Glissement des images et appréhension des lieux

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Glissement des images et appréhension des lieux
Glissement des images
et appréhension des lieux
Alain Mons *
Université de Bordeaux III (« Michel-de-Montaigne »)
L’expérience contemporaine de la pluralité des lieux déclenche
des régimes d’images superposées : représentations, présences
matérielles, visions mentales. La question du lieu doit être
réouverte dans un contexte de déterritorisalisation, de déplacements, de communication généralisée. Il se produit une intrication forte entre des images diverses et des lieux traversés dans
notre appréhension spatiale. Phénomène du mélange que nous
repérons avec la photographie, l’implantation des images urbaines, l’expression chorégraphique, le cinéma… Un nouvel espace
mental et une esthétique contingente, liés à un corps incertain, se
manifestent par un mouvement d’apparition et de disparition des
formes. La culture du diffus faite d’interstices, de variations, de
lignes brisées, soulève l’importance des images mentales qui se
lovent dans des lieux ou s’en détachent. Une anthropologie
appréhensive (modale) s’interroge sur le glissement subtil entre
les lieux et les images pour notre perception aujourd’hui, sur la
fluidité de l’imaginaire en circulation, sur l’enchevêtrement du
public et de l’intime. Ce texte constitue une sorte de prolégomènes à une recherche sur l’oscillation des lieux, selon une
approche singulière d’un devenir polytopique.
Ce qui est entre
Les lieux dont nous faisons l’expérience provoquent un afflux d’images
de toutes sortes dans la culture contemporaine. Une véritable « constellation » d’images se forme pour reprendre l’expression benjaminienne 1, dès
que nous fréquentons ou traversons des lieux qu’ils soient urbains,
*
1
[email protected]
Jean-Luc Godard dit à propos des images et de l’histoire : « Cela construit des
constellations, des étoiles qui se rapprochent ou s’éloignent comme le voulait Walter Benjamin », cité in Georges Didi Huberman. Images malgré tout. Minuit. Paris.
2003, p. 175.
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campagnards, maritimes, insulaires, historiques, modernes. Sans doute la
photographie, le cinéma, la vidéo ou la danse contemporaine, comme
nous le verrons, sont-ils destinés à en esquisser partiellement la figuration ? En tout état de cause trois régimes d’images semblent se chevaucher, s’enchaîner, avec une appréhension des lieux divers. Ce sont les
images sur les lieux qui les “cadrent” dans la représentation figurale, les
images dans les lieux qui sont implantées surtout dans les villes, enfin les
images avec les lieux qui sont mentales et se forment et se déforment au
gré des circonstances. Nous vivons simultanément ces trois régimes
d’images qui accompagnent notre perception, ou plutôt notre sensation
spatiale. L’apprentissage des lieux est aussi une traversée des images. Il
s’agit de comprendre « le temps de travail des images sans cesse agissant les unes
sur les autres par collisions ou par fusions, par ruptures ou par métamorphoses » 1
comme le caractérise Georges Didi Huberman. Le travail d’imagination
donc s’effectue dans et par des lieux. Ces derniers sont des fragments
d’espaces singuliers où quelque chose a lieu ou aura lieu, où précisément
l’agencement des éléments présents ou absents “font image”, comme
nous le verrons. Il s’agit du « lieu sans dieu » pour reprendre l’expression
de Jean-Luc Nancy 2, en tant qu’ouverture, en tant que fermeture à un
avoir-lieu. Car le lieu où je me trouve renvoie à autre chose que luimême, ne serait-ce qu’à d’autres lieux et à des images qui se greffent sur
son corps spatial. Il faut qu’il échappe à la représentation pour déclencher une appropriation imaginaire de l’espace, qu’il produise sa mise en
abyme par ses propres signes, comme le souligne Henri-Pierre Jeudy
pour la ville remarquant « la prolifération des images de ville demeure inépuisable
parce qu’elle n’est jamais assujettie à un ordre sémantique qui lui imposerait un sens
préalable » 3. Les lieux résistent à tout assujettissement par l’irruption des
visions incontrôlables qu’ils déclenchent dans leurs pratiques spatiales.
Cependant dans un contexte de mondialisation, qui est celui d’une
« communication-monde » comme l’a désignée Armand Mattelart 4, d’une
déterritorialisation généralisée, n’assistons-nous pas à une liquidation des
lieux purement et simplement ? Le risque existe avec la circulation vertigineuse dont Internet serait la “matrix” illimitée avec ses “sites” proliférants. On peut envisager avec Anne Cauquelin 5 que nous vivons dans
1
2
3
4
5
Georges Didi Huberman. Images malgré tout. Minuit. 2003. P. 149.
Jean-Luc Nancy. Au fond des images. Galilée. Paris. 2003, p. 118 : « le lieu qui
n’est que lieu de l’avoir-lieu et l’avoir-lieu pour lequel rien n’est donné, rien n’est joué
d’avance ».
Henri-Pierre Jeudy. Critique de l’esthétique urbaine. Sens & Tonka. Paris. 2003,
p. 17.
Cf. Armand Mattelart. La mondialisation de la communication. 1996.
Anne Cauquelin. Le site et le paysage. Paris, PUF, 2002, p. 10. L’auteur note
« nous vivons très bien avec deux mondes en parallèle : celui où le goût se fait entendre et
où le paysage nous parle “nature”, mais aussi celui des technologies de la communication
dont l’usage devient notre seconde nature ».
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deux mondes parallèles ou même antinomiques, que nous avons intégré
une ambivalence mentale et existentielle dans notre quotidien par l’imbrication du réel et des images environnantes. Nous sommes dans des lieux
matériels singuliers et nous sommes dans l’espace virtuel des médias,
presque simultanément.
Ce pourquoi il est envisageable de re-penser les lieux dans leur paradoxalité limite, ils sont borderline par leur ouverture et par leur clôture, en leur
lointain et en leur proximité, en leur immédiateté et par leur suspension.
Dans nos déplacements nous passons d’un lieu à l’autre, et les images
mentales glissent les unes sur les autres comme sur des surfaces lisses ou
trouées, elles entrent en contact le long du corps des espaces. C’est la
raison pour laquelle nous sommes touchés par des lieux, étant donné que
nous nous mêlons aux images émergentes concrètement ou abstraitement à partir d’une imprégnation polytopique.
Un tel phénomène s’esquisse, se fait et se défait, est en devenir, et ne
peut se comprendre qu’à la condition d’une « anthropologie modale », pour
reprendre une idée de François Laplantine, prenant en considération les
modulations et les modalités des sociétés. D’où un intérêt accru pour
l’infinitésimal, l’entrevue, l’absence, le fragment, le tremblé, comme
modes de connaissance. Il s’agit de penser la fluctuation, l’oscillation,
l’altération, des phénomènes pour dégager le « mouvement de la variance »
comme l’appelle F. Laplantine 1. D’où, pour nous, la nécessité d’une anthropologie appréhensive (pas seulement compréhensive) qui va à l’encontre
d’un constructivisme prétentieux où domine le paradigme d’ordre, l’obsession du “cadre”, le culte de la transmission et de la maîtrise, le déterminisme culturaliste. L’appréhension consiste aussi bien à tenter de se
“saisir” d’un objet par l’esprit disons, que d’envisager les choses avec une
certaine inquiétude, une crainte vague, éprouver un pressentiment. La
non-assurance devient alors une méthodologie de la recherche pour explorer subtilement un monde interlope, inachevé, ambiguë. Toutes les
constructions idéales, parfaites, se heurtent au “tourbillon” que décrit
Walter Benjamin qui désoriente le cours des choses, elles s’y engloutissent fatalement. L’important, sans doute, se produit dans l’interstitiel,
c’est-à-dire ce qui se passe entre l’apparaître et le disparaître, la présence
et l’absence, le proche et le lointain. Le rapport entre les lieux et les images se situe précisément à cet intervalle, sur cette ligne brisée. Or cette
relation interstitielle, oscillante, imprègne notre espace cérébral. Pour la
philosophe Catherine Malabou ce qui demande à être pensé par rapport
à ce dernier est un double mouvement contradictoire de surgissement et
1
François Laplantine. De tout petits liens. Mille et une nuits. Paris. 2003. P. 290 :
l’anthropologue parle d’une « connaissance métisse qui s’efforce de dire l’impondérable, l’imperceptible, le minuscule, le frêle, le fragile, l’estompé, l’ébranlement infinitésimal. Il s’agit de penser une “multiplicité singulière” qu’on ne saisit pas mais qu’on
approche en multipliant les perspectives, les ouvertures… ».
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de disparition de la forme 1, ceci même à partir des résultats des neurosciences. Le jeu que nous opérons entre les images et les lieux souligne
fortement ce battement essentiel entre l’apparaître et le disparaître des
formes, telle est l’hypothèse qui chemine dans ce texte. Ces formes sont
matérielles et mentales, elles circulent de manière diffuse, elles opèrent
entre elles dans un glissement, un coulissement imperceptible, dans une
échappée aussi. Car nous vivons à l’ère du diffus 2 dans tous les sens du
terme ; avec l’incrustation sociale de l’image qui s’avère répandue, abondante et dispersée…
Afin de rendre compte de cette culture du diffus, la méthode minimale
est de mettre en mouvement le multiple, les superpositions, les métissages, les analogies, les irréductibilités, les surdéterminations et les indéterminations. C’est ainsi que les images et les lieux s’entrechoquent ou se
fondent dans un enchaînement (fondu enchaîné), sans même que nous le
sachions. Ce lien, ténu, entraperçu, obscur, nous plonge dans une dimension du sensible où le disparate, l’irruption, le touchant, et la béance, agissent
de façon intelligible à travers notre corps et notre mental. Qu’en est-il de
la translation entre les images mentales, les lieux et les icônes dans notre
culture contemporaine ? Vaste question irrésolue en vérité, où la place
des images mentales néanmoins devient centrale. Elles constituent un
mode de connaissance fulgurant, pour reprendre Walter Benjamin 3,
fragmentaire, fluide aussi. En tout état de cause on ne peut que constater
l’indétermination des lieux et des images dans leur glissement contemporain, dans leur apparition surimpressionnée. Les lieux “font image” et les
images “font lieu”, si l’on peut dire, dans un contexte de circulation tous
azimuts où nous sommes devenus polytopiques.
Ce qui est disparate
Une démarche appréhensive de la constellation constituée par les images
et les lieux dans leurs liaisons et leurs déliaisons, paraît évidente avec la
photographie qui se veut “projective” dans ses effets. La photographie
contemporaine semble réaliser visuellement l’image mentale que nous
1
2
3
Catherine Malabou. Que faire de notre cerveau ? Bayard. Paris. 2004. P. 144 :
« L’individu doit précisément tenir le milieu entre prise de forme et annihilation de la
forme. Entre la possibilité de l’installation sur un territoire et l’acceptation des règles de la
déterritorialisation. »
Alain Mons. La traversée du visible. Éd. Passion. Paris. 2002. P. 71-75 et P. 74 :
« Nous vivons dans un univers d’images diffuses, nous les avons intégrées et elles nous
englobent formellement, elles sont notre double au quotidien. »
Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940). Œuvre III. Gallimard.
Paris. 2000. Il écrit p. 430 : « L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut
retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même
où elle s’offre à la connaissance. »
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nous faisons du monde, de notre environnement, et qui n’est pas identique à l’image perceptive. L’expérience du dehors, pour reprendre un thème
de Maurice Blanchot, est donc complexe car superposant plusieurs plans
“appréhensifs” des espaces en leurs images : plans physiques, perceptifs,
émotifs, mentaux, fantasmatiques… Il y a tous ces éléments dans des
cheminements singuliers à chaque artiste qui induit des arrêts, des mouvements, des arrêts mouvementés qui mêlent puissamment les images
mentales et les lieux abordés de manière particulière. Ce qui est disparate
apparaît alors nettement dans le rapport des images et des lieux, avec
l’hétérogénéité, les discordances, les contrastes, les scintillements, les
fissures, qui sont en jeu continuellement.
Alain Fleisher a constitué en 1993 une série de photos étonnantes en
superposant des prises de lieux urbains dans des grandes villes avec des
images pornographiques montrant des corps en activité sexuelle. C’est
une série d’images que l’artiste a intitulé « Exhibition ». On sait que
Fleisher pour réaliser ses clichés a projeté lui-même des images X avec
un appareil sur des fenêtres, des stores ou des façades de maisons, sur
des bâtiments entiers, pour prendre ensuite sa photo. On imagine la
stupéfaction des habitants tétanisés par l’apparition de telles images sur
les bâtiments, les surfaces urbaines, même un court instant, car à grande
échelle. Outre l’imagination d’un artiste, cette série “révèle” une dimension profonde (une « dimension cachée » pour reprendre un titre de E. T.
Hall) du rapport subjectif, mais aussi objectal, à la ville. Du reste il n’y a
pas que cette série qui met en scène l’inconscient des lieux, ainsi celle
intitulée « Fenêtre sur cour » (1990) insiste sur les intérieurs des appartements (par exemple, la cuisine) où surgissent des images de corps
comme projetés dans les coins, dans la pénombre de l’habitat 1. Comme
si chaque lieu privé ou public devenait l’événement d’une projection
mentale, hallucinatoire, fantasmatique. Tout lieu renvoie donc à des
images intérieures (phantasma), phénomène que Fleisher va traiter photographiquement en matérialisant et projetant ces images mêmes. Le coulissement des images fantasmagoriques vers les lieux traversés apparaît
alors dans la photographie. Façons de mettre à nu ce qui nous hante
lorsque nous parcourons des villes et leurs divers espaces, c’est-à-dire le
sexe, la mort, la sensation, le néant, l’indifférence, le plaisir, le singulier,
l’étrangeté. La ville recèle une potentialité de vie ou d’anéantissement, de
désir ou de vide, de création ou de destruction. Des projections mentales
y travaillent continuellement, de même que sa constitution spatiale induit
des élaborations d’images, ce que Kevin Lynch a appelé « l’imagibilité » 2.
1
2
Pour toutes ces images Alain Fleisher, Maison européenne de la photographie. Paris. 2003-2004. Rétrospective. Cf. La vitesse d’évasion. Léo Scheer.
Paris. 2003.
Kevin Lynch. L’image de la cité. Dunod. Paris. 1971. L’auteur définit l’imagibilité, p. 11 : « C’est, pour un objet physique, la qualité grâce à laquelle il a de grandes
chances de provoquer une forte image chez n’importe quel observateur. »
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Il peut bien se trouver que les images qui adviennent en côtoyant une
ville soient incongrues, inconvenantes, déplacées, c’est même souvent le
cas. En un sens chaque ville déclenche des images disparates spécifiques
en fonction des lumières, des odeurs, du climat qui règne, des interactions, des découpes de l’espace public, de l’accès des choses, de l’énergie se dégageant. Ainsi si on prend trois Métropoles du sud de la France
comme Bordeaux, Toulouse ou Montpellier, chacune d’entre elles
dégage des images propres que l’on peut partager selon des “impressions”, des “stéréotypes”, des “désirs”, des “fragments”. Les images
opèrent alors par détour métaphorique, pour reprendre une idée de
Michel de Certeau, c’est-à-dire qu’elles divertissent et déplacent les fonctions d’un lieu. L’attraction d’un endroit est à ce prix d’ailleurs, il faut
qu’il renvoie à autre chose que lui-même dans les images qu’il provoque
chez ceux qui y accèdent… Ne serait-ce qu’à d’autres lieux, mais aussi à
des corps, des visages, à des campagnes, des murs, des formes abstraites.
Avec la photographie cette fonction de renvoi d’images est particulièrement
claire me semble-t-il, elle est comme intrinsèque au processus figural qui
s’effectue paradoxalement dans une disruption des formes symboliques*.
*
Car “le symbolique”, en supposant son existence, n’est pas un ordre, une
structure réunifiante, une forme atemporelle, comme certains ethnologues
nostalgiques de l’ordre, rigidifiés par l’obsession classificatoire, nous l’ont
asséné depuis des décennies de manière habile ou brutale, le plus souvent les
deux à la fois. Au contraire on peut dire que toute opération symbolique
(danse, rituel, pratique, figure…) nous introduit à l’instabilité du monde, elle
est toujours au bord de l’éclatement, de la catastrophe, de la syncope. Le
symbolique est travaillé, entamé par l’imaginaire qui bascule dans le réel,
pour reprendre les catégories lacaniennes. Une telle perspective nous ouvre
vers une anthropologie autre (initiée par Bataille, Leiris, Caillois…) aux antipodes du langage forclos régnant dans les institutions consacrées aux mains
d’ethnologues estampillés “marque maison”… Le travail de déconstruction
de l’anthropologie et de ses présupposés n’a pas été effectué, contrairement
à d’autres disciplines. Cela a laissé la voie à une vulgate d’autorité et de grégarité mêlées, dont les opportunistes se sont emparés pour asseoir leur pouvoir et leur clôture mentale. Dans ce désastre, dont le “style” écrit de
l’ethnologie avec sa monotonie, son illusion de maîtrise du réel, est le symptôme, quelques singularités heureusement ont pris d’autres chemins plus
passionnants (L. V. Thomas, G. Balandier, P. Clastres, F. Laplantine…).
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Janaina Tschäpe. « Greenpoint » (1998), extrait de 100 little deaths 1
Janaina Tschäpe. « Angevat » (2002), extrait de 100 little deaths 2
Les images sont des “cartes mentales” des lieux, comme le montrent
deux photographes très différents : Janaina Tschäppe et Alexeï Titarenko. La première s’est photographiée elle-même morte à travers différents lieux du monde avec une série intitulée 100 petites morts se déroulant
1
2
Photographie en couleurs, 80 x 120 cm, édition de 3 exemplaires. Reproduit
avec l’aimable autorisation de Art : Concept, Paris.
Photographie en couleurs, 80 x 120 cm, édition de 3 exemplaires. Reproduit
avec l’aimable autorisation de Art : Concept, Paris.
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sur quatre années à travers le globe. On peut voir cette jeune femme
allongée face contre terre, inerte, les bras le long du corps ou désarticulés, en robe blanche, rouge, en jupe sobre. Le corps comme mort est
allongé sur le bitume de la rue à Skidmore (2000), Tarragona (1997),
tache blanche sur des escaliers à Delhi (2002), ou bien elle est étendue
raide dans des appartements luxueux… La photographe projette sa mort,
la rêve aussi, dans des lieux accidentels au cours d’un périple autour du
monde. L’inertie du corps répercute l’étrangeté des lieux où nous pouvons mourir brusquement. Ce qui disparaît fait apparaître autre chose.
L’immobilité, l’abandon du corps mort révèle une étrangèreté du lieu où
l’événement fatal se produit dans l’absurdité. Il se joue une relation vertigineuse entre le corps mort, le lieu et le regard que nous portons sur ce
moment. La dimension spectrale des lieux du monde que capte Janaina
Tschäppe à travers sa mort virtuelle, est marquée visuellement. Dans
toutes ces images émergent de la hantise et de l’absence conjuguées, les
lieux semblent être tourmentés et vidés en même temps. Tel serait le
destin des lieux du monde à travers les images, lorsque nous les parcourons, les traversons, engendrant une beauté paradoxale. L’arrêt-sur-image
nous offre ces espaces dans leur hantise, leur absence, leur secret. Cependant lorsque nous passons d’emplacements invivables, inhumains, à
des endroits qui nous charment, qui nous subjuguent, nous vivons
l’ambivalence des lieux. Or dans l’acte photographique « il y a un mode de
disparition respectif de l’objet et du sujet » 1, note Jean Baudrillard. Cet auteur
remarque que nous croyons penser le monde alors que c’est le monde
qui nous pense, plus exactement nous pensons le monde parce que le
monde nous pense… 2 C’est sûrement ce qui s’expérimente avec la
photo, entre l’objet capté et le regard du photographe évoluant dans
l’espace. La puissance de l’objet qui est là interroge, interloque, confronte
le regard. Ce n’est certes pas une question d’interactivité mais une
tension à l’œuvre, une altérité dont le lieu est l’enjeu.
Même avec un artiste comme Alexey Titarenko qui pratique une image
intériorisée des lieux dans une quête poétique en référence à l’œuvre de
Dostoïeski, le monde se glisse à travers les images. Le seuil entre un
dedans et un dehors, entre une subjectivité et une objectivité, est altéré,
entamé, finalement estompé. Les lieux de Saint-Petersbourg qu’il prend
sont enveloppés d’un halo de lumière opalescente, ils en deviennent
spectrals 3. Quelque chose d’invisible, d’inaperçu, travaille le visible de
l’image, comme si le lieu urbain était imprégné par la fiction littéraire
1
2
3
Jean Baudrillard. D’un fragment l’autre. A. Michel. Collection « Biblio essai ».
Paris. 2001. P. 130.
Cf. Jean Baudrillard. L’échange impossible. Galilée. Paris. 1999. L’auteur écrit
p. 113 « Rien n’interdit alors cette hypothèse paradoxale : c’est bien notre pensée qui règle
le monde – à condition de penser d’abord que c’est le monde qui nous pense. »
Une exposition des œuvres d’Alexey Titarenko s’est tenue aux Rencontres
photographiques d’Arles en 2002.
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dostoïeskienne dont la photo restitue la teneur. Comme si la visibilité
surfaciale de l’image était travaillée par l’épaisseur invisible du lieu. Cet
entremêlement produit une composition et une décomposition de la ville
à travers la sensation des images. On a bien là des « lieux auratiques » au
sens de Walter Benjamin, puisqu’un jeu du proche et du lointain, du
touché et de la séparation, de la sensation et de la mélancolie, peut se
disposer indéfiniment selon les moments. Jean-Louis Schefer repère la
constitution d’un « continent onirique qui ouvre le monde moderne par le tissage
d’une tunique impalpable, faite d’ombres, de rôles fantômes »… 1 Ainsi l’univers
des images se fond avec le monde dans la confusion propre à la modernité. Notre réel est tissé d’images, de reflets, de fantômes, il est dédoublé,
brut et fictionnel. Ce que manifeste la photographie contemporaine est
cette surimpression entre la matière spatiale et les images mentales,
comme s’il y avait une nécessité vitale entre elles. Les lieux ne peuvent
exister qu’accompagnés par une projection imaginaire (A. Fleisher et
l’érotisme, J. Tschäppe et la mort, A. Titarenko et le rêve). Les images de
toutes natures (phantasma) qui ne sont pas que des formes mais des intensités, des forces, cherchent éperdument des lieux où se nicher, des creux
où demeurer, des surfaces où s’inscrire.
Ce qui fait irruption
Une image n’est jamais seule, à priori elle se comprend par rapport à
d’autres images, à des sérialités, mais aussi en relation à des lieux où elle
apparaît, où elle prend certains aspects selon des agencements inopinés.
Il n’y a pas que les images qui “représentent” ou figurent les lieux
comme avec la photo, car maintenant les images sont implantées matériellement dans des lieux, notamment sous forme d’icônes publicitaires
omniprésentes dans les espaces urbains. Ce phénomène morphologique
est relativement récent et constitue véritablement un nouveau type de
“paysage” de la ville 2, auquel nous sommes confrontés quotidiennement. Cette sorte d’invasion des images physiques dans les lieux urbains
principalement, participe pleinement d’une « logique de l’instantanéité » et de
l’éternel présent pour reprendre les termes de Zaki Laïdi 3. Les images
implantées font symptômes d’une « culture des flux et des instabilités mondialisées » 4 pour suivre une réflexion de Christine Buci-Glucksmann sur l’art
contemporain lui permettant de dégager le concept d’« images-flux ».
Assurément les icônes placées sous les abris de bus, aux carrefours, sur
1
2
3
4
Jean-Louis Schefer. Du monde et du mouvement des images. L’étoile & Cahiers du
cinéma. Paris. 1997. P. 49.
En 1970 Abraham Moles publiait L’affiche dans la société urbaine. Dunod. Paris.
Zaki Laïdi. Un monde privé de sens. Hachette Littératures. 2001.
Christine Buci-Glucksmann. Esthétique de l’éphémère. Galilée. Paris. 2003.
P. 17.
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des places passagères, au-dessus des parkings, dans des souterrains, font
mouvement avec la circulation urbaine, avec les flux qui scandent la
quotidienneté des villes et des périphéries. Nombre de ces images sont
électroniques, elles apparaissent et disparaissent au rythme de la signalétique urbaine, ou alors elles sont surdimensionnées, hypertrophiées dans
leur fixité, par rapport à leur site d’implantation. En un sens, les images
font irruption dans l’expérience que nous avons des lieux selon un “actualisme” temporel auquel il semble impossible d’échapper de par la densité
de matière “iconomique” dispersée, éparpillée, dans l’espace urbain.
Aucune ville, ou presque, n’échappe à cette instantanéité imagière et spatiale avec laquelle nous vivons sans trop y réfléchir, puisque nous ne percevons pas vraiment toutes ces images publicitaires, ou même l’affichage
sauvage de la “contre-culture”, mais plutôt nous les apercevons. La question est de savoir si ces icônes-flux dans leur prolifération urbaine, ont le
même effet que le célèbre palais des Glaces de La Dame de Shanghai
d’Orson Welles où « la prolifération des images virtuelles dans des miroirs démultipliés à l’infini engendre une indiscernabilité totale du lieu comme des personnages à
l’image du destin »… 1 Il n’est pas sûr que ces images-flux implantées nous
reflètent comme des miroirs, nous ne nous voyons pas dedans, elles ne
sont pas spéculaires purement et simplement. Elles absorbent plutôt
notre propre reflet, elles sont des pièges à regard peut-être, en tout cas
des appareils de capture des subjectivités au pire, des éléments fictionnels
d’un paysage inédit et surprenant au mieux.
L’irruption des images dans l’espace public, c’est-à-dire un surgissement,
une apparition soudaine des surfaces de visibilité qui frappent notre
vision à un instant soudain, se manifeste singulièrement avec le phénomène contemporain de l’affichage publicitaire de la nudité du corps.
Événement massif de ces images “dénudées” qui peuplent nos villes ne
pouvant que nous interroger et faire “symptôme”. Dans l’espace civil de
la ville où règne la bienséance, la pudeur, l’habillage des apparences
corporelles, surgissent des images de nudité, érotisées ou brutes. Avec ce
flux d’images du nu, nous assistons en quelque sorte à un court-circuit
entre l’espace, le corps et la communication. C’est le propre corps de
l’habitant-récepteur qui est sollicité par la captation de cette nudité
affichée dans des lieux donnés, en des découpages spatiaux. Comme si
l’intime faisait irruption directement dans la cité, ce n’est plus seulement
l’espace public qui est à redéfinir mais surtout l’espace civil, convenable,
codé par la bienséance. Bien sûr cela reste fictionnel, et ce qui a lieu dans
les images montrées permet sans doute de réaffirmer la civilité de
l’espace public. Néanmoins l’effet de contraste est puissant et ne peut
que frapper l’observateur des scènes quotidiennes urbaines : entre les
corps las, répétitifs, absents, abandonnés, broyés, de nombreux citadins,
et les corps nus, suggestifs, désirables, vifs, frais, des icônes, il existe un
écart patent.
1
Christine Buci-Glucksmann. Idem. P. 51.
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A. Mons
Ces images-flux de la nudité qui envahissent les espaces civils mettent en
jeu les regards. Sans nul doute est-ce l’objectif des professionnels qui
s’alarment d’une exténuation du désir de voir dans un contexte saturé
médiatiquement. En tout cas l’affichage instaure une nouvelle sorte
d’espace privé, comme le remarque Pierre Fresnault-Deruelle 1, au cœur
de l’espace commun. Un lieu dans les lieux en quelque manière. Toutes
ces images de sous-vêtements féminins et masculins, de bains et de
douches ruisselantes, de cures amaigrissantes, de produits de beauté ou
pharmaceutiques, de marques de parfum, induisent ce lieu particulier par
les regards portés sur la monstration des corps dénudés. Ces images
redécoupent l’espace en autant d’interférences, de connexions ou de
disjonctions des regards entre eux en relation avec l’icône implantée.
Nous sommes alors dans les pratiques de « l’art du voir sans voir », selon un
mouvement du regard à la fois fixe et oscillant, que Jean-Claude Kaufmann 2 étudie à propos de la nudité des corps sur la plage. À cette petite
différence près que les corps réels du plein air sont remplacés par les
corps fictionnels des images dans l’espace. Dans notre expérience, nous
apercevons les affiches publicitaires plus que nous les percevons à l’encontre de ce qu’espèrent les publicitaires pour la plupart. La perception est la
visée essentialisée du marketing, l’aperçu est la réponse sociale, ordinaire,
ponctuelle, à la densité des images éparses. Nous faisons avec toutes ces
images-flux mais par distraction, par mégarde, par frivolité d’un regard
instable, apparaissant et s’évanouissant au gré des événements.
Un des effets saisissant de cette effraction des images dans les lieux
urbains est que celle-ci instaure une zone d’indiscernabilité entre le réel et
la fiction. Du moins pour un instant la réalité physique de nos corps et la
représentation fictionnelle des corps dénudés peuvent se rencontrer, être
confondus dans un même lieu. C’est là que se déploie la puissance de
l’image mentale, dans la mesure où images matérielles et images cérébrales ne cessent de se courir l’une derrière l’autre, comme le note Gilles
Deleuze pour le domaine du cinéma 3. La ville constitue l’espace idéal
pour cette course effrénée entre ce que je nommerais des espèces d’images.
En ce sens les lieux fréquentés, traversés, peuvent devenir des points
d’indistinction entre le réel et l’imaginaire dans l’appréhension simultanée
que nous en avons. Cela est essentiel pour la situation d’un sujet dans un
territoire qui devient une frontière, une limite. Le lieu est alors vécu
1
2
3
Pierre Fresnault-Deruelle. L’image placardée. Nathan. Paris. 1997. L’auteur
écrit p. 46 « L’affiche instaure un lieu tout à fait particulier, un lieu où notre regard est
autant déterminé par ce que nous voyons que par le regard de l’autre (qui nous surprend
ainsi) et dont nous savons qu’il peut nous voir regarder ce qu’il a, lui-même, vu. Autrement dit l’affiche exposée publiquement induit une sorte très particulière d’espace privé. »
Jean-Claude Kaufmann. Corps de femmes, regards d’hommes. Nathan. Paris. 1995.
Gilles Deleuze. Pourparlers. Minuit. 1990/2003. P. 75 « Au lieu d’un prolongement linéaire, on a un circuit où les deux images ne cessent de courir l’une derrière
l’autre. »
77
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
comme une ligne brisée, car il nous semble que nous passons incessamment d’un espace public à un espace privé au cœur même de la ville dès
lors que les images du désir nous interceptent, nous sollicitent de tous
côtés dans la rue. Il se produit alors une sorte d’imbrication de la sphère
privée et de la sphère publique dans la perception subite des images spatialisées. Ce phénomène est-il un symptôme d’un désir « d’extimité »
comme le désigne Serge Tisseron, et que l’on trouve abondamment dans
le spectacle médiatique contemporain ? Il se peut en effet que l’expérience de la ville fasse écho à l’imprégnation médiatique des subjectivités,
des formes de vie, notamment par confusion entre intimité et exposition
publique. Néanmoins dans la ville tout cela est traversé, entrevu, suggéré,
et non pas pathologisé, modélisé psychologiquement, géré selon une
culture du “pathétique” qui devient une idéologie dominante des médias.
La différence réside dans le fait qu’une expérience analogue (non pas
identique) se produit dans la fulgurance de la Cité, et non pas dans la
redondance propre au médiatique. La fugacité 1, la caducité, la fulgurance, sont les termes benjaminiens ultimes qui désignent les mouvements temporels de la ville moderne. On comprend combien l’irruption
des images établies redouble ces formes tourmentées dans les lieux que
nous traversons et qui en sont en quelque sorte déjà ruinés.
Ce qui est touchant
Au-delà ou en deçà des images matérielles se profile le monde des images
mentales qui surgissent dès lors que nous appréhendons des lieux connus
ou inconnus. Un foisonnement continu ou sporadique se produit dans le
cerveau de celui qui explore un lieu, qu’il soit urbain, villageois, paysager,
naturel. Ce sont les images avec les lieux, celles qui nous accompagnent
mentalement dans nos trajets, qui se forment et se déforment selon nos
déplacements dans l’espace. Certaines de ces images mentales sont mnésiques, d’autres sont immanentes, inédites, selon les impressions éparses
qu’occasionne le lieu. Cela corrobore quelque peu une définition possible
du lieu comme un espace particulier où quelque chose a lieu, où l’objet
me touche. C’est là où cela “fait image” pour le pratiquant des espaces.
La différence entre espace et lieu se situe sur cette question à mon avis,
même si le lieu est perforé par l’espace dans lequel il est en creux, même
si l’espace est ponctué, scandé, par des lieux qui le hantent. Dès lors que
les images mentales affluent avec l’expérience spatiale, un lieu se forme
par cristallisation des impressions, des affects, des émotions, des imprégnations de formes.
1
Walter Benjamin. Paris, Capitale du XIXe siècle. Éditions Cerf. Paris. 1989. À
propos de Baudelaire, l’auteur écrit p. 346 « Ce par quoi la modernité apparaît en
définitive le plus intimement apparenté à l’Antiquité, c’est sa fugacité. »
78
Glissement des images et appréhension des lieux
A. Mons
L’élaboration du rapport à l’objet exige la formation des images ou
“cartes mentales”, une activité poétique se développe dans la disposition
cérébrale au dire de la neurobiologie d’Antonio R. Damasio pour lequel
il y a des « images visuelles, images auditives, images tactiles et ainsi de suite, images
qui sont mises pour n’importe quel objet, n’importe quelle relation, concrète ou abstraite, n’importe quel mot ou n’importe quel signe » 1. Car si le cerveau forme des
images d’un objet celles-ci en retour affectent le corps. C’est pourquoi,
remarque pertinemment Catherine Malabou qui s’intéresse à certains
aspects des neurosciences tout en prenant la distance nécessaire, notre
cerveau se façonne dans l’expérience du dehors 2. Paradoxalement elle
souligne que l’espace cérébral n’est pas une “totalité intégrative” comme
on le pense souvent, mais il est constitué de coupures, de vides, de
fentes, puisque le tissu neuronal est discontinu 3. L’intervalle joue un rôle
essentiel dans le dispositif cérébral des images, l’aléatoire vient s’immiscer entre l’émission et la réception, tout un champ de la “plasticité” est à
saisir entre les choses, dans l’entre-deux du monde.
Le lieu comme expérience du dehors affecte, altère le cerveau qui
engendre des images mentales lui permettant de re-configurer quelque
peu un espace débordé par la dispersion du dehors. Car tout lieu est luimême un intervalle dans l’étendue spatiale. Il est constitué dans sa
composition même par des phénomènes d’espacement, d’agencement et
de télescopage des éléments entre eux qui font qu’un lieu me touche
dans le “sentir” de l’expérience 4. Nous avons là une analogie certaine
entre la structure cérébrale “discontinuée” et les fragments spatiaux paradoxaux que nous fréquentons. Un glissement s’opère entre les images
mentales et l’apprentissage des lieux, puisque notre fonctionnement cérébral s’y façonne d’une certaine manière, et que le lieu est comme un
calque du cerveau humain en son élaboration culturelle. On peut y
éprouver en même temps le contact et la distance, le tactile et la vue, la
clôture et l’ouverture, la physicalité et le rêve.
Le cinéma a montré l’identité du cerveau et du monde aux dires de Gilles
Deleuze avec des créateurs comme Resnais, Kubrick, Antonioni,
Hitchcock et bien d’autres, c’est-à-dire qu’il a dévoilé un monde
1
2
3
4
Antonio R. Damasio. Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience.
Editions O. Jacob. Paris. 1999. P. 19.
Catherine Malabou. Que faire de notre cerveau ? Paris. Bayard. 2004. Elle écrit à
propos de notre cerveau p. 78 « qu’il est, encore une fois, notre œuvre, façonnée toute
une vie dans l’expérience intime du dehors ? »
À ce sujet C. Malabou cite J.-P. Changeux, L’homme neuronal. P. 108. « Les
circuits nerveux se composent de neurones juxtaposés au niveau des synapses. Ils sont
“interrompus” d’un neurone à l’autre. » Idem P. 76.
Sur ces questions, cf. Alain Mons. « L’intervalle des lieux », in Le Portique,
nº 12. Université de Strasbourg. 2004 (Revue de philosophie et sciences
humaines).
79
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
fragmentaire 1. Les paysages filmiques sont des états mentaux aussi, les
images sont des “cartographies” mentales des univers qui se consument
dans des formes fragmentaires. Des circuits cérébraux seraient instaurés
par le cinéma 2 dans la richesse et la complexité des agencements, des
connexions, des disjonctions, des courts-circuits. Et si les images matérielles et les images mentales ne cessent de se courir après, il y a aussi les
lieux en leur composition et les images mentales en leur advenue qui se
poursuivent en une course étrange où de nombreuses bifurcations se
produisent, des zones de voisinage et d’indétermination se forment, des
interstices s’établissent. Au reste il n’y a pas que le cinéma qui montre
cette imbrication et cette poursuite des images et des lieux, la photographie et la chorégraphie me semblent particulièrement aptes à révéler
visuellement cet enchaînement et déchaînement des formes entre elles.
L’important est de retenir que les lieux nous touchent dans tous les sens par
les images qu’ils déclenchent. Que l’on soit à la montagne, dans la vallée,
dans le quartier grouillant ou désert, sur le littoral à moitié urbanisé, dans
une clairière de forêt, un lieu me touche par ses images et par son côté
défaillant, et non pas parce qu’il est parfait, maîtrisé, aseptisé (c’est pourquoi tous les lieux aménagés, programmés pour des fonctions deviennent artificiels, invivables, vides). Le charme est du côté de la défaillance,
du défaut, de l’imperceptible, du lacunaire, du troué et non du côté de
l’assurance, de la maîtrise, du parfait, de la stratégie, qui oblitèrent l’indéfinition du charme (V. Jankélévitch). Puisque la fascination et la séduction sont les armes du Pouvoir, soit dit en passant. L’expérience du
charme opérée par certains lieux est une leçon d’impouvoir (non pas
d’impuissance) parce qu’elle nous dessaisît de la prétention égotiste à
nous exposer. Lorsque les lieux me font défaillir c’est qu’ils me touchent
physiquement et émotionnellement, car ils constituent un « réservoir
d’images » comme dit Charles Grivel. Cependant « le lieu “manque”, il n’est
désormais plus unique » 3, notamment avec l’apprentissage de la périphérie
urbaine aujourd’hui. Au fond les lieux urbains apparaissent et s’évanouissent au gré des images que nous en avons, que nous inventons matériellement ou mentalement. Ils nous rendent chancelants, nous font vaciller
sur le sol par leur incertitude, par leur inconsistance apparente. D’autres
parages malgré tout nous font défaillir par leur secret, leur aura, leur
flottement, leur suspension dans le temps et l’espace. Car chaque lieu
1
2
3
Cf. Gilles Deleuze. L’image-mouvement. Minuit. Paris. 1983.
Gilles Deleuze. Pourparlers. Paris. Minuit. 1990. P. 86. « Les circuits entraînent les
personnages de Resnais, les ondes sur lesquelles ils s’installent, sont des circuits cérébraux,
des ondes cérébrales » et « Cérébral ne veut pas dire intellectuel, il y a un cerveau émotif,
passionnel… ».
Charles Grivel, « Hors-ville, nonville », in Protée, nº 3, Espaces du dehors.
Québec. 1996-1997. P. 25. L’auteur écrit p. 25 : « nous voici en présence d’un corps
étendu, démantelé, manifeste et disparu, recouvert et exposé béant. »
80
Glissement des images et appréhension des lieux
A. Mons
porté par des images est essentiellement paradoxal, dans son ouverture et
dans sa fermeture, par son offrande ou par son inaccessibilité avérée.
N’est-ce pas ce mouvement incessant du lieu, ce battement, cette oscillation du dehors et du dedans que montre la chorégraphie contemporaine, notamment celle de Pina Bausch ? Avec des créations comme
« Café Muller » (1978), « Nelken » (1982), « Danzon » (1995), « Le laveur
de vitres » (1997).
Pina Bausch a insufflé la perturbation dans le domaine chorégraphique
en brouillant les genres à partir des années 1970 1. Toute une “esthétique
du trouble” vient bouleverser le lieu scénique, avec les effets de noncoïncidence entre l’espace et les corps, les contre-rythmes, les suspensions, les télescopages violents, les épuisements, les dépenses absurdes,
les répétitions inquiétantes, les dérapages hilarants mais angoissants.
Avec sa célèbre pièce « Café Muller » (1978) les danseurs se heurtent
continuellement à des chaises innombrables éparpillées sans raison dans
une salle sobre. Ils avancent comme des aveugles, ou plutôt comme des
somnambules, comme des équilibristes sur un fil, et ils se “cognent”
entre eux selon un acte amoureux avorté entre hommes et femmes,
rendu impossible par la rigidité jouée des corps (incroyablement souples
en vérité) qui se tordent sur le sol, deviennent convulsifs ou somnambuliques. Alors l’espace est un vide où circulent les corps, il devient un
endroit d’instabilité. Puisque le lieu est autant ce qui permet de se trouver, de spatialiser l’identité, que de se perdre, de se désidentifier. En
effet, il est autant un objet de perte qu’un objet d’identification, il ne faut
pas oublier cette double disposition imaginaire… Pina Bausch a très bien
saisi cela avec son économie fragmentaire de la danse et du corps dont
les syncopes, les ruptures, les répétitions, les contrepoints, les suspensions, constituent les formes visibles d’une scénographie crépusculaire et
ironique en même temps.
Alors le lieu scénique n’a plus de cadre, de bords, il devient une étendue
magnétique et éparse de forces fragiles où des corps évoluent, involuent,
frénétiquement, lentement, désynchronisés rigoureusement. Quelque
chose reste indécidé sur cette scène paradoxale entre ce qui a lieu et ce
qui n’a pas lieu. L’espace des danseurs devient le réceptacle de cet
événement-limite qui nous porte vers une poétique du monde.
Peut-on dire avec Giorgio Agamben que « [l]e vrai lieu du danseur n’est pas
dans le corps et dans son mouvement, mais dans l’image comme “tête de Méduse”,
comme pause non immobile » 2, c’est-à-dire dans le temps. L’image qui fait
lieu n’est pas que visuelle, elle est aussi bien tactile, auditive, olfactive,
gustative, mettant en branle tous nos sens de façon brute, presque
1
2
On constate cela dans un formidable documentaire sur Dominique Mercy,
danseur fétiche de Pina Bausch, qui a été diffusé sur Arte et réalisé par Régis
Obadia (2003).
Giorgio Agamben. Image et mémoire. Desclée de Brouwer. Paris. 2004. P. 41.
81
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
“archaïque” avec Pina Bausch 1. Or toute une “poétique de la destruction” se produit dans des spectacles comme « Nelken » (1982) constitués
de déséquilibres, de suspensions, de renversements, de compulsions, de
tourbillons, d’ahurissements, d’humour excédé, de ralentissements. Il
n’existe pas d’élucidation de quoi que ce soit chez Pina Bausch, le
mystère reste total dans les effets d’étrangeté, de décalages.
Sur Pina Bausch, par Véronique Duhaut 2
Ce qui fait béance
Nous avons là une zone de communication paradoxale où il s’agit autant
de se retrouver que de se perdre. L’échange se donne dans sa signification obscure, c’est-à-dire nous ne pouvons que troquer l’inéchangeable. Ce qui est en jeu dans l’échange des corps, c’est le don (comme
on le sait depuis Mauss) autrement dit les limites de l’échangeable qui
ouvrent au mélange… En tout cas Pina Bausch met en mouvement le
lieu, Khôra, selon une mise en acte de l’étrangeté de celui-ci. Les ombres
prennent possession du lieu, par une “magie noire”, selon une mélancolie poétique, parfois désopilante, déconcertante…
1
2
Sur Pina Bausch, on peut lire : Norbert Servos : P. Bausch ou l’art de dresser un
poisson rouge. Arche. 2001 ; un colloque P. Bausch : parlez-moi d’amour. Arche.
1995 ; Raimund Hoghe : P. Bausch, histoires de théâtre dansé. Arche. 1992 ;
Martine Beydon : P. Bausch, analyse d’un univers gestuel. Presse de la Sorbonne
nouvelle. 1987 ; Raphael de Gubernatis. Pina Bausch. Solin. 1986.
Photographe plasticienne en Avignon, cf. http://acaciaa.club.fr/
veronique-duhaut/index0.htm
82
Glissement des images et appréhension des lieux
A. Mons
Que cela soit avec Pina Bausch, ou un artiste plasticien comme Claudio
Parmiggiani qui investit des lieux pour les « souffler » comme dit G. Didi
Huberman qui a analysé admirablement ce travail surprenant 1, le lieu
devient une trame particulière d’apparitions incertaines, de silhouettes se
profilant sous forme d’images. Ces expressions formelles (non pas formalistes) à la limite de l’informe, de l’infigurable, de l’imperceptible, nous
donnent à voir l’événement incertain du lieu contemporain avec ce qui
apparaît et ce qui disparaît dans ce que nous regardons. La séparation
entre un “dehors” et un “dedans” n’est plus évidente par la mise en
mouvement du lieu, avec un contexte spatial de communication généralisée où chaque endroit est relié et perforé par le dehors. Les liaisons se
font dans le discontinu, des « liaisons par déliaisons » pour reprendre
François Laplantine 2, des jointures discrètes qui intègrent les oscillations, les fissures, les fêlures. Dans un moment de brouillage des
apparences géographiques et paysagères dont “l’urbain” serait le moteur,
où les territoires s’entremêlent pour favoriser les circulations de toutes
natures, les bornes et les bords semblent s’estomper, en faveur des “à
côtés” de l’urbain, qui se forment dans les plis et les replis de l’espace
quotidien au dire de Thierry Paquot 3.
Dans ces conditions l’espace cérébral engendré par l’imbibition, la superposition des images mentales et des lieux parcourus, est troué. Le jeu de la
mémoire à travers des “visions” sporadiques qui adviennent dans l’expérience des lieux prend une forme lacunaire. Il se produit une exacerbation du contraste entre la mémoire et l’oubli, si je reviens sur des lieux où
j’ai vécu par exemple. La diversité des impressions mnésiques est liée à
l’intervalle des lieux qui orchestre l’ouverture et la clôture, le dehors et le
dedans dans leur glissement réciproque. La mémoire est comme en partance, elle est en miettes aussi, c’est-à-dire le contraire de cette mémoire
surfaite, idéalement construite par l’idéologie patrimoniale qui refuse
avec angoisse les lacunes, les blancs, les suspensions, les hiatus de la
mémoire vivante collective et individuelle. Il faut coûte que coûte colmater les brèches, boucher les trous, afin de retrouver une maîtrise illusoire,
dérisoire. Alors qu’avec les parcours de l’existence la mémoire est
fragmentaire 4, tissée de trous, de lacunes, de vides ; comme dit le
1
2
3
4
Cf. Georges Didi Huberman. Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise.
Minuit. Paris. 2001.
François Laplantine. De tout petits liens. Mille et une nuits. Paris. 2004.
L’auteur note p. 188 « les possibilités que nous qualifions de métisses s’esquissent à
partir du moment où commence à se fissurer la destruction d’un “dehors” (ce sont les
autres) et d’un “dedans” (tout ceci est à moi). »
Thierry Paquot, « Poétique des à-côtés. Essais sur la “ville émargente” », in
ouvrage collectif L’urbain et ses imaginaires. Maison des sciences de l’homme
Aquitaine. Pessac. 2003.
Sur ce point cf. Jean-Yves et Marc Tadié. Le sens de la mémoire. Gallimard.
Folio essais. Paris. 1999. P. 158 : « Nous retrouvons en nous-mêmes des fragments de
notre passé, de courtes périodes de temps, puis des lacunes. »
83
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
psychanalyste J.-B. Pontalis « une mémoire qui se voudrait sans perte est une
mémoire morte. Une mémoire exige l’oubli »… 1 Méfions nous d’une hypertrophie d’une mémoire enregistreuse qui veut tout conserver, car elle est le
symptôme d’une culture totalitaire qui peut tout aussi bien effacer,
censurer, dénier, exclure, selon les circonstances.
Et le lieu exige le non-lieu, puisque toute forme spatiale ou temporelle
est travaillée par sa propre explosion, est hantée par son contraire. Le
continent des images que nous avons examiné travaille sur ce point
précisément, il entrouvre le lieu en sa clôture symbolique pour le restituer dans son ouverture imaginaire. Chaque lieu aujourd’hui est porteur
de « la béance du monde » comme la nomme Jean-Luc Nancy 2, qui est celle
du sens, de la valeur, de la vérité. La béance constitue le lieu qui se forme
et se déforme, qui s’approche et s’éloigne dans les images que nous en
avons. C’est l’instance du lieu en son énigme, sa dimension non disponible, non donné, qui résiste à toute emprise territoriale, symbolique,
politique. Les photographes, les cinéastes, les chorégraphes, lorsqu’ils
sont intéressants, se confrontent à cette béance des lieux par leurs images
dans le silence intime de l’appréhension. Mais chacun de nous peut en
faire l’expérience avec des lieux où l’émotion, la sensation, arrivent, par
exemple lorsqu’une peau nue apparaît inopinément ou intentionnellement dans un lieu public… 3 Alors nous prenons soudainement conscience que ce lieu est un agencement, un espacement, et un télescopage
entre tous les éléments qui le composent. Le corps communique son
effet épidermique à tout l’environnement immédiat de façon épidémique.
Car le lieu est une peau d’une façon métaphorique, il se donne en sa surface profonde, sa profondeur enfouie ne peut apparaître que dans sa
dimension aspectuelle, en sa texture. Comme une peau le lieu est une
interface favorisant des va-et-vient entre un dedans et un dehors (Didier
Anzieu), et fréquemment celle-ci est troublée par le souffle des images. Il
se trouve comme une nécessité biologique de l’image, remarque justement Giorgio Agamben 4, qui se mêle à tous les lieux appréhendés, qui
se transforme et qui croît dans ce contact énigmatique.
1
2
3
4
Jean-Bertrand Pontalis. Fenêtres. Gallimard « Folio ». Paris. 2000. P. 107.
Jean-Luc Nancy. La communauté affrontée. Galilée. Paris. 2001. P. 17 « De part et
d’autre de la béance du monde creusée sous le nom de “globalisation”, c’est bien la
communauté qui est séparée et affrontée à elle-même. »
Sur cette question cf. mon texte Alain Mons, « Le lieu, la peau, l’image », in
livre collectif Spatialisation en art et sciences humaines (dir. Marcin Sobieszczanski). Éd. Peeters. Louvain. 2004. P. 93 je constate « l’extension épidémique de la
peau à tous les lieux qui s’élaborent comme limites et ouvertures d’un “corps” spatial ».
Giorgio Agamben. Image et mémoire. Desclée de Brouwer. Paris. 2004. À
propos de Warburg cf. p. 14.
84