La culture rend-elle l`homme plus humain
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La culture rend-elle l`homme plus humain
1 Séance 1 : LA CULTURE La culture rend-elle l'homme plus humain ? Repères : universel/général/particulier/singulier, en puissance/en acte. Introduction générale 1) Le sens des termes a. Culture : - Pour quelle raison parle-t-on de culture quand l'homme travaille la terre pour obtenir des fruits et des légumes ? Quelle modification de la nature est apportée par la culture ? Le mot "culture" vient du latin "colere" qui signifie cultiver, soigner, entretenir, préserver, travailler, mettre en valeur un champ, une terre (ex : cultiver du blé). L'agriculture désigne ainsi le processus par lequel la terre, une fois travaillée par l'homme, produit un fruit que la terre ne pouvait féconder par elle-même. Le travail des champs, comme la culture de l’esprit, suppose patience et soin. - On parle aussi bien de culture physique, artistique ou scientifique. Quel est le sens commun du mot culture dans ces expressions ? Qu'apporte la culture à celui qui la reçoit ? La culture désigne ici l'entretien d'une activité (cultiver la natation), l'ensemble des processus par lesquels l'homme met en valeur ses propres facultés linguistiques, intellectuelles, spirituelles, morales artistiques, comme il met en valeur la nature en cultivant la terre pour en récolter les produits. Se cultiver revient à se valoriser, s'améliorer, par l'instruction, l'éducation, la transmission des arts et des savoirs. - Que signifie l'expression « avoir de la culture générale » ? suffit-il d'accumuler des savoirs pour être cultivé ? Culture comme ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer le sens critique, le goût, le jugement. Une personne "cultivée" est celle qui possède des connaissances étendues dans ces domaines. Être cultivé, ce n'est pas seulement être instruit, avoir beaucoup de connaissances, accumuler des savoirs, c'est être capable d'assimiler ces connaissances en vue d'un perfectionnement. Il ne faut pas seulement avoir une tête bien pleine, encore faut-il qu'elle soit bien faite. - Culture, au sens large, signifie aussi civilisation. Quels sont les deux sens du mot civilisation dans ces deux affirmations : « La civilisation méditerranéenne se caractérise par sa cuisine », « La civilisation s'oppose à l'état sauvage » ? Au sens ethnologique ou anthropologique, la culture désigne l'ensemble des techniques et des savoirs, des coutumes et des institutions, des croyances (comme la religion) et des représentations (comme l'art) forgées par une communauté. On parle ainsi de la culture européenne, de la culture japonaise. Le terme de culture s'utilise alors 2 au pluriel (« les cultures ») pour désigner les manières d’être, les pensées, les habitudes de tout ordre qui distinguent un peuple ou un groupe d’un autre. La notion de civilisation a également un sens moral : état d'avancement des mœurs, des connaissances; la civilisation s'oppose alors à l'état sauvage (état primitif, naturel, animal, de la « forêt ») et à la barbarie (celui qui n'est pas civilisé). - Quelles sont, au total, les 3 principales acceptions du mot « culture » ? Qu'ont-elles en commun ? Culture comme connaissances acquises par l'éducation et l'instruction; culture comme ensemble des activités et des résultats des activités qui témoignent d’une capacité à s’écarter de la nature et à la transformer, fût-ce de façon rudimentaire comme c’est le cas pour certaines espèces animales (primates, insectes, etc.); culture comme civilisation, différentes manières dont les hommes se sont appropriés un territoire. L'idée de transformation est commune à ces trois acceptions, transformation de soi, de sa nature, transformation de la nature, de l'environnement, de la réalité extérieure. b. Rendre : qu'indique ce verbe sur la culture ? Ce verbe donne l'idée d'une transformation. La culture et l'éducation permettraient à l'homme de se construire, de devenir humain, voire plus humain. c. Plus humain : que désigne cette expression ? peut-on être un homme sans être humain, en étant inhumain ? L’expression « plus humain » ne désigne pas un « surhomme », mais renvoie à une forme d'humanisme. Plus humain : devenir meilleur, plus civilisé, plus conforme à l’idée d’homme ; idée d’un perfectionnement moral, capacité à être bienveillant à l'égard de ses semblables, compatissant, altruiste, solidaire. On naît homme (ou femme), on devient humain, processus qu'on appelle l'humanisation : c'est le devenir humain de l'homme, prolongement culturel de l'hominisation (processus biologique par lequel homo sapiens se distingue progressivement des espèces dont il descend). Un enfant sauvage est biologiquement un homme, mais il n'est pas encore humain; un embryon est un être humain en puissance. Est inhumain, au sens moral du terme, celui qui manque d'humanité, c'est-à-dire qui fait preuve de méchanceté, de cruauté, d'insensibilité, de sadisme. d. Distinguez « la culture » (universelle) des « cultures » (générales ou particulières). Précisez ce qui différencie l'universel du général et du particulier (repères). Les cultures (habitudes d'une population, d'un peuple transmises par l'éducation) sont particulières ou générales, la culture est universelle (il n'existe pas de sociétés sans langue, mœurs, croyances, interdits, techniques, lois, techniques, arts, etc.). La culture au singulier renvoie à l'idée d'une unification du genre humain qui pousse l'homme à s'arracher à tout ce qui, en lui, relève de sa particularité naturelle, à se civiliser. Les cultures au pluriel marquent l'appartenance de l'homme à une culture particulière qui contribue à façonner son identité, au risque de l'enfermer dans celle-ci. Problème que soulève cette distinction du singulier et du pluriel : la culture est-elle, pour l'homme, un facteur d'unité et d'unification, ou n'est-elle pas plutôt un facteur de division et de dispersion ? La diversité culturelle est-elle une richesse et une chance pour l'humanité, ou faut-il y voir un obstacle ? 3 L'universel : est universel ce qui est valable pour tous les éléments d'une totalité donnée, partout et toujours, ce qui donc tend à l'unité. Par exemple, est universel le jugement « Tous les hommes sont mortels » (ce jugement est valable dans tous les cas sans exception). Le général : le général, qui provient du terme « genre », s'applique à un vaste groupe (on parle d'une règle générale); se distingue de l'universel dans la mesure où il souffre quelques exceptions. Les règles de grammaire, par exemple, ne sont pas universelle quoique générales, elles ne sont pas valables pour tous les cas d'une langue donnée (il y a des exceptions), mais ont un degré de généralité. On parle de l'intérêt « général » (celui, par exemple, d'un pays ou d'une corporation). Le particulier : est particulier ce qui est valable pour une partie seulement d'une totalité, ce qui appartient en propre à un individu, ce qui est unique. Par exemple, est particulière la proposition : « Quelques Grecs sont des philosophes ». Journal d'achat et de vente de logements « de particulier à particulier ». Le singulier : est singulier ce qui est valable pour un individu ou une totalité individuée : « Socrate est philosophe », « L'armée soviétique a remporté la bataille de Stalingrad ». Est singulier donc, ce qui fait qu'un être est unique, original, se distingue vraiment des autres. 2) La problématique et les arguments - Est-il évident que la culture rend l'homme plus humain ? D'une part, si l'on entend par plus humain le processus d'humanisation par lequel l'homme se distingue des autres espèces et se réalise, il est clair que l'homme se construit dans et par la société, l'éducation, le rapport aux autres, l'histoire. Par la culture, l'homme apprend à domestiquer son animalité, ses pulsions, sa violence naturelle, son agressivité, son égoïsme. Il construit un monde qui lui est propre, un monde artificiel peuplé de symboles, d’objets techniques, d’œuvres de toute sorte. - En quoi la culture pourrait-elle le rendre moins humain, voire inhumain ? Donnez des exemples. Culture entendue comme ce qui marque l'appartenance de l'homme à une culture particulière. La culture rend l'homme inhumain lorsqu'elle l'enferme dans son identité, lorsqu'elle est un facteur de conflits entre les hommes, lorsque les oppose et les divise (guerres, génocides, colonialisme...). Si l’on entend par culture le savoir qu’a capitalisé une personne cultivée et qui la distingue des hommes « incultes » (les barbares, les sauvages) ou manquant de culture, force est de constater qu’on peut être cultivé et se comporter de façon inhumaine (exemple des officiers nazis pendant la second guerre mondiale) ; à l’inverse, on peut ne pas être cultivé et ne pas être allé à l’école, par exemple, tout en étant quelqu’un de bien moralement, sans compter que la définition de ce qu’est la culture authentique relève d’un certain arbitraire. - Il y a donc au moins deux réponses possibles qui semblent s'affronter. Comment, selon vous, est-il possible de dépasser cette opposition ? La culture doit permettre de surmonter la fragmentation de l'humanité et avoir pour but la moralisation de l'homme. Culture comme soin à l'égard de sa propre nature, de sa propre culture, de la culture des autres. Il s'agit donc de se demander à quelles conditions la culture permet une moralisation, un progrès, une unification ou réunification de l'humanité. C’est cette question que nous allons examiner tout au long de ce chapitre. 4 I) LA CULTURE HUMANISE L'HOMME La culture désigne la formation par laquelle l'homme parvient à réaliser certaines dispositions qu'il contient en germe, en s'arrachant à la nature et à tout ce qui pourrait l'enfermer dans une identité donnée. En ce sens, la culture est le fondement de l'unité du genre humain. A) LA NUDITÉ HUMAINE (texte de Platon, in Protagoras, 320c-312c) L'homme est un animal inachevé, indéterminé, qui doit s'éduquer lui-même. Ce qu'il y a d'humain en l'homme n'apparaît pas originellement : l'homme est le seul être dans la nature qui a à devenir ce qu'il est, en sorte que l'humanité, pour l'homme, est un idéal, un horizon à atteindre. L'animal est, au contraire, un être de pure nature; guidé par l'instinct, il est d'emblée tout ce qu'il peut être. L'animal est achevé car la nature prend soin de lui à la naissance : il est équipé, peut se défendre à l'aide de ses crocs, de ses griffes, etc. L'homme a été partiellement abandonné par la nature, comme l'enseigne Platon dans le mythe du Protagoras (320 c-321 c). Correction du travail à faire à la maison sur le texte de Platon : Épiméthée est chargé de la répartition des capacités entre les diverses espèces; il veille à équilibrer les dons, de sorte qu'aucune espèce ne soit menacée d'extinction : les oiseaux ont des ailes pour fuir dans les airs, les rongeurs savent creuser des galeries où trouver refuge; aux uns il donne la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force. Quand il eut dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait, Épiméthée constata qu'il avait oublié l'espèce humaine. Prométhée offrit alors aux hommes la maîtrise du feu et des techniques qui vont leur permettre de travailler et ainsi de compenser leurs faiblesses. Mais les hommes ne connaissent pas l'art de vivre ensemble, de s'organiser, de se respecter mutuellement. Zeus, craignant alors la disparition du genre humain, fit don aux hommes de deux vertus permettant justement de vivre ensemble, de pratiquer l'art politique : la pudeur et la justice. La cité définit le territoire humain entre celui des dieux et celui de la sauvagerie animale. Contrairement à l'animal voué à l'état de nature dans toute sa violence, l'homme doté de la raison et du langage peut renoncer à l'état de guerre, entrer dans l'état politique et y construire le souverain qui agit au nom du peuple. L'homme est donc originellement nu, imparfait, inachevé; il lui appartient de s'achever luimême, de faire advenir son humanité, et le moyen de cet achèvement est justement la culture. La pauvreté de son hérédité naturelle est l'envers d'une fabuleuse capacité à inventer; l'inachèvement de sa nature lui offre une plasticité illimitée qui l'élève au-dessus de l'animal. Cette capacité quasi infinie d'acquérir progressivement de nouvelles qualités et perfections, de dépasser le mécanisme et les bornes de l'instinct, Rousseau l'appelle, dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, la perfectibilité, qui s'oppose à la fixité de l'animal (l’animal ne peut pas dépasser ce que la nature a fait de lui). Nous reverrons cette notion de fixité à propos du langage lorsque nous distinguerons, avec Bergson, le signe linguistique humain et le signe animal « adhérent ». 5 B) L'ÉDUCATION Repère : « en puissance/en acte » D'où l'importance de l'éducation qui conduit l'homme vers son humanité. A l'état sauvage, l'homme n'est qu'un animal ou un monstre, comme en témoigne l'étude par le docteur Itard de l'enfant sauvage, Victor de l'Aveyron, qui se comporte comme un animal. Il est biologiquement homme mais pas encore humain : même l'usage de ses sens n'est pas encore humain, car notre sensibilité elle-même est une création culturelle, elle a besoin d'être éveillée, de passer de la puissance à l'acte. Cf. film de François Truffaut. Dans cette optique, Aristote distingue ce qui est «en puissance», pas encore réalisé mais déjà là, de ce qui est « en acte », c'est-à-dire réalisé, effectif. Correction du travail à faire à la maison sur la distinction « en puissance / en acte ». La puissance (dynamis) représente tout ce qui est à l'état de possibilité – le virtuel, le potentiel, des promesses d'existence non encore réalisées; l'acte (énergéia) désigne les réalités achevées, définies. Un chêne, par exemple, est déjà tout entier en puissance dans un gland, mais seul l'arbre pleinement développé mérite ce nom. De la puissance à l'acte, il y a élévation, accès à un niveau supérieur de l'Être, réalisation de la finalité interne de la nature. L'acte est «entéléchie», c'est-à-dire parachèvement. Il y a donc plus de perfection dans la réalisation de quelque chose ou de quelqu'un, que dans sa simple possibilité. L'acte est un triomphe, un accomplissement. En sorte que l'humanité de l'homme est le produit de la culture. Ce qui définit la nature humaine, c'est son éducabilité, sa capacité d'être formé. On peut dresser un animal pour lui apprendre à imiter son maître, mais l'éducation n'est pas de l'ordre du dressage, car elle a pour but de conduire l'homme à la fin que vise la nature – la liberté -, mais qu'il ne peut atteindre sans la culture et l'éducation du fait de son inachèvement naturel. Dans ses Réflexions sur l'éducation, Kant observe que le petit homme, du fait qu'il n'a pas d'instinct, n'a pas de guide naturel qui lui permettrait de se conduire lui-même : « Par son instinct, un animal est déjà tout ce qu'il peut être; une raison étrangère a pris soin de tout pour lui. Mais l'homme doit user de sa propre raison. Il n'a point d'instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa conduite. Or puisqu'il n'est pas immédiatement capable de le faire, mais au contraire vient au monde pour ainsi dire à l'état brut, il faut que d'autres le fassent pour lui. » Rappelons que le latin educare signifie « conduire vers ». Contrairement à l'animal, un enfant laissé seul mangerait n'importe quoi, même ce qui pourrait lui nuire. L'homme est ainsi le seul animal qui a besoin d'un maître pour l'éduquer. Pourquoi fautil éduquer l'homme ? Afin de le «dépouiller de sa sauvagerie », affirme Kant ! L'enfant doit apprendre à discipliner ce qu'il peut y avoir de désordonné chez lui. Le but de l’éducation est donc de conduire l’homme à sa propre humanité et autonomie. L'éducation vise le perfectionnement du genre humain, lequel se réalise sur plusieurs générations. L’éducation comporte deux aspects : 6 La discipline (partie négative de l’éducation) doit habituer l’enfant à supporter la contrainte des lois afin d'apprendre à se maîtriser; l’éducation doit commencer par un travail sur soi où il s'agit d'apprendre à maîtriser ses instincts et désirs. Civiliser veut dire « polir » notre nature : on civilise les penchants en apprenant à les dominer. Être poli, c’est justement avoir été poli par l’éducation. L’instruction (partie positive) consiste à former et à enrichir l’esprit par la transmission du savoir et par l’étude. Le défaut de discipline est plus grave que le défaut d'instruction, car il est difficile de corriger un manque de discipline, alors que le manque d'instruction peut se combler par la suite. Pour exercer pleinement sa liberté, il faut être à la fois discipliné et instruit. L'homme instruit doit ainsi être différencié de l'homme cultivé. L'homme instruit est certes capable de mémoriser un savoir, mais cette mémorisation ne s'est pas accompagnée d'une réelle appropriation du savoir, ce savoir lui reste extérieur. En revanche, l'homme cultivé est celui qui a été poli, raffiné par la fréquentation d'une culture intellectuelle, doté d'un savoir large et approfondi; c'est un homme sage, mûri par une certaine expérience de la vie. L'homme cultivé est plus que l'homme seulement instruit puisqu'il a porté la nature humaine à sa perfection en lui-même. Kant souligne que « c'est dans le problème de l'éducation que gît le secret de la perfection de la nature humaine ». La civilisation entendue comme progrès doit aboutir à une pacification des relations humaines, en substituant la raison à la violence. Grâce à la culture, l'homme doit réaliser toutes les virtualités de sa nature, en dominant la nature extérieure grâce à la technique et sa propre nature grâce à l'éducation. C) LA CULTURE, UNE SECONDE NATURE (texte n°1 de Merleau-Ponty) La réalisation de l'unité du genre humain est-elle néanmoins possible ? Peut-on véritablement, par la culture, rendre l'homme plus humain, plus universel, en l'arrachant à tout enfermement dans une tradition, une culture particulière, une identité donnée (culture comme appartenance d'origine à une identité culturelle) ? Or cet idéal universaliste se heurte à un obstacle culturel majeur, celui de la pluralité des langues, qui rend l'unité du genre humain, la communication des hommes pour le moins problématique, chaque peuple reconnaissant dans sa langue un élément fondamental de son identité. D'où le projet d'instituer une langue universelle (exemple de l'espéranto) : faire parler à tous les hommes la même langue, c'est faire fraterniser des peuples prisonniers de leurs différences culturelles et conjurer ainsi les conflits par une réforme du langage. Merleau-Ponty montre, dans sa Phénoménologie de la perception, qu'un tel projet est voué à l'échec parce qu'absurde : il n'existe pas une pensée universelle, un monde intérieur commun à tous les hommes : un Français ne pense pas la même chose qu'un Allemand ! Le langage invente la réalité; notre manière de percevoir, de ressentir, loin d'être universelle en tout homme, est façonnée par notre culture appartenance. C'est ce que montre Merleau-Ponty dans le texte suivant à propos de la colère et du sentiment amoureux qui sont des institutions, quelque chose de construit et de culturel. 7 De là l'idée que la nature humaine est introuvable et que l'homme n'est que déguisement. C'est ce souligne Pascal : « Il n'y a rien qu'on ne puisse rendre naturel; il n'y a pas de naturel qu'on puisse faire perdre » (Pensées, fragment 94). Cette nature humaine a été perdue depuis le péché originel, perte qui est symbolisée, dans la Bible, par le fait qu'Adam et Ève découvrent leur nudité et éprouvent le besoin de masquer celle-ci en se couvrant de « peaux de bêtes ». La culture vient masquer l'incomplétude naturelle de l'homme. En sorte que ce que nous croyons « naturel » dans l'homme n'est en réalité, la plupart du temps, qu'une institution qui relève de la culture, de ce que Pascal appelle la « coutume ». La coutume, qui supplée à la déficience de naturel en l'homme, tend à se faire passer pour une seconde nature. C'est la coutume qui est toujours première et qui fait les métiers, les titres, les hiérarchies, etc. La nature, loin d'être une donnée brute et originaire, est déjà une première coutume. Pascal donne l'exemple du sentiment d'amour des enfants envers leurs parents : «Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde nature» (Pascal, ibid., fragment 93). TRANSITION : La culture nous rend-elle plus humain ? Les facultés virtuelles que l'homme a reçues de la nature en puissance ne peuvent s'actualiser que par la vie en société. L'homme est un animal perfectible. On naît certes homme au sens biologique du terme, mais on devient humain, et parfois inhumain comme on va le voir, par l'éducation. En ce sens, on peut dire que, chez l'homme, la culture est une seconde nature. Mais si la culture transforme l'homme, jusqu'où cette transformation nous mène-t-elle ? N’y a-t-il pas une forme de culture et même d'éducation qui rende l'homme inhumain ? II) LA CULTURE DIVISE ET DÉNATURE L'HOMME La culture ne rend pas forcément l'homme plus humain. Les progrès de la civilisation ne conduisent pas à une société nécessairement meilleure, mais peuvent conduire à l'accroissement des inégalités, des injustices, de la violence, à l'inauthenticité, au triomphe de l'artificiel et à des formes régressives de barbarie jamais tout à fait contenues. La culture est aussi ce qui sépare, dénature, divise les hommes entre eux. A) L'AMBIVALENCE DE LA CULTURE Dans le Discours sur l'origine de l'inégalité, Rousseau prend l'image de la statue du dieu Glaucus, plongée dans l'eau, qui, avec le temps, est recouverte de coquillages, ce qui la rend méconnaissable. Cette métaphore désigne l'homme civilisé, cultivé, l'homme artificiel, contrenature, devenu inauthentique. La culture se présente comme un instrument de division, alors que la nature, synonyme de simplicité originelle, est un principe d'unité. Il s’agit de la culture au sens de l’ensemble des activités par lesquelles l’homme s’éloigne, s’écarte de la nature, ce qui 8 inclut l’histoire, la société, le travail, la technique, la politique, le langage, etc. Culture comme artifice, processus de dénaturation. Cette division s'effectue d'abord à l'intérieur même de l'homme : sous l'effet de la culture, une scission s'opère en l'homme entre l'être et le paraître; la vie sociale implique une perte de spontanéité, une perte de la franchise et de la simplicité de l'homme naturel qui coïncidait avec lui-même. Ainsi l'homme social est-il devenu hypocrite, il a appris à être faux, inconsistant, à paraître, à se comparer aux autres. Homme calculateur, dépravé : « L'homme qui médite est un animal dépravé », Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité. Rousseau, dans la Lettre à d'Alembert sur les spectacles, critique le théâtre : la vie en société peut être comparée à une immense scène, où chacun est acteur d'un rôle contrefait; chacun joue un personnage avec lequel il ne se confond pas. L'homme social se juge à partir du regard des autres, comparaison qui fait naître la jalousie, la rivalité, l'envie. Notre culture déguise nos mensonges, notre hypocrisie. Ici, la culture renvoie aux activités et productions spirituelles ou intellectuelles considérées par une société comme légitimes et qui témoignent de la part de celui qui s’y adonne (l’homme « cultive ») la maitrise de connaissances étendues en littérature, musique, sciences, histoire, etc., un certain raffinement. Kant, dans la septième proposition d'Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, dénonce cette apparence de morale que sont les conventions, les règles de politesse qui nous accablent et qui ne constituent qu'une apparence de bienséance, que le vernis, la surface d'une réalité qui n'a rien de morale : « Nous sommes civilisés, jusqu'à en être accablés, par la politesse et les bienséances sociales de toute sorte. Mais nous sommes encore loin de pouvoir nous tenir pour déjà moralisés. Si en effet l'idée de la moralité appartient bien à la culture, la mise en pratique de cette idée qui n'aboutit qu'à une apparence de moralité dans l'amour de l'honneur et la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. ». Exemple du pédantisme : l'homme civilisé est un pédant impénitent ! Au total, la culture divise l'homme à l'intérieur de lui-même; elle divise et sépare l'humanité en rompant l'unité primitive de l'homme d'avec la nature et des hommes entre eux. B) HUMANISME ET ETHNOCENTRISME (textes 2 de Lévi-Strauss) Dans Race et Histoire, Claude Lévi-Strauss montre que la culture peut rendre l'homme inhumain à partir du moment où une culture tend à se juger supérieure aux autres et qu'elle prétend imposer aux autres son hégémonie et ses propres valeurs. Cette conception expansionniste, dominatrice de la culture participe d'une volonté d'uniformisation, d'homogénéisation qui entend abolir toute différence culturelle. Ce n'est pas tant la pluralité des cultures qui est un obstacle à l'unité du genre humain que la volonté de réduire cette diversité par l'imposition d'un modèle dont la valeur ne peut être reconnue que dans une culture donnée. C'est l'affirmation de la supériorité d'une culture sur une autre qui génère le conflit. Culture ici au sens de civilisation. 9 Le concept de supériorité culturelle découle d'un préjugé fondamental, qui est l'ethnocentrisme : c'est la tendance à ne voir de modèle de l'humain que dans sa propre culture. L’ethnocentrisme consiste donc à ériger les valeurs propres à la société à laquelle j’appartiens en valeur universelle. L’ethnocentriste croit que ses valeurs sont les valeurs et considère sa propre civilisation comme supérieure comme supérieure, voire comme la seule à mériter le titre de « civilisée ». Ainsi le racisme, le colonialisme. Ainsi chaque société a-t-elle toujours tendu à confondre “sa” propre civilisation avec “la” civilisation, allant jusqu’à rejeter en dehors de l’humanité les hommes qui relevaient d’autres cultures. Les Grecs appelaient “barbares” les hommes qui étaient étrangers à leurs institutions et par la suite les Occidentaux n’ont vu longtemps que “sauvagerie” dans les cultures exotiques : «on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit» (Lévi-Strauss). L'Occident a inventé le sauvage. L'Europe et l'Amérique l'ont exhibé, l'ont montré, dans des zoos, des expositions ou des scènes de music-hall pour convaincre les populations blanches de leur évidente et définitive supériorité sur le monde. Cf. documentaire : «Les zoos humains» : http://kelpolitique.blogspot.com/2006/10/documentaireles-zoos-humains.html. Lévi-Strauss accuse l'humanisme occidental d'avoir isolé l'homme de tout ce qui n'était pas sa culture, en le coupant ainsi aussi bien des autres cultures que de la nature : cf. textes 2 de LéviStrauss. Cette valorisation, par l'humanisme occidental, de la culture et de l'affirmation de l'homme à travers son arrachement à la nature serait à la source de la destruction moderne de la nature par la technique, mais aussi de l'anéantissement des autres cultures, notamment sous la forme de la colonisation : «J'ai le sentiment, écrit Lévi-Strauss dans un entretien publié par le journal Le Monde le 21 janvier 1979, que toutes les tragédies que nous avons vécues, d'abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin avec les camps d'extermination, cela s'inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais presque dans son prolongement naturel...». « C’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord celui qui croit en la barbarie » (Lévi-Strauss, Race et histoire). C) UN SI FRAGILE VERNIS D'HUMANITÉ (texte n°3 de Freud, in Malaise dans la civilisation) La culture, toute culture ne nous rend donc pas forcément plus humain puisque, nous l'avons vu, elle peut être source de conflits, de division des hommes entre eux et être mise au service d'une volonté de domination, de stigmatisation de l'autre, d'uniformisation. La civilisation génère donc des formes de barbarie. Au fond, l'homme n'est jamais quitté par ses pulsions d'agressivité, d'animalité, de domination. La culture n'est là que pour contenir, sublimer l'animalité. Elle est 10 impuissante à le civiliser complètement. C'est ce que montre Freud dans Malaise dans la civilisation (texte n°3). On trouve une illustration cinématographique de cette thèse de Freud dans le film de Peter Brook (1963), Sa Majesté des mouches (Lord of the flies), inspiré du roman de William Golding écrit en 1954, qui montre la fragilité de la civilisation. Il décrit le parcours régressif d'enfants livrés à eux-mêmes. Un avion transportant exclusivement des garçons anglais issus de la haute société s'écrase durant le vol sur une île déserte. Le pilote et les adultes accompagnateurs périssent. Livrés à eux-mêmes dans une nature sauvage et paradisiaque, les nombreux enfants survivants tentent de s'organiser en reproduisant les schémas sociaux qui leur ont été inculqués. Mais bien vite le vernis craque, la fragile société vole en éclats et laisse peu à peu la place à une organisation tribale, sauvage et violente bâtie autour d'un chef charismatique et d'une religion rudimentaire. Offrandes sacrificielles, chasse à l'homme, guerres sanglantes : la civilisation disparaît au profit d'un retour à un état proche de l'animal que les enfants les plus fragiles ou les plus raisonnables paient de leur existence. La barbarie va même souvent de pair avec la culture la plus raffinée. On peut aimer la musique la plus raffinée et la plus complexe, pleurer en l’écoutant, et, dans le même temps, être capable de la férocité. L’art n’est pas le contraire de la barbarie et la raison n’exclut pas la violence. Exemple de la musique utilisée dans les camps de concentration. C’est ce que montre Pascal Quignard dans son livre La haine de la musique : « La musique est le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945 (…) Il faut souligner, au détriment de cet art, qu’elle est le seul art qui ait pu s’arranger de l’organisation des camps, de la faim, du dénuement, du travail, de la douleur, de l’humiliation, et de la mort. » Mais pourquoi la musique, qui peut être considérée comme la pointe la plus fine de la culture humaine, a-t-elle pu être mêlée à l’exécution de millions d’êtres humains ? Pascal Quignard souligne que la musique « viole le corps humain. Elle met debout », en sorte que la musique, étant un pouvoir, s’associe à tout pouvoir. « Partout où il y a un chef et des exécutants, il y a de la musique ». La musique, dans cette optique, annihile la pensée, endort la douleur. Elle pénètre à l’intérieur du corps, s’empare de l’âme, elle capte, captive dans le lieu où elle résonne, ce que Platon avait déjà souligné dans République III, 401 d. Les soldats allemands organisèrent la musique dans les camps de la mort pour augmenter l’obéissance, par plaisir esthétique et jouissance sadique. La musique permet de marcher au pas et de rester en ordre serré. « Là où on veut avoir des esclaves, il faut le plus de musique possible », affirme Léon Tolstoï (cité par Maxime Gorki dans les Entretiens à Iasnaïa Poliana). On en conclut que l’humanité est un vernis bien fragile. Dans certaines circonstances se manifeste chez les êtres humains une propension à ne pas agir en accord avec les sentiments de bienveillance et les principes éthiques qui les animent dans la vie ordinaire. Les hommes sont perfectibles, disait Rousseau, ils ont le pouvoir de se transformer indéfiniment, pour le meilleur et pour le pire ! 11 TRANSITION : La culture n'est donc pas un gage de moralité. La diversité culturelle peut être une source de conflits et constituer un obstacle à l'unité du genre humain. La perfectibilité n'est pas nécessairement synonyme de progrès. L'humanité n'est donc jamais acquise. Elle doit être conquise, défendue, protégée à tout moment car nous sommes tous des barbares potentiels. A quelles conditions, dès lors, la culture est-elle susceptible de nous moraliser ? III) LA CULTURE DOIT MORALISER L'HOMME La civilisation, alors même qu'elle aggrave les conflits entre les hommes, est néanmoins l'unique moyen de les réunifier. Paradoxe de la culture qui ne divise que pour mieux réunir. Cultiver, c'est entretenir son humanité, tenter de la rendre meilleure, prendre soin (colere) de la nature, de sa propre culture, de la culture des autres. A) LA CULTURE COMME RUSE DE LA NATURE : L'INSOCIABLE SOCIABILITÉ Dans l'Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant montre que le conflit n'est pas tant la cause de la division qu'il n'est le moyen, la médiation permettant de surmonter la fragmentation de l'humanité. La culture n'est pas à l'origine de la fragmentation. Cette diversification a sa source dans la nature elle-même (multiplicité de races distinctes, par exemple), elle est voulue par elle en quelque sorte. Cette volonté de diversité correspond à un plan, à un dessein providentiel de la nature; elle est le moyen utilisé par la nature pour rendre possible la dispersion du genre humain sur la terre car chaque race se trouve mieux adaptée à une certaine situation géographique et climatique. Par nature, l'homme tend à s'unir à ses semblables en vertu d'un penchant à la sociabilité; il tend aussi à s'isoler, du fait de cette diversité qui le pousse à vouloir se séparer des autres et à cultiver ainsi sa différence. Cette opposition se traduit par le conflit qui oppose, en chacun de nous, les penchants égoïstes et la nature rationnelle. Kant appelle « insociable sociabilité » cette tendance naturelle qui pousse les hommes, par une sorte de plan caché de la nature, à entrer en conflit les uns avec les autres. Cette tendance à la séparation et à la division est précisément ce qui va forcer l'homme à se cultiver. L'humanité n'est pas tant une nature donnée qu'un idéal à atteindre, par-delà la division de l'humanité en espèces culturellement distinctes. La concurrence a donc des effets bénéfiques. Kant prend l'exemple d'un enclos dans lequel se trouvent différents arbres, et le compare à un enclos où il n'y aurait qu'un seul arbre : là où il y en a plusieurs, ils se développent harmonieusement et poussent beaux et droits, alors que l'arbre seul ne parvient pas à s'élever. L'insociable sociabilité pousse l'homme à entrer en conflit avec les autres, amis elle est aussi ce qui le force à se cultiver. Le développement de l'homme par la culture lui est « pathologiquement extorqué» : l'homme ne le veut pas pour lui-même, mais il lui est imposé par la vie en société. D'où l'éloge que fait Kant des guerres, des conflits de civilisations. La guerre, observe Kant, impose à l'homme une 12 certaine discipline, elle oblige les États à discipliner les citoyens. Par cette discipline, la guerre fait d'abord la guerre à la guerre, car la source des guerres se trouve dans le cœur des hommes, dans la sauvagerie des impulsions, dans l'absence de discipline. La guerre est une situation invivable, qui oblige les hommes à trouver des remèdes, des moyens de s'entendre entre eux, pour entre un terme à ces conflits. La guerre nous force paradoxalement à faire la paix. De même que le droit interne aux Etats arrache les individus à l'état de nature, de même le conflit des Etats entre eux, à l'échelle internationale, force les hommes à s'entendre pour mettre fin à l'état de guerre. La guerre n'est donc pas tant un obstacle à l'unité du genre humain qu'elle n'est une condition qui préexiste à son avènement. La constitution d'un droit international se situe à l'horizon une société cosmopolitique, où chaque homme serait reconnu comme « citoyen du monde » sous la protection universelle des droits de l'homme qui constituent une culture vraiment universelle. Droit international qui suppose la création d'un Etat multinational ou d’une confédération pacifique qui préfigure la future Société des Nations. C'est à cette condition que la culture peut véritablement nous rendre plus humain : elle doit contribuer à unir les hommes, à favoriser la paix, le droit entre les hommes et les peuples. B) CULTURE ET ALTÉRITÉ La culture risque de rendre l'homme inhumain, nous l’avons vu, lorsqu'une culture particulière tend à se juger supérieure aux autres et à vouloir imposer un idéal unique. Or la pluralité des cultures est constitutive de la richesse même de l'humanité qui se décline au pluriel. La civilisation implique la coexistence de cultures offrant le maximum de diversité. La civilisation mondiale n'est rien d'autre que la coalition, à l'échelle mondiale, de cultures préservant chacune leur originalité. Toutes les petites cultures peuvent collaborer au sein d'un plus grand ensemble que Lévi-Strauss appelle civilisation. Selon Lévi-Strauss, les différentes cultures se construisent à partir d'un fonds commun de possibilités logiques à travers lesquelles les hommes pensent et agissent sur leur milieu de vie. Ce qui distingue les cultures ce sont seulement leurs façons d'utiliser ces ressources logiques communes. En Occident, on privilégie surtout l'action, l'innovation, le rendement; l'Inde, au contraire, privilégie les techniques spirituelles afin d'atteindre la paix intérieure. En sorte que la diversité culturelle peut se comparer à un jeu de cartes dans lequel les règles communes produisent, à partir de donnes différentes au départ, une infinité de parties différentes dans lesquelles les pertes et les gains vont finir par s'équilibrer. Lévi-Strauss appelle, en outre, à une réconciliation de l'homme et de la nature, dans un «humanisme généralisé», c'est-à-dire élargi et remanié. Au lieu de prendre pour principe la culture conçue comme séparation de l'homme et de la nature, il faudrait réintégrer l'homme dans la nature, prendre pour principe l'identification de l'homme à toutes les formes de vie qui impliquerait de refonder les droits de l'homme «non pas, comme on le fait depuis l'Indépendance américaine et la révolution française, sur le caractère unique et privilégié d'une espèce vivante», mais en s'efforçant au contraire d'y «voir un cas particulier de droits reconnus à toutes les espèces.» (De près et de loin). Substituer donc aux valeurs des droits de l'homme celles des droits de la vie. 13 C) LE DIALOGUE DES CULTURES Mais la thèse de Lévi-Strauss qu'on peut qualifier de relativiste est problématique. On entend par relativisme en ethnologie l’obligation d’adopter la même attitude vis-à-vis des diverses sociétés. Idée qu’aucune société n’est supérieure à une autre. Le relativisme conduit ainsi à nier l’existence de valeurs universelles comme, par exemple, les droits de l’homme. Or le relativisme ne peut condamner les sociétés qui font de l’esprit e conquête ou de la volonté de dominer les autres êtres humains une valeur centrale. Il devient alors impossible de sanctionner des pratiques comme l'excision ou l'interdiction de l'éducation à la gent féminine. De quel droit, en effet, vouloir faire de la tolérance une valeur absolue, si toutes les valeurs sont relatives et si toutes les cultures se valent ? Le maintien et la valorisation de la diversité culturelle peut conduire, qui plus est, à l'affirmation de l'incommunicabilité de toutes les cultures, ce qui rend évidemment impossible le dialogue entre les cultures. Le risque est grand, avec le relativisme, de nier l'idée d'une humanité universelle et de réduire l'homme à son être culturel et social qui se voit interdit toute distanciation vis-à-vis de sa culture et de sa société au nom de la survie du groupe. Ainsi, au Québec, les autorités provinciales, souhaitant protéger la forme de société culturellement française, ont promulgué des réglementations interdisant à la population francophone d'envoyer leurs enfants dans des écoles anglaises. Toute ouverture de l'individu hors de l'héritage culturel est alors perçue comme une aliénation, en sorte que le surinvestissement de l'identité ethnique conduit à l'enfermement dans l'anéantissement de l'identité individuelle. Le droit à la différence risque ainsi de se transformer en droit à l'oppression des individus par le groupe. Les droits de l’homme, loin de se réduire à un pur produit de la civilisation occidentale, fournissent le ciment qui permettrait l'unification des cultures : au-dessus de la diversité culturelle, il y a des valeurs supérieures dont le respect doit s'imposer à toutes les cultures sans exception. La culture des « droits de l'homme » a permis à l'Occident de se critiquer et de se réformer dans ses propres pratiques. Rappelons que la culture occidentale européenne s'est elle-même constituée historiquement par un dialogue permanent entre différentes cultures et héritages, celui de Rome, d'Athènes et de Jérusalem. Toutes les cultures sont-elles capables d'un tel dialogue ? Toutes les cultures se valentelles ? Ont-elles toutes intégré ces valeurs universelles ? La culture nous rend plus humain, en tout cas, si elle est capable de dialoguer avec les autres. Une culture n'est donc pas une entité statique, close sur elle-même, clairement définie, se refermant sur ses membres. Elle est le produit de processus historiques multiples d'interaction avec d'autres cultures. Il y a danger lorsqu'un individu se définit uniquement par son appartenance culturelle et s'enferme dans une définition, lorsque cette identité est réifiée. 14 Nous ne pouvons jamais nous réduire à une seule appartenance. C'est ce que montre Amin Maalouf dans Les Identités meurtrières : originaire d'une famille du sud de l'Arabie et installée au Liban, cette famille s'enorgueillit d'avoir toujours été arabe et chrétienne; sa langue est l'arabe, mais il a été éduqué au lycée français, avec une grand-mère turque et un grand-père maronite d'Egypte : « En extrapolant à peine, je dirai : avec chaque être humain, j'ai quelques appartenances communes, mais aucune personne au monde ne partage toutes mes appartenances », « Je fouille ma mémoire pour débusquer le plus grand nombre d'éléments de mon identité, je les assemble, je les aligne, je n'en renie aucun ». Amin Maalouf partage quelque chose de commun avec une grande partie de l'humanité, mais en même temps il peut se considérer comme unique. Cette agrégation d'appartenances multiples n'est pas vécue comme un conflit en lui-même. Au contraire : la « blessure de la différence » surgit lorsqu'il se trouve obligé de s'identifier à l'une de ces appartenances (souvent celle qui est stigmatisée par le regard des autres) au détriment des autres. Or son expérience nous enseigne qu'il est possible de faire cohabiter en soi et en dehors de soi différentes appartenances culturelles ou différentes cultures de manière pacifique. La culture est alors ce qui, en l'homme, lui, permet de s'arracher à une communauté, à une identité donnée pour parler, penser, agir. Ainsi, dans les grandes œuvres de la culture, il y a un effort pour dépasser sa culture particulière et pour rejoindre l'humanité de l'homme : ces œuvres parlent à tous. On lira, à ce sujet, le livre d'Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée. CONCLUSION GÉNÉRALE La culture nous rend-elle donc plus humain ? Le « nous » de la question renvoie à la fois à l'individu et à l'humanité tout entière. A quelles conditions la culture peut-elle nous unir, nous moraliser, nous rendre meilleur(s), plus civilisé(s), tolérant(s), bienveillant(s) à l'endroit des autres cultures ? La diversité culturelle est-elle finalement une richesse et une chance pour l'humanité, ou faut-il y voir un obstacle ? La culture rend l'homme inhumain lorsqu'elle l'enferme dans son identité, lorsqu'elle débouche sur l'ethnocentrisme, lorsqu'une culture particulière veut imposer aux autres un idéal unique, lorsqu'elle est un facteur de conflits entre les hommes, lorsqu’elle les oppose et les divise (guerres, génocides, colonialisme...). La culture rend l'homme inhumain lorsqu'elle l'isole des autres cultures et des autres êtres vivants. La culture désigne le soin, l'entretien à l'égard de sa propre nature (c'est notamment la fonction des droits de l'homme), de la nature extérieure (c'est la tâche de l'écologie), de sa propre culture (c'est la mission de l'école qui doit veiller à la conservation du passé et de notre héritage culturel) et de la culture des autres (c'est ce à quoi veille en particulier des institutions comme l'UNESCO). Il est ainsi possible d'affirmer à la fois l'unité du genre humain, la capacité, pour les hommes, de partager certaines valeurs fondamentales (celles des droits de l'homme, par exemple), tout en reconnaissant l'irréductibilité, voire l'incommensurabilité, des cultures entre elles. Dès lors, 15 une société n'est vraiment civilisée que si elle est capable de faire coexister des cultures différentes. La civilisation n'est pas un fait comme la culture, mais un processus historique, un idéal moral, un horizon à atteindre. De ce point de vue, la civilisation serait plutôt synonyme de progrès, tandis que la culture serait synonyme de tradition. La civilisation comprend les valeurs morales et politiques qui ne sont pas inscrites spontanément dans le tissu culturel. Aujourd'hui, il est difficile de ne pas associer à l'idée de civilisation celle des Droits de l'homme et du citoyen. C'est bien au nom des Droits de l'Homme que sont condamnées certaines coutumes archaïques portant atteinte à l'intégrité physique et morale des personnes (excision...). SUJETS DE DISSERTATION - La culture rend-elle l’homme plus humain ? - L’homme est-il un être à part ? Peut-on dire d’une civilisation qu’elle est supérieure à une autre ? - Peut-on juger la culture à laquelle on appartient ? - La pluralité des cultures est-elle un obstacle à l’unité du genre humain ? - Peut-on parler à bon droit d’hommes “sans culture” ? DÉFINITIONS A CONNAITRE - La culture : l'ensemble des faits symboliques qui ajoutent à la nature une signification dont celle-ci semblait dépourvue; la formation spirituelle ayant élevé le goût, l’intelligence et la personnalité à la dimension de l’universel; au sens sociologique, la culture est un ensemble complexe incluant connaissances, techniques, traditions, et caractérisant une société ou un groupe donné (il n’y a donc pas de sociétés humaines sans culture). - La civilisation : au sens moral, impliquant un jugement de valeur, la civilisation est la conquête spirituelle de l’homme par lui-même, par opposition aux énergies qui seraient purement animales ou «barbares»; processus de perfectionnement orienté vers un progrès du genre humain. - L'ethnocentrisme : tendance à considérer le groupe socio-culturel auquel on appartient comme un centre, un modèle de référence, une norme, et à rejeter ainsi la diversité culturelle. - Le relativisme culturel : conception selon laquelle il n’existe pas de valeurs universelles et de civilisation supérieure à une autre ; toutes les cultures se valent et sont respectables. Repères : universel/général/particulier/singulier, en puissance/en acte - L'universel : est universel ce qui est valable pour tous les cas sans exception, partout et toujours, ce qui est reconnu pour tous les hommes. - Le général : ce qui correspond à la grande majorité des cas ou ce qui a été constaté à chaque fois, mais dont nous ne pouvons pas affirmer qu'il en sera toujours ainsi sans exception. 16 -Le particulier : est particulier ce qui est valable pour une partie seulement d'une totalité, ce qui appartient en propre à un individu. - Le singulier : est singulier ce qui est valable pour un individu ou une totalité individuée, ce qui fait qu'un être est unique, original et se distingue vraiment des autres. - En acte / en puissance» : «En puissance» renvoie à une promesse, une potentialité, à quelque chose qui est possible mais qui n'est pas encore réalisé. «En acte» renvoie à une réalité, au fait que la promesse ou la possibilité a été effectivement tenue et mise en œuvre. CITATIONS A RETENIR « L’homme est l’animal qui n’est pas encore fixé de manière stable » (Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 62). « C’est dans le problème de l'éducation que gît le secret de la perfection de la nature humaine » (Kant, Réflexions sur l’éducation). « Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme » (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception). « Il n'y a rien qu'on ne puisse rendre naturel; il n'y a pas de naturel qu'on puisse faire perdre » (Pascal, Pensées, fragment 94). « L'homme qui médite est un animal dépravé » (Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité). « Le barbare, c’est d’abord celui qui croit en la barbarie » (Lévi-Strauss, Race et histoire). BIBLIOGRAPHIE - - - Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971. Emmanuel Kant, Traité de pédagogie, Hachette Classiques, 1981 Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Bordas, 1988. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Gonthier, 1961. Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Grasset et Fasquelle, 1998. Blaise Pascal, Pensées, fr.93 et 94, Garnier-Flammarion, 1976. Pascal Quignard, La haine de la musique, VIIe Traité, pp.197-233, Gallimard, 1996. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Garnier-Flammarion. Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Garnier-Flammarion. Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien, La Découverte, 2007. Films : - Peter Brook, Sa majesté des mouches (Lord of the flies). François Truffaut, L’enfant sauvage. Lycée franco-mexicain – Cours Olivier Verdun