L`appel de Londres

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L`appel de Londres
LJA MAGAZINE - MAI / JUIN 2015
À LA LOUPE
Ailleurs
Par Bruno Walter
L’appel de Londres
© ANDREI NEKRASSOV
Eldorado des affaires et de la finance à deux heures de Paris, Londres a tout pour séduire les avocats
français. Mais ils ne sont en réalité qu’une poignée à y exercer, généralement dans des cabinets
anglo-américains. À l’exception de Gide, qui affiche une présence effective importante, les cabinets
français ne se risquent pas sur ce marché très mature, au ticket d’entrée élevé.
L
ondres, paradis des affaires à un jet d’Eurostar de Paris.
Londres et son gigantesque marché des services juridiques – « de 30 à 40 milliards de livres », selon Olivier
Morel, partner chez Cripps. Londres et sa communauté française pléthorique, son lifestyle inégalé et… sa poignée d’avocats français : « Il n’y a pas de statistiques officielles, mais nous
sommes une soixantaine en Angleterre, à la fois avocat et solicitor », indique Dr. Nathalie Moreno, partner chez Charles Russell Speechlys et, jusqu’à récemment, premier référent local de
la commission Paris-Londres du barreau de Paris, dont un des
rôles consiste à animer la communauté des avocats expatriés.
Entendons-nous bien : le chiffre ne concerne que les avocats
inscrits à un barreau français exerçant en cabinet en France ou
en Angleterre. « Au Royaume-Uni, les solicitors peuvent exercer
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Le magazine
en cabinet ou en entreprise en tant que in house solicitor, tout
en étant réglementés par la même autorité, la Solicitors Regulation Authority », précise-t-elle.
UN MARCHÉ TRÈS MATURE
Le marché londonien a beau être vaste et l’esprit d’entreprise
réputé plus développé qu’en France, il est en réalité
« compliqué de s’y installer », estime Olivier Morel, qui exerce
de ce côté-ci de la Manche depuis plus de 25 ans. D’abord,
parce que le marché est plus que mature et dominé par les
firmes anglaises et américaines. « Sans mettre des moyens
significatifs, comme Gide a pu le faire, il est impossible d’y
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UN MARCHÉ PLUS QUE MATURE DOMINÉ PAR LES FIRMES ANGLAISES ET AMÉRICAINES,
ET OÙ TOUT EST PLUS CHER.
Côté statut, deux solutions s’offrent aux avocats étrangers :
entrer, sauf à être sur des niches, comme Ayache Salama,
passer le Qualified Lawyers Transfer Scheme (QLTS), un
qui est arrivé tout récemment pour être plus proche de ses
examen difficile et coûteux qui permet de devenir solicitor, ou,
clients et partenaires, mais n’exerce pas le droit anglais »,
pour les avocats inscrits au barreau d’un des 28 États membres
poursuit-il. Ensuite, parce qu’ici, tout est plus cher. À
de l’Union européenne, exercer sous le statut de Registered
commencer par « l’assurance professionnelle – qui n’est pas
European Lawyer (REL). « Le statut de REL
mutualisée comme en France mais laissée au
permet de s’inscrire en tant que solicitor auprès de la
marché – et le prix de l’immobilier au centre-ville – si
Law Society of England and Wales au bout de trois
vous voulez être visible – qui n’est vraiment pas bon
ans d’exercice effectif du droit anglais. Or, pour
marché », pointe-t-il. Dans les cabinets anglocela, il faut déjà être recruté par un cabinet local, ce
saxons,
l’assurance
professionnelle
est
qui n’est pas simple si vous n’avez jamais pratiqué en
généralement prise en charge par la structure. « Les
droit local… » fait remarquer Nathalie Moreno.
frais fixes sont bien plus importants à Londres que
« À l’arrivée, beaucoup d’avocats en REL préfèrent
partout ailleurs où nous sommes présents, confirme
se tourner vers des postes d’in house solicitors, car
Dimitrios Logizidis, associé de Gide, le seul cabinet
la demande de profils français est plus forte, ici, sur
français qui affiche une présence effective et
le marché des juristes d’entreprise. »
conséquente à Londres. Et il faut s’aligner sur le
Olivier Morel
marché en termes de rémunérations, qui sont de
l’ordre de 15 à 20 % plus élevées qu’en France. » Les
LES FRENCHIES LES PLUS BRITISH
places sont chères, et avoir les moyens de s’offrir le ticket
Pour Nathalie Moreno, les avocats français installés à Londres
d’entrée ne garantit pas le retour sur investissement. « Je
se classent en trois catégories. Il y a ceux qui ont franchi le
connais des grands cabinets américains qui ont aujourd’hui
Channel il y a 25 ou 30 ans, ont fait leur vie ici et se sont
du mal à se développer », ajoute-t-il.
installés définitivement. « Ils sont totalement intégrés aux
Lorsque Gide s’implante, en 2003, Arnaud Duhamel,
solicitors britanniques, dans différents domaines du droit des
associé responsable du bureau pendant de nombreuses
affaires. Ils sont Français par leur nationalité mais ne pratiquent
années, se souvient que le cabinet a ouvert « avec une
plus le droit français depuis longtemps. Je dirais qu’ils se
expertise de niche en droit financier au sens large, avec des
comptent sur les doigts des deux mains. » C’est le cas d’Olivier
équipes en bancaire, titrisation et marchés de capitaux, ce qui
Morel : « J’ai toujours exercé ici et le droit anglais est mon
était nécessaire compte-tenu des concurrents sur place, qui
métier. À Paris, en revanche, je serais comme un poisson hors de
ont des ressources énormes et une approche full service. Nous,
l’eau ! » Il n’envisage pas de prendre, un jour, le
nous ne faisons pas tout, mais nous avons atteint une
tunnel dans l’autre sens pour exercer en France :
masse critique avec trente avocats spécialisés, et nous
« Une fois que l’on a pris goût au travail ici, il est
avons développé une autre ligne de métier avec le
dispute resolution. » Le positionnement est lui aussi
difficile de retourner à Paris, où l’on ne retrouvera
bien spécifique : « 80 % de nos activités ont un élément
peut-être pas le même niveau de revenus ou la même
variété, ni surtout, la même façon de travailler. » « À
français assez fort, précise Dimitrios Logizidis. Nous
Londres, presque tout est à l’opposé de la France,
accompagnons nos clients français dans leurs activités
témoigne Claire Adenis-Lamarre. Au début,
à Londres, et nos clients anglais, ou américains, qui ont
certaines choses semblent un peu étranges. Mais
des intérêts en France. » Le bureau est ainsi composé
aujourd’hui, après plusieurs années, ce serait
aux deux tiers d’avocats conseils en droit anglais –
l’inverse, je crois que je serais difficilement
principalement des Britanniques – et d’un tiers
réintégrable dans le système français ! » « Nous
d’avocats conseils en droit français.
Claire Adenissommes sur une autre planète, poursuit Olivier
Lamarre
Morel. En France, la profession reste très attachée à
QUEL STATUT ?
son statut libéral. En Grande-Bretagne, les cabinets sont avant
Reste que tout le monde est d’accord : le business existe
tout gérés comme des entreprises. Deux approches qui ont
bel et bien, ici. « Il est en grande partie lié à la City, bien
chacune leurs avantages et leurs inconvénients. »
entendu, explique Claire Adenis-Lamarre, solicitor chez
Miller Rosenfalck, mais pas uniquement : la place
INSTALLÉS ICI, AVEC UN PIED LÀ-BAS
accordée à tous les services professionnels est importante,
avec un grand nombre d’intermédiaires, de courtiers… ce
Encore moins nombreuse – on peut les compter « sur les doigts
d’une main… » –, la deuxième catégorie est constituée de ceux
qui crée du business. » Mais un business assez inaccessible
qui ont choisi d’exercer à la fois à Londres et à Paris. C’est celle
à ceux qui veulent exercer en solo : « Ce n’est déjà pas
à laquelle appartiennent Nathalie Moreno et Claire Adenisfacile à Paris, c’est encore plus difficile à Londres,
Lamarre : « Nous sommes intégrés à Londres comme solicitors
poursuit-elle. Ici, tout est surtout prévu pour les très
dans des cabinets anglo-saxons, mais nous avons conservé une
grosses structures. »
Le magazine
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activité ou des contacts importants avec les clients à Paris »,
prometteurs », observe Nathalie Moreno. Le barreau de
précise Nathalie Moreno. Les quelques avocats qui ont fait ce
Londres est attractif pour ces jeunes en début de carrière. Mais
choix ont des parcours professionnels singuliers, à l’image de
peu restent. « Les formations communes de double diplôme
Claire Adenis-Lamarre : « J’ai débuté ma carrière comme
juridique qui forment les étudiants en droit français et en droit
juriste d’entreprise dans une banque privée française. Lorsqu’elle
anglais – comme il en existe entre la Sorbonne et le King’s
a été nationalisée, j’ai passé mon CAPA et je me suis inscrite au
College, par exemple – sont censées permettre aux jeunes
barreau de Paris. Après vingt ans de barreau, et dans un contexte
avocats français d’exercer à Londres, mais presque aucun ne le
où, en France, le travail libéral était globalement
fait, c’est dommage, regrette-t-elle. C’est difficile
étouffé, j’ai choisi de monter ma structure de conseil
parce qu’ils se retrouvent en concurrence directe avec
juridique à Londres, sans être avocate. Je me suis
les solicitors nationaux, qui ont a priori un avantage.
réinscrite au barreau de Paris en 2008 pour pouvoir
Du coup, ces jeunes préfèrent les cabinets angloexercer au sein de Miller Rosenfalck avec le statut
saxons prestigieux installés à Paris, pour qui ils
de Registered European Lawyer, le temps de
constituent des proies de choix. »
terminer ma qualification de solicitor. » Et même si
elle se considère avant tout comme solicitor – elle
GIDE, LE FRANÇAIS DE LA CITY
n’a d’ailleurs pas de bureau à Paris –, elle « exerce
en Angleterre sous les deux titres, et dans l’intérêt de
Reste le bureau de Gide, un cas à part. Un tiers de la
clients des deux nationalités ». Être inscrite au
trentaine d’avocats qui y exercent est français. Lors
barreau de Paris « permet de prospecter et de me
de son implantation, le cabinet a recruté quelques
Arnaud Duhamel
positionner différemment sur le marché des services
pointures (chez Sidley, Freshfields, Clifford…) avant
juridiques par rapport à des concurrents qui
de diversifier les profils. Au fil des années, Dimitrios
n’appartiennent pas à une profession réglementée »,
Logizidis a vu un changement s’opérer : « Avant, les
précise-t-elle. avocats français ne faisaient que passer ; aujourd’hui,
associés ou collaborateurs, ils veulent rester à
Londres, c’est un choix de vie. Les collaborateurs
LES JEUNES DÉTACHÉS À LONDRES
français ont d’ailleurs des contrats de droit anglais,
Enfin, la troisième catégorie des Frenchies est celle
avec les mêmes rémunérations que les Britanniques. »
qui forme le gros des troupes : des jeunes avocats
Depuis 2009, le cabinet propose un programme de
qui viennent passer quelques mois ou quelques
traineeship en droit anglais qui permet de former en
années dans un grand cabinet international anglodeux ans « des purs produits Gide Londres, avocats
saxon, dans le cadre de stages ou de détachements.
qualifiés en droit anglais », poursuit Dimitrios
« Un certain nombre de grands cabinets britanniques
Logizidis. Dans tous les cas, le détour par le bureau
Dimitrios Logizidis
proposent des détachements à l’étranger, notamment
de Londres passe par une immersion totale dans le
au bureau de Londres, et ces jeunes ont ainsi
grand bain franco-britannique. « Nous avons une
l’occasion de passer un certain temps dans la maison mère. Les
règle officieuse : chaque Français partage son bureau avec un
cabinets américains pratiquent également ces détachements.
Anglais. C’est excellent pour l’intégration, et ça marche dans les
C’est un parcours quasi obligé pour les jeunes avocats
deux sens ! » confie Arnaud Duhamel. o
De Paris à Londres : le témoignage d’un jeune avocat français, six mois après
« À Paris, je commençais à m’ennuyer, et j’ai voulu
voir si je pouvais faire mieux », raconte Frédéric
Robles, 29 ans, qui a rejoint le bureau de Londres de
Sullivan & Cromwell, après plus de quatre ans de
collaboration au sein du département concurrence de
Bredin Prat. Avec l’aide d’un mentor, il commence à
prospecter. Il rencontre Juan Rodriguez, le patron
européen du département concurrence de Sullivan,
avec qui le courant passe bien. Et qui pensera à lui quelques mois plus
tard, lorsque le besoin devient concret. Et urgent : « Il m’a donné 45 jours
pour me libérer. Ce n’était pas gagné, mais les associés de Bredin Prat
ont été conciliants. Je les remercie doublement car c’est grâce à eux que
je suis devenu un candidat crédible en droit européen de la
concurrence. »
Chez Sullivan, il rejoint un département beaucoup plus modeste – cinq
avocats, contre vingt chez Bredin Prat – mais le cabinet est en
permanence impliqué sur de gros deals européens. Le rythme de travail
est très soutenu. Les avocats peuvent profiter d’une belle salle de sport
et dînent facilement au bureau, où la cantine, de très bonne qualité, ne
coûte presque rien. Pour le déjeuner, en revanche, le timing est très serré
au point que Frédéric Robles hésite à parler de “pause”. L’ambiance de
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travail est toujours constructive. Rien à voir, selon lui, avec l’esprit français,
toujours un peu critique : « Ici, on fonce ! » Tout en respectant un cadre
assez formel, qui ne se prête pas, par exemple, au casual Friday. « On est
très encadré, souligne-t-il. Cela peut surprendre au début, mais c’est le
côté américain : il y a des mémos pour chaque situation, un débriefing
permanent de l’avancée des dossiers… » Enfin, il exerce désormais sous
un statut de salarié, ce qui l’éloigne encore un peu plus de sa culture
française.
Six mois après son arrivée, rien n’est encore totalement bouclé sur le plan
administratif. Mais cela ne l’inquiète pas outre mesure car c’est le lot de
tout le monde. « Il faut quand même penser à provisionner ses impôts »,
glisse le jeune homme qui, pour sa première année à Londres, est
doublement imposé : au titre de l’année n - 1 en France, et “à la source”
pour l’année en cours sur le sol britannique. À quoi il faut ajouter le coût
de la vie londonienne, « presque deux fois plus qu’à Paris, surtout lorsque
l’on veut loger en centre-ville », et une certaine précarité en matière de
droit au bail : « on peut vous mettre dehors en trois mois… ». Des contraintes
qui n’ont pas entamé son enthousiasme, ni son dynamisme. « J’ai réussi
à conserver ma “vie parisienne”, dit-il. Je sors toujours le soir et j’ai
même pu préparer le marathon de Paris en m’entraînant tôt le matin. »
Antoine Couder