Article complet publié dans le catalogue Dubuffet et l`Art Brut

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L’aventure de la Collection de l’Art Brut :
une histoire de diamants et de crapauds
Par Lucienne Peiry
« Une chanson que braille une fille en brossant l’escalier me
bouleverse plus qu’une savante cantate. Chacun son goût. J’aime
le peu. J’aime aussi l’embryonnaire, le mal façonné, l’imparfait, le
mêlé. J’aime mieux les diamants bruts, dans leur gangue. Et avec
crapauds »1.
Ces propos de Jean Dubuffet, écrits en 1945, contenaient déjà une
sorte de définition de l’Art Brut avant la lettre. Hostile à la
création « bien sage, bien cosmétique, bien inoffensive, bien
sérieuse et cérémonieuse »2, l’ancien marchand de vin devenu
peintre s’apprêtait à partir à la découverte des productions de
l’ombre qui allaient le tenir en haleine pendant quarante ans.
Rechercher, collectionner, décrypter, étudier, exposer, publier :
l’Art Brut et ses créateurs devaient inlassablement l’occuper corps
et âme et l¹accompagner jusqu’à la fin de sa vie.
Dès le début de ses prospections lors du voyage en Suisse devenu
légendaire, en été 1945, Dubuffet s’enchante de la fécondité de ses
trouvailles. Les compositions théâtrales d’Aloïse, les statuettes de
mie de pain du Prisonnier de Bâle, les pièces musicales
imaginaires de Wölfli le fascinent. Tant dans la technique mise en
œuvre que dans le système de représentation ou le choix
iconographique, l’imagination et l’inventivité des artistes courent
1
Jean Dubuffet, « Note pour les fins-lettrés » (1945), in Prospectus et tous écrits suivants, Paris, Gallimard, 1967, I, p.
88.
2
Jean Dubuffet, « Avant-projet d’une conférence populaire sur la peinture » (1944), in PES, op. cit., I, p. 47.
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fiévreusement au galop, sans égard aux normes et aux conventions
de la culture traditionnelle occidentale. Pas de doute, il avait
trouvé là « les diamants bruts, dans leur gangue. Et avec
crapauds » évoqués tantôt.
Il n’y avait pas de temps à perdre. Très vite, Dubuffet décide de
donner corps à ses recherches et de poursuivre l’aventure de la
dissidence. En 1948, il fonde à Paris la Compagnie de l’Art Brut,
entouré de quelques amis écrivains comme André Breton, Jean
Paulhan et Henri-Pierre Roché. Ensemble, ils organisent de
nombreuses expositions et s’affairent à la préparation de petites
publications monographiques consacrées à ces créateurs
singuliers. Si le climat est à l’enthousiasme, il comporte également
des accents de confidentialité et même de clandestinité. D’une part
parce que le Foyer de l’Art Brut se situe dans des lieux de fortune,
d’abord dans les sous-sols sommairement aménagés d’une galerie
d’art parisienne, puis dans le petit pavillon prêté par l’éditeur
Gaston Gallimard. D’autre part, et surtout, parce que Dubuffet
estime « qu’un peu de gracieuse pénombre sied aux œuvres
d’art »3 et qu’il tient à conserver dans cet espace « un caractère un
peu privé, un peu secret »4. Néanmoins, l’association prospère, les
collections s’enrichissent et le nombre s’accroît, tant et si bien que
le célèbre galeriste René Drouin consacre en 1949, au cœur de
Paris, une importante exposition d’Art Brut qui attire une grande
affluence ; Albert Camus, Paul Eluard, Jean Cocteau, Henri
Michaux, Claude Lévi-Strauss et Tristan Tzara, notamment, la
découvrent. Dubuffet signe le texte du catalogue qui a valeur de
manifeste et s’intitule subversivement L’Art Brut préféré aux arts
culturels.
3
4
Jean Dubuffet, lettre à D. Verbanesco, Paris, 6.11.1948, Archives de la Collection de l’Art Brut, Lausanne.
Ibid.
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Au fil du temps, l¹association s’essouffle pourtant. L’exiguïté des
locaux, la faiblesse des moyens financiers et le manque de
personnel, conjugués à une certaine passivité des membres,
portent Dubuffet à accepter l’offre de son ami, le peintre Alfonso
Ossorio. L’ensemble des collections de l’Art Brut sont envoyées
aux Etats-Unis, destinées à prendre place dans la résidence de
l’artiste américain, à East Hampton, près de New York.
L’association est dissoute en 1951 et les recherches sont
brutalement interrompues. Pendant la décennie de l’exil
américain, les œuvres ne seront pas présentées, exception faite
d’une exposition dans une galerie new-yorkaise, et aucune
nouvelle acquisition ne sera réalisée.
Durant cette période, Dubuffet avait lui aussi mis l’Art Brut en
veilleuse puisqu’il entreprenait de vastes recherches sur sa propre
aventure créatrice. Mais déjà à la fin des années cinquante, la
flamme se ravive. Dubuffet s’engage dans de nouveaux projets,
reprend possession des collections et les installe dans un grand
immeuble rue de Sèvres, à Paris, qui va faire office de lieu de
conservation et de centre d’études. Dès lors, l’association prend
tout son essor. Il s’entoure de collaborateurs réguliers, relance de
multiples recherches, reprend d’anciennes pistes et remonte les
filières d’il y a dix ans. De nouveaux réseaux se tissent et
d’abondantes acquisitions enrichissent les collections malgré la
difficulté inhérente à la découverte de nouveaux cas, l’Art Brut
menant une existence solitaire dans le secret et le silence. A cette
époque encore, les œuvres demeurent enveloppées du halo de la
confidentialité car l’institut reste fermé au public et la porte ne
s’entrouvre qu’aux personnes très intéressées. Dubuffet est
persuadé que la vraie création d’art se fait en dehors des milieux
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culturels et qu’elle leur reste entièrement étrangère. Les créations
de l’ombre devaient demeurer dans l’ombre. Pourtant, cette loi du
silence ne sera de loin pas suivie à la lettre puisque Dubuffet
déroge d’ores et déjà, à partir de 1964, avec la publication
régulière d’importantes monographies consacrées aux principaux
auteurs d’Art Brut, et surtout avec la vaste exposition de ses
collections qui seront présentées au musée des Arts Décoratifs de
Paris en 1967 réunissant une sélection de sept cents œuvres.
Mais Dubuffet n’allait pas s’en tenir à cela. Passé maître en
matière de contradiction et de subversion, il se met en quête d’une
collectivité qui assure un statut public aux collections. En 1972, il
fait don à la ville de Lausanne, en Suisse, de cinq mille
productions d’Art Brut, patiemment recueillies et conservées
pendant quarante ans, secrètement exposées et étudiées. Un jour
de l’année 1976, dans un château du XVIIIe siècle, la Collection
de l’Art Brut ouvre ses portes au public. Les créations de l’ombre
sont paradoxalement mises au grand jour, dans un parfait antimusée. Dubuffet laissait courir au galop son cheval de Troies
Depuis près de trente ans, les œuvres de l’ombre et de la
subversion connaissent un retentissement croissant et le musée
accueille un public international. Les acquisitions nouvelles sont
régulières et avivent la fascination des visiteurs qui vivent la
découverte de la collection et des expositions temporaires comme
une aventure imprévisible; ceux-ci se montrent particulièrement
réceptifs aux sollicitations de l’Art Brut qui sont aussi bien
émotionnelles qu’intellectuelles. En effet, les œuvres des créateurs
singuliers s’adressent au regard du spectateur et font tout autant
appel à son esprit. De surcroît, bien que chaque créateur opère
dans un climat autistique, par un réel repli sur soi, il fait preuve
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néanmoins d’un véritable dépassement, d’une sublimation de sa
personnalité et donne corps à une production visionnaire. L’auteur
d’Art Brut œuvre ainsi à mille lieues de l’innocence et de la
naïveté. Il fraie avec les dieux et les démons s’enivrant de
sauvagerie, de magie et de subversion.
Lucienne Peiry, directrice de la Collection de l’Art Brut 2001-2011.
Texte publié dans le catalogue d’exposition Dubuffet & L’Art Brut, Düsseldorf, museum kunst palast, 19.0229.05.2005 ; Lausanne, Collection de l’Art Brut, 23.06- 25.09.2005 ; Villeneuve d’Ascq, Musée d’art
moderne de Lille Métropole, 15.10.2005- 02.01.2006, Milan / Düsseldorf, 5 Continents Editions et museum
kunst palast, 2005, pp. 164-166.

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