regard des autres, leur présence, c’est indissociable de votre passion ? RODRIGUE Oui. C’est comme une seconde nature. De toute façon, je trouve les gens laids et ennuyeux de nos jours. CLAIRE (un temps, toujours l’air malicieux) Et moi, vous me trouvez comment ? 8 RODRIGUE Vous n’êtes pas ennuyeuse…pour l’instant. Vous êtes curieuse…Pour la laideur, je ne saurais vous dire… Claire regarde dans le rétroviseur. CLAIRE Vous avez quand même une carte de visite…Vous cherchez quand même à vous faire connaître… RODRIGUE C’est bien la moindre des choses, ce genre de publicité. C’est un support discret pour faire connaître un peu une activité…débordante. CLAIRE Mais vous devez bien avoir un rapport au monde plus concret de temps en temps, vous avez bien un travail ? RODRIGUE Oui, je suis veilleur de nuit. Du coup, je ne côtoie presque personne ce qui est très avantageux…Mais pour répondre à votre question, avoir un rapport avec le monde comme vous dites demande un certain effort. Un certain renoncement. CLAIRE Un renoncement ? Rodrigue respire profondément, il bascule lentement sa tête en arrière. RODRIGUE Dans la rue j’avance en renonçant à voir les gens. A partir d’un certain niveau de refus, de fuite du regard, j’arrive à vivre. J’arrive à faire partie du monde…Les gens peuvent traverser mon champ de vision, je ne les suis pas... Rodrigue sort de la voiture et s’approche de Claire. Elle baisse sa vitre. RODRIGUE Fini pour aujourd’hui. Je n’ai plus envie de parler. 9 CLAIRE On pourra se revoir pour continuer ? RODRIGUE Je vous appellerai. Il s’éloigne dans le rétroviseur. 16. APPARTEMENT CLAIRE / INT. JOUR Claire, face à son ordinateur. Elle tape nerveusement sur son clavier. Sur l’écran le texte s’affiche : « Comment nommer ce cas ? De la misanthropie déviante ? On pourrait attribuer à Mr Neville un « complexe des Gorgones », ces monstres de la mythologie grecque qu’on ne pouvait dévisager sans être littéralement pétrifié. On peut admettre que le non rapport au monde de Rodrigue est basé sur ce principe… » Elle s’arrête et réécoute la voix de Rodrigue au dictaphone. La voix de Rodrigue se répand dans la pièce. Elle pose les coudes sur son bureau et met sa tête dans ses mains. RODRIGUE (off) Dans la rue j’avance en renonçant à voir les gens. A partir d’un certain niveau de refus, de fuite du regard, j’arrive à vivre, j’arrive à faire partie du monde…Les gens peuvent traverser mon champ de vision, je ne les suis pas... Soudain, le portable sonne, elle sursaute. Elle éteint le dictaphone. Elle regarde l’origine de l’appel puis décroche fébrilement. CLAIRE Salut Nina, comment va ? NINA (off) Salut ma vieille, alors, toujours à ton mémoire ? CLAIRE Ouais…j’ai rencontré le collectionneur dont Gilbert m’avais parlé. NINA (off) Le collectionneur de quoi ? De femmes ? 10 CLAIRE Mais non, mon collectionneur d’objet fétiches !! NINA (off) Ah !! Et alors ? CLAIRE Un type curieux. Il a voulu qu’on discute dans ma bagnole. Et il n’a même pas levé les yeux vers moi. En fait, il ne regarde personne. C’est une espèce de misanthrope bizarre. Mais Il trouve mon sujet intéressant… NINA (off) Hé fais gaffe, si la prochaine fois il t’emmène dans un sexshop parler philosophie, je serais toi je me méfierai, Ah Ah !! Bon, dis, tu fais quoi cet après midi ? J’irai bien faire un tour en ville… CLAIRE Mouais…Je ne sais pas… NINA (off) Allez ma vieille, sors de ton trou !! CLAIRE Ok…. 17. RUE SAINTE BLAISE / EXT. JOUR Claire et Nina font du lèche vitrine rue St Julien. Claire est perdue dans ses pensées. Puis, en descendant la rue Ste Blaise, Claire et Nina s’arrêtent devant une vitrine remplit de sous vêtements, soudain Claire détourne la tête et aperçoit la silhouette de Rodrigue sortant de la rue Grandet et traversant sans regarder la rue d'Alsace. Elle s’avance un peu pour voir où il se dirige, un instant, elle le fixe intensément et fronce les sourcils, puis se met à le suivre. Nina la voit partir et l’interpelle. NINA Bah, tu vas ou là ? 11 CLAIRE T’inquiète pas, je reviens !! Claire et Rodrigue descendent la rue d’Alsace, au bout d'une centaine de mètres, Rodrigue bifurque vers la minuscule rue des Angles, située derrière les Galeries Lafayette et prend ensuite la rue Roosevelt pour contourner la Poste avec toujours la jeune étudiante dans son sillage. Au fur et à mesure qu’ils avancent tout deux, Claire remarque l’étrange démarche de Rodrigue, qui avance, tête baissée, presque comme un aveugle, hâtant le pas dans les grands axes, ralentissant dans les petites rues. Rue des Lices, elle accélère l'allure, se met en tête de le doubler depuis le trottoir d'en face puis se replace dans sa trajectoire. Elle se retourne, face à lui. Rodrigue arrive droit sur elle et au dernier moment la contourne. Elle le voit fondre vers le Boulevard du Roi René. Interloquée, elle reprend sa filature. Il traverse le boulevard et remonte la rue Delaâge, puis l’Avenue Turpin de Crissé, la rue de Bel air et entre dans son immeuble de la rue Maindron. Claire tire son téléphone portable de sa poche et prend une photo de Rodrigue, de dos. Au moment de mettre l’appareil dans sa poche, celui-ci sonne, elle décroche. CLAIRE Oui, Nina ? NINA Bah qu’est-ce que tu fous ? T’es où ? CLAIRE Ah….Heu… j’ai vu quelqu’un que je connaissais, j’ai…voulu lui dire bonjour… NINA Hé bien tu pourrais prévenir quand tu laisses les gens en plan !! CLAIRE Oui, excuses-moi…Ecoute, on se retrouve aux Galeries ? NINA Ouais, je t’attend… Claire remet son portable en poche et repart, jetant un dernier regard vers l’immeuble de Rodrigue. 18. APPARTEMENT CLAIRE / INT. JOUR Claire face à son ordinateur, elle martèle son clavier. Le texte défile sur l’écran : 12 « Aujourd’hui, j’ai rencontré le collectionneur par hasard, en ville. Je l’ai suivi pour voir si son comportement est vraiment comme il l’a laissé apparaître l’autre jour. On peut répondre par l’affirmative. Il hâte le pas dans les grandes rues et ralentit dans les petites… » Elle sauvegarde puis saisit une feuille où elle a imprimé la photo de Rodrigue. Elle prend des ciseaux et découpe la photo qu’elle pose sur un tas de livres. 19. APPARTEMENT RODRIGUE / INT. JOUR Rodrigue fait son lit méticuleusement. Il plie les draps, les caresse, met la main sous le polochon, triture doucement l'oreiller, passe une main dedans pour en sortir une plume qu'il examine à la lumière matinale. Il ouvre une boîte sur l'étagère déjà pleine de plumes et dépose la dernière. Puis Rodrigue donne à manger à son poisson. RODRIGUE Mon vieux, il semblerait que du monde s’intéresse à moi, de nouveau. Et si je te dis qu’il s’agit d’une jeune femme, peutêtre laide mais curieuse, tu vas buller de stupéfaction. Une jeune femme. Jeune et femme… Rodrigue se verse un verre de whisky. Il regarde ses illustrations accrochées au murs : Man Ray, Dali, le Douanier Rousseau. Puis il saisit avec précaution un petit singe mécanique avec un tambour. RODRIGUE Et toi ? Cela ne te dis rien ? Il remonte le singe avec la clé, il le repose : le singe-batteur se met en branle pendant une dizaine de secondes…Rodrigue s’assoit dans son canapé. Ses yeux se posent sur son vieux téléphone un peu sale. Il ouvre la commode : il prend un chiffon et du dépoussiérant. Il saisit son téléphone et commence à le nettoyer tout en jetant un œil sur les objets posés sur les meubles qui entourent son canapé : un verre rempli d’aiguille à coudre très longues, une collections de dé à coudre, une pelote de laine, une perruque, un perroquet empaillé, une poupée sans tête… Un bruit métallique et une tonalité se font entendre : Rodrigue compose le numéro de Claire. Au bout de trois sonneries, Claire décroche. La conversation se déroule hors champ. RODRIGUE (off) Bonsoir, Mademoiselle Vignal. CLAIRE (off) Mr Neville ? Bonsoir, c’est gentil de me rappeler !! Alors, êtes vous d’accord pour qu’on se revoit ? 13 RODRIGUE (off) Volontiers. Après demain jeudi...Heu, rendez-vous dans la chapelle des Beaux arts, 15 heures. CLAIRE (off) Attendez, je regarde si je suis disponible…. Oui, c’est d’accord ! RODRIGUE (off) Alors à jeudi…Claire. CLAIRE (off) Au revoir !! Rodrigue raccroche le combiné. 20. CHAPELLE / INT. JOUR Une petite chapelle déserte. Les vitraux filtrent la lumière dans des raies de poussières. Rodrigue est assis sur une chaise de façon révérencieuse, les mains jointes entre les genoux. Claire est assise juste derrière, bras croisés, le dictaphone posé à côté d’elle. L’air studieuse, elle fixe le dos de Rodrigue. RODRIGUE Un objet est pour moi quelque chose d’unique, impossible à partager. Il existe dans les yeux comme une entité absolue. Quand il s’agit d’une découverte ou d’une trouvaille, Il faut d’abord le caresser du regard. Comme disait mon père quand j’étais petit : « On touche avec les yeux, on regarde avec les mains… » CLAIRE Puisque vous parlez de… partage, j’imagine qu’un rapport quotidien avec une femme doit être compliqué…. RODRIGUE (qui soupire légèrement) Je n’ai plus de femme depuis longtemps. CLAIRE C’est-à-dire ? 14 RODRIGUE J’ai eu une femme autrefois. Mais la fin de notre relation correspondit au début de ma vraie passion. D’elle, je n’ai conservé que quelques souvenirs. CLAIRE Et vous n’avez pas regardé d’autres femmes depuis ? RODRIGUE Non. Personne de toute façon. Je n’ai regardé personne depuis. Le monde n’en vaut pas la peine. CLAIRE (elle le regarde avec intensité) Moi, je suis persuadée que vous ne pourrez pas tenir toute la vie comme ça. RODRIGUE Et vous ? Vous croyez que vous allez tenir toute votre vie à faire ce que vous faites, à dévisager des gens dont la plupart vous méprise ? CLAIRE (elle sourit, vaguement amusée) Je vous trouve bien cynique. Mais je suis sûre que vous seriez capable de faire une exception…pour moi. Juste un regard. RODRIGUE .... CLAIRE Vous m’avez dit que vous me trouvez curieuse et pas ennuyeuse. Vous n’avez pas envie de voir de quoi j’ai l’air, de quelle couleur sont mes yeux ? RODRIGUE Je préfère vous parler. C’est une situation que je commence à trouver plaisante… CLAIRE Je peux vous dire quelque chose ? 15 RODRIGUE Quoi donc ? CLAIRE Avant – hier, je vous ai vu en ville. Je vous ai suivi, comme çà, par curiosité justement, jusque dans… la rue des lices. Pour voir si vous ne composiez pas un personnage l’autre jour…Mais vous êtes conforme à ce que vous dites…Vous ne m’en voulez pas ? RODRIGUE (un temps) …Il fait sombre ici, je trouve. Soudain, Rodrigue regarde sa montre. Il se lève. CLAIRE Mais…. Rodrigue arrive à sa hauteur. RODRIGUE Bon, la messe est finie. Je m’en vais. CLAIRE Vous m’appellerez ?! Rodrigue va pour sortir de la chapelle, Claire se lève à son tour et le suit du regard. Elle s’avance doucement jusqu’à la porte qui se referme sur elle. 21. APPARTEMENT CLAIRE / INT. JOUR Le texte défile sur l’écran de l’ordinateur : « Il me confirme qu’il ne regarde plus personne depuis longtemps. Plus aucune femme surtout. Et cet aveu sonne comme un défi. Un défi magnifique. Si j'écris sur lui, je dois pouvoir le convaincre de me regarder, de lever les yeux vers moi, mais est-ce possible ? Il doit y avoir un moyen d’éveiller son intérêt… De contrarier sa nature .» Claire est couchée sur son lit, parcourant un gros bouquin. Soudain, elle s’arrête, regarde sa collection de lunettes attachées par un fil accroché au mur. Elle les trie puis en chausse une au hasard. Une grosse paire de lunettes noires, très large et très ronde. Puis elle se met debout face à son miroir ; les mains dans les poches elle s’amuse à imiter Rodrigue puis elle lève la tête et retire lentement ses lunettes, elle se dévisage, yeux dans les yeux : 16 CLAIRE Maintenant, je vois clair dans votre jeu, mademoiselle. Normal, monsieur…Je m’appelle Claire. 22. APPARTEMENT RODRIGUE / INT. JOUR FOND SONORE : BACH Rodrigue coud la robe d’une poupée sur sa table, il est nerveux. Un disque de Bach tourne sur sa platine. Soudain, il se pique le doigt. Le sang coule. Il balaie tout ce qu’il y a sur la table, de rage. Il y a du sang sur sa chemise. Il va ouvrir le placard dans l’entrée en se suçant le doigt. Tout en cherchant une chemise propre, il regarde fixement en bas du placard, il se baisse, s’accroupit quelques secondes et se relève. Puis, il entre de plains pieds dans le placard et ferme la porte violemment. Il reste de longues minutes à l’intérieur. Il gémit. Il rouvre bruyamment la porte, en ressort habillé de la nouvelle chemise, revient dans le salon, se sert un verre de muscadet et contemple la photo de Man Ray ou deux mannequins en bois sont enlacés. Il boit d’un trait. 23. PARC DES BEAUX ARTS / EXT. JOUR Claire est assise sur un banc du parc pour réécouter avec des oreillettes le reste de la conversation avec Rodrigue au dictaphone. Autour d’elle, des enfants jouent à la balle. Sur la pelouse, des amoureux allongés s’embrassent. Peu à peu, elle baisse la tête à mesure qu’on entend les révélations de Rodrigue. VOIX DICTAPHONE CLAIRE (OFF) « Vous souvenez-vous du premier objet de votre vie ? » RODRIGUE (OFF) « Un hochet…ou un revolver, celui de mon père. Il était colonel. Je ne savais pas ce que c’était mais j’avais deviné qu’il s’agissait d’un instrument de pouvoir. » CLAIRE (OFF) « Avez vous déjà eu des portes bonheur, des fétiches ? » RODRIGUE (OFF) « Délicate question. Dans mon portefeuille, j’ai longtemps caché des plumes d’oie ou un dé en ivoire, pour tenter la chance mais en fait, je n’y crois pas vraiment, les choses viennent comme ça. » 17 24. RUE ST AUBIN / EXT. JOUR Claire arpente la rue St Aubin. Avançant tête baissée. VOIX OFF DICTAPHONE RODRIGUE (OFF) « Certains touchent du bois, moi je touche du plastique, du cellophane, de l’inox, du tissu, de la pierre, du verre…J’ai un rapport sensuel avec la matière des objets. Ils sont mon bonheur et je les porte à mes yeux. » CLAIRE (OFF) Sensuel vous dites ? RODRIGUE (OFF) « Oui, je les touche, je les penche dans la lumière de cinq heures du soir pour caresser leur ombres muettes. Avec le nez, je sens leur silence, avec mes doigts je lis leurs courbes, je n’en fini pas d’aimer leur géométrie… Je les écoute me raconter leurs histoires, comment ils ont été inventés, rangés, manipulés, jetés…Dans quel poche, quel tiroir, quel grenier ils ont moisis ou survécu pendant des années, des siècles…. » 25. RUE TOUSSAINT / EXT. JOUR Elle s’arrête devant la vitrine d’un antiquaire, observant des objets. VOIX OFF DICTAPHONE RODRIGUE (OFF) « Il y a toujours comme une étrange mélancolie dans la façon dont le temps les laisse sur une étagère ou derrière une vitrine. Ils sont en attente. Le temps les a installés là pour attendre un sentiment, une envie, une fonction qui ne dépend pas d’eux.… » 26. APPARTEMENT CLAIRE / INT. NUIT Claire avachie dans son canapé, la tête entre les mains, les yeux fixant intensément le dictaphone posé sur le guéridon, la cassette éjectée. VOIX OFF DICTAPHONE CLAIRE (OFF) « Justement, j’aimerai savoir, est-ce qu’il y a des objets que vous avez déjà jetés ou dont vous avez du vous séparer ? » 18 RODRIGUE (OFF) « Il y a les objets et les matières périssables. Comme vous j’ai une vie quotidienne avec ses produits et ses déchets… Mais je ne pense pas m’être déjà séparé d’un objet par erreur, non. Ou alors je n’ai plus de sentiment à son égard. C’est comme çà que je le méprise et il tombe en désuétude. Il y a comme ça des moments cruels ou je dois décider de choses…graves. J’ai par exemple une poupée dont j’ai gardé le corps. J’ai du jeter sa tête parce qu’elle a brûlée à cause d’une bougie mal éteinte. Ce fut une tragédie pour moi. Mais les tragédies font parties de la vie, mademoiselle…. » Le portable sonne. D’un geste lent, Claire saisit l’appareil et décroche. CLAIRE Oui ? Non non, je n’ai pas le temps. (Elle se lève) J’ai des tas de choses à faire…Non, ce n’est pas la peine d’insister !! Elle raccroche. Elle soupire, passe la main dans ses cheveux. Elle pose le portable à côté du dictaphone. Elle se rassoit dans son canapé, se sert un verre de vin. Elle regarde fixement et la photo de Rodrigue posée sur le bureau. Elle passe une main sur ses yeux. 27. PLACE IMBACH / EXT. JOUR Rodrigue descend la rue Bordier et s’apprête à traverser la place Imbach quasi déserte. Il ralentit son élan jusqu’à s’arrêter. Il tourne la tête vers la rue Pocquet de Livonnières et semble hésiter. Puis il s’élance vers cette rue. Il débouche sur la place du Pilori, il s’approche de la célèbre statue de la « Jeune fille en ville ». Il contemple ses courbes, tourne autour, fixe son regard figé dans la pierre. Rodrigue tend une main vers elle et fait semblant de la caresser. 28. APPARTEMENT RODRIGUE / INT. JOUR Rodrigue semble perdu dans ses pensées, il va d’un meuble à un autre, d’un bibelot à une poupée. Il leur susurre ses pensées. RODRIGUE Je parie que vous n’avez jamais été confronté a une pareil situation….Oui mais vous, vous avez toujours fuit la confrontation… C’est ce qui nous sépare. Peut-être que je vous aime trop… Rodrigue donne à manger à son poisson. Il lui parle à travers le bocal. 19 RODRIGUE Alors, selon toi ? Je l'invite à dîner ou je la laisse dehors ? Qui sait, elle pourrait devenir la gardienne du musée … Bah quoi ? Tu fais la moue ? Le mérou ? La morue ? C'est pas ton genre...Tu veux jouer ? A pile ou face ? Il saisit une pièce de collection sur une étagère. RODRIGUE Face : je l'invite, pile : …. Je… la laisse à ses études. Rodrigue lâche la pièce dans l’eau du bocal. Elle tombe lentement sur pile. Rodrigue fait la moue. RODRIGUE Ah c'est dommage. C'est dommage... Il contemple son poisson qui bulle d'insouciance. 29. SALLE DE CLASSE - FACULTE / INT. JOUR Une salle de classe se vide. Claire range ses affaires dans son cartable. Nina entre dans la classe accompagné d’un autre camarade, CLAUDE. NINA Claire, tu n’oublies pas qu’il y a la réunion à 19 heures, hein ?. CLAIRE Désolée je ne pourrai pas y être. NINA Mais que se passe-t-il ? On ne te voit plus… CLAUDE Un rendez-vous galant ? CLAIRE Non, pas du tout, je vais écrire sur mon misanthrope, j’ai rendez vous avec lui. 20 CLAUDE Nina m’a dit que tu as dégoté la huitième merveille du monde, un type incroyable, il fait quoi? De la lévitation? CLAIRE Mais non !! Ce n’est pas ça, c’est quelqu’un d’intéressant, je vous assure. NINA Tu as l’air obsédée par ce type !! CLAIRE Mais non, je ne suis pas obsédée !! Je me sens concernée par son discours, c’est tout. Bon, désolée, il faut que je vous quitte. Claire quitte la classe d’un pas pressé. 30. ASCENSEUR - FACULTE / INT. JOUR Claire court vers l’ascenseur. A l’intérieur elle se recoiffe, se regarde dans le miroir. 31. AVENUE JEANNE D’ARC / EXT. JOUR Rodrigue entre dans l’avenue Jeanne d’Arc. Claire assise sur un banc. La nuit tombe. Rodrigue avance le long des arbres. Claire le suit du regard. Il la dépasse. Elle sourit. CLAIRE Ici !! Ici !! Je suis ici monsieur Neville !! Rodrigue s’arrête, fait deux pas en arrière, se retourne, puis s‘avance vers Claire. RODRIGUE Bonsoir Claire. CLAIRE Bonsoir Mr Neville. RODRIGUE J’espère que vous avez faim, suivez-moi. 21 Ils se mettent en route en marchant côte à côte. 32. RUE MAINDRON / EXT. NUIT Claire et Rodrigue arrivent devant l’entrée de l’immeuble de ce dernier. Rodrigue ouvre la porte : Ils sont tous deux dans le même cadre que celui de la photo prise par Claire. 33. APPARTEMENT RODRIGUE / INT. NUIT La porte de l’appartement s’ouvre. Rodrigue entre, suivi de Claire. Claire se dévêt, pose son manteau sur un canapé miteux et visite la grande pièce. Rodrigue enlève ses lunettes puis hésite et finalement les pose sur un petit meuble. Il va dans la cuisine. RODRIGUE Je nous prépare des lentilles avec des escalopes panées, ça ira ? CLAIRE Oui…C’est parfait. Claire fait le tour de la grande pièce. Elle contemple les vitrines de bibelots, de livres, etc… Elle saisit une bouteille de parfum en cristal qu’elle regarde dans tous les sens. Rodrigue jette un regard furtif depuis la cuisine et vois les mains de Claire. RODRIGUE Faites attention !! Elle vaut chère celle là !! Claire regarde la bouteille dans la lumière du plafonnier. CLAIRE Elle est belle cette bouteille !! RODRIGUE (ne voyant que la bouteille) Non, s’il vous plait , reposez là, elle est fragile !! Claire repose l’objet. CLAIRE Au fait, pourquoi avoir ramené une montre aux objets trouvés l’autre jour, vous auriez pu la garder… ? 22 RODRIGUE Vous voulez savoir ? CLAIRE Dites moi. RODRIGUE Hé bien j’ai beau haïr le monde, je n’en reste pas moins quelqu’un de très poli. Quelqu’un quelque part, a toujours besoin de savoir l’heure qu’il est…Même avec une contrefaçon. Rodrigue sort de la cuisine avec un plateau sur lequel sont déposées deux assiettes fumantes. RODRIGUE C’est prêt !! Rodrigue pose le tout sur la table basse et s’installe le dos face à Claire qui s’assoit sur un pouf. CLAIRE Vous n’allez quand même pas me tourner le dos pour manger ? Rodrigue se retourne, mais mange tête baissée. CLAIRE Vos collections me fascinent. Je commence à comprendre ce qui vous motive. RODRIGUE Mmh mmh. CLAIRE Sinon, toujours pas envie de me voir, dans les yeux ? RODRIGUE (la bouche pleine) Mmmonh. 23 CLAIRE Vous avez peur de devenir « addict » au regard des femmes ? RODRIGUE Certains le sont. Je pense aux historiens rivés à la figure de Mona Lisa et à sa bouche depuis six siècles… Voilà de vrais addicts. CLAIRE Admettons. Mais imaginons que pour une raison quelconque, vous soyez contraint de regarder les gens pour garder vos objets, vous seriez bien obligé… Rodrigue lève un peu le nez. RODRIGUE Je voudrais bien connaître la raison. CLAIRE Pour sauver quelqu’un par exemple. RODRIGUE Personne n’a besoin d’être sauvé. Le monde est trop égoïste, il court à sa perte de toute façon. Il peut crever, comme on dit vulgairement. Enfin…c’est ce que je crois. CLAIRE Non, le monde n’est pas si égoïste. Vous vous trompez. Il y a même des gens qui pourraient vous aimer. C’est pour ça que, plutôt qu’un mémoire, j’ai très envie de… faire un livre sur vous. Ce sera comme un bel objet, quelque chose que nous ferons ensemble.... RODRIGUE (il lâche bruyamment sa fourchette) Un livre ? CLAIRE C’est pour ça que vous pouvez faire l’effort de me regarder. … Parce que je suis la seule qui vous tende la main…Parce que j'ai besoin de vous pour écrire ce livre. Et puis, si vous m’invitez dans votre univers, si vous vous laissez approcher, 24 c’est qu’il y a sûrement en vous un désir d’être connu, apprécié, une envie de partager cette passion. Quelque chose qui fait que ma démarche vous intéresse. Regardezmoi dans les yeux et dites-moi que j’ai raison… Claire met sa main sur celle de Rodrigue. Ce dernier relève très lentement la tête face à Claire, il respire très vite. Celle-ci esquisse lentement un sourire à mesure qu’elle découvre le regard de Rodrigue. Les deux se regardent maintenant les yeux dans les yeux. Le face à face dure quelques secondes. Claire continue de sourire, Rodrigue est bouche bée, il ne respire plus. Quand soudain, un bruit de chair éventrée se fait entendre : Rodrigue a planté violemment son couteau dans la poitrine de Claire. Avec difficulté, Claire se lève, tend une main vers le visage de Rodrigue, essaie de dire un mot mais s’écroule comme une masse sur le tapis, entraînant dans un grand fracas son assiette et ses couverts. Au bout de quelques secondes, Rodrigue se lève à son tour. Il s’approche de Claire, inerte, la contemple quelques instants alors qu’elle baigne dans son sang, les yeux ouverts. Il retire son couteau du corps sans vie de Claire, retourne finir de couper son escalope, les yeux hagards, il respire encore très vite. Il essaye de finir de couper la viande mais n’y arrive pas. Il regarde Claire depuis sa place et puis, lentement se relève, lâche son couteau qui tombe par terre. Il retourne vers elle. Ses lèvres tremblent. Il pose délicatement ses mains sur les paupières de la jeune femme et les baisse doucement. Les yeux de Rodrigue cherchent alors autour de lui. Il voit la figurine de son sergent. RODRIGUE Hé bien quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu me regardes comme ça ? …J’ai rien fait de mal…vous voyez, je ne suis pas parti, je suis toujours avec vous !!! Il regarde autour de lui, les objets de sa pièce principale. Puis Rodrigue contemple de nouveau le cadavre de Claire, des sanglots dans la voix, il pose une main sur sa tête, caresse ses cheveux. RODRIGUE …je suis toujours avec vous. 34. APPARTEMENT RODRIGUE / INT. JOUR (découpage en saynètes) Rodrigue traîne le cadavre de Claire dans la salle de bain. Il laisse la porte entrouverte. Des tronçonnements se font entendre. L’évier est rempli de couteaux et d’outils à découper tachés de sang. Le visage de Rodrigue est en sueur et ses yeux sont humides. Il s’affaire ensuite à sa table à manger, ouverte en grand pour l’occasion, Claire y est allongée, le corps recouvert d’un drap blanc. Rodrigue, revêtu d’un tablier, s’affaire à la préparation taxidermiste sous le regard figé du sergent en figurine. Il remplit Claire de paille, en étant le plus vigilant et le plus doux possible. Puis, il tente de mettre un fil dans le chas d’une aiguille mais Il tremble d’émotion et s’y reprend à plusieurs fois. A mesure qu’il coud, son geste est plus lent, il tire davantage de fil à chaque tour dans la peau et ne cesse de contempler le visage de la jeune femme inerte. Plus tard, Rodrigue rhabille Claire, assise contre le mur, il la sangle dans son manteau blanc avec la plus grande précaution. Il la traîne enfin jusqu'au grand placard de l’entrée qu’il ouvre lentement et avec précaution. Il allume la lumière. Dissimulée derrière les 25 chemises sur le cintre, une autre jeune femme est déjà là, assise par terre, dos au mur. Elle est brune et semble assez jeune, le regard creusé et la peau blanche, inerte. Avec un peu de mal, il installe Claire à sa droite. Puis, une fois terminé, il contemple les deux femmes et leur parle à voix basse. RODRIGUE Hé bien voilà, ma chère Catherine, je t’ai trouvé de la compagnie…. Je suis sûr que vous allez devenir très vite copines….Tu verras, Claire, c’est une pièce unique, elle a de la conversation. Je suis sûr que vous aurez des tas de choses à vous dire… Rodrigue place le visage de Claire dans le bon sens. Il recoiffe d’une main fébrile Catherine et fait de même avec Claire. Puis, il les contemple une dernière fois avant de refermer le placard. 35. RUE DES CORDELIERS / EXT. JOUR Rodrigue descend la rue des Cordeliers et passe sous l’arcade pavée qui jouxte la rue David D’Angers. Puis, il s’arrête. Il revient sur ses pas et descend jusque dans la rue Lenepveu avec sa drôle de démarche. Il s’arrête de nouveau. Lève doucement la tête, baisse ses lunettes, regarde la foule des heures de pointe. Fait un tour avec ses yeux, lentement. Puis rabaisse vite la tête et repart. La voix de Claire résonne dans sa tête… VOIX OFF CLAIRE Il y a même des gens qui pourrait vous aimer… L'IMAGE DEVIENT FLOUE. 36. GENERIQUE DE FIN 26 Note d’intention Ne cherchez pas en parcourant ce scénario une volonté réelle de la part de l’auteur d’inventer une histoire réaliste au possible. Il s’agit avant tout d’un conte moderne et, au final, macabre. L’intérêt de l’histoire tourne autour de la relation entre CLAIRE et RODRIGUE. L’un se laissant approcher pour la première fois depuis longtemps, ce qui ravive chez lui des sentiments oubliés et l’autre, trouvant chez son sujet un prétexte au devoir universitaire mais aussi, un espèce de défi personnel à relever. Rodrigue devient pour Claire une sorte d’obsession qui fait qu’elle se coupe du monde pour aborder son univers. Constatant qu’il ne regarde que les objets, elle désire ardemment lui faire « lever » le regard vers elle. Concernant Rodrigue, il semble évident qu’il y a chez lui un conflit entre sa misanthropie déviante et une certaine attirance pour cette étudiante chez qui il voit un moyen de transférer sa passion des objets à travers leurs conversations. Mais quand elle lui dit qu’elle veut fabriquer son propre objet à partir de lui, un livre, Il se sent volé. Le fait qu’elle le pousse à la regarder ajoute au sentiment de vol l’impression d’un viol symbolique. Une pulsion de mort le prend et le pousse à faire le geste fatal. Sa nature égocentrique reprend le dessus. Quant à Claire, le désir de posséder le sujet à été plus fort qu’elle. L’ensemble du film sera tourné en noir et blanc pour donner un sentiment d’intemporalité qui renvoie plus facilement à un conte cruel. 27