Racines ibériques du modernisme brésilien

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Racines ibériques du modernisme brésilien
Racines ibériques
du modernisme brésilien
Eça de Queirós et Cervantès au crible
des modernistes cariocas
P
our analyser le modernisme brésilien, on a coutume de se
référer à l’influence des avant-gardes artistiques italienne et
française. Il ne s’agit pas ici de nier celle-ci, mais de la nuancer,
afin d’élargir le débat. Pourquoi les avant-gardes italienne et
française se détachent-elles si nettement sur l’horizon culturel
brésilien en quête de modernité? Jusqu’à quel point l’imaginaire des
années 1920 voyait-il comme problématique l’inclusion du patrimoine
historique ibérique? Le Portugal et l’Espagne ne représentaient-ils
pas, à ce moment-là, un passé que l’on désirait oublier?
Ces questions invitent à réfléchir sur la construction même de
l’idée de modernisme. L’historiographie brésilienne a fréquemment
associé le modernisme à un temps et à un espace précis : la ville de
São Paulo dans les années 1920. Il est sûr que dans ce cas la référence
aux avant-gardes européennes se justifie. L’influence du cubisme, du
futurisme de Marinetti et du surréalisme est indéniable dans les
manifestes et les œuvres des avant-gardes de la Semaine d’Art
moderne de février 1922, et pendant toutes les années 1920.
Mais si l’on part d’une analyse plus générale du modernisme, ce
tableau change sensiblement. La dynamique du modernisme est
complexe. Dater l’événement, le réduire à un mouvement organisé
par une certaine avant-garde, c’est perdre de vue le dynamisme du
processus. Mon intention consiste donc à penser le modernisme dans
la culture du quotidien. De quelles manières les perceptions, les
sensibilités et les normes de comportement social évoluent-elles à
cette époque appelée « temps modernes »1 ?
1.
F. -F. HARDMAN, « Antigos modernistas », Tempo e História, São Paulo, Cia das
Letras, 1992.
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Mônica VELLOSO
Un nouveau regard sur le modernisme brésilien
Ce n’est certainement pas l’action d’une avant-garde déterminée
qui provoque l’avènement de ce temps d’un coup de baguette
magique. C’est dans la vie quotidienne qu’il se construit. Ce qui
signifie que le modernisme prend tout son sens dans
l’entrecroisement de l’ancien et du moderne, de la permanence et du
changement. Pour cette raison, je préfère parler d’une « culture du
modernisme » qui commence à se manifester au tournant du siècle
dernier2 et se poursuit jusque dans les années 1920.
Dans les villes, cela se manifeste dans les cafés littéraires, les fêtes
populaires et carnavalesques qui intègrent plusieurs secteurs de la
société, le parler des rues, les teatros de revistas et surtout la presse
quotidienne. C’est en effet à travers cette dernière, l’un des vecteurs
privilégiés de la modernité, que les intellectuels cherchent à dialoguer
avec les lecteurs. À Rio de Janeiro, capitale fédérale, existait un
groupe d’intellectuels en parfaite harmonie avec cette dynamique : les
humoristes boêmios. On trouvait dans ce groupe des écrivains comme
Lima Barreto, Emilio de Menezes, José do Patrocinio Filho, mais aussi
les caricaturistes les plus célèbres de leur temps, Raul Pedeneiras,
Kalixto et J. Carlos.
Depuis la fin du XIXe siècle, ceux-ci publient leurs écrits et dessins
satiriques dans des illustrés humoristiques ainsi que dans la grande
presse. La revue Dom Quixote (1917-27), dirigée par Bastos Tigre,
fonctionne comme un pôle de convergence de ce groupe et influence
véritablement l’opinion publique. Qu’on imagine l’impact et la
séduction produits par un langage visuel simple à décoder sur une
population largement analphabète. Un tel langage permettait à la fois
de distraire et d’instruire.
Le groupe élaborait par ce langage une vision moderne du monde,
amplement diffusée, dans la mesure des moyens de communication
de l’époque. Cette vision moderne est ancrée dans la sociabilité
quotidienne, évoque les choses banales, la vie courante des petits
gestes et des petits événements3. Elle traite en même temps des sujets
qui mobilisent l’opinion brésilienne. Cette manière de voir s’adresse,
par conséquent, à l’univers de l’homme de la rue. Le groupe des
humoristes cherche à familiariser ses lecteurs avec les changements
brutaux qui affectent le milieu urbain, grâce à ses dessins et écrits
drolatiques. Ceux-ci véhiculent en effet une pensée qu’on peut
qualifier de moderne. C’est en ce sens que l’humour s’impose comme
l’une des expressions importantes de la modernité brésilienne.
L’humour comme lieu de réflexion et gestation de la modernité :
tel est le principal fil conducteur de cet article. Cette perspective
implique d’abandonner une situation déjà donnée pour reconstituer
d’autres mémoires. Il s’agit ici de dissocier les avant-gardes de la mise
en place de la pensée moderniste. C’est dans le quotidien que s’inscrit
la lutte d’où émerge la modernité. C’est là que l’on trouve la
2.
3.
F. KARL, O moderno e o modernismo. À soberania do artista, 1885-1925, Rio de
Janeiro, Imago, 1988.
M. MAFESOLI, « O espaço da sociabilidade », in A conquista do presente, Rio de
Janeiro, Bertrand, 1993.
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confrontation et le mélange des influences culturelles les plus
diverses. Le rejet de l’influence portugaise s’explique par le processus
conflictuel par lequel s’est instaurée la modernité brésilienne. De ce
refus et de ce rejet, il faut saisir le sens. Dans l’imaginaire des années
1920, le Portugal a fini par représenter ce côté problématique, en
raison de sa qualité de « pays colonisateur ». Avec l’Espagne, le même
problème ne se pose pas.
Échos de Paris
Ce titre révélateur a été inspiré par celui de la rubrique que tenait
Eça de Queirós chaque semaine dans un journal brésilien. La pensée
et le style de l’écrivain portugais, qui occupa une telle place dans la
presse pendant plus de dix ans, ont profondément marqué une
génération d’intellectuels brésiliens, entre le milieu des années 1870 et
la fin de la Première Guerre mondiale, au moins4. Avant d’aborder
précisément ce sujet, il est nécessaire de situer brièvement le contexte.
Rio de Janeiro fait l’objet d’une modernisation sous la présidence
de Rodrigues Alves (1902-1906). Il s’agit de remodeler et d’assainir la
ville, de percer des places et de nouvelles avenues, de réformer le
port. Le préfet Pereira Passos et le médecin hygiéniste Osvaldo Cruz
reçoivent carte blanche du gouvernement pour mettre en œuvre ces
travaux monumentaux. Le but est de faire de Rio de Janeiro une
« Europe possible », conforme aux critères de la modernité.
Inspiré par l’haussmanisation, Pereira Passos souhaitait faire de
Rio de Janeiro l’image de la nation brésilienne. Les changements
suscitent des réactions distinctes. Ils provoquent d’une part une
révolte populaire5 contre le manque de logements, la vaccination
obligatoire contre la variole, et l’imposition, enfin, d’habitudes et de
valeurs nouvelles. D’un autre côté, le fait d’entrer dans le monde
moderne satisfait indéniablement la population. De nombreux
témoignages l’attestent. Pour les Cariocas, Pereira Passos aurait fait
de Rio de Janeiro l’une des villes les mieux éclairées au monde, au
point d’inspirer à un Parisien qui y résidait le commentaire suivant :
« Cidade luz, je le jure, n’est pas Paris, é le Riô »6. La comparaison
avec Paris est importante dans la mesure où la capitale française, à la
Belle Époque, représente la modernité .
Au milieu de ce prurit modernisateur, éprouvé par une partie
significative de la société brésilienne, le Portugal représente le
contraire de la modernité. Au tournant du siècle, le mouvement
jacobin et anti-portugais croît en influence à Rio de Janeiro. Une telle
tendance répondait à la demande de tous les secteurs de la société qui
aspiraient à une société moderne, industrielle et urbaine. Elle obtint
une popularité importante en soutenant la lutte contre la cherté de la
vie et en s’opposant à ce que les Portugais jouent un rôle dans la vie
publique. Des journaux et des revues comme Gil Blas et Brasiléia se
mettent à relayer ces thèmes.
4.
5.
6.
B. BROCA, A vida literária no Brasil. 1900, Rio de Janeiro, José Olympio, 1956.
Il s’agit de la « révolte du vaccin » (Revolta da vacina) en 1905 [NdT].
Cité par M. LAGO, Na rolança do tempo, Rio de Janeiro, s.d., Círculo do Livro : 62.
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Mônica VELLOSO
Ainsi surgit une tendance qui associe modernité et antilusitanisme, assimilant le Portugal et le retard colonial du Brésil7. La
matrice culturelle portugaise renvoie désormais à un autre univers de
valeurs, lesquelles sont synonymes d’archaïsme, de provincialisme,
de violence, d’extorsion et d’usure… Voilà l’image du Portugal et des
Portugais, surtout dans les milieux populaires.
Les illustrés humoristiques comme Dom Quixote, Revista da Semana,
Careta, sont prodigues en caricatures et histoires drôles sur les
Portugais, surnommés les « pieds de plomb » (pés de chumbo). On les
représente souvent en chemisette et savates, le crayon derrière
l’oreille. Leur décor de prédilection est le comptoir d’une épicerie.
Leur physionomie est grossière et suggère l’usure et le manque de
tenue. Dans les blagues, le Portugais est un personnage ridicule
incapable de s’adapter aux inventions modernes. Méfiant, il préfère
s’en tenir à la « façon des aïeux ».
Les conflits populaires entre Brésiliens et Portugais sont fréquents
dans la première moitié du XXe siècle pour occuper l’espace physique
et culturel de la ville. La fête de Nossa Senhora da Penha en est un
bon exemple. Elle devient la principale fête populaire carioca, juste
après le carnaval. À l’origine, les festivités étaient organisées par la
communauté portugaise, mais les immigrants bahianais imposent
leurs traditions afro-brésiliennes : improvisations musicales, capoeira,
danse et friandises. Autour des kiosques où l’on vend de la nourriture
s’agglutinent des sambistas, des journalistes, des intellectuels, des gens
du peuple. Le groupe de la revue Dom Quixote fréquente assidûment
la baraque de Tia Ciata8, y dessine, se livre à des joutes verbales, et
improvise des conférences humoristiques9.
Pourquoi les Bahianais l’emportent-ils sur les Portugais? Il se
trouve que ce groupe offre des formes de sociabilité plus attirantes
que les traditionnelles. Auparavant la fête avait un caractère
éminemment religieux et se déroulait autour de l’église. Avec les
Bahianais, elle prend un aspect plus ludique, séduit la classe moyenne
naissante par de nouvelles possibilités d’échange culturel. La
littérature sur cette période a exploré avec une certaine constance ce
thème du conflit culturel entre Portugais et Brésiliens10.
La dévalorisation de la figure du Portugais comporte d’autres
aspects notables comme la tristesse et le saudosismo. Ces idées sont
récurrentes dans les pages de la revue Dom Quixote qui critique le
saudosismo comme « patrimoine du Portugal »11. Le fado, la nostalgie
et le sentimentalisme à l’eau de rose sont rejetés de l’héritage culturel.
Il est significatif qu’un des slogans de Dom Quixote soit « muito riso,
7.
8.
L.L. OLIVEIRA, A questão nacional, São Paulo, Brasiliense, 1990.
Tia Ciata est une des principales figures de la communauté noire bahianaise de Rio
au début du XXe siècle. Sa maison était un « pôle culturel » important qui réunissait
des éléments des classes populaires et de la petite bourgeoisie, et des intellectuels.
C’est là que se sont développés le carnaval, la samba, le candomblé, les spécialités
culinaires ; cf. R. MOURA, Tia Ciata e a pequena África, Rio de Janeiro, Funarte, 1984.
9. Dom Quixote, 29 oct. 1924.
10. Consulter S. CHALHOUB, Trabalho, lar e botequim. O cotidiano dos Trabalhadores na
Belle Époque, São Paulo, Brasiliense, 1986 ; R. SOIHET, Condição feminina e formas de
violência : mulheres pobres e ordem urbana, 1890-1920, Rio de Janeiro, Forense, 1989 ;
M.-P. VELLOSO, As tradições populares na Belle Époque carioca, Rio de Janeiro, Funarte,
1988
11. Dom Quixote, 7 oct. 1925.
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muito sizo »12 et associe l’humour à la réflexion. Le rire et l’irrévérence
sont réhabilités par ce groupe comme une expression claire de la
modernité.
C’est là un point important de la question : en défendant de telles
idées, la revue Dom Quixote s’oppose à une des tendances
traditionnelles de la pensée politique brésilienne qui interprète le
caractère national en termes ethniques. Donc, le Brésil est le fruit de
trois peuples tristes : le portugais, l’Indien et l’Africain. Ces thèmes
ont été systématisés par Paulo Prado dans Retrato do Brasil (1928).
Dom Quixote veut brosser un autre portrait du Brésil et se propose
d’élaborer une autre mémoire littéraire et historique, fondée sur
l’humour.
Dès ses premières parutions, la revue publie des portraits très
satiriques d’hommes de lettres et de politiciens, comme Olavo Bilac,
Osório Duque Estrada et Rui Barbosa. En brandissant le drapeau de
l’humour, ces intellectuels s’opposent nettement aux théories du
pessimisme et de la tristesse nationale, tant à la mode dans ces
années-là. Ils se mettent à valoriser des auteurs classiques comme Eça
de Queirós et Cervantès13. Cela montre que le rejet de la culture
portugaise n’est pas total. Les influences à conserver ou à écarter font
l’objet d’un tri. Si la tristesse, le passéisme, le retard que l’on attribue
aux Portugais sont indésirables, l’humour est considéré comme une
expression de la modernité. C’est ici que s’insère Eça de Queirós,
considéré par les humoristes cariocas comme un de leurs grands
maîtres.
L’influence de Eça de Queirós dans les milieux culturels brésiliens
a été importante, comme on l’a déjà noté. Il était considéré au
tournant du siècle comme l’un des journalistes les plus populaires de
la presse brésilienne. Son style combatif, son goût pour la polémique,
son sens profond de l’humour et de l’ironie attirent un cercle de
lecteurs connus comme les « basilicos »14, en raison du « cousin
Basílio » inventé par Eça. Entre juillet 1880 et septembre 1897, celui-ci
collabore chaque semaine au journal Gazeta de Notícias, dont le
directeur est Ferreira de Araújo. Ce journal était parmi les plus
populaires et les plus diffusés au Brésil. Il s’agit de l’un des premiers
périodiques à avoir été vendus dans les rues de la ville. Dans sa
colonne, Eça de Queirós publiait des chroniques, des feuilletons, des
lettres, des chapitres inédits de ses romans. Sa prose était lue avec
enthousiasme par le groupe des intellectuels bohèmes. Olavo Bilac
participa même, avec Eça de Queirós, à la rédaction du drame Inès de
Castro, illustré par des dessins et des caricatures d’Eça de Queirós luimême. Avant sa collaboration à la Gazeta de Notícias, l’écrivain avait
commencé à s’imposer aux yeux du public brésilien. En 1872, il fonde
la revue A Farpa avec Ramalho de Ortigão. Le point fort de cette
publication était l’ironie et la satire contre dom Pedro II, l’empereur
du Brésil15.
12. « Beaucoup de rire, beaucoup de jugement » [NdT].
13. Dom Quixote, 11 mars 1925.
14. B. BROCA, A vida literária no Brasil…. op. cit., 1956 ; H. LYRA, O Brasil na vida de Eça de
Queirós, Lisbonne, Livros do Brasil, s.d.
15. H. LYRA, O Brasil na vida de Eça de Queirós, Lisbonne, Livros do Brasil, s.d.
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C’est ce genre qui attire les intellectuels brésiliens. Ils s’identifient
non seulement à la vision satirique de l’auteur, mais aussi à sa
perception de la réalité quotidienne et de la manière irrévérencieuse
de la vivre. Comme les journalistes de Dom Quixote, Eça a eu une
jeunesse bohème et participé aux réunions littéraires des cafés des
quartiers lisboètes du Chiado et du Rossio16. Il est symptomatique que
ces intellectuels cariocas prennent des pseudonymes empruntés aux
personnages de Eça de Queirós. Bastos Tigre se fait connaître sous les
noms de Jacinto et Fradique, deux personnages empruntés au
romancier portugais. Il est utile de souligner que la figure de Jacinto
avait été inspirée par le style de vie moderne d’Eduardo Prado,
essayiste brésilien avec lequel Eça avait noué des relations à Paris.
Madeira de Freitas adopte le pseudonyme de Mendes Fradique,
inversion du nom du personnage sophistiqué et bohème créé par
Eça17. Dans Dom Quixote apparaissent des articles signés de noms qui
renvoient à l’univers de Eça de Queirós : le cousin Basilio, João da
Ega, Acácio. Cela montre les liens entre humour et modernité, reliés
cette fois à la matrice portugaise.
Jusqu’à quel point Eça de Queirós signifiait-il un pont entre le
Brésil et les métropoles modernes ? Par son contact quotidien avec cet
univers culturel, Eça semble représenter une possibilité
d’actualisation constante. Plus que comme un intermédiaire culturel,
il incarne une sorte de « décodeur », de traducteur d’expériences, aux
yeux de nos intellectuels. Pour éclairer ce point, il est nécessaire de
revenir sur l’itinéraire de l’écrivain portugais.
À l’origine, Eça de Queirós exerce les fonctions de consul du
Portugal à Londres, avant d’être transféré en 1888 à Paris, où il reste
jusqu’à la fin de sa vie. C’est lorsqu’il s’installe dans cette ville que se
resserrent ses contacts avec le groupe de Brésiliens de Paris, dont
faisaient partie Eduardo Prado et le baron de Rio Branco. À travers
ses écrits dans la Gazeta de Notícias, non seulement Eça place sous les
yeux des lecteurs brésiliens des choses et des paysages du Portugal,
mais il les met aussi au diapason de la vie quotidienne des grandes
métropoles européennes. Les titres de ses chroniques montrent les
décors qui les inspirent : « Lettres de Paris et de Londres », «Lettres
d’Angleterre », « Échos de Paris », « Billets de Paris ». Dès les
premières chroniques qu’il écrit dans cette ville, il commente
l’anniversaire de la Commune et la mort récente de Flaubert18.
De telles chroniques constituent donc une invitation pressante à
s’intégrer à la modernité. Si le décor de celles-ci est Londres, puis
Paris, le protagoniste est portugais. Cela s’exprime dans un style, une
manière de parler qui passe souvent par la caricature. Il est important
que Eça ait pour destinataire le public brésilien. Il émet ses opinions
sur le Brésil par la bouche d’un de ses personnages, Fradique Mendes.
Dans sa dernière lettre (1888), le personnage regrette la perte de
l’originalité brésilienne qui importe d’Europe le positivisme, l’opéra
16. H. LYRA, O Brasil… op. cit.
17. I. LUSTOSA, O Brasil pelo metodo confuso. Humor e boemia em Fradique Mendes, Rio de
Janeiro, Bertrand, 1993.
18. H. LYRA, O Brasil… op. cit.
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bouffe, et fait que même les sabiás gazouillent Madame Angot19. Il
critique ouvertement la culture des bacharéis :
« La nation entière a soutenu un doctorat. Du nord au sud du Brésil, il
n’y a que des docteurs portant toute sorte d’insignes, exerçant tout
type de fonctions. Docteurs qui brandissent l’épée et commandent des
soldats; docteurs munis de charte qui fondent des banques, [...]
Docteurs sans rien qui gouvernent l’État ! Tous docteurs. Des hommes
intelligents, instruits, polis, affables, mais tous docteurs ! »20
Ce regard satirique, qui met l’histoire du Brésil sens dessus
dessous, est un thème récurrent dans les articles et les caricatures de
Dom Quixote. La construction de la modernité passe clairement par un
bilan, la construction d’une autre mémoire qui s’oppose à l’officielle.
De manière significative, un des créateurs de l’« histoire confuse »,
une des rubriques de Dom Quixote, adopte le nom de Mendes
Fradique, reconnaissant par là sa dette à l’égard de maître Eça.
La critique au bacharelismo brésilien est un thème constant des
modernistes brésiliens. Elle est présente dans les textes de Lima
Barreto, Oswald de Andrade, et inspire une série de caricatures dans
Dom Quixote et d’autres revues comparables. C’est Rui Barbosa qui
incarne ce côté « docteur ». Il est donc représenté avec une tête
disproportionnée par rapport à un corps chétif. Parfois sa tête est
dessinée comme une énorme bibliothèque débordant de livres21.
L’œuvre de Eça exerce un impact tout à fait net sur le modernisme
brésilien, comme le montre le fait que les humoristes cariocas
s’abritent volontiers derrière le pseudonyme de Fradique, bohème
invétéré et penseur audacieux.
De tels exemples prouvent que la modernité brésilienne a
emprunté des chemins divers et s’est construite à partir de multiples
influences. Il est donc plus légitime de parler de « modernismes » au
pluriel. Il faut donner aussi à des auteurs comme Eça de Queirós et
Cervantès toute leur importance dans ce mouvement. Il est temps
d’examiner comment l’œuvre de Cervantès a été intégrée au contexte
moderne brésilien. Avec quelles valeurs les intellectuels brésiliens
parviennent-ils à faire cette relecture?
Don Quichotte au Brésil?
Á Rio de Janeiro, en juin 1905, différents événements sont
organisés au Real Gabinete Português de Leitura pour commémorer le
IIIe centenaire de la publication de l’œuvre de Cervantès. Il est
intéressant de relever que le lieu des festivités est un centre culturel
portugais. Le ton du discours prononcé par Olavo Bilac est encore
plus notable. Il y compare l’épopée des navigateurs portugais aux
prouesses de don Quichotte et ne fait aucune allusion à Camões. Bilac
termine en célébrant le « don quichottisme » qui coulerait dans les
veines des Brésiliens22. Pourquoi donc les Lusiades s’effacent-elles
19. H. LYRA, O Brasil… op. cit.
20. H. LYRA, O Brasil… op. cit.
21. Revista da Semana, 10 août 1918.
22.
O. BILAC, Conferências literárias, Rio de Janeiro, F. Alves, 1912.
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Mônica VELLOSO
devant Don Quichotte? Quel type de héros est en jeu? Si le sentiment
anti-portugais peut expliquer le déplacement des mythes fondateurs
de la nationalité brésilienne, ce n’est pas la seule raison. Il faut
considérer que le personnage de don Quichotte est entouré de toute
une problématique de nationalité et de modernité, ce qui n’est pas le
cas de Camões… C’est ainsi qu’il faut comprendre l’apparition de la
revue Dom Quixote.
Le don Quichotte de la revue est vivant, contemporain. Il illustre
les préoccupations du contexte brésilien des années 1920. La revue,
vendue en kiosque chaque semaine, sans interruption pendant dix
ans, touchait un public régulier. Ces éléments montrent non
seulement la large diffusion de la publication, mais aussi sa continuité
dans notre paysage culturel. Don Quichotte et Sancho sont des
symboles qui participent à la vie quotidienne de la ville et aux
problèmes liés à l’identité nationale.
Italo Calvino rappelle que toute lecture d’un classique est en
réalité une relecture. Cette relecture n’intervient pas seulement au
Brésil, mais aussi dans les pays latino-américains et en Espagne. Si la
revue Dom Quixote n’est pas une voix isolée, avec qui dialogue-t-elle?
Elle s’insère en fait dans un courant international qui réfléchit sur la
modernité et place la figure de l’intellectuel au cœur du problème.
Le philosophe espagnol Miguel de Unamuno, qui appartient à ce
qu’on appelle la « génération de 1898 », est l’un des principaux
acteurs de cette réflexion. En 1905, il écrit Vida de Don Quijote y Sancho.
Dans ce livre, il propose la « régénération intellectuelle » comme la
seule solution pour sortir de la crise politique et morale. Il adresse
alors un appel aux intellectuels afin qu’ils assument un rôle d’avantgarde dans la construction de l’identité nationale. Cette posture pose
cependant problème, selon Unamuno. Cette constatation le pousse à
esquisser un parallèle entre don Quichotte et l’intellectuel moderne.
Les deux s’inscrivent dans la société de manière problématique parce
qu’ils demeurent en marge. Considérés comme des visionnaires et des
fous, ils sont en fait altruistes, épris de justice et idéalistes. Ils
sacrifient leurs vies personnelles au nom de la collectivité23. Cette
conception de l’intellectuel joue un rôle important dans la tradition du
Brésil républicain. Il faut rappeler que le principe de l’engagement de
l’intellectuel dans la vie contemporaine est formulé à la fin du XIXe
siècle en France lors de l’Affaire Dreyfus. Dans les pays où le
processus de modernisation génère des conflits, la polémique sur la
place de l’intellectuel prend une dimension importante. C’est ce qui
arrive au Brésil et dans d’autres pays latino-américains.
À la Belle Époque, plusieurs illustrés humoristiques qui portent le
titre de don Quichotte ou Sancho apparaissent en Espagne et dans
d’autres pays hispano-américains24. Ces revues s’inspirent du
paradigme don quichottesque et réinterprètent le classique de
Cervantès en fonction des préoccupations de l’heure. Sancho est
23. M. de UNAMUNO, Vida de d. Quijote y Sancho, Madrid, Alianza Editorial, 1987.
24. Dans la seule Hemeroteca Municipal de Madrid, on a trouvé et consulté pas moins
de sept publications portant les titres suivants : Don Quijote (La Havane, 1864-1865),
Don Quijote (Madrid, 1869), Don Quijote (Madrid, 1887), Don Quijote (Madrid, 1892),
Don Quijote de Los Andes (Buenos Aires, 1926), Don Quijote (México, 1919-1920),
Sancho Panza (Madrid, 1863).
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fréquemment représenté comme un homme du peuple qui
revendique ses droits. Don Quichotte représente, quant à lui, la figure
de l’intellectuel et du guide.
La volonté de ces revues de recourir à un nouveau langage, en
accord avec les temps modernes, est patente. Il s’agit de faire preuve
d’agilité, d’inventivité verbale et visuelle, et d’humour. Pour
transmettre ce langage, l’intellectuel doit assumer un nouveau rôle,
celui de « clown » ou de don Quichotte. C’est seulement de cette
manière qu’il pourra être entendu. La réflexion et l’humour ne se
distinguent pas. Un des slogans de la revue brésilienne Dom Quixote
est « Toute la vérité dite en souriant ». Celle de Madrid lance le défi :
« Vaincre ou mourir!... de rire »25.
Proche de la modernité espagnole, Dom Quixote met en question la
figure de l’intellectuel. Celle-ci est caractérisée par son aspect tragicomique. Si sa mission consiste à aider à la rédemption de la
nationalité, il n’arrive pas à la remplir. Ses efforts butent sur les
obstacles quotidiens les plus banals. C’est la distance qui sépare ses
projets de leur exécution qui suggère le paradigme don
quichottesque. La lutte contre les moulins à vent se transforme en
métaphore vivante de la modernité.
Ces idées trouvent un terreau fertile dans le Brésil de la Belle
Époque. L’intellectuel se sent souvent tenu à l’écart des décisions. Il
proteste contre les injustices sociales, du manque de reconnaissance. Il
souligne son rôle d’avant-garde dans la construction de l’identité
nationale. Examinons le témoignage de Lima Barreto qui, à propos du
rôle de l’intellectuel, défend la position suivante :
« Les héros, les réformateurs, ce sont les gens pleins d’illusions qui
apportent les grandes idées qui améliorent l’existence de notre triste
humanité. Ce ne sont jamais les hommes de bon sens, les honnêtes
bourgeois du coin ou des bureaux "chics"26 qui ont fait les grandes
réformes du monde »27.
***
En conclusion, il convient de revenir sur quelques idées, comme
l’imbrication entre tradition et modernité. Celle-ci est un des
fondements de la « culture moderniste ». Le groupe de la revue Dom
Quixote se dit en conflit avec les traditions et disposé à jeter les bases
d’une pensée moderne. Il faut cependant en analyser le processus.
D’un côté, ils rejettent la conception « traditionnelle » du Brésil, celle
qui lie la tristesse et l’héritage « ethnique ». C’est pourquoi ils
choisissent l’humour comme expression de modernité. De l’autre côté,
ils se réfèrent à toute une tradition, celle de l’humour et récupèrent
des classiques comme Eça de Queirós et Cervantès, donnant une
portée contemporaine à leurs écrits. C’est à partir de cette dynamique
où s’entrecroisent des acceptations et des refus que l’on doit envisager
notre rapport à la modernité.
25. Don Quijote, Madrid, janv. 1892.
26. En français dans le texte.
27. ABC, Rio de Janeiro, oct. 1918.
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Mônica VELLOSO
Septembre 1997/mai 1998
Mônica VELLOSO
Centro de pesquisa e documentação de história contemporânea do
Brasil
da Fundação Getúlio Vargas (CPDOC/FGV)
Traduit du portugais (Brésil) par Armelle Enders.