Réception de Amin Maalouf 2012

Transcription

Réception de Amin Maalouf 2012
DISCOURS
DE
M. Amin MAALOUF
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M. Amin MAALOUF, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée
vacante par la mort de M. Claude LÉVI-STRAUSS, y est venu prendre séance le
jeudi 14 juin 2012 et a prononcé le discours suivant :
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Il y a vingt-cinq ans, je suis entré sous cette Coupole pour la
première fois. Je venais de publier un roman, vous m’aviez décerné un
prix et invité, comme d’autres lauréats, à la séance publique annuelle.
Elle était présidée par Claude Lévi-Strauss. En tant qu’étudiant
en sociologie, à Beyrouth dans les années soixante, j’avais lu Du miel aux
cendres, soigneusement annoté La Pensée sauvage, et participé à des débats
autour de Race et Histoire. Votre confrère était pour moi, comme pour
toute ma génération, un auteur emblématique ; et à l’entendre
mentionner mon nom, puis le titre de mon roman, j’étais sur un nuage.
Je n’attendais pas grand-chose de plus. Et certainement pas de me
retrouver un jour au milieu de vous, pour prononcer son éloge, dans
cette solennité, en faisant résonner mon accent.
Après les roulements de tambours, les roulements de langue !
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Cet accent, vous ne l’entendez pas souvent dans cette enceinte.
Ou, pour être précis, vous ne l’entendez plus. Car, vous le savez, ce
léger roulement qui, dans la France d’aujourd’hui, tend à disparaître a
longtemps été la norme. N’est-ce pas ainsi que s’exprimaient La
Bruyère, Racine et Richelieu, Louis XIII et Louis XIV, Mazarin bien
sûr, et avant eux, avant l’Académie, Rabelais, Ronsard et Rutebeuf ? Ce
roulement ne vous vient donc pas du Liban, il vous en revient. Mes
ancêtres ne l’ont pas inventé, ils l’ont seulement conservé, pour l’avoir
entendu de la bouche de vos ancêtres, et quelquefois aussi sur la langue
de vos prédécesseurs. Qui furent nombreux à nous rendre visite −
Volney, Lamartine ou Barrès ; nombreux à consacrer des livres à nos
châtelaines, à nos belles étendues sous les cèdres. Permettez-moi de
m’arrêter un instant sur l’un de ces Libanais de cœur : Ernest Renan.
Renan qui écrivit sa Vie de Jésus au pied du mont Liban, en six semaines,
d’une traite. Renan qui, dans une lettre, avait souhaité qu’on l’enterrât
là-bas, près de Byblos, dans le caveau où repose Henriette, sa sœur
bien-aimée. Renan qui fut élu en 1878 au 29e fauteuil, fauteuil qui allait
être, cent ans plus tard, celui de Lévi-Strauss.
Souvent l’on associe le rayonnement de la langue française à
l’empire colonial. Pour le Liban, ce ne fut pas le cas. Si la France a bien
été puissance mandataire au nom de la Société des Nations, ce ne fut
qu’une brève parenthèse, de 1918 à 1943, tout juste vingt-cinq ans. Ce
n’est pas beaucoup, dans une idylle plusieurs fois centenaire. L’histoire
d’amour entre ma terre natale et ma terre adoptive ne doit pas grandchose à la conquête militaire ni à la S.D.N. Elle doit beaucoup, en
revanche, à la diplomatie habile de François 1er.
Ce fut lui qui obtint du sultan ottoman le droit de s’intéresser au
destin des populations levantines. Afin de protéger les chrétiens
d’Orient ? Telle était la version officielle. La vérité, c’est que le roi de
France, en conflit avec les Habsbourg qui dominaient l’essentiel de
l’Europe et encerclaient son royaume, cherchait à desserrer l’étau, coûte
que coûte. Il s’était donc résolu à conclure une alliance avec le
monarque ottoman, considéré pourtant comme l’ennemi traditionnel de
la chrétienté. On parle souvent du siège de Vienne par Soliman le
Magnifique en 1529. On ne dit pas toujours que François Ier l’avait
incité à l’entreprendre, pour mettre en difficulté la maison d’Autriche.
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Pendant ce temps, le pape adressait au roi de France missive sur
missive, l’exhortant à conduire une croisade contre les infidèles, et lui
demandant des explications sur ces ambassades successives qu’il
dépêchait à Constantinople. Et le roi catholique de répondre que s’il
prenait langue avec la Sublime Porte, c’était uniquement parce qu’il
avait à cœur le sort des chrétiens d’Orient. Et d’exhiber, à l’appui de ses
dires, les « capitulations » signées par le sultan.
Bel alibi ! Mais c’est un peu grâce à cet alibi que nous sommes
rassemblés aujourd’hui en ce lieu prestigieux. Par la vertu d’un traité
ambigu est née une amitié durable. Elle a eu, au cours des siècles, des
ramifications économiques, diplomatiques, administratives et militaires,
mais elle a surtout été culturelle. Ce sont les écoles qui ont tissé les liens.
Et c’est la langue qui les a maintenus depuis un demi-millénaire. Je ne
ferai pas au grand roi l’affront de supposer que cet aspect des choses lui
importait peu. Ai-je besoin de rappeler que ce fut le même François Ier
qui établit, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts, la primauté de la
langue française dans son royaume, ouvrant ainsi la voie à la fondation,
par le cardinal de Richelieu, de votre Compagnie ?
Notre histoire d’amour se poursuit donc depuis le seizième
siècle… En vérité, ses origines remontent bien plus loin encore.
Jacqueline de Romilly froncerait les sourcils si j’omettais de dire que les
choses ont commencé avec la Grèce antique ; quand Zeus, déguisé en
taureau, s’en fut enlever sur la côte phénicienne, quelque part entre
Sidon et Tyr, la princesse Europe, qui allait donner son nom au
continent où nous sommes. Le mythe dit aussi que le frère d’Europe,
Cadmus, partit à sa recherche, apportant avec lui l’alphabet phénicien,
qui devait engendrer l’alphabet grec, de même que les alphabets latin,
cyrillique, arabe, hébreu, syriaque et tant d’autres.
Les mythes nous racontent ce dont l’Histoire ne se souvient
plus. Celui de l’enlèvement d’Europe représente, à sa manière, une
reconnaissance de dette − la dette culturelle de la Grèce antique envers
l’antique Phénicie.
« Cadmus », dit le poète, « Cadmus, le civilisateur, avait semé les
dents du dragon. Sur une terre écorchée et brûlée par le souffle du
monstre, on attendait de voir pousser les hommes. »
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Le poète que je viens de citer n’est autre que Lévi-Strauss, dans
Tristes tropiques.
Votre illustre confrère était né le 28 novembre 1908. À
Bruxelles, parce que son père, qui était peintre portraitiste, recevait de
moins en moins de commandes en France, et que des amis lui en
avaient promis quelques-unes en Belgique. En ces années-là, les
notables et les célébrités, clientèle habituelle des portraitistes, avaient
renoncé à se faire peindre, préférant se faire photographier. Une
tradition vénérable, qui nous avait valu tant de chefs-d’œuvre à travers
les âges, était en train de devenir obsolète, victime d’une invention
ingénieuse, victime du progrès.
Pendant toute l’enfance et l’adolescence de Claude Lévi-Strauss,
et même bien au-delà, ses parents connaîtront la gêne. « Je me souviens
des angoisses qui pouvaient naître quand il n’y avait plus de
commandes », racontera-t-il à quatre-vingts ans. « Mon père, qui était un
grand bricoleur, inventait toutes sortes de petits métiers. Pendant un
temps, on se lança à la maison dans des impressions de tissus. J’ai même
créé des modèles ! Il y eut une autre période où mon père fabriquait des
petites tables en imitation laque, de style chinois... Tout était bon pour
assurer les fins de mois. »
Cette expérience marquera Lévi-Strauss et contribuera à former
son regard sur le monde. Toujours il sera attentif aux effets secondaires
qui peuvent résulter du progrès. Quand d’autres s’enflammeront pour
les idées nouvelles, il demeurera circonspect. Qu’il s’agisse de l’art
abstrait, des navettes spatiales, de la révolution informatique, ou de
l’entrée des femmes à l’Académie française.
Une jeunesse difficile, donc ? Pas vraiment. Des fins de mois
difficiles, oui, mais une jeunesse plutôt heureuse. Des parents d’une
grande tendresse, qui aimaient jusqu’à l’adoration leur enfant unique, et
qui s’aimaient aussi. Ils étaient cousins, d’ailleurs, ce qui a fait dire à leur
fils qu’il n’avait pas deux familles, l’une paternelle et l’autre maternelle,
mais une seule. Son père, qui s’appelait à la naissance Raymond Lévi,
avait lui-même décidé d’adjoindre à son patronyme celui de sa mère,
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Strauss, estimant que Lévi-Strauss ferait une belle signature au bas de
ses tableaux. Son épouse et cousine s’appelait Emma Lévy.
Elle était la fille du grand rabbin de Versailles, mais la célébrité,
parmi les ancêtres, était indéniablement Isaac Strauss, arrière-grand-père
de Claude. Compositeur et chef d’orchestre, il fut extrêmement
populaire dans le Paris de Napoléon III ; il collabora étroitement avec
Offenbach, pour lequel il écrivit le quadrille d’Orphée aux Enfers, qui
demeure la musique la plus représentative de ce qu’on appelle, partout
dans le monde, le french cancan. La famille vivra longtemps dans la
nostalgie du Second Empire, et fréquentera les milieux bonapartistes.
Votre confrère lui-même se souvenait d’avoir vu, enfant, « de mes yeux
vu », disait-il, l’impératrice Eugénie. Il est vrai que la veuve de
l’empereur survécut un demi-siècle à l’abdication de son époux, pour ne
s’éteindre qu’en 1920.
Grâce à l’illustre aïeul, la musique était omniprésente chez les
Lévi-Strauss. On connaissait par cœur tout Offenbach, et à Wagner on
vouait un véritable culte. On s’intéressait également à la peinture,
puisqu’en plus du père, deux des oncles en avaient fait leur profession.
On parlait tout aussi souvent de littérature ; l’enfant lisait déjà
Dostoïevski, Conrad ou Cervantès. Et on allait au théâtre comme à
l’opéra dès qu’on pouvait se procurer des billets bon marché − ce qui
exigeait parfois de faire la queue dès l’aube, et pour obtenir des places
d’où l’on ne voyait même pas la scène.
Le jeune Claude, qui partageait les passions artistiques de son
père, était profondément affecté par la souffrance qu’il percevait chez
lui. Que cet homme cultivé, talentueux, honnête, travailleur dût peiner
ainsi pour nourrir sa famille, n’y avait-il pas là une injustice, et même un
dysfonctionnement de la société ? Il n’est pas étonnant que votre futur
confrère ait caressé alors des rêves d’égalité. Son premier texte, publié à
dix-sept ans dans une revue socialiste bruxelloise, s’intitulait : Gracchus
Babeuf et le communisme. Il n’a jamais voulu le republier, mais il en parlait
volontiers. La lecture de ces trente-sept pages ne révèle rien, d’ailleurs,
dont il eût pu rougir. Ce n’est pas le cri de révolte d’un adolescent, c’est
une évaluation raisonnée du babouvisme − érudite, subtile, à la fois
affectueuse et critique. Fort bien écrite, du reste, et témoignant déjà de
l’admiration qu’il vouera sa vie entière à Jean-Jacques Rousseau, dont il
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cite dans cet article quelques passages éloquents : « Il est manifestement
contre les lois de la Nature qu’une poignée de gens regorgent de
superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. »
Si Lévi-Strauss ne s’est jamais senti babouviste ni communiste, il
a incontestablement été dans sa jeunesse un militant de gauche. « Je me
voyais très bien devenir le philosophe du parti socialiste, admettra-t-il
au soir de sa vie. L’idée de jeter un pont entre la grande tradition
philosophique − Descartes, Leibniz, Kant − et la pensée politique telle
que Marx l’incarnait, était très séduisante. Même aujourd’hui, je
comprends que j’aie pu y rêver. »
En ces années-là, la tentation de la politique active ne se limite
pas chez lui au domaine de la philosophie. À vingt ans, il devient
secrétaire parlementaire d’un député socialiste. Tout en poursuivant ses
études, il fréquente la Chambre, formule des questions au
gouvernement, rédige des comptes rendus et des argumentaires ; il
plaide, par exemple, pour la création d’un Office du blé visant à
protéger les paysans des fluctuations du marché − un projet qui sera
repris tel quel par le gouvernement du Front populaire… Votre futur
confrère ne suspend son activité militante que lorsqu’il doit se consacrer
à son agrégation de philosophie, qu’il obtient en 1931.
Aussitôt après, il effectue son service militaire ; épouse sa
première femme, Dina Dreyfus ; et, en guise de voyage de noces, part
avec elle pour Mont-de-Marsan, où il vient d’être nommé professeur. À
peine arrivé dans les Landes, il prend contact avec la section locale de la
S.F.I.O. et se porte candidat aux élections cantonales. Mais sa carrière
politique s’interrompt abruptement quand, parti faire campagne au
volant d’une cinq-chevaux d’occasion qu’il conduit sans permis, il quitte
la route et finit sa course dans un fossé.
Sa carrière de professeur de philosophie ne sera pas beaucoup
plus longue. Au début, il trouve du plaisir à enseigner le programme ; il
prépare même, en marge de ses cours, une série de conférences pour
initier ses auditeurs à la littérature française contemporaine − Claudel,
Mac Orlan, Gide, Morand, Cocteau et les surréalistes. Mais, dès la
rentrée suivante, lorsqu’il prend conscience du fait qu’il devra redonner
le même cours une année après l’autre, il en éprouve de l’ennui et de
l’impatience.
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Il a vingt-cinq ans. Il rêve de ciels d’azur, de terres chaudes, de
peuplades lointaines. Et bientôt, son vœu est exaucé. « Ma carrière s’est
jouée un dimanche de l’automne 1934, sur un coup de téléphone. » À
l’autre bout du fil, l’un de ses anciens maîtres, Célestin Bouglé, alors
directeur de l’École normale supérieure. Lévi-Strauss lui avait parlé,
quelques années plus tôt, de certaines envies secrètes. « Avez-vous
toujours le désir de faire de l’ethnographie ? Alors posez votre
candidature comme professeur de sociologie à l’université de São Paulo.
Les faubourgs sont remplis d’Indiens, vous leur consacrerez vos weekends. Mais il faut que vous donniez votre réponse définitive avant
midi. »
Il dira oui, et s’embarquera pour le Brésil. Mais il ne se
contentera pas d’être l’un de ces ethnographes du dimanche qui
observent avec condescendance les coutumes étranges et les
accoutrements exotiques. D’ailleurs, lesdits « Indiens » ne se trouvent
plus dans les faubourgs, les constructions les ont chassés de plus en plus
loin, vers l’intérieur des terres. Il devra partir sur leurs traces.
De ces populations − les Caduveo, les Bororo, les Nambikwara,
les Tupi-Kawahib −, communautés frêles, apeurées, manifestement en
voie d’extinction, il parlera toujours avec tendresse. Et de sa propre
civilisation, avec sévérité : « Les sociétés dites arriérées ou sousdéveloppées, telles qu’elles sont apparues quand nous avons noué des
contacts avec elles au XIXe siècle, n’étaient plus que des survivances,
des vestiges mutilés à la suite des bouleversements que nous-mêmes
avons directement ou indirectement provoqués. Car c’est l’exploitation
avide des contrées exotiques et de leurs populations qui permit au
monde occidental de prendre son essor. » Aux touristes qui seraient
tentés de s’aventurer sur ces territoires vierges, il lancera : « Abstenezvous. Réservez aux derniers sites d’Europe vos papiers gras, vos flacons
indestructibles et vos boîtes de conserve éventrées. Respectez les
torrents fouettés d’une jeune écume, qui dévalent en bondissant les
gradins creusés aux flancs violets des basaltes. Ne foulez pas les
mousses volcaniques… »
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On lui reprochera ces propos, et d’autres encore qui semblaient
dire que les Occidentaux étaient responsables des malheurs du monde,
et qu’ils avaient tort de placer leur civilisation au-dessus des autres. Une
polémique mémorable aura lieu, dans les années cinquante, entre lui et
un autre futur membre de votre Académie : Roger Caillois. Dans un
article de la Nouvelle Revue française, celui-ci se moquera des universitaires
européens qui, à l’instar de Claude Lévi-Strauss, « ont fait choix de
l’ethnographie parce qu’un besoin irrésistible de défi les poussait à
préférer la plastique primitive au portail de Chartres, le jazz à Mozart et
les spasmes de la possession par les esprits, auxquels ils ne croient pas,
au culte d’un dieu auquel ils ne croient pas davantage, mais qui a le tort
d’être celui de leurs pères et celui auquel ils ont honte d’avoir cru ».
Lévi-Strauss lui répondra sans ménagement : « Diogène prouvait le
mouvement en marchant, M. Caillois se couche pour ne pas le voir. Il
espère ainsi protéger contre toute menace sa contemplation béate d’une
civilisation − la sienne − à laquelle sa conscience n’a rien à reprocher. »
Si Lévi-Strauss avait, quant à lui, quelques reproches à faire à
cette même civilisation, il n’était pas pour autant dans le dénigrement de
soi. Il vénérait la culture de l’Occident, de Wagner à Stravinski, de
Dürer à Poussin, et de Montaigne à Ferdinand de Saussure − sans
même exclure Gobineau. Surtout, il avait une dévotion constante pour
son pays, la France, et pour sa langue, la langue de Chateaubriand, qu’il
préférait à toute autre. Cependant il proclamait l’égale dignité de toutes
les civilisations humaines. L’égalité n’est jamais autre chose qu’une
pétition de principe ; il va de soi que tous les hommes ne sont pas nés
égaux et que toutes les civilisations ne sont pas égales ; mais à l’instant
où l’on renonce à cette pétition de principe, à l’instant où on légitime
l’inégalité, on s’engage sur la voie de la barbarie.
La question n’est pas de savoir si l’art pictural des Bororo est
comparable ou pas à celui des Italiens de la Renaissance. Sur ce point,
vous et moi et Roger Caillois et Claude Lévi-Strauss serions
probablement tombés d’accord. La question n’est pas non plus celle de
savoir si l’apport de l’Occident à la civilisation humaine a été plus ou
moins significatif que celui des tribus amazoniennes. L’histoire des cinq
derniers siècles ne nous laisse pas beaucoup de doute à ce sujet. Mais
l’Histoire nous apprend aussi que ceux qui proclament avec le plus de
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virulence la supériorité de l’Occident sont parfois ceux qui trahissent de
la pire manière les valeurs essentielles de sa civilisation.
Pour un homme comme Lévi-Strauss, qui avait trente ans lors de
la Nuit de cristal, il était difficile de croire que la frontière entre la
civilisation et la barbarie était celle qui séparait les Européens des
Nambikwara. S’il y a primauté de l’Occident, nous dit-il, elle doit
s’exercer dans la décence, et dans le respect des plus faibles. Ce qui
n’exclut ni la liberté de critique, ni le discernement. Il n’était pas dans le
politiquement correct. Pour certaines traditions, il éprouvait de la
sympathie ; pour d’autres, beaucoup moins. Comme il ne cherchait pas
à plaire, il ne se gênait pas pour exprimer ce qu’il pensait et ce qu’il
ressentait, laissant aux autres le soin d’interpréter ; il se fera attaquer à sa
droite pour avoir dit qu’il fallait s’ouvrir à la diversité du monde ; et il se
fera attaquer à sa gauche pour avoir dit qu’une société désireuse de
préserver sa particularité devait parfois se montrer imperméable aux
influences venues d’ailleurs.
Au retour d’une mission effectuée au Pakistan à la demande de
l’UNESCO, il aura des paroles très dures pour « ces musulmans qui se
vantent de professer les valeurs universelles de liberté, d’égalité et de
tolérance, et qui perdent aussitôt tout leur crédit en affirmant qu’ils sont
les seuls à les pratiquer ». Avant d’ajouter : « Ce malaise ressenti au
voisinage de l’Islam, je n’en connais que trop les raisons : je retrouve en
lui l’univers d’où je viens ; l’Islam, c’est l’Occident de l’Orient… Vis-àvis des peuples et des cultures encore placés sous notre dépendance,
nous sommes prisonniers de la même contradiction dont souffre l’Islam
en présence de ses protégés et du reste du monde. Nous ne concevons
pas que des principes qui furent féconds pour assurer notre propre
épanouissement ne soient pas vénérés par les autres… »
Vous comprendrez qu’avec de tels propos, votre illustre confrère
se soit fait quelques ennemis. Tant en Occident que dans le monde
musulman. Il s’en fera aussi dans le monde juif lorsqu’il répondra à un
journaliste : « Je me sens concerné par le sort d’Israël de la même façon
qu’un Parisien conscient de ses origines bretonnes pourrait se sentir
concerné par ce qui se passe en Irlande : ce sont des cousins éloignés... »
Lévi-Strauss, rapporte l’un de ses anciens étudiants, « se refusait
systématiquement à parler au nom de qui que ce soit… sinon
quelquefois de l’espèce humaine ». Il ne fallait pas tenter de l’enfermer
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dans les limites d’une nation, d’une communauté, d’une civilisation. Ni
d’une doctrine, fût-elle issue de ses propres travaux. Ni d’une discipline.
Anthropologue ? Oui, sans doute. À condition de préciser que
l’objet de sa recherche, ce n’était pas l’homme « primitif », c’était tout
simplement l’homme. Il est extrêmement difficile, disait-il, pour
l’anthropologue d’appeler un mythe un mythe quand il le rencontre
dans sa propre société, alors qu’il n’a aucun mal à l’identifier quand il
l’observe chez des tribus étranges. Il a donc besoin de ce miroir lointain
pour contempler sa propre société telle qu’elle est, et telle qu’elle ne
voudrait pas qu’on la voie. Nous qui vivons dans des pays développés,
ne sommes-nous pas persuadés que notre vision du passé est régie par
la connaissance historique, alors que chez les peuplades primitives, elle
est régie par les mythes ? Lévi-Strauss nous invitait à plus de modestie :
« Ce que les mythes font pour les sociétés sans écriture : légitimer un
ordre social et une conception du monde, expliquer ce que les choses
sont par ce qu’elles furent, tel est aussi le rôle que nos civilisations
prêtent à l’Histoire. » Et il se plaisait à ajouter que « rien ne ressemble
autant à la pensée mythique que l’idéologie politique ».
Son observation de l’être humain, votre confrère ne voulait pas
la fonder seulement sur des idéaux, mais sur une démarche scientifique.
Quand on parle de sciences humaines ou de sciences sociales, c’est une
imposture, disait-il parfois, avec son sens de la provocation tranquille.
Son ambition était justement de jeter les bases d’une science de
l’homme qui soit une véritable science du vivant, au même titre que la
biologie ou la botanique, avec une fiabilité comparable. Par quel
moyen ? Au commencement de sa carrière, il ne trouvait pas la solution.
Il y avait bien chez lui quelques intuitions, certainement aussi une
disposition d’esprit ; mais il ne voyait pas encore comment s’y prendre.
En 1939, une page de sa vie se tourne. Il quitte définitivement le
Brésil, et se sépare de sa première femme, Dina. Peu après son retour
en France, il est nommé professeur au prestigieux lycée Henri-IV. Mais
à la rentrée de septembre, c’est déjà la guerre ; il est appelé sous les
drapeaux et envoyé au front, sur la ligne Maginot. Il connaît alors
l’épreuve douloureuse que vivent tous les Français de sa génération :
l’attente, la confusion, la débâcle, l’humiliation. Après de longues
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semaines d’errance, son régiment s’échoue à Montpellier. On est en
août 1940. Le soldat Lévi-Strauss fait le mur pour aller demander à
l’administration la permission de rejoindre le lycée parisien où il avait
été nommé. Le fonctionnaire qui le reçoit le dévisage avec incrédulité.
Vu le nom que vous portez, lui dit-il, je ne prendrai pas la responsabilité
de vous envoyer à Paris. « Jusque-là, admettra votre confrère quelques
années plus tard, je n’avais aucune conscience du danger. » À vrai dire, il
n’avait rien prévu de tout cela. Ni la guerre, ni la débâcle, ni les
persécutions à venir. Tout ce qui arrivait le surprenait, et il jugera très
sévèrement son absence de perspicacité. « Quand on s’est trompé si
gravement, dira-t-il, il n’y a qu’une conclusion à tirer : c’est qu’on n’a
pas la tête politique. On ne se mêle plus de donner des leçons. » De fait,
il renoncera du jour au lendemain à toute activité militante. Et si la
préoccupation politique ne quittera jamais son esprit, elle s’exprimera
désormais par d’autres voies.
Son erreur était celle de nombreux intellectuels de gauche, que la
Première Guerre mondiale avait traumatisés. Ils ne s’étaient pas
consolés de voir les prolétaires de tous les pays s’entretuer au lieu de
s’unir, et ils avaient envie de croire que les peuples d’Europe allaient
éviter une seconde hécatombe. Une attitude sans doute généreuse, mais
qui les avait conduits à sous-estimer les nouveaux périls, et à réagir aux
évènements avec un temps de retard.
Si Lévi-Strauss se résigne à ne pas regagner Paris, il se refuse
encore à quitter la France. Il insiste pour être affecté à un lycée de la
zone dite « libre ». Et c’est seulement en octobre 1940, quand le
gouvernement de Vichy décide d’exclure tous les Juifs de l’Éducation
nationale, qu’il envisage de s’expatrier.
En ces années sombres, la fondation Rockefeller était en train de
mettre sur pied un plan pour le sauvetage d’une centaine de savants
européens menacés par l’expansion du nazisme. Deux collègues de
Lévi-Strauss, Alfred Métraux et Robert Lowie, réussissent à le faire
inclure dans la liste ; et l’une des ses tantes maternelles, qui vit aux
États-Unis, l’aide à obtenir un visa. Il finit par embarquer à Marseille, en
février 1941, sur un paquebot où se trouve également André Breton −
qu’il reconnaîtra lors d’une escale au Maroc, et qui deviendra un ami.
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C’est d’ailleurs par l’intermédiaire des surréalistes qu’il parvient à
louer un studio à Greenwich Village. Puis d’autres exilés lui obtiennent
un poste d’enseignant à la New School of Social Research, dont la
direction lui conseille vivement de se faire appeler Claude L. Strauss,
pour éviter toute confusion avec une certaine marque de pantalons
bleus… Bien des années plus tard, votre confrère, devenu célèbre, se
rendra en visite aux États-Unis. Ayant fait une réservation sous son vrai
nom dans un restaurant de Californie, il s’entendra demander : « The
books or the pants ? » Et il trouvera plutôt flatteur qu’un serveur nordaméricain puisse désormais connaître l’auteur des livres, pas seulement
le fabriquant de jeans.
Lors de son premier séjour à New York, la chose eût été
impensable. Claude Lévi-Strauss était encore totalement inconnu en
dehors d’un tout petit cercle. Mais ces années d’expatriation forcée
allaient lui permettre de côtoyer des chercheurs de haut niveau, venus
de toute l’Europe, et appartenant à diverses disciplines.
C’est là que commencera à prendre forme la méthode qui
marquera son itinéraire scientifique et qui fera sa renommée. Grâce à
ses compagnons d’exil, et plus particulièrement à deux d’entre eux,
l’ethnologue allemand Franz Boas et le linguiste russe Roman Jakobson,
Lévi-Strauss aura ce qu’il faut bien appeler une révélation.
Lui qui avait toujours caressé le rêve de relier les sciences
humaines aux sciences exactes, il découvre, au fil des lectures et des
conversations, qu’entre ces deux domaines de la connaissance, il existe
déjà une passerelle : le langage. Celui-ci n’est-il pas à la base de toute
pensée, de toute expression, de toute culture, comme de toute vie
sociale ? Or, les recherches modernes en linguistique tendent à
démontrer que les lois du langage fonctionnent au niveau inconscient,
en dehors du contrôle des sujets parlants. Et qu’on pourrait, de ce fait,
les soumettre à une étude scientifique rigoureuse.
Est-ce que les lois qui régissent les liens de parenté ne seraient
pas fondées, elles aussi, sur des prédispositions mentales innées à
l’homme, et antérieures à toute société particulière, comme à toute
civilisation ? Et les mythes, se demande-t-il ? Est-ce l’homme qui les
propage, ou bien est-il seulement le vecteur involontaire de leur
propagation ?
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La piste est séduisante, Lévi-Strauss s’y engage ; avec audace et
ingéniosité, avec persévérance. Son outil d’investigation, il l’élabore, lui
aussi, à partir de la linguistique moderne. Dans une langue, un son n’a
pas de signification par lui-même. C’est en combinant les sons, en les
juxtaposant, et surtout en les opposant les uns aux autres, suivant le
système − ou la structure − de chaque langue, que l’on obtient une
signification ; ce qui permet de construire, avec un nombre limité de
sons, une infinité de mots, et d’innombrables langues. Lévi-Strauss se
demande, là encore, si on ne pourrait pas appliquer cette approche à
d’autres domaines, en remplaçant les sons par d’autres éléments, plus
complexes.
Son ambition va loin. « L’ensemble des coutumes d’un peuple
forment des systèmes, écrira-t-il. Je suis persuadé que les sociétés
humaines, comme les individus − dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs
délires − ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir
certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu’il serait possible de
reconstituer. » En faisant l’inventaire de toutes les coutumes observées,
de toutes celles imaginées dans les mythes, « on parviendrait à dresser
une sorte de tableau périodique comme celui des éléments chimiques,
où toutes les coutumes réelles ou simplement possibles apparaîtraient
groupées en familles, et où nous n’aurions plus qu’à reconnaître celles
que les sociétés ont effectivement adoptées ».
L’entreprise est titanesque, mais elle ne l’effraie pas. Il va s’y
atteler jusqu’à la fin de sa vie. Comme Darwin. Ou comme cet autre
savant hors du commun qui se trouvait parmi vous au dix-huitième
siècle − Buffon ; mais en s’attaquant à des objets d’étude bien plus
insaisissables. Au lieu des espèces animales, des volatiles ou des
minéraux, Lévi-Strauss va répertorier et classifier les mythes, les
masques, les symboles, les pratiques alimentaires, les comportements
sociaux. En commençant par les lois qui gouvernent le mariage ; après
les avoir étudiées sur le terrain, au Brésil, il approfondit et élargit
considérablement sa recherche grâce aux innombrables documents qu’il
trouve dans les bibliothèques américaines.
Bien que passionné par ses travaux, il souffre d’être en exil, son
pays lui manque. Dès que lui parviennent les nouvelles du
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Débarquement en Normandie, il demande à être rapatrié. Il traverse
l’Atlantique dans un convoi de la marine alliée, et rejoint Paris en
janvier 1945 à bord d’un camion militaire. Il retrouve ses parents dans
leur appartement du XVIe arrondissement, rue Poussin. On leur a tout
volé, même leur lit, et la santé de son père s’est détériorée à cause des
privations. C’est un miracle qu’ils soient encore en vie.
L’intention de votre confrère est de demeurer en France et de
chercher un poste dans l’enseignement, mais l’un de ses meilleurs amis
lui fait changer d’avis. Ce serait dommage, lui dit-il, qu’il interrompe ses
recherches avant d’avoir terminé son travail si prometteur sur les
systèmes de parenté. Il le persuade de repartir aussitôt pour New York
et réussit à le faire nommer conseiller culturel auprès de l’ambassade de
France.
Si Lévi-Strauss retraverse l’Atlantique avec un pincement au
cœur, jamais il ne regrettera de s’être rallié à l’opinion judicieuse de son
ami.
Cet ami, je m’en voudrais de ne pas mentionner son nom. Parce
que son intervention a été essentielle dans l’itinéraire de votre confrère.
Mais également, je l’avoue, pour une autre raison. Il se fait que ce fidèle
ami de Lévi-Strauss était aussi un fidèle ami du Liban. Henri Seyrig. En
France, il est un peu oublié de nos jours. On se souvient mieux de sa
fille, l’émouvante héroïne des films d’Alain Resnais et de François
Truffaut, Delphine Seyrig, née à Beyrouth en 1932, et disparue
prématurément en 1990. Henri, son père, éminent archéologue,
membre de l’Institut, avait fait pratiquement toute sa carrière au Liban,
son pays adoptif. Dès 1929, il s’y était établi, pour diriger le service des
Antiquités créé par la puissance mandataire ; il l’avait quitté pendant la
guerre, pour se mettre au service du général de Gaulle, qui l’avait chargé
de diverses missions en Amérique latine et lui avait demandé de
s’occuper des services culturels de la France combattante aux ÉtatsUnis ; à la fin de la guerre, Seyrig était impatient de retrouver le Liban,
qui avait entre-temps proclamé son indépendance. Dès qu’il réussit à
persuader Lévi-Strauss de le remplacer à New York, il partit fonder à
Beyrouth l’Institut français d’archéologie, qu’il allait diriger pendant plus
de vingt ans. Même quand André Malraux le nommera en 1960
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directeur des Musées de France, il refusera d’abandonner son autre
poste, faisant constamment la navette entre les deux pays qu’il aimait.
Henri Seyrig demeure dans la mémoire des Libanais − et même,
incidemment, dans celle de mes proches − comme l’archétype de ce
qu’il y a de plus noble et de plus généreux en France.
Lévi-Strauss retourne donc à New York au lendemain de la
Libération. Peu après, il épouse Rose-Marie Ullmo, qui sera la mère de
son premier fils, Laurent. Il s’acquitte consciencieusement des tâches
qu’exigent ses fonctions ; mais, en vertu d’un accord tacite avec le quai
d’Orsay, il consacre ses après-midi à ses recherches. Dès que celles-ci
sont achevées, il met fin sans regret à sa brève carrière diplomatique
comme à son expatriation.
Rentré à Paris fin 1947, il se fait élire à l’École pratique des
hautes études dans une chaire intitulée : « Religions des peuples non
civilisés », dont il changera bientôt le nom en « Religions comparées des
peuples sans écriture ». Puis il publie enfin le grand livre sur lequel il
travaillait depuis tant d’années. Intitulé Les Structures élémentaires de la
parenté, il contient une analyse des coutumes matrimoniales dans
diverses sociétés, énonce quelques principes à portée universelle, ou en
tout cas à large portée, et pose les fondements de sa méthode
structuraliste ; l’ouvrage est salué par Simone de Beauvoir dans Les
Temps modernes comme un évènement majeur de la vie intellectuelle.
De fait, cette notion de « structure » contenue dans le titre
connaîtra, dans les décennies suivantes, une indéniable fortune. Elle
apparaîtra sous la plume des penseurs les plus éminents, et dans les
domaines les plus divers − non seulement la linguistique ou
l’anthropologie, mais également l’histoire, la psychanalyse, la
philosophie…
Pour ma génération, il ne fait pas de doute qu’il y eut, dans
l’histoire intellectuelle du XXe siècle, une phase structuraliste, partie de
Paris, et dont l’influence allait se faire sentir bien au-delà.
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Certains chercheront même à ériger le structuralisme en Église,
avec Lévi-Strauss dans le rôle de pape. Il n’en voudra jamais. Pour lui, le
structuralisme ne sera qu’une approche, une méthode, une grille de
lecture. C’est sans doute grâce à ce détachement que l’étoile de LéviStrauss continuera à briller bien après que celle du structuralisme eut
quitté le firmament des modes.
Cette renommée, votre confrère commence déjà à la connaître
en 1949. Mais elle est encore toute relative, et elle s’accompagne de
certaines déconvenues. Des professeurs de sa connaissance l’ayant
persuadé de se porter candidat pour une chaire au Collège de France, il
essuie un échec. Bien qu’ulcéré, il se laisse convaincre de se présenter de
nouveau quelques mois plus tard. Et il est battu une seconde fois. C’en
est trop. Il en tire la conclusion qu’il n’a pas d’avenir dans cet univers-là.
Ni au Collège de France, ni dans l’ensemble du monde académique
parisien.
En cette période de doute, il reçoit des propositions alléchantes
pour aller enseigner aux États-Unis, mais il n’a plus aucune envie de
s’expatrier. C’est d’une tout autre manière qu’il réagira au rejet dont il
est victime.
Depuis des années, cet amoureux de la littérature éprouvait
l’envie d’écrire un roman. Il en avait même choisi le titre : Tristes
Tropiques. Le moment n’était-il pas venu de s’y lancer ? Il fut encouragé
dans cette voie par Monique Roman, sa troisième femme, qu’il avait
rencontrée en 1949, qui sera la mère de son second fils, Matthieu, et qui
demeurera à ses côtés jusqu’à son dernier jour − soixante ans plus tard.
L’ouvrage, tel qu’il parut en 1955, n’était pas, à proprement
parler, un roman ; mais l’intention en était indéniablement littéraire.
Certains collègues de l’auteur accepteront mal sa liberté de ton. « Jamais
je n’aurais osé publier un tel livre si j’espérais encore une position
universitaire », reconnaîtra-t-il. N’attendant plus rien de tel, il s’était
lâché. Dès la toute première phrase : « Je hais les voyages et les
explorateurs. »
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Soudain la France découvrait avec ravissement qu’elle avait un
grand écrivain de plus, à la voix singulière. Tristes Tropiques n’était ni un
récit d’aventure, ni un journal de bord, ni un document ethnographique,
ni un rapport sur l’état de la planète − mais il était tout cela à la fois.
L’impression produite par l’ouvrage fut telle que l’académie Goncourt
s’estima obligée de publier un communiqué pour expliquer qu’elle ne
pouvait, hélas, le couronner puisqu’il ne s’agissait pas d’un roman.
Écrit par Lévi-Strauss à un moment où l’horizon lui semblait
bouché, ce livre de sainte colère allait, paradoxalement, lui ouvrir toutes
les portes. À commencer par celles du Collège de France. Parrainé par
Maurice Merleau-Ponty, il y entre enfin en 1959 pour fonder le
« Laboratoire d’anthropologie sociale » − une appellation qui reflète
clairement l’ambition scientifique qu’il a toujours nourrie pour sa
discipline.
C’est un peu aussi ce livre qui lui ouvre les portes de l’Académie
française, où il est élu, le 24 mai 1973, au fauteuil d’Henry de
Montherlant.
Quelques-uns de vos confrères lui disaient depuis des années
qu’il devrait les rejoindre. Tel André Chamson, qui était un ami de
jeunesse ; ou Wladimir d’Ormesson, qui l’avait connu lors de son bref
passage au quai d’Orsay, et qui était persuadé qu’une institution comme
la vôtre devait accueillir un homme comme lui. C’était également
l’opinion de son neveu, Jean d’Ormesson, qui avait connu Lévi-Strauss
à l’UNESCO dans les années cinquante. Il n’était pas encore à
l’Académie, mais ce fut lui qui le présenta à Maurice Druon, qui
l’encouragea fortement à se porter candidat et entreprit de recueillir des
votes en sa faveur.
Pendant la période précédant le scrutin, votre futur confrère
avait fait part, à ceux qui le soutenaient, d’une certaine appréhension
quant à l’attitude d’un homme qui avait été élu deux ans plus tôt : Roger
Caillois. Lorsqu’on lui apprit que celui-ci, en dépit de la querelle
retentissante qui les avait opposés, se montrait favorable à sa
candidature, il en fut si touché qu’il exprima le désir que ce soit son
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ancien adversaire qui le reçoive lui-même sous la Coupole au nom de
votre Compagnie.
Les paroles de bienvenue qui lui furent adressées ce jour-là
étaient élogieuses, certes, mais Lévi-Strauss éprouva, en les écoutant,
des sentiments mitigés. Il s’attendait forcément à ce que Caillois
évoquât leur polémique passée, ne serait-ce que pour dire qu’elle était
désormais derrière eux. C’est probablement ce que son confrère avait
l’intention de faire. Mais au moment où il se mit à en parler, et qu’il
entreprit d’expliquer à son auditoire ce qui avait été l’objet de leur
querelle, ce fut comme si l’envie de débattre s’emparait à nouveau de
lui. Au point qu’il lança à celui qu’il accueillait : « Les ethnographes
s’affairent à préserver ce qui peut être sauvé des mythes et des mœurs,
des structures familiales et sociales. Mais oublient-ils qu’ils descendent
de sauvages, eux aussi ? Qu’auraient dit, à l’époque romaine, les ancêtres
de ces savants généreux, qui appartenaient peut-être aux tribus les plus
rudes des Gaules et de la Germanie, si des ethnographes de l’époque
avaient exigé qu’on les confinât dans leurs singularités remarquables,
qu’on prît les mesures nécessaires pour que ne fût ni détruite ni
saccagée l’originalité de leur culture, qu’on les retînt de s’initier aux
nouveautés apportées par l’envahisseur, afin qu’ils ne se réveillent pas
absorbés dans une civilisation uniforme, utilitaire et sans âme ? S’il en
avait été ainsi, Monsieur, où serions-nous ? »
Mais s’il y eut de la gêne, elle fut passagère. Pour Lévi-Strauss, ce
fut, jusqu’à son dernier jour, un grand bonheur d’appartenir à
l’Académie française. Et plusieurs d’entre vous ont eu l’occasion de dire
à quel point ils étaient honorés de se trouver en sa compagnie.
Pendant trente-cinq ans, il participa à vos activités. Vos séances
du jeudi le consolaient quelque peu du spectacle d’un monde dont
l’évolution n’a jamais cessé de l’inquiéter. « L’humanité s’installe dans la
monoculture, écrivait-il déjà dans Tristes Tropiques ; elle s’apprête à
produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne
comportera plus que ce plat. »
Et à la fin de L’Homme nu, en 1970 : « Il incombe à l’homme de
vivre et lutter, penser et croire, garder surtout courage, sans que jamais
le quitte la certitude inverse qu’il n’était pas présent autrefois sur terre et
qu’il ne le sera pas toujours, et qu’avec sa disparition inéluctable de la
surface d’une planète elle aussi vouée à la mort, ses labeurs, ses peines,
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ses joies, ses espoirs et ses œuvres deviendront comme s’ils n’avaient
pas existé. »
Une vision plutôt angoissante, mais qui ne l’empêchait pas d’être
serein au milieu de ses proches, dans sa vaste propriété de Lignerolles,
en Bourgogne. C’est le lieu qu’il préférait à tout autre, à l’écart d’un
monde où, pourtant, son prestige ne cessait de grandir.
Quand on parle de Claude Lévi-Strauss, on est tenté d’évoquer
tous les intellectuels de renom qu’il a côtoyés, ceux qu’il a influencés,
ceux qui furent ses amis, ceux qu’il a critiqués ou qui l’ont critiqué,
parfois avec virulence − de Braudel à Foucault, et de Césaire à Sartre.
Permettez-moi cependant, en cette journée dédiée à l’éloge de mon
prédécesseur et à son souvenir, de m’arrêter sur un tout autre aspect de
sa personnalité ; je devrais dire sur de tout autres fréquentations.
En contemplant les photos de son séjour au Brésil, qui se
trouvent aujourd’hui en couverture de nombreux livres qui lui ont été
consacrés, on voit un jeune homme à la barbe noire, au visage strict, au
regard intense derrière ses lunettes de professeur, tenant à la main et
serrant contre son épaule un petit singe. Lévi-Strauss a écrit que
Lucinda − c’est son nom − avait la peau mauve et la fourrure grise, qu’il
lui donnait du lait dans la journée et un peu de whisky le soir, qu’elle
vivait cramponnée à sa botte gauche, refusant obstinément de la lâcher,
ce qui le forçait à marcher en claudiquant sur de longues distances.
En contemplant d’autres photos emblématiques, prises quarante
ans plus tard, et que l’on trouve également sur la couverture de
nombreux livres et revues, on voit le même visage strict, désormais sans
barbe, mais avec des lunettes similaires, un regard identique, et sur
l’épaule un choucas, oiseau de la famille du corbeau. Son compagnon
ailé lui avait été offert un jour par un ami qui l’avait recueilli tout petit
lors de la réfection de la toiture d’une église. Ces volatiles font
d’ordinaire leurs nids dans des lieux élevés, ce qui leur vaut d’être
nommés « les choucas des tours ». Lévi-Strauss adopta l’oisillon, mais
refusa de le mettre en cage. Lorsqu’il le jugea capable de voler, il lui
ouvrit la fenêtre pour le laisser partir. Désormais, chaque fois qu’il
sortait dans le parc de sa maison, il appelait le choucas, qui venait
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aussitôt se poser sur son épaule, et ils faisaient leur promenade
ensemble.
Quand il fallut rentrer à Paris, à la fin de cet été-là, il confia sa
veste au jardinier en lui demandant de la porter et de déambuler chaque
jour dans les mêmes sentiers, dans l’espoir que l’oiseau reprendrait ses
habitudes avec lui. Mais le choucas n’est jamais revenu. Ce n’était pas la
veste qui l’attirait, c’était Lévi-Strauss.
Tel était votre éminent confrère − un homme qui avait le sourire
au cœur plus souvent qu’aux lèvres. Il est vrai qu’il ne se sentait jamais
aussi heureux que lorsqu’il se retrouvait en forêt, loin des foules,
entouré d’arbres hauts, de blaireaux, de hérons, et qu’il se penchait audessus d’une colonie de girolles ; mais même ici, au milieu de vous, il
n’était pas toujours conforme à l’image sévère et sobre qu’on avait de
lui, et qu’il avait sans doute contribué à peindre. Il pouvait se montrer
malicieux, et pratiquait volontiers l’autodérision.
Ainsi, le 10 juin 2004, en sa 96e année, et alors qu’il occupait les
fonctions de chancelier de l’Académie, il fit porter par l’huissier un billet
à Jean Dutourd. Qui y découvrit ce quatrain :
« Privé de pouvoir écouter
Les lazzis de mon camarade,
Je me morfonds sur cette estrade
Où m’appelle l’ancienneté. »
Réponse, par la même voie, de son complice :
« Encore que, pour un moment,
Vous soyez devenu dieu lare,
Il n’est aucun éloignement,
Camarade, qui nous sépare. »
C’est le 30 octobre 2009 que Claude Lévi-Strauss fut séparé de
ses camarades, de sa famille et de tous ceux qui l’aimaient. Un an plus
tôt, on avait célébré, en France et ailleurs, dans la solennité, son
centième anniversaire. C’était un peu comme s’il entrait au Panthéon de
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son vivant. Jusque-là, aucun de vos confrères n’avait taquiné
l’immortalité d’aussi près.
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Quand on a le privilège d’être reçu au sein d’une famille comme
la vôtre, on n’arrive pas les mains vides. Et si on est l’invité levantin que
je suis, on arrive même les bras chargés. Par gratitude envers la France
comme envers le Liban, j’apporterai avec moi tout ce que mes deux
patries m’ont donné : mes origines, mes langues, mon accent, mes
convictions, mes doutes, et plus que tout peut-être mes rêves
d’harmonie, de progrès et de coexistence.
Ces rêves sont aujourd’hui malmenés. Un mur s’élève en
Méditerranée entre les univers culturels dont je me réclame. Ce mur, je
n’ai pas l’intention de l’enjamber pour passer d’une rive à l’autre. Ce
mur de la détestation − entre Européens et Africains, entre Occident et
Islam, entre Juifs et Arabes −, mon ambition est de le saper, et de
contribuer à le démolir. Telle a toujours été ma raison de vivre, ma
raison d’écrire, et je la poursuivrai au sein de votre Compagnie. Sous
l’ombre protectrice de nos aînés. Sous le regard lucide de Lévi-Strauss.