Frugier - Académie de l`Entrepreneuriat et de l`Innovation
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Frugier - Académie de l`Entrepreneuriat et de l`Innovation
Pratiquer l’effectuation en accompagnement Les outils disponibles et à développer Dominique Frugier, responsable des formations en entrepreneuriat, Ecole Centrale de Lille. Ecole Centrale de Lille, Cité Scientifique, BP 48, 59651 Villeneuve d’Ascq cedex, [email protected] Chrystelle Gaujard, responsable du domaine Entrepreneuriat, HEI. 13, rue de Toul -59046 Lille. [email protected] Résumé : La théorie de l’effectuation, dont Saras Sarasvathy (2001) fonde les bases apporte une réponse méthodologique adaptée au management de projets de création d’entreprise qui n’est pas linéaire. Sur la base d’exemples nous décrivons plusieurs outils adaptés à cette situation et à l’incertitude de l’environnement du projet. Notre proposition est de considérer l’effectuation comme une théorie de l’action qui doit se fonder, en accompagnement sur une taxonomie. Parmi les objectifs de l’accompagnement se sont imposés pour nous la priorité à l’action, l’apprentissage de la prise de décision et la gestion de l’incertitude. Abstract : The theory of effectuation, which was founded by Saras Sarasvathy (2001), brings the adapted methodological bases to non linear business creation project management. Based on examples, we describe several tools adapted to this situation and to the uncertainty of the project environment. Our proposal is to consider effectuation as a theory of action. To be practiced, effectuation must be based, in support of a taxonomy. Among the objectives of coaching projects, we spotlight priority for action, learning decision-making and management of uncertainty. --Lorsque la distinction des logiques de pensée effectuale et causale fut mise en valeur (Fayolle,Verzat, 2009) (Fayolle, Toutain, 2009) sur la base fondatrice de la contribution de Saras Sarasvathy (2001), un éclair de lumière se fit dans la tête de certains praticiens de l’accompagnement. Nous proposons en introduction notre approche de principe de l’effectuation ; puis nous exposons un cas de création qui servira de fil conducteur à la compréhension de ce qui suit (I) ; en (II), nous exposons sous forme de taxonomie les apprentissages que nous visons dans l’effectuation, en montrant des exemples d’outils utilisés dans les objectifs suivants : stimuler la créativité orientée marché ; agir, en utilisant le marketing expérimental ; s’exercer à la décision ; cultiver le réalisme, contenir le rêve et mettre en adéquation le modèle et l’intention. Puis, nous répondrons aux questions que suscitent nos propos : L’effectuation est-elle s’apparente-t-elle à une théorie de l’action (III)? Quelles sont les limites de l’effectuation (IV)? Notre conclusion dressera un ensemble de perspectives. Introduction : causation et effectuation. Si la causation repose sur la conception d’un processus linéaire et déterministe de gestion de projet, l’effectuation permet de comprendre pourquoi le projet entrepreneurial n’est pas complètement planifiable. La stratégie usuelle, qualifiée ici de causale, consiste à définir les objectifs à atteindre sur le marché pour réussir le lancement de la nouvelle entreprise, et à 1 rechercher les moyens en conséquence. Or, nous observons dans nos accompagnements que le problème de nos créateurs potentiels est plutôt de partir de leurs moyens, en général limités, et de dessiner leur modèle économique en conséquence. La limite des moyens tient en général aux disponibilités financières et au manque de compétences diversifiées. L’approche causale consiste à rechercher de manière ordonnée à réunir les moyens nécessaires et à construire le plan d’affaires. L’approche effectuale considère qu’il s’agit de provoquer des opportunités de marché et des opportunités de partenariats pour réunir des moyens. Même s’il est largement accepté qu’agir sur son environnement permet de provoquer la chance, le problème majeur lors du montage d’un projet de création d’entreprise est d’amener le porteur à faire face à l’incertitude et à l’accepter. Ainsi, l’approche effectuale est-elle rassurante pour nous, accompagnants, parce qu’elle intègre et admet l’incertitude, la dynamique, voire le chaos comme variables animant la démarche entrepreneuriale et ce, de la construction du projet au lancement du produit sur le marché. La causation, ou la construction linéaire et planifiée du plan d’affaires, n’est pas appropriée pour l’accompagnement global d’un projet de création, notamment innovant. L’effectuation est plutôt adaptée à un accompagnement en environnement incertain. Mais, dès que l’incertitude a été réduite -par exemple lorsqu’on a trouvé la bonne cible sur le marché, il faut alors avoir recours à des ressources issues des process causaux (ex : outils marketing usuels pour construire sa politique de commercialisation). Autrement dit, causation et effectuation ne se s’opposent pas systématiquement, elles peuvent être complémentaires à différents moments-clés du projet à accompagner. Le mieux est de partir d’un cas réel qui a été accompagné par l’auteur principal, afin de mieux comprendre la problématique. I) Cas : Altinnova a réussi à vendre des stations de lavage de vélos. La SAS Altinnova a été créée en 2004 par deux centraliens de Lille à leur sortie de l’école, sur la base d’un projet initialement conçu comme un exercice pédagogique d’innovation où les étudiants devaient travailler sur une idée innovante qu’ils devaient eux-mêmes faire émerger. Altinnova1,, conçoit, fabrique et commercialise des stations de lavage de vélos et des systèmes facilitant l’usage du vélo. Elle est notamment devenue un acteur majeur en France dans l’installation de parkings de vélos ouverts ou fermés. Au démarrage, la station de lavage de vélos était leur seul produit. Il avait été mis au point jusqu’à la réalisation du prototype alors qu’ils étaient encore scolarisés. Ces deux centraliens, Corinne Verdier et Julien Lefevre, ont été accompagnés dans le cadre des formations en entrepreneuriat mises en place par l’Ecole Centrale de Lille dès l’année 2000. Voici les données et les faits de départ caractérisant leur projet entrepreneurial : - Le marché des stations de lavage de vélos n’existe pas ; aucun besoin n’a été exprimé par un quelconque acteur économique. L’idée est celle d’étudiants pratiquant le VTT, habitant en appartement et agacés par la boue des vélos installés sur la galerie de l’auto. - Les deux porteurs du projet n’ont pas de moyens financiers ; ils ont accepté de continuer à vivre sur le mode étudiant pendant 18 mois. Le lancement du produit est heureusement intervenu au terme de cette période. 1 http://www.altinnova.com 2 - - La technologie est maîtrisable, basée sur de la mécanique et sur un peu d’électronique ; afin d’avoir une meilleure note à leur projet scolaire et d’obtenir des subventions, une innovation mécanique tenant au système d’accrochage et de manipulation du vélo a fait l’objet d’un brevet. Les deux porteurs de projet n’avaient reçu pas une formation poussée en management. Pour le projet, des compétences liées au design et à la stratégie commerciale étaient absentes au sein de l’équipe ; l’embauche d’un designer et le recours à un agent commercial sont intervenus lors de la création. Si l’on dresse le diagnostic au départ de leur projet (sans accompagnement), celui-ci est impitoyable : il ne faut surtout pas investir sur un marché qui n’existe pas ; les moyens humains et financiers étant insuffisants ; autant vendre le projet à Décathlon ou à Decaux. L’approche effectuale et empathique de l’équipe d’accompagnement de l’école –et en général de toute équipe d’incubation d’ailleurs, est de considérer que chaque projet est intéressant et vaut le coup d’être testé. L’intérêt réside aussi dans le défi à relever. Dans le cas de Julien et Corinne, le résultat est édifiant : le marché a été créé grâce à une démarche de marketing expérimental qui permet d’identifier les premiers clients-testeurs des prototypes ; ils ont aussi remporté nombre de concours de création d’entreprise et d’innovation, leur facilitant la médiatisation de leur produit et la constitution de fonds propres. Enfin, Corinne et Julien se sont mariés et ont trois enfants ; c’est une histoire dans l’histoire. Sur la base de cet exemple, nous montrerons pourquoi des outils d’inspiration effectuale sont utiles et dans quelle mesure ils l’ont été. A l’époque du projet, personne n’avait entendu parler d’effectuation. En utilisant les ressources du marketing expérimental et notamment les apports de Millier (2005), ainsi que les ressources méthodologiques disponibles dans les formations d’ingénieur (analyse de risques, analyse fonctionnelle, gestion de l’incertitude, veille), l’intuition du recours à une approche effectuale était née chez nous. Le sentiment était partagé parmi les accompagnants : les ressources du management traditionnel n’étaient pas adaptées à l’entrepreneuriat. Autrement dit, à l’instar de M. Jourdain nous adoptions une posture d’accompagnement effectuale sans l’avoir verbalisée. On s’interrogera tout à l’heure sur la généralisation de l’approche effectuale à n’importe quel type de projet. Le cas Altinnova présenté ici est un cas d’innovation mené par deux jeunes sans moyens au départ. La question se posera de la pertinence d’avoir recours à une approche effectuale pour des projets n’innovant pas et pour des projets disposant de moyens conséquents au départ. II) Que recherchons-nous dans l’approche effectuale ? Quelle taxonomie ? Quels exemples d’outils ? Si l’accompagnement en entrepreneuriat comporte des objectifs classiques d’apport de connaissances en management et de capacités pour les appliquer, Fayolle et Verzat (2009) ont mis en valeur la nécessité de former à l’innovation et à l’entrepreneuriat en appelant les principes pédagogiques de l’apprentissage par l’action (« learning by doing » de Dewey) et par problème. Au passage, ceci nous amène à recommander fortement d’inclure dans l’accompagnement des séquences de formation et de ne pas le limiter uniquement à des séances de coaching. Nos futurs entrepreneurs ont besoin de maîtriser des outils formels, voire des méthodes causales, et surtout d’analyser en permanence les situations avec des outils appropriés. Nos objectifs en termes d’accompagnement des porteurs, traduits sous forme d’une taxonomie ad hoc ici sont : 3 III-1 : Stimuler la créativité orientée marché. Un facteur clé de succès de la création d’entreprise repose sur l’innovation au sens large: répondre à un besoin nouveau identifié et/ou créer un avantage concurrentiel à partir d’une situation existante. Ceci s’applique, aussi aux projets de création destinés à s’introduire par la différenciation sur des marchés existants. Les techniques de créativité disponibles sont désormais abondantes. On applique celle que l’on maîtrise le mieux dans le contexte. On verra dans le point suivant que l’exercice de créativité doit être renouvelé au cours du projet car l’idée de départ est bien souvent éloignée de l’idée finale. Les accompagnants le constatent en permanence. C’est bien le propre de la démarche effectuale de ne pas se figer sur une idée de départ. Au contraire, l’idée de départ doit être considérée comme une idée martyre à partir de laquelle on pourra explorer un marché potentiel. La créativité doit être orientée finalement vers des cibles potentielles de marché à tester, sinon elle reste un exercice de style. L’exercice de créativité n’est en effet pas suffisant. Il doit être finalisé et conduire en fin de séance à deux types de travaux : 1) L’identification de cibles à interroger, à consulter pour vérifier la pertinence du besoin d’utilisation, comme il vient d’être expliqué. 2) L’analyse de la faisabilité du projet au stade de l’idée. Dès le départ, des pré-requis doivent être examinés quant à l’infaisabilité de l’idée. Prenons un exemple simple : une norme interdit peut-être la commercialisation du produit. Les normes étant facilement consultables, il faut immédiatement vérifier ce point. L’analyse de la validation de l’idée a été bien décrite dans une méthodologie de l’ANVAR (devenue OSEO) en 2000. Il y est proposé une méthodologie de gestion d’un projet d’innovation par étapes en décrivant les taches à réaliser : validation de l’idée, nous y ajoutons la validation de - l’opportunité, faisabilité, développement, prélancement, lancement. Cette méthodologie est facilement transposable à tout type de cas de création d’entreprise, innovante ou non. Nous l’avons adaptée en y incluant une séquence d’analyse de risques et une séquence de prise de décision. Le schéma qui suit décrit le travail à réaliser pour la première étape de validation de l’idée, prise pour exemple : Figure 1 : Test de validation de l’idée On perçoit ici toute l’ambiguïté de l’opposition présumée entre causation et effectuation. La gestion de projet décrite dans la méthode de l’ANVAR est d’apparence causale puisqu’elle norme par étapes et par domaines la gestion du projet. Mais cette méthodologie incite à 4 l’approche effectuale car elle pousse le porteur à l’action et à prendre des décisions au-delà de l’analyse. Les actions à entreprendre concernent à ce stade la recherche d’informations et la réflexion sur les moyens à engager pour poursuivre le projet. L’analyse de risques est une séquence de travail analytique qui amène à statuer lucidement sur le résultat des informations acquises, et donc conduire à décider de poursuivre le projet, ou de l’abandonner, ou de revenir en amont en réorientant ou en reconfigurant l’idée. En quelle que sorte, il faut alors repartir de « zéro » avec une idée renouvelée, retravaillée. La démarche effectuale nous semble résider dans le complément que nous apportons à la méthode en la finalisant : tester le besoin (approche marché), évaluer lucidement les risques et décider en conséquence. Notre proposition est la suivante à ce stade : l’approche effectuale a) privilégie l’action et b) permet d’organiser la prise de décision en environnement incertain. La méthode présentée ci-dessus permet d’éliminer les causes d’infaisabilité majeures de l’idée, mais ne donne pas une quasi-certitude sur la faisabilité finale. A notre sens, les finalités majeures de l’accompagnement sont d’apprendre à décider et de s’y exercer dès la phase projet, d’une part, et, d’autre part, d’agir pour faire évoluer l’environnement, ce qui reviendra, dans l’étape suivante, à trouver une nouvelle cible plus pertinente d’utilisateur potentiel du produit à révéler ou convaincre que celle qui fut trouvée pour tester le besoin en première approche. III-2 : Agir, en utilisant le marketing expérimental. Dans les phases suivantes de l’élaboration du projet, des allers et retours permanents doivent être réalisés avec le marché potentiel. A chaque stade d’élaboration du produit, son adéquation avec le besoin de l’utilisateur potentiel doit être testée. Et réciproquement, chaque test de besoin conduit à revoir la conception du produit pour bien l’adapter. Dans l’univers d’une école d’ingénieurs, la culture perfectionniste (qui est par ailleurs un atout) incite plus à émerveiller le client potentiel par un produit fini, plutôt qu’à écouter un utilisateur potentiel qui serait critique et remettrait en cause l’idée initiale. Mais, la technologie ou l’idée ne suffisent pas à faire vendre des produits ! Présenter dans un premier temps une maquette très imparfaite du produit, un prototype rapide, un schéma de principe explicite à des interlocuteurs ouverts à discuter d’une idée martyre permet d’accélérer le processus de validation de l’idée. Olivier Witmeur (2013) abonde pleinement dans ce sens en proposant son concept de PMV (produit minimum viable). S’inspirant de la méthode de travail des designers, il suggère de tester auprès d’utilisateurs potentiels un produit non fini qui fait réagir. Ainsi, la gestion de projets s’effectuet-elle par des allers-retours entre conception technique et marketing, comme nous le proposons dans le schéma suivant : Figure 2 : marketing expérimental : 5 Allers-retours entre conception technique et marché potentiel Cette démarche se distingue clairement de l’approche causale qui s’appuie quant à elle sur la très classique étude de marché. Il n’y a d’ailleurs pas lieu de réaliser une étude de marché dans le cas des produits innovants si le marché n’existe pas. Bien souvent l’environnement sociétal et les comportements existants sont présentés comme des points d’ancrage de l’argumentation centrale pour un produit innovant. Par exemple, si mon projet se situe dans le contexte d’une utilisation en croissance forte du vélo dans les loisirs out-door, on raisonnera alors ainsi de façon causale : sachant que le nombre d’utilisateurs de vélo pour le loisir est d’autant, qu’on peut présumer que tel % des utilisations se situe en milieux salissants, que tel % des cyclistes n’auraient que leur baignoire d’appartement pour nettoyer le vélo, nous pensons qu’atteindre 1% des utilisateurs potentiels de la station de lavage de vélo constituerait un réel argument de de toute notre promotion d’élèves ingénieurs et de leur famille montre que x% des personnes ayant répondu trouvent l’idée géniale...Cette démonstration hasardeuse ne fut heureusement pas le fait d’Altinnova. . L’accompagnement consiste à aider les porteurs de projet à identifier des experts à chaque stade de la conception du projet, à préparer les entretiens2 et à analyser les résultats pour en retirer les conséquences sur la conception technico-économique du produit et sur l’évolution de la segmentation marketing. Le même schéma peut être repris pour la recherche de partenariats nécessaires pour faire aboutir le projet et pour lancer le produit, sans attendre que tout le projet soit au stade du plan d’affaires complet- mais virtuel – et du prototype réalisé. Millier (2005) insiste fort utilement sur l’importance du client final prototype qui pourra servir de référence. La stratégie de partage de l’innovation avec ce client deviendra alors une question stratégique importante, mais c’est un autre sujet... Altinnova a utilisé une démarche de marketing expérimental en sollicitant des avis experts « orientés marché » et de futurs clients potentiels alors que le produit n’était pas encore fini. Dans ce cas particulier, ces rencontres ont d’ailleurs permis de créer, de révéler le besoin et d’ouvrir le marché. Le produit et l’équipe entrepreneuriale présentaient de nombreux atouts : originalité du produit, compréhension facile du concept, faisabilité technique complète du produit jugée hautement probable, couple de porteurs de projet « d’enfer » très communiquant, empathie du public pour encourager l’acte d’entreprendre par de jeunes ingénieurs. La phase expérimentale est finalement devenue une opération de relations publiques. Le résultat a été de convaincre un client prototype qui a constitué la première référence et qui a amplifié la publicité de la station de lavage de vélo en faisant valoir son utilité et originalité. Ce cas et l’expérience d’accompagnement accumulée nous incite à soutenir que le marketing d’entreprise parce qu’il s’inscrit dans la logique progressive, itérative de l’effectuation. D’autre part, dans la lignée de Silberzahn (2012), l’approche effectuale a le mérite de privilégier l’action à l’analyse exhaustive de l’environnement. Ce management effectual du projet incite le porteur de projet à prendre des décisions sur le choix des personnes à interroger et mais aussi au regard 2 Le recours à des cartes d’empathie constitue une ressource méthodologique intéressante pour préparer les entretiens 6 du le résultat des informations récoltées. De manière caricaturale, posons-nous la question : qui possède les meilleures capacités à s’accomplir et à réussir en entrepreneuriat ? Réponse a) celui qui sait rédiger parfaitement un business plan virtuel qui lui donne une bonne note à l’examen académique d’entrepreneuriat ; réponse b) celui qui a compris que son métier serait de décider en permanence et qui s’y est entraîné ? Doit-on faire confiance au porteur ou bien au business plan ? Krieger (2001) a mis en évidence, dans les critères de décision de l’investisseur ou du financeur, le jugement qu’il porte sur la capacité du créateur d’entreprise à mettre en œuvre ce qu’il défend, c’est-à-dire à décider et à retourner une situation défavorable. III-3 : S’exercer à la décision. Tout n’a pas encore été dit sur le sujet. L’environnement est par nature incertain, complexe et il faut s’en prémunir. Cependant il faut commencer par l’accepter. C’est en exerçant son comportement face au risque que le porteur de projet s’interroge sur son appétence à en prendre. Prendre des risques en soi n’a pas de sens. Silberzahn (2012), reprenant Sarasvathy (op cit), expliquent que les entrepreneurs raisonnent en termes de perte acceptable et non de retour attendu sur investissement. Ce comportement relève d’une approche effectuale : « ils essaient quelque chose en sachant ce qu’ils peuvent se permettre de perdre au pire, et ils savent qu’ils peuvent se permettre cette perte ». L’analyse de risques est l’outil adéquat pour percevoir les risques, pour les évaluer et, surtout, pour conduire à la décision et à l’action. Bien souvent, une présentation de projet se cloture par une analyse SWOT. Cet outil a une valeur analytique intéressante, mais ne propose qu’un constat statique. Or, une analyse de risques centrée sur la concrétisation du projet doit aboutir à des décisions, des réorientations du projet ou à l’élaboration de protections ou de plans alternatifs. Face au risque, la prise de décision et l’action doivent être privilégiées. Un autre aspect particulier de la décision est la posture à adopter lors de l’exécution de chaque tache relative au projet. Précédemment nous avons évoqué que le marketing expérimental (allers retours entre conception et tests de marché potentiel) doit être fréquemment mobilisé. Mais cet exercice implique de différencier les postures pour chaque tache : soit on fait appel à la créativité, soit on doit faire appel à la recherche d’une focalisation sur un choix d’action assumé. Le changement permanent de posture est difficile à assumer et à gérer, à la fois par le porteur de projet et par l’accompagnant. L’expérience montre qu’il faut fixer d’emblée le statut de chaque réunion sur le projet : soit la créativité, soit la focalisation sur la décision. Nous constatons que les porteurs de projets et les accompagnants sont d’un tempérament majoritairement optimiste et qu’ils préfèrent intellectuellement la posture créative. Il faut donc contrôler cet excès. Le schéma cicontre illustre des changements de posture nécessaires dans une approche effectuale. [cg1] Figure 4 : exemple d’alternance des postures Les recommandations pratiques pour l’accompagnant sont : 1) faire découvrir au porteur du projet cette alternance de postures et le rassurer quant à la nécessité de se poser par moments en pratiquant la dispersion créative alors que des esprits trop rationnels auraient tendance à limiter 7 leur créativité et à s’enfermer dans des schémas ; 2) décider du statut de chaque réunion de travail en fonction de l’objectif à atteindre, et s’y tenir. Olivier Witmeur (2013) abonde dans ce sens. Chaque test sur le marché potentiel doit être suivi d’une sérieuse évaluation qui peut amener à retourner vers la conception du produit. Il décrit la démarche comme proche des méthodes agiles, et notamment du « scrum » utilisé dans l’industrie des logiciels. Notre proposition est de considérer que l’effectuation doit permettre l’enrichissement permanent du projet et les réorientations, à condition de pratiquer l’analyse de risque pour maîtriser l’excès d’optimisme et de créer les conditions de la prise de bonnes décisions. Certes, comme le souligne Silberzahn (2012), l’effectuation ne se résume pas à la gestion de l’incertitude et ne s’oppose pas à la causation par l’utilisation des techniques de gestion de projets usuelles lorsqu’elles sont adaptées et qu’elles permettent d’engager un processus pour atteindre des objectifs fixés. III-4 : Cultiver le réalisme, contenir le rêve et mettre en adéquation le modèle et l’intention. Rêver à sa réussite est un comportement logique pour un créateur d’entreprise. Occulter la réalité pour faire vivre le rêve est un réel souci en création d’entreprise. Un problème complémentaire provient du souci de valider la qualité des informations récoltées d’une part, et de la justesse du raisonnement stratégique d’autre part. Former à l’intelligence économique procure quelques ressources méthodologiques. Nous proposons plusieurs registres différents d’outils pour faire face à toutes ces situations. 1) La validation des informations recueillies. La veille sur le projet doit constituer dès le départ un plan d’action précis. La mise en œuvre rapide des actions de recherche d’informations est par ailleurs un test intéressant d’aptitude à l’action et donne par ailleurs des indices précieux pour l’évaluation de l’intention entrepreneuriale : on aime ou on n’aime pas se rapprocher de la réalité, et du marché en particulier. Nous constatons aussi que les porteurs de projets peuvent considérer qu’une information partielle et de source unique est suffisante, dès lors qu’elle les arrange bien. Dans la démarche effectuale décrite plus haut, il est conseillé de se focaliser sur des preuves de marché plutôt que d’entreprendre une analyse très généraliste de l’environnement. On privilégie aussi les dires d’experts et la recherche d’utilisateurs potentiels tests. On conçoit néanmoins les limites de ces approches. La solution devient donc d’évaluer correctement et factuellement les informations recueillies, sans occulter les gênantes qui pourraient casser le jouet du rêve. Nous proposons des méthodes d’audit du projet adaptées à chaque stade d’avancement du projet (pour mémoire : validation de l’idée, validation de l’opportunité, faisabilité, prélancement, lancement). Un exemple a été donné plus haut quant à la validation de l’idée par l’utilisation de méthode OSEO-ANVAR réadaptée à la création d’entreprise. Nous complétons la méthode par un outil de qualification des informations présenté ci-dessous. L’évaluation porte aussi sur deux aspects complémentaires : - Le porteur de projet a-t-il entrepris l’action de recherche d’informations ? A quel stade en est-il ? - Les informations sont-elles qualifiées ? L’aboutissement de la démarche de veille nous semble la contre-expertise de la valeur des informations par un vis-à-vis. Dans le cadre 8 pédagogique, cela prend la forme de soutenances intermédiaires de projet, permettant aussi de vérifier que l’étudiant travaille ! La contre-expertise est fondamentale dans un contexte d’incertitude ; elle constitue l’un des seuls remparts pour réduire cette incertitude. Figure 5 : qualification des actions de veille et des informations recueillies ; exemple du stade de la validation de l’idée. 9 Figure 6 : radars associés à l’outil de qualification des actions de veille et des informations recueillies ; exemple du stade de la validation de l’idée. 2) Le modèle économique comme exercice de test de la cohérence du projet. Une littérature consacrée aux modèles économiques entrepreneuriaux se développe abondamment. Elle est le lieu d’une bataille rangée sur la question de la pertinence des business plans (Cohen, 2007) : « faut-il brûler les business plans ? » -, auxquels il serait préférable de substituer la modélisation économique. Notre position résumée sur ce vaste sujet est la suivante : le business plan conserve une utilité comme outil d’archivage de toutes les données du projet ; c’est le « book » du projet très utile dans le cas où le porteur de projet n’a pas de formation initiale en management, car cela facilite l’acquisition des connaissances de base. Le business plan est un aussi un code normé encore exigé par des générations d’analystes qui y ont été formés, auquel on peut rarement échapper. La critique du business plan nous apparaît pertinente par sa démarche diachronique qui laisse le lecteur rechercher la cohérence entre les différents items. En ce sens, elle relève de la causation et ne convient pas en accompagnement. Au contraire, la défense du projet sous forme de modèle économique a pour objet de démontrer la cohérence entre les ambitions, les moyens et les ressources. Verstraete (2010) y apporte une lecture complémentaire par les parties prenantes qui est très utile. La présentation du modèle économique participe à la pratique de la démarche 10 effectuale en favorisant le débat, d’une part, et, d’autre part en focalisant la présentation du projet sur les éléments fondamentaux et les décisions stratégiques prises. Il ne s’agit plus de vérifier en présentation que les informations sont exhaustives. L’annexe constituée du business plan est là pour répondre à ce besoin éventuel d’information complémentaire. En complément de ce qui est exposé plus haut, la présentation du projet sous forme de modèle économique est plus propice à évaluer l’esprit d’action et de décision du porteur de projet. 3) Le suivi de l’intention entrepreneuriale. Avec la thèse de Bruyat (1993), la dialogique porteur/projet a été parfaitement mise en valeur. La configuration stratégique instantanée de Bruyat montre que le projet de création devient faisable par la conjonction entre la perception d’une opportunité, l’existence de ressources compatibles et l’existence de buts cohérents par rapport aux aspirations personnelles. Le travail sur le modèle économique nous apparaît parfaitement adapté à la prise en compte des aspirations personnelles dans le projet. L’exploitation des travaux de Bruyat a engendré un axe de recherche en entrepreneuriat sur l’intention entrepreneuriale, à l’initiative d’Alain Fayolle notamment (2005). Notre sentiment est d’ailleurs qu’une école française de la pensée entrepreneuriale s’est même développée sur cette thématique. Les accompagnants sont effectivement confrontés à l’évolution instable de l’intention du porteur de projet, qui oscille en fonction des événements issus de son environnement économique ou familial, de la construction et de la faisabilité du projet, et de son positionnement professionnel vis-à-vis d’opportunités autres que la création de l’entreprise. On sait aussi que le temps de construction du projet joue généralement contre l’intention. De ce qui précède, on retient que la construction du projet est l’occasion de former à l’action entrepreneuriale et à la décision. L’apprentissage par projet, la confrontation au risque, la capacité à rebondir à partir d’échecs, l’aptitude à demeurer majoritairement optimiste sont ainsi testés. L’expérience influence l’intention du porteur de projet. Comme l’intention est variable dans le temps et qu’elle constitue un moteur de l’action, les accompagnants s’intéressent à sa mesure. Ainsi, dans la palette des outils de suivi, une évaluation de l’intention est bienvenue. Les outils disponibles sont malheureusement peu nombreux3, et c’est l’occasion de plaider pour la poursuite des travaux de recherche sur l’intention. Notre première proposition est de considérer que l’effectuation nécessite des outils adéquats comme ceux qui viennent d’être décrits, dont le propre est de s’adapter à la non-linéarité des projets et de l’intention de leurs porteurs. Le talent que peuvent s’attribuer le créateur ou l’accompagnant du fait de la singularité d’un projet innovant ne sont pas une bonne raison de ne pas utiliser des outils utiles pour réduire l’incertitude, pour éviter d’omettre des paramètres ou de les sous-estimer, et pour d’éviter de travailler au fil de l’eau. Notre seconde proposition est que l’effectuation permet d’accepter des fluctuations de l’intention du porteur de projet et d’adapter le modèle économique en fonction de l’intention, ce qui suppose qu’on la mesure et qu’on agisse en conséquence. Pour une idée de départ ou pour un potentiel de marché détecté, il n’y a pas de modèle unique ou privilégié qui ne tiendrait pas compte du métier que veut se forger le futur entrepreneur. 3 Alain Fayolle et Narjisse Lasss Clerc (2008) proposent une étude de cas intitulée « j’y vais, j’y vais pas », sous copyright de la CCMP, qui constitue un outil d’évaluation de l’intention très utile. 11 III) Regards sur l’effectuation : ancrage et limites IV-1 L’effectuation est-elle une théorie de l’action ? Même si l’effectuation s’est répandu dans les années 2000, force est de constater que ses racines ne sont pas nouvelles. En effet, plusieurs éléments relatifs et descriptifs de l’effectuation s’apparentent à la théorie de l’action, notamment : - La priorité à l’action sur l’analyse contextuelle. - La possibilité de considérer l’élaboration du projet comme un apprentissage de la décision, attribut essentiel de l’entrepreneur. Tous les types de décisions peuvent être traités : la décision stratégique qui consiste à la fois à garder le cap et à saisir des opportunités ; la décision fonctionnelle bien entendu en agissant ; la décision fréquente. - La conviction qu’elle autorise de la possibilité d’agir sur son environnement, et en particulier d’ouvrir des marchés qui n’existaient pas. Le stade de l’adaptabilité subie peut être désormais dépassé, et on peut désormais passer au stade de « l’accompagnement cantique » ! - La conviction que l’incertitude se gère ou se contient grâce à l’analyse finalisée par l’action. L’effectuation suggère par ailleurs la création de nouvelles méthodes et de nouveaux outils dans le cas de la création d’entreprise et de l’innovation, là où les règles du bon management ne s’appliquent pas. En particulier, le marketing expérimental relève de la démarche effectuale. V- Quelles sont les limites de l’effectuation ? L’approche effectuale ne doit pas être perçue comme une réponse unique à l’accompagnement de projet de création d’entreprise. Son recours est contingent aux situations rencontrées par le porteur. Lorsque l’incertitude a été réduite dans le projet, alors il faut utiliser une démarche de causation. Par exemple, à l’issue d’une démarche de marketing expérimental qui avait pour objet d’identifier des cibles, les règles du marketing usuel doivent être mises en œuvre pour exploiter un segment complet de marché et pour convaincre les parties prenantes de s’investir à cet effet. Lorsque des moyens sont disponibles dans une entreprise existante, ou lorsque le projet bénéficie d’une levée de fonds conséquente au départ, alors il faut utiliser la démarche causale pour atteindre l’objectif fixé. Une limite d’un ordre tout à fait différent est l’ouverture qu’offrirait l’effectuation dans la légitimation d’un accompagnement au fil de l’eau motivé par l’imprévisibilité de l’issue du projet. La difficulté de gérer le projet serait compensée par l’empathie de l’accompagnant et par sa disponibilité…au cas où quelque chose de nouveau surviendrait. Bien au contraire, réduire l’incertitude requiert des méthodologies adaptées auxquelles il faut initier le futur entrepreneur. Pour nous, il ne s’agit toutefois pas de se substituer au porteur dans la décision mais de lui apprendre à décider. En entrepreneuriat, l’utilisation de théories et de méthodes doivent toujours être remise dans son contexte. L’accompagnement d’un jeune diffère de celui d’un sénior, l’accompagnement d’un projet de produit innovation attaquant une niche de marché est différent du contexte d’un projet contenant une stratégie de volume. Parmi les séniors, le contexte est différent entre ceux qui créent dans des secteurs qu’ils connaissent parfaitement, et ceux qui disposent d’un vécu professionnel mais qui créent en dehors de leur routine professionnelle. Ainsi, quand nous nous sommes entretenus avec Cohen (2007), il, expliquait que son public de l’époque en accompagnement était constitué de professionnels de la santé séniors qui voulaient innover dans 12 leur secteur. Il est certain que ces personnes connaissent parfaitement les conditions d’entrée sur le marché et beaucoup d’éléments de leur projet qui rendent agaçant la rédaction d’un business plan dans les formes académiques. Le problème est plutôt de juger la cohérence de leur modèle économique et leur aptitude à le mettre en œuvre. Cohen a parfaitement raison dans son contexte. Le lean start up est aussi une méthode souvent pertinente pour ce public. Notre contexte est marqué par un accompagnement qui s’adresse en majorité, mais non exclusivement, à des personnes qui créent en dehors de leur champ d’activité habituel ; parmi eux, beaucoup de jeunes, mais pas exclusivement. Dès lors, les méthodes de type lean start up ou lean management ne sont pas adaptées, même si leur vision systémique du projet inspire partiellement nos méthodes. Par exemple, le lean design qui concentre la réflexion sur le besoin client en conception a un apport positif. La prise en compte du contexte pour situer son mode d’accompagnement est sans doute ellemême d’ordre effectual. IV) Conclusion et perspectives. Le champ de l’effectuation ouvert par Sarasvathy mobilise la communauté académique et les acteurs de l’accompagnement pour encore quelques années. Cette théorie légitime la conception d’outils nouveaux adaptés, et décalés par rapport au management traditionnel. L’environnement chaotique du projet entrepreneurial ne réfute pas la notion de management de projet et la nécessité de se donner un fil conducteur. Ce fil conducteur est pour nous de deux ordres : 1) multiplier autant que nécessaire les tests du produit, en définissant à chaque fois le statut de chaque phase test, et en acceptant le principe de revenir en arrière dans la conception du projet, ou de l’adapter à de nouvelles cibles ; 2) se donner l’objectif, en tant qu’accompagnant, de forger l’entrepreneur à la décision en environnement incertain. Bientôt, nous disposerons certainement d’études de cas qui montrerons des similitudes dans les situations chaotiques et qui nous permettrons de formaliser des méthodes de gestion de projet, dans des approches qui pourront être plus causales, pourquoi pas ! Pour l’heure, nous sommes encore dans la situation des soviétiques qui doivent apprendre le marché. Il faut nous méfier et nous départir d’approches causales trop déterministes qui ne nous conviennent pas ; il faut innover.. Bibliographie. Bruyat C, (1993), Création d’entreprise : contributions épistémologiques et modélisation, thèse de doctorat en sciences de gestion, Université Pierre Mendès France, Grenoble, 1993. Cohen R, (2007), Faut-il brûler les plans d’affaires ? 5ème congrès international de l’Académie de l’Entrepreneuriat, Sherbrooke, 2007. Fayolle A, (2005) Introduction à l’entrepreneuriat, Dunod. Fayolle A, Lassas-Clerc N (2008). "J'y vais ou j'y vais pas ?" : le challenge du futur créateur d'entreprise. CCMP, Centrale de Cas et de Médias Pédagogiques, G1489. Fayolle A, Verzat C, (2009), Pédagogies actives et entrepreneuriat, quelle place active dans nos enseignements, Revue de l’Entrepreneuriat, volume 8 n°2, 2009. 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