Premier amour est toujours le dernier
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Premier amour est toujours le dernier
L’ENSEIGNEMENT PAR LE COURT, « LE CAS D’UN RECUEIL DE NOUVELLES DE TAHAR BEN JELLOUN : LE PREMIER AMOUR EST TOUJOURS LE DERNIER » Mansour M’HENNI, Institut Supérieur des Sciences Humaines de Tunis, Université Al-Manar, Tunisie Il a toujours été question du rapport entre deux enseignements, celui de la langue et celui de la littérature, qui, pour être par trop liés, finissent souvent par développer des intérêts divergents, voire même contradictoires. On n’en veut pour preuve que ces cas loin d’être une rareté d’élèves ou d’étudiants assurant de bonnes notes dans les épreuves de langue et réussissant difficilement à décrocher leur moyenne en expression, et encore moins en dissertation. La situation se complique encore lorsqu’on intègre les questions de civilisation, dans un enseignement dit d’encadrement pour atténuer le statut périphérique qu’on leur donne et qui ne tarde pas à être perçu comme tel par les étudiants, ce qui contribue davantage à leur marginalisation. L’idée que je voudrais développer, c’est l’étroite corrélation des intérêts respectifs des trois enseignements dans une cohérence globale à mettre en valeur comme objectif principal des études de langue et de lettres en général, mais surtout dans des études de langue étrangère ou seconde tel que c’est le cas de la langue française au Maghreb. Pour ce faire, je voudrais insister aussi sur l’intérêt de retenir comme corpus de base des textes de la littérature maghrébine de langue française, surtout ceux qui relèvent de la forme brève, ou plus spécifiquement « le genre court ». A ce propos, le recueil de nouvelles de Tahar Ben Jelloun, Le Premier amour est toujours le dernier, me servira de base d’illustration et d’argumentation. La complexité de la question Je considère cette réflexion comme un prolongement de celle esquissée en avril 2009 dans les 10èmes Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature où je me suis interrogé sur « les enjeux pédagogiques et civilisationnels de l’enseignement de la littérature maghrébine de langue française ».1 Je voudrais rappeler ici un postulat de base de cette réflexion, selon lequel, «s’il est entendu que ni l’intelligence littéraire ni la culture civilisationnelle ne sont possibles sans un niveau minimum de la maîtrise linguistique, il ne faudrait jamais perdre de vue que toute éducation à la littérature et à la civilisation est d’abord linguistique et que ses jalons sont posés dès les premiers moments d’apprentissage d’une langue, avant même l’institution scolaire ». Cela veut dire que déjà dans la prime enfance, en engageant notre aventure dans le monde des mots, des sons et des images, du goût aussi sans doute, commence à se construire notre sens de la culture, de la civilisation et peut-être subrepticement d’un certain goût à l’arrangement des mots, qui est au centre de l’intérêt littéraire. On apprend tout cela à notre manière de consommer les contes et les comptines ou d’autres hypnotiseurs du genre, plus ou moins efficaces. On apprend cela à la manière d’adapter nos réactions aux situations où nous nous trouvons. On apprend cela avec les premières locutions ou citations qu’on bachote sans les comprendre, à leurs tête les sourates du Coran. Etc. C’est dire que notre interrogation de la façon dont nos étudiants gèrent leur éducation à la culture et 1 Une réflexion à ce propos, intitulée « Enjeux pédagogiques et civilisationnels de l’enseignement de la littérature maghrébine de langue française » a été présentée en avril 2009 dans les 10èmes Rencontres des Chercheurs en Didactique de la Littérature, à l’Université de Sousse (Tunisie). La communication, parue dans les actes de cette rencontre en avril 2010 (pp. 291 – 297), est reprise dans le livre de l’auteur, Pratique lectoriale et pédagogie de la littérature, publié à Tunis, la même année, par La Maison Arabe du Livre. 1 / 10 à la civilisation devrait remonter logiquement plus loin dans leur passé que leur début d’apprentissage de la langue française, voire plus loin que leur entrée à l’école. C’est en partant de ces données, rarement prises en compte dans les recherches et dans les investissements pédagogiques, que les textes de la littérature maghrébine de langue française nous paraissent d’une pertinence certaine, quand on sait s’y prendre, pour assurer à un enseignement francophone plus de chance de prendre vraiment dans des sociétés du Sud, disons du Maghreb pour le cas de figure, de plus en plus susceptibles aux pièges qu’ils appréhendent dans la gestion de leur rapport à l’altérité, quelle que soit sa configuration, linguistique, culturelle ou autre. Il y a certes une taxinomie textuelle qui doit être faite pour adapter le corpus au niveau d’étude, car, comme dans toute littérature, mais peut-être plus dans la littérature maghrébine de langue française, il y a des textes qui versent dans la difficulté lectoriale, de par une stratégie de rupture et d’économie de communication littéraire relevant de ce que Marc Gontard appelle « la violence du texte », même si, à notre sens, cette violence a plusieurs manifestations, y compris dans certains textes qui se reconnaîtraient d’une certaine « facilité d’accès ». A titre indicatif, un texte comme L’Escargot entêté de Rachid Boudjedra est une illustration de cette violence qui s’exercerait dans et par ce que Roland Barthes appelle « l’écriture blanche », à propos de L’Etranger d’Albert Camus. Tout autre est cependant la violence du texte chez Mohammed Khaïreddine, par exemple. Ainsi, l’exercice pédagogique consistera d’abord à mettre en place les conditions d’une consonance nécessaire, même dans la divergence (mais non dans la dissonance), entre l’apprenant en général et le corpus de base utilisé par cet exercice pour atteindre ses objectifs. C’est d’ailleurs ce qui me pousse à me demander s’il y a vraiment encore un intérêt pédagogique certain à maintenir une répartition par siècles de nos programmes de l’enseignement du français (langue, littérature et civilisation), de façon dogmatique et contre toute tentative d’intelligence des prédispositions de nos étudiants. A supposer même qu’il y en ait, c’est encore à se demander s’il y a un investissement didactique suffisant pour en faire l’usage le plus rentable, en vue d’une éducation à la manière d’être à soi et à l’Autre dans notre monde moderne, de façon à assurer une quelconque fiabilité à nos discours de dialogue des cultures et des civilisations et à notre prêche pour la nouvelle religion d’un vivreensemble qu’on voit bafouer à tout bout de champ. Peut-être sommes-nous encore, et pour longtemps encore, en train de chercher à explorer les vraies voies d’aboutissement à ce vivre préconisé et souhaité, pourvu que l’on réussisse d’abord à démêler l’embroussaillement qui nous cache les pistes escarpées qui mènent à ces voies. C’est donc avec cet arrière-fond éthique, diraient certains, civilisationnel, dirais-je, que nous devons engager notre action pédagogique. Malheureusement, de son côté aussi, la francophonie a sans doute traîné longuement dans ses anciens réflexes et tardé, jusqu’aux années 90, à s’inscrire pleinement dans cette démarche, et cela n’a pas aidé l’opération pédagogique dans le domaine, d’autant plus qu’une réticence caractérisée à son égard dans les anciennes colonies multipliait les doutes et les contestations.2 Or le vrai changement, c’est l’école qui l’amène, assez paradoxalement d’ailleurs puisque l’école est censée être l’espace de transmission des règles et des modes des fonctionnements des systèmes, ou tout simplement du système. De là cette réflexion sur un mode de gestion de 2 Entretien avec Catherine Tasca (Ministre délégué à la francophonie), « Francophonie, Terres de solidarités multiples… », in Le Français dans le Monde 248 (avril 1992), pp. 24-25 : « Le mouvement francophone ne peut en aucun cas être un mouvement unilatéral. Il se doit d’être un mouvement d’accueil et d’échange, une capacité de réceptivité aux cultures, aux problèmes, aux initiatives des autres pays francophones et notamment des pays du Sud. Il est essentiel que tous les francophones soient sensibles à cette notion d’ouverture. » 2 / 10 la classe de français en université, dans une perspective qui pourrait paraître nettement décalée du sens commun. Plateforme structurelle et conditions de faisabilité d’une opération pédagogique Au risque de nous méprendre sur une sincère évaluation de notre tâche, nous devons reconnaître que la plupart de nos classes de français à l’université sont commandées par un conservatisme chronique, même quand la didactique, exagérément amplifiée aux dépens de la pédagogie, nous donnait l’illusion de transformations radicales dans l’opération d’apprentissage des langues et des cultures. Il faudrait peut-être se réjouir du concept intelligemment lancé sous le mot d’ordre de « Penser la culture », mais il faudrait s’interroger tout autant sur l’usage qui en a été fait, conduisant parfois à la destination opposée vers laquelle il était censé nous guider. Avons-nous vraiment insisté sur l’acte de « penser la culture » ou avons-nous au contraire cherché à inculquer une pensée toute faite de la culture ? Il est difficile de répondre de façon catégorique dans un sens ou dans l’autre.3 Certains d’entre nous se sont certainement sentis désespérés parfois devant les difficultés de communication avec leurs étudiants à ce propos, du fait d’une maîtrise insuffisante de la langue utilisée (le français dans notre cas) et de la précarité de ce que nous considérons LA CULTURE et qui n’est peut-être pour nos étudiants qu’une petite part de la culture. Et le conflit (donc l’incommunicabilité aussi) naît alors de cet acharnement que nous aurions à leur apprendre l’ancien français dont ils ne savent que faire, à leur énumérer les figures de styles les plus abracadabrantes dont certains d’entre nous ont déjà oublié les noms depuis un certain temps, n’hésitant pas parfois à revenir se ressourcer dans leurs livres quand un besoin professionnel les contraint à y revenir. Parfois même, entre d’un côté notre attachement à nos grands classiques : Rabelais et Du Bellay, Ronsard et René Char, Rimbaud et Les Thibault, Boileau et Diderot, de l’autre côté cette propension enthousiaste de nos étudiants à Amélie Nothomb, à Marc Levy et à Guillaume Musso. Peut-être même seulement à une nouvelle de temps en temps, sur les colonnes d’un journal de la place ! Sans parler de leur enthousiasme, leur identification même, à de nouveaux modes de création artistique, fort distants de notre idéalisme littéraire classique. Faut-il pour autant renoncer à nos classiques si nous y voyons une valeur certaine, autrement dit une valeur universelle ? Non, mais l’entrée ne s’y ferait que par ces écrits ou ces produits qui retiennent tant l’intérêt de nos étudiants. A croire que si ces jeunes ne lisent pas assez, c’est peut-être parce que nous n’avons pas assez fait pour leur faire découvrir ces littératures qui en sont vraiment proches, parce que nous-mêmes, nous n’avons peut-être pas fait l’effort et eu la curiosité d’aller y fourrer d’abord notre attention lectoriale pour en tirer après les opportunités pédagogiques appropriées. Que ceux qui ne se sentent pas concernés par ces propos sachent que ces mots me racontent personnellement autant que d’autres collègues, en tant que composantes d’une stratégie pédagogique qui n’arrive pas encore à trouver ses repères, tous ses repères, dans leur cohérence globale pour s’adapter à l’évolution vertigineuse du monde. Voilà ce que je préconiserais comme une nouvelle pédagogie de l’intégration : enseigner une matière par une autre, tout comme on a essayé, à un certain moment, d’enseigner le français par l’arabe à un public arabophone : l’idée n’est ni insensée ni obsolète, il fallait juste trouver 3 Madeleine Cottenet-Hage, « Enseigner la langue, enseigner la culture », in Le Français dans le Monde 250 (juillet 1992), pp. 66-69 : « Ne nous soucions plus d’apporter à nos étudiants des informations pré-digérées – qu’ils pourraient lire dans une encyclopédie ou dans un bon ouvrage qui risquerait d’être aussi vivant, mieux informé et plus complet que le manuel ou nos propres notes – mais entraînonsles à penser la culture. » 3 / 10 la méthode appropriée pour la mettre en application et la réussir. Le risque évident, on s’en doute bien, c’est, au lieu d’enseigner une matière par une autre, d’enseigner une matière pour une autre. Autrement dit finir par privilégier, pour des raisons subjectives, une matière au détriment d’une autre, contre une hiérarchie que l’on a de plus en plus de difficultés à défendre. N’est-ce pas d’ailleurs ce que nous cherchons un peu à cogiter dans ce type de rencontres ? Comment enseigner la langue, la littérature et la civilisation françaises, chacune des matières par les deux autres, et les trois matières en relation avec leurs correspondantes dans les autres aires culturelles concernées par notre enseignement. C’est du comparatisme, dirait-on ? A la bonne heure ! Si les études comparées conduisent aux objectifs escomptés, à condition de faire vraiment du comparatisme et de ne pas le conduire plutôt que comme une adjacence de données culturelles superficielles, pour entrer dans le fond des mécanismes de la rencontre et de la séparation et faire saisir ce qui dans la logique même de la séparation (comme celle de la spécificité) peut permettre la rencontre (dans le cadre d’une universalité horizontale, non discriminatoire). Il va sans dire que de telles démarches peuvent exiger une infrastructure et un état d’esprit totalement transformés, de façon à appeler une refonte totale des politiques d’éducation en vue d’une réorganisation de l’articulation des différents niveaux d’enseignement. On nous répète partout que les niveaux des élèves et des étudiants sont en baisse et que la rentabilité citoyenne de l’institution éducative est en perte de vitesse. On le dit plus souvent des langues et cultures étrangères, mais on n’hésite pas à souligner que le problème se pose aussi pour la langue et la culture nationales. C’est alors, comme à chaque constat d’échec, le rejet de la responsabilité sur l’Autre, si bien que se permettre de déclarer en département qu’une large part de responsabilité nous incombe peut-être, à nous enseignants, pourrait faire l’effet d’une bombe ou d’une trahison. En fait, en matière d’enseignement du français dans les pays du Sud, toutes disciplines confondues, il y a sans doute de la responsabilité partagée entre le Nord et le Sud qui n’ont pas encore réussi à établir une vraie horizontalité des rapports, de façon à accorder l’absolue priorité à une citoyenneté universelle, respectueuse de toutes les différences et de toutes les minorités, consciente des insuffisances et des précarités, soucieuse de justice et de complémentarité, avant tout autre intérêt d’influence, d’ingérence ou de course à l’autorité. Au-delà donc de toute complaisance de circonstance, de toute politesse d’usage et de tout protocole diplomatique, il nous faut procéder à une évaluation franche, globale et délestée de toute stratégie d’intérêt particulier pour réexaminer la question de l’enseignement des langue, littérature et civilisation étrangères, au(x) Nord(s) comme au(x) Sud(s), dans la perspective d’une mondialité humaine ou néo-humaniste (avec un nouveau contenu pour le concept) où l’universalité est dessinée en termes de « diversalités », pour reprendre un terme cher à notre ami Marc Gontard et où la communauté est perçue comme un pluriel de singularités, et non comme une utopie bâtie par l’anéantissement du singulier. Ainsi seulement, on peut réussir, conformément peut-être à ce vœu de Kateb Yacine de réussir à donner un rôle déterminant au singulier pluriel qui est au centre de toute révolution. Car les schémas de discrimination, nous les reconduisons à l’école de façon consciente ou inconsciente en privilégiant, aux yeux de nos apprenants, une langue, une culture ou une civilisation par rapport à une autre, ne serait-ce que par légère insinuation qui, subrepticement, finit par faire son effet divers, comme un fait divers dont on négligerait ses déterminants multidimensionnels et qu’on prendrait à la légère jusqu’à ce qu’il finisse, dans un effet de boule de neige, par emporter tout le système que nous n’avons pas su réparer à temps. 4 / 10 En définitive, il faut partir du principe de base que quand nous enseignons du français, ou le français, comme on dit dans notre jargon, nous enseignons une façon d’être et de penser qui est au centre du déterminisme structurel des relations en société ou entre les sociétés. Et c’est à partir de cette donnée de base que je voudrais à présent revenir à mon exemple pratique que je voudrais soumettre à une discussion plus large, dans l’espoir de voir en sortir quelque chose de plus conséquent qu’une réflexion personnelle encore embryonnaire et nécessitant beaucoup d’approfondissement. C’est ce que j’ai appelé « l’enseignement par le court », à partir du recueil de nouvelles de Tahar Ben Jelloun, Le Premier amour est toujours le dernier 4, donné ici à titre indicatif, sans privilège aucun sans tout autre texte de même disponibilité pour une telle illustration. L’enseignement par le court « La forme littéraire brève est une forme d'écriture dont l'origine remonte même à celle de la littérature », écrit Alain Montandon5 ; mais l’enseignement des lettres aussi se fait le plus souvent par la forme courte, soit celle qui relève de ce qu’on appelle « les genres brefs » ou celle qui consiste à sélectionner l’extrait comme support pédagogique, tout en lui établissant un cadre structurel de pseudo-fermeture pour l’usage pédagogique, quitte à l’ouvrir après sur le macro-texte dont il émane, pour lui permettre de se réintégrer dans une signifiance globale qui lui aurait donné sa raison d’être. Il n’en est pas moins vrai que notre temps est le temps de la rapidité, voire de la précipitation. C’est aussi le temps de l’accumulation des choses et des connaissances, si bien qu’il devient peut-être nécessaire d’accorder un peu de temps à chaque chose, sauf à celles qu’on choisit pour en faire le centre de notre préoccupation et sans doute aussi le centre de notre vie. De ce point de vue, la lecture et la littérature, pour ce qu’elle a d’étroitement lié à cette pratique, sont condamnées à ne retenir du temps et de l’intérêt du commun des alphabètes que la part qui pourrait leur revenir dans cette bousculade et cette profusion des occupations, et en fonction du plaisir qu’une éducation, appropriée parce qu’adaptée au contexte, aura enraciné dans la tête et dans le corps de l’homme moderne, pourtant forts sollicités, cette tête et ce corps, par les attraits et les sollicitations des nouvelles technologies de l’information et de la communication, donc du savoir et de la connaissance. Certes, il y a encore des lecteurs de romans fleuves et des fouineurs dans les thèses volumineuses et les grands livres des différentes disciplines ; mais combien sont-ils en proportion et pourquoi lisent-ils autant et ainsi ? C’est un phénomène qui peut être indiqué à l’étude approfondie et les conclusions seraient sans doute fort instructives. Il n’en reste pas moins vrai que les textes courts et les genres brefs reprennent de la valeur et il ne serait pas totalement insensé d’y voir les principaux vecteurs de la littérature pour demain, de la littérature de demain. Aussi me paraît-il d’une modernité intelligente que de se préoccuper des écrits courts à la fois pour en encourager la production et pour en souligner l’intérêt divers et la pertinence pédagogique, surtout en matière d’éducation à la lecture, cette question qui éprouve l’école et ses acteurs variés, dans un rapport de moins en moins clair à l’évolution de la société et à ses nouvelles exigences. Il faut rappeler que nous nous situons au-delà des premières étapes de l’apprentissage de la langue française (celles du primaire et du secondaire), autrement dit, nous sommes en milieu 4 5 T. Ben Jalloun, Le Premier amour est toujours le dernier, Paris, Seuil, 1995. Dans cet article, les citations renvoyant à ce livre seront juste suivies du numéro de page dans cette édition. Un.article en ligne rédigé par Alain Montandon, Université de Clermont-Ferrand. http://www.ditl.info/arttest/art18372.php#etude 5 / 10 universitaire où le transfert culturel prend plus de visibilité et offre plus d’opportunités d’approfondissement de la pensée dans l’esprit des échanges civilisationnels. C’est pourquoi il nous est permis de placer notre réflexion à l’embouchure du spécifiquement littéraire et du socio-culturel. De ce point de vue, on ne s’arrêterait pas à la citation de Madeleine CottenetHage qui stipule : « En s’ouvrant à la dimension culturelle, on ne peut que déboucher sur une conscience de la différence et de la diversité. », et l’on ajouterait que pour la cas de la littérature maghrébine de langue française, c’est le littéraire aussi, le littéraire surtout, qui ouvre sur la conscience de différence et de diversité dans l’espace même de la rencontre et dans une poétique ou une esthétique de la mixité. Autrement dit, la construction et le tressage des structures esthétiques en général, poétique en particulier, sont à la fois le reflet des structures mentales et socio-culturelles et des initiateurs de changements dans ces structures, de par la nature même de toute œuvre de création artistique qui se place au croisement d’une part de l’application de la règle et de la satisfaction d’une certain horizon d’attente, d’autre part l’infraction aussi minime soit-elle de la règle et le dérangement plus ou moins troublant de l’horizon d’attente. De ce point de vue, la littérature maghrébine de langue française nous semble avoir réussi à donner à cette caractéristique fondamentale de la littérature, une troisième dimension, celle du croisement et de la mixité 6, ce qui est de nature à informer d’une nouvelle façon de voir l’enseignement intégré de la langue, de la littérature et de la civilisation. Or, dans cette littérature, la forme brève reste négligée par l’attention critique et par l’intérêt pédagogique ; c’est pourquoi notre choix s’est porté sur un corpus de ce genre littéraire plutôt que sur un texte s’inscrivant dans un genre majeur. Sans doute importe-t-il, dans cette perspective, d’actualiser la dimension métalittéraire et d’évoquer la citation d’A. Montandon : « Dans sa perspective esthétique et poétique, la forme brève est une perpétuelle question posée aux différents genres et à la littérature comme telle. » ; en gardant à l’esprit cette autre remarque de lui, qui peut constituer une préoccupation centrale dans le contexte que nous étudions : « Plus l’énonciation est concise et plus l’effort demandé au lecteur est grand. ». Ailleurs, il l’exprime ainsi : « La brièveté est un appel, un signe, une piste, un choc qui donne à penser. »7 Cela pourrait paraître contradictoire si nous considérons que nous devons séduire notre lecteur, essentiellement estudiantin, et en même temps exiger de lui un grand effort qui pourrait ne pas le tenter. Ce n’est pourtant qu’une apparence, car l’expérience montre que dès que le corpus choisi est de nature à susciter un certain plaisir et un intérêt certain, on découvre que l’étudiant n’est pas un inconditionnel de la paresse intellectuelle et que la manifestation intelligente de cet intérêt ne manque pas de nous surprendre. C’est en tout cas à travers cet intérêt intelligent pour la pratique lectoriale, surtout en milieu d’enseignement, que peut passer, au Sud comme au Nord, la possibilité de dialoguer avec l’Autre, avec sa langue, sa littérature et sa civilisation. Autrement dit à le penser en tant qu’un Autre culturel en pensant la culture dans sa pluralité. Le Collier de l’amour Voyons alors, de façon forcément sommaire ici, ce que le recueil de Ben Jelloun, Le Premier amour est toujours le dernier, pourrait nous offrir comme possibilités pédagogiques liées à notre propos portant sur « l’enseignement par le court ».. 6 7 Nous avons esquissé une approche analytique de ce phénomène dans notre travail sur Kateb Yacine, « La Quête du récit dans l’œuvre de Kateb Yacine et De la transmutation littéraire au Maghreb (Tunis, L’Or du Temps, 2002) ; main un développement plus approfondi et donnant sur une certaine théorisation fait l’objet de notre livre sur « Le Texte mixte de la littérature tunisienne de langue française » (Tunis, CPU, 2005) A. Montondan, Préface à un collectif, Formes littéraires brèves, Wroclaw, 1991. 6 / 10 Rappelons que ce recueil est composé de 21 textes étiquetés comme des nouvelles de par l’indication portée sur la page intérieure du titre. Ce qui nous situe en pleine interrogation d’une des manifestations les plus consacrées du genre bref, ou du texte court, en l’occurrence la nouvelle8, dans les questions liées à sa nature même en tant que genre, ou sous-genre, et à sa relation avec d’autres formes littéraires de statut proche ou similaire. Ce double mouvement, à la fois centripète et centrifuge, tourné vers soi et vers l’Autre, constituerait le prototype structurel de toute logique d’ipséité et d’altérité, de singularité et de pluralité. C’est d’ailleurs la même logique qui commande le fonctionnement structurel de chacun des textes par rapport au recueil. Car le recueil en tant que structure de regroupement ne saurait se concevoir sans une part de partage à la rencontre de toutes les spécificités. Un vrai réseautage, surtout par intratextualité et intertextualité, s’installe alors entre tous les composants pour faire valoir un lien informant de la communauté du destin de l’ensemble. Cela se joue au niveau d’une poétique appropriée, mais aussi au niveau d’une économie du commerce lectorial, éditorial, culturel ou intellectuel. De ce fait, chaque texte, aussi bref soit-il, est dans un jeu avec les autres textes du même ensemble, les autres textes du même auteur, les autres textes d’autres littératures, de La littérature. Cette dynamique fondatrice du recueil acquiert beaucoup plus d’importance quand on sait qu’il s’agit d’un livre sur l’amour ; autant dire un livre d’amour actualisant les cultures du Nord et du Sud pour faire de ce sentiment une valeur centrale, engageant le destin de chaque être humain et peut-être aussi celui de l’humanité entière, malgré toutes les facettes qu’il nous présente, de l’amour fou jusqu’à la haine, cette autre face de l’amour, aussi folle et aussi aveugle. C’est là qu’au croisement des cultures du Sud et du Nord, on ne pourrait s’empêcher de penser à une sorte d’hypotexte implicite du recueil de Ben Jelloun, ce texte de référence soupçonné peut-être à partir d’une évocation implicite et rapide au début de la sixième nouvelle du recueil, celle justement qui a donné son titre et son incipit à l’ensemble : « Le premier amour est toujours le dernier. Et le dernier est toujours rêvé. Je ne connais de son corps que la voix. » (p. 73). Comment ne pas penser alors à Ibn Hazm et son livre « Le Collier de la colombe », particulièrement le développement qu’il fait sur l’amour par l’ouïe ? On se rend compte alors que Ben Jelloun n’a pas fait autre chose qu’un nouveau traité sur l’amour, comme Ibn Hazm, et on est d’autant plus tenté de le penser que l’auteur marocain qui n’hésite pas à citer ses références tait de façon trop criante le nom de l’écrivain andalous qui l’a précédé d’un bon millénaire. Pour Ben Jelloun, confortablement assis sur ses deux sièges, pour citer encore Kateb, il y aurait ainsi à conduire une pensée de l’amour comme valeur centrale de civilisation, autant qu’il est un sujet de choix pour la littérature, orale ou écrite, au Nord comme au Sud. Il s’inscrirait lors dans la continuité différenciée de son prédécesseur ; commandé par le même principe qui aurait présidé à l’élaboration du « Collier » et qui préside à l’élaboration du recueil, celui-ci étant aussi un collier d’une autre nature. Si bien qu’on dirait de celui-ci ce qui a été dit de celui-là : « C’est une lettre d’amour ouverte à toutes les lectures et à tous les contextes culturels qui connaissent la valeur de l’amour et reconnaissent son importance extrême dans la vie et dans l’écriture. »9 8 9 Il faut préciser que nous choisissons délibérément de ne pas nous attarder ici sur la différence entre le court et le bref tel que cela a été souligné, pertinemment à notre avis, par Alain Montandon dans Les Formes brèves (Paris, Hachette, 1992), p. 4 : « entre le court et le bref une distinction est à faire. Car le court est relatif à ce qui est plus long, plus prolixe, plus volumineux. […] La forme brève relève donc d’une rhétorique, d’une stylistique et d’une poétique particulières. » Moôjab Zahrani, « Discours d’amour contre discours de barbarie. Les questions d’amour et la place de la femme dans Le collier de la colombe d’Ibn Hazm. » (en arabe), in Mawarid, revue de la Faculté des lettres et sciences humaines de Sousse, n° 10 – Année 2005, pp. 7 / 10 Ainsi, ce recueil nous offre ce champ important de l’interrogation civilisationnelle portant sur les relations interculturelles autour du thème de l’amour et de ses variantes, mais en relation étroite avec un très large panel de questions littéraires et de « questions de littérature » (du titre d’un enseignement spécifique en licence et en master), depuis celles se rapportant au texte court dans son fonctionnement propre, le micro-texte, si l’on préfère, à un contexte plus étendu comme le recueil, l’œuvre de l’auteur et la littérature dans son ensemble ou dans ses configurations particulières. On imagine bien que l’intérêt de la langue est ici servi par une pratique orale et écrite, qui sera une pratique d’évaluation et de rectification continues, ne manquant pas le retour sur les règles d’usage pour les rappeler à chaque occasion. Parallèlement, l’enseignement spécialisé de linguistique se maintiendrait avec beaucoup plus de liens avec les questions de littérature et de civilisation, et pourquoi pas avec une part de linguistique comparée et de traduction. L’exercice de la traduction est fort intéressant à ce propos parce qu’il soulèverait le problème de la différence entre un texte traduit de l’arabe au français et un texte écrit par un Maghrébin directement en français, avec les différentes implications multidimensionnelles de ce problème dans les questions de langues, de littératures et de civilisations (au pluriel cette fois). Peut-être convient-il, au terme de cette réflexion, d’évoquer quelques nouvelles précises du recueil de Ben Jelloun pour suggérer certaines pistes d’exploitation pédagogique convenant à notre champ de réflexion. Nous citerions la deuxième nouvelle, par exemple, « Ruses de femmes », qui s’inscrit, de par son titre, dans la tradition des récits populaires de mise en valeur du pouvoir des femmes, lequel s’exerce par la ruse. Ce qu’on a l’habitude d’appeler « Kid Ennissa ». Qu’on se rappelle le dicton : « Kid Ennissa Kidin wa Kid Errijal Kid Wah’ed »10. C’est ce que Ben Jelloun a repris dans le titre de la nouvelle « Ruses de femmes ». En rapport sans doute avec ce lien à la tradition populaire, la nouvelle épouse la logique du conte tant par son incipit que par sa clausule. « Il était une fois deux amies… », lit-on à l’ouverture de la nouvelle. Puis à la fin : « elle quitta la ville et s’installa dans une ferme avec son époux légitime, à qui elle donna beaucoup d’enfants » (p. 43). Or le conte peut ici jouer son rôle de passeur culturel comme le précisent Bernard Augé et Geneviève Poletti : « Pour ce qui est de la dimension culturelle, [le conte] a le mérite, non seulement de renouer avec un héritage oral, souvent diffus, mais aussi avec l’expérience vécue quotidiennement, sans compter sa merveilleuse aptitude à intégrer d’autres patrimoines culturels, qui en fait un ‘passeur’ par excellence. »11 Le contexte est alors propice, dans une pratique de la langue française aux niveaux de la production littéraire et de la communication pédagogique, pour un comparatisme horizontal, non discriminatoire, entre les deux cultures et leurs manifestations littéraires. La nouvelle, « La haine », elle aussi, nous replonge dans l’esprit du conte, avec cet incipit canonique : « Il était une fois un enfant laid, tellement laid qu’il avait réussi à échapper au temps et à ne plus grandir. » (p. 181) La troisième nouvelle, par son titre au moins, « une vipère bleue », nous renvoie aussi à l’imaginaire populaire de par la formule utilisée pour désigner une méchante femme. La nouvelle se présente en deux parties scripturairement mises en évidence par une séparation formelle (un blanc et un numéro pour chacune). Cependant, après le prologue introductif, le 10 11 49 – 74. Nous traduirions par : « Ruse de femmes a double effet. Ruse des hommes n’en a qu’un seul » Bernard Augé & Geneviève Poletti, « Passage du conte », in Le Français dans le monde n° 241, mai-juin 1991, pp 70. 8 / 10 narrateur s’est totalement effacé et n’est restée que la nouvelle écrite. Le récit ne serait alors qu’un prétexte pour la conduite de la nouvelle qui, d’une certaine manière, serait la femme bleue. A preuve, la leçon de morale, « la morale de l’histoire, c’est [elle] qui la tire » (p. 53) et elle consiste en ceci : « il faut se méfier des vipères », on serait tenté d’ajouter : « la nouvelle, la première ». Ainsi, à la lisière de ce jeu de miroirs entre l’imaginaire, le réel et le littéraire, c’est encore l’interrogation du genre dans sa relation à l’imaginaire populaire et au pouvoir des mots. On imagine alors l’exploitation pédagogique à tirer tant du point de vue du comparatisme linguistique que des spécificités culturelles au Nord et au Sud. La quatrième nouvelle, « Un fait divers et d’amour », se définit de façon générique dès le début et de façon dédoublée, par le titre et par l’incipit : « Voici un fait divers. » (p. 55). Il y a cependant un jeu de mots dans le titre de la nouvelle (Celle-ci faisant partie d’un contrat de lecture annoncé à la deuxième de couverture), situant le texte à la jonction (conjonctive ou disjonctive ?) entre son espace propre (celui du fait divers présenté en nouvelle) et celui du recueil ayant l’amour pour propos (fait d’amour). Ce sont donc ces lignes de séparation qui sont interrogées comme autant de lignes d’articulation amenant peut-être à repenser la notion de cloisonnement générique en termes de révision, voire même de contestation. Peut-être cette histoire dite « celle d’un paradoxe » est-elle celle du paradoxe inhérent au genre même de la nouvelle entre l’oral et l’écrit, le réel et le rêve, la réalité et la fiction ? Conclusion : Ce que l’on pourrait retenir pour conclure ce propos, c’est que le recueil de nouvelles de Tahar Ben Jelloun, Le Premier amour est toujours le dernier, nous paraît conduire le plus grand nombre d’interrogations liées au phénomène qui nous occupe et qui nous paraît d’obédience civilisationnelle, si l’on entend par la civilisation tout ce qui implique la culture dans la dynamique sociétale. En effet, le recueil de nouvelles de TB Jelloun interroge la notion même de genre littéraire, à travers le cas de la nouvelle, dans son rapport à l’intention créatrice d’une part, mais aussi dans son rapport au patrimoine socio-culturel du terroir, oral et écrit, et dans une préoccupation fondamentale quant à ce qui préside à l’intérêt du récit en général, aussi bien de par sa structure interne que son implication sociale. Cet ensemble permet déjà de poser le problème lié à la notion même de recueil tant du point de vue de sa cohérence supposée que du point de vue du fragmentaire qui préside à sa constitution. Cela est d’autant plus intéressant que les textes qui le composent couvrent la période sur laquelle s’étend toute l’œuvre de l’auteur (jusqu’à la publication du recueil en 1995, évidemment). Dès lors, il serait pertinent de se demander si le recueil ne constituerait pas ce qu’on a pu appeler, ailleurs, « la somme poéthique » de Tahar Ben Jelloun.12 Il va sans dire que ces considérations qui pourraient paraître spécifiquement littéraires ne sont pas sans intérêt pour l’exploitation pédagogique qui pourrait en être faite dans la perspective de l’enseignement de la langue et de la civilisation, surtout que de par leurs poétiques spécifiques, les textes du recueil embrassent un champ pluriel de types discursifs qui favorisent l’implication des étudiants (ou des apprenants, si l’on préfère rester dans un cadre général) dans la pratique d’une langue étrangère en rapport à ce qui relève de leur identité et de leur rapport à l’altérité. On va alors de la nouvelle, au conte, au fait divers, au journal intime ou notes personnelles, à l’essai, etc. Bref tout ce qui pourrait impliquer le discours littéraire, oral ou écrit, depuis le conte populaire à Marrakech jusqu’au récit poétique comme un avatar de la modernité littéraire. 12 L’expression est empruntée à Melle Héla Ouardi de l’Université Tunis-AlManar qui l’a utilisée pour titrer son travail « La Somme poéthique de Raymond Queneau » (non encore publié). 9 / 10 On imagine alors l’opportunité pédagogique que l’on trouverait dans un tel corpus, étudié à titre indicatif pour un ensemble plus consistant qui pourrait s’étendre à la nouvelle maghrébine de langue française, dans le cadre de l’enseignement de la langue dans laquelle est produit cet ensemble de textes, la langue française qui, pour être une langue étrangère, n’en est pas moins libérée du legs historique qui l’enveloppait de l’étiquette de langue de l’ancien colonisateur et qui la fait accéder au statut de langue d’interculturalité, d’intercommunication et d’échanges civilisationnels. Ici, la langue est ainsi libérée du pouvoir coercitif de la pudibonderie classique pour paraître dans sa dynamique historique qui la rend capable de dire l’altérité dans ce que Khatibi se plaisait à nommer « un amour bilingue » et de faire valoir ainsi la notion de proximité horizontale, au détriment de toute hiérarchie ségrégationniste ou dominatrice. Dès lors, grâce à des exercices appropriés, l’étudiant est à la fois acteur et producteur d’un discours de l’inter-langue pour dresser un pont entre sa civilisation et la civilisation de l’autre par l’effet d’une pratique littéraire qui, de par sa variété et de par la brièveté des textes étudiés, et par conséquent de par cet achèvement qui est le leur mais qui n’en est pas moins une ouverture incontournable, se hisse petit à petit au niveau du plaisir du texte, voire à celui de la jouissance du texte, pour le meilleur non seulement d’une communication, mais aussi, sans doute d’une communion avec l’Autre. 10 / 10