MDA N¡19photos - Le Matricule des Anges

Transcription

MDA N¡19photos - Le Matricule des Anges
CORPUS
Actes Sud
• Jean Améry Porter la main sur soi
• Inger Edelfeldt Le Caméléon extraordinaire
• Bernard Assiniwi La Saga des
Béothuks
• Paul Auster Le Diable par la queue
• Paul Auster - Gérard de Cortanze La
Solitude du labyrinthe
• Luigi Pirandello L'Exclue
• Robert Crumb-David Zane Mairowitz
Kafka
• Belén Gopegui La Cabine d'essayage
• Tomek Tryzna Mademoiselle
Personne
• Alia Mamdouh La Naphtaline
• Émile habibi/Yoram Kaniuk La Terre
des deux promesses
• Édouard Al-Kharrat La Danse des
passions
• Maria Iordanidou Vacances dans le
Caucase
• Rezvani Fous d'échecs
• Gert Hofmann Notre Philosophe
• Leena Lander Vienne la tempête
Actes-Sud Papiers
• Saadallah Wannous Miniatures /
Rituel pour une métamorphose
• Didier-Georges Gabily Théâtre du
mépris 3
• Terrence McNally Master Class
• Gildas Bourdet Petit Théâtre sans importance
• Eugène Durif Les Petites Heures /
Eaux dormantes
• Tony Kushner Slaves
• Arnaud Bedouet Kinkali
• Jean-Louis Bourdon Jock
• Amnesty International Théâtre contre
l'oubli
L'Âge d'Homme
• Jean-Pierre Moulin Tribulations
amoureuses
• Dobritsa Tchossitch Le Temps du
pouvoir
• Jean-Michel Olivier Les Innocents
• Monique Laederach Les Noces de
Cana
• Claude Gudin La Langue de bois
Alfil
• Thomas Kinsella La Razzia
• Collectif Clin d'œil à la nouvelle
• Gabriel Báñez Les Enfants disparaissent
Allia
• Michel Bounan L'Art de Céline et son
temps
L'Amourier
• Michaël Glück - Annie Fabre La
Sente étroite du bout-du-monde
L'Arche
• Bertold Brecht De la séduction des
anges
• Heiner Müller Guerre sans bataille
l'Archipel
• Thomas Hardy Jude l'obscur
Arléa
• Ésope Fables
• J.-M. G. Le Clézio Ailleurs
• Jerome K. Jerome Trois Hommes sur
un vélo
• Jacques d'Arribehaude Une saison à
Cadix
L'Arrière-Pays
• Jean-Pierre Thuillat Le Versant
d'ombre
• Gaston Puel Carnet de Veilhes, II
Atelier de l'Agneau
• Anita J. Laulla Les Doigts de fée
• Laurent Albarracin Objets d'osier
blanc
Atelier La Feugraie
• Louis Simpson Nombres et poussière
• Peter Riley Noon Province et autres
poèmes
Aubier
• Henry James Le Tollé
• Chanson de mon Cid
Les Autodidactes
• Henri Calet Une stèle pour la céramique
L'Avant-Scène
• Alan Ayckbourn Temps variable en
soirée
• Louise Doutreligne L'Esclave du démon
Babel
• Frédéric H. Fajardie Des lendemains
enchanteurs
La Bartavelle
• Dominique Perrut Chronique pour un
procès
• Jean-Louis Carron L'Ombre
• Théophile Gautier Œuvres érotiques
• Raymond Guérin La Main passe
Le Bel Aujourd'hui
• Bernard Collet L'Odeur des grands
arbres
Belfond
• Anne-Sophie Rouvillois Le Pas de
base
Jean-Claude Bernard
• René Pons Délivrez-nous du pape
Christian Bourgois
• Dominique de Roux Gombrowicz
• Antonio Tabucchi Femme de Porto
Pim/Nocturne indien/Le Fil de l'horizon/Requiem
• Darryl Pinckney - Lou Reed - Robert
Wilson Time Rocker
Jacques Brémond
• Robert Piccamiglio Le Voyage à
Bergame
• Philip Lamantia Révélations d'un jeune surréaliste
• Thierry Metz - Denis Castaing De
l'un à l'autre
Cadex
• René Pons Autobiographie d'un autre
• Jean-Paul Chavent Fin'Amor
• Michaël Glück L'Imaginaire & matières du seuil
• Bernard Pruvost L'Alimentation générale de Tombouctou
Cadratins
• Michel Cosem Sierra mauve, le matin
Les Cahiers de l'Égaré
• Denis Guénoun Lettre au directeur
du théâtre
• Dimitri T. Analis Silencieuse fraternité
Calmann-Lévy
• Patrick Villemin La Morsure
• Binjamin Wilkomirski Fragments
Les Carnets du Dessert de Lune
• François Garnier Carnet du retour à
la terre
• Éric Dejaeger Carnet d'extraits de calepins
• Roland Tixier Pour un peu
Le Castor Astral
• Renaud Ego Jimi Hendrix
• Guy Darol Frank Zappa
Cent Pages
• Herman Melville Trois Nouvelles
doubles
Chandeigne
• Eça de Queiroz Les Maia
Cheyne
• Bernadette Engel-Roux Ararat
• Pierre Perrin La Vie crépusculaire
• Jean-Marie Barnaud Poèmes
Comp'Act
• Nadine Agostini Berceuse à deux
voix
Coop Breizh
• Gérard Le Gouic Les Sentiments obscurs
José Corti
• Silvina Ocampo Poèmes d'amour
désespéré
• Miguel Torga Rua
• Miguel Torga En chair vive
Le Dé bleu
• Colette Nys-Mazure Le For intérieur
Denoël
• Naguib Mahfouz Vienne la nuit
• René Reouven Les Survenants
Derrière la Salle de Bains
• Lawrence Ferlinghetti Poèmes fin de
siècle
Deyrolle
• Emmanuel Laugier L'Œil bande
• Vera Linhartová Mes Oubliettes
• Pierre Bettencourt Le Littrorama
Livre premier
Le Dilettante
• Vincent Ravalec La Vie moderne
Domens
• Marie Bronsard Marine
L'Écho optique
• Alain Boudet Sur le Rivage
Écrits des Forges - Le Dé bleu
• Gérard Le Gouic Le Marcheur de rêve
L'Élan
• Mats Berggren Ni l'un ni l'autre
Encrage
• Théo Varlet Œuvres romanesques I
• Hubert Haddad Les Larmes
d'Héraclite
L'Envol
• Jacques Moulin Matière à fraise
L'Escampette
• Al Berto La Secrète Vie des images
• Bernard Manciet Per El Yiyo
• Anne Perrier Œuvre poétique 19521994
L'Esprit des péninsules
• Rodrigo de Zayas Shéol
• Une anthologie de la poésie moldave
• René R. Khawam Contes d'Islam
Fayard
• Pierre Ahnne Comment briser le cœur
de sa mère
Flammarion
• Joseph Moncure March-Art
Spiegelman La Nuit d'enfer
• Patrick Roth Johnny Shines ou la résurrection des morts
• Victoria Tokareva Happy End
• Claude Vigée Aux Portes du labyrinthe
• Matthieu Messagier Les Chants
Tenses
• Sous la direction de Jean Duchesne
Histoire chrétienne de la littérature
• Nadine Monfils Rouge fou
Flohic
• Jean Rouaud Le Paléo circus
Fourbis
• Jean-Jacques Viton Les Poètes
FuraTena
• Hélène Prince Nues
Gaïa
• Jørn Riel Un curé d'enfer et autres
racontars
• Roland Nadaus L'Homme que tuèrent
les mouches
Gallimard
• René Char Dans l'Atelier du poète
• Jean Grosjean Nathanaël
• Michel Butor Gyroscope le génie du
lieu, 5
• Stephen Wright États sauvages
• Gudbergur Bergsson L'Aile du cygne
• Bernhard Schlink Le Liseur
• Odysseus Elytis Axion Esti
• Vincent de Swarte Le Carrousel des
mers
• Lionel Ray Syllabes de sable
• Gaëtan Picon L'Écrivain et son ombre
• Pierre Michon Vies minuscules
• Martin Amis L'Information
• Jacques Borel L'Aveu différé
• Anthologie D'une lyre à cinq cordes
• Annie Ernaux La Honte
• Annie Ernaux «Je ne suis pas sortie
de ma nuit»
Le Givre de l'Éclair
• Francis Coffinet Une Aiguille dans le
cœur
L'Hypoténuse éditions
• Bernard Ascal Imbu d'embus
• Pierre Bonnet L'Axe des choses
Ivrea
• Michel Falempin La Prescription
• Bernard Colin Perpétuel voyez
Physique
Joseph K.
• Jean-Paul Michel Difficile Conquête
du calme
JC Lattès
• Christine Lapostolle Les Paroles s'envolent
LimeLight
• Jean-André Fieschi La Voix de
Jacques Tati
Littéra - L'Atelier imaginaire
• Jean-Philippe Katz Violons et fantômes
Liv'Éditions
• Yvon Mauffret Les Demoiselles de
l'île Feydeau
• Yann Brékilien Le Fauve de l'Arrée
Joëlle Losfeld
• Sylvia Townsend Warner Le Diable
déguisé en belette
• Anne-Sylvie Salzman Au Bord d'un
lent fleuve noir
Ludd
• Christian Dietrich Grabbe
Plaisanterie, satire, ironie et signification plus profonde
La Main Courante
• Claude Pélieu - William S. Burroughs
- Carl Weissner Alors à qui appartient
la mort télévisée?
À nos lecteurs
N
ous annoncions, dans le numéro 18, le retrait du
Matricule des Anges des kiosques à journaux et des
Maisons de la presse. Nous ne pensions pas soulever
autant de réactions. Et si certains parmi vous ont franchi le
cap de l'abonnement avec un civisme qui les honore,
d'autres nous ont fait savoir que le seul soutien qu'ils pouvaient assurer alors n'était que moral. L'abonnement au
MdA n'atteint pas des sommets (voir page 55) : il n'empêche
qu'il reste pour certains, un investissement difficile à envisager en cette époque où l'optimisme qui nous est demandé
ne saurait prendre sa source dans nos portefeuilles. Nous
avons donc décidé de continuer à être distribués par les
Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne. Les amateurs de fouilles vont pouvoir se réjouir : Le MdA se cachera encore au fin fond des Maisons de la presse. Nous avons
limité notre diffusion dans ces lieux (en préservant 10% de
nos anciens points de vente NMPP) pour donner la priorité
aux librairies partout où cela est possible.
Il nous paraît en effet préférable de trouver les anges près
des livres dont ils causent, non?
É DI
T O
L I V R E S R E Ç U S*
A
vec Debré, les intellectuels français
ont retrouvé un rôle social qu'ils
avaient jeté aux oubliettes pour revêtir les paillettes propres à conquérir la
vieille société du spectacle. On remarquera que la fronde est partie du milieu du cinéma en même temps que le pauvre B.-H.
L. tentait d'y faire une entrée aussi peu fracassante que son film. Et non seulement
les cinéastes prennent mieux la parole que
«le plus beau décolleté de France» ne filme, mais ils réunissent sans Delon ni
Dombasle plus de monde que lui.
Pourtant, même dans son premier article,
le projet de loi Debré n'avait rien de mobilisateur et, disons-le carrément, nous aurions été ravis de signaler aux autorités
compétentes la présence d'étrangers au siège social du MdA. En considérant que les
livres sont souvent l'âme de ceux qui les
ont écrits, nos étagères sont pleines d'auteurs de toutes nationalités. Dénonçons
donc ces étrangers que nous hébergeons :
si l'on en croit les sondages au moment où
nous bouclons, nous ferons le plaisir de
près de la moitié des Français. Mais mieux
que ça : la simple énumération de ces
étrangers-là et leur prise en compte par
l'administration provoqueraient une hausse
sensible des embauches dans les mairies
ou les préfectures. À tel point qu'il faudrait
peut-être aller chercher ailleurs une main
d'œuvre pour effectuer ce gigantesque recensement… Les juristes objecteront que
le projet Debré, s'appuyant sur les lois
concernant l'immigration votées sous
Badinter, s'adressent essentiellement aux
étrangers dont le peu de ressources ne garantit pas l'autonomie sur notre territoire.
C'est bien ce qui nous effraie. Car si l'on
ne connaît ni le sexe ni la nationalité des
anges (ils en ont un mais pas forcément
une) on est sûr en revanche de leur peu de
ressources. Et l'on remarquera aussi que
bien des auteurs (français ou étrangers)
que nous hébergeons nous apportent une
richesse qu'aucun billet de banque n'est
susceptible de fournir. Mais allez parler de
cela à des hommes qui lorgnent, par-dessus l'épaule droite de leur voisin, les électeurs dont ils ont oublié qu'ils étaient aussi
des êtres humains. C'est une foi un peu bêtasse qui nous habite selon laquelle la littérature peut nourrir plus copieusement tout
homme que les promesses et la démagogie
électorales. Encore faut-il avoir accès aux
livres, ce qui n'est plus trop le cas des habitants de certaines agglomérations du
Sud. Ce qui est pratique, à Vitrolles ou à
Toulon, c'est que la misère culturelle ne se
mesure pas. Mais il suffit d'y faire des
coupes franches pour que cela se sente et
que certains, comme à Châteauvallon se
mobilisent. Notre société occidentale est
plus maline : elle n'efface pas la culture,
elle la recouvre : le bruit empêche que l'on
entende la musique, comme certains livres
ni faits ni à faire en chassent de meilleurs
des présentoirs, ou comme le mauvais film
de B.-H.L. écarte des médias de vrais
longs métrages. Ce n'est pas parce qu'ils
vivent dans l'éternité, mais les anges font
confiance au temps. Et l'on prendrait bien
le pari que les auteurs dont nous aimerions
vous faire partager ce qu'ils nous ont donné, seront demain, ceux qui resteront.
Avec aussi, sur une chemise blanche un
peu de tarte à la crème.
Les Anges
SOMMAIRE
RENCONTRES
Entre désirs et spiritualité, il compose une œuvre habitée.
L 'Auteur
Claude Louis-Combet
p.18-23
L 'Éditeur
p.12-13
Rencontre avec l'auteur de L'Âge de Rose et de Des mères.
Il dirige les éditions Phébus qu'il a fondées il y a vingt ans.
Jean-Pierre Sicre
Visite d'une jeune dame qui ne cesse de prendre le large.
Bernard Manciet
Le cantique d'un Gascon viril
OCCITANIE
p. 8-9
Bernard Simeone
Les affinités d'un traducteur
ITALIE
p. 26
TYPOGRAPHIE
Jérôme Peignot
L'inventeur de la typoésie
p. 41
Une star portugaise
POÉSIE
Sophia de Mello Breyner
p. 46
«Rien n'est plus triste qu'un homme mort».
Pierre Bettencourt
p.48-51
Entretien avec un artiste charnel et fantaisiste
ET
Courrier de
Pierre Favre
AUSSI
4
5
L'Anachronique d'Éric Holder
Arrêt sur lecture Xavier Bazot
6
10-11
Revues, l'actualité des revues littéraires
Théâtre à lire, théâtre à voir
14-17
24-25
Voici de leurs nouvelles (concours)
Actualité domaine français
27-35
36-40
Actualité domaine étranger
Actualité poésie
42-45
Histoire littéraire
52-53
47
Polars
54
Arts et lettres
Une page sommaire concernant les
critiques de ce N° se trouve page 27.
Bulletin d'abonnement page 55.
Photo de couverture : Louis Monier
*Avant le 1er février 1997 à compte d'éditeur
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Le Matricule des Anges N°19
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ARRÊT SUR
Aurais-je dû me méfier et
comment se douter de ce
que fut son passé si masqué,
ses vingt-cinq ans perdus, si
vite perdus et sinon oubliés,
du moins ensevelis; cependant resurgissant tels des
cauchemars au fin fond de
ses polars.
L’historien américain Christopher R.
Browning a retracé (Des hommes ordinaires, Belles Lettres 1994) le parcours
de ces «hommes ordinaires» qui acceptèrent de former le 101e bataillon de réserve de la police nazie appelé à abattre
à bout portant 1 500 femmes, enfants et
vieillards. Ces hommes avaient été, dit
l’auteur, «recrutés dans le gris». Ils étaient
souvent pères de famille, issus de
couches modestes. Je ne sais toujours
pas d’où venait cet autre homme gris,
ordinaire, cette hydre à plusieurs têtes,
ce démon dit Ange ou Raphaël. J’ignore dans quelles circonstances est né ce
type de Lacombe Lucien qui, des bureaux du Commissariat aux Questions
Juives, gagna les sinistres caves de la
rue Lauriston et s’associa à la besogne
de l’ex-premier policier de France (Bony,
selon la presse des années 30) et du plus
vulgaire des membres
de la pègre (Lafont). Si
je sais aujourd’hui que
le futur antérieur du
Bréviaire du crime, manuel pour supprimer
son prochain, a commencé par torturer,
par mettre à mort, au
nom de l’occupant hitlérien et parfois pour
son propre compte, je
me demanderai toujours comment un tel
individu aurait-il pu
apparaître autrement
qu’il n’apparût : en homme ordinaire!
Longtemps après le temps des torturés
de la rue Lauriston, le temps des matricules aux bras des déportés
d’Auschwitz, l’Histoire veut qu’un
homme après avoir manié les armes et
les coups les plus bas, se soit mis à
jouer avec les mots. Avec ceux-ci, il ne
tuait plus mais nombre de ses “héros”,
n’arrêtaient pas de faire couler le sang.
Bastiani n’avait donc pas perdu la mémoire. Il était simplement devenu écrivain. Pourquoi se prénommait-il Ange
après s’être dit Raphaël? Comble de
l’ironie grinçante, l’Histoire littéraire
fait que c’est Le Matricule des Anges qui
s’en vient aujourd’hui à parler de lui, à
mettre en lumière ses multiples visages
et identités, en un mot, à ressusciter sa
mémoire d’homme ordinaire. De
bourreau ordinaire.
L'écrivain Bastiani n'était
qu'un bourreau ordinaire
B
astiani, ange ou démon? Sous
le surtitre Les égarés, les oubliés,
et sous la signature d’Alfred
Eibel, Le Matricule des Anges a
posé cette question dans son N°16.
Depuis, c’est comme si je cherchais
une réponse…
J’ai rencontré Ange Bastiani il y a près
de quarante ans. Je possède toujours la
photo de l’interview réalisée pour le
compte du quotidien varois République
qui alors ne s’appelait pas Var-Matin.
C’était l’été, l’été 58. Ange Bastiani,
main dans une poche et la cigarette
dans l’autre, regarde avec attention son
intervieweur qui prend sagement des
notes. Ange Bastiani parle de son prochain livre sur les lieux secrets de Paris,
ses bistrots louches et bordels clandestins. Il a l’air content, et gentil.
«C’est un Toulonnais qui revient au pays. Il
écrit. Fais le papier du genre…» m’avait
commandé le matin mon rédacteur en
chef. Qu’ai-je écrit? Je n’en ai aucun
souvenir. J’ai gardé seulement la photo.
Pourquoi?
Trente-huit ans après, je lis et relis le
papier du Matricule qui me fait découvrir l’Ange en question. Comment ne
pas s’arrêter sur le prénom porté un
temps par cet homme qui écrivit aussi
sous le pseudonyme de Raphaël,
Maurice Raphaël. Des images d’anges,
et peut-être de vierges, poursuivaientelles l’homme de quarante ans dont le
nom et le passé n’avaient strictement
rien à voir avec la peinture et la littérature.
De sa véritable identité, Victor Marie
Lepage ou Victor Maurice Lepage, né à
Toulon ou à Brest, selon les époques et
les écrits, l’écrivain signa encore Ralph
Bertis, Vic Vorlier, Luigi da Costa et,
récidivant dans ce choix, Ange, Ange
Gabrielli. «Lepage dit Bastiani, lit-on dans
l’article, multiplia les pseudonymes pour cacher son passé odieux.» Ce passé était précisément celui d’un homme de la
“Carlingue” lié aux sinistres caves du 93
de la rue Lauriston «où il torturait, au service de l’occupant, avec les braqueurs, faussaires bordeliers, bookmakers et tueurs à la lame facile qui constituaient la bande
Bony-Lafont».
Réfugié dans l’écriture, cet homme
cherchait-il à oublier un passé qui pourtant revient sans cesse, par des voies détournées, dans nombre de ses ouvrages?
Mais pourquoi donc, pour ma part, ne
puis-je plus oublier, la page du Matricule
des Anges en travers de la gorge, la toute
petite heure passée à ses côtés?
Quand je dis la page, je veux dire non
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pas l’article lui-même qui est de qualité
et met les pendules à l’heure, mais
l’image du personnage qui me révèle la
réalité d’un homme que je n’ai pas eu
l’occasion de soupçonner et qui m’impose la vérité d’une existence que je
n’ai aucunement appréhendée. Or, il se
trouve que j’ai approché cet homme,
que je lui ai serré la main, que j’ai sûrement bu un verre avec lui et qu’en partant celui-ci m’a probablement remercié pour le papier que j’allais lui
consacrer. Il se trouve que là réside une
bonne part du petit boulot quotidien
de tout journaliste dit localier, conduit
à rencontrer un peu n’importe qui
pour parler de n’importe quoi… Le défilé est interminable, au bout d’une carrière, de ces figures d’un jour, interviewées à la va-vite au coin d’un
bureau, d’un comptoir, d’une rue…
Ainsi cet Ange Bastiani n’était pas
n’importe qui et il ne faisait pas n’importe quoi. Il écrivait et bien, et beaucoup. Il touchait à tout, à tous les
genres, du plus littéraire, théâtre compris, au plus banalement journalistique,
en passant par le reportage, l’enquête,
l’essai, le roman, le polar. Aucun domaine ne lui était étranger. Il avait des
idées, des relations, des expériences et
des souvenirs, et puis du style, une
vraie plume. Sans nul doute, pour les
connaisseurs, c’était un écrivain. Pas
question de douter de ses qualités.
Même oublié, même d’une identité à
l’autre passé inaperçu sous sa demidouzaine de pseudonymes, cet auteur,
qu’il fût du Midi ou de Bretagne, qu’il
écrivît sur les lieux secrets de Paris et
promenât ses personnages de crime en
crime à travers tout le pays, n’eut-il
donc que beaucoup de talent?
11 ...
Le Matricule des Anges N°19
Pierre Favre (Douarnenez)
sirs : «Comment, avec la période de ta vie
où tu es le mieux disposé à faire l’amour,
où jouir cinq fois dans une journée t’est
ordinaire, peut coïncider l’époque où
connaître une femme t’est le plus rigoureusement impossible?». Pour autant, la
sève peut couler à flots dans le corps de
notre garçon, son langage n’en demeure
pas moins châtié. Voire anachronique
avec, notamment, ses «chansons du palmarès» dont on devine qu’elles sont du
Top cinquante. Son père, sa mère, parlent
de même. Et combien de clientes peutêtre, viennent à la pâtisserie pour se faire
servir des paroles si chantantes? La pâtisserie apparaît comme un îlot de résistance,
à l’industrialisation des gâteaux et à l’affadissement de la langue. Résistance vaine,
Sous couvert d'une fantaisie gourmande, Xavier Bazot nous régale de mille destins croisés dans le fourmillement d'une pâtisserie de famille.
Les pâtisseries fines
de Xavier Bazot
L
e narrateur du deuxième roman
de Xavier Bazot se souvient
qu’un professeur d’anglais, Mr
Winter, vint quelques mois habiter une chambre de la grande pâtisserie familiale. Voulant des nouvelles de ce
joueur de flûte, il questionne sa mère :
«”Winter? Je ne connais pas de M.
Winter, un Anglais? (…) Qui habite ici?
Tu te trompes, nous n’avons jamais eu de
locataire. (…) Monsieur Hiver, traduis-tu,
pensive : ça me paraît plutôt un nom de
ton invention” (…) Avant que je t’en parle, belle oublieuse, le passage chez nous
de Mr Winter a eu lieu, m’est un point de
repère quand je veux placer un autre événement. Si tu mets en doute le sérieux de
ma mémoire, accusée de créer des personnages fictifs, comment démêler le vrai du
faux?». Au seuil d’Un fraisier pour dimanche, le lecteur est prié de croire que
tout ce qu’il va découvrir est vrai. Et ça
l’est puisqu’aussi bien, tout est inventé.
Quelle crédibilité apporter au récit de la
naissance catastrophique du narrateur; luimême commençant dès le premier jour un
compte à rebours de son poids : «Cinq semaines Dieu merci cinq kilos, quatre kilos
à six semaines, trois la septième, deux et
demi moitié de la huitième. Je vomis telle
la baleine, en jets hauts de un mètre, qui
retombent en cataractes sur ma figure»?
On conçoit en revanche l’ire dont il fait
preuve vis-à-vis du médecin («mon assassin») client toujours fidèle de la pâtisserie.
Et on ne résiste pas, en apéritif, à donner
ici l’entière première page du roman :
«Comment peux-tu, ma mère, ton sourire
n’est même pas commercial, il trouve le
moyen d’être sincère, ton cœur est sans
rancune, parce que je manque, nourrisson, trois fois mourir, tu crois que je vivrai un siècle, comment fais-tu pour, tous
les dimanches matin, servir aimablement
ses gâteaux au médecin qui essaya de me
tuer? Qu’ils meurent aussi rapidement
qu’ils voudront de maladies non diagnostiquées, que lui vive pour rabattre sur
leurs visages les draps des lits de sa clinique, ne vas-tu pas jusqu’à, en lui rendant sa monnaie, lui demander des nouvelles de ses enfants?»
Il est difficile de comprendre pourquoi
Xavier Bazot et les pâtissiers n’ont pas encore été mis à l’index par quelques extrémistes catholiques. Car les pâtissiers et
Xavier Bazot incitent au péché de gourmandise. Autant, parfois, il est vain de ré-
sister aux appâts des vitrines, autant, ici, il
faut faire preuve d’une belle abstinence
pour ne pas, tel un plagiaire, tout citer du
livre. Avec ses phrases labyrinthiques où
la recherche du sujet est un sport, Xavier
Bazot nous donne des
talents de funambules
et nous gavent de sucreries si légères que
nous gardons une
taille de ballerines.
Auteur de nouvelles, il
évoque souvent, en
une seule longue phrase, la vie d’un personnage, et, arrivé au
point, sa mort. Ainsi, à
propos de JeanChristophe, ancien apprenti mal traité par sa
mère : «(…) viens habiter ici, grandis, es
reçu ouvrier, t’épanouis,
fréquentes
Hortense, une des vendeuses, pars faire ton
service militaire, es
envoyé en Algérie où
la guerre a éclaté, reviens chez nous lors de
tes permissions, te
fiances à la belle
Hortense, dans le mois
qui suit es tué en
Algérie.» Les vies défilent comme des météores mais elles laissent, en bout de course, une émotion forte.
Si cela n’est pas du talent…
On aura remarqué l’utilisation quasi systématique de l’interpellation via le tutoiement ou le voussoiement. Le narrateur
convoque chaque personnage comme à un
théâtre d’ombres; il est naturel, alors, que
le verbe soit premier. L’action précède
l’essence. Ce qui pourrait passer pour une
fantaisie, une virtuosité vaine d’écrivain,
ces phrases qui glissent entre les virgules,
les inversions, prend finalement tout son
sens. La parole, ici, donne la vie dans le
temps même où elle se fabrique.
Le langage est le substitut de la sexualité
pour notre narrateur dont les quinze ans
crient famine. Il est vrai qu’entouré des
femmes de la pâtisserie, d’une sœur dont il
rêve de caresser la «chevelure épaisse
d’adolescente, mordorée, qui se balance
entre (s)es reins», la tentation est forte. Et
la vie cruelle à ne pas accéder à ses dé-
Le Matricule des Anges N°19
...2
Photo : Louis Monier
probablement, puisque, tout autour de nos
artisans, la maison se fissure.
Cet amour de la langue (comme des pâtisseries fines) singularise un auteur qui ne
puise pas ses références dans les romans
américains, qui refuse la désacralisation de
la littérature comme de l’amour. On en
trouve, une fois encore, l’illustration dans
le roman, lorsque le dimanche, la famille
examine «tels des géologues un terrain»
les gâteaux de la concurrence. En analyse
gustative, le narrateur est expert : une absence de peau sur la langue et le palais lui
a fourni une hypersensibilité. Gageons que
l’auteur lui-même possède ce genre d’infirmité.
Thierry Guichard
Un fraisier pour dimanche
Xavier Bazot
Le Serpent à Plumes
108 pages, 75 FF
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LECTURE
COURRIER
REÇU
HOLDER
L' A N A C H R O N I Q U E
«Shall we meet again? Cette interrogation continuellement suspendue
est superbe, proprement anglaise, et rend compte de cette existence
dont si souvent le sens nous est dérobé.»
Nicolas Bouvier Le Poisson-scorpion
N
ous étions entrés en correspondance depuis près de deux ans. Il est écrivain, lui-même, il avait prévu de créer avec beaucoup d’avance cette
sorte de tournée théâtrale, de ville en ville, où j’aurais lu mes propres
textes en compagnie de comédiens, d’un musicien. Ainsi, en 95, envisageait-il déjà que nous travaillerions ensemble, quand je ne pouvais que lui répondre, mordant sur la franchise, tu sais, hombre, demain, je suis peut-être mort,
c’est miracle de se lever chaque matin, quels auteurs dignes, seraient-ils jeunes,
cotisent à des retraites, à plus tard, à bientôt? Ne te fais pas d’illusions, disait-il
(sa voix, au téléphone, sans que je l’aie jamais vu, comme si nous avions été assis
côte à côte, épaule contre épaule), deux ans, ce n’est rien.
Quelques jours avaient suffi pour s’habituer à marquer 97 en haut de lettres, en
bas de chèques; nous avions donné la veille notre troisième représentation à
Caen, sa ville natale. Le spectacle était âgé d’un mois, durant lequel la petite troupe avait été de théâtre en théâtre au point d’en oublier les noms. La nuit, nous rêvions encore de dresser le décor, de le démonter, de le monter à nouveau. Nous
étions fatigués. C’était alors qu’il avait tapé dans ses mains, demain, on ne joue
qu’à vingt et une heures, tu sais ce qu’on fait? On va au brochet, tous les deux,
toi et moi.
L’aube en hiver n’en finissait pas de s’étirer au-dessus du marais. On avait disposé
La tournŽe est pour moi
un peu de papier journal derrière son break pour enfiler les cuissardes sans se salir les pieds. J’avais celles de son fils; cela valait de ne passer que très lentement,
de loin en loin, sous les barbelés, afin de ne pas les trouer. Entre les champs où
subsistait, par endroits, de la neige, des vieux canaux fumaient. Ils ne contenaient
pas beaucoup d’eau. Personne n’aurait eu l’idée de pêcher là-dedans, sinon lui. Il
avait, tant en avant que vers l’arrière, le geste sec et précis de qui est né le lancer à
la main - et sa façon de faire nager la cuiller qui confinait à être plus désirable
qu’une véritable proie...
J’attrapais, pour moi, des branches basses, des bouquets de roseaux, ces planches
vermoulues qui avaient servi de ponts.
Autant l’avouer tout de suite, il ne prit pas de brochet - deux brèmes, coup sur
coup, qu’il relâcha avec des gestes affectueux, Va, ma toute belle, et pardon. Il
n’en voulait qu’aux carnassiers.
Je le reconnaissais bien là. Écrire que nous n’avions pas échangé vingt mots depuis
que nous étions sortis du break paraîtrait un truisme. Car de quoi aurions-nous
parlé? De son pays, et moi du mien, de même terre, et de même eau? De mêmes
amis? Nous les avions rencontrés en d’autres circonstances, nous les aimions, à
l’évidence, pour de semblables raisons. De nos livres? Tout était déjà marqué.
Des livres des autres? C’eût été, pour le coup, pesant, tant il en allait de certains
auteurs comme de nos amis, seraient-ils vieux de plusieurs siècles.
Je ne pouvais que me taire, en inscrivant mes pas dans les tiens. L’herbe craquait
sous un peu de gel, et je songeais que le monde, ce matin-là, tournait autour de
toi, autour de Caen. Le miracle de la littérature, tu sais, c’est aussi celui-là : nous
faire ressembler à des petites planètes qui, si elles refusent absolument de scintiller dans la nuit, n’en subissent pas moins les lois de l’attraction. Nous sommes
quelques-uns, en lisant, en écrivant, à placer la barre non pas haut, mais ailleurs et à nous rencontrer là, avec une espèce de fatalité.
Je te nomme, François de Cornière.
Éric Holder
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Le Matricule des Anges N°19
trace dans nos vies. On est là au plus près
d'une sensibilité aiguisée. Le retour à la
terre dont il est question dans le titre
évoque la mort : «Alors il ne me restera
plus qu'à rassembler mes souvenirs les
meilleurs comme un baluchon flegmatique
et de baiser les lèvres de l'absente qui ne
l'aura jamais autant été.»
Les Carnets du Dessert de Lune
30, rue Longue-Vie B-1050 Bruxelles
Un des champions du livre singulier, c'est
Pierre Courtaud, poète et éditeur qui dirige
La Main Courante (59, rue AugusteCoulon 23 300 La Souterraine) où viennent de paraître un "roman" de Georges
Mérillon, L'Éventail de Corinne (20 pages,
70 FF), Dear Laurie de Claude Pélieu (42
pages, 70 FF) et Alors à qui appartient la
mort télévisée du trio de choc Claude
Pélieu, Carl Weissner et William S.
Burroughs. Ces livres sont bien plus singuliers pour leurs textes que pour leur forme. En revanche, Pierre Courtaud auteur,
poursuit une belle relation de création
avec le plasticien Jean-Marc Scanreigh
dont le travail, parfois, fait penser à
Vodaine. Tirés à quelques dizaines
d'exemplaires, ces ouvrages cousus révèlent soit une poésie elliptique soit une prose dont la plasticité importe. Ouvrages à
contempler plus encore qu'à lire, signalons, entre autres La Creuse est parmi
nous (140 FF), Petits Modèles pour un
livre de lecture (140 FF) et le magnifique
Onze preuves d'amour (120 FF).
J.-M. Scanreigh
249, cours Lafayette 69 006 Lyon
Loin de toute standardisation, certains éditeurs jouent la carte de la singularité en proposant des livres d'artistes à prix modeste. Échantillons.
De singuliers ouvrages
N
ous avons déjà évoqué le travail exceptionnel réalisé par des éditeurs
comme Encre Marine, l'Éolienne
(et ses livres personnalisés) ou Derrière la
Salle de bains (son érotisme léger et drôle). Leurs livres n'obéissent guère aux
règles commerciales et industrielles qui
préconisent une baisse des coûts de fabrication et une augmentation de la diffusion.
C'est que la relation recherchée par l'éditeur vis-à-vis de son rapport à l'objet d'une
part, et par rapport au lecteur ensuite,
constitue l'essentiel de sa quête. Il ne s'agit
plus de s'adresser à tous, mais à chacun.
Disons-le aussi, la singularité peut parfois
fournir un élément commercial et contribuer à l'image de qualité d'un éditeur.
L'image de William Blake &Co Édit.s'affirme imposante dans le catalogue que
Jean-Paul Michel, le fondateur de cette
maison bordelaise, publie pour les vingt
ans de la maison. Majestueux et lourd volume de près de 400 pages de grand format, «Nous avons voué notre vie à des
signes» (c'est son titre) s'impose comme
une galerie d'art et de littérature mise en
volume de papier (380 pages, 250 FF). Le
soin apporté ici aux reprographies n'a
d'égal que la liste des noms prestigieux qui
constituent ce catalogue, de Hervé Guibert
à Jacques Derrida, en passant par Denis
Roche, Pierre Bergounioux, Jude Stéfan
mais aussi Spinoza, Mallarmé ou
Hölderlin. C'est, à notre connaissance, le
catalogue le plus luxueux jamais publié
par un éditeur littéraire. Il est vrai que
Jean-Paul Michel, par ailleurs auteur, possède un caractère à la hauteur de cette mégalomanie créatrice.
William Blake & Co. Édit.
B.P.4 - 33 037 Bordeaux Cedex
À l'inverse, les éditions Les Carnets du
Dessert de Lune se laissent déflorer sans
trompettes ni tambours. De petit format,
leurs ouvrages s'ouvrent comme des carnets à dessin, réceptacles de croquis pris
sur le vif, carnet de notes du quotidien.
Pas d'auteurs déjà consacrés au catalogue
de cette maison de Bruxelles, mais de
jeunes poètes ou prosateurs de très grande
qualité. Évoquons ainsi François Garnier
dont le Carnet du retour à la terre s'orne
de quatre encres de l'auteur (35 pages,
35 FF). Dans une prose tendue qui recherche la simplicité et la sincérité, l'auteur égrène les petits pas que le quotidien
Le bel âge de Lucioles
Éditions
Les éditions Tristram qui n'en
sont pas à une innovation près,
ont décidé de couronner régulièrement un de leurs lecteurs.
À partir de bons de commande
reçus à leur siège, les éditeurs
ont tiré au sort le nom de celui
qui, dès aujourd'hui, est devenu le premier lecteur perpétuel
de Tristram! Le gagnant réside
à Labatut sous le soleil landais.
Patrick Poulitou va recevoir
jusqu'à la fin de ses jours, ou
celle de Tristram, tous les ouvrages de cet éditeur d'Auch. À
commencer par le premier volume (sur quatre prévus) de la
traduction de La Vie et les opinions de Tristram Shandy de
Laurence Sterne et le quatrième roman de Mehdi Belhaj
Kacem, L'Antéforme. On attend
avec impatience une initiative
similaire de Gallimard et de La
Pléiade…
Éditions Tristram
BP 110 32 002 Auch cedex
U
ne librairie qui se lance dans l'édition? À voir
le livre qu'offre actuellement la librairie
Lucioles de Vienne à ses lecteurs on pourrait
le croire. Sous une couverture signée Tardi, dix auteurs proposent un texte inédit. C'est, en fait un cadeau d'anniversaire que la librairie s'est offert avec la
complicité de Jacques A. Bertrand, François
Boddaert, Nancy Huston, Charles Juliet, Jean
Kehayan, Jean-Yves Loude, Richard Millet, Michel
Orcel, Jean Rouaud, Jean-Pierre Spilmont et en onzième homme, Italo Calvino. Il est vrai que vingt ans
d'existence, cela se fête. Et pour Michel Bazin le fondateur de la maison, «plus que des auteurs, ce sont
des amis qui ont répondu à son invitation à donner
un texte.» En vingt ans, la librairie est passée de 31m2
de superficie au triple aujourd'hui. Une belle évolution dans une ville de 30 000 habitants. Le succès repose peut-être sur la volonté du libraire d'inviter régulièrement des auteurs ou des éditeurs. Et lorsque cela
n'est pas possible, d'inventer les rencontres téléphoniques via un haut-parleur! Preuve du travail de fond
réalisé par Lucioles, le prix qui porte son nom : décerné chaque année à un roman il a d'ores et déjà récompensé Nancy Huston, Russel Banks ou Richard
Millet. Favori cette année Louis de Bernières pour La
Mandoline du capitaine Corelli (Denoël) dont Michel
Bazin affirme avoir déjà vendu cent cinquante exemplaires. Un souhait? Recevoir Toni Morrison! Peutêtre Christian Bourgois, l'éditeur du Prix Nobel, pourra-t-il ajouter sa cerise sur le gâteau d'anniversaire…
T. G.
Lucioles 13, place du Palais 38 200 Vienne
Le Matricule des Anges N°19
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Manifestations
Le Maroc est invité à fêter le printemps à Bordeaux du 21 au 28 mars.
Musique, arts plastiques, cinéma,
gastronomie mais surtout littérature
déclineront l'identité de ce pays.
L'association Le Monde autour du
livre y attend les écrivains Edmond
Amran El Maleh, Mohamed Berrada,
Mahi Binebine, Mohamed Ezzedine
Tazi, Mustapha Nissabouri,
Mohamed Zafzaf et Abdallah Zrika.
Pour plus de renseignements sur ce
Printemps du Maroc : 05.56.44.92.40
Les Jeudis littéraires associent également gastronomie et littérature au
restaurant Les Uns et les autres,
chez Driss à Paris, où le comédien
Marc Roger lit chaque semaine à
voix haute pour les convives rassemblés. Chaque jeudi à partir de 20
heures il propose ainsi des soirées
à thèmes (polar et argot, le 10 avril,
littérature érotique, le 24 avril) et
des rencontres avec des revues ou
des éditeurs (Éditions Hors
Commerce, le 3 avril).
15, rue Chevreul 75 011 Paris
Tél : 01.43.70.22.40
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RES
ÉRIC
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REP
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Photo : Danièle Cayla
ous en avez rêvé, l’Occitanie l’a
fait. De récentes lectures/mises
en scène, à Bordeaux et au festival d’automne de Paris, ont permis d’élargir l’audience du poète Bernard
Manciet, âgé aujourd’hui de soixante-douze ans. Traduit en français par ses soins,
l’homme a écrit en occitan une œuvre
comprenant poésie, romans et essais.
L’écrivain vit près de Sabres, dans les
Landes, un village auquel il assure une
postérité éternelle avec L’Entarrement a
Sabres, poème de cinq mille vers qui narre dans un grand flot lyrique une cérémonie à la fois profane et religieuse. Bref :
une bible.
L’inspiration de Manciet -pour citer des
publications récentes- s’étend à d’autres
sujets : des Sonets (éditions Jorn) dans une
tradition revisitée, la tauromachie avec
Per el Yiyo, combat d’amour entre l’homme et la bête sombre, Véniels, poèmes fulgurants alliant musicalité et volupté,
Strophes pour Feurer, une de ses “fondations” les plus réussies par son pouvoir
d’évocation, inspirée par deux peintures
de René Feurer (ces trois derniers ouvrages aux éditions L’Escampette).
Votre langue est très virile, pleine de
grandeur, ce qui est rare aujourd’hui
dans le paysage poétique français. Elle
est aussi musicale. De qui peut-on vous
rapprocher : Wagner ou Debussy?
Ma langue naturelle, c’est l’occitan. Mon
dialecte, comme je suis de la région atlantique, c’est le gascon noir, qui est un dia-
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Avec la publication de Per el Yiyo et L'Entarrement a Sabres, l'écrivain occitan Bernard
Manciet poursuit une œuvre vivifiante. Sa langue gorgée de colère, de volupté et de sensualité fertilise également la terre de ses ancêtres. Une voix qui étouffe purismes et dogmes.
Bernard Manciet,
le renard de la langue
lecte avec des grandes âpretés et une espèce de mépris interne pour les autres
langues (rires).
Je suis viril, je vous le garantis, même à
mon âge. Par contre, je n’ai
rien à voir avec Wagner. Sa
musique, c’est pour moi de
longs spaghettis qui s’étirent.
C’est un personnage insupportable. On ne peut pas me
rapprocher de Debussy : c’est
aérien. Vous avez vu mon
poids? Vu mon tour de taille,
je ne suis pas aérien. Comme
musicien, je l’ai dit cent
fois : je n’en ai qu’un c’est
Monteverdi. Après il n’y a
plus de musique.
(Moi, ce n’est pas de la musique. Ce sont des aboiements.)
Monteverdi nous amène au
religieux.
Pas forcément. Ses opéras
sont très sensuels. Quoique
pour moi il n’y a pas une
grande différence entre sensualité et religion. Le personnage de Donne dans
L’Entarrament a Sabres
n’est pas un personnage sensuel. Elle, c’est la Mater, la
mère terrible et redoutable,
souterraine presque. Elle navigue très bien parmi toutes
ces eaux sensuelles, ces
vagues qui naissent de tous
côtés, au milieu des récoltes,
des moissons de la mer, des terres, des générations.
La rédaction de cet ouvrage s’est fait à tort
et à travers comme tout ce que je fais. Ce
n’est pas moi qui dirige mon écriture, c’est
l’ange, le barreur qui est derrière moi.
L’ange vous a-t-il mis en rapport entre
cet “entarrement” et Donne, la Mater à
laquelle s’adresse la population de
Sabres?
La femme-mère hante toutes les civilisations. Je ne sais pas ailleurs. Je n’ai pas de
rapport avec l’Orient, ce n’est pas ma civilisation. Je trouve qu’en Occident, le rôle
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Le Matricule des Anges N°19
de l’aïeule est important. Même à
Lourdes, c’est une femme qui apparaît
dans une grotte. C’est l’état souterrain.
Chez les basques aussi, les Marie sont des
sortes de fées, elles apparaissent sous terre. Ici, nous n’avons pas de grottes.
Seulement du sable. Mais il y a la grotte
maternelle.
Les Occitans parlent avec passion de ce
personnage.
C’est certainement pour ça que je l’ai mise
au premier plan. Dieu dans ce livre est non
seulement sollicité mais agressé. Le
peuple landais n’aborde pas seulement
dieu au niveau de la plainte : il l’aborde
aussi au niveau de la fécondité. C’est un
dieu qui exauce, mais rarement. Il est insupportable. Les juifs ont un rapport semblable avec l’éternel : il n’est pas content
d’eux mais eux non plus. Il y a une rivalité, un affrontement.
Il y a une chose que vous ne souhaitez
pas pour une œuvre : l’enfermement avec
le tampon “occitan” dessus. À partir de
racines occitanes, cherchez-vous l’universel?
Je ne suis pas régionaliste, au contraire. Je
me bats depuis quarante ans pour empêcher que ce travers qui consiste à enfermer
la culture occitane ne devienne un vice.
C’est une maladie. Ceux qui ont contribué
à ça sont les théoriciens. Il faut que ces pédagogues justifient leur métier d’enseignement des langues. Si un curé perd sa foi, il
perd son salaire. Je n’ai pas besoin de
l’Occitanie. C’est naturel. Cette prise de
position en a heurté plus d’un, je me suis
fait beaucoup d’ennemis, c’est sûr. C’est
un de mes faibles : j’aime bien me faire
des ennemis. Ils me font rire. J’ai cependant des amis extrêment fidèles. Je n’aime
pas être propriété de quelqu’un. Propriété
de l’Occitanie, je ne le serai jamais, pas
plus que celle des Français ou des
Espagnols. Je vais mon chemin, qu’ils me
laissent tranquille. Je barre droit. S’il y a
des tempêtes on verra bien.
Tous les théoriciens de la langue occitane
ne l’ont pas rigidifiée pour autant. La plupart de mes amis occitans sont comparatistes. C’est ce qui me plaît : il faut
confronter cette culture à d’autres. La
francophonie, c’est ça son erreur. Elle se
referme sur elle-même, au lieu de s’ouvrir,
de se diversifier.
Cette ouverture, on la retrouve dans
votre style. Vous n’avez pas une langue
propre ou appliquée. Elle s’enrichit d’un
vocabulaire qui peut être celui de la technique moderne, ou bien des néologismes.
Absolument : je ne suis pas contre les néologismes. Je me méfie des purismes. Les
puristes sont dangereux, surtout en occitan. Ils en viennent à se battre entre eux
pour des virgules, des accents pour savoir
s’il faut mettre un z à la place d’un s. Il
faut aller son chemin, qu’eux fassent le
ménage après.
La revue Oc dont je suis le responsable
publie les écrivains de langue occitane ou
catalane. Quant à la critique, elle s’étend à
tout. Là aussi, nos collaborateurs sont de
toute nationalité.
J’ai bien sûr des origines occitanes. Je suis
issu d’une vieille famille mais il y a chez
nous des greffons qui viennent de partout,
de toutes les races.
Il y a quelque chose d’animiste dans
votre poésie. Comme si les choses étaient
chargées de vie mais aussi d’intentions.
Je ne suis pas animiste au sens africain du
terme. Au sens de Saint-Thomas d’Aquin,
certainement. Les créatures quelles
qu’elles soient sont en attente de la parousie : les pierres, les arbres, les eaux… ainsi
de suite. Je le crois volontiers. Je suis absolument dans le droit fil de la théologie
classique!
Je le fais en tant que poète. Je crois que le
chant a précédé la parole comme l’admiration précède l’amour, comme l’apparition
précède la lumière…
On en revient à la musique.
L’Entarrement a Sabres comme Per el
yiyo ressemblent à des oratorios, avec des
voix solistes et un chœur.
J’y pense maintenant de plus en plus et
c’est vrai. Ce sont des monodies, des
cycles. Cela vient beaucoup de ma formation helléniste quand j’étais étudiant. Je
suis encore plongé dans cette civilisation,
dans ces civilisations car il y a une multitude de Grèce. Ça me fait rire quand les
historiens s’interrogent sur l’origine du
destin. L’amour n’est peut-être pas le mot
qui convient. C’est intraduisible. Mais à ce
moment-là, la notion d’amour, au sens de
Pétrarque par exemple, brise le sens du
mot destin. Dans ce drame, j’ai remplacé la
liaison habituelle entre le taureau et le matador par des rapports amoureux. Ce sont
aussi les rapports qui existent dans l’arène.
Finalement, le destin c’est Satan. Or le
destin peut être absorbé par la lumière.
On a parlé de religion, de sensualité, de
virilité. Parlons d’amour encore : beaucoup de passages de vos livres font penser
au Cantique des cantiques.
Dans la Bible, on n'a pas peur de tout ça.
Chez les Grecs, c’est édulcoré. J’aime bien
quand il y a une certaine crudité. J’y crois
beaucoup. Le langage du corps n’est pas
loin de celui de la poésie. Le corps sait
parler; il sait dire les choses. Il faut l’écouter. On parle de l’érotisme mais jamais on
ne s’est autant éloigné de l’éros.
Je reconnais que je suis l’ennemi de la demi-teinte bien qu’on dise que mes romans
sont "atmosphéristes". Mais j’étais jeune… Ce n'est pas moi qui les écrit, c’est
écrit comme ça dans le train… Il n’y a
qu’un que j’estime c’est Hélène. Ma trilogie romanesque… disons que c’est pour
les Occitans. Je n’ai jamais aimé ces trois
romans. Je suis plutôt satisfait de mes
poèmes.
René Nelli a trouvé qu’Accidents, mon
premier recueil paru à l’après-guerre, était
une nouveauté pour la langue occitane qui
nous sortait du paysannat. Ce fut un choc
pour les Occitans, pour les félibres, les
amoureux de l’œuvre de Mistral, les mistraliens. Ils étaient éberlués. On m’a même
traité de nazi alors que de l’Occitanie nous
sommes trois ou quatre à avoir été résistants! Ça nous faisait rigoler.
Votre poésie commence à dépasser l’audience occitane…
Je m’en fous de la notoriété. La seule notoriété à laquelle je suis attaché, c’est
d’avoir une vingtaine d’amis dans la république des lettres. Je suis très vieux jeu
pour ça. Le reste est affaire de commerçants. De nombreuses choses paraîtront
posthumes.
Par contre, le fait que L’Entarrement a
sabres ou Per el Yiyo soient lus ou joués
m’importe. Il faut montrer que la littérature occitane existe, que ce n’est pas une littérature patoisante. Nous avons de grands
écrivains occitans : des troubadours à aujourd’hui. Mistral n’est pas si mauvais.
Disons qu’il s’est fait posséder par ce milieu. Je ne veux pas de ça. Je suis un renard de la langue et avant d’arriver à faire
rentrer un renard dans une cage…
culte de Dionysos. S’ils connaissaient la
Grèce, ils sauraient qu’il vient de partout,
qu’il est partout à la fois. Pour moi il y a
floraison. Dans mon œuvre, tout y est : la
mort, la vie, la danse.
La mort c’est important. Dionysos est né
deux fois : une fois matériellement, et une
autre fois plus spirituellement. En naissant
de la cuisse de Jupiter, il est né de ses testicules.
La seconde naissance pour moi, je suis dedans. Et cette seconde naissance pour le
monde, nous sommes aussi dedans. La fin
du monde est déjà arrivée plusieurs fois.
Mes textes ne doivent pas être enfermés,
tout comme les textes bibliques, dans une
lecture précise. Les personnages de la
Bible, notamment les prophètes, sont toujours en colère. Ça, j’aime beaucoup. Ils
sont toujours furieux. Le Père éternel aussi. C’est pour ça que j’aime des écrivains
comme Léon Bloy, Bossuet ou Bernanos.
Il faut fustiger ses semblables non pas spécialement pour les rendre meilleurs mais
par plaisir. Et on se fustige soi-même en
même temps. On se secoue les puces!
Je suis du côté de la colère gratuite. Il faut
sortir de ce siècle. Regardez tous ces assistés : c’est de la servitude volontaire. Il n’y
a plus de risques, plus de Vasco de Gama!
Il n’y a plus de ceux qui brûlent tout, qui
cassent tout! Ce siècle est nul.
Le peuple de Sabres, vous l’aimez et le
violentez à la fois. Vous n’aimez pas
quand l’homme se laisse aller…
Je ne supporte pas. Il faut que tout le monde se réveille. En même temps, je préfère
un grand pécheur à un petit saint. Dans les
prières cela m’irrite. On dit : “priez pour
nous, pauvres pécheurs”. Pourquoi pas
grands pécheurs? Si on l’est, autant l’être
complètement. Cette façon de geindre,
c’est ça qui m’irrite par exemple dans la
musique hindoue, ces gémissements perpétuels…han, han… je casserai tout!
Je reconnais volontiers à ma poésie une
nature extatique. Il faut se laisser émerveiller. Notre siècle mesure tout : les
scientifiques contrôlent le système métrique : les années-lumière… Ça veut dire
que l’univers est fait pour confirmer les
exactitudes du système métrique et non
pas l’inverse. Avec des mesures, on n'arrive à rien. S’ils commençaient à admirer,
ils comprendraient mieux. Les étoiles
s’admirent entre elles sinon on les comprendrait pas.
Votre nature passionnée vous a amené
naturellement à vous intéresser à la tauromachie…
La tauromachie garde quelque chose d’important : ce qui s’appelle la grandeur.
Celle de l’homme et de la bête. C’est un
des derniers refuges pour un siècle qui
manque de grandeur. Le taureau est un
grand seigneur et le matador aussi. Je dis
matador parce que ce dernier tue.
J’ai écrit ce texte après la mort d’El Yiyo.
J’ai infléchi le sens : chez les antiques, il y
a le destin auquel on ne peut échapper.
Après le christianisme, l’amour brise le
Le Matricule des Anges N°19
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Propos recueillis par Marc Blanchet
L’Entarrement a Sabres
Mollat éditeur
400 pages, 180 FF
Per el Yiyo
L’Escampette
96 pages, 99 FF
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NTRE
RENCO
NTRE
REVUE
Survol
uoi de neuf en Scandinavie?
Pour les paresseux ou les esprits épris de synthèses,
Nouvelles du Nord recense chaque
année l'ensemble (exhaustif) des parutions venant du grand froid. Ses critiques sont vivifiantes et peu complaisantes. Pour la revue, la plus belle
surprise du premier semestre 96? : Le
Dernier Espion du Danois Leif
Davidsen (Éd. Gaïa). Au-delà de cette
lecture-bilan, on trouvera également
dans ce petit observatoire des lettres
septentrionales cinq textes de création tombés dans l'oubli ou inédits
(dont Les Premiers Pas en littérature
de Hjalmar Söderberg), un entretien
avec Éric Eydoux, traducteur entre
autres de Faldbakken et cofondateur
des Boréales de Caen, ainsi qu'un
éclairage sur l'œuvre du cinéaste finlandais Valentin Vaala (1909-1976).
Un bel ensemble qui remplit son objectif : promouvoir la culture nordique,
en répertoriant coups de cœur et impostures.
Nouvelles du Nord N°6 - 80 pages, 99 FF
- L'Élan 9, rue Stephenson 44 000 Nantes.
Ceux qui préfèrent les pays
chauds iront voir du côté d'Aires
N°23, consacrée à la poésie canarienne contemporaine. De belle facture
dans son format carré, Aires offre là
une véritable anthologie aussi courageuse qu'intelligente. Courageuse car
elle permet la découverte d'auteurs inconnus en France, mis à part, peutêtre, Andrès Sanchez Robayna.
La revue, après une présentation très
référencée de Jean-Gabriel
Cosculluela, s'ouvre sur la lumière et
le silence de Miguel Martinon pour se
refermer sur le vide fascinant de la
jeune Goretti Ramirez, traductrice de
Lionel Bourg et Charles Juliet. Entre
ces deux portes la lumière de l'île traverse les poèmes et les proses, comme une obsession ou comme une signature. Au centre du volume, les
noirs du peintre Luis Palmero aiguisent l'œil jusquà faire apparaître les
silhouettes de bâteaux sur la mer. La
contemplation semble ne pouvoir se
faire, aux Iles Canaries qu'en plissant
les yeux.
Si Roberto Cabrera écrit : «L'ombre
seule/ d'un arbre quiet./ Ses branches
noires/ - battement profond -/ disent la
nuit», au sortir de ce numéro exemplaire, c'est bien le jour éclatant que
disent ces textes.
Cela ne rend que plus nécessaire,
une revue qui les met en lumière et
qui, en plus, offre une présentation
biographique de chaque auteur.
Aires N°23 Insula -B.P. 221 42 013 SaintÉtienne cedex 2 80 pages, 75 FF
Abonnement 2 numéros : 140 FF
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Le Lecteur de Samuel Brussell témoigne de la passion de cet ancien
éditeur (L'Anatolia) pour la presse. Clair, il défriche le champ des idées.
Semestriel anthologique et critique, Le Visage vert se spécialise dans le
fantastique, le mystère, l’humour fin-de-siècle et l’anticipation ancienne.
Le Lecteur se laisse lire
Antiques épouvantes
C
U
'était une belle maison d'édition, soignée et curieuse. L'Anatolia a subi, à l'automne dernier une liquidation judiciaire. C'est un beau mensuel, à la mise en page
élégante et claire. Le Lecteur est né, en février, des cendres de L'Anatolia. La métamorphose d'éditeur en directeur de la publication n'étonnera guère ceux qui ont
croisé Samuel Brussell, ici ou là, un journal (de préférence étranger) toujours en poche. Cet
amoureux de la presse a donc franchi le pas. Le Lecteur, immanquablement, avec son papier journal, sa bichromie de Une, évoque La Quinzaine littéraire : «Je n'y ai pas du tout
pensé. Je ne lis pas La Quinzaine. Mon modèle, ce sont des journaux comme le Times literary Suplement ou le Spectator (anglais)». Cela se traduit par une typographie très aérée,
classique et sobre. Une lisibilité que l'on retrouve, et c'est là sa grande qualité, dans le
contenu des articles. Pour preuve Étienne Wolff nous fait découvrir, avec quelle intelligence, l'humaniste catalan Vivés mort au milieu du seizième siècle. Maître de conférence,
Étienne Wolff laisse tout jargon au vestiaire et dresse le portrait vivant d'un homme dont le
père fut brûlé par l'Inquisition. Mais, cerise sur le gâteau, il ne s'agit pas seulement de procéder aux fouilles de l'histoire littéraire et d'enfermer dans un musée les idées de l'époque.
Qu'il s'agisse de Vivés, ou de Juvénal, Étienne Wolff parvient à tirer de leur œuvre, un
éclairage sur notre époque. On trouve là l'expression du credo de Samuel Brussell : «La
voix des classiques nous parle vraiment. Les classiques nous éclairent et nous aident à voir
la réalité». On comprend, dès lors que la littérature contemporaine soit un peu minoritaire.
On trouve cependant, entre autres, un article enthousiaste sur Pirotte, un égratignage respectueux de Tillinac, un hommage à Burgess. La littérature francophone n'est pas absente,
mais fidèle à ses goûts d'éditeur, Samuel Brussell ne lui offre pas une place de choix. Le
Lecteur s'intéresse aussi à la philosophie (Popper et Feyerabend ici) aux arts avec l'architecte Adolf Loos ou avec les belles photos de Giorgia Fiorio.
Fort de cette idée que«les gens sont intimidés par la culture qui les prend de haut» Le
Lecteur ouvre une fenêtre éclectique sur le monde. Une fenêtre qui, dans le numéro de
mars, éclairera les portraits de V. S. Naipaul, Queneau et Gombrowicz. Tiré à 28 500 exemplaires, il faut souhaiter au Lecteur de trouver ses lecteurs. Et inversement.
Thierry Guichard
BP 2030 34 024 Montpellier Cedex 1
L'Avant-Scène La N.R.F.
Le Bleu du ciel Décharge
L
’Avant-Scène fête son millième numéro. Pour l’occasion la revue a
passé commande à 26 auteurs “maison”, de Jean-Paul Alègre à Anca Visdei.
Les lecteurs, avec la publication de huit
textes, ont également participé à l’événement. Le seul lien entre tous ces écrits,
c’est la citation du mot mille, comme une
façon de souhaiter bon anniversaire. Les
auteurs se sont plus ou moins bien tirés de
cet exercice imposé. Certains textes sonnent creux et manquent d’intérêt.
Dommage, car il y avait là matière à réjouissance. L’Avant-Scène est en effet la
seule publication régulière consacrée au
théâtre, toujours en activité, à avoir atteint
son millième numéro sans interruption. À
raison de deux numéros par mois, cette revue couvre quasiment cinquante ans de la
vie théâtrale française. Anouilh, Sartre,
Camus, Montherlant, Vian, Beckett,
Tardieu, Ionesco font partie de son catalogue... Souhaitons à L’Avant-Scène de
garder toute la curiosité de sa jeunesse.
L. C.
C
ela fait un peu plus d'un an que le
romancier Bertrand Visage a succédé au poète Jacques Réda à la tête
de La Nouvelle Revue Française (vieille
de 88 ans!). L'heure des bilans? Pas tout à
fait. car bien qu'il s'en défende, La N.R.F.
de Bertrand Visage ressemble plus, depuis, à un mensuel de communication de
Gallimard. Auteurs maison incontournables (Camus, Genet, Malraux voire
Djian, Germain, Detambel), la liste des
écrivains publiés en un an laisse peu de
place aux inconnus et presque rien à la
poésie. Il s'agit de ne pas prendre de
risques, de légitimer ce qui n'a plus besoin
de l'être et de donner à lire des extraits de
livres à paraître… chez Gallimard. On
voudrait croire qu'avec le temps, Bertrand
Visage saura redonner à la vieille dame,
une âme plus aventureuse et moins mercantile. On s'intéressera, en attendant, au
numéro spécial Amérique latine qui offre
son lot de star (Mutis, Saer, Sepúlveda) et
de novices dont le prometteur Rodrigo
Rey Rosa. Un gros défaut toutefois : les
nouvelles s'alignent en ordre rangé sans
aucune présentation critique. Comme des
boîtes de conserve dans un supermarché.
T. G.
L’Avant-Scène Théâtre
6, rue Gît-le-Cœur 75 006 Paris
116 pages, 87 FF (Abt 20 N° : 720 FF)
14 ...
Le Matricule des Anges N°19
La Nouvelle Revue Française N°528
144 pages, 62 FF (Abt 1 an : 525 FF)
D
trange animal que ce N°4
d’Irrégulomadaire.
Constituée d’un texte en
prose, comme colonne vertébrale et
de photographies comme excroissances, cette revue à fréquence irrégulière s’impose comme une construction artistique et mentale autour du
thème des bagages. Le texte fait penser à Wim Venders et à Jean-Luc
Godard. On y assiste à la genèse
d’une revue ou d’une exposition autour du thème des bagages. Écrit
comme un témoignage, il mêle, avec
une distanciation perceptible, des éléments intimes de ceux qui construisent leur réflexion et de ceux qu’ils
rencontrent à travers, notamment, les
États-Unis. Les photographies qui précèdent et suivent émanent donc de
l’enquête préliminaire à l’élaboration
du thème. Les auteurs tournent le dos
à toute notion d’esthétique. Le texte
concomitant aux clichés semble avoir
subi les caprices typographiques d’un
fax. Aux photos plus gris et blanc que
noir et blanc se mêlent des couleurs
violentes. Traces floues de la mémoire, elles se jettent à la figure du lecteur
qui construira son propre puzzle ou
nourrira ce réseau d’images de sa
propre vie. Avec de tels bagages le
voyage peut durer longtemps.
Irrégulomadaire N°4 - 200 pages, 180 FF
É
ne première série de Le Visage vert avait été lancée en 1984 par Xavier LegrandFerronnière puis mise en sommeil avant de refaire surface et de bénéficier aujourd’hui du soutien des éditions Joëlle Losfeld. La nouvelle livraison conserve
les vertus des précédentes et approfondit ses recherches. S’y affichent comme de
coutume des textes inattendus, des inédits dénichés dans les rayons “Bizarreries” et “Récits
terrifiants” des bibliothèques par une équipe d’archéologues littéraires composée de
Legrand-Ferronnière lui-même, Gaïd Gérard et Joseph Altairac.
On ne présente plus l’Irlandais Sheridan Le Fanu créateur de la race des vampires avec
Carmilla, ni H.-G. Wells dont les fragments inédits de La Guerre des Mondes publiés ici
constituent des morceaux de choix. La visite débute avec Bulwer-Lytton (1803-1873).
L’auteur des Derniers Jours de Pompéï se rattache à la tradition du roman gothique anglais,
au point qu’on le considère outre-Manche comme le père du roman mystérieux. Fantômes
et Magiciens est un récit dont la critique soulignait lors de sa publication en France (1894)
qu’il était d’un «initié qui a vu, certainement, et non celle d’un simple romancier qui imagine.» Quand bien même, Bulwer-Lytton avait de l’imagination à revendre: «je sentis distinctement vibrer la pièce et, tout au fond, je vis s’élever comme surgissant du plancher, des
étincelles et de petites sphères ressemblant à des bulles de lumière multicolores».
James Hogg (1770-1835) s’apparente lui à Le Braz ou Seignolle bien qu’il leur soit nettement antérieur. Reconnu pour l’usage qu’il fit du folklore populaire écossais, il conduit
dans une nouvelle de pure fiction -du moins faut-il l’espérer- et dans la grande tradition du
genre, La Descente aux enfers de George Dobson. Raide démonstration qu’une conscience
professionnelle trop développée conduit à sceller des pactes -naturellement- diaboliques.
Attendent encore Richard Middleton (1882-1911) et son Oiseau dans le jardin ou
l’Américain Silas Weir Mitchell (1829-1914) qui s’attache au projet prométhéen de la résurrection des morts. Le médecin français André Couvreur (1865-1944) donne la mesure du
merveilleux-scientifique dans un chapitre de Caresco, son grand roman de conjecture.
S’il fallait être plus explicite, on pourrait ajouter que Le Visage vert déterre des trésors véritables et étranges et qu’il les exhibe avec soin. Une telle exposition témoigne des qualités
de la “littérature souterraine” comme de celles d’une revue qui sait procéder au délicat mélange de l’érudition et du plaisir.
Éric Dussert
Le Visage vert N° 2, 159 p. 90 FF. Abt 2 n° : 180 FF
Éd. Joëlle Losfeld 3, impasse Royer-Collard, 75 005 Paris
Le Lecteur 24 pages, 15 FF - Abt 12 numéros : 150 FF
13
Survol
evant le nombre sans cesse croissant des revues, toute nouvelle
naissance doit faire montre d’originalité et d’exigence dans le choix de ses
textes : telles sont, peu ou prou, les conditions, non pas de succès, mais simplement
de survie...
La première livraison de Le Bleu du Ciel
(dirigée par Didier Vergnaud) a tout pour
séduire. Sa présentation tout d’abord : une
chemise-dossier contenant cinq livrets de
différents formats (afin d’être «au plus
près des exigences formelles et expérimentales des auteurs»), auxquels s’ajoute
le Cahier n°2 de l’Affiche (le premier
avait vu le jour courant 1993). Par son
sommaire ensuite : des collages et des slogans en quadrichromie d’Hubert Lucot
(«Tout être sensé ignore la loi.»), des
textes de Michel Ohl, Patrick BeurardValdoye, Claude Salomon, Didier
Arnaudet... Une revue qui a «pour principe l’édition de travaux en cours, avec des
poètes et des artistes contemporains», et à
laquelle on ne pourra guère reprocher que
de paraître une fois par an.
D. G.
Le Bleu du Ciel N°1 - 140 FF
L
15, rue Saint-François 33 000 Bordeaux
J. Morin, 3 rue d'Auxerre 8 560 Courson-les-Carrières
c/o Shannon 108, rue Lemercier 75 017 Paris
Le numéro 48 de Travers (cf MdA
N°11) était agrémenté de deux gravures de Jean Vodaine. Le N°50 est
justement consacré à ce graveur et
écrivain lorrain. Si l'on retrouve avec
un plaisir des sens les silhouettes primitives et colorées de Vodaine, la revue offre à lire Les Contes de mon
haut fourneau où Vodaine, né en 1921
en Slovénie, fait montre d'un bel
amour des hommes et de la Lorraine.
Autour de ses textes, l'hommage vibrant rendu par Claude Billon et par le
chanteur Louis Arti ajoute une gouaille
virulente à l'humanisme de l'invité. Le
travail de Philippe et Flo Marchal fait
de cette revue un objet singulier et
précieux au service, ici, d'une littérature ouvrière.
Travers N°50 - 88 pages, 120 FF
Abt 2 N° : 200 FF
e compte à rebours a commencé.
Jacmo et sa revue Décharge ne
vont pas tarder à atteindre le centième numéro. Jeanne Calmant n'a qu'à
bien se tenir. Avant le feu d'artifices que
l'on attend pour ce centenaire, Jacmo a allumé quelques mèches dans ce numéro 91.
À commencer par l'entretien que Georges
Cathalo,qui cherche à «cueillir un bouquet
de femmes/ pour ses yeux» et auquel est
consacré le supplément Polder, a donné à
Valérie Reuzeau : «s'exprimer simplement, trouver la justesse, le ton, être un
peu sincère, voilà la difficulté.» La sincérité est présente dans tous les numéros de
Décharge où le ton direct et non dénué
d'humour parle directement au lecteur.
Quant à la simplicité, apparente, elle s'allie incontestablement au talent
d'Emmanuelle Le Cam qui donne ici,
quelques vers d'une grâce proprement angélique : «Je serai plus légère/ dans l'amitié des arbres/ qu'il me/ choisira». C'est à
l'aune de telles découvertes qu'on mesurera un jour de l'importance de cette revue
de poésie.
T. G.
c/o Marchal 10, rue des Jardins 70 220 Fougerolles
La place manque malheureusement
pour signaler comme il se doit la très
riche onzième livraison d'Harfang, revue de la nouvelle qui propose à son
sommaire des auteurs aussi considérables que Jude Stéfan, Ludovic
Janvier ou Hubert Haddad et développe un dossier : Poésie/Nouvelle.
Harfang N°11 - 106 pages, 50 FF
33, rue Charles-de-Gaulle 49 130 Les Ponts-de-Cé
Décharge N°97 - Abt 5 N° : 120 FF
Le Matricule des Anges N°19
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T.G. & P. S.
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PRESSE
REVUE
PRESSE
É D IT
EUR
L
es éditions Phébus sont domiciliées en plein quartier de
l’Odéon, rue Grégoire-de-Tours.
On ne peut imaginer meilleur
endroit pour leur fondateur, Jean-Pierre
Sicre, gaillard raffiné, bâti comme un héros de roman picaresque -ce robuste rabelaisien a dû sûrement être père trappiste,
aubergiste ou corsaire dans une autre vie.
Jusqu’à la moitié du XIXe siècle, la rue
Grégoire-de-Tours s’appelait rue des
Mauvais-Garçons. On raconte que ce nom
serait venu des garçons bouchers, un peu
turbulents, qui habitaient le quartier.
D’autres penchent plutôt pour ces aventuriers français et italiens, qui ravagèrent
Paris en 1525 pendant la captivité de
François 1 er . C’est aussi, à quelques
mètres de là, que fut fondé le Caveau et
ses célèbres chansonniers, où venaient se
réfugier quelques poètes gastronomes, qui
s’enivraient de rimes et de bourgogne.
Témoin de cette époque généreuse, il ne
reste plus aujourd’hui, dans cette rue,
qu’une sculpture du XVIIe siècle, représentant un sauvage nu, vêtu d’une guirlande, sur le fronton d’un restaurant.
Pas très loin, les gourmands peuvent encore se mettre quelque nourriture sous la
dent. On y trouve une belle enseigne, -la
librairie du Globe- ainsi que la «meilleure
rôtisserie de Paris». Il paraît que l’on y
vient de très loin pour acheter perdreaux,
pigeons et autres chapons de Bresse. Né
en pays gascon, Jean-Pierre Sicre n’y est
pas insensible.
C’est donc dans ce quartier où l’on a toujours pris le temps de vivre que les éditions Phébus -neuf salariés- rayonnent de
mille péchés. Leur catalogue -riche de
plus de 500 titres- illustré d’un soleil buveur, qui tend vaillamment sa coupe de
vin en signe de fraternité (même si
quelques nuages semblent obscurcir son
ardeur) est là pour rappeler l’esprit de la
maison : le plaisir avant tout, sérieux antidote contre l’ennui. «La mort est là, que
faire avant? Nul doute que la personne
qui a construit cette planète n’était pas un
artisan confirmé. Si nous étions des dieux,
nous ne lirions pas. Mais nous sommes
malheureux, incomplets, et c’est pour cette raison qu’il y a tant de livres. Le seul
critère donc, c’est qu’un livre ne doit pas
ennuyer.» Épicurien devant l’éternel, mélomane averti (Schumann et Couperin ont
sa préférence), Jean-Pierre Sicre avoue ne
militer pour rien. Tout juste cet érudit regrette-t-il que le bon dieu n’ait pas inventé plus d’heures dans une journée. Et de
pester contre ce «sale métier» qui
«éloigne du livre» : «Les relations que
l’on entretient avec les bouquins reposent
sur l’inutilité, la paresse et la volupté.
Maintenant, pour moi, c’est tout le
contraire. J’ai manqué mon coup.»
Jean-Pierre Sicre est né il y a 55 ans.
Après des études à Sciences Po, il travaille trois ans à France Inter. En cette période gaullienne, il y découvre que journalisme rime plutôt avec conformisme,
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Jean-Pierre Sicre a créé sa maison il y a vingt ans. Deux décennies d’aventures à parcourir le monde des lettres, par tous les temps, contre vents et marées, à la recherche de la terre promise. Une
bonne recette contre l’ennui, à raison d’une cinquantaine de titres par an. Cap sur l’imaginaire.
Phébus : l'appétit vient
en voyageant
même s’il parvient à placer quelques
chroniques littéraires, deux fois par semaine. Les événements de Mai 1968 lui
donnent pourtant l’occasion de s’enthousiasmer, monopolisant le micro avec
quelques autres «soviets» contestataires
par d’interminables journaux politiques.
Malheureusement la fête ne dure pas : il
préfère donner sa démission. Sa vie professionnelle le conduit ensuite chez des
éditeurs
d’encyclopédie
comme
Universalis, avant de se retrouver directeur littéraire chez Tchou (éditeur fourretout, ésotérisme, psychanalyse...). Sicre a
des idées, mais ses sensibilités littéraires
sont peu partagées : trop de projets lui
sont refusés. Il décide alors de les monter
à son propre compte. Phébus est créé en
1976, «sans un rond». Jane et Robert
Sctrick, les deux autres piliers de la maison, le rejoignent quelques années plus
tard.
ontrairement à ce que nous enseigne la mythologie, Phébus (surnom d’Apollon) n’est pas devenu
adulte sept jours après sa naissance. L’activité du nouvel éditeur démarre en juin
avec Le Livre des ruses que lui apporte
René R. Khawam, refusé initialement par
Albin Michel. Il s’agit d’un recueil de
contes sur le génie politique arabe datant
du XIVe siècle, de près de 450 pages, d’un
auteur... anonyme. Un joli livre de plages!
L’insuccès est foudroyant (vingt ans plus
tard, Sicre est fier malgré tout d’en avoir
vendu près de 25 000 exemplaires!).
L’éditeur met alors à son programme
deux livres plus commerciaux...
(Auscultez votre médecin, 30 tests pour
choisir votre médecin et un essai sur
l’énergie solaire). Nouvelles désillusions,
cette fois salvatrices. «Cet échec fit l’effet
d’un gros vaccin. Il m’a appris que je ne
pouvais bien faire que ce que j’aimais.»
Ce qu’il aime? Le grand large, ces livres
qui excitent «les forces imaginantes de
notre esprit», pour paraphraser Bachelard,
l’un de ses modèles. Ces forces qui «creusent le fond de l’être», pour «y trouver à
la fois le primitif et l’éternel».
L’éditeur-apprenti publie ensuite alNafzawi (une bible de l’érotologie arabe),
Kleist, Stifter, les Histoires étranges et
C
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15...
Le Matricule des Anges N°19
merveilleuses d’al-Qalyoubi. La veine romantique semble tracée et trouve sa plus
parfaite illustration en 1979 avec le début
de la réédition des Contes et récits
d’Hoffmann (14 volumes) dont la traduction sera couronnée par l’Académie française. La publication de cette intégrale revêt une importance considérable pour
Sicre. «La lecture de cet auteur, le plus lu
en France dans les années 1830-1840
avec Walter Scott, fut un véritable choc
littéraire durant mon adolescence.
Malheureusement, la mort d’Albert
Béguin en 1958 avait privé les lecteurs de
langue française d’une partie de son
œuvre. Finalement, c’est pour en
connaître la suite que je suis devenu éditeur.» Hoffmann deviendra le fidèle protecteur de la maison d’édition. «Après la
sortie du quatorzième volume, je pouvais
faire faillite, ma mission était remplie.»
Mais l’homme, nous le savons, a bon appétit, et la barque Phébus à cette époque
est loin d’avoir exploré tous les rivages de
«l’imaginaire poétique». En 1986, il réalise un deuxième rêve : la réédition en
langue française des Mille et une nuits,
établie exclusivement à partir des manuscrits originaux. L’entreprise, prise en
charge par René R. Khawam (responsable
du domaine arabe), est unique. Les musulmans ne sauront jamais que le calife, au
lieu de boire du jus de fruit, était un fieffé
ivrogne...
Entre-temps, Phébus crée un solide rayon
de romans d’aventures anglo-saxons, en
rééditant des classiques, poursuit son intérêt pour les lettres allemandes (Perutz,
Eichendorff), développe sa curiosité pour
d’autres territoires (espagnol, slave...).
Mais le plus beau fleuron du catalogue
reste le domaine réservé à la littérature de
voyage, inauguré en 1978 par Les
Derniers Rois mages de Paul del Perugia,
éblouissante traversée au cœur du royaume tutsi rwandais. Le succès, plus tard, de
La Mémoire du fleuve de Christian Dedet,
(Prix des Libraires 1985, 100 000 exemplaires vendus) encourage l’éditeur à développer sa collection D’ailleurs, témoignages de civilisation, à travers les terres
secrètes de la Mauritanie, des Andes, du
Mexique, de l’Amazonie, du Mato
Grosso, du Grand Nord, de
la Mongolie... «La géographie m’a toujours passionné», explique Jean-Pierre
Sicre, avant de convoquer
une nouvelle fois son enfance où, dans le grenier
familial, il avalait les récits
d’explorateurs et de forbans. «À 11 ans, j’ai dû lire une vingtaine de fois
Captain
Blood
de
Sabatini.» Pas étonnant
donc que l’on retrouve également dans le catalogue
les confessions d’un négrier, les mémoires d’un
gentilhomme corsaire,
l’histoire générale de la piraterie, de tous ces gueux
qui ont enflammé les
océans et l’imagination de
générations de lecteurs.
’aucuns pourraient
regretter cette navigation tous azimuts.
Quel rapport, en effet,
entre la flibuste et Kleist?
Kathleen Winsor, Adalbert
Stifter et Alain Bombard?
Jean-Pierre Sicre n’est pas
gêné, même si la réalité
économique le conduit parfois à «mettre un peu d’eau
dans son vin». Phébus revendique son «identité baladeuse», son attrait pour le Photo : Louis Monier
mélange des genres, le cosmopolitisme, et son appétence insatiable
de curiosité. Car l’histoire de Phébus,
c’est l’histoire de son fondateur, mais surtout celle de ses rencontres avec d’autres
«olibrius», aussi passionnés que lui, comme Michel Le Bris, avec lequel, en 1986,
il lance une sorte de petite bibliothèque
maritime. Grosso modo, c’est une vingtaine de grands lecteurs qui alimentent le catalogue. Les traducteurs, «ces beaux héros
à la vie ascétique», ont une place priviligiée dans ce cercle. Et Sicre de rappeler,
presque hilare, que lors de la petite fête
donnée à l’occasion du vingtième anniversaire de la maison, il y avait davantage
brodé au petit poil, mais cette littérature
sent le renfermé. Son imagination ne va
pas plus loin que le mur de la salle de
bains!»
L’homme avoue son goût pour l’impertinence, les mal-pensants, les malappris, et
son dégoût pour ce qui est consensuel. Il a
quelques fiertés, aussi : la qualité de ses
traductions - que le Grand prix national
de la traduction a déjà récompensée (Nino
Frank et René R. Khawam) -, sa typo
qu’il considère comme l’une des plus
belles de l’édition, sa revue annuelle
Caravanes, «sans laquelle, je ne tiendrais
pas» (plus de 400 pages, une
somptueuse réussite - «comme
une vendange tardive, les grains
ne sont pas nombreux mais
chargés de saveurs»). On peut y
ajouter également sa ténacité face aux lois du marché. En 19901991, Phébus a failli connaître
une éclipse durable : près de dix
millions de francs de déficit, autant que le chiffre d’affaires annuel de l’époque. Finis les tirages de tête, finis les livres
vêtus de vélin, finis les calendriers d’art. Le Seuil entre dans
le capital. Sicre se serre la ceinture : il se soumet au Smic pendant cinq ans. Ce plan d’économies ne l’empêchera pourtant
pas de sortir cinq volumes
(1 500 pages) d’un Anglais totalement inconnu, Charles Palliser.
Sa perspicacité lui donne raison :
plus de 60 000 exemplaires ont
été vendus du Quinconce.
Côté regrets : celui de ne pas
avoir publié le Manuscrit trouvé
à Saragosse du Polonais Jan
Potocki
(«J’ai
traversé
l’Atlantique en 1985 pour ce
livre»), tiré à son origine à
quelques exemplaires à SaintPetersbourg (José Corti le sortira, en grande partie, en 1992);
celui également de travailler
d’arrache-pied pour faire tourner
la boutique («Je ne pensais pas
que ce serait une guerre aussi
difficile»). Pour cette raison, le
fondateur de Phébus s’est fixé
une limite à son développement :
être capable de lire tous les livres qu’il
publie. Les projets? Ouvrir une collection
poches pour valoriser les ouvrages de
fonds (80% du chiffre d’affaires de
Phébus repose sur les nouveautés...)
«Mais pas avant 1998. Si la maison est
aujourd’hui bien gérée, la trésorerie reste
tendue...» En bon capitaine, Jean-Pierre
Sicre sait qu’il faut choisir son temps
pour ménager une embarcation. La traversée est si longue.
de traducteurs que d’auteurs...
La littérature étrangère représente 75%
des publications Phébus. Ce domaine a
permis de faire connaître au lecteur français le Chilien Francisco Coloane, le
Hongrois Miklos Szentkuthy, l’Irlandais
William Trevor, l’Anglais Charles
Palliser. «Cette littérature s’est imposée
d’elle-même. Pendant dix ans, nous avons
refusé d’ouvrir une collection de romans
français parce que nous recevions tous les
textes que les autres éditeurs refusaient
(Phébus reçoit environ 1 200 manuscrits
par an). En plus, pour éditer de la bonne
D
littérature française, il fallait
avoir un carnet de chèques ou un carnet
d’adresses bien fournis.» Le succès de La
Mémoire d’un fleuve en 1985 change
quelque peu les choses, sans les bouleverser : le lecteur découvre Cédric Morgan
ou Marc Trillard (Prix Interallié en 1994
avec Eldorado 51). «La littérature anglaise m’intéresse davantage que la littérature française. Il existe là-bas une véritable
fermentation... Les Anglais ont réussi
avec le Commonwealth ce que nous
sommes peu parvenus à faire avec la
francophonie. Et paradoxalement, ils ont
appris le métissage après la décolonisation. En France, il y a du beau linge, c’est
Le Matricule des Anges N°19
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Philippe Savary
Editions Phébus
12, rue Grégoire-de-Tours 75006 Paris
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Cuvée contemporaine
à Bordeaux
F
suite. En revanche d’autres auteurs, comme Eugène Durif, sont prêts à jouer le jeu
et nous proposent des textes inédits mais
aussi des textes publiés et trop peu joués.
Cherchez-vous à vous associer à
d’autres structures?
Nous avons bien évidemment contacté
d’autres équipes qui s’intéressent aux auteurs contemporains afin de créer un réseau. Nous ne sommes pas propriétaires
de ce projet. D’autres peuvent initier leurs
réseaux de conduites. C’est d’ailleurs ce
qui va se passer avec Daniel Crumb, écrivain comédien à Angoulême. Nous
sommes juste garants de la
qualité du dossier clôturant le travail.
rançois Mauget et Françoise
Martin du Théâtre des Tafurs
lancent à Bordeaux les Réseaux
de conduites. Une formule intermédiaire entre la lecture et le spectacle,
une façon pour eux de tester auprès du public des textes contemporains.
En quoi consistent ces réseaux de
conduites?
Monter des auteurs contemporains comporte des risques. Dans cette période de
frilosité intellectuelle et de difficultés économiques, nous avons donc imaginé une
© Gilles Lestage
T H ÉÂ
Face à la marginalisation du théâtre contemporain et à la démition de certaines scènes, deux actions originales sont menées à Bordeaux par La
Boîte à jouer et Le Théâtre des Tafurs. Dans un contexte très précaire.
Pratiquement, comment cela va-t-il se
mettre en place?
Cette année nous allons réaliser deux réseaux de conduites. Le premier verra le
jour en avril. Nous travaillons sur un texte
magnifique et mégalomane d’un écrivain
bordelais, Alain-Julien Rudefoucauld :
Doutzol frontier. Comme nous étions dans
l’incapacité de produire ce spectacle avec
un orchestre symphonique, un train, trente
acteurs, nous avons entrepris avec l’auteur
une deuxième version de son œuvre, plus
réduite, Dancing . La mise en espace de
ce texte n’est pas pour nous un sous-spectacle mais plutôt un palier nous permettant
de nous interroger sur le fond du texte
souvent sacrifié à la forme. Comme nous
avons envie de monter Dancing par la suite, cette première étape nous permettra de
montrer notre travail à des co-producteurs.
Enfin c’est un moyen de travailler rapidement sur des coups de cœur.
Propos recueillis par
Laurence Cazaux
Théâtre des Tafurs
17 quai de Bacalan 33300 Bordeaux
Tél : 05. 56. 50. 43. 47
Des idées dans la boîte
E
ntre joies et galères,
Laurent Guyot et
Jean-Pierre Pacheco
font vivre depuis huit ans La
Boîte à jouer, un théâtre un
peu excentré de Bordeaux. Avec l’arrivée d’une troisième complice, Muriel
Tessier, les voilà qui se lancent dans la
Mise en œuvres en ouvrant les portes de
leur théâtre aux auteurs.
Quelle est l’origine de la Mise en
œuvres?
Des questions, comme celle-là par
exemple : qui peut bien lire du théâtre
aujourd’hui? À notre avis, les manuscrits
circulent peu et auprès d’un nombre restreint de professionnels. Il nous semble
donc urgent de proposer aux auteurs un
lieu où ils puissent déposer leurs textes
pour les offrir à la consultation et à la
lecture. Et nous souhaitons que cette
passation puisse se faire dans un théâtre
car elle est intimement liée au spectacle
et concerne directement les spectateurs.
En fait, notre but c’est de retisser les
liens entre les professionnels, le public et
les auteurs.
Pour cette première année, quelles sont
les réalisations de la Mise en œuvres?
Le projet initial est ambitieux avec la
construction d’une salle de lecture, de
lieux de résidence pour les auteurs...
Mais le démarrage, faute de moyens éco-
Le Théâtre des Tafurs répète Quelques certitudes
de Jean-Philippe Ibos
solution intermédiaire. Dans un premier
temps, nous proposons une lecture-mise
en espace, avec une équipe de création
restreinte et un temps de répétition court.
Une personne, regard extérieur, tiendra un
journal de bord de notre travail. Dans un
deuxième temps, nous publions un dossier
comprenant le texte intégral de la pièce, le
journal de bord, des réflexions, des analyses... Ce document de travail qui n’est ni
un livre, ni une revue serait tiré à 500
exemplaires.
Quelles sont les réactions des écrivains à
votre projet?
Elles sont partagées. Les auteurs méconnus sont bien sûr intéressés par nos propositions. Les auteurs publiés sont plus divisés. Enzo Cormann par exemple, s’oppose
à ce genre d’initiatives. Dans une lettre, il
nous explique être contre toute tentative
parallèle d’édition. Il nous dit se battre
pour ne pas sectariser le théâtre, en cherchant à être édité chez Minuit par
exemple. Il pense enfin que la lecture-mise
en espace d’un texte peut constituer un alibi pour ne pas monter le spectacle par la
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Le Matricule des Anges N°19
nomiques, sera plus modeste. Un comité
de lecture a été mis en place pour toute
la saison. Il se réunit une fois par mois et
mêle des professionnels et des spectateurs. Les manuscrits reçus sont distribués à chacun de façon anonyme. Les
membres du comité ont un mois pour se
faire un avis sur ces textes. Nous souhaitons que le comité de lecture ait plus un
rôle d’apprentissage que de censure. Son
avis ne doit pas bloquer l’existence d’un
texte, qui se retrouvera de toute façon en
consultation dans la bibliothèque.
Offrez-vous la possibilité de porter à la
scène certains textes reçus?
Soit l’intérêt provoqué par un texte est
médiocre. Il se retrouve alors en consultation publique. Soit la pièce provoque
un coup de cœur du comité de lecture.
Alors la structure de la Mise en œuvres
s’investit en lançant des actions spécifiques autour de l’auteur, des lectures
publiques... Enfin, chaque saison, la
Boîte à jouer en accord avec le comité
de lecture choisira un texte, qui fera
l’objet d’une création entièrement produite par le théâtre.
Propos recueillis par
Laurence Cazaux
La Boîte à jouer
50, rue Lombard 33300 Bordeaux
Tél: 05.56.50.08.24
Adaptation de son précédent livre, Le Repas de Valère Novarina convie les
spectateurs à partager un menu gargantuesque et mystique.
Théâtre contre l’oubli
Collectif
La Cène mise en scène
I
ls étaient neuf acteurs et actrices en
novembre dernier au Centre
Georges-Pompidou à créer, sous la
direction de Claude Buchvald,
l'adaptation pour la scène de La Chair de
l'homme de Valère Novarina. Neufs comédiens pour bien plus de rôles, ou plutôt, de
voix. Car dans le théâtre de Novarina, totalement dépourvu de psychologie, les
personnages qui viennent s'exprimer ne
sont guère des êtres. Plus abstraits que les
figures beckettiennes, ils sont, avant tout,
des organes à parler. «La Mangeuse
Ouranique, Le Mangeur d'Ombre, La
Mangeuse Onomate, Le Mangeur Longis»
et avec eux «Jean à Dent, (…)Les
Omnidés, L'Enfant Sans Limites, (…)
Quelqu'un, (…) La Personne Mangeant
Personne» et toute la carnavalesque troupe (ils sont plus de cent) sont convoqués à
un repas cosmogonique de grande ampleur : il s'agit de manger le monde. L'acte
en lui-même est une communion. Il implique que l'homme ingurgite une partie
du monde qui n'est pas lui («les randules,
le doubiet, l'escardouffle, la pastonade,
(…) des pétotes, de la ratatoulle» etc.);
que cela, englouti, devienne une part de
lui-même avant d'être transformé pour retourner au monde. Ainsi, à la question de
L'Enfant d'Outre Bec : «Lorsque nous
mangeons, où vont et où iront la somme
des choses que nous engloutissons?», La
Personne Creuse répond : «Moitié va par
terre rejoindre les cadavres par les bases;
moitié va en l'air chez Jean Dieu!» L'axe
vertical relie le ciel à la terre, la bouche à
l'anus. Dans ce tuyau passent aussi bien ce
qui est mangé que ce qui est dit. La parole, chez Novarina, revêt un caractère divin
dans la mesure où il suffit de nommer
pour faire exister. Elle peut invoquer
Dieu, et s'élever à la prière, ou bien, maltraitant la syntaxe s'abaisser vers le comique le plus bouffon.
Ce qui fait la matière d'un tel théâtre, c'est
bien, justement cette parole inouïe jusqu'alors qui cherche à se libérer de son rôle habituel : signifier. Pour illustrer cela,
on pourrait rappeler le tableau de
Magritte, La Trahison des images. Si ce
que l'on voit sous l'inscription «Ceci n'est
pas une pipe» représente bien une pipe, il
n'en demeure pas moins que c'est un tableau. Chez Novarina, cela donne dans la
bouche de Le Mangeur d'Ombre : «Nous
ne mangeons pas le verbe manger; alors
que nous pouvons très facilement parler
du verbe parler.»
De ces prises de paroles, le sens, souvent,
nous échappe mais, comme le dit La
Mangeuse Ouranique : «Le monde est un
immense tube dont nous ne savons aucune
Amnesty International a demandé à
onze auteurs (Catherine Anne, Enzo
Cormann, Michel Deutsch, Eugène
Durif, Didier-Georges Gabily, Joël
Jouanneau, Eduardo Manet, Philippe
Minyana, Jean-Michel Ribes et EricEmmanuel Schmitt) de dénoncer
avec leurs mots les maux de ce monde. Tous ont écrit une courte pièce
sur les droits de l’homme. Exercice
périlleux parce qu’imposé. Mais le résultat est réussi même si certains
textes sont moins incisifs que
d’autres. Les thèmes abordés sont
très différents : des mutilations génitales en Afrique, aux clowns sans
frontière cherchant désespérément la
route du Zaïre, en passant par une
réunion d’hommes d’affaires dans un
pays en voie de développement. Le
ton passe suivant les auteurs de l’humour le plus noir, au conte fantastique ou au cri de révolte. Ça fait parfois du bien de sentir le théâtre
remué par les troubles du monde
d’aujourd’hui.
des conclusions mais dont nous entendons
la logique».
Une substantifique moelle qui ne passerait
que par la compréhension ne nourrirait
pas son monde. Aussi faut-il chercher,
non pas à comprendre, mais seulement à
entendre ces paroles. Elles portent plus
que du sens, une matière organique qui
nous pénètre, nous modifie et que l'on
transformera à notre tour, comme l'auteur
transforme les mots, les chansons, dans
une regénération perpétuelle et génératrice. Dans cet acte (proche d'un rapport
d'interpénétration amoureux), la langue a
besoin du théâtre pour se faire matière.
Aussi, vaut-il mieux lire Novarina à voix
haute, quitte à déranger les voisins. Cette
voix-là doit s'entendre et se prononcer.
Thierry Guichard
L. C.
Le Repas
Valère Novarina
P.O.L
140 pages, 98 FF
Actes Sud-Papiers
84 pages, 80 FF
Grabbe salit tout
L
’univers de Plaisanterie, satire,
ironie et signification plus profonde est complètement loufoque. Au
début de la pièce, un instituteur ivrogne
reçoit un petit paysan. Ses parents veulent
en faire un savant parce qu’«il a les vers».
Une première leçon vise donc à instruire le
gamin de l’art de laisser paraître quelques
géniales dispositions. Il lui faut, en compagnie d’une belle demoiselle, mettre un
chat crevé sous son nez comme pour éternuer puis s’écrier : saperlipopette, je
croyais que c’était une constellation! Le
diable lui, se fait passer pour «un collectionneur passionné de hannetons adultérins». Il est complètement lamentable
comme la plupart des personnages sauf
dans le domaine littéraire où il se révèle
un critique hors pair. L’enfer est en effet
peuplé d’écrivains car «de nos jours la littérature allemande est la plus lamentable
de toutes les choses lamentables». Les critiques et les écrivains sont les cibles préférées de Grabbe. Il ne s’épargne pas luimême en devenant un personnage de sa
pièce et se faisant insulter : «C’est le maudit Grabbe! Il est bête comme un sabot de
vache, bave sur tous les écrivains et n’est
lui-même bon à rien.»
La pièce est souvent très drôle, même si la
Le Matricule des Anges N°19
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plupart des références sur les œuvres littéraires de l’époque nous échappent.
Certaines diatribes de Grabbe envers «les
polissons juifs» pourraient le faire passer
pour un antisémite, mais c’est, de toute façon, après l’univers entier qu’il en a.
Grabbe a la faculté de se brouiller avec
tous. Son époque l’a rejeté à cause de son
besoin de choquer et de ses mœurs très
dissolues -à dix-huit ans, il se voit refuser
son diplôme en raison de son alcoolisme.
C’est peut-être pourquoi, cette pièce écrite
en 1822 et dont une première traduction
française sous le titre Les Silènes avait été
attribuée à Alfred Jarry (une paternité par
la suite contestée) reste inconnue du public. Et ce, malgré des avis prestigieux
comme celui d’André Breton pour qui elle
«est une œuvre dont la géniale bouffonnerie n’a jamais été surpassée».
Laurence Cazaux
Plaisanterie, satire, ironie et
signification plus profonde
Christian Dietrich Grabbe
Traduit de l’allemand
par Henri-Alexis Baatsch
Éd. Ludd
(4bis, rue de Palestine 75019 Paris)
126 pages, 80 FF
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TRE
Â
THÉ
TRE
THÉ
Jeux de pouvoir ou affaires de mœurs, c’est toujours la liberté individuelle
qui est en jeu dans les deux dernières pièces du Syrien Saadallah Wannous.
Rabroué par son supérieur,
Gustave Duplantier, dernier
maillon d’une énorme multinationale, se prend à rêver qu’il
devient calife à la place du calife
et ainsi de suite jusqu’à Dieu
lui-même... Plutôt attendu dans
le registre des ruminations du
petit employé frustré, ce long
monologue sans grand intérêt
est suivi d’une série de très
courtes scènes bien plus réjouissantes. Monologues ou
dialogues à jouer sur le mode
express, ils disent en deux minutes et trois répliques l’infernale banalité du couple, les rancœurs et les mesquineries des
rapports humains, la solitude au
quotidien. Drôles et cyniques,
les portraits tapent souvent juste. Des petites formes intelligentes dans une langue directe
et précise. À picorer gaiement.
Histoires de Damas
La langue du fracas
L
Q
e rideau de Miniatures s’ouvre
sur un épisode tragique de l’histoire de l’Orient musulman :
l’invasion mongole au XV e
siècle. Alep est déjà défaite et les troupes
barbares du prince Timour s’approchent à
grand fracas de Damas. Sur fond de panique et d’urgence, les plus hauts dignitaires de la ville se divisent sur les moyens
d’éviter le pire. Le gouverneur choisit la
fuite, les autorités religieuses et les marchands ont tôt fait de pactiser avec l’ennemi, même Ibn Kahaldûn, le plus grand
penseur de l’époque, se range du côté du
tyran. Seuls le commandant de la citadelle
et une poignée de courageux citoyens résisteront jusqu’à la mort.
Par la voix du chroniqueur, Damas toute
entière se fait le théâtre du drame et s’anime comme un véritable personnage. D’un
fragment à l’autre, derrière les choix de la
cité, se dessinent les destins individuels sur une trame dont le rythme et l’écriture
rappellent les grandes tragédies grecques.
Ici, comme souvent dans le théâtre arabe,
l’auteur tire prétexte du contexte histo-
M. B.
Éds des Quatre-Vents
79 pages, 72 FF
Entre l'ombre et la lumière
A
rnaud Bédouet mêle la grande histoire à celle plus intime de ses personnages. Sa première pièce,
Kinkali, se déroule en Afrique, dans un
pays inventé, le Bosamba, après la colonisation française. C’est un huis clos où six
personnages, quatre Français et deux
Africains se retrouvent enfermés dans un
hôtel car l’armée du pays, en lutte contre
les rebelles, a investi le village. La mort
est omniprésente, la peur du massacre plane en permanence. La description de l’hôtel, assez réaliste et en même temps complètement surréaliste, donne le ton de cette
pièce. L’auteur propose pour décor un
mur mais pas de plafond, juste des filins
d’acier auxquels sont suspendus des ventilateurs car, pour le patron du bar, ces filins, «ce sont mes méridiens. Ils découpent le ciel. Chaque soir, à la même
heure, les étoiles viennent prendre leur
place. Ce sont mes clients d’en haut. Ils
ont leurs habitudes. Imaginez si je leur infligeais un toit. Quel ramdam là-haut».
Arnaud Bédouet nous donne deux images
de l’Afrique. L’une terrible, avec la misère, la violence, la maladie, la corruption et
l’autre rêvée, celle «des grands arbres,
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des fleuves larges comme des pays…»
dont on ne peut se détacher car elle exerce
une fascination extrême. La pièce oscille
de même entre le réquisitoire (par
exemple, un médecin raconte avec force
détails sa prochaine opération à la pince à
épiler avec du whisky pour seul désinfectant) et des moments, trop rares, de poésie
où les personnages se révèlent différemment, où leur part d’ombre apparaît en
pleine lumière.
Entre blanc et noir, entre ombre et lumière, il y a une promesse de bonheur insaisissable. Kinkali se termine sur des
constats d’urgence dont celui-ci : «l’important est de sauver la connaissance des
sorciers… Demain on amènera des sorciers dégénérés sur des sols nus et on les
suppliera : s’il vous plaît, pour l’humanité, donnez-nous vos secrets. Et ils répondront : Aspirine du Rhône».
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Laurence Cazaux
Kinkali
Arnaud Bédouet
Actes Sud-Papiers
95 pages, 90 FF
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Le Matricule des Anges N°19
rique pour mettre au jour les liens à la
communauté, à la oumma, sur laquelle repose la société. Dans une telle perspective, tradition et modernité ne peuvent que
s’affronter -comme en témoigne d’ailleurs
l’écriture elle-même-, l’exercice du librearbitre menace forcément le dogme. Et
c’est de ce point de vue essentiel que se
justifie la publication commune des deux
pièces dont les intrigues respectives, très
différentes, se déroulent à quelques quatre
siècles d’écart.
En préface de Rituel pour une métamorphose , l’auteur avertit : «Signalons que le
lieu (Damas) et que le temps (la seconde
moitié du XIXème siècle) ne forment que
le cadre spatiotemporel fictif de la pièce.
Mon but n’était pas de présenter un milieu
social ni d’analyser quelque document
historique. Il serait superflu d’ajouter que
mon intention était de provoquer une interrogation problématique que j’estime
actuelles et toujours renouvelées». Et il y
réussit. Cette très belle pièce - qui prend
presque l’allure d’un conte - est sans doute encore plus intéressante que la précédente car elle touche à l’être profond de
l’individu, brimé par les codes sociaux et
la morale collective. Bafouée par son
époux, la première dame de la cité devient
courtisane pour assouvir ses désirs et se libérer du joug que lui impose son rang. La
puissance de ses charmes fera succomber
ceux qui se paraient des plus hautes vertues et une sorte de folie s’emparera de
chacun, dévoilant les angoisses et les désirs les plus refoulés. Mue par la quête de
sa vérité intime, la belle révèlera tant et si
bien les failles de la communauté qu’elle
finira poignardée par son propre frère, décidé à laver l’honneur par le sang...
D’une grande qualité dramaturgique, ce
théâtre politique et militant nous donne à
entendre la langue d’un véritable auteur.
Né en Syrie en 1941, Saadallah Wannous,
a écrit une dizaine de pièces, dirigé une
revue de théâtre et une collection d’ouvrages collectifs dédiée à la pensée arabe
contemporaine. Malheureusement il reste
encore quasiment inconnu en France comme la plupart de ses condisciples.
Cette publication vient rappeler cette lacune. À juste titre.
Maïa Bouteillet
Miniatures suivi de Rituel…
Saadallah Wannous
Traduits de l’arabe par
M. Elias, H. Kassab Hassan
et Rania Samara
Sindbad, Actes Sud-Papiers
212 pages, 150 FF
disait-il refusant au théâtre la seule fonction de divertissement.
Didier-Georges Gabily sera passé comme
une comète inclassable et fulgurante dans
l’histoire du théâtre français. Un éclat
douloureux, trop bref, qui nous lancine
encore. En un peu plus de cinq spectacles
au long cours (tous édités chez Actes SudPapiers) -du premier choc de Violences,
en octobre 1991, à TDM3 (d’autres textes
restent inédits)- il se sera vite imposé
comme une singulière révélation.
Né à Saumur, en 1955, Didier-Georges
Gabily avait découvert le théâtre à Tours
puis au Mans avant de débuter comme acteur à Paris où il écrit ses premiers textes à
la fin des années 70 -Chute de rien,
L’Emploi du Temps, La Maison sans jardin (édités à l’époque par Théâtre Ouvert).
De retour au Mans, il pose les premiers jalons d’une expérience limite et souvent radicale, issue d’ateliers de comédiens, qui
prendra le nom de Groupe T’Chan’G! en
1989. Davantage assimilée à une bande
qu’à une troupe ordinaire -ceux qui s’y
sont investis l’ont fait totalement- c’est
cette équipe qui a décidé en août dernier
de continuer à porter son Dom
Juan/Chimère, en pleine ébauche au moment de sa mort.
La parution posthume de TDM3 de Didier-Georges Gabily, mort le 20 août
dernier à 41 ans, vient redire la perte d’un auteur au souffle singulier.
uelque chose avec Le Mépris.
Une commande à partir du roman d’Alberto Moravia et du
film de Jean-Luc Godard qui,
mieux qu’une adaptation -Didier-Georges
Gabily n’était pas du genre à s’adapterprend ici l’allure d’une équation. Et
l’énoncé du problème, posé en ouverture
de la pièce, résume tout le processus
d’abstraction propre à son écriture.
«Soient E., R. et P (respectivement ,
l’Écrivain, le Réalisateur, le Producteur et affublés sans doute d’une carte d’identité complète de peu d’utilité dans ledit
énoncé) trois points fluctuants en abscisse
Photo : Laurent Montlaü
Le Calcul suivi de
Vingt comédies-minute
de Jeannine Worms
d’une droite Mépris 1 ou M1; soient H.,
U. et C. (respectivement l’Héroïne,
l’Ulysse, le Chœur -et affublés sans doute,
eux aussi, d’une carte d’identité tout aussi
inutile dans ce même énoncé) trois points
non moins fluctuants en ordonnée de la
droite Mépris 2 ou M2. Démontrer : 1.
–Qu’en l’état actuel, toute représentation
planifiée de leurs rapports termes à
termes prend la forme d’un corps flottant,
plus ou moins fractal et absolument pornographique nommé : Discussions/ ventrues/ mortifères/ autour/ des/ vertus/ cinématographico-télévisuelles/ de/ l’Odyssée/
et/ du/ Désir. 2. –Qu’il ne s’agit alors que
de théâtre en un lieu déraisonnable, néanmoins -pour l’instant, pour ce qu’on en
sait- essentiel, et qu’on nommera :
“Théâtre du Mépris 3”, ou “TDM3”».
Il n’a jamais été question de personnages
dans le théâtre de Gabily. Mais là il n’est
même plus question de figures. Les êtres,
nettoyés de toute psychologie, en sont réduits à des valeurs géométriques comme
pour toucher à l’essentiel. Pour redire encore cette histoire d’incompréhension
entre un homme et une femme et «encore
plus sûrement, du monde, dont on parlait
exagérément, tel qu’il va, déréglé, peu
avenant, avec ses multiples figures annonciatrices, elles aussi déréglées, peu avenantes». Hachure de la langue, rythme obsessionnel, déversement de mots : Gabily
n’écrivait pas, il bêchait, fouillait, retournait, malaxait, triturait le verbe. Une impressionnante vitalité de langue -comme
en train de se construire sans fin sous nos
yeux- pour dire l’abrutissement du siècle
finissant. Une langue vibrante et militante
contre l’anesthésie d’une société en plein
délitement, contre l’absolue pornographie
du toute image. Un théâtre radicalement
citoyen contre la dictature des caméras,
contre la perte de sens.
Redoutant l’émergence du spectacle prêt à
consommer, il nourrissait l’utopie d’un
théâtre en perpétuel mouvement. Comme
une sorte d’ultime lieu de résistance. «Que
peut faire le théâtre? Simplement peutêtre, retrouver une toute petite fonction
qui serait d’être l’endroit où les choses
impossibles à faire ailleurs pourraient se
manifester. Qu’est-ce que le théâtre peut
manifester? Poser la question de savoir
s’il peut encore témoigner du monde ou
de quoi que ce soit qui y ressemblerait»,
Maïa Bouteillet
TDM3
Théâtre du Mépris 3
Didier-Georges Gabily
Actes Sud-Papiers
68 pages, 75 FF
Les cahiers de l'Odéon
C
texte. Sans la négliger, son théâtre est
avant tout affaire de sons et de silence, de
corps et de mouvements, d’espace et de
lumière. Il s’en explique dans un entretien
précédant le texte.
Théâtre mais aussi conte philosophique
moderne, opéra-rock comédie musicale ou
ballet, Time Rocker traverse tous les
genres pour s’en prendre au Temps. À la
recherche du docteur Procopius, deux
adolescents, Nick et Priscilla, traversent
les siècles grâce à une machine géniale
qui les mènera, en une trentaine de scènes,
de la Chine impériale à Sarajevo... Une fabuleuse odyssée dont ce cahier ne lève
qu’un petit coin du voile.
eux qui espéraient voir la dernière
création de Bob Wilson et se sont
cassés les dents sur les guichets
fermés du Théâtre de l’Odéon pourront
peut-être se consoler en lisant le texte du
spectacle.
Signé par un prestigieux trio (Robert
Wilson, Lou Reed, Darryl Pinckney),
Time Rocker inaugure en effet le premier
cahier de l’Odéon, nouvelle collaboration
entre le metteur en scène et directeur de
l’Odéon, Georges Lavaudant, et l’éditeur
Christian Bourgois. Directeur de la collection, Jean-Christophe Bailly prévient en
prologue que ces livres se feront sans périodicité, «tantôt adossés au spectacle,
tantôt sans rapport direct», allant chercher aussi parfois du côté de «la littérature, la philosophie, l’histoire». Au gré des
complicités.
Démarrer cette nouvelle aventure avec
Bob Wilson pourrait sembler presque paradoxal quand on sait la place que le célèbre metteur en scène texan réserve au
Le Matricule des Anges N°19
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M. B.
Time Rocker
Darryl Pinckney/Lou Reed/
Robert Wilson
Christian Bourgois
123 pages, 60 FF
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TRE
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T H ÉÂ
TRE
À LA
UNE
D
epuis les fenêtres qui donnent
sur la ville, à l'étage où se
perche l'appartement de Claude
Louis-Combet, le regard plonge
sur le parking d'un supermarché aux couleurs aussi criardes que, paraît-il, incitatrices à l'acte d'achat. De l'autre côté de
l'appartement, la vue est plus paisible : le
cimetière offre avec les tombes un espace
de verdure. On sait depuis notre précédente visite (MdA N°11) que c'est cette dernière vue que préfère l'écrivain qui a installé son bureau face aux cyprès. Une
chappe de nuages lourds pèse sur
Besançon, et la pâle lumière à l'extérieur
fait écho aux tons marron-bruns de l'intérieur. Une atmosphère propre au recueillement et à la lecture règne ici, entre ces
murs doublés de bibliothèques pleines.
Dire que l'homme qui nous accueille fait
montre d'une très profonde gentillesse
pourrait faire que l'on se méprend. Il faudrait, pour le décrire, convoquer des mots
© T. G.
aussi galvaudés que sagesse, calme, attention, ouverture.
Pour autant, les livres de cet écrivain n'ont
pas vocation à héberger des chapelets pour
marque-pages. Œuvre charnelle, fantasmagorique, les poèmes, les récits, les romans
et jusqu'aux essais de ce polygraphe se
sont bâtis sur les fondations d'une langue
pure, classique et ondoyante. Mais si la
langue joue le rôle de fondations, il faut
tout de suite préciser que celles-ci s'ancrent dans les eaux troubles d'un marais :
fantasmes, pulsions, goût de la mortifica-
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Toute la vie de Claude Louis-Combet s'inscrit dans une lutte entre le désir et la foi et la culpabilité qui en
découle. Comment concilier spiritualité et pulsions, religion et interdits. En écrivant. L'œuvre de cet auteur qui ne se veut pas homme de lettres est probablement la plus habitée de notre littérature actuelle.
Claude Louis-Combet :
les confessions d'un parjure
tion et fascination de la monstruosité en
constituent le tissu. L'alchimie peut paraître étrange, mais elle n'est pas artificielle. Et si l'accomplissement passait autant
par la foi que par le désir?
Claude Louis Combet est né une première fois un 30 août 1932. Il naquit
une deuxième fois en 1970, lorsque,
publiant son premier roman, Infernaux
Paluds, il ajouta un trait d’union après
son second prénom. Pourquoi cette légère modification orthographique? «Il y
avait chez Pauvert un auteur qui s’appelait Fernand Combet, qui me ressemblait et qui écrivait des choses qui allaient un peu dans le même sens que ce
que j’écris. Étienne Lalou, mon éditeur
chez Flammarion voulait que je change
mon nom. Je proposais de prendre un
pseudonyme. Étienne Lalou n’était pas
très favorable : “C’est dommage, ceux
qui vous connaissent ne vont pas savoir
que vous êtes l’auteur de ce livre. Or ce
sont des lecteurs potentiels.” C’est lui
qui a eu l’idée de mettre le trait
d’union.» Et, évoquant le thème de
l’androgynie qui revient souvent dans
son œuvre, l’écrivain ajoute :«Le prénom de Claude me convient d’autant
plus qu’il contient le féminin et le masculin». On sait à le lire que cette remarque n'est pas une coquetterie.
Claude Louis-Combet n’a guère connu
son père Lucien, mort à 25 ans. Ce dernier avait passé de nombreuses années
dans un sanatorium et le jeune garçon le
verra peu : «Son image était présente
dans l’appartement de ma grand-mère.
Il y avait des photos, on me parlait
beaucoup de lui. Ma grand-mère avait
beaucoup d’affection pour son gendre. De
même, elle entretenait le souvenir de son
mari mort à la guerre. Lorsqu’il y avait de
rares festivités, à table, on dressait le couvert de mon père avec sa photo posée à la
place où il aurait dû se tenir. Son absence,
psychologiquement, fait que je n’ai pas eu
de concurrent dans la relation œdipienne.
Il n’y a pas eu de troisième voie. Mon père
était une figure mythique.» Cette mort par
tuberculose planera longtemps comme une
promesse pour Claude. En effet, avant
20
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Le Matricule des Anges N°19
Lucien, la mère de ce dernier était morte
de la même façon, à 22 ans.
Avant 1939, ses parents habitaient le même immeuble que la grand-mère maternelle Grande-Rue de la Croix-Rousse à Lyon.
Avec sa sœur aînée, Aimée-Marie-Louise,
il partage son temps entre l’appartement
de leur mère et celui de leur grand-mère.
«Il y avait beaucoup de non-dit. Je ne sais
pas exactement quand ma mère a commencé à travailler. En 1939, elle faisait
les ménages dans les hôtels. Elle a fait
beaucoup de petits boulots jusqu’en 1945.
Elle est ensuite partie à Paris.» Avec la
mort du père, la famille va devenir de plus
en plus pauvre et les enfants iront vivre
chez la grand-mère qui prendra un appartement plus petit, rue de Cuire. La mère,
elle, va s’installer ailleurs, seule.
Dans le souvenir de Claude Louis-Combet
cette période de son enfance a du mal à
sortir des brumes de l’angoisse et d’un
sentiment étouffant. L’écrivain se souvient des bombardements sur Lyon :
«J’étais avec ma grand-mère et j’ignorais
où se trouvait ma mère. Nous descendions
dans la cave avec des masques à gaz.
J’étais très anxieux au sujet de la sécurité
de ma mère. À cela s’ajoutait l’impuissance : je n’aurais pu lui venir en aide ne sachant où elle se trouvait.»
La grand-mère assurait les fonctions maternelles et paternelles à elle seule. Telle
qu’il la dépeint, Claude Louis-Combet
dresse le portrait d’une femme janséniste,
rigide mais, contradictoirement, très imaginative «pas du tout rationnelle». Très affective, elle avait le goût du fabuleux, du
mystérieux. «On fantasmait beaucoup.
Elle lisait à haute voix Dumas, Bourget,
Bordeaux, Bazin…». Et surtout Henryk
Sienkiewicz, l’écrivain polonais lauréat en
1905 du prix Nobel. «Son œuvre s’est imprégnée très profondément en moi. C’est
là que j’ai découvert le goût du martyre.»
Un goût que l’enfant cultive en allant visiter régulièrement la crypte à Lyon où
Sainte Blandine avait été attachée pour
être dévorée par les lions en 177. «Je cherchais les lectures qui m’inquiétaient. Je
me foutais des trouilles terribles. J’avais
lu La Main de Maupassant et j’en ai fait
des cauchemars pendant des années. Je lisais aussi Edgar Poe. Ces livres étaient
illustrés d’images qui me faisaient peur.
Lorsque j’étais seul, je les ouvrais juste
pour voir une image qui m’effrayait. Je me
souviens aussi d’un livre de médecine avec
des planches d’un rare réalisme…»
Le jeune Claude effectue sa scolarité primaire durant la guerre. L’éducation s’y
fait de manière très instable; certains instituteurs disparaissant subitement. Selon les
vœux de sa grand-mère, l’enfant est inscrit
à l’école paroissiale qui, mitoyenne avec
l’école publique, n’épargnait pas les affrontements perpétuels entre les deux
clans. Peu sociable, le jeune élève reste en
retrait. Les vertus pétainistes constituaient
le principal apprentissage : l’esprit chevaleresque s’opposait aux valeurs démocratiques avec ses notions de droiture, de respect de la parole donnée et, surtout, de
soumission au chef. En 1943-44, une campagne est lancée pour le culte de l’honnêteté morale, de la sincérité, de la vérité.
Des ligues de loyauté sont constituées et
Claude Louis-Combet est promu responsable de l’une d’entre elles. L’enfant s’y
sent un usurpateur : «Je vivais dans l’équivoque. La sexualité était le tabou absolu.
Mes désirs, je ne pouvais en parler à ma
mère ou à ma grand-mère ce qui me
conduisait à des recherches que je
n’avouais pas. Sans le vouloir, ma grandmère imposait un devoir moral bien audessus de moi. Je me sentais coupable,
fautif. La culpabilité reste pour moi encore une expérience majeure, un moteur de
mes sentiments et de mes comportements.»
Ce désir et la culpabilité qui en résulte,
marquent toute l’œuvre de l’écrivain.
La disparition du père, l’absence de la mère
et toutes les angoisses que cette absence
durant la guerre peut générer, ont gravé un
sentiment de profonde solitude chez lui.
Seul mâle de la maison où règne un fort
sentiment religieux, il avoue s’être senti
plusieurs fois sur le point de fuguer et reconnaît avoir pratiquer avec application
l’école buissonnière : «C’était une expérience très importante. L’école ne m’a intéressé qu’à partir de la sixième avec le latin
et le grec. Avant je la fuyais. J’étais im-
puissant à affronter une situation trop difficile pour moi. Je passais des après-midi
entières dans la solitude et l’inquiétude.»
En 1945, il entre au petit séminaire des
Missions Africaines à Chamalières (Puyde-Dôme) où il est interne. «L’idée de
partir de la maison était un arrachement.
La première année d’internat a été très
dure. J’ai beaucoup pleuré; je me sentais
abandonné. Je me croyais appelé à la vie
religieuse et en même temps je me rendais
bien compte que je n’en avais pas les
moyens.» Les profs sont plutôt médiocres.
La seule pédagogie consistait à tout apprendre par cœur. «Il y avait une relation
personnalisée, pour le meilleur et pour le
pire entre les élèves. Nous étions, des
sixièmes aux troisièmes, une quarantaine
en tout. Certains étaient persécutés, mais
on formait vraiment une communauté.»
L’Afrique le passionne. La lecture des revues des missions étrangères, les missionnaires qui recrutent dans les paroisses, les
histoires d’explorateurs qu’il lit avec ferveur, l’histoire des conquêtes coloniales
lui font rêver de ce continent. Cet amour
le conduit, entre 1944 et 1945 à rendre visite tous les jeudis et tous les dimanches à
l’hôpital de la Croix-Rousse aux soldats
des bataillons d’Afrique. «Ils étaient amputés pour des pieds gelés dans la plupart
des cas. C’étaient des Algériens, des
Marocains, des Noirs. J’ai passé de très
bons moments au chevet de ces soldats.»
Son souhait de devenir religieux trouvait
sa source dans le désir de sauver l’âme de
sa mère : «Comme ma mère ne pratiquait
pas et n’allait pas à confesse, je me disais
qu’à tout moment elle pouvait mourir et
qu’alors elle irait en enfer. Ça venait du
fonds de piété qui régnait chez nous.
L’existence spirituelle était aussi présente
et exigeante que l’existence physique.»
Au séminaire, il commence à écrire. Bon
élève, il passe directement de la sixième à
la quatrième. En français, il s’amuse à rédiger ses devoirs en vers grâce aux recueils
de versification qu’il a beaucoup pratiqués.
«J’ai pris goût à la versification. Vers
1946, je me suis mis à écrire pour moi-même en vers classiques jusqu’au jour où j’ai
découvert la poésie symboliste et le vers
libre. J’ai compris alors qu’il y avait là
une libération de la langue. Je suis très attaché à la poésie fin de siècle». Claude
Des mères et une martyre
la beauté lumineuse des phrases de Louis-Combet, fait écho dans toute son œuvre,
l’obscure atmosphère des fantasmes, de l’organique, du corps saignant ou douloureux. Dualité que l’on retrouve dans la première nouvelle de Des mères hallucinante
comme l’était celle qui fermait son précédent recueil Rapt et ravissement (Deyrolle). Une
mère attend un enfant qui, dans cette attente, lui fait découvrir la plénitude de son propre
corps, et son appartenance à la cosmogonie. Découverte toute animale. L’accouchement se
déroulera en «un pays qui avait dû être rêvé par les nénuphars avant toute présence humaine». La scène de la mise au monde joue de la métaphore selon laquelle le corps féminin
renferme l'univers. L’enfant, «tandis que la douleur rugit de partout, lui, jamais ne sera aussi
béatement transporté d’être qu’en la traversée la plus lente possible du vaste et profond et
inlassable vagin». Pour lui comme pour elle l’accouchement est un arrachement. Lui débile,
elle animale, ils vont tenter d’effacer cette mise au monde et fondre, lui passivement, elle
monstrueusement, leur chair. Comment l'écrivain parvient-il ainsi à nous faire sentir, par le
corps, cette scène inouïe?
L'Âge de Rose, s'il en était besoin, démontre la force d'évocation de l'écrivain. À partir de
l'hagiographie, à la sauce bénitier, de sainte Rose de Lima, Claude Louis-Combet investit,
de l'intérieur, le personnage de Rose. La première scène s'ouvre sur le père :«Que l'on
n'oublie pas, toutefois, avant de tourner la page, que Gaspard Florès est le père et qu'il
marche en tête de toutes les ombres.» Sa traversée du roman est un éclair de fer et
d'armes. Il importe qu'il disparaisse dans les ténèbres. Reste «La Madre, je la vois très bien
- et comme si elle était ma propre mère, en un Pérou légendaire, au Siècle d'or d'une
conquête où l'austérité des uns justifiait la légèreté des autres.» Mère peu austère qui rêve
d'or et d'azur pour sa fille qui ne voudra, elle, que contemplation et martyr. Car Rose pousse
la mortification au-delà du rationnel. «Lorsque la nature la faisait saigner, lui rappelant qu'elle n'était qu'une femme, elle usait du fouet contre elle-même, afin qu'un sang voulu se mêlât
au sang subi et que le Christ, cloué sur sa croix, offrît toutes ses plaies aux baisers de ses
lèvres.» Ce roman sera (soyons péremptoires) étudié plus tard dans les universités. Car audelà du récit mythobiographique de Rose, il mêle une réflexion très poussée dont les incessants questionnements mêlent leur voix à celle, physique, d'une écriture qui nous pénètre.
À
Des mères Lettres Vives 76 pages, 100 FF
L'Âge de Rose José Corti 282 pages, 120 FF
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Louis-Combet poursuivra son écriture du
vers libre jusqu’en 1958 : «Ça me tenait
lieu de journal intime. Je fixais mes sentiments dans les vers.» En troisième, il lit
Péguy et Claudel.
En 1950, il part effectuer son noviciat
chez les Pères du Saint-Esprit à Cellule au
nord de Clermont-Ferrand dans le Puy-deDôme. Il se souvient de la ferveur qui
l’habitait à l’époque de ses dix-huit ans,
mais également qu’il n’était pas très sûr
de lui, de sa capacité à entrer dans les
ordres. À l’époque, une année d’interruption avait été intercalée entre le premier
baccalauréat et la classe de philosophie au
terme de laquelle les élèves passaient leur
second bac. Une année entièrement consacrées aux lectures spirituelles, à la méditation et à la direction de conscience : «Les
jeunes gens devaient réfléchir en suivant
des méthodes qui permettaient de les manipuler. Sous la direction du maître, des
novices s’interrogeaient sur la solidité de
l’engagement religieux. Nous vivions dans
le silence. Nous étions totalement coupés
du monde, concentrés sur des questions de
spiritualité, du sens de l’existence du
croyant. C’était assez dur. C’est une expé-
rience que je trouve aujourd’hui tout à fait
étonnante. Plus tard, je me suis rendu
compte de la maturité différente que je
pouvais avoir par rapport aux autres. Ça
vous déphase, et en même temps ça vous
approche de quelque chose.»
Le jeune homme prononce ses vœux
(chasteté, pauvreté et obéissance) qui devront être confirmés trois ans plus tard. Il
part ensuite effectuer sa classe de philo à
l’Abbaye Blanche de Mortain dans la
Manche. Pour avoir une idée de la teneur
de ces études, il suffira d’indiquer que le
manuel scolaire était rédigé en latin…
C’est toutefois à Mortain que Claude
Louis-Combet découvre Jean-Paul Sartre :
«Je l’ai lu dans les chiottes. J’avais lu des
articles le concernant, publiés dans
Études. Bien sûr, ces lectures étaient interdites pour les élèves.» En troisième déjà, le
jeune garçon avait lu Nietzsche dans un
livre polémique contre le nietzschéisme et
le marxisme, et, à l’encontre des objectifs
de l’ouvrage : «Ce fut le coup de foudre
pour Nietzsche qui a joué un rôle capital
pour moi. Le marxisme ne m’intéressait
pas parce que c’était une philosophie de la
communauté, pas de l’individu».
En 1953, au moment de confirmer les
vœux, la crise religieuse est trop forte : «Il y
avait une telle contradiction intellectuelle.
Je ne pouvais continuer. J’aurais été un objet de scandale. J’aurais été un mauvais
prêtre, j’aurais couché avec mes pénitentes. Je me suis donc exclu.» Le sentiment de la faute, de la culpabilité lié au
désir en général, à celui que l’enfant avait
ressenti pour sa mère en particulier n’avait
jamais cessé de tarauder le jeune novice.
«Le seul vœu pour lequel je me sentais en
accord c’était le vœu de pauvreté.» Pas
obéissance, ni chasteté.
Dans Marinus et Marina (1979) la scène
d'ouverture où le directeur de conscience
demande au narrateur qui vient de
renoncer : «Qu’allez-vous devenir, mon
pauvre ami?» couvre les soixante-dix premières pages de ce roman; on voit le traumatisme que fut ce renoncement. «Le père
supérieur pensait que je pouvais dépasser
cette crise.» Sortir de l’univers clos fut
brutal : non seulement Claude LouisCombet était inadapté au monde extérieur
mais s’il entrait dans la vie civile c’était
pour effectuer son service militaire où il arrive en soutane. Sous les drapeaux, il est
Paillasson
INÉDIT
C
haque nuit l’enfant rêvait qu’il était un paillasson. Il était étendu sur
le sol de terre battue devant la porte close de la maison. Des gens passaient dessus et frottaient leurs semelles avec plus ou moins de tendresse ou de violence, d’application ou d’impatience, soucieux de leurs
pieds et ignorants de la nature du paillasson et qu’il était l’enfant tout entier,
très plat, très résistant, bourru, revêche, immobile et renfermé; un excellent
paillasson auquel, puisqu’il satisfaisait parfaitement à l’usage, il était inutile
de prêter attention. Cependant ce frotte-pied était extrêmement sensible
comme le sont tous les enfants, et pas plus inintelligent qu’un autre. Il savourait silencieusement le bonheur d’être piétiné, martelé, saccagé, encrotté
par tous ces gens qui passaient par là et ne s’acharnaient sur lui, apparemment, que parce qu’il était là, car en réalité personne n’entrait jamais dans la
maison, personne ne poussait la porte, personne ne s’arrêtait. Il n’était pour
ainsi dire qu’un paillasson de passage, aussi le sentiment de sa valeur ne l’occupait guère. Entre toutes les sensations qu’il subissait, il avait un goût bizarre pour les plus appuyées, lesquelles étaient aussi les plus douloureuses.
Il aimait et il attendait avec une sorte de désir éperdu et totalement mutique
et clos les enfoncements nerveux, les saccades fébriles, qui lui venaient uniquement des hauts talons des femmes. Le frottement de la semelle que l’on
eût pu imaginer plutôt voluptueux ne l’enchantait jamais autant que les
coups secs, qui retentissaient en lui comme le commencement du sacrifice.
Tout son être de paillasson aspirait à la déchirure. C’était sa manière d’aimer
les femmes.
De nuit en nuit, poursuivant le même rêve, l’enfant, de plus en plus paillasson, et comme, vers la fin, une véritable foule de femmes à perchoirs de cuir
et pilons ferrés l’avaient travaillé jusqu’à la corde, il céda enfin par le milieu
et peu à peu s’étira, s’ouvrit, s’éventra dans la douceur cruelle du dedans et
du vide. Et il n’y avait plus personne autour. Alors l’enfant se dressa. Il regarda de tous côtés. C’était vraiment la plus noire des nuits - tracée droite
comme un cri. Il se pencha alors et ramassa la clef qui, tout le temps, était restée, comme il se doit, cachée sous le paillasson. Il la tenait à la main mais comme il voyait parfaitement qu’il n’y avait, en vérité, ni porte ni maison, il restait
en suspens sur ce secret dont le sens, s’il en était un, lui échappait entièrement.
infirmier (et auxiliaire de l’aumônier) en
Algérie, à Montpellier et enfin à Albi. Le
souvenir qu’il en garde le rangerait du côté
des phénomènes littéraires : «À l’armée,
j’ai ressenti une très grande liberté. Après
le style de vie que j’avais mené, je sentais
un important relâchement dans la discipline et les contraintes.»
Le futur écrivain fait «des orgies» de lectures, profitant de la naissance du livre de
poche. Ses auteurs de prédilection, à
l’époque : Sartre, Camus, Malraux,
Graham Greene, Bernanos et Mauriac.
Après l’armée, il retourne vivre à Lyon où
il entreprend des études de philosophie
(très différente à l’université de celle, scolastique, enseignée à Mortain). En esthétique, il rencontre celui qui sera un maître
pour lui (cf MdA N°18) : Henri Maldiney.
En 1956, alors qu’il en est à la licence de
philosophie, il est rappelé en Algérie à
Tizi-Ouzou où il fait office d’infirmier
dans une gare de marchandises. Il soigne
aussi bien des militaires français que des
civils algériens : «C’est en Algérie que ma
conscience politique s’est éveillée. Moi
qui avais voulu être missionnaire, je réalisais ce qu’était la colonisation, le racisme.
J’ai acheté le Coran et tous les jours je le
lisais. Je n’ai jamais adhéré à un parti
mais alors que j’ai été élevé dans une famille de droite, pétainiste pendant la guerre, j’ai découvert le socialisme et la pensée de gauche.» À son retour, ses études
achevées, Claude Louis-Combet obtient un
poste de maître auxiliaire puis de professeur certifié à Besançon. Il enseigne la philosophie au lycée (école publique) de 1958
à 1968 dans le même temps où il écrit,
pendant dix ans, ce qui sera son premier
livre, Infernaux Paluds. «L’enseignement
me passionnait vraiment. Je n’avais pas
beaucoup de loisir pour écrire. Et j’étais
très culpabilisé. Je subissais le ressassement de mon passé, d’histoires qui touchaient ma vie, sur le thème scabreux de
l’amour incestueux que j’éprouvais pour
ma mère. Ça créait beaucoup de malaises
en moi. J’écrivais ça sous le manteau dans
la honte et l’angoisse.»
En 1968, il est nommé directeur d’études à
l'École normale de Besançon et forme des
instituteurs destinés à travailler avec des
enfants en difficultés. Infernaux Paluds
terminé, il franchit le pas qui consistait à le
faire éditer. Flammarion et le Seuil sont les
premiers auxquels il envoie son manuscrit
(«je me disais que je n’étais pas digne
d’entrer chez Gallimard»). Flammarion répond et en février 1970, l’auteur signe un
contrat. Le livre est publié à l’automne.
«Quand c’est sorti, j’étais très mal dans
ma peau. Je me disais “pourvu que personne n’en parle, que ça passe inaperçu”.» Claude Louis-Combet qui ne se
considère pas comme un homme de lettres,
avait pourtant déjà commencé l’écriture de
Miroir de Léda. «L’autobiographie anecdotique, même en accordant une place importante à l’imaginaire, à la rêverie,
n’aboutissait qu’à un cul-de-sac. J’avais
vite fait le tour des événements. Mais je
continuais de sentir un besoin radical de
parler à partir d’un vécu personnel. Le recours aux mythes, c’était une façon de ruser avec l’autobiographie.»
Infernaux Paluds publié, le trait d'union
rajouté devant son nom : Claude LouisCombet naît une deuxième fois et cette
vie-là ne se raconte pas; elle se lit.
Thierry Guichard
La bibliothèque matricielle
isiter la bibliothèque de Claude Louis-Combet revient à visiter l’appartement tout
entier et encore, pour tout voir, faut-il descendre à la cave… Partout présents et
souvent précieux, les livres ici ne s’affichent pas de façon ostentatoire. Seule la bibliothèque du salon offre une vitrine aux ouvrages. On y trouve les livres que les éditeurs
de l’auteur lui envoient. Des contemporains comme Jacques Ancet : «j’aime son écriture,
même si son univers est très différent du mien. Il a un art de la description très fine, très
sensible». La bibliophilie a investi le couloir. On y dégotte là des choses étranges comme
Les Œuvres spirituelles de Monsieur de Bernières dans une édition de 1671, ou encore la
reine du quiétisme avec Les Pensées et critiques spirituelles de Madame Guyon millésimée 1722. La dame, on le sait, convertit Fénelon présent ici avec l’édition originale des
Explications des maximes des saints (1697). Plus proche de nous, l’abbé Henri Brémond
(1865-1933) étale ses douze volumes de son Histoire littéraire du sentiment religieux en
France. Kierkegaard (dont le nom signifie “cimetière”) est là, tout entier, avec les dix-neuf
volumes dans l’édition de Jean Brun. Et puisqu’on aime brasser les époques et les
genres, allons jusqu’au bout du couloir, où règnent les littératures grecque et latine dignement représentées, entre autres, par Platon, Plutarque, Sénèque, Prudence… Nietzsche
à côté, malgré ses quatorze volumes ferait presque piètre figure. Les livres les plus liés à
l’écriture de Claude Louis-Combet, se trouvent dans son bureau, caverne utérine qui couve les pages blanches rangées sur le bureau. On nommera seulement Les Provinciales
de Pascal dans une édition de 1760 : les livres qui composent la bibliothèque de philosophie, celle de spiritualité, celle consacrée à l’antiquité, la mythologie, l’ethnologie, la psychanalyse, les arts plastiques, sont trop nombreux. On rendra donc grâce devant la pièce
la plus spectaculaire : un lourd lutrin d’église sur lequel, posé comme un cachalot le très
volumineux Dictionnaire des cas de conscience de 1736. Imposant comme les règles immuables de l’Église.
V
T. G.
Claude Louis-Combet
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Le Matricule des Anges N°19
BIBLIOGRAPHIE
• L'Âge de Rose - roman
1997, José Corti
• Larves et lémures - livre d'artiste
1997, Folle Avoine
• Dado, le sacre du dépotoir - essai
1996, La Pierre d'Alun
• Des mères - nouvelles
1996, Lettres Vives
• Rapt et ravissement - nouvelles
1996, Deyrolle
• Miroirs du texte - essai
1995, Deyrolle
• Blesse, Ronce noire - roman
1994, José Corti
• Augias et autres infamies - nouvelles
1993, José Corti
• Le Bœuf-Nabu ou les métamorphoses
du Roi des rois - roman
1992, Lettres Vives
• Dadomorphes et dadopathes - essai
1992, Deyrolle
• Le Don de langue - essai
1992, Lettres Vives
• Ouverture du cri - essai
1992, Cadex
• Les Yeux clos - essai
1991, Deyrolle
• Le Péché d'écriture - essai
1990, José Corti
• Figures de nuit - nouvelles
1988, Flammarion
• Le Chef de saint Denis
1987, Ulysse Fin de Siècle
• Vacuoles - poésie - 1987, Brandes
• Le Roman de Mélusine - roman
1986, Albin Michel
• Écrire de langue morte - essai
1986, Ubac
• Du Sens de l'Absence - essai
1985, Ubacs
• Beatabeata - roman
1985, Flammarion
• La Mort est une enfant - poésie
1984, Brandes
• Mère des croyants : mythobiographie
d'Antoinette Bourignon - roman
1983, Flammarion
• De la Terre comme du temps - récits
1982, Lettres Vives
• Le Texte-au-dedans - essai
1981, Ubacs
• Blanc - roman
1980, Fata Morgana
• Marinus et Marina - roman
1979, Flammarion
• Mémoire de Bouche
1977, La Différence
• L'Enfance du verbe - essai
1976, Flammarion
• Voyage au centre de la ville
1974, Flammarion
• Tsé-Tsé - roman
1972, Flammarion
• Miroir de Léda - roman
1971, Flammarion
• Infernaux Paluds - roman
1970, Flammarion
À paraître
• Passions apocryphes - nouvelles
1997, Lettres Vives
Sur Claude Louis-Combet
Recommandons Claude Louis-Combet de
José-Laure Durrande : 250 pages d'une belle étude sur l'œuvre avec documents iconographiques et repères bibliographiques fort
complets. (Éd. Septentrion, 150 FF)
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À LA
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tés, est animal, végétal et humain. Il est
entre les genres. En fait, l’individu c’est
un monstre qui a été loupé. Le monstre est
dans un état confusionnel. Il perpétue cet
état. Il n’est pas tout à fait né; il est dehors
mais encore suffisamment dedans. C’est
un prodige de passivité. Pour moi, il représente le quiétisme, la possibilité de
donner un sens au désir d’absorption. Le
quiétisme donne un sens au désir humain
de n’être rien, de subir. C'est un courant
spirituel qui m’intéresse beaucoup.
Le roman précédant, Blesse, Ronce noire, constituait une mythobiographie.
Dans L’Âge de Rose, nous retrouvons la
mythobiographie mais aussi l’autobiographie et, en quelque sorte, le manifeste; avec les affirmations concernant la
religion officielle que vous y incluez...
Oui, c’est très juste. Il y a de l’ironie aussi. Ça c’est une conquête de l’âge et de
l’expérience. J’ai plus de recul par rapport
à mon personnage féminin et par rapport à
mon écriture.
De l’ironie et de la malice aussi, avec ce
personnage de Saint Claudius qui vous
ressemble beaucoup, non?
Saint Claudius est une figure paternelle,
cosmique, qui porte en elle les aspects positifs de la paternité. Il est le contraire du
Capitaine, le père absent de Rose. Mais
c’est aussi une figure androgynique
puisque ses seins peuvent donner du lait.
Les aspects positifs de la paternité, c’est
tout ce qu’elle a de féminin.
Vous avez écrit à propos de peintres,
comme Dado ou Redon, traduit Anaïs
Nin et le psychanalyste autrichien Otto
Rank et vous trouvez aussi l'énergie de
diriger la collection Atopia aux éditions
Jérôme Millon. Que vous apporte ce travail d'éditeur.
Je dirige cette collection depuis dix ans.
L'idée de publier des textes spirituels anciens m'est venue en travaillant sur la documentation de Marinus et Marina. Ma
fille m'a fait rencontrer Jacques Prunair
qui venait de créer Atopia et qui avait la
même liste de livres en tête que moi.
Ma motivation est un peu complexe, évidemment. Cette activité me resitue par
rapport à ma formation religieuse initiale.
Je lis des textes que je lisais déjà à vingt
ans au noviciat. Je les redécouvre et tout
ce travail alimente profondément ma nostalgie de vieux croyant indigne. C'est une
littérature qui ne me tient pas en repos.
J'aborde les textes que j'édite avec une
sorte d'inquiétude d'existant.
Croyez-vous au miracle?
(Long silence). Je ne vais pas vous faire
une réponse de Normand, mais une réponse très très sincère et très profonde, je
vous prie de le croire : je ne me sens pas
digne d’y croire. Je crois qu’il existe des
êtres pour qui le miracle existe et qui sont
dignes de le reconnaître, de l’apercevoir.
Moi, je n’en suis pas digne.
L'œuvre de Claude Louis-Combet semble sortir d'un chaos où la foi, le désir, la monstruosité s'interpénètrent avec la volonté d'être en phase avec la cosmogonie. Elle constitue comme une matière organique issue du plus profond des fantasmes d'un homme empli de spiritualité. Entretien avec un écrivain en quête.
«L'écriture consacre l'Absence»
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Le Matricule des Anges N°19
vos derniers retranchements?
C’est une dynamique de l’intériorité. Je
n’écris que quand il fait nuit dans mon bureau où il y a juste une petite lumière qui
n’éclaire que la page. Il faut vraiment le
recueillement. À ce moment, il y a une
sorte d’hypnose. Je n’en ferais pas une
théorie.
Vos livres évoquent souvent la notion de
désir, notamment le désir sexuel et incestueux. Pourriez-vous écrire des romans
plus ouvertement érotiques?
Il y a un Éros qui court dans ce que
j’écris. On trouve des moments de forte
intensité érotique. Ce qui me gêne c’est de
faire de l’éros le sujet principal ou unique
d’un texte. J’aime bien la littérature érotique mais je la trouve décevante parce
qu’elle retombe dans les mêmes scènes.
Vous pourriez évoquer Bataille, mais je
n’entre pas du tout dans cet espèce d’orgueil de la transgression qu’il y a chez lui.
Moi je la pratique mais je ne la vante pas.
Je considère que mon œuvre c’est de
l’érotisme infus. On le retrouve dans l’intérêt que j’apporte au sexe de la femme,
au corps féminin.
Peut-on parler alors de littérature du
blasphème et de la provocation?
Oui, il y a du blasphème, mais le sacrilège
suppose toujours l’existence du sacré.
Pour commettre un sacrilège il faut soimême avoir une notion du sacré. Le blasphème, c’est pareil. Si vous n’êtes pas
passé par la foi, la reconnaissance de
l’amour, vous ne pouvez pas blasphémer.
Le blasphème c’est l’expérience d’un
manque, de l’injustice.
Mais moi je n’ai pas l’intention de blasphémer. Je n’en ai aucune volonté.
Écrire ce que vous écrivez, n’est-ce pas
une tentation de trouver ce que vous appelez «le plaisir en Dieu» en passant par
la foi en l’obscène, voire en l’Antéchrist?
L’obscène sûrement. L’Antéchrist, c’est
moins évident. Les textes qui évoquent le
plus la transcendance de l’obscène sont
deux nouvelles parues dans Augias et
autres infamies (José Corti). Dans l’obscène, le sexe de la femme est ce qui peut
le mieux figurer l’absence de Dieu.
L’image du sexe de la femme c’est ce qui
représente le plus justement le manque
que l’on éprouve dans l’expérience de
l’absence. C’est ce qui rend le plus sensible le désir de retrouver la Présence.
Dans L’Âge de Rose vous écrivez : «Elle
savait que ce qui était tombé malade
pour être sorti de la mère devait revenir
à la mère pour guérir.» Si l’on remplace
mère par terre, on a toute la métaphore
chrétienne de la paix éternelle des
cendres qui retournent aux cendres…
Ce que je veux dire là, c’est que le corps
féminin symbolise la vitalité.
On retrouve aussi la notion de l’inceste
maternel, non?
Le roman exprime l’incertitude de la
sexualité de la jeune vierge qui hésite
entre un pôle de l’homosexualité représenté par l’inceste avec la mère et celui du
phallus du Christ. C’est normal que l’on
retrouve le thème de l’inceste dans la me-
© Louis Monier
à partir de Marinus et Marina, il y a eu un
tournant : j’ai commencé à m’intéresser
aux saints, à la mystique et le souci
d’équilibre psychologique a fait place au
souci de restauration du spirituel. Je n’oublie pas que j’ai rompu avec la foi chrétienne, mais je me rends compte que je
n’en ai pas assuré le deuil. Il demeure une
part de nostalgie du spirituel.
Vous parlez de laisser monter en vous
l'écriture. Est-ce à dire que vous ne vous
donnez pas, au départ, de contraintes ou
de forme préétablie?
Non. Ce qui me préoccupe c’est à travers
le style, le rythme, le choix des mots,
d’essayer de donner une forme organique
et authentique à un contenu inconscient
qui exige d’être exprimé. Ce n’est pas un
souci formel mais un souci de coller à la
vision, à ce que je sens. Je n’ai jamais essayé de me situer par rapport à une école.
Je suis très conscient de mes limites et
toujours insatisfait de ce que j’ai écrit.
Ce que je dirais aujourd’hui, avec le recul,
par rapport à Marinus et Marina c’est que
l’écriture a joué le rôle de substitut de l’expérience mystique. L’écriture ne peut pas
remplacer ce qui me manque, ce qui fait
défaut et qui est la relation vivante au surnaturel. L’écriture de toute façon me laisse
sur ma faim. Si j’avais, aujourd’hui, la
possibilité de prier comme je priais quand
j’avais dix-sept ans, je n’aurais pas besoin
d’écrire. L’écriture cherche à combler le
vide mais le vide est infini. La partie est
perdue mais ça n’empêche pas qu’on la
poursuive. L’écriture consacre l’Absence.
Vous êtes passé de l’autobiographie légèrement fantasmée à ce que vous nommez la mythobiographie, sorte de biographie à travers les songes, les obsessions,
les pulsions appliquée à des personnages
mythiques que vous allez habiter. N’estce pas, à l’instar de Pierre Michon, faire
de l’autobiographie oblique?
Ce n’était pas aussi clair que ça quand je
me suis lancé dans l’entreprise. Ce n’est
venu qu’à partir de Marinus et Marina où
j’utilise une légende et où je prête à des
personnages dont je veux raconter l’histoire mes propres fantasmes. Je les aborde
comme s’ils étaient des miroirs de mon expérience. Il s’agit toujours de personnages
féminins, à l’exception de Trakl (Blesse,
Ronce noire); l’inceste avec sa sœur procède du désir de reconstituer l’androgynie.
Pour écrire, devez-vous être poussé dans
sure où la nécessité d’écrire trouve son
origine dans l’échec du désir incestueux.
Le fait de faire quelque chose avec la
langue maternelle est le substitut de l’interdiction de l’inceste. Ça y répond.
Vous faites paraître un recueil de nouvelles, Des mères et un roman, L’Âge de
Rose. Vous publiez aussi des essais.
Comment s’effectue cette différenciation
des genres?
Les essais tournent autour de l’écriture, de
la création à propos de mes textes ou
d’autres auteurs ou peintres. Au début, de
1970 jusqu’en 1985, les essais s’imposaient comme un temps de réflexion à partir des textes que je venais de publier. Je
sentais le besoin de m’arrêter et de réfléchir sur ma démarche. Ce sont des questions théoriques sur le sens que je donne à
l’écriture. J’ai noté qu’après avoir écrit un
texte théorique il s’opérait un changement
dans l’écriture du roman qui suivait. Je
suis passé des romans volumineux à des
nouvelles parce j'ai vécu une période de
crise affective et je n’avais pas confiance
dans le temps pour écrire des romans. Je
ne pouvais pas m’engager dans une longue
écriture.
J’ai renoué, en écrivant L’Âge de Rose
avec un certain optimisme. L’écriture
d’un roman, c’est quand même une mobilisation considérable.
Avant de revenir à L’Âge de
Rose, arrêtons-nous sur Des
mères. Ces trois nouvelles ontelles été écrites à la même époque?
J’avais d’abord écrit Do l’enfantpot en pensant qu’il y avait matière
à faire un livre entier. Mais c’était
un peu juste pour l’éditeur. J’ai
donc écrit les deux autres nouvelles
sur le thème de la maternité pour
compléter l’image que je voulais en
donner. Dans Do l’enfant pot la relation mère-fils est une catastrophe.
Dans les nouvelles suivantes, j’ai
voulu donner une image différente
de la maternité. La mère de la dernière nouvelle, c’est en fait ma
grand-mère.
Il y a deux femmes dans Do, l’enfant pot : la mère, monstrueuse, et
la sage-femme qui tricote on ne
sait quoi qu’elle finit par jeter sur
le corps de la mère et de sa progéniture, comme un linceul. Quelle
figure est-ce là?
Lusine, la sage-femme, est une représentation de la déesse des accouchements dans
la mythologie méditerranéenne. Je l’ai vue
comme une parque qui tisse le destin de
l’enfant. À ne pas confondre avec
Mélusine qui est la mauvaise mère, celle
qui n’accouche que de monstres. La
monstruosité me fascine. J’envisage
d’ailleurs de publier chez Jérôme Millon,
un traité d’embryologie sacrée, sur Le
Baptême des monstres.
Pourquoi cette fascination pour la
monstruosité?
C’est l’opposé de l’individualité. C’est
une ébauche d’être. Un être qui n’est pas
identifiable. Le monstre, par certains cô-
Le Matricule des Anges N°19
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Propos recueillis par
Thierry Guichard
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UNE
L
a visite de son bureau, véritable
matrice tapissée de livres et de
photographies dévoile sur sa
table de travail quelques feuilles
manuscrites d'un ouvrage en cours. Et
bien sûr, ce qui frappe, c'est la quasi absence de ratures sur ces pages où, pourtant, courent de longues phrases. Claude
Louis-Combet n'entretient pas un rapport
habituel avec l'écriture. Celle-ci semble
d'abord se constituer organiquement en
lui. Il insiste là-dessus : son travail consiste seulement à se mettre à l'écoute.
Vous disiez n'avoir pas voulu que votre
premier livre soit beaucoup lu. Pourquoi
l'avoir fait publier, alors?
(Long silence). Je trouvais que c’était
quelque chose qui méritait quand même
d’être reconnu. Une publication anonyme
m’aurait assez convenu. Infernaux Paluds
est un roman à 80% autobiographique.
Une autobiographie où je mets l’accent
plus sur les fantasmes que sur les faits, les
événements. Par exemple, j’y fais mourir
ma mère sous les bombardements à Lyon.
Il y a comme ça des éléments qui ne relèvent pas de la réalité historique.
L’écriture, face au sentiment de culpabilité, au désir inadmissible, vous servaitelle de rachat?
Dans les premiers livres, jusqu’à Marinus
et Marina, l’écriture que je pratiquais
contenait quelque chose d’une psychothérapie. Je n’ai jamais songé à suivre une
analyse. Je comptais sur l’écriture pour
me déculpabiliser, me réconcilier avec
l’image de la mère, me réconcilier avec
mes désirs, mes pulsions.
Ça ne semble pas être une réussite. Le
sentiment de culpabilité continue d’alimenter votre œuvre, non?
Oui. Les deux premiers livres ont vraiment eu un effet salutaire. Surtout Miroir
de Léda. Ce dernier a été une explosion
cosmique extraordinaire des retrouvailles
de la sexualité : c’est un livre qui a été très
bonifiant pour moi. C’est le seul que j’ai
écrit avec plaisir, au sens sensible du terme. Après j’ai pu écrire des histoires un
peu atroces.
Je me dis que, au fond, je n’ai pas du tout
la vocation d’écrivain. Je ne peux écrire
ce que j’écris, qui sont des choses
cruelles, pénibles, insupportables que dans
les moments où je suis en équilibre avec
les êtres autour de moi. J’ai besoin de sécurité. Ainsi, j’entretiens un rapport d’acceptation avec moi-même et je laisse
monter ce qui vient du plus profond et que
j’accepte. Le seul travail que j’ai à faire,
c’est de me tenir en état d’écoute, de réceptivité. Tous les soirs, je consacre une
heure trente ou deux heures à l’écriture de
fiction. Ça demande une très grande
concentration. Mais j'écris directement à
la main, sans beaucoup de ratures, et je
peux m'arrêter au milieu d'une phrase, le
lendemain je reprendrais sans avoir besoin
de relire ce qui précède.
Dans un premier moment, donc, l’objectif
que je poursuivais était thérapeutique mais
VOICI DE LEURS
G a b r i e l l e
F l o r i n
L
a décollé des bancs, debout, en silence. (Le règlement exigeait de
se lever en présence de la directrice). Margeaix a vu se déplacer
une fée, une reine, Marie-Antoinette… Nous connaissions la suite. Ce n’était pas la première suppliciée, mais elle, la petite fée.
Non! Chaque nouvelle orpheline devait se plier à l’un des articles
du règlement intérieur, l’hygiène. Pour une raison qui m’échappe
encore aujourd’hui; à moins que ce ne soit par pur sadisme, les
filles devaient traverser le réfectoire des garçons pour se faire couper les cheveux dans une pièce annexe. De fait, elles revenaient le
crâne presque rasé. Ainsi revint la petite fée, tondue.
Contrairement aux autres, elle ne pleurait pas, elle était plus digne
et Marie-Antoinette que jamais. Seul son regard s’est trempé
d’acier bleu. Margeaix a été foudroyé. La petite fée est passée, elle
est revenue. Le seul moyen d’approcher les filles était de participer
à la chorale. C’était l’unique sésame pour accéder à leur bâtiment.
Amour fou, la petite fée et Margeaix s’écrasaient la
joue contre la cloison du préau. Un rideau de
blouses bleues cachait innocemment leur folie. Il a
su la convaincre. Il fallait qu’elle chante, ils se frôleraient peut-être, il lui ferait passer le poème qu’il
Florin a découvert l'écriture récemment, grâce à deux ans passés à
lui avait promis. Je t’aime petite fée. Ô joie du
chant sous surveillance, les garçons d’un côté, les
l'atelier d'écriture «Voyelles» à Bas-en-Basset dans la Haute-Loire où il
filles de l’autre. La salle était au rez-de-chaussée à
vit. À 51 ans, ce cadre de France-Télécom a envoyé une quinzaine de
gauche du magnifique escalier aux balustres de
manuscrits à autant d'éditeurs pour autant d'échecs. C'est qu'il commarbre. Prisonniers de la surveillante, nous attenmit l'erreur de sélectionner des nouvelles très hétéroclites. Erreur de
dions au pied de cette merveille architecturale, en
jeunesse! Passionné de littérature il s'approprie Cioran («C'est mon
rang, en silence, les bras croisés dans le dos.
Règlement. Margeaix, comme nous avait la tête en
auteur»), a apprécié Notre Assassin (10/18) de Joseph Roth, Karinthy
l’air. Comment faire autrement pour apercevoir
pour son Voyage autour de mon crâne (Points seuil) et L'Arbre du dieu
les dessous des filles entre les socquettes blanches
pendu (Métailié) de Jodorowsky. Il aime fréquenter la librairie stéphaet les blouses vichy à carreaux bleus et rouges? Lui
noise Le Quartier Latin qui lui a fait découvrir des textes rares.
il cherchait une étoile.
Le tablier de vichy est tombé du deuxième étage.
Il a tournoyé. Un claquement, sec, mat. Elle n’a pas crié. Ce fut la
gaieté qu’il brisait net par un aphorisme des plus tragiques. Je me
panique. De son oreille droite coulait un filet de sang sur le carrefourvoie dans la sérision (contraction de sérieux et de dérision) dilage. La petite fée est morte.
sait-il, je suis né sous le signe du coup de soleil, je me protège. Je
L’enquête a révélé que suite à une bousculade… Un regrettable
sais ce qui te hantait : la petite fée blonde, tes vagues pulsions
accident survenu à dix-sept heures vint et une… le… à… La preud’échec. Je n’osais croire que tu choisirais l’instant de ta mort; celve, on a massacré la rampe de l’escalier d’honneur en la surélevant
le du départ de la petite fée blonde.
de grillages métalliques.Six garçons et six filles furent sélectionnés
Margeaix et moi étions ce que l’on appelait des pupilles de la napour meubler les marches de l’église et suivre l’enterrement de la
tion. L’orphelinat comptait soixante-seize garçons. Il avait le mapetite fée. Margeaix a tellement insisté que je lui ai cédé ma place.
tricule numéro trente-cinq et moi le trente-six. La loterie technoIl y a peu, il me confiait qu’il lui était insupportable que des
cratique voulut que nous grandîmes ensemble, nous fûmes frères
adultes continuent à tuer des enfants à coups de règlement intésiamois au réfectoire, dans les rangs, au dortoir, en étude et par
rieur.
conséquent nous jouions tous les deux dans la cour de récréation.
À dix-sept heures vingt et une, un train a hurlé dans la campagne.
De notre enfance ne subsistent que des étincelles sur le carrelage,
nées des glissades de nos galoches cloutées, des rires, punitions et
Florin
gifles; l’école de la sournoiserie. C’est dans un château que le cauchemar suppléait l’absence maternelle. L’interdit était le maître
des lieux. Margeaix voulait être écrivain. Il raconterait cet enfer,
un jour, des milliers de pages, m’assurait-il. C’était avant la petite
fée blonde. Le temps n’existait pas, une date en haut du tableau
Le Matricule des Anges poursuit son concours permanent de nounoir, rien de plus. Nous avions treize ans. Te souviens-tu, le
velles. Pour des raisons pratiques qui tiennent à la gestion de ce
nombre invraisemblable de bouquins que nous avons lus? Aux
concours, quelques obligations devront être respectées sous peine de
millions d’enfants seuls, sachez que nous aussi, fûmes de mémettre le comité de lecture dans un prodigieux embarras.
Art 1 : tapée à la machine et accompagnée d'une lettre de présentachants adeptes de la torche électrique sous le drap.
tion de l'auteur, la nouvelle comptera trois à quatre feuillets (1
Je vous ai dit que nous étions soixante-seize garçons dans une aile
feuillet : 25 lignes de 60 signes). L'adresse de l'auteur y sera inscrite
du château. Le préau nous séparait des filles. Une cinquantaine de
sur chaque page.
trous bouchés par des fonds de boîtes de conserves cloués sur la
Art 2 : le retour de la nouvelle sera assuré si l'expéditeur y joint lors
cloison prouvaient leur présence. Voie lactée, symbole d’une myde l'envoi, une enveloppe dûment affranchie. Ce retour s'effectuera
riade d’humiliations collectives. C’est par l’un des rescapés du fer
dès que possible, après refus définitif du texte. Aucun commentaire
blanc que Margeaix léguera sa passion à la petite fée blonde. Les
ne sera fait sur les textes reçus, ni par courrier, ni par téléphone.
paroles, les mots d’amour fou n’auront pas raison de leur désarroi.
Art 3 : en aucun cas la revue ne peut être tenue pour responsable des
Cela s’est passé pendant le dîner. Celui où le règlement intérieur
manuscrits qui lui seront adressés.
Art 4 : pas de voyage d'agrément aux Antilles ni de cadeaux luxueux
est le plus terrible. Interdiction de parler à table. Elle a traversé
à l'heureux élu. La nouvelle retenue sera simplement publiée dans le
notre réfectoire, encadrée de la directrice et de son adjointe. Dieu,
numéro suivant du Matricule des Anges.
qu’elle était belle avec ses longs cheveux blonds, ses yeux bleus.
Art 5 : les lauréats sont prévenus par téléphone avant publication.
Elle marchait, droite, somnambulique, digne. La garde d’honneur
a petite fée blonde est passée, elle est revenue, elle est
partie. Je songe au va-et-vient du pinceau de l’artiste, un
souffle vibrant, mélange d’or et de noir. J’ai pleuré d’elle.
Depuis lors je me suis appliqué à vieillir pour fuir les
amours enfantines. Longtemps, j’ai cherché le modèle de la petite
fée blonde, je l’ai épousé; le diable a souri. La mort m’a dit qu’il
est parfaitement naturel que ceux qui s’aiment se rejoignent dans
le rêve. Nul ne saura jamais le nombre d’amours qu’elle a réconciliées.
Adieu.
Ce message se trouvait dans une sacoche éventrée le long de la
voie ferrée. Margeaix était mon ami d’enfance. Je cultive mes tares
dans le terreau de la société, répondait-il à mes «Salut, ça va?». Il
possédait un humour noir hors du commun. Nous passions des
soirées à rire et à méditer. Il maniait l’art de distiller une franche
Le règlement intérieur
CONCOURS
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Le Matricule des Anges N°19
W i t t k o p
H
ippolyte a rencontré au bureau de Poste de M.I.
Road le petit représentant canadien qui évoque
quelque panaris très soigné, et l’a plusieurs fois
aperçu au guichet de la banque. Il voit beaucoup de
choses dans ses randonnées, quand pour son propre compte il
écoule un thalidomide européen frauduleusement soustrait à la
destruction et qu’il prescrit contre le mal de dents.
- Les pauvres ont toujours mal aux dents, dit doucement le petit marchand canadien. Quant à l’hermaphrodite dont je vous ai
parlé, c’est à Brahma Puri que vous le verrez, derrière l’échoppe de thé, en face du petit temple de Shiva. Vous chercherez un
peu, vous demanderez…
Un vieillard demi-nu lui montre le chemin parmi les rochers
couleur de rose, les colonnades qui abolissent toute prunelle,
les belvédères coiffés de casques moghuls. Il la guide entre des
espaces réels, des surfaces imaginaires, des perspectives combinant des géométries, des équations, des rythmes aussi bougeant
sur les lignes d’un poème, perpétuel éclatement, cercles et
tournoyantes spirales semblables à la jeune fleur du cotonnier,
à la structure du chromosome ou au mouvement des profonds
noir, tenant d’une main le bouclier et de l’autre l’œuf universel.
J’ai vu un autre hermaphrodite, encore que lui aussi peut-être
ne fut-il que prétendu tel. Il y avait au coin d’une boucherie et
de la rue de La-Montagne-Sainte-Geneviève une créature à
perruque jaune, unijambiste qui racolait, campée sur son pilon,
dans une de ces robes de crêpe qui créèrent de hautes coutures
surannées, la bouche fardée comme de bétel, les yeux charbonnés de noir, tout adornée de jais et de lapin, un être d’au-delà,
éphèbe des cloaques, claquant sa jambe de bois contre le pavé
rond et gras. Cela venait, disait-on, d’un bordel du havre pour
les gens de mer qui ont tant vu. Parfois, des imperméables
mastic, de minables pieds-de-poule ou des prince-de-Galles
déchus suivaient la créature vers les coruscantes enseignes de
quelque hôtel de passes. L’air était saturé d’une puanteur de fritures, on entendait des querelles, des radios et des cris de mort.
On entendait, proche et lointaine, pleurer la Seine.
Sujet à un tic qui lui fait cligner de l’œil à tout moment, l’enfant ramène une autre image, caillou semi-enseveli dans les
bourbes du souvenir. Âgée de six ans, Hippolyte avait rendu visite à l’une de ses tantes, absolument muette et dont le visage
de Chinois blond était agité d’un tic incessant.
Dans ce clignement revenant avec la persistance
d’une goutte d’eau, Hippolyte avait senti
quelque vicieuse essence, encore qu’elle n’en sut
discerner la nature, appel libidineux et certes rattaché au secret, comme celui plus tard éprouvé
lorsque pour mieux voir, elle ajustait ses lunettes
«Comment présenter à vos séraphiques essences la rencontre d'un dans les bouges.
dieu? Il était faux, sans doute, mais tous le sont, à la fois innom- Un homme au visage furieux, un homme coubrables et rares. C'était en Inde, dans un coin perdu du Rajasthan, il leur de pou, lui fait comprendre que l’enfant est
une incarnation de Shiva Ardhanarisvara, le dieu
y a une vingtaine d'années…» Depuis Le Nécrophile (1972), Gabrielle hermaphrodite. Elle l’a vu quelques mois plus
Wittkop a signé une dizaine d'ouvrages, dont le plus récent, Les tôt, sculpté dans la pierre d’Elephanta, coiffé
Départs exemplaires (éditions de Paris) nous valut le privilège de la d’une tiare aux foisonnements infinis, aux pullulations océaniques, aux girantes galaxies, elle a
rencontrer (cf N°18). La luciférienne dame vit à Francfort.
vu le maître des âges, Shiva Ardhanarisvara, le
sein lourd comme un pis, la hanche au ressaut
courants océaniques. Pourtant, tout semble sans consistance,
rond sous les draperies, le visage mâle entouré de boucles et
densité ni finalité. Toute surface est celle d’une fragile coquille,
d’escarboucles, le pectoral gras mais rectiligne et le flanc fuyant
facile à traverser. L’hiver fuit déjà, les premières mouches se
droit et la jambe nue et robuste et, caché de bracelets, un bras
posent sur les lèvres. L’odeur molle des pestes et des excréposé sur le taureau Nandi, l’autre voilé de pudeur et de lin, tements vient avec les miasmes du Ramgarh Lake, fange noire et
nant une rose.
lisse où se mirent des kiosques.
Servile, zélée, la parentèle demande si Madam peut voir comAu chant morne d’une colombe sur un mur, Hippolyte pénètre
modément et s’offre contre obole supplémentaire à faire uriner
dans une hutte de planches et de tôle, espèce d’étable décorée
l’enfant en sa présence, une curiosité. Il se soulève sans peine,
de fleurs en papier, d’images pieuses et de serpentins. L’indébrassant une puanteur de charogne. La vieille à la peau métalchiffrable parentèle entoure un enfant d’une huitaine d’années
lique le soutient aux aisselles, tandis qu’une autre tient entre les
allongé sur un matelas pisseux que le soleil touche de biais.
cuisses du dieu une boîte rouillée, une ancienne boîte de hariL’enfant est nu à l’exception d’un embrouillement de colliers,
cots dans laquelle il lâche son eau en gémissant. Puis il retombe
de rubans, d’amulettes, de toute une démêlure ornementale qui
sur le matelas, entraînant un dernier filet d’urine, un trait de
lui retombe sur la poitrine. Son épiderme est cendreux avec des
sang corrompu aussi. Les yeux fermés, il a soudain l’air d’être
pâleurs de vitiligo, son corps à la fois chétif et bouffi, sa chevemort. Dehors, la colombe se tait, creusant un vide. L’homme
lure en même temps grasse et maigre. Le front est énorme aucouleur de pou saisit la boîte et sort, psalmodiant des incantadessus des yeux charbonnés de khôl. On n’entend que la cotions. L’urine sera bue, certainement. L’enfant soulève ses paulombe, lointaine maintenant, la toux presque ininterrompue de
pières, son regard passe à travers Hippolyte, indifférent, non
l’enfant et le marmottement des prières. Hippolyte verse son
sans malignité pourtant, haine même peut-être sous la vitre
obole et allume une baguette d’encens fichée dans une bounoire de l’œil : les dieux sont irascibles. Puis il referme les
teille. Une vieille femme à la peau d’un bleu métallique, le bleu
yeux. Le mystère, gros corbeau, referme ses ailes. Hippolyte
sauri de la lèpre, lui passe autour du cou une guirlande de mala.
sort dans la lumière du couchant qui farde les monts, les
Hippolyte s’approche de l’enfant qui, sur son matelas, semble
kiosques, louches coquilles, elle qui aimerait habiter la coquille
ne pas la voir, ne rien voir. Sa bouche, son menton, ses ornedu nautile cambrien et, nageant en des mers sans âge, portée
ments sont englués de bave. Ver contrefait et comme momifié
par des gaz, traverser inconscient et solitaire des distances incalau-dessus d’une fente qui peut bien avoir été pratiquée au couculées, des nuits, de phosphorescentes processions de méduses.
teau, son pénis à peine plus saillant que le gros nombril inforElle sort, s’éloigne, suivie de prières et de lamentations, parmi
me, paraît vouloir s’avaler dans l’abdomen.
les mendiants, les volailles poussiéreuses et les crachats.
Le voici donc, le vieux symbole gnostique, modèle de toute
perfection, parangon qu’un initié nurembergeois peignit jadis à
l’or et au cérumen sur une page concrète, angélique et vêtu de
Gabrielle Wittkop
Pages arrachées au récit
secret d'un séjour en Inde
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NOUVELLES
VOICI DE LEURS
NOUVELLES
Acqua fondata propose des textes sur
l’Italie qui peuvent être lus indépendamment les uns des autres. Comment s’est
passée la rédaction de cet ouvrage?
N’avez-vous pas l’impression d’avoir atteint une cohérence de l’ensemble en
créant votre propre jeu de variations?
En m’imposant un parcours du nord au
sud de la péninsule, je voulais adopter un
carcan, une défense contre les excès complaisants de l’autobiographie. Les soixante
sections qui composent ce livre disent, je
crois, la tentation de s’identifier profondément à des lieux, de se constituer soi-même à travers eux : je n’ignorais donc pas
le risque d’une fusion excessive aboutissant à l’informe. Il me fallait susciter un
dialogue entre géographie concrète et géographie intérieure : telle était pour moi la
condition de la justesse. J’ai voulu suggérer au lecteur la réalité -parfois écrasante
quand il s’agit de l’Italie- des œuvres, des
lieux, des visages, avant d’exploiter en
moi les plis et replis d’une perception subjective de ces mêmes présences. L’écriture a procédé par agglutination, au fil des
saisons intimes, obéissant au pouvoir évocateur des noms d’amis, de villes… Quant
à la cohérence dont vous parlez, elle vient
peut-être d’une tension sous-jacente vers
l’autobiographie fragmentée, à travers le
génie -ou le démon- des lieux. Et plus encore d’une tentative, réitérée tout au long
des pages, de répondre à la question :
qu’est-ce qu’habiter à la fois une terre et
une langue, un pays et une écriture? L’approfondissement, sensible et intellectuel,
de cette question, situe peut-être le registre où se déploient les variations dont
vous parlez…
Les artistes italiens que vous évoquez -la
plupart étant des écrivains- sont inséparables, dans leur découverte et leur
connaissance, de la ville où ils ont vécu
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À LIVRES
Le livre des Italiens
longtemps ou vivent encore. Est-ce caractéristique des auteurs italiens, ou n’est-ce
pas à proprement parler les “fondations”
de votre ouvrage?
Cette polyphonie intime entre les êtres et
les lieux, cet espoir, au fond, de s’accorder
encore à une terre réputée inhabitable, est
bien, je crois, un des fondements du livre.
Mais il est vrai aussi que la question de la
ville et du paysage, qui demeure celle
d’une lecture anthropocentrique du monde, est particulièrement présente dans la
culture italienne depuis la Renaissance :
on peut donc affirmer que malgré la
“mondialisation” dont on nous rebat les
oreilles, les auteurs italiens, particulièrement un poète comme Mario Luzi ou un
prosateur comme Claudio Magris, continuent à vivre la
question de la cité
et plus encore de
l’espace public offert à leur perception immédiate.
Ce livre de rencontres et d’évocations est un livre
qui prend corps au
fil de la lecture par
sa profondeur et sa
sincérité. Hommes
et livres s’accordent-ils à la “définition” de lieux de
rencontre?
Je répondrais sans
hésiter oui si je
n’étais si réticent
devant tout ce qui
relève d’une célébration de l’autre et
de la rencontre. Dans ce livre comme dans
mes autres textes, la déprise de soi, le dialogue, sont difficiles, progressifs, taraudants, ils ont quelque chose d’abrupt et de
perpétuellement inquiet. D’où l’importance des formes et des paysages, qui accompagnent la frontalité du rapport aux amis
mais aussi l’atténuent et lui donnent un
sens. Au long d’Acqua fondata, je dessine
quelques compagnies où rôde encore l’espoir d’un projet, au fond, politique.
Avez-vous l’impression que, par ce travail d’altérité, vous êtes parvenu à une
nouvelle maturité dans votre écriture?
Même s’il y a quelque présomption à le
souligner, je pense être parvenu dans ce
livre à indiquer un peu plus précisément le
réel, à me mettre davantage à l’école de ce
qui, en dépit de toutes les tentatives de
désintégration, peut encore constituer le
sujet à travers son regard. Et l’Italie reste
25 26 27 ...
Le Matricule des Anges N°19
OUVERTS
La Peau de mon enfance de
p. 28
un des lieux cardinaux de cet alphabet des
formes et des choses.
Malgré les différents constats faits dans
votre livre sur l’Italie et les ravages de la
modernité, on a l’impression que ce pays
est capable de toutes les métamorphoses.
Partagez-vous ce sentiment?
Bien sûr, et c’est en somme à l’enseigne
de la métamorphose que j’ai écrit : métamorphose du fantasme de l’origine, fidélité au pays dont ma famille est originaire
mais à travers les variations que suppose
l’autre versant de mon écriture, c’est-à-dire la traduction. Peut-être n’ai-je tracé un
tel itinéraire italien que pour échapper au
rapport immédiat à l’origine (si tant est
qu’un tel rapport soit possible, et ce doute
vaut pour chacun d’entre nous). La traduc-
Domaine
français
Domaine
étranger
p. 29
Hubert Lucot - Joë Bousquet - Vincent Ravalec
p. 30
Henri Calet - Anne-Sylvie Salzman - Collectif (Demain les momies)
p. 31
Bruno Krebs - Frédéric H. Fajardie - Arezki Metref
p. 32
Robert de Goulaine - Lionel Bourg - Georges-Olivier Châteaureynaud
p. 33
Jean Roudaut - Michèle Desbordes - René Pons
p. 34
En allant de l''ouest à l'est de
Susan Buirge
p. 35
Le Grand Théâtre de Dieu de
Max Rouquette
p. 36
Stig Dagerman ou l'innocence préservée de
p. 37
Naguib Mahfouz - Sandor Tar - Anthologie Les Sept Péchés capitaux
p. 38
Rodrigo de Zayas - Shusha Guppy - Bernhard Schlink
p. 39
Gabriel Báñez- Norman Lewis - Inger Edelfeldt
Babel et La Mer de corail de
p. 40
tion, où l’écoute de la langue originelle se
double aussitôt de son transport dans un
autre idiome, m’apparaît alors comme une
école de liberté autant que de véracité.
Comme un ancrage dans le déplacement.
Cette gageure est contenue pour moi dans
le choc répété de la canne de mon grandpère sur les dalles de son village, près du
mont Cassin : le seul lieu de tout le livre
où il m’ait été impossible de vivre, alors
qu’il représente, d’un point de vue historique et géographique, l’unique lieu véritable pour la part italienne de ma généalogie.
Propos recueillis par Marc Blanchet
Acqua fondata
Bernard Simeone
Verdier
186 pages, 95 FF
Poésie
Polar
Histoire
littéraire
Arts
Baptiste-Marrey
Baptiste-Marrey
Avec Acqua fondata, l’écrivain et traducteur Bernard Simeone raconte sa
découverte de l’Italie à travers les portraits de villes et de leurs écrivains
qu'il connaît bien. Ou comment atteindre l’essentiel par des fragments.
Georges Ueberschlag
Stig Dagerman
B
ernard Simeone est un passeur
des lettres italiennes. Si cette
qualité de partage a trouvé jusqu’ici sa trace par la traduction
de nombreux poètes et romanciers italiens
(responsable aux éditions Verdier de la
collection Terra d’altri, Bernard Simeone
y a traduit Biamonti, Caproni, Doninelli,
Erba, Luzi et Ortese), elle offre avec la
parution d’Acqua fondata un témoignage
littéraire d’une émouvante profondeur.
À travers des portraits d’écrivains inséparables de leur ville et la réflexion de l’auteur, petit-fils d’émigrants italiens, sur ses
origines, une géographie se dessine : celle
qui trouve dans l’amitié de vrais chemins,
donnant une langue aux multiples instants
et lieux de sa quête. Ces fragments d’une
identité, qui trouvent par l’autre les éléments de leur totalité, composent à leur
tour un des portraits les plus authentiques
de la littérature italienne de cette fin de
siècle et mieux encore : de l’Italie en général, pays de paradoxes et de contradictions, qui confirme dans sa modernité même sa nature mythique et originelle.
© Éditions Verdier
P A RO
LES
Patti Smith - Kevin Canty
p. 42
Marie Borel - Éric Maclos - Gilbert Lély
p. 43
Vélimir Khlebnikov - Jean-Pierre Spilmont - José Angel Valente
p. 44
Vicente Huidobro - Paul Louis Rossi - Anthologie de la poésie moldave
p. 45
Philip Lamantia - Jules Mougin - Lawrence Ferlinghetti
p. 47
Robert Giraud & Pierre Ditalia - Patrick Roth - Chantal Pelletier - Gilles Vander
p. 52
Théo Varlet - René Wellek - Jules Boissière - Dominique Besançon
p. 53
Claude Aveline par Alfred Eibel
p. 54
Jean Rouaud - Henri de Toulouse-Lautrec - Al Berto
Le Matricule des Anges N°19
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DOMAINE
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Après les terres helléniques des Carnets des îles, un voyage dans la chair
la plus intime de l’enfance. Des adieux douloureux à un univers disparu.
Après Sur le motif, Hubert Lucot revient, avec Absolument, aux paysages
délabrés qui hantent sa mémoire. Une résurrection déroutante.
Le chant funèbre
de Baptiste-Marrey
Le chaos des souvenirs
gnation, la colère et la profération polémique. Il convient tout d’abord (il s’agit là
non d’une priorité mais d’une urgence) de
désigner le coupable : la République, qui,
afin d’accueillir les trains à grande vitesse,
s’est permis de voiler la poussière, d’ériger du neuf sur l’ancien, de remplacer la
vraie misère par une richesse artificielle,
quitte à détruire le charme de la capitale,
son passé, son histoire. Mais la
République, on s’en doute, ne fonctionne
pas seule; à sa tête : «celui qui trompa
(les) espoirs, quatorze années durant»,
alias le «Monarque assis sur la
République», alias «le Pharaon des
Landes» assisté de «Jack le fabuleux».
Et la satire politique, particulièrement
acerbe, de fustiger tous les coupables
potentiels : après l’État, les «architectes-démolisseurs à la cervelle spongieuse qui ne construisent que sur du
démoli, du décombre, du gravat,virtuoses de la déconstruction» qui dessinent «avec une gomme à effacer le
confrère qui construisit avant eux», les
«promoteurs-bâtisseurs, élus-potentats,
banquiers affairistes», à savoir tous
ceux qui, au nom de la salubrité publique, se sont autorisés à éradiquer
l’identité d’un quartier. Lorsque l’emportement polémique atteint son paroxysme, on devine que BaptisteMarrey entend profiter de l’occasion pour
régler quelques comptes, pour condamner
au passage l’autoroute «qui enfonce son
implacable verge dans le ventre de Paris»
aussi bien que «le va-te-faire-foutre urbain» qui contamine jusqu’aux «hachélèmes» (h.l.m. à la mode Queneau), se
gausser de l’«appellation pompidoux
contrôlée» et du «Charasse-Boulba», tancer vertement le «Sinatreux Corrézien»,
les «chiraco-zapatistes»... Proche de l’exhausitivité, et tirant à boulets rouges sur
tous ceux qui menacent ou ruinent l’intégrité de Paris, cette liste néglige cependant
(sans doute inconsciemment, à moins qu’il
ne s’agisse d’un oubli volontaire) le seul
coupable qui puisse être réellement tenu
pour responsable de tout, celui qui, inéluctablement, aurait accompli son œuvre
d’érosion et de destruction : le temps, qui
altère les souvenirs, évacue de la mémoire
des pans entiers du passé et qui dénature
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Le Matricule des Anges N°19
L
les lieux les plus familiers (surtout après
un demi-siècle de labeur quotidien).
Dans les Carnets des îles, on sentait
poindre l’inquiétude de Baptiste-Marrey
devant ce qui est amené à s’effacer, parfois faute d’attention, une inquiétude qui
s’exprimait alors à propos de Nicosie :
«C’est angoissant, cette ville qui meurt, là,
dans l’indifférence.» Face à ce Bercy perdu, disparu, profané, le temps n’est plus à
l’inquiétude mais à la consternation : «bri-
© Le Temps qu'il fait
S
i le sous-titre Poème républicain
rappelle une fois de plus à quel
point l’écriture de BaptisteMarrey demeure irréductiblement
partagée entre la prose et la poésie (comme nous avions pu le dire à propos de ses
Carnets des îles parus durant l’automne
1995), le titre ne laisse quant à lui aucune
ambiguïté : La Peau de mon enfance est
bel et bien un retour aux sources, un pèlerinage bouleversant dans les territoires de
la mémoire. Ce voyage intérieur propulse
l’auteur dans le XIIe arrondissement de
Paris (il est né à Bercy en 1928) et l’entraîne, après une brève escapade nostalgique dans le Mâconnais, sur les bords de
la Bièvre, une petite rivière qui étire ses
berges paisibles dans la plaine de Trappes
et qui achève sa course dans les égouts de
Paris. Ce n’est évidemment pas un hasard
si cette promenade à vau-l’eau ramène
Baptiste-Marrey dans le Paris le plus enfoui, lui qui ne cesse dans ce nouveau volume de constater (tour à tour chantant,
déplorant et dénonçant) la disparition de
son quartier natal.
Dès les premières lignes de la Cantate de
la Bastille (ce retour aux origines est placé
sous le patronage d’une musique lyrique :
la seconde partie du texte est intitulée
Hymne des confins), l’évocation cède très
vite à la déploration : «Pierre à pierre me
fut arrachée la peau de mon enfance. De
cette ville-là (Paris), il ne reste rien que je
puisse montrer à mes propres enfants.»
Simple désarroi devant ce vide à transmettre ou véritable détresse face à la disparition de traces identitaires? «Je sais
que, hors de mes murs, je ne suis rien.»
Cette perte s’annonce donc comme une
tragédie, car c’est un village totalement effacé («La Gare de Lyon est mon village»)
que découvre Baptiste-Marrey, lui qui espérait sans doute retrouver le paradis de
son enfance : celui de la Place Vendôme,
de la Place de l’Europe, de l’Arc du
Carrousel, le Paris des vilains quartiers
(«le seul vrai») où ses aïeux, venus de
l’Aveyron et de la Lozère, avaient choisi
d’établir leur échoppe, de vendre leur vin
et de ranger leurs bouteilles vides comme
des livres empoussiérés. Un Paris insolite
et presque impossible à imaginer aujourd’hui, avec ses vieux chais, ses cavistes, ses artisans, et les moulins de
Valmy, à quelques foulées du bois de
Vincennes.
Comment rendre ce deuil simplement supportable? Quelle lutte opposer à cette destruction massive qui efface définitivement
le passé, qui prive certains êtres, et
Baptiste-Marrey en tout premier lieu, de
ce que l’on nomme des racines? La Peau
de mon enfance, qui porte une déploration
courroucée, se mue bientôt en un cahier de
doléances pour laisser s’exprimer l’indi-
ser les pierres, c’est aussi briser les résistances sociales, décerveler les mémoires,
éclater les solidarités.»
La Peau de mon enfance s’apparente donc
à un chant funèbre (la cantate et l’hymne
ont la tonalité d’un thrène) qui n’en finit
pas de pleurer la perte d’un être cher, irremplaçable : avec ce Bercy défunt, «Une
époque est en train de finir -mourra avec
moi.» Seul message d’espoir, ce point
d’orgue sur lequel s’éteint cette cantate
décidément bien sombre : «Des villes oubliées renaîtront.» Sans aucun doute,
mais au prix de quelles nouvelles destructions?
Didier Garcia
La Peau de mon enfance
Baptiste-Marrey
Le Temps qu’il fait
87 pages, 78 FF
’œuvre en cours d’Hubert Lucot
(né en 1935) semble pouvoir
être divisée en deux périodes :
celle des livres brefs antérieurs à
1980 (parmi lesquels figure jac
Regrouper) et celle des livres plus volumineux, qui coïncide avec son entrée aux
éditions P.O.L (Autobiogre d’A. M. 75,
Phanées les Nuées, Langst, Sur le motif),
avec Le Grand Graphe comme ligne de
partage, ce livre d’une seule page de 12m2
publié chez Tristram. Une œuvre qui se
fraie son chemin dans une prose d’une
densité extrême -ce n’est pas pour rien
que Christian Prigent le range parmi ceux
qui font «merdRer» la langue.
Absolument appartient à la première période Lucot : il s’agit d’un livre bref, à l’écriture particulièrement serrée, daté «19611965». La quatrième de couverture, qui
délivre des indications capitales, encourage le lecteur à s’aventurer du côté des procédés de composition : «laissant aux mots
leur charge statique, je refusais narration
(le genre romanesque était mort) et description (le nouveau roman tendait déjà à
la rédaction scolaire)».
Qu’est-ce donc qu’un livre qui prétend
pouvoir faire l’économie de la narration et
de la description, tout en affichant sa volonté de reconstituer le paysage français
englué dans la Seconde Guerre mondiale
ainsi que le Paris des années 60? Une provocation? Une gageure? Rien de tout cela,
mais une entreprise des plus sérieuses qui
tente de restituer la matière confuse du
souvenir, qui essaie d’adapter la phrase à
la dimension chaotique du passé.
Hubert Lucot procède donc par notes, par
phrases abandonnées en chemin (de ces
phrases qu’il faut quitter parce qu’elles réveillent d’autres souvenirs, suscitent
d’autres images, entraînent vers d’autres
pistes), par parenthèses qui rappellent
qu’il reste toujours un détail à introduire.
Un texte ouvert aux sursauts de la mémoire, résolument fragmentaire, qui reconstitue de manière presque concrète, presque
visible, l’univers kaléidoscopique du souvenir, à jamais lacunaire et parcellaire.
Mais dans ce chaos manifeste (la langue
finit toujours par capituler devant l’opacité du réel), «quelque chose prend forme»,
confusément : la «Ville Moderne» qu’est
Paris, dans son entrelacs de boulevards et
d’édifices, quelques traces («ornières répétées d’un camion mènent à la maison»),
une gare («Petite maison de campagne.
Ouverte à tous et accès. Personne.
Traversée -des affiches jaunes- la vallée,
Montbarbin. Rouge, klaxon, la
Micheline.»).
Absolument est un livre difficile; on pour-
La Vie moderne
de Vincent Ravalec
Dans son dixième livre, un recueil
de nouvelles, Vincent Ravalec essaie de croquer les silhouettes de
mendiants, de vendeurs de journaux pour SDF, de taulards. Il le
fait sans grâce, sans humour et
sans inventivité, dans une langue
où les voitures font vroum-vroum
et les trains tchouk-tchouk. On s’y
masturbe pas mal, les filles ont de
gros «nichons» mais les pieds nickelés qui y sont décrits, finalement, ne niquent pas grand-chose.
La première longue nouvelle narre
-avec quelques erreurs de scénario- la dernière campagne présidentielle sur un mode qui se veut
ironique ou drôle mais on est plus
proche du Bébête Show que des
Guignols de l’info. Au final, on se
demande si tout cela n’aurait pas
dû être condensé dans un fanzine
de quatre pages pour adolescents
très attardés. Les dessins d’AnneMarie Adda montrent joliment
quelques figures d’ombre chinoise.
C’est, de loin, ce qu’il y a de mieux.
rait même le dire technique pour mieux
rendre compte des stratégies mises en
œuvre; à moins qu’il ne s’agisse encore
plus simplement d’un livre expérimental,
un manifeste de la subversion, comme
semble le corroborer cette comparaison :
«une malle d’osier comme,» dans laquelle
s’affirment à la fois le refus de céder à
l’arme maîtresse de la description (comparaison ou métaphore) et la volonté d’effacer l’auteur, de le laisser le plus en retrait
possible de son texte.
Mais Absolument demeure surtout un texte fondamentalement authentique qui reconnaît, sans le déplorer, l’impossibilité
de trouver une langue qui puisse rendre
compte du délabrement de certains souvenirs. Un livre qui ne ment pas, donc de la
vraie littérature.
Didier Garcia
T. G.
Absolument
Hubert Lucot
La Sétérée (26 400 Crest)
66 pages, 105 FF
Le Dilettante
258 pages, 99 FF
Les partages de Bousquet
O
n mesure parfois les capacités
d’un écrivain lorsqu’il parle de
ses confrères. Avec Joë Bousquet,
ces capacités deviennent un don, tant il est
vrai que cet auteur était un homme de partage. Les Capitales furent publiées en
1955 et bénéficient ici d’une première réédition. Valeur littéraire sûre, l’auteur de
Poisson d’or et de L’Œuvre de la nuit n’a
pas encore la reconnaissance qu’il mérite.
Après un René Daumal (éditions Unes),
cet ouvrage nous permet d’accéder à la réflexion argumentée, architecturée, et de ce
fait impressionnante, de Bousquet devant
les écrits de Paulhan. Une réflexion qui
embrasse une connaissance philosophique
telle qu’elle fait des Capitales un des ouvrages les plus “pointus” de Bousquet.
Œuvre de variations et de mises en abîmes
toujours maîtrisée, Les Capitales abordent
Lulle, Descartes, Duns Scott avec une
constance et une pertinence dans l’analyse
qui feront le ravissement du lecteur érudit
comme de l’amoureux de littérature.
Grand chantier mené à son terme, ce livre
reste ouvert à de nouvelles exégèses.
Le Matricule des Anges N°19
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Quant au style, il s’impose dans chaque
phrase, presque alchimique dans sa simplicité apparente tant il s’adresse, selon le
vœu de cette connaissance, à l’ami inconnu que représente chaque lecteur : «Parce
qu’une parole a été délivrée du doute qui
est dans tous les hommes, la création entière se suspend à la même clarté. Les
cloches s’ingénient à la prière, au murmure, elles reçoivent les mêmes noms que les
filles de chair. Pour un mot proféré dans
le ciel, tout ce qui existe obtient que la
pensée l’écoute.»
Les Capitales, dans la lignée des auteurs
auxquels ce livre se réfère, convoque, dans
sa richesse et sa hauteur de ton, à une intelligence pratique dont nous pouvons
être, si nous le désirons, les heureux bénéficiaires.
Marc Blanchet
Les Capitales
Joë Bousquet
Deyrolle éditeur
180 pages, 125 FF
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FRANÇAIS
DOMAINE
FRANÇAIS
DOMAINE
Henri Calet (1904-1956) fleurit la mémoire des petits et grands combattants de l’Histoire, si chers à son cœur : les chômeurs et les résistants.
Cent trente-huit textes brefs pour un premier voyage en barque dans les
méandres d’une rivière sans courant : ennui garanti.
Une stèle pour les oubliés
Au fil de l'eau
L
O
Demain les momies
Collectif
Asiatiques, égyptiennes ou andines, les momies conservent
longtemps leur pouvoir de séduction. Bien après Le Roman de la
momie de Théophile Gautier, ces
êtres peu vêtus constituent le thème central du recueil collectif que
donne le groupe de la Nouvelle fiction dans une nouvelle collection
remarquable à sa couverture écarlate (la promesse d’un volume
vampiresque?).
Avec Hubert Haddad, Frédéric
Tristan, François Coupry, Sylvain
Jouty, Francis Berthelot, G.-O.
Châteaureynaud, Jean-Luc Moreau
et un invité, Gilbert Pons, le sinologue Jean Levi propose un hexaméron qui exploite les richesses
naturelles d’un mythe ineffaçable.
Douze nouvelles, une quantité de
ces poupées d’os, de cuir boucané
et de bandelettes usées forment
une farandole macabre et parfois
rigolarde. Tout à fait mortes, plus
ou moins conservées, elles personnifient le rêve bien humain de
vie éternelle.
e soleil s’est levé de bonne humeur. Il donne sur une chambre
exiguë. Pas de meubles, juste
deux lits. Des taches jaunes sur
le mur. Les punaises courent sous les
plinthes «poussées par la faim de sang et
la curiosité». Derrière la cloison, on entend un sommier craquer. C’est la
Grossette qui se fait baiser. Il y a comme
ça «des jours qu’il ne faudrait pas entamer». Les Cagnieux, père et fils, habitent
leur misère dans le quartier de Belleville.
Tous les deux, en silence. Ils ont cette «allure étrange de ceux qui font les doublures
au théâtre et qui ne se rappellent pas un
mot du rôle». Au sortir de la Grande guerre, «le progrès leur avait été donné» -le
travail, l’eau, l’électricité, le gaz- mais le
progrès leur a vite été repris. Chaque quinzaine, ils vont pointer au bureau de bienfaisance, l’échine vêtue par les Petites
sœurs des pauvres. L’ANPE n’existait pas
encore, c’est à la mairie -«sans prendre le
grand escalier»- où il faut faire la queue.
Le père s’accomode plutôt bien de cette
existence, grâce au jeu, à la boisson et à
«l’économie d’une conscience». Il y a
longtemps que Mme Cagnieux est oubliée.
Elle est morte à 26 ans, chez les fous, à
Charenton, à force «de trifouiller les ténèbres». Pour le fils, c’est plus difficile. Il
É. D.
Le Rocher
264 pages, 149 FF
Étrange climat
D
entre réalité et hallucination. «Zimmer, tu
n’as jamais eu l’impression toi aussi que
nous n’étions séparés d’un autre monde d’un certain autre monde- que par une
très mince, très vivante cloison? Comme
un tympan?»
Anne-Sylvie Salzman ne se prive pas de
nous faire passer de l’autre côté.
Les trois récits qui composent Au Bord
d’un lent fleuve noir (ceux de Zimmer, de
Mart et de Mrs Vandyke), sont là pour
renforcer l’opacité de Rijman, car l’écrivain est insaisissable. On tente de le cerner
et voilà qu’il dynamite toutes les suppositions. Il reste inexplicable.
Loin du laborieux retour sur soi de l’autobiographie, qui mine beaucoup de premiers romans, Anne-Sylvie Salzman livre
un texte étrange et envoûtant.
ans Berlin en proie à l’insurrection, un colloque est organisé autour de l’œuvre du mystérieux
Boris Rijman. Zimmer, son traducteur,
Peter Mart, l’organisateur du colloque, et
Mrs Vandyke, la fille de Rijman, gardent
en eux les secrets d’une étrange fascination pour l’écrivain.
Une silhouette envahit la ville. Celui qui
n’a pas été convié force les portes, une à
une, vient hanter ceux qu’il a déjà éprouvés. Certains avaient fini par considérer
Rijman comme «une invention savante».
La figure, trop tôt enterrée, réapparaît,
portant en chacun de ses gestes, la violence d’une œuvre qu’on suppose maléfique.
Mrs Vandyke le savait, Rijman continue
de «labourer le monde».
En parfait marionnettiste, il a décidé de
manipuler les personnages d’un roman
qu’il fait sien.
Voilà les données singulières du premier
roman d’Anne-Sylvie Salzman, née en
1963. Au Bord d’un lent fleuve noir tient
du fantastique et l’auteur dose savamment
ses ingrédients. La frontière est tendue,
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Benoît Broyart
Au Bord d’un lent fleuve noir
Anne-Sylvie Salzman
Éd. Joëlle Losfeld
192 pages, 115 FF
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Le Matricule des Anges N°19
«vivotait» correctement avant qu’il ne surprenne sa petite femme dans les bras de
son père. Depuis, il traîne son mal de
vivre. Il voudrait dire «pouce à la vie», car
«quand Joseph se trouvait dans son malheur, il n’en sortait pas facilement». Et ce
n’est pas sa copine Blanche, laide et frigide, qui va l’empêcher de mettre la tête sur
le rail.
Paru en 1937, Le Mérinos est le deuxième
livre d’Henri Calet. Les amoureux de ce
marchand de tendresse «au cœur trempé
comme une soupe» risquent d’être surpris.
Calet adorait écrire sur les petites gens.
C’était un chroniqueur hors pair des malheurs bon marché, mais toujours sur un air
de douce mélancolie parfois rieuse. Le
Mérinos est un livre sombre, écrit dans
une langue hachée et pestifère. Cette fois,
la vie -cette «voie sans issue» que Calet a
si bien croquée à double sens en arpentant
le pavé parisien- sent un peu la charogne.
Ce quotidien qui charrie comme un torrent
de boue des «espoirs absurdes» semble
annoncer la fin d’un monde. Laisse pisser
le mérinos...
Si La Belle Lurette -et ses premières
phrases inoubliables : «Je suis né dans un
ventre corseté, un ventre 1900. Mauvais
début.»- avait conquis la critique en 1935,
l’accueil du Mérinos fut plutôt hostile. Paul
Nizan y vit l’œuvre «d’un homme profondément réactionnaire, comme tous les
hommes sans espoir». D’autres parlèrent
de «scatologie constipée», de «préciosité
de l’ordure». En cette période dramatique,
il y avait sûrement mieux à écrire pour mobiliser la solidarité nationale. Calet s’en excusa à sa manière. «Il y a des temps où il
est impossible de bien faire», était-il mentionné sur la bande entourant le roman.
Ces temps de trouble, on les retrouve dans
Une Stèle pour la céramique. Ce court
livre retrace l’exil de l’écrivain pendant
l’Occupation. Calet (de son vrai nom
Raymond Barthelmess) a dirigé de 1943 à
1944 une usine de faïence à Andancette
(Drôme). À travers quatre textes parus au
lendemain de la Libération, il rend hommage aux morts et aux survivants, ceux de
la céramique, qui ont pris le maquis. Des
faits de guerre sans héroïsme. Calet a toujours préféré le courage. Pour un peu de
gloire avant l’oubli.
Philippe Savary
Henri Calet
Le Mérinos
Le Dilettante
206 pages, 99 FF
Une stèle pour la céramique
Les Autodidactes
(12, rue d’Ulm 75005 Paris)
78 pages, 90 FF
n a sans doute trop tendance à
considérer un livre comme un
produit fini, comme un objet
hermétiquement clos, se suffisant à lui-même, ainsi qu’à perdre totalement de vue le projet au sein duquel il
s’origine et qui sert parfois de fil directeur
à toute une œuvre. Il est vrai que les médias semblent plus enclins à faire croire en
l’existence d’une saison du livre (la fameuse rentrée littéraire durant laquelle les
textes paraissent éclore comme les champignons dans un sous-bois) qu’à inciter le
lecteur à découvrir ce qui se cache en
amont du livre.
Avec les 138 récits de Raison perdue (premier recueil de Le Voyage en barque),
Bruno Krebs nous rappelle qu’il se passe
bien quelque chose avant qu’un livre ne
vienne à exister et trouver définitivement
sa forme : «J’ai écrit un premier récit bref
en 1971. J’avais 17 ans. Le Voyage en
barque fut le quatrième de la série je crois.
L’idée me vint alors de rassembler ces
textes, et tous ceux à venir, sous ce même
titre. J’ignorais bien sûr que le recueil en
comprendrait plus de 700, 25 ans plus
tard! Je savais seulement qu’il serait le
livre de ma vie, de toute ma vie.»
Un tel projet a de quoi séduire : original
(rares en effet sont les œuvres constituées
d’un livre unique), et surtout apte à évoquer quelques-uns des desseins les plus
ambitieux de la littérature (du Livre de
Mallarmé à La Recherche proustienne).
Mais avec Bruno Krebs, il faudrait avoir
l’intuition de s’en tenir à cela, se contenter
d’imaginer l’œuvre se déployer pour dessiner une fresque immense aux richesses
inépuisables. Car à moins de se limiter aux
rares récits teintés d’érotisme, où apparaissent des ombres féminines autour desquelles s’ébauchent de pauvres scènes romanesques, le désenchantement s’avère
plutôt rapide.
Raison perdue est de ces textes qui déçoivent à la mesure de ce qu’ils semblent promettre. Déception d’abord toute terminologique puisque ces fragments, dont le
plus grand s’étire sur presque 8 pages et le
plus bref sur guère plus de 4 lignes, ne
s’aventurent qu’à peine du côté de la narration : La Veste, par exemple, décrit seulement une «bonne et épaisse veste de
tweed à fils de laine noirs et gris» qui appartient à un homme devenu clochard. Et
quand le texte développe quelques circonstances romanesques, le résultat obtenu
n’a rien d’enthousiasmant : dans le récit
76 (au titre pertinent d’Affamé), le narrateur attend l’arrivée de son ami Claude,
prévue vers neuf heures et demie; succombant aux tiraillements de son estomac, il
Sindbad émeutier
de Arezki Metref
Si Sindbad le marin reprenait la
mer ces jours-ci, il y a fort à parier qu’il aurait moins à craindre
des pirates et des djinns que de
la police des frontières. Le héros
des Mille et une nuits soupçonné
d’être un agitateur, croupissant
dans un commissariat d’Alger
pour avoir circulé avec un passeport périmé de onze jours : voilà
ce qu’a imaginé Arezki Metref
pour évoquer les violences qui
agitent Alger la Blanche.
Et chacun de ceux qui ont approché Sindbad -Schéhérazade, un
commissaire, un compagnon de
cellule- prend la parole, qui pour
raconter sa version des faits, qui
pour dénoncer le «cauchemar fratricide». L’idée est belle, mais on
reste sur sa faim. D’autant que le
texte regorge d’outrances inutiles
du style : «Le chèvrefeuille est
saccagé, les illusions aussi». Bof.
part se restaurer, savoure quelques mets
délicieux, avant de comprendre que l’heure du rendez-vous est passée; l’épisode se
clôt sur la pensée lumineuse du narrateur,
qui espère que pour «un lapin posé pour
un bœuf avalé, (son) vieil ami n’en fera
certes pas un fromage»...
Déception encore devant l’indigence des
événements rapportés : l’achat d’un vélo,
la vente d’une voiture, une partie de pétanque. Enfin face à la juxtaposition des
textes qui fait passer d’une scène terriblement érotique où une femme reçoit les
hommages de deux mâles à la description
d’un voilier, du vol des cormorans à une
«bite de cheval» qui embroche gaillardement une demoiselle... Un voyage en
barque qui, au fil des pages, vous donne le
mal de mer!
Didier Garcia
H. S.
TraumFabriK Éditions
Du même auteur, aux éditions Climats : TomFly le pirate (roman)
4, impasse du bourg
49320 Coutures
38 pages, 19 FF
Raison perdue
Bruno Krebs
Deyrolle
200 pages, 125 FF
Fajardie de la Mancha
A
vec Égérie légère, Fajardie nous
donne à lire un O.V.N.I. littéraire
que son cahier central rend assez
proche de la presse dite de charme et dont
le contenu tient à la fois de l’art poétique
et du poème amoureux. «Que pourrais-je
montrer à ceux qui m’interrogent sur
l’origine de mes livres et mon imaginaire?
En toute justice, une femme. Sans elle, pas
de livres (...) Sans Francine, pas de
Fajardie».
Le sens que Fajardie donne dans ces textes
à sa vie est des plus romantiques voire des
plus romanesques : «Mon “plan de carrière” me plaisait bien : mourir les armes à
la main avant d’être jeté dans une fosse
commune, faire avancer l’Histoire, finir
vite mon temps humain et disparaître avec
discrétion (...) Copie à revoir. Ce fut ELLE qui orienta ma vie vers d’autres horizons et m’habilla pour un autre destin (...)
ELLE qui m’a fait choisir le stylo plume
pour une autre guerre». L’histoire du
guerrier solitaire et de la femme qui est
l’avenir de l’homme, comme dit le poète.
C’est énorme, ridicule? Sans doute.
Fajardie est le dernier à assumer sincère-
Le Matricule des Anges N°19
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ment toute cette mythologie de l’écrivainjusticier inspiré. Aussi inactuel qu’un don
Quichotte animé par les valeurs des romans de chevalerie dans l’Espagne du
siècle d’or, il continue à vouloir faire vivre
aujourd’hui des valeurs comme la justice
et l’amour.
Il y a sans doute quelque chose de ringard
dans ce combat mais Fajardie en assume,
et c’est une forme de courage, l’inactualité
contre l’époque.
On peut aussi signaler la réédition d’un roman de 1986, Des lendemains enchanteurs
(Babel), chronique sociale dont l’action
est située dans l’immédiate après-guerre
dans le Nord. Et celle de Au-dessus de
l'arc-en-ciel( La Table Ronde, coll. La
Petite Vermillon), paru initialement en
1984. Comme quoi : inactuel, Fajardie ne
cesse d'être d'actualité.
Christophe David
Égérie légère
Frédéric H. Fajardie
La Table ronde
168 pages,120 FF
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FRANÇAIS
DOMAINE
FRANÇAIS
DOMAINE
Au prétexte d’un voyage définitif, Robert de Goulaine promène le nonchalant chevalier Jean de Tistanel au pays sans limite du doute.
Une promenade très précieuse dans l'art et la littérature pour explorer les
trésors visibles ou cachés des bibliothèques : un essai à la gloire du livre.
Les moulins de Zanzibar
Le tombeau des vivants
C
A
Les Ormeaux
de Georges-Olivier Châteaureynaud
Le narrateur de la longue nouvelle
(sertie dans un bel ouvrage) de
Georges-Olivier Châteaureynaud arrive nuitamment avec sa mère à
Éparvay-sur-Mer. On ne sait d’où ils
viennent tous deux, de quelle malédiction, de quelles souffrances. Ils se
déplacent la nuit afin de masquer
leur misère. L’enfant découvre une
étrange ville maritime empreinte
d’une léthargie et d’un brouillard
d’où ne surgissent que quelques familles aristocratiques. La découverte
du monde en ce lieu où l’horizon tente de s’abolir tourne peu à peu à un
onirisme étrange et envoûtant. L’auteur, dans une langue d’un classicisme infaillible, estompe imperceptiblement les repères et donne à sa
nouvelle un goût de fable. L’océan
retiré pour une journée de grande
marée, les habitants de la ville partent à la recherche de coquillages et
de poissons de sable. Sans grands
espoirs de trouver les mythiques ormeaux, désormais disparus, qui ouvrent pourtant les portes du monde.
Mais les dénicher ne suffit pas : il
faut savoir aussi en saisir la beauté.
omme Tombouctou et Kuala
Lumpur, Zanzibar est la destination privilégiée des voyageurs virtuels, des chemineaux
en devenir, esclaves de leurs habitudes ou
tributaires d’intérêts contrariants. Ces
villes réputées chaudes et ensoleillées grisent d’évocations lumineuses. On les devine accueillantes mais elles conservent
cependant une part mystérieuse. Existentelles vraiment? Ne sont-elles pas le fruit
d’imaginations trompeuses, de récits mystifiants?
Du Côté de Zanzibar, le deuxième roman
de Robert de Goulaine (après Le Dernier
Ange, Critérion, 1992) aborde cette question essentielle de géographie littéraire.
Sans mettre le pied à Zanzibar, et de loin,
il offre au doute de nouveaux territoires.
Tout est énigmatique dans ce roman, jusqu’au personnage principal : Jean de
Tistanel, hobereau de province au maintien du siècle passé, chevalier courtois et
plein de retenue.
L’homme «de haute stature, aux yeux très
T. G.
Éditions du Rocher
78 pages, 39 FF
Du temps, ad libitum
V
oici donc le vingt-deuxième livre
(environ*) de Lionel Bourg (vingt
et un titres depuis 1980, dont la
moitié publiée chez Cadex). Un livre qui
porte bien son titre, même si un pluriel
(“matières” plutôt que “matière”) eût
mieux convenu pour souligner d’emblée
l’étonnante disparité des textes réunis
dans ces deux tomes : ensemble de
poèmes (qui abordent la question de
l’écriture : «Parfois j’ai juste envie d’écrire comme cela en passant/je ne sais trop
quoi»), notes de carnets, fragments de
journal, auxquels il convient d’ajouter les
textes de deux interventions orales consacrées à Claude Louis-Combet et à
Fernando Pessoa, ainsi qu’un texte destiné
à présenter une exposition photographique... Matière du temps s’avère donc
de ces «livres non-livres, livres besaces,
qui ressortissent au journal et aux carnets, (...) quand il ne s’agit pas, capharnaüm d’émois ou de sensations boudeuses, de sautes d’humeur d’un quidam
maniant la plume comme d’autres sabrent
le vent, livres nourris d’impasses narratives, désastreux par conséquent.»
“Désastreux”, l’épithète est sévère. Disons
plutôt déroutant, peut-être même irritant.
Irritant parce qu’on y trouve de tout, de la
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trop banale «ingénuité désarmante du vide» au suicide de Guy Debord, d’une promenade anodine sous la pluie dans les
rues de Lille aux tableaux de Goya et de
Courbet (ce jour-là hélas! le musée est fermé...), de la «désolante vacuité de tout»
aux impertinentes violences verbales sur
Sollers : «Sollers peut gesticuler, se parfumer d’eau bénite un matin, s’enduire
d’onguent situationniste le soir, il sent encore la merde», ou sur Jünger, à l’occasion de son centième anniversaire : «Cent
ans... Le fumier conserve.»
Autant le dire franchement : l’ensemble
déçoit. Pouvait-il en être autrement avec
cette compilation qui ne semble obéir
qu’au seul désir de rassembler? D’autres
s’y sont essayés avant lui : Valéry avec
ses Variétés; fait pour le moins surprenant : Lionel Bourg reconnaît avoir été
vraiment déçu par cette lecture...
Didier Garcia
* Un nouveau titre vient de paraître : Une passion
qui commence, Éd. Paroles d'Aube.
Matière du temps 1 et 2
Lionel Bourg
Cadex
130 et 115 pages, 99 FF chaque
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bleus, le nez en bec d’aigle, le visage encadré d’abondants favoris» vit de fermages. Au terme de sa vie active, il désire
entrer en littérature comme on entre dans
les ordres et pour ce faire décide de quitter
le cadre lénifiant de sa retraite familiale.
Aussi prend-il la route après avoir vendu
un tableau précieux, délaissant femme et
enfants. Chargé d’une valise de louis d’or
et du Larousse du XIXe siècle (un encombrant bagage), il fait une première étape à
l’Hôtel d’Angleterre et du Commerce réunis d’Adélaïde Beaurivage. Celle-ci, passionnée d’ésotérisme transforme sous l’influence du chevalier son immeuble bien
prosaïque en «Zanzibar Palace», paquebot de croisière. La clientèle, embarquée
malgré elle, joue le jeu et fonde une sorte
de communauté dont la douce utopie, enfantine du reste, prendra fin dans un malheureux feu d’artifice.
Artifice, c’est bien le mot. Comme le
voyage de Tistanel s’alanguit dans des
amours jeunettes, des chasses au papillon,
des visites à Zombie, le conservateur d’un
musée des monstruosités -«Perdre son
temps est une vieille malice de la campagne» dit Tistanel-, on est en droit de se
demander si égarer le lecteur n’est pas la
malice de Robert de Goulaine. Faux départs, promenade inachevée, la destination
n’est plus celle que l’on croyait. Au terme
de sa quête, le chevalier s’adresse une
lettre poste restante à Zanzibar où il pose
cette question : «Que feras-tu les soirs
d’hiver (...) lorsque tu seras fatigué de tisonner l’imaginaire du bout de ton piquefeu?». Du voyageur résigné au rentier en
robe de chambre la question est aussi
vieille que la littérature. Elle clôt ici l’ouvrage en répondant à la nouvelle inachevée de Tistanel que de Goulaine plaçait en
introduction, comme un appât pour lecteur
imprudent. Écrire ou vivre, voilà qui revient à choisir entre Achille ou Homère,
Tistanel ou Don Quichotte, entre les récits
d’explorateurs et le Voyage autour de ma
chambre de Xavier de Maistre. «Quelle
est la farce?» demande encore de
Goulaine à son personnage. Celui qui se
laisse porter par les événements navigue
dans l’entre-deux inconfortable du vouloir
et du faire. Homme lucide? indifférent?
Le chevalier de Tistanel n’a pas fini de
susciter les questions.
Éric Dussert
Du Côté de Zanzibar
Robert de Goulaine
Bartillat
160 pages, 96 FF
près son essai consacré à
Louis-René des Forêts (Seuil,
1995), Jean Roudaut a trouvé
avec Les Dents de Bérénice de
quoi séduire tous ceux que l’histoire du
livre continue d’intriguer. Sous-titré Essai
sur la représentation et l’évocation des bibliothèques, ce nouveau volume offre au
lecteur un voyage de plusieurs siècles (de
la Bible à Michel Rio, de Raphaël à Vieira
da Silva), pour découvrir la place que la
peinture a réservée au(x) livre(s). Une place que Jean Roudaut s’empresse de rendre
légitime : «Une similitude existe entre lire
et contempler : la peinture propose un trajet, impose des mises en rapport, des déchiffrements; le livre est amplification de
la lettre, qui est dessin.»
On ne s’ennuie vraiment pas dans cet essai
pétri de culture. On y apprend par exemple
que les premières éditions de la Bible, soudain divisée en livres, chapitres et paragraphes, firent scandale parce qu’il était
alors inconcevable que la parole de Dieu
fût autrement que continue et que les
blancs typographiques introduisaient une
manière de néant dans les saintes Écritures. On s’avise en outre qu’il fut une
époque où le format de certains livres trahissait leur contenu : les livres de piété, de
petites dimensions pour pouvoir être transportés, comme les récits libertins qui devaient circuler de mains en mains. À cette
évolution historique, Jean Roudaut ajoute
quelques réflexions personnelles, n’hésitant pas à déplorer que le livre soit devenu
usuel : «une large diffusion ne peut s’opérer qu’au prix d’un affadissement de la
parole reçue.»
Avant de nous introduire dans les bibliothèques peintes, ce voyage nous entraîne
dans les bibliothèques romanesques : celle
de Julien Sorel (Le Rouge et le noir), dans
laquelle le jeune homme découvre que «le
partage des livres est le signe de la division des consciences», ou celles qui déploient leurs richesses dans les romans de
Huysmans (celle de Des Esseintes dans À
Rebours). Mais c’est bien la peinture qui
constitue le support essentiel de cet essai.
En tant que motif pictural, la bibliothèque
a une existence sporadique : introduite
comme lieu de travail des Humanistes, elle
disparaît ensuite de la toile pour rejaillir à
la fin du XIXème siècle, favorisant ainsi
l’apparition du livre séparé (notamment
les livres écornés qui gisent auprès des
crânes dans les Vanités). Cette exploration
offre à Jean Roudaut l’opportunité de ris-
Autobiographie d’un autre
de René Pons
Voici un livre qui devrait renvoyer
bon nombre d’autobiographes au silence. Ici, pas d’anecdotes ni de potins, pas de psychologie de cafés du
commerce. René Pons, dans une
prose qui a dû longtemps flirter avec
la poésie, arrache le masque affable
qui fait de tout homme un être fréquentable. D’une cruauté exemplaire, et avec une colère bienvenue, il
exhibe ses gouffres noirs. Écrivant
depuis la mort (cette absence au
monde) qui est la sienne, il dépiaute
à vif sa carapace pour ne nous donner à voir que l’essentiel : l’horreur
de cette vie que l’on passe à mourir.
Ce livre est d’autant plus violent qu’il
est beau dans sa vérité aveuglante.
Pour preuve, la description rageuse
de ce qu’un corps subit après la
mort («on vous referme soigneusement la mâchoire, cette bouche
béante, à petits coups de maillet, on
n’oublie pas de vous obturer le derrière…») met le lecteur en souffrances. «Écrire, c’est descendre
dans un souterrain où, à la lueur
d’une chandelle, on décrit les
ombres de soi-même qui tremblent
sur les murs.» Et les ombres d’un,
ressemblent aux ombres de tous.
quer quelques belles formules : une bibliothèque «n’est jamais que le produit d’un
temps» et «le reflet de la conception collective du savoir»; elle possède aussi «le
caractère de la mauvaise mère, qui promet
à la mort celui qu’elle enfante.»
Les Dents de Bérénice est de ces livres qui
enchantent tout en délivrant quelques messages sur lesquels notre temps aurait de
bonnes raisons de méditer : «Négliger la
bibliothèque, s’en détourner, puis la laisser périr, c’est renoncer à organiser la
pensée qui, par la voie des mots et des systèmes, donne accès et sens au monde.» Ce
qui démontre une fois encore combien il
est dangereux, pour notre société en particulier et la culture en général, de permettre
à certaine classe politique d’amputer nos
bibliothèques de quelques étagères...
Didier Garcia
T. G.
Les Dents de Bérénice
Jean Roudaut
Deyrolle
168 pages, 125 FF
Cadex
rue Saint-Victor 34 160 Saussines
62 pages, 69 FF
La lente agonie des jours
A
u village de Saint-Phy, on n’a jamais accepté ces étrangers, si lointains, qui vivent comme cloisonnés, là-haut, à l’Habituée. Une maison
accrochée à la falaise et battue par les
vents où le colonel, sa femme et leurs trois
filles, venus des Ardennes, se sont installés à la fin des années 20.
Seule la narratrice aura été le témoin bienveillant des dernières années de leur vie,
devinant les irrémédiables blessures de la
guerre et les lourds secrets dans le silence
de l’austère demeure, prêtant une oreille
attentive aux récits de la vieille bonne,
Adrienne, qui «continuera à raconter, à
parler d’elles qui vivaient encore comme
si elles avaient été mortes».
Le roman qui s’ouvre sur un deuil et se referme sur un autre, ne parle au fond que de
cela. Et avant tout du deuil que chacune
des filles a fait de sa propre vie. De cette
peur de la vie qui conduit au renoncement
comme une mort à petit feu.
Dans ce lent ballet d’ombres, Mathilde,
exilée après avoir donné naissance à l’en-
Le Matricule des Anges N°19
Le Matricule des Anges N°19
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fant du scandale, Gabrielle, revenue après
avoir passé dix ans aux côté d’un mari
souffrant et Constance, recluse sur son palier à l’écriture de ses carnets, ne forment
finalement qu’une seule et même figure de
la résignation.
Trois faces d’une même femme à laquelle
on serait tenté de prêter le nom de cette
maison, à la fois refuge et prison, qui donne son titre à ce premier roman.
La patience avec laquelle Michèle
Desbordes renoue un à un les fils de la trame, la longue torpeur des phrases, la densité des parenthèses, l’absence totale de
dialogue et la douceur âcre des mots disent
au plus juste le lent poison des désirs inassouvis. Et la terrible attente de rien.
Maïa Bouteillet
L’Habituée
Michèle Desbordes
Verdier
189 pages, 95 FF
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FRANÇAIS
DOMAINE
FRANÇAIS
DOMAINE
S
© Le Bois d'Orion
usan Buirge est une chorégraphe
américaine installée en France depuis 1970. Issue de la post-modern
dance, danseuse de Alwin
Nikolais, elle fonde sa propre compagnie
en 1975 et prend une belle part, autant par
ses chorégraphies (une soixantaine à ce
jour), que par la qualité de son enseignement, au développement de la danse
contemporaine française.
En allant de l’ouest à l’est est son premier
livre publié. Écrit pour l’essentiel directement en français, il est constitué de carnets
que la chorégraphe rédigea lors de plusieurs voyages effectués entre 1989 et
1993. À ce journal nomade, elle adjoint
une ultime partie, Les Soubassements de
Matomanoma, écrite sous la forme identique de notes, lors d’une résidence à la
Villa Kujoyama à Kyoto. La route parcourue par ce livre traverse essentiellement
six pays : l’Éthiopie, la Syrie, la Grèce,
l’Inde, le Japon et Taiwan. Outre la richesse de leur civilisation, c’est le rapport à
l’espace qu’entretiennent ces civilisations
millénaires qui intéressent la chorégraphe :
«je voulais donc voir comment l’espace
était lu et perçu dans d’autres cultures où
l’écriture n’était pas nécessairement disposée de gauche à droite, horizontalement, et où la perspective n’avait pas été
autant élaborée comme une référence esthétique.» Force est de constater que tout
au long de ce livre, le regard porté par
l’auteur sur le quotidien, les lieux, reste remarquablement habité par ce souci de l’organisation spatiale. De cela résulte un rapport au monde que certains trouveront
singulier, selon lequel les êtres, les choses,
se définissent d’abord par la place qu’ils
occupent les uns par rapport aux autres
plutôt que par leur physionomie, leurs caractères. Le livre trouve là un ciment efficace : son propos le tiraille de l’intérieur.
La quête qu’il poursuit infiltre sa langue et
l’articule.
De quoi au juste est-il question dans ces
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La danseuse Susan Buirge publie des notes de travail ramenées d’un périple lointain. Comme un autoportrait furtif dans les glaces des hôtels.
Danse intercontinentale
carnets? Entre les passages directement
consacrés à l’étude des spectacles qui
n’intéresseront que les amateurs éclairés,
ce journal de voyage nous conduit au cœur
des marchés éthiopiens, sur la terre de
Mycènes, dans le sanctuaire d’Apollon, les
sites sacrés d’Alep. Pas loin de ces derniers, en Syrie, Susan Buirge relate avec
une belle précision, en décalage par rapport au ton nécessairement laconique et
impressionniste de la note, des cérémonies
mystiques de transe,
au sein de la confrérie «des hommes qui
se percent». Puis la
curiosité de l’auteur
s’émousse au fil des
pages pour devenir
plus exclusive; peu à
peu le voyage devient moins dilettante et dans les trois
derniers chapitres rédigés en Inde, à
Taiwan, au Japon,
Susan Buirge ne
consacre plus guère
son attention qu’à la
scène théâtrale; paradoxalement, c’est
peut-être là que son
propos nous intéresse le plus, au moment même où il devient ce murmure
presque inaudible de monologue de travail, il touche à une question fondamentale, celle de la transmission, de la conservation d’une mémoire et de la transformation
d’un art.
Comment se comporter avec notre héritage? Comment faire de notre connaissance
du monde une richesse plus qu’un appauvrissement? La difficulté d’être contemporain tout en assurant la pérennité d’une
culture millénaire se confond avec celle
d’être soi-même, d’assumer sa singularité
comme son hérédité. La question déborde
la problématique du chorégraphe pour devenir celle de chacun. Ainsi ce constat,
comme un relevé de l’écueil, une jauge
plongée dans notre quotidien commun :
«je viens de voir ce que je redoutais : un
spectacle de danse moderne taiwanaise.
Un panachage de styles divers de la danse
contemporaine américaine, de la technique du ballet classique et des décors
chinois... Ce spectacle est un curieux repas : hamburger américain, crêpes bretonnes et nouilles chinoises... Mettre trois
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Le Matricule des Anges N°19
recettes ensemble ne fera jamais une chorégraphie. Il faut revenir à la matière première. Étudier l’essence : du blé, de l’œuf,
du bœuf, du lait et alors vraiment parvenir
à un repas original». Plus tard un danseur
indien dit : «Ce n’est qu’après avoir baigné dans la tradition qu’un danseur peut
étendre son répertoire et intégrer des
changements».
Peu à peu ce voyage dans et pour l’espace,
finit à force de bousculades par devenir
poreux, perméable, à drainer un dépôt plus
hétéroclite, une matière humaine dans laquelle et le lecteur et l’écrivain se voient
mieux : d’abord infimes, disséminés puis
comme rassemblés ou durcis par le temps
long des séjours et la fatigue, apparaissent
l’angoisse, la solitude, la peur du voyageur. On découvre un peu de ce qui fut le
passé, la famille, les amours, les deuils de
Susan Buirge. Quelque chose fait lien, de
plus collant que le regard, un air plus épais
qui nous accompagne longtemps, plus sûrement, comme lors d’une discussion, des
ponctuations nettes dans un long discours,
des tics de langage, des gestes récurrents.
Car certains livres nous intéressent à la
manière des gens rencontrés. Ils incluent
des pages qui sont comme autant de digressions à l’amitié d’une personne. Ils
rappellent nos différences. Nous les écoutons dire ce que nous pouvons bien entendre. Parfois, ils nous rassurent ainsi, engagés dans leur devenir auxquels nous ne
nous sentons pas forcément conviés. On
préfère leur confidence, comme celle-ci :
«Elle (Grace Kelly) a été mon image de
“la beauté”, pour combler mon complexe
de ne pas être belle, que je nourris depuis
l’enfance. Les patients de mon père ou les
invités de la famille faisaient toujours la
même remarque : “Sara, que tu es jolie.
Charles, que tu es beau. Et Susan, que tu
as grandi.” Il faut dire que ma sœur ressemblait à Elizabeth Taylor et mon frère à
Steve Mac Queen. Je ne pouvais que rêver
à Grace Kelly dans le film Country Girl.
Mais je ne connaissais pas sa vie tourmentée, ses amants. Hélas, nous nous sommes
ressemblés. Image de pureté imposée par
la famille et appétit d’aventure».
La confession révèle un charme certain.
Christophe Fourvel
En allant de l’ouest à l’est
Susan Buirge
Le Bois d’Orion
(L'Orée de l'Isle 84 800 L'Isle/La Sorgue)
276 pages, 135 FF
À travers le monde de la garrigue, Max Rouquette exalte la dimension méta- Saturnin, c’est Saturne, et Saturne, c’est le
temps, et le temps ... c’est l’éternité.» Une
physique des combats humains et redonne ainsi naissance à la tragédie.
éternité dont Dieu n’a évidemment pas le
monopole. Max Rouquette donne de la religion, une représentation fantastique, souvent lugubre comme dans Le Pénitent Noir
ou il réécrit l’histoire religieuse dans Le
Temps des Dieux, une étrange Nativité
dans laquelle il détourne l’adoration des
mages pour l’Enfant-Roi, en focalisant sur
deux d’entre eux troquant vieillesse contre
jeunesse, sagesse contre éclat et pétulance. «En toute nuit, il
cherchait la lumière : la nuit des temps, la nuit étoilée, la nuit
des songes, la nuit des autres, la nuit de la chair.» L’auteur est
fasciné par la force de désir de l’homme, force bestiale, tellurique qui explose toujours en drame. Désir de l’émigré pour la
femme blanche et vengeance-ratonnade en pleine garrigue dans
Le Kroumir. Désir de l’enfant, symbolisé par un chien qui fonce
éperdu dans les ténèbres, coursant un blaireau et finit emmuré
dans L’Étoile du Matin ou de cet
autre enfant qui trépigne de découvrir
le cinématographe, accompagné de
son grand-père traverse la garrigue
jusqu’à la place du village où son
«cœur mal fait» lâchera. La communauté se détournera de la lanterne
magique, entourera l’enfant mort
dont les yeux restés ouverts «miroirs
endormis pour l’espace vide» refléteront l’immensité du ciel, extraordinaire écran. La seule délivrance pour
Max Rouquette se trouve dans l’écriture : ce dire, cette exaltation de la
pensée, palpitation de l’infini qui
transforme l’homme, lui donne des
ailes. L’Aïeul que j’eus en songe célèbre cette délivrance. Un vieux paysan dans un grenier, hors du monde,
devient le chroniqueur de sa propre
vie. «Une vie purgée des heures insipides de ce qui traîne et qui est totalement et à jamais perdu.»
Seule petite ombre au tableau, les
textes, regroupés sous le titre Le
Monde des jardins sortent du cadre
narratif de la nouvelle, évoquent des
promenades onirico-fantastiques dans
les jardins de Montpellier, ne sont
pas toujours à la hauteur du talent de
l’écrivain.
D’une écriture de facture classique,
grave et sensuelle, Max Rouquette
exhalte l’infinie solitude de l’homme.
Dans l’amphithéâtre de la garrigue, il
réinvente un monde régi par des forces dépassant l’entendement
ou le commerce divin et souffle sur les braises qui ont donné
naissance à la tragédie, dans une autre garrigue, là, à deux pas de
l’Occitanie. À noter que le premier numéro de la revue Auteurs
en scène est consacré au Rouquette-dramaturge qui depuis 1940,
n’a jamais cessé d’écrire pour le théâtre. Il y a presque 90 ans
naissait Max Rouquette, écrivain universel qu’il n’est que temps
de découvrir.
Max Rouquette :
la garrigue pour cosmos
M
ax Rouquette, né en 1908 à Argelliers, entre
Montpellier et le Causse du Larzac est un des écrivains les plus importants de la littérature occitane
contemporaine. Maîtrisant arts poétiques, dramatiques et prose, cet ancien médecin a su donner à son écriture un
souffle universel. Le Grand Théâtre de Dieu constitue la deuxième partie de son œuvre générique : Vert Paradis. Jamais publiées en français, traduites de l’occitan par l’auteur, ces treize
nouvelles présentent la garrigue
comme un vaste amphithéâtre dans
lequel les êtres s’ébrouent, rayonnant
de toute l’intensité tragique de leur
âme. Antithèse de l’univers de
Pagnol ou de Delteil, plus proche de
celui de Giono, la garrigue surprend
par son extrême dureté et sa sauvagerie, enfer plutôt que paradis où les
hommes vivent isolés, hors du monde, dans des îlots : mas, villages recroquevillés autour d’un clocher.
Malgré la grande diversité de
plantes, d’arbres, d’animaux qu’elle
abrite, que l’auteur connaît bien et
décrit admirablement, c’est une sorte
de désert que l’homme traverse. Cet
extrême isolement est renforcé par
l’idée d’exil intérieur de l’être que
l’on retrouve dans Le Feu grégeois.
«D’une guerre entre Grecs et Turcs,
à la fin de la Grande, du carnage qui
s’y fit, et de ses destructions sans fin,
une longue vague était venue
jusqu’ici avec cette troupe d’une cinquantaine d’exilés, échappés à la
violence et aux couteaux des égorgeurs, et placés par le pouvoir de la
sacro-sainte administration, fort embarrassée de ce présent dont elle se
serait bien passée, en résidence au
Mas Vieux de Gardies.» Grecs, porteurs des feux de la tragédie, qui de
bacchanales en orgies, d’orgies en © Didier Leclerc
rixes vont développer un nouveau
drame. L’attente, la nostalgie, les excès les feront entrer en fission avec la fournaise, ils bouteront le feu au mas, lieu anachronique de civilisation au milieu de l’enfer vert qui débarrassé de
toute présence humaine se réenchantera, «rendu au silence, au
grand passage du soleil et des constellations, sans fin, rendu aux
oiseaux, aux serpents, à la sauvagine, aux caprices du vent, au
pouvoir patient et inépuisable de la sève, à la loi obscure du
poids des choses». Les hommes vibrionnants dérangent, par leur
propre chaos, l’ordre de la nature, structuré suivant le principe de
renaissance : renouvellement saisonnier d’énergies, éternel recommencement. À l’instar du soleil, Dieu et la religion semblent
ici tout écraser, tout régir, catalysant peurs et angoisses, mais les
dorures-certitudes du catholicisme s’écaillent et laissent percevoir les antiques croyances. Dans Le Saint des Murailles, des villageois adorent une sculpture en bois venant du fond des âges,
vierge grossièrement maquillée en saint. «Ce saint, son nom le
dit, n’est pas très catholique. Adornin, c’est Saturnin, et
Le Matricule des Anges N°19
Dominique Aussenac
Le Grand Théâtre de Dieu
Max Rouquette
Éditions de Paris
250 pages, 120 FF
Auteurs en scène N°1
Presses du Languedoc
144 pages, 120 FF
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FRANÇAIS
DOMAINE
FRANÇAIS
D
ans une courte nouvelle d’inspiration autobiographique, Stig
Dagerman rêvait d’un lieu où
les hommes pouvaient «vivre à
la fois une vie hors nature et mourir de
mort naturelle». Une existence accomplie,
engagée, créatrice, libératrice, en sorte. Il
y avait tant de choses à faire pour ce jeune
écrivain anarchiste, ce «politicien de l’impossible», comme il se définissait lui-même. Davantage idéaliste qu’activiste,
Dagerman voulait mettre un peu de justice
et d’équilibre dans ce bas monde, lui qui
rendait l’État responsable de la névrose du
peuple et qui attribuait à l’écrivain «le rôle
modeste du ver de terre dans l’humus culturel.» Cette vie extraordinaire, au sens où
il l’entendait, porteuse de lumière et d’espoir, cet enfant prodige des lettres suédoises ne l’a guère connue de son vivant.
La mort naturelle, non plus, du reste,
puisque Dagerman se suicida dans son garage, au volant de sa voiture, asphyxié par
les gaz d’échappement, à l’âge de trente et
un ans.
Stig Dagerman en 1949 - (D. R.)
Pareil à ces jeunes fous qui ont brûlé rapidement leur vie (Kleist, Rimbaud, SáCarneiro...) sa production littéraire fut
d’une incroyable fécondité. À 22 ans, il
écrit son premier roman, Le Serpent.
Suivront trois autres (L’Ile des
condamnés, L’Enfant brûlé et Ennuis de
noce), un recueil de nouvelles, des pièces
de théâtre 1, des scénarios de films, des
poèmes satiriques, des reportages, et une
kyrielle d’articles, de critiques, le tout
entre 1945 et 1949.
Puis une longue période de silence, -la
peur de décevoir, la faillite de ses convictions, muées en une détresse inhibitivejusqu’à sa mort en 1954.
On a souvent rangé Dagerman parmi les
écrivains maudits. À tort : il jouissait
d’une grande popularité, son éditeur lui assurait de généreuses avances sur recettes,
son œuvre était même lue à la radio. À
l’image de Camus ou de Sartre en France,
Dagerman était la conscience de toute une
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DOMAINE
Le Suédois Stig Dagerman a mené un dur combat contre lui-même pour se
délivrer de ses obsessions. Biographie d’un «vaincu de la vie» courageux.
Une famille se bat pour ne pas s’enfoncer dans la misère. Succès en
Égypte, Vienne la nuit de Mahfouz y a été réédité 21 fois depuis 1949.
L'homme brûlé
Fracture sociale
à l'égyptienne
génération. Porte-parole des idées existentialistes, il incarnait cette jeunesse de
l’après-guerre, arrogante, lucide, révoltée
parce que rejetée du grand théâtre où
s’était faite l’histoire, en quête d’un vaste
idéal de fraternité. Malgré son incurable timidité (il prit des cours de danse pour la
vaincre), Dagerman était la représentation
de l’homme nouveau : il aimait les belles
voitures, adorait le cinéma (particulièrement Fritz Lang), les voyages en bateau,
ainsi que le football, le jeu à la roulette...
Difficile ne pas voir dans ces symboles
d’évasion, une recherche de la transcendance, de l’intensité dramatique que le travail artistique ou l’idéalisme révolutionnaire (à ses débuts) lui
procurait. Déjà, adolescent, il aimait respirer l’air des grands départs, à la gare centrale de
Stockholm, en rêvant qu’il avait,
dans la poche, un billet pour la
Chine.
En 1949, dans une lettre qu’il envoie au directeur du théâtre
d’Hambourg, Dagerman se présente ainsi : «Le thème central de mon
œuvre est l’angoisse de l’homme
moderne face à une conception du
monde qui s’écroule (...) et je crois
qu’une des possibilités de salut
consiste à ne pas se laisser vaincre
par son angoisse, ni à fuir devant
soi-même, mais à affronter le danger les yeux ouverts.» Regarder le
chaos en face, quitte à se brûler la
rétine...
La jeunesse suédoise voyait en ce jeune
écrivain-journaliste, à la plume fiévreuse
et insolente, «un quêteur de vérité» -les
possibles conditions et en même temps les
limites de ce que devait être un engagement politique et éthique. Pourtant cet
homme, au faîte de la gloire, est un être
pur, fébrile et exalté à la fois, sans grande
assurance, rongé par une vie que la psychanalyse chérit : une mère qui l’abandonne à la naissance, une enfance paysanne à
la ferme des grands-parents, un grand-père
-qu’il respectait tant- assassiné par un illuminé, une adolescence grise (il dormait
dans la cuisine) entouré de son père et de
sa belle-mère à laquelle il ne parlait pas;
un ami, emporté par une avalanche, un
mariage à l’âge de 20 ans avec la fille d’un
anarchiste allemand qui a lutté contre
Franco, un remariage à 27 avec l’actrice
Anita Björk...
Sa propre existence était une source inépuisable d’images et de symboles pour
son inspiration. Et c’est avec une précision
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Le Matricule des Anges N°19
violente et poétique que ses livres rendront
compte de ce désordre intérieur.
Le thème de l’angoisse -auquel répondent
et s’alimentent ceux de la peur, de la solitude, de la culpabilité, de la mort-,
Dagerman en a fait son moteur exclusif
pour nourrir sa fibre créatrice.
La rencontre de Kafka en 1945 (comme
celle de Faulkner ou Hermann Hesse) sera
déterminante. Il y découvre certes son
double, mais également le trouble, face à
ses convictions. L’engagement politique
est-il vraiment la réponse au problème de
l’existence? Y a-t-il du reste une réponse?
Pour Dagerman, la littérature est alors un
refuge -le silence face au monde- où la
quête rédemptrice est possible : «Puisque
je doute toujours de moi-même, de l’originalité de mon talent, de la légitimité de
mes opinions, je suis constamment obligé
de chercher une confirmation ailleurs...»
Cette recherche de la vérité -«supporter
l’idée que cette vie est vide»-, corroborée
par cette incapacité à concilier sa
conscience sociale à celle d’écrivain, prendra la forme d’un duel sans merci que
l’écrivain mènera jusqu’à sa mort. «Si seulement nous avions une lumière pour nous
y cacher», écrit-il dans une lettre en 1954.
Rendons
hommage
à
Georges
Ueberschlag. Sa biographie de Dagerman
-la première qui paraît en France 2- est
d’une parfaite honnêteté. Elle s’attache,
chronologiquement, à expliquer l’évolution de cette personnalité si complexe,
illustrée par l’écho poétique que son
œuvre renvoie (à ce sujet, on regrettera,
malgré tout, les traductions de Philippe
Bouquet et de C.G. Bjurström...). Une belle invite à relire ce «vaincu de la vie» pour
qui et pour toujours «notre besoin de
consolation est impossible à rassasier».
Philippe Savary
À l’occasion des Boréales de Normandie, les
Presses universitaires de Caen viennent de publier L’Ombre de Mart (1948). Dagerman y développe le thème de la culpabilité à travers la
relation mère-fils (142 pages, 65 FF).
1
Seules des études sur Dagerman ont été publiées en France. La référence reste le dossier
réalisé par Plein Chant en 1986 (numéro 31-32)
aujourd’hui épuisé.
2
Stig Dagerman ou l’innocence
préservée
Georges Ueberschlag
L’Élan
(9, rue Stephenson 44 000 Nantes)
304 pages, 147 FF
L
a famille Kamel Ali n’a pas toujours été pauvre. Il fut un temps
où le salaire honorable du père
fonctionnaire lui permettait de
tenir un certain rang. À sa mort, le fragile
édifice s’écroule. Pour vivre, la mère vend
les meubles, oblige sa fille à faire couturière, met à la porte son voyou d’aîné, place tous ses espoirs dans ses deux fils lycéens, congédie la bonne et compte un par
un les sous qui lui restent.
En plus de ne pas manger à leur faim, les
Kamel Ali semblent s’acharner, par tout
ce qui les tient debout -la religion, les
conventions sociales, le sens du devoir et
le souvenir des jours meilleurs- à ajouter à
leur malheur un sentiment d’humiliation
qui les prive de goûter jusqu’aux plus petites joies de l’existence. De peur de faire
jaser sur leur nouvelle condition de
pauvres, ils ne reçoivent plus personne. En
somme la vie n’est pas belle. Chacun s’en
accommode. La mère se ratatine dans la
rigueur de son univers domestique après
avoir abandonné tout espoir de marier sa
fille trop laide et de ramener son fils aîné
dans le droit chemin. Après avoir renoncé
aux études, Hussein, le plus dévoué des
frères, renonce également au mariage l’argent manque- et se console en trouvant
le bonheur dans son sacrifice.
Hassanein, le petit dernier, ne renonce à
rien. Il subit et ronge son frein, en attendant des jours meilleurs. Dévoré d’ambition, il a honte de tout : sa fiancée trop ordinaire, son frère délinquant, sa sœur
couturière et la tombe trop modeste de son
père. La faim elle-même est plus supportable que l’humiliation d’avoir été déclassé. Hassan, le grand frère, a balayé tous
les tabous. Insoumis, rétif au travail et aux
études, il se fait trafiquant de drogue.
Suprême honte : c’est grâce à son argent
que la famille réussit à survivre aux temps
les plus rudes.
Enfin, Nafissa, la sœur, vieille fille malheureuse et sarcastique, humiliée de travailler quand une fille de bonne famille se
doit de rester à la maison, se console auprès des hommes. Hantée par un sentiment aigu de déchéance, paniquée à l’idée
d’être découverte, elle se donne en secret
par plaisir et s’étonne quand on la paie.
C’est le personnage le plus outré du livre,
symbole du gâchis des sociétés d’Orient :
une femme doit être belle et vierge, puis
épouse et mère, sans quoi elle n’est rien.
Vienne la nuit* est un livre sur le malheur
ordinaire, sordide et mesquin, comme il
peut fleurir quand le hasard vous fait
pauvre dans l’Orient du qu’en dira-t-on,
Les Sept Péchés capitaux
Anthologie
À sa demande, l’écrivain Alberto
Manguel a proposé une soixantaine
de nouvelles du monde entier à Joëlle
Losfeld. Une vingtaine constitue ce
recueil : sept péchés, trois nouvelles
par péché, un minimum pour entrevoir à quel point cette notion, avec laquelle inévitablement nous assurons
une relation, se glisse dans la vie à
notre insu, et dans le récit comme
dans la vie, sournoisement. Lorsque
Sommerset Maugham nous dépeint
trois dames livrées à la pire goinfrerie, celle-ci masque à peine envie et
colère. À la lecture de récits plus sinueux et riches, un vague malaise
nous gagne, et se pose la question :
péché, nul doute, mais lequel? On ne
découvrira ni la cruauté drolatique de
Dürrenmatt ni la violence de James
Purdy, mais parmi les auteurs moins
connus ou inconnus, que de découvertes, égalant et parfois dépassant
ces grands noms : l’éblouissante
Yerudit Katzir, israélienne,
l’Américaine Joanne Grennburg; un
régal pour le lecteur qu’il fera pour le
moins “pécher par gourmandise”...
du culte de la virginité des femmes et de
l’excessive religiosité, le tout sans la sécurité sociale. Du Mahfouz qui ressemble à
Mahfouz : le destin s’acharne et ceux qui
le subissent en rajoutent, prisonniers des
conventions, mais surtout d’eux-mêmes.
Il faut le lire pour la sobriété du texte.
Pour la cruauté avec laquelle Naguib
Mahfouz raconte les petites lâchetés humaines, pour la tendresse de son regard
sur les êtres. Pour le désespoir absolu de
ces mêmes êtres, et pour l’Égypte qu’incarne cette famille à la dérive, prisonnière
de sa folie par la faute d’un père absent.
Haydée Sabéran
*Alors que nous bouclons ce numéro paraissent
deux autres titres du prix Nobel de littérature :
L'Amour au pied des pyramides (nouvelles) et
Le Mendiant (roman) tous deux chez Actes
Sud. À suivre donc…
C. F.G.
Éditions Joëlle Losfeld
320 pages, 149FF
Vienne la nuit
Naguib Mahfouz
Denoël
Traduit de l’arabe par Nada Yafi
458 pages, 145 FF
Les mirages de l'Ouest
I
ls sont quatre compères de chantier et
de minable chambrée, à s’abrutir d’alcool dans les boîtes miteuses d’une
petite ville de Hongrie. La vingtaine passée, Madari, Vari, Barna et le beau Laboda
rêvent de grosses voitures et d’abondance
mais ne voient pas plus loin que le bistrot
du coin. Un jour, un mystérieux contrat en
Allemagne les décide à laisser la piaule
qu’ils louent au-dessus d’un entrepôt de
produits chimiques et leur misérable vie
en terre magyare pour les mirages de
l’Ouest.
Mais c’est une vie plus misérable encore
qui attend ces étrangers, tout juste bons à
enfouir les déchets suspects de la société
capitaliste pour le compte de Földi, un
riche compatriote qui joue vaguement de
leurs origines communes pour mieux les
exploiter.
Pour arrondir sa maigre paye, Laboda se
déshabille la nuit pour des dames en mal
de beaux garçons jusqu’au jour où ses camarades le retrouvent à demi-mort au milieu des déchets à enfouir...
Sans complaisance comme le monde qu’il
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évoque, dans un style direct, rapide et
simple, Sandor Tar emprunte la langue
d’un milieu qu’il connaît bien -il a été ouvrier puis contremaître dans une usinepour faire tomber le décor de la société
post-industrielle.
Né en 1941 dans une famille de paysans
du nord-est de la Hongrie, Sandor Tar se
reconnaît plus volontiers comme ouvrier
que comme intellectuel. Et si l’on devine
un tempérament de militant, la critique sociale et politique passe ici plus sûrement
par la narration que par le discours.
Paru en 1995 en Hongrie, ce premier roman révèle un véritable auteur. On espère
que la publication annoncée d’un précédent recueil de nouvelles, en cours de traduction, nous le confirmera.
Maïa Bouteillet
Tout est loin
Sandor Tar
Traduit du hongrois
par Patricia Moncorgé
Actes Sud
102 pages, 68 FF
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ÉTRANGER
DOMAINE
ÉTRANGER
DOMAINE
Le Liseur
de Bernhard Schlink
Musicien, historien et écrivain, le Sévillan Rodrigo de Zayas a composé
une tétralogie monumentale et érudite. Contre toutes les inquisitions.
Dans ce très beau roman, l’Argentin Gabriel Báñez s’interroge sur le visible et l’invisible. Une satire sociale doublée d’un appel à la vigilance.
Michaël, un jeune allemand de
quinze ans, est victime d’un malaise dans la rue. Hanna, une belle
femme de trente-six ans, vient à
son secours. Ils deviennent
amants. Avant chaque étreinte, il
lui lit quelques pages de Kant ou
Tolstoï à haute voix. Hanna disparaît brusquement. Fin de la première partie. Sept ans plus tard,
étudiant en droit, Michaël retrouve Hanna en cour d’assises. Il apprend que pendant la guerre elle
s’était engagée chez les SS.
Michaël aurait donc aimé une criminelle. Culpabilité, honte. Et
pourquoi se défend-elle si mal?
En fait, il y a un terrible secret. Fin
de la deuxième partie. Michaël
s’interroge : cet amour pourri serait donc l’héritage à payer pour
une génération innocente? En
guise d’épilogue, on pourrait dire
que Le Liseur agace le lecteur par
ses bons sentiments, sa superficialité et son intrigue aussi fine
qu’une poutre.
L'échiquier de l'Histoire
Étranges disparitions
C
M
omment considérer les trois premiers volumes de la tétralogie,
Ce Nom sans écho que Rodrigo
de Zayas a écrits directement en
français? Grande fresque romanesque ou
essai politico-historique? La fiction, choisie comme mode d’expression par l’auteur,
nous engagerait à considérer La Brigue et
la talion, Les Faussaires et Shéol comme
des romans. Mais le peu de soin apporté à
l’art romanesque de ces trois premiers opus
indiquerait que l’auteur se comporte vis-àvis du genre comme le faisait Rabelais
quant au registre de la chevalerie : en gros,
«bâclons vite fait ce que l’époque attend de
nous et gardons notre énergie à faire ce qui
nous importe réellement.»
Né à Madrid en 1935, Rodrigo de Zayas
est un intellectuel éclectique : fils du fondateur de la Modern Gallery new-yorkaise,
concertiste réputé, homme politique engagé à gauche, historien, bibliophile, ce polyglotte joue avec virtuosité de son érudition… au détriment, donc, de toute
épaisseur romanesque. Un exemple : dans
le deuxième tome, Les Faussaires, l’héroïne juive, Judith vient d’être violée par un
Polonais grossier : «elle se releva, le visa-
Philippe Savary
Gallimard
Traduit de l’allemand
par Bernard Lortholary
202 pages, 95 FF
L'étudiante étrangère
S
husha Guppy fut amie de Jacques
Prévert, et il aurait souhaité la voir
plus souvent. Shusha Guppy a refusé
un rendez-vous à Albert Camus et s’est
fait draguer par Sydney Bechet sur les
Champs-Élysées. Shusha Guppy a failli
chanter à l’Écluse avant Barbara. Shusha
Guppy préfère l’écriture d’Albert Cossery
à «l’incontinence verbale, l’obscénité, la
misogynie, et la solennité pompeuse»
d’Henry Miller. Shusha Guppy pense que
certains passages de L’Être et le Néant
sont «abscons au point de ne vouloir rien
dire» et ont «peut-être» été écrits «sous
l’influence de la drogue». Dans les années
cinquante, Shusha Guppy a été de gauche
«comme tout le monde à l’époque».
Shusha Guppy a fait ses études à Paris.
Iranienne (pardon, «persane»), elle garde
de ce temps-là un souvenir ému, qu’elle se
fait un devoir de partager dans A girl in
Paris.
Après un prix des lectrices de Elle 1996
avec Un jardin à Téhéran, Shusha Guppy
récidive donc. Un jardin à Téhéran était
un livre nostalgique sur les saveurs de
l’enfance, et de l’Iran (pardon, «la Perse»)
des années 30. Un livre qui ne manquait
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pas de charme, même si le ton passéiste,
(tendance “les domestiques ne sont plus ce
qu’ils étaient”) et l’emphase agaçaient un
peu.
Avec A girl in Paris, le charme se rompt.
On s’ennuie. Pourtant l’exil volontaire de
cette Orientale ingénue de 19 ans dans le
Paris des années cinquante aurait pu offrir
au lecteur un récit un brin douloureux, un
rien déchiré. Au lieu de cela madame
Guppy nous livre ses laborieuses considérations sur la vie à coups de superlatifs, où
il est question de «virages sur la route tortueuse de l’existence», d’amour «mystérieux creuset qui est notre seule rédemption», des «zones obscures, ombreuses de
l’âme humaine», et du temps qui «n’a plus
de prise sur les êtres» quand ils ont
«conservé la jeunesse du cœur».
Haydée Sabéran
ge, le dos, les poumons et le ventre en feu».
C’est tout. Le viol ne provoquerait que cela? Des inflammations?
On pourrait également évoquer les dialogues, tellement artificiels qu’ils semblent
récités par des personnages bons élèves.
Cela devrait suffire à faire tomber des
mains, un à un, chacun de ces volumes. Et
pourtant. À la lecture des trois premiers
livres de ce qui finira par constituer 1 500
pages, on n’attend qu’une chose : la suite!
À cela au moins trois raisons. D’abord, le
projet du romancier ne manque pas d’ampleur : montrer les liens entre l’Inquisition
et la Shoah. Ensuite parce que ce travail romanesque est purement engagé : s’appuyant sur une connaissance époustouflante de l’histoire et des religions, le
romancier fustige tout ostracisme. Enfin
parce que l’auteur gagne le pari de l’intelligence. La chair qu’on aurait voulu trouver
dans les personnages s’est constituée en
fait dans la pensée qui justifie ce travail romanesque. Il est des éruditions qui fonctionnent comme des mécaniques précieuses d’horlogerie. Les voir en
mouvement est simplement beau. La mécanique ici impose ses dimensions gargantuesques : si l’on traverse des siècles et des
continents, on explore également des milieux très différents les uns des autres. Le
brassage nous projette dans un ghetto juif
de Pologne, sous les lambris des plus
grands hôtels, dans la froidure du Vercors,
sur les dalles de marbre des banques
suisses, au cœur des toiles des grands
maîtres espagnols. À cela, s’ajoute chez de
Zayas, une machiavélique dextérité à introduire la tension dans ses récits : les duels
se font à coups de phrases et l’auteur sait
faire entendre ce que torture psychologique
veut dire. Le roman joue le rôle d’un échiquier monumental où Judith, la belle héroïne, s’avance et combat pour offrir au
peuple juif un nouveau territoire en
Palestine. Et si, dans la construction complexe du troisième opus, le lecteur est plongé dans un labyrinthe cauchemardesque
c’est qu'en France sous l’Occupation, les
blancs souvent s’habillaient de noir et les
noirs de blanc. Difficile alors d’avancer sur
l’échiquier la bonne pièce.
Thierry Guichard
Ce Nom sans écho
Rodrigo de Zayas
L’Esprit des Péninsules
(21, rue du Grand Prieuré 75011 Paris)
A girl in Paris
Shusha Guppy
Phébus
Traduit de l’anglais
par T. Bermudes
300 pages, 135 FF
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Le Matricule des Anges N°19
T1. La Brigue et le talion
340 pages, 139 FF
T2. Les Faussaires
310 pages, 135 FF
T3. Shéol
230 pages, 129 FF
acias Möll est un vieil horloger paralytique. Sa vie solitaire se résume à «réparer
des montres, chercher des
pentes». Cette quête de la combinaison optimale du temps et de l’espace le conduit
chaque après-midi à quitter son arrièreboutique pour dévaler en fauteuil roulant
la rue qui donne sur la petite place. La barbe «bordée de fines gouttes de transpiration», Macias se chronomètre et les enfants du quartier saluent ses courses avec
un enthousiasme égal à ce que confère le
statut d’un grand sportif. Son but est d’atteindre les douze secondes. Pour cela, il
faut que son matériel soit bien préparé, par
exemple que la cire colle bien aux roues,
que les roulements à billes soient parfaitement huilés. Macias est un perfectionniste,
un économe du geste. Il connaît le prix de
l’efficacité et la rigueur des mathématiques. Le problème c’est que ses petits
supporteurs disparaissent à chaque nouveau record. Enlèvements? Meurtres? Les
médias nationaux se chargent de comptabiliser cet étrange phénomène. Le mystère
se sera jamais levé. Existe-t-il au moins?
Au-delà de son habillage un peu polar
(l’énigme policière est un prétexte), ce roman, le premier traduit en français de
l’Argentin Gabriel Báñez -également journaliste et scénariste- est une très belle réflexion sur la manière dont réagit et s’organise la société face à ce qui n’est pas
visible. Cette communauté d’hommes impuissante à comprendre, confrontée à
quelque chose qui échappe aux lois naturelles, va malgré tout tenter de résoudre
cette équation impossible en comblant de
toutes pièces ce vide. Certes, dans Les
Enfants disparaissent, Báñez nous dit
qu’il faut se méfier du réel, que tout n’est
qu’illusions, chausse-trapes, que le monde
dans lequel on vit n’est peut-être pas celui
qu’on croit. Mais c’est également un vigoureux avertissement -ironique et cynique- sur le fonctionnement d’un régime
démocratique. Bien que la dimension politique soit bien loin du sujet, il est difficile
de ne pas voir dans ces disparitions, le
traumatisme des Folles de Mai, ces
femmes qui réclamaient à pleurs et à cris
le retour des pères et des fils que la répression militaire en Argentine avait emportés
à la fin des années soixante-dix. Devant
une absence de sens, les médias, la publicité, le politique, le religieux gardent leur
foi inébranlable. Ces relais d’opinion ne
seraient que des pantins bégayant qui
consolident leurs forteresses sans se soucier de la vérité. Les phrases courtes et
équilibrées de Báñez, rythmées comme la
Le Caméléon extraordinaire
d’Inger Edelfeldt
Suédoise, auteur de deux recueils
de nouvelles, dont Le Caméléon extraordinaire propose le seul choix
disponible en français, on ne sait
rien d’Inger Edelfeldt, et ce ne sont
pas ces douze nouvelles qui donnent envie d’en savoir plus à son
sujet.
Ce florilège présente des histoires
bien écrites qui n’ont rien d’autre à
dire que la difficulté de vivre.
Comme pour mieux décourager le
lecteur, Edelfledt fait penser ses
personnages : une jeune mère croit
fermement qu’il est impossible «de
ne pas aimer un enfant» («les bébés
sont tellement mignons qu’on leur
pardonne tout»), et d’autres rêvent
de fuir «le train-train, le vide, la respiration du quotidien». On a le sentiment d’avoir déjà lu cela quelque
part, comme cette histoire inspirée
de Boucle d’or où une paumée pénètre dans l’existence douillette
d’une famille bourgeoise. On risquerait volontiers une petite larme, histoire de jouer le jeu.
trotteuse d’une aiguille, démontent ce mécanisme caricatural. Les principaux protagonistes de ce simulacre -le commissaire
général, l’archevêque, le ministre de
l’Intérieur- pratiquent ainsi la dissimulation avec un art bien consommé : ils
«vouaient un véritable culte aux phrases
et aux concepts et ils assemblaient des
lettres et des mots pour expliquer les
choses.»
Finalement, il ne faut rien attendre d’eux
et surtout prendre garde. Aussi léger que
corrosif, Les Enfants disparaissent est une
vive critique de ce qui guette la société : le
conformisme et la paupérisation de la
conscience humaine. «On ne sait jamais
avec les adultes», se méfie Macias, héros
sceptique, qui tout au long du roman aura
cherché vainement le temps le plus précieux. C’est peut-être celui de l’innocence.
Philippe Savary
D. G.
Actes Sud
Traduit du suédois par M.
de Gouvenain et L. Grumbach
270 pages, 138 pages
Les Enfants disparaissent
Gabriel Báñez
Traduit de l’espagnol
par Éric Fisbach
Éd. Alfil
(2, rue Saint-André 37 370 Neuvy-le-Roi)
156 pages, 85 FF
Confusion et faux-semblants
A
u début des années 60, la C.I.A.
persuade Charles Fane, intellectuel
de gauche désabusé, de se faire officiellement invité à Cuba afin d’y effectuer des repérages en vue du futur débarquement américain. La somme promise est
attrayante et le service paraît bien simple.
Sur place, évidemment, les choses seront
tout autres...
Comme à la guerre pourrait se lire comme
un trépidant roman d’espionnage mais ce
serait manquer l’essentiel. Bien que
Norman Lewis fasse explicitement référence à l’épisode de la Baie des Cochons débarquement manqué des anticastristes
organisé par la C.I.A. en 1961- il ne s’agit
pas ici de la simple chronique de l’un des
plus célèbres fiascos de la guerre froide.
Derrière le récit et la critique politique
d’un témoin de son temps -et l’on reconnaît bien là celui qui signait avec force
Naples 44, publié récemment par le même
éditeur (voir MdA n°17)- Norman Lewis
emprunte les voies du roman pour explorer la confusion du monde et des sentiments. Qui croire? Que croire? Fane nage
Le Matricule des Anges N°19
en eaux troubles. Très vite, ses repères
chavirent et les nôtres avec. L’écrivain,
qui exerça un temps pour le compte des
Renseignements britanniques, nous parle
ici d’un monde de faux-semblants où la
paranoïa est de mise et la vérité changeante. Derrière l’instrument des services secrets, l’humain refait surface. Mais Lewis
n’est pas du genre à nous jouer le blues du
vieil espion et se garde bien de tomber
dans le drame psychologique. L’écriture
est ici toujours en prise avec le réel. Avec
un recul étonnant (son roman paraît pour
la première fois moins de cinq ans après
les événements) il nous enseigne la relativité. Revenu des choses, il en appelle à
notre lucidité.
...38 39 40
Maïa Bouteillet
Comme à la guerre
Norman Lewis
Traduit de l’anglais
par Claude Elsen
Phébus
186 pages, 119 FF
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46 ...
ÉTRANGER
DOMAINE
ÉTRANGER
ÉTRANGER
Cris et chuchotements
P
plus souple qui pose la question des mystères de l’art, de la création.
La Mer de Corail est un tombeau de papier construit à la mémoire de
Mappelthorpe, l’un des plus grands photographes contemporains, dont l’œuvre hantée par l’inanimé, le corps, les représentations sadomasochistes, fit scandale. Patti
Smith mêle ses poèmes aux photos de son
ami. Images et mots dialoguent, s’enlacent. Treize textes pour treize photos; statues presque vivantes, corps nus
d’hommes lascifs entre la palpitation de la
vie et l’emprisonnement marmoréen, détails de natures mortes, fleurs s’invaginant
à la manière des univers dans lesquels
Patti Smith met en scène le Passager M
«être donné à la mer» qui glisse, ballotté
de lit d’amour en lit d’hôpital, de lit d’hôpital en mer de Corail, mer qui lignifie...
Le corps du Passager s’écorche à de petits
riens vénéneux : pétales de roses métal-
atti Smith, héritière des expériences d’Arthur Rimbaud, des
surréalistes ou de William
Burroughs, créa au sein du
rock’nroll, une alchimie de sons, de verbe
et de sens. En quatre albums de Horses
(1975) à Wave(1979), elle entra dans le fameux mythe électrique, fit figure de prêtresse de l’urgence et des mots. Née en
1947 à Woodbury entre Philadelphie et
Atlantic City, elle débarque à New York
en 1967, vit un temps avec le photographe
Robert Mappelthorpe. Elle écrit des
poèmes qu’elle lit en public accompagnée
de Lenny Kaye qui deviendra la pièce
maîtresse du Patti Smith Group fondé en
1974. À partir de 1980, se «sentant devenir cynique», elle s’isole, se consacre à
son mariage, ses bébés, l’écriture. En
1989, Mappelthorpe meurt du sida. La résurrection de Patti Smith passe par un album somptueux Gone Again, une tournée
en France et la publication de deux recueils de poèmes en prose, Babel, écrit de
74 à 81 et La Mer de Corail, hommage à
son ami photographe.
Babel offre une ode destroy au dérèglement des sens, carambolages d’expériences sous l’égide d’un Arthur Rimbaud,
ange précurseur, dope fondamentale.
Dérèglements permettant par l’intermédiaire d’une sorte de transe chamanique,
de repousser les limites, d’atteindre la
beauté convulsive, chère à Breton. Patti
Smith assure par ses références culturelles
la jonction de l’Europe et ses États-Unis.
Le corps dans Babel est soumis à toutes
les expériences, à toutes les pénétrations
(seringues, sexes, armes blanches....)
«j’avais besoin d’un rasoir pour trancher
dans l’atmosphère.» Notre androgyne met
en boucle les images d’un film comprenant une galerie de personnages féminins
(amantes, artistes, amies) et les œuvres de
Bresson, Franju, Godard, Pollock... La fin
du recueil offre les images d’un film plus
apaisé, une chute contrôlée et son analysebilan : «j’ai voulu traverser la lumière en
marchant/ les cheveux emmêlés pas encore préparée à la vallée des combats.».
Patti Smith alterne écriture automatique où
éclate une myriade d’images oniriques
crues et poèmes en prose, fabulettes,
comptines rock. Au fil des textes, les cris
laissent place à une formulation plus mûre,
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liques, épines marines, souvenirs. Son âme
est en quête d’ailes. Ailes de papillon de
nuit herculéen. Quant à la force de vie permettant l’envol, le Passager M, jamais assez nu, assez pur, peine à l’attirer. Liane
calcifiante, l’écriture de Patti Smith s’enroule, pudique, ardente, feutrée, maniérée,
à la limite de la préciosité, de l’accident
kitsch. Elle exprime dignement la maladie,
la déchéance, atténue le lamento, referme
le tombeau. «Il tendit la main dans la nuit,
attachant une aile, une antenne et une
autre aile en guise d’offrande,
murmurant : “Mon aîmé, mon mythe précieux, mon dieu...”» De l’agitation frénétique à l’apaisement, ces deux recueils résument un cheminement poétique
singulier où le corps, lieu trop étroit, lieu
du martyre, libère enfin l’âme vers des
contrées paisibles.
Dominique Aussenac
Patti Smith
Babel
Christian Bourgois
Traduit de l’américain
par Pierre Alien
213 pages, 95 FF
La Mer de Corail
Tristram
Traduit de l’américain
par Jean-Paul Mourlon
69 pages, 130 FF
Délitement yankee
E
n admettant que tu doives croire en
quelque chose, est-ce que c’est forcément en Mac Donald’s?» Voici
une question qui remet en cause le fondement même des États-Unis. Elle est posée
à un gosse par le héros de Camelote, une
des nouvelles de ce recueil où le pays de
la liberté apparaît comme une «machine à
pop-corn qui ne soufflait plus que de l’air
froid». Pays maudit, peut-être parce qu’il
fut construit sur un immense cimetière indien.
Les jeunes personnages de ces histoires
ont le fatum collé à la peau, n’en éprouvent aucune révolte, n’en tirent aucune
philosophie. Raymond, le héros de la nouvelle Le Roi des Éléphants doit récupérer
sa mère au commissariat. Elle s’est encore
foutue à poil dans un bus. Il doit y aller,
obligation morale, avec son père qui n’en
finit pas de dessoûler. Le héros de
Camelote est sur le point de refaire sa vie,
mais son ex-femme le rattrape, avec elle
une bande de motards. Tout fini en
bouillie. C’est comme ça! Les héros de
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46 ...
Le Matricule des Anges N°19
Canty sont pris dans la tourmente du quotidien, ne maîtrisent rien, quittent les rails
de la civilisation. Pourtant lucides, leur
âme semble nickel. Des êtres revenus à
une sorte de pureté des origines dans un
pays qui n’est plus qu’une maison des
morts. Kevin Canty vit à Missoula,
Montana. Il enseigne l’écriture romanesque à l’université, écrit des nouvelles
publiées par les revues Esquire et Story.
Ce recueil qui colporte ces dix petites
perles lourdes de mistoufle, sanguinolantes et tendres, décapantes et désabusées
est son premier ouvrage. Une écriture vive, allant à l’essentiel, des dialogues incisifs et grinçants.
Dominique Aussenac
Étrangère en ce monde
Kevin Canty
L’Olivier
Traduit de l’américain
par Pierre Furlan
224 pages, 99 FF
Dans sa typographie et ses fragments biographiques, Jérôme Peignot expose les mystères de l’écriture et le principe de sa fantaisie, la typoésie.
Les mots et les choses
J
érôme Peignot a l’œil vif et bien
entraîné. Pour cause, spécialiste de
l’histoire de l’écriture, il subit la
rare hérédité d’une famille de fondeur de caractères -l’entreprise DebernyPeignot à laquelle collabora Balzac-, d’un
père qui a introduit la photocomposition
en France et dirigé les éditions des Arts et
Métiers graphiques ainsi que celle d’une
tante fameuse, Colette Peignot, sa «mère
diagonale» que Georges Bataille et Michel
Leiris prénommèrent Laure.
Ecrivain né en 1926, il est inscrit dans une
double filiation. Celle des Papiers collés
de Georges Perros auxquels renvoie son
Puzzle, mais aussi celle, déterminante, de
Langage tangage de Michel Leiris. La publication du Petit Peignot, un fascinant
dictionnaire de “mots-images” et de
exemple, l’auréole du christ. À la
Renaissance, il y a Venence Fortunat,
Alde Manuce qui a illustré Le Songe de
Poliphile de Colonna d’admirables calligrammes.
Peut-on considérer les futuristes comme
vos prédécesseurs?
Surtout les constructivistes russes qui,
comme El Lissitzky, ont voulu en 1917
élaborer une écriture qui soit à la fois révolutionnaire et adaptée aux évolutions
technologiques de l’époque. Il leur fallait
trouver une forme qui fut aussi révolutionnaire dans son aspect visuel. On cassait la
ligne bourgeoise comme Tzara l’avait déjà
fait. Il y a aussi bien sûr les calligrammes
d’Apollinaire et Les Mots en liberté futuriste de Marinetti.
Dans Puzzle, vous écrivez «les images
sont sous les mots». Sous
les pavés la plage?
L’inventeur du socialisme,
Pierre Leroux, était typographe et se trouve à l’origine des premiers syndicats.
Plus récemment, en 1968,
des jeunes gens allemands
et brésiliens ont également
voulu créer leur langage et
Le Dipode selon Le Petit Peignot © Éd. des Cendres
ont inventé un mouvement
Toutes les pommes se croquent, un diverpoétique auquel je dois beaucoup. C’est la
tissement typographique et romanesque
poésie visuelle, la Konkret poesie que j’ai
donnent l’occasion de s’en convaincre.
mis en bonne place dans Typoésie.
Jérôme Peignot y développe le genre poéPeut-on dire que le typoème est une écritique qu’il a révélé en 1993 dans l’anthoture d’images?
logie Typoésie (Imprimerie nationale). Et
Pour paraphraser le poète Dotremont je divoilà que ce que l’on croyait un jeu derais que «dans toute poésie l’écriture a
vient une nouvelle forme d’expression litson mot à dire». L’écriture est née d’une
téraire, une façon de traquer le sens du
obsession : véhiculer le concret. On a
monde en observant la forme des mots.
commencé par dessiner des images avec
les pictogrammes ou les hiéroglyphes
Qu’est-ce que la typoésie?
puis, peu à peu on y a associé des sons qui
J’ai forgé ce mot à la manière des motsont pris le pas sur l’image, faisant passer
valises de James Joyce. Il associe typograle tout du concret à l’abstrait.
phie à poésie et tourne autour de cette idée
Le typoème est un retour au concret?
très simple qui me vient d’un ami maroOui, le retour au concret, fort, de six mille
cain, le poète Abdelkebir Khatibi. Il me
ans d’abstraction. J’ai écrit un petit essai
disait que dans le monde arabe l’écriture
qui s’appelle Moïse ou la preuve par l’alfait partie de ce qu’elle véhicule, ce dont
phabet de l’existence de Yavhé où je détémoignent les calligrammes. Je dirais moi
montre que l’alphabet a été inventé par le
signe-signifiant-signifié. Au fond, la typeuple hébreux sous forme hiéroglypoésie est l’avatar moderne du calligramphique. Les tables de la loi et l’alphabet
me.
sont une et même chose.
L’équivalent existe-t-il dans le monde
La typoésie n’est pas seulement un jeu
chrétien?
visuel?
On trouve les calligrammes de Raban
C’est à la fois la poursuite d’une recherche
Maur au IXe siècle. C’est une écriture à
esthétique et, je l’espère, littéraire. Après
l’intérieur d’une autre. C’est le cas d’une
Typoésie j’ai eu envie d’exploiter cette
série de calligrammes bâtis autour de la
veine en constatant que la mise en image
croix chrétienne où un texte est inscrit
du langage fascine. J’appelle mon dictiondans le texte principal et dessine, par
naire Le Petit Peignot en référence au
Le Matricule des Anges N°19
...38
39
Petit Larousse lequel est agrémenté
d’images. J’ai essayé de faire basculer le
plus possible la langue du côté des images
et d’utiliser le résultat dans un «divertissement typoétique».
Les pommes du titre de votre roman typographique est un hommage à la firme
Macintosh (dont le logo est une pomme
croquée). Quels sont les effets de l’introduction de l’informatique dans le monde
typographique?
Ce n’est pas moi qui vous dirai que je ne
regrette pas le plomb. J’ai rédigé ces deux
petits livres à la main mais je me suis
aperçu que la PAO est l’outil idéal pour
les poèmes en rond, en carré, les formes
biscornues de la typoésie. Cependant, paradoxalement cet outil sophistiqué conduit
souvent à une déperdition typographique.
En quelques heures, n’importe qui tape un
texte sans aucune notion typographique.
Photo : Éric Dussert
Chanteuse de Rock, Patti Smith a toujours fait figure de poétesse amoureuse des lettres françaises en général de Rimbaud en particulier.
SIE
DOMAINE
É
PO
De ce point de vue, on lit de vrais torchons. Au XIXe siècle, la typographie était
un métier noble auquel formait l’école
Estienne. Ce n’est pas rien la typographie.
C’est le vêtement de la pensée avec lequel
on est en contact à chaque instant.
Votre démarche rejoint-elle celle de
l’Oulipo?
Je suis en train d’écrire un Traité typoétique qui devrait amuser mes amis oulipiens, Jouet, Roubaud et les autres.
Propos recueillis par Éric Dussert
Le Petit Peignot et
Toutes les pommes se croquent
Éditions des Cendres
8, rue des Cendriers 75020 Paris
150 & 221 pages, 120 FF chaque
Puzzle (II)
Talus d’approche
47, rue de la Station 7 070 Le RoeulxHaunaut (Belgique)
221 pages, 124 FF
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46 ...
PO
É
Poésies complètes tome II
de Gilbert Lely
Le centre international de poésie de Marseille a accueilli Marie Borel en résidence. À la clé, des poèmes qui s’adressent avec force à notre solitude.
Né en 1885, le Russe Vélimir Khlebnikov élabora dans le XXe siècle naissant une langue intensive, éclatante, transmentale, la langue Zaoum.
Après la parution d’un premier volume l’an dernier, le Mercure de
France poursuit la publication des
Poésies complètes de Gilbert Lely.
Après les poèmes “d’âge mûr”, retour en arrière : les années vingt et
trente, avec plusieurs recueils dont
certains n’avaient jamais connu de
réédition. L’auteur témoigne dans
ces textes de son amour de la mythologie et des classiques latins et
grecs. Cette étape du vaste parcours de Lely avant sa rencontre
avec Char et le surréalisme est
passionnante : il y a dans ces
pages teintées d’impressionnisme
et de symbolisme de subtils dérapages, une délicatesse prête à être
corrompue, tel ce jouissif Sappho
à Cydno qui s’achève ainsi : «La
Nuit est lesbienne et se penche sur
moi./ Viens; je t’offre mes seins, la
tiédeur de mon ventre./ Ma hanche
large et pour le plus subtil emploi/
Ma toison, myrte épais masquant
le seuil de l’antre.»
Dans l'interstice des voix
Le Ka2 Khlebnikov
C
D
e qui frappe d’emblée dans les
poèmes de Marie Borel, c’est le
constat de l’incommunicabilité
entre les êtres : «qui sait lire les
pensées qui lient deux personnes séparées? Notre dialogue vous amuserait, je
balbutie et elle est sourde comme un pot».
Dans les vingt-trois fragments poétiques
de Fin de citation, des êtres pensent à des
choses, mais on ne sait jamais qui pense,
les voix intérieures n’ont pas d’identité. Et
pour cause, ce livre -seul le titre l’indiqueest entièrement composé de citations.
Phrases dites, écrites on ne sait où et reprises, vers “empruntés” aux plus grands
écrivains… Dans ce semblant de bric-àbrac de voix rapportées, l’unité poétique
est singulièrement présente.
Fin de citation témoigne d’un sentiment
de présence-absence au monde. Une phrase isolée en dédicace du recueil, exprime
clairement ce choix du lieu poétique : «for
you to whom to be is not a question and
not to be an answer». («À toi pour qui être
n’est pas une question et ne pas être, une
réponse»). Les pensées fragmentaires de
Marie Borel se glissent dans cet interstice,
entre le questionnement et le non-ques-
M. Bl.
Mercure de France
258 pages, 160 FF
Des carrés anguleux
É
Qu’engluent ses braies jeanne brûle et sa
laine». Il faut moins chercher à comprendre ce qui se profile derrière ces
Douze fabriques aux carrés que laisser
tout filer jusqu’à la pénultième verse de
ses vers. Un univers se formera de lui-même, malgré parfois l’épuisement du rythme et ses saccades quelque peu faciles. On
entendra un refrain. Ses répétitions, ses allitérations, ses jeux et balancements sonores donneront figure à quelque chose
d’obscur comme les secrets noirs d’un
pays abandonné, vidé de son prolétariat :
«Tout y passe et les bouches et les
peaux/Les mots de la bouche et les
langues lointaines/Ça vient de loin ça
vient d’ici tout y passe/Au gueulard et au
ventre le noir et la nuit/À l’ouvrage au
creuset les bouches et les peaux/La matière trouve sa voie les souvenirs/Les morts
tout y passe à la bouche lointaine».
Emmanuel Laugier
ric Maclos, collaborateur depuis
dix ans de la revue Digraphe, lâche
sa fabrique intérieure : Douze fabriques aux carrés inaugure, avec d’autres
publications, le nouveau départ des éditions Digraphe. Ce livre est né d’un travail
avec la photographe Jocelyn Faroche à
partir de 144 clichés pris à Longwy, dans
le paysage sidérurgique de la Lorraine. Le
livre s’assemble en douze parties, de 12 à
122, chaque section renferme douze
poèmes de douze vers, le dernier poème
de chacune des sections est la reprise fragmentée des onze textes précédents. L’ensemble donne un nombre de pages exact :
144. La contrainte est toute oulipienne. La
langue d’Éric Maclos épuise un pays en
inventant sa mythologie, nous parlant des
bêtes qui y errent, des fougères qu’il y
voit, des gens qui parlent fort et trop dans
un bar, de Jeanne la Pucelle qui y naquit,
de son nom qui est moins porteur des
flammes où elle brûla que d’un souffle
tournoyant à vide dans ses propres sautes
sonores : «Et Jeanne la bonne et jeanne la
bonne/Lorraine qu’anglais bru lorraine
qu’anglais bru/Lèrent jeanne la bonne lorraine qu’anglais/(…)la bonne lorraine/
...38
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44
Douze fabriques aux carrés
Éric Maclos
Édition Digraphe
45
46 ...
tionnement de l’existence. De telle sorte
que les interrogations, parce qu’elles n’ont
pas de réponse recevable, revêtent un caractère singulier qui est exactement le lieu
où l’auteur pose sa voix. Dans la première
phrase du fragment intitulé Rien avant la
mer, on peut lire : «Cela ne sert à rien de
découvrir ce qu’il y a dans la tête de n’importe qui. N’importe quel imbécile peut
mettre sa tête dans le sable mais nul ne
sait ce que l’autruche y voit.» Qu’est-ce
qu’on est dans la tête des autres? À question impossible, réponse déraisonnable.
Dans certains fragments, l’auteur combine
des images à des expressions ou des lieux
communs qu’elle réinvestit : «Donc je suis
entré dans cette maison, je me suis penché
à cette fenêtre, on avait emmené le mort et
le pré était vide. Lui croyait que si l’on se
considérait soi-même comme un homme
mort le plus dur était fait».
Mais le ton de ce recueil, toujours distancé, parfois ironique, est aussi empreint
d’un désespoir ténu. Dans l’interstice, le
temps qui s’écoule avec lenteur est synonyme d’ennui et de lassitude. L’auteur
s’emploie à traduire le mouvement de la
pensée quand celle-ci se prend à errer sans
but d’une manière presque absente : «Une
rage lente épuise. Les chats descendent
des toits poussés par la curiosité. Deux
amants se trouvent parce qu’il n’y a
qu’eux à trouver. On s’étreindrait à
moins. Il fait un de ces temps. Il y a beaucoup d’hommes qui vous ressemblent finalement». C’est un monde presque autiste
que décrit Marie Borel. Une réalité décourageante qui est loin de pouvoir satisfaire
nos attentes. «-Mademoiselle pourquoi
pleurer? Si l’on me demande je réponds.
Alors il n’y a personne pour me le demander. C’est curieux comme ils s’effondrent
rapidement tous ces hommes convenables». Face à ce constat tragique mais
commun d’une impuissance à exister -de
même que le choix d’un livre fait de citations est peut-être l’expression d’une certaine impuissance à écrire- Marie Borel
choisit souvent la dérision très présente
dans les titres de ses phrases assemblées,
toujours décalés : Bienheureux les analphabètes, et ce dernier pour le plaisir :
Faire la soupe et rêver de coïncidence.
Marie-Laure Picot
Fin de citation
Marie Borel
CipM/Spectres familiers
83, Av R. Salengro 94500 Saligny/Marne
2, rue de la Vieille Charité
13 002 Marseille
144 pages, 110 FF
32 pages, 60 FF
Le Matricule des Anges N°19
es nombres et des lettres
(L’Âge d’homme, 1986)
s’ouvre par KA2, texte autobiographique que Khlebnikov
commença à écrire en 1916. Cette prose
2
de KA marque toute la force du poète et
mathématicien russe, linguiste, passionné
des liens entre les mots et les nombres, la
langue et son inconscient structural. De
papillons, voilà, par exemple sa vision :
«ces papillons descendaient un grand
champ de neige en se laissant glisser sur
de confortable traîneaux et un jet de neige
s’élevait derrière eux avec autant de violence que s’il était sorti d’une lampe à
souder». Cette lampe à souder, ce jet d’escarbilles rouges, ponctuant le manteau de
neige de profondes et fines trouées, c’est
la langue de Khlebnikov, celle dont témoigne ce nouveau volume, Zanguezi &
autres poèmes. Des six voiles des Enfants
de la Loutre (1911-1913) qui ouvrent cette
publication aux 21 plans de Zanguezi, en
passant par un important choix de Poèmes
courts et narratifs écrits entre 1908 et
1922 (date de sa mort), on entre dans une
langue toute en rumination, qui fuse, s’assimile à un véritable crachoir de sperme,
se dissémine, se lance en pure perte, à la
gueule du pouvoir, de la terre natale, du
marchand, de l’ordre social, de la police,
du froid russe, de la rousseur de ses
steppes. Toutefois, la force perforatrice de
Khlebnikov, précise Christian Prigent, son
«ambition encyclopédique et l’orchestration “autre” de la langue russe relèvent
d’un projet qui a plus à voir avec la
connaissance qu’avec l’illumination délirante ou la rêverie marginale» (La
Langue et ses monstres, Cadex, 1989). Si
le poète fait entendre le «jeu des voix hors
des mots» tout le long de Zanguezi et des
Enfants de la Loutre, s’il veut «inclure les
singes dans la famille humaine» (Le Pieu
du futur, L’Âge d’Homme, 1970), c’est
pour faire entrer dans la langue les bruissements les plus inaudibles du monde.
Jusqu’à faire la place à l’étranger qui la
mine, y couve toujours, des voix inter-ethniques venues du fin fond des plaines de
Sibérie à celles issues de l’Inde, de sorcières, du soleil d’Égypte, de la Grèce, des
mythologies africaines. Cette voix, tout à
la fois agissante dans de longues plongées
épiques et narratives, se troue d’un babil
barbare fait de néologismes, d’une battue
et d’une traque de la bonne langue maternelle. Cette voix est élevée même au nom
de langue Zaoum, littéralement «se trouvant au-delà des limites de la raison».
Car, dans son perfectionnisme de mathé-
Variations sur l’oiseau
et le filet
de José Angel Valente
L’Espagnol José Angel Valente,
considéré comme l’un des
grands poètes d’aujourd’hui,
nous offre avec ce livre d’essais
un aperçu vertigineux de sa culture. Pas d’écriture poétique
donc, mais une méditation sur
celle-ci, et davantage : une réflexion sensible et riche de références sur différents sujets traités à travers les âges par des
mystiques juifs, arabes ou chrétiens : l’ascèse monacale, le langage ou, justement, l’étude des
textes sacrés. «Sans préjudice
de leur spécificité et de leurs éléments respectifs, la tradition
mystique des trois religions présente dès l’abord un phénomène
évident de convergence à la racine», précise Valente. Ce parcours dans la bibliothèque des
sages a la vertu de mesurer les
affinités entre ces cultures, jusqu’à dessiner la carte d’une civilisation euro-méditerranéenne à
laquelle appartiennent aussi bien
Jean de la Croix, Edmond Jabès
ou Ibn’ Arabi.
maticien névrotique, et en plus de ce
qu’ouvre une telle fouille du langage,
Khlebnikov entendait sous les sons des
mots un ordre cosmique, la «partition irrécusable» d’une structure dont les phonèmes étaient pour lui ses premiers signes.
Les théories de l’écrivain russe, sa volonté
de totaliser ses recherches, ne remplacent
pas la ferveur avec laquelle il a été l’«horrible travailleur» d’une langue nouvelle,
porteuse d’un futur que seule la littérature
lance à la face des barbaries : «La patrie
de la création, c’est le futur. C’est de là
que soufflent les vents des dieux du verbe». Il en souffrit, pourrissant de l’intérieur et mourant à 37 ans, laissant d’entre
toutes les voix de Zanguezi celle-ci : «le
pays où dans les mots chuinte le son ch :
chah, chaï, chiré,/Et où l’on a donné à la
lune silencieuse/le nom le plus
sonore/Aï,/ce pays est celui où je suis à
présent!».
Emmanuel Laugier
M. Bl.
Zanguezi & autres poèmes
Vélimir Khlebnikov
Traduit du russe
par Jean-Claude Lanne
Flammarion
366 pages, 149 FF
José Corti
Traduit de l’espagnol
par Jacques Ancet
112 pages, 100 FF
En connaissance de cause
I
l se prépare un grand silence/ Une
transhumance des mots/ vers on ne
sait quel territoire/ de déshérence/
(…) Mais il demeure/ sur l’horizon/ une
fêlure/ une simple fêlure/ d’où pourrait
naître/ un signe.»
C’est dans cette fêlure que s’engouffrent
les mots de Jean-Pierre Spilmont. Un
chant comme une attente, comme une révolte, un espoir. Comme une clarté justement. Clarté au sens d’acceptation. Mais
une acceptation qui n’a rien d’une résignation. Plutôt une souffrance béante «avant,
juste avant la transmutation soudaine du
sommeil en brasier». Le feu de la vie.
Encore et encore. Le livre puise son ampleur au plus juste des mots. Ces mots
comme des «traces de glace vive accrochées aux parois des aiguilles dressées
dans un ciel presque mauve». Une transparence qui prend sens quand on referme
le recueil sur cette dernière phrase : «Ici,
demain, ou juste après, il faudra changer
de lumière». Jean-Pierre Spilmont nous
renvoie à nos efforts désespérés pour ou-
Le Matricule des Anges N°19
...38
39
blier notre propre mort à travers «ces
pauvres mots usés, fatigués, déchirés par
l’impossible innocence du monde». Une
clarté de passage est un livre de total
consentement à prendre, à recevoir. Un
livre d’amour en somme. Avec juste ce
qu’il faut de retenue pour libérer le regard
entre les signes. On y découvre les illustrations de Roland Dutel : des stèles sur
lesquelles on retrouve à chaque fois la terre, le ciel et l’homme dans un constant
combat. Dans Vers un matin sans cicatrice
(Paroles d’Aube, 1994), Spilmont écrivait : «Oui, c’est peut-être ça l’écriture :
l’archéologie d’un possible qui rende
moins irrépressible l’angoisse, en lui laissant sa part féconde». Incontestablement
Une clarté de passage a à voir avec cette
écriture-là.
Corinne Robert
Une clarté de passage
Jean-Pierre Spilmont
Cadex éditions
56 pages, 65 FF
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Une anthologie de
la poésie moldave
L’œuvre du Chilien reste méconnue en France. Parution de Altaigle et
Monument à la mer, deux grands poèmes entre modernité et tradition.
Présentée dans une édition bilingue
français/anglais, Une anthologie de
la poésie moldave tient ses promesses : réunir un panorama d’artistes reconnus en Roumanie au début des années quatre-vingt. Ces
huit auteurs, autant inconnus qu’inédits en France, écrivent dans une
langue qui conserve ses caractéristiques de noirceur et de désespoir
propres à l’Est, mais sans sombrer
dans la caricature. Les profonds
changements politiques et économiques vécus par les Moldaves
trouvent un écho dans ces poésies
mêlant l’intériorité à une vision froide du paysage urbain et, de ce fait,
de la modernité. Vision souvent clinique, vision d’abîmes et de mises
en abîme, cette poésie interroge et
constate à la fois, avec quelques
moments de réconfort ou d’attente
qui l’allègent sans la changer pour
autant. De l’aveu d’Aura Christi :«Ici
règne le calme désespéré, fou et
malade» au désir de Ghenadie
Postolache d’arracher de mauvaises herbes «pour que respire
notre mythe», un pays se dessine,
dans la douleur d’un nouvel enfantement.
M. Bl.
L’Esprit des péninsules
Traduit du roumain par
Odile Serre et Alain Paruit
210 pages, 120 FF
Deux visages de Huidobro
Modernité archaïque
N
I
i les délirants chants d’Altaigle,
ni le bien-nommé Monument à
la mer du poète chilien Vicente
Huidobro
(1893-1948)
n’étaient disponibles en langue française
depuis presque quarante ans. Les deux
œuvres sont d’une inspiration identique,
mais diffèrent dans leur conduite et leur
maîtrise. Altaigle a été écrit sur une douzaine d’années (1919-1931) et séduira le
lecteur par son exploitation brillante des
écritures surréaliste, expressionniste, symboliste, voire romantique pratiquées au
début du siècle.
Le poète chilien a en effet beaucoup fréquenté les cercles littéraires français de la
première moitié du siècle et son personnage “multiforme” d’Altaigle (un nom qui
est un tout un programme) rassemble dans
son délire verbal le cosmopolitisme des
formes d’écriture de cette période. On
passe ainsi d’une parole des plus lyriques :
«Ouvrez la bouche pour recevoir l’hostie
de la parole blessée/ L’hostie brûlante et
angoissée qui naît en moi je ne sais où» à
des passages plus proches de l’écriture
surréaliste : «Moulin à vent/ Moulin de
Paysage barbare
C
e qui frappe d’abord à la lecture
d’Élévation enclume c’est la disposition des mots de Paul Louis
Rossi sur la page. Chaque vers, réduit à
peu de lettre (parfois même une seule)
semble construire la trace d’un puits.
Écrits de 1965 à 1989, ces poèmes creusent le paysage de l’île d’Yeu, souvent arpenté par l’auteur et Gaston Planet qui
signe ici les dessins. Paysage de pierres et
d’écume, ce qui s’offre au regard des deux
hommes fait résonances au monde des
Dogons tel qu’ils le découvrent dans des
lectures. «Il était dans notre projet d’introduire dans les formes, du hasard, de
l’aléatoire, des catastrophes, des structures dissipatives, de la sympathie pour le
chaos, de l’énergie et des répétitions. De
nous pencher sur ce qui est nommé Le vomissement du monde dans la cosmogonie
des Dogons.» Le puits creusé dans un
paysage plus enclin à convoquer les
images d’Épinal cherche donc à mettre en
relation deux mondes primitifs, barbares.
À retrouver, au cœur des pierres modelées
par quels hommes, l’empreinte des origines : «la pierre/ des Amporelles/ cou-
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chée dans une/ couleur grise/ dévorée de
mousses/ et de lécanores/ avec sa fente».
Dans ces vers serrés au plus juste, la matière brute qui se dégage des poèmes relie
le lecteur à un monde enfoui, organique et
mystique, comme si, tel un sculpteur, le
poète avait su nous révéler les formes cachées au sein des minéraux. Une forme
qui rejaillit, métaphoriquement, en un ultime calligramme en forme de marteau. Il
s’agit bien de casser le poème et la pierre
pour en révéler le secret. On s’étonne
alors des sonnets rajoutés qui suivent ce
forage de mots. Écrits plus tardivement,
ils s’opposent dans leur horizontalité au
projet initial, en tendant au lecteur un
chromo de l’île plus apaisé, plus proche
de ce qu’on pourrait lire ailleurs.
Thierry Guichard
À noter du même auteur : Vocabulaire de la modernité
littéraire (Minerve 208 pages, 108 FF)
Élévation enclume
Paul Louis Rossi
Dessins de Gaston Planet
Le Temps qu’il fait
118 pages, 97 FF
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Le Matricule des Anges N°19
souffle/ Moulin de conte/ Moulin de mire/
Moulin de hausse/ Moulin d’onguent/
Moulin de pâture»… la liste dure presque
cinq pages!
La maxime «rien ne se crée, rien ne se
perd : tout se transforme» pourrait être la
“phrase-manifeste” de ce livre, sans en caricaturer les procédés pour autant. Chaque
chant est une roue qui brasse les données
les plus diverses, d’instants vécus en visions envoûtées par leur propre richesse :
«Il faut faire attention à l’œil précieux cadeau du cerveau/ L’œil ancré au milieu
des mondes/ Où les navires viennent
échouer/ Mais si l’œil tombe malade que
faut-il faire?»
La folie est peut-être la première narratrice de ces pages qu’il ne faut pourtant rapprocher hâtivement de celle d’un
Lautréamont, par exemple. Le “final”
(chant VII) est l’incarnation de cette dérive du langage et du sens, près en ceci de
Michaux et des expérimentations musicales de Ligeti (l’œuvre vocale Aventures,
entre autre) : «Lalila/ Rimbibolam lam
lam/
Uiya
zollonaire/
lalila»…Stockhausen adorerait lire de
telles phrases! Altaigle a les vertus d’être
comme un résumé éclaté de l’aventure du
langage poétique du début de ce siècle et
dont les résonances sont encore parmi
nous.
La belle architecture de Monument à la
mer transcende toutes ces influences et
crée une émotion dans des vers qui semblent avoir retrouvé le sens perdu par l’esprit sur le chemin d’Altaigle : «La mer enveloppant les étoiles dans ses vagues/ La
mer avec sa peau martyrisée/ Et les soubresauts de ses veines/ Avec ses jours de
paix et ses nuits d’hystérie.» On pensera
là aussi à de grands musiciens, qui après
avoir révolutionné le langage musical, retrouvent dans la limpidité de la langue ce
souci du formel qu’incarne le contrepoint,
les vertus de l’intelligibilité et de la structure. Huidobro a comme Stravinski porté
le langage de son art à son point d’incandescence pour montrer ensuite, dans une
forme plus traditionnelle, la clarté et la
beauté toute charnelle de ses courbes. De
la fusion à la sculpture, un maître est en
tout cas à l’œuvre.
Marc Blanchet
Monument à la mer et Altaigle
Vicente Huidobro
Traduit de l’espagnol
par Fernand Verhesen
Éditions Unes
18 et 109 pages, 69 et 120 FF
Poèmes fin de siècle
de Lawrence Ferlinghetti
Inconnu en France, le poète américain Philip Lamantia a construit une
œuvre où l'image surréaliste domine entre magie et ésotérisme.
l faut faire preuve de certaine témérité pour publier Philip Lamantia en
France. Cela implique déjà que l'édition soit bilingue. En effet, ce poète
radical ne se soucie guère du sens donné
aux phrases et joue plus sur leur sonorité
et les images qui résultent du choc d'un
montage surréaliste : «Tes mains dont les
cristaux rayonnent dans la nuit/ traversent
mon sang/ et tranchent les mains de mes
yeux». Jean-Jacques Celly s'est attelé à
suivre littéralement le poète. On perd en
musique ce que l'on gagne en thèmes, en
visions. Le texte original, sur la page en
vis-à-vis, permet de retrouver les sonorités
de l'américain.
Écrits entre 1943 et 1966, les poèmes de
cet Américain né en 1927 se nourrissent
directement des images surréalistes d'un
Breton ou plus encore des peintures d'un
Max Ernst. L'écriture automatique y déploie ses incohérences poétiques où des
images un brin dépassées et réellement
mièvres associent l'amour au miroir, les
étoiles aux fleurs («des papillons sont venus se poser sur tes lèvres/ dont les paroles habillent les étoiles dansantes»), etc.
Heureusement, remonte à la surface l'expression d'une rébellion violente et visionnaire : «Ils sont venus pour violer la ville/
infestée d'employés au sang de fer/ et pour
envoyer les prêtres chauves/ à la marre
des ancres fatales». L'héraldique, cher à
Jarry, donne à Lamantia la voie à un autre
monde, peuplé de «serpents lisses et
rouges/ entrelacés dans les têtes des sorciers». On peut penser (l'éditeur ne le précise pas) que les poèmes nous sont donnés
selon leur chronologie d'écriture. Si tel est
le cas, Philip Lamantia se détache de plus
en plus de la simple surface des images et
pénètre plus profondément dans un monde
fantomatique, presque liturgique, dont il
demeure le seul démiurge. Il manie les
foules de femmes ou d'amants, les minéraux et les éléments comme une matière
picturale. Tout se passe comme si, naïvement subjugué par le pouvoir de l'écriture
surréaliste, le poète s'était radicalement
enfoncé dans cette voie malgré le déclin
de ce courant. Luttant seul contre une poésie redevenue plus classique après la guerre aux États-Unis, il radicalise son propos
et tourne le dos à l'immédiate beauté des
images. Son univers, alors, semble jeter
une passerelle entre les surréalistes et la
Beat Generation dont on entend ici des
échos précurseurs lorsque Lamantia s'attache à dépeindre les paysages urbains.
Psychédéliques, les poèmes ressemblent
alors aux cut-up chers à Burroughs, dévalent tous les sentiers où pousse la drogue
Derrière la salle de bains, il continue de se passer des choses peu
recommandables. Marie-Laure
Dagoit, qui avait entamé son travail d’éditeur sous le nom de
Cahiers de nuit (voir MdA N°14),
poursuit sa réalisation de petits
livres érotiques, six pages agrafées avec méthode et application.
Avec Poèmes fin de siècle de
Lawrence Ferlinghetti, quatre
scènes un brin coquines, la suggestion va crescendo. On donnerait presque le premier des quatre
poèmes en pâture à un enfant…
effronté. Quant aux trois autres,
mieux vaut les réserver à des lecteurs aguerris. Les avis, on le
sait, sont partagés entre les amateurs d’écrits licencieux sur la
question du degré de suggestion.
En douze pages, il y en a donc
pour tous les goûts… érotiques!
(L.S.D. ou peyotl), alignent leurs mots en
capitales, balaient la page de leurs griffures. Il y a là plus d'énergie, plus de réussites que dans les premiers textes. Grâce
Bleue écrit en 1963 constitue la jonction
entre la foi en une autre vie et la désillusion face à l'impossibilité de l'inventer :
«Grâce Bleue dissimulée sous des lunettes
noires/ sortant d'une centaine de voitures
blanches à la fois!/Des voitures de modèles étain ectoplasmique/ se rendent au
point de jonction où Grâce Bleue est violée/ à la Cour des Miracles, Mexico City,
1959». La prise en main d'un nouveau
langage (le surréalisme) n'aura finalement
pas ouvert les portes du monde au poète.
Impuissant à créer l'univers rêvé, il s'enferme dès lors dans une relation conflictuelle avec le monde qui s'oppose à lui et
qui transforme les espoirs en illusions.
T. G.
M.-L. P.
Derrière la salle de Bains
7, rue Dinanderie 76 000 Rouen
12 pages, 15 FF
Révélations d'un jeune surréaliste
Philip Lamantia
Traduit de l'américain
par Jean-Jacques Celly
Jacques Brémond
140 pages, 120 FF
Le facteur bonheur
J
ules Mougin a le cœur, les yeux et les
mots emplis d'un amour qui transparaît à chaque page de cette plaquette
rééditée par cette «micro maison d'édition
à compte d'éditeur» comme elle se définit
elle-même.
Facteur de son état, l'auteur écrit ce qu'il
voit, ce qu'il ressent : «Mais je ne me
plains pas. Je vois, je vois pas mal de
choses, ça suffit bien. Le monde est à moi,
surtout le soleil, la rivière, les collines, et
les étoiles… Les rivières ont les mouvements des couleuvres en colère.»
L'écriture se tient au plus près du quotidien et nous fait partager la beauté simple
du monde. Le style sans fioritures réchauffe, réconcilie avec une simplicité à vivre
qui peut paraître naïve, voire inconsciente,
si l'on replace les poèmes dans leur
contexte historique, deux ans avant les
atrocités de la Seconde Guerre mondiale.
Pourtant l'écrivain est clairvoyant : «Nous
vivons dans l'attente d'un écrabouillage en
règle. Nous vivons, et notre but final, c'est
la guerre…»
Les textes sont un appel à la fraternité, un
cri d'espoir en l'homme : «Quand on a le
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cœur gonflé de la joie de vivre, on voit
tout, on aime tout.»
Un cri de révolte aussi qui laisse exploser
sa colère contre la guerre comme on tape
du poing sur la table : «Mais ça, là, ce
ciel, ils ne pourront jamais le pourrir
comme pourrissent les corps de ceux
qu'on massacre.» Cette révolte-là sonne
haut et clair parce qu'elle est sincère et lucide à l'image de ce taureau du poème Le
Bout de la chaîne, emmené à l'abattoir et
qui comprend qu'il va mourir, qu'il ne sert
plus à rien de se révolter : «Trop tard! entendait-il dans sa tête. Au fond de l'ombre,
la voix de l'autre disait en riant : quelle
brave bête!»
En littérature, il n'est pas forcément besoin
d'en faire trop pour toucher au cœur.
Corinne Robert
À la recherche du bonheur
en 1937
Jules Mougin
TraumFabriK éditions
(4, impasse du Bourg 49 320 Coutures)
50 pages, 25 FF
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ophia de Mello Breyner Andresen
a quelque chose d’une Greta
Garbo. Mais à la différence de
Garbo, Sophia, qui à sa façon est
une “star” que tout le Portugal, dit la légende, appelle par son prénom, ne se
cache pas derrière des lunettes noires.
Dans les volutes de fumée de ses Leggera,
des cigarettes très fines et longues, ses
yeux semblent glisser sur le monde sans
se fixer sur les détails trop prosaïques de
la réalité. Elle serait sans doute plus curieuse face à l’océan dont ses yeux bleus
gardent le souvenir de la couleur.
Dès le premier poème de son premier recueil, Poésie (1944), publié à compte
d’auteur à 25 ans, Sophia de Mello
Breyner possède son univers de mer et de
lumière : «Parmi tous les lieux du monde/
J’aime de l’amour le plus fort et le plus
profond/ Cette plage extasiée et nue,/ Où
je me fonds à la mer, au vent et à la lune».
Des poèmes courts, parfois deux souvent
quatre vers pour une poésie de l’extase solaire. L’anthologie publiée aujourd'hui
permet de voir comment cette poésie se
déploie de recueil en recueil en restant fidèle à cet univers et à cette juste économie de parole qui sait la valeur du silence,
le «silence pur et concret des mots/ Par
où se dressent les choses nommées».
Son deuxième recueil, Jour de la mer
(1947), affirme l’attraction et la nostalgie
que fait naître en elle le monde grec : les
dieux, Dionysos dont «la gloire ardente et
sereine» illumine «la danse de l’être».
Poésie des origines, la poésie de Sophia
de Mello Breyner «cherche l’ordre intact
du monde», elle cherche à dire «la plage
où brillait le premier matin de la création» et «l’ombre du bois où se sont levés
la frayeur et le non-dit de la première
nuit». Elle cherche le divin dans le terrestre.
La poésie de Sophia de Mello Breyner est
une poésie de part en part élémentaire.
Même quand elle se fait méditation sur le
temps et l’exil, cette poésie conserve -et
peut-être la renforce-t-elle d’une certaine
façon- sa relation privilégiée à la mer, à la
vague, à la roche, au buccin, au vent, au
soleil, à la lumière, au sable, à la terre,
aux arbres. Même quand elle s’en éloignera pour tenter de rejoindre les humains
dans les maisons qui les protègent au milieu des villes qui les cernent et les menacent, ce monde élémentaire restera présent. Comme un repère. Comme le repère.
Longtemps écriture de la solitude, la poésie de Sophia de Mello Breyner a trouvé
la place de l’autre, la place des autres en
devenant sous la pression de l’Histoire
une poésie de résistance pour finir par les
célébrer dans un poème de 1993 : «Mais
comment sans les amis/ Sans le partage
l’étreinte la communion/ Respirer l’odeur
d’algue des marées/ Et cueillir l’étoile de
mer dans ma main». Au constat nostalgique du retrait des dieux répond la lente
élaboration d’un humanisme, d’une
éthique et esthétique proprement poétiques. L’homme devient la mesure de la
poésie : «Qui cherche une relation juste
avec la pierre, avec l’arbre, avec le fleuve, est nécessairement porté, par l’esprit
de vérité qui l’anime, à chercher une relation juste avec l’homme»
Difficile de la faire parler de sa poésie :
«Nous ne devons pas chercher le sens
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Dans l'après-Pessoa, la Portugaise Sophia de Mello Breyner a engagé sa
poésie sur la voie du néo-classicisme, du côté de Valéry et de Ponge.
Lavande tuera
de Chantal Pelletier
La joie d'exister
Jusqu’à présent la pulpeuse
Cheryl n’était que la compagne de
Gabriel Lecouvreur plus connu
sous le nom du Poulpe. Pendant
qu’il menait l’enquête, elle s’occupait de son salon de coiffure de la
rue Popincourt et n’intervenait
trop souvent que pour assurer le
repos de son guerrier. Elle est désormais l’héroïne d’une série qui
porte son nom et mène à son tour
l’enquête pendant que le Poulpe
bricole son Mosca Polikarpof.
Chacun son tour! Comme pour
bien mettre les choses au point le
Poulpe n’intervient d’ailleurs,
dans Lavande tuera, la première
enquête de Cheryl, que pour assurer le repos de sa guerrière...
Intriguée par la mort d’une adolescente à Montélimar, Cheryl finira
par découvrir que certains élus du
Vaucluse et de la Drôme cultivent
la pédophilie et flirtent avec l’extrême-droite.
d’un poème, car le poème est à lui seul
son propre sens. (…) Le poème ne signifie
pas il crée»(Les Trois Rois de l'Orient, La
Différence). Dès qu’elle a fini de relire ce
paragraphe pour se le remettre en mémoire, elle lève ses yeux du livre et dit en
souriant malicieusement : «J’ai écrit cela,
mais j’aurais aussi bien pu écrire autre
chose». Et de citer Francis Ponge : «Sans
doute ne suis-je pas très intelligent : en
tout cas les idées ne sont pas mon fort».
Vous avez eu une enfance et une jeunesse plutôt dorées et insouciantes, comment en êtes-vous venue à vous engager
politiquement (NDLR : Sophia de Mello
Breyner a fondé le Comité National de
Secours aux Prisonniers Politiques et a
été élue député socialiste à l’Assemblée
de la République en 1975)?
C’est un peu à cause de Miguel Torga...
quand j’ai su qu’il avait été emprisonné
parce qu’il avait écrit un livre. On avait
saisi ses livres. Il y avait aussi à cette
époque au Portugal beaucoup de pauvreté.
J’ai été éduquée dans une morale catholique très soucieuse de la responsabilité
envers les autres. Quand j’étais petite, on
nous obligeait à donner les jouets, les
robes que nous avions en trop. Mon
grand-père était monarchiste. On ne parlait pas beaucoup de politique à la maison.
Ni mon père ni ma mère n’aimaient
Salazar. Ma mère ne le prenait pas au sérieux...
Quand avez-vous commencé à écrire?
À dix-sept ans, j’ai commencé des études
de Lettres classiques à Lisbonne que j’ai
rapidement abandonnées. J’écrivais mais
en cachette, je n’en parlais à personne. Je
trouvais ça très prétentieux d’écrire des
poèmes. J’avais un ami avec qui je parlais
beaucoup de poésie et j’ai fini par le lui
dire. Il m’a emmenée assister à une conférence de Miguel Torga à Porto. Il m’a présentée à Torga qui lui a donné son avis sur
moi quelques jours plus tard : «C’est une
jeune fille très sympathique, elle a de
beaux yeux. Dommage qu’elle gâche tout
cela en écrivant des poèmes.» J’étais furieuse. J’ai trouvé que c’était d’un machisme extrême. Je lui ai immédiatement
envoyé douze de mes poèmes. Quelques
jours plus tard mon ami me téléphone
pour m’annoncer qu’il venait dîner à la
maison avec Torga. Ils sont arrivés.
J’étais très excitée. Je suis allée à la porte.
Je lui ai demandé : «Vous avez reçu mes
poèmes?» Il m’a répondu : «Je suis venu
entendre le reste.» J’ai continué à écrire
puis j’ai publié mon premier livre.
Vous n’écriviez que des poèmes à
l’époque?
Oui. J’ai pensé pendant longtemps ne jamais pouvoir écrire en prose. C’était trop
associé dans mon esprit aux cartes d’anniversaire que ma mère voulait que j’écrive.
La poésie, c’était quelque chose que
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Le Matricule des Anges N°19
j’avais inventée toute seule... Quand
j’ai eu mes
enfants, j’ai
commencé à
leur raconter
des histoires
puis une amie
m’a demandé
de les écrire.
C’est à ce
moment-là
que j’ai découvert que
je pouvais
écrire en prose.
Comment
vous est venu
le goût de la
Grèce?
Quand j’étais jeune, je passais tous mes
étés près de la mer. La première fois de
ma vie où j’ai lu Homère, c’est quand j’ai
trouvé par hasard la traduction de Leconte
de Lisle chez un libraire. C’était l’hiver,
j’avais douze ou treize ans, tout d’un coup
je me suis sentie en été et j’ai eu la sensation que la mer était bleue, le ciel bleu. La
Grèce est un monde qui a toujours créé en
moi une certaine voracité.
Dans vos poèmes, vous parlez tantôt de
Dieu, tantôt des dieux. Vous écrivez dans
un de vos poèmes : «Les dieux sont absents et pourtant ils président»...
Ça, c’est quand je prends la voix de
Ricardo Reis (NDLR : l’hétéronyme païen
de Pessoa) qui n’est pas tout à fait la
mienne... La narratrice de mon premier
conte pour adultes, L’Homme (Contes
Exemplaires, La Différence) entend résonner dans sa mémoire les paroles :
«Père, Père, pourquoi m’as-tu abandonnée?» Tout chrétien a eu dans sa vie des
moments où il s’est demandé : «Pourquoi
ce silence?» Il faut être capable de croire
sans savoir, capable d’avoir confiance en
l’univers, en la joie d’exister. Dieu est le
sens positif de l’univers... Je ne suis pas
païenne mais j’ai appris beaucoup de
choses du paganisme grec...
Que vous a-t-il appris?
À aimer la terre par exemple et à considérer qu’elle est sacrée. Je suis une catholique qui ne croit pas que la terre est une
vallée de larmes. Il y a des choses horribles dans le monde mais il y a aussi et
d’abord une joie d’exister primordiale...
Christophe David
La Nudité de la vie
Sophia de Mello Breyner
Traduit du portugais
par Michel Chandeigne
L’Escampette
150 pages, 99 FF
D. R.
Ce que jacter veut dire
Ch. David
Le Poulpe/Baleine
165 pages, 39 FF
D
e Nantes, via L’Atalante, une
maison d’édition particulièrement innovante dans le domaine du polar, nous viennent souvent de bonnes surprises. Joseph K., autre
éditeur nantais qui n’affiche a priori aucune spécialisation policière, publie aujourd’hui le premier volet d’une importante et très intéressante étude de Robert
Giraud et de Pierre Ditalia, L’Argot de la
série noire consacré à l’argot des traducteurs. Un second volet portera plus précisément sur l’argot des auteurs français.
Il ne s’agit pas ici de s’indigner en puristes sur l’effet de mode par lequel la traduction des titres des romans de Chandler
pouvait transformer The Little Sister en
Fais pas ta rosière, The Long Goodbye en
Sur un air de navaja et Playback en
Charade pour écroulés. Le parti pris des
auteurs est de montrer comment la traduction du roman policier américain (mais
n’est-ce pas vrai de toute traduction?)
n’est pas selon la classique et trop simpliste homophonie, une trahison mais le lieu
d’un véritable travail de création linguis-
tique. Exemple : la traduction en 1962 de
Y a qu’à se baisser de Lawrence Block
par Jean Rosenthal. «La bataille était gagnée d’avance mais j’étais vachement décidé à jouer jusqu’au bout. Ma main experte lui arracha un petit gémissement qui
n’était pas feint. Elle ardait comme un
coup de soleil». L’invention du verbe “arder” qui ne doit rien à l’argot américain
(le slang) mais renoue avec le feu de l’ardor latin est la création poétique de l’un
de ces traducteurs inspirés auxquels cette
étude rend enfin justice. Signalons aussi
que Joseph K. publie en même temps une
remise à jour du dictionnaire de Claude
Mespede et Jean-Jacques Schleret, Les
Auteurs de la série noire qui était sorti en
son temps chez Futuropolis (630 pages,
185 FF).
Christophe David
L’Argot de la série noire, T I
Robert Giraud -Pierre Ditalia
Joseph K.
70, rue du maréchal Joffre 44 000 Nantes
380 pages, 160 FF
Divan terrible
de Gilles Vander
Une (en)quête mystique
L
AR
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’histoire commence comme un
western moderne. Par une nuit
effroyable de décembre, sous
une pluie battante, à l’entrée de
Blade, un trou perdu aux confins du désert
de Mohave, un étranger s’effondre. Cet
homme c’est Johnny T. Shines,trente-sept
ans, sans domicile fixe, de retour dans sa
ville natale après vingt ans, pour se livrer
aux autorités et avouer le meurtre d’une
femme. À nouveau il croise le chemin
d’une mystérieuse enquêtrice. Sur ses
traces depuis des années, elle presse et recueille les énigmatiques aveux.
Dans une sorte de récit hallucinatoire,
comme échappé d’une longue amnésie,
Johnny raconte. Obsédé par le commandement du Christ à ses apôtres, «Ressuscitez
les morts» Saint-Mathieu, chap.10, ver. 8,
il a erré entre villes et cimetières...
Dans un curieux mélange d’Amérique
hollywoodienne et de résurgences bibliques, l’écrivain allemand Patrick Roth
nous entraîne dans le dédale d’une terrible
confession qui tiendra le lecteur en haleine jusqu’à la dernière page, sans en livrer
Divan terrible, le premier roman de
Gilles Vander se déroule dans le
petit monde des psychanalystes
parisiens. On a retrouvé Patrice
Bellami, le président de
l’Association Freudienne de
Langue Française baignant dans
son sang «entre fauteuil et divan»,
mutilé au point de ressembler à «un
puzzle fantastique, comme un collage de Max Ernst qui aurait servi à
envelopper de la viande rouge».
L’Association choisit de confier la
clientèle de Bellami à son “fils spirituel”, Klein. Deux enquêtes parallèles commencent alors. Celle du
commissaire Saillant, un ancien militaire «issu d’une droite populaire
et élevé dans le respect d’un maréchal de France et de l’Occident
chrétien» que l’on devine peu familier et a priori hostile à la psychanalyse. Celle de Klein qui découvre
petit à petit les clients de Bellami
qui sont autant de suspects...
tout à fait la clé.
Écrit sous la forme d’un long dialogue savamment construit, le troisième roman de
ce Fribourgeois installé en Californie témoigne d’une fascination pour la dimension magique de la langue biblique. À michemin entre le conte originel et le polar,
ce roman très dense trouve des accents de
poésie baroque. Après Riverside (qui a obtenu un prix de la critique allemande en
1992), ce deuxième volet d’une trilogie
mystique (le troisième, Corpus Christi, est
paru l’an dernier en Allemagne) inscrit la
démarche littéraire de Roth dans une recherche aux origines de notre culture judéo-chrétienne.
Maïa Bouteillet
Johnny Shines
ou la résurrection des morts
Patrick Roth
Traduit de l’allemand
par Philippe Giraudon
Flammarion
150 pages, 99 FF
Le Matricule des Anges N°19
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Ch. D.
Canaille Revolver/Baleine
128 pages, 39 FF
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RENCO
NTRE
S
ur les bas-côtés de la route qui mène d’Auxerre à Tonnerre, de vastes
surfaces gelées témoignent des récentes rudesses du climat. Mais en
ce dimanche matin de janvier, l’actualité
est moins météorologique que nécrologique. La radio vient d’annoncer le décès
de Jean-Edern Hallier, à la suite d'une chute de vélo. Tour à tour zélé courtisan, jusqu’au ridicule, et adversaire acharné, jusqu’à la bassesse, de François Mitterrand, il
disparaît un an presque jour pour jour
après celui qui était devenu son meilleur
ennemi. À l’occasion de son ultime voyage privé à l’étranger, l’ancien président de
la République s’était rendu en Egypte : aurait-il obtenu d’un pharaon momifié
quelque secret de vengeance posthume?
Cette matinée hivernale s’avère décidément féconde en ironies du sort. Le hasard
veut en effet que la disparition du bouffon
des lettres françaises, si désireux d’attirer
sur lui l’attention des médias qu’il organisa entre autres facéties son propre enlèvement, coïncide avec une visite du
Matricule des Anges à Pierre Bettencourt,
écrivain parmi les plus discrets, pour ne
pas dire les plus secrets, dont la notoriété
ne finit par excéder un petit cercle d’initiés
qu’à l’âge respectable de 70 ans. D’une irréprochable courtoisie, il n’en réfutera
d’ailleurs pas moins avec beaucoup de fermeté le mot “carrière”, prononcé au détour
d’une question. À l’appui de cette fin de
non-recevoir, il donnera lecture d’un très
singulier texte de son ami Jean Dubuffet
où celui-ci, encore relativement jeune, annonce avec exactitude ce que seront les
Il doit bien exister une photographie de Pierre Bettencourt entre Henri Michaux et
Jean Paulhan, deux de ses meilleurs amis disparus. Peut-être occupera-t-il la même
place dans les futures anthologies littéraires. Tentative d'orientation.
Pierre Bettencourt :
l'homme ébloui
grandes étapes à venir de son œuvre… et
de sa renommée.
Coïncidences encore et toujours, il sera
beaucoup question de la mort lors de cet
entretien. À tel point que l’épouse de
Pierre Bettencourt, la poétesse Monique
Apple (En deçà, au-delà chez Denoël), interviendra pour dissiper toute possible gêne en précisant que sa propre mort est l’un
des thèmes préférés de son mari! Au cours
de l’entretien ou à l’occasion d’apartés
(notamment durant la traditionnelle séance
de photographie), l’auteur de Non, vous ne
m’aurez pas vivant détournera la conversation pour se lancer dans trois récits funèbres : la mort de Voltaire, «l’une des
plus horribles qui fut jamais», séquestré et
Pour vivre heureux
ierre Bettencourt s’est fait une spécialité des livres beaux et curieux et le
plus récent ne déroge pas à la règle : imprimé à usage des bibliophiles, le
Discours aux frénétiques ou le bazar des confituriers est un objet luxueux
tiré à peu d’exemplaires sur une carte épaisse et présenté en feuilles dans une
jaquette sans brochage. Mis en valeur par les illustrations en noir de Fred
Bervoets, le texte est atteint d’une même étrangeté puisque Pierre Bettencourt y
trace sa propre version de l’histoire universelle. Plus frontalement que dans les
fables ethnographiques qui donnaient, tels les Incidents de voyage chez les
Morphosiens (Le Piège, Le Passeur, 1994), l’image en négatif des hommes inconstants et cupides, il souligne le caractère carnassier de l’engeance humaine.
Le Discours aux frénétiques est une «inquisition du monde moderne» et à ce
titre dénonce la concupiscence comme principe vital de l’Homme depuis son apparition sous la forme d’animalcules océaniques jusqu’aux dérèglements très
contemporains de l’économie de marché. Certes le propos n’est pas neuf mais
l’originalité de ce Discours tient à ce qu’il montre un Pierre Bettencourt vibrant
qui aurait choisi la chaire pour élever sa parole et la transmettre à ses ouailles
comme l’auraient fait Bossuet ou Fénelon.
Curieusement, cette éloquence que l’on croit désuète se montre capable, au même titre que le pamphlet, de conserver leur ferveur aux mots et aux dénonciations leur force. De même, le recours à la diction religieuse signale la présence
d’un message de sagesse. Comme un remède aux tourbillons de la vie moderne,
Bettencourt emprunte une pilule à Charles Fourier et à Voltaire. En d’autre termes
il prône pour le bonheur des hommes sa propre expérience, celle du phalanstère
harmonieux de la famille dans lequel l’“ermite de Stigny” cultive son jardin.
P
Éric Dussert
Discours aux frénétiques ou le bazar des confituriers
La Pierre d’Alun 81, rue de l’Hôtel des Monnaies
1060 Bruxelles (Belgique)
79 pages, 170 FF
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affamé par un gang de viragos et
«contraint de boire sa propre urine pour
survivre», celle de Rimbaud «dont la jambe n’avait pas supporté le poids de la
ceinture en or qu’il portait constamment à
la taille et qui, même unijambiste, n’aspirait qu’à repartir en Afrique» et, enfin,
celle de son ami et modèle Henri
Michaux : «Quelques heures avant de
mourir, il a prié l’infirmière à son chevet
de lui procurer quelques livres de sciences
naturelles.»
La sagesse populaire voudrait qu’au moment de rendre l’âme, les mourants voient
défiler tous les événements de leur existence. Si cette croyance correspond à la
réalité, la dernière séance de Pierre
Bettencourt, grand amateur de cinéma et
plus particulièrement de Eric Von
Stroheim, sera un film singulier, fertile en
rebondissements et dont on jurerait que les
bobines ont été mélangées au moment de
la projection.
Si l’on considéra longtemps Pierre
Bettencourt comme une manière de farfelu
occupé à imprimer sur sa presse personnelle des élucubrations aux titres aussi insolites que Treize Têtes de Français précédées de trois notes sur le bonheur,
Fragments d’or pour un squelette ou Non
seulement, mais encore, la véritable raison
de ce malentendu saute littéralement aux
yeux du visiteur, à peine franchi le seuil de
la belle maison où il vit depuis 1963,
vieilles pierres miraculeusement dorées
par un rayon de soleil après des semaines
de grisaille. Des tableaux extraordinaires
se trouvent accrochés sur tous les murs,
saisissantes compositions, en relief pour la
plupart, de matériaux composites : ailes de
papillon, pierre, café, coquilles d’œufs,
pommes de pin... Notre hôte fut longtemps
perçu avant tout comme un peintre et accessoirement comme un écrivain au dilettantisme volontiers auto-parodique, ainsi
qu’en témoignent les noms inventés pour
ses différentes maisons d’édition (à peu
près aussi nombreuses que les livres imprimés par ses soins) : Éditions de la Main
droite, Bibliothèque des Chemins de fer,
Institut National de Recherche irrationnelle, voire même Gallimard ou Imprimerie
de la Bibliothèque nationale... Ajoutons à
ceci une bougeotte aiguë -d’où un fâcheux
tremblé des clichés
littéraires attachés à
tout auteur- que trahirent maintes expéditions lointaines depuis l’Inde jusqu’à
Zanzibar en passant
par le Mexique et
Angkor, et l’on obtient un itinéraire
susceptible de dérouter les plus fins
limiers critiques. Le
crime était presque
parfait, mais le choix
des ouvrages que
Pierre Bettencourt
composa et imprima à ses différentes enseignes dès 1941, en plus de ses propres
œuvres, s’avère l’équivalent d’une traîtresse empreinte digitale pour un étrangleur nocturne : Je vous écris d’un pays
lointain de Henri Michaux, Miroirs de
Marcel Béalu, Le Galet de Francis Ponge,
Le Théâtre de Séraphin d’Antonin Artaud,
Penser par étapes de Malcolm de Chazal,
Plu Kifekler Mouinkon Nivoua de Jean
Dubuffet, L’Arbitraire d’André Gide,
Histoire d’Eurydice de Marcel
Jouhandeau, Lettre au médecin de Jean
Paulhan, L’Homme dont le cœur était resté dans les montagnes de William
Saroyan... pas grand-chose à jeter, l’on en
conviendra, d’autant que la date des achevés d’imprimer fait foi que l’homme possédait un goût sûr mais aussi un jugement
précoce. À force de lire des textes de pareille valeur, l’on finit par en commettre
soi-même, en quelque sorte, si l’on nous
passe cet irrévérencieux détournement
d’une réplique de Michel Simon dans
Drôle de drame. Ce fut cependant bien
plus tard que survinrent, dans le rôle d’un
commissaire Bourrel bibliophile, la direction bicéphale des éditions Lettres vives, à
savoir Michel Camus et Claire Tiévant.
Après L’Intouchable (1981), Le Bal des
Ardents (1983), Séjour chez les
Cortinaires et Écrit dans le vide (1984)
qui rompent un quasi-mutisme littéraire de
plusieurs dizaines d’années (seuls
quelques ouvrages à tirage limité ont paru
après La Folie gagne [Gallimard, 1950] et
Les Plaisirs du Roi [Losfeld, 1963]), une
cinquième parution -Fables fraîches pour
lire à jeun (1986)- jette définitivement bas
le masque du peintre des “Hauts Reliefs”,
qui a quitté sa Normandie natale pour la
clandestinité du maquis bourguignon, sans
doute afin de mieux brouiller les pistes.
La vérité éclate au grand jour et une rumeur court sur toutes les lèvres en guise
de Mais-Bon-Dieu-mais-c’est-bien-sûr :
Pierre Bettencourt, né en 1917, est un
grand écrivain.
La pièce à conviction consiste en un choix
effectué parmi dix recueils originalement
publiés entre 1942 et 1960. Plus de cent
cinquante textes d’une concision plus ou
moins radicale, sous influence revendiquée de Michaux, mettent en évidence a
Éric Naulleau
Photo : Éric Dussert
Le fouineur de langue
elon Pierre Bettencourt, Le Littrorama, au titre passablement énigmatique
correspond à son dernier feu d’artifice littéraire, «à une manière de lancer
(ses) derniers rayons». Le mot “rayon” est ici à entendre dans sa double
acception puisque l’auteur a collecté, à la fois dans les pages du Littré et dans
celles des innombrables livres qui composent sa bibliothèque, citations insolites ou fragments textuels, sans se priver à l’occasion d’ajouter aux unes comme aux autres certains développements de sa composition.
Pour pleinement goûter ce vagabondage facétieux et érudit, il convient d’avoir à
l’esprit que Pierre Bettencourt jure sur ce qu’il possède de plus cher que tous
les extraits reproduits sont strictement authentiques. La précision ne manque
pas d’intérêt dans le cas de cet abasourdissant passage du Journal d’Anne de
Noailles : «André Gide, écrivain paludicole de la première moitié du XXe siècle,
vint me demander de collaborer à sa petite revue (la NRF) : il me trouva pâmée
de rire avec mes femmes de chambre.»… et donne tout leur sel à tels propos de
Bossuet : «Les blondes réputées pour avoir un sexe exogyne sont très prisées
des hommes libidineux qui cherchent un exutoire à leurs débordements.» ou encore du même : «Tout ce que l’on pense de Dieu n’est qu’un songe.» Au sujet de
cette dernière phrase, Pierre Bettencourt estime en un impeccable raccourci que
«l’opinion que Dieu est incompréhensible n’a en soi aucun intérêt, mais prend
une autre saveur sous la plume de Bossuet.» L’on ne saurait mieux dire et il est
tentant de lui retourner le compliment car les charmes de certains mots nous
restaient obstinément cachés jusqu’à la parution de ce Livre Premier du
Littrorama : «D’un geste gracieux, elle enleva sa robe, et me parut enfin dans
toute sa beauté, vêtue de ses seuls phanères.»
S
Éric Naulleau
Le Littrorama ou le triomphe de la roue libre
Livre Premier
Deyrolle
192 pages 125 FF
Le Matricule des Anges N°19
Le Matricule des Anges N°19
posteriori la cohérence d’une prose impeccable où l’humour grinçant le dispute à
l’extrême fantaisie, pour ce qui demeure
bien entendu non seulement l’idéale introduction à une œuvre jusqu’alors éparpillée
entre tirages confidentiels et diverses revues (NRF, Réalités secrètes, Bizarre, Les
Cahiers du Schibboleth...), mais également l’un des plus vifs bonheurs de lecture
de ces dernières années. Le ton pincesans-rire de ces historiettes («Ici les yeux
sont tellement courants qu’on boutonne
ses vêtements avec.») et leur manière inimitable de prendre le langage au pied de
la lettre («Ma femme adore me faire avaler des couleuvres. Elle m’en donne une à
midi et deux le soir, quand je demande où
elle les trouve, elle me dit : chez le marchand de poisson.») révèlent par la même
occasion des tournures d’esprit aisément
repérables tout au long de soixante années
d’écriture : une critique empreinte de pessimisme du monde moderne et une dévotion frottée d’émerveillement pour les
grands aînés, de Bossuet à Michaux («Au
fond, j’ai passé toute ma vie en admiration, en éblouissement même.») Nul hasard, donc, si Discours aux frénétiques et
Le Littrorama , les deux dernières publications en date de Pierre Bettencourt -dont
peu s’en faut qu’il ne les présente comme
une manière de testament double- se rattachent respectivement à ces deux sources
d’inspiration.
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O
RENC
Photo : Éric Dussert
Votre bibliographie et votre biographie
sont à peine moins fantastiques que certains de vos récits. On rapporte ainsi
qu’en imprimant vos propre livres il vous
arrivait d’y inclure des éléments aussi divers qu’un billet de banque ou une goutte
de sang. Est-ce vrai?
Dans un de mes premiers livres, «écrit par
un prince persan de passage à Paris», se
trouvait effectivement inséré un authentique billet de la Banque de France sur le
filigrane duquel était imprimé d’un côté :
«Voici des fruits, des feuilles, des fleurs et
des branches» et de l’autre côté : «Et voici
mon cœur qui ne bat que pour vous». La
Banque de France locale -c’était en
Normandie- a trouvé bon que je lui restitue ces billets. Je les ai donc rendus puis, à
l’occasion d’un voyage à Paris, je m’en
suis procuré une liasse neuve.
Et la goutte de sang ?
C’était dans L’Homme dispose, un livre
d’amour... Peut-être la goutte de sang
était-elle métaphorique, je ne me souviens
pas. On m’a parfois reproché un goût excessif pour l’humour et la mystification. À
la réflexion, il se pourrait bien que certains
exemplaires aient contenu une véritable
goutte de sang.
Vous aviez une conception très person-
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Inquisiteur discret, Pierre Bettencourt vit en marge du milieu littéraire.
Entretien avec le plus célèbre imprimeur-éditeur-peintre- écrivain de Stigny.
Les grandes largeurs
d'un fabuliste fantaisiste
nelle des achevés d’imprimer. Non vous
ne m’aurez pas vivant mentionne : «Cet
ouvrage a été tiré à 110 exemplaires
(dont 25 parfumés) numérotés (…) Les
personnes qui auront les numéros 26,
48, 69 et 109 mourront dans l’année.»
Il s’agissait déjà de fables, un mode
d’expression qui m’a toujours été très
précieux et que j’ai exploité le plus
continûment au long de ma vie. J’ai même pu continuer à les imprimer pendant
tout le temps où les Allemands occupaient la maison de mon père en
Normandie. Elles ont été reprises par les
éditions Lettres vives et c’est sans doute
l’un de mes livres qui a connu le plus de
succès, même si les tirages restent modestes. Quant à l’achevé d’imprimer,
c’était bien sûr une plaisanterie et, à ma
connaissance, aucun des acheteurs de
mon livre n’a décédé dans l’année. Du
moins, je n’ai jamais reçu aucune nouvelle d’eux, ce qui, en y réfléchissant,
pourrait ne pas être si bon signe que cela.
Vous avez parcouru la planète dans
tous les sens et, pourtant, tous vos récits
de voyage sont imaginaires. Vous
n’avez pas trouvé la réalité à la hauteur
de l’imagination?
Bien au contraire. J’ai par exemple séjourné chez les Big Nambas aux
Nouvelles-Hébrides. Je suis parti avec un
guide depuis un village de la côte vers
les collines et je me suis retrouvé au milieu de femmes vêtues de longues robes en
fibre de coco violettes et coiffées de
grandes perruques qui leur tombaient jusqu’aux pieds. J’ai logé dans une vaste case
où la communauté venait manger le soir, y
compris le régent -il n’y avait pas encore
de roi- qui se baladait toujours les fesses
aussi nues que les autres. On m’a réveillé
pour que je participe au repas autour d’un
tas de pierres sur lequel étaient chauffés
les aliments… Sinon, pour l’essentiel, les
différents villages passaient le temps à se
faire la guerre.
Ce fut votre expérience de voyage la plus
extrême?
Sans doute, mais mon premier voyage reste le plus mémorable, parce que j’ai traversé toute l’Afrique jusqu’à Dar El
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Le Matricule des Anges N°19
Salam. Je me souviens qu’un jour des soldats coloniaux nous ont entraînés dans
une expédition destinée à intimider la population d’un village malgache. Arrivé au
sommet d’une colline, j’aperçois des soldats français qui tiraient sur des vaches…
Vous comprenez bien que pour un
Normand comme moi, il s’agissait du sacrilège absolu…
Qu’est-ce qui vous a incité à acheter une
presse en 1941?
J’avais écrit un premier texte et je me suis
dit que je ne pourrais être indépendant que
si je possédais une presse, car le petit jeune homme que j’étais alors ne pesait pas
lourd face aux éditeurs. Corti m’avait
certes répondu qu’il était disposé à publier
mon manuscrit contre la remise d’une
somme d’argent, mais payer pour être édité me paraissait inconcevable. J’ai donc
fait venir une presse, que j’ai installée au
début de la guerre dans une petite bâtisse
jointe à la maison familiale occupée par
les Allemands.
De quels moyens disposiez-vous ?
Je disposais de moyens limités puisqu’au
début de la guerre j’étais obligé de renvoyer à fondre les plombs que j’achetais
d’occasion pour me fournir en plombs
neufs. J’ai perdu comme ça de très beaux
Elzévir… Très souvent je n’avais que ce
qu’il faut pour faire sept pages. Je composais sept pages, je les imprimais, je décomposais la première page et je composais la huitième, ou quelque chose comme
ça. Je n’ai jamais roulé sur l’or.
Vous ne souffriez pas du manque de papier?
J’étais entré en relation aux Papeteries
d’Arches avec quelqu’un de très gentil qui
aimait bien mes livres. Il me donnait des
chutes qui ne pouvaient plus servir mais
qui me convenaient très bien puisque je ne
pouvais pas faire de grands formats. Ma
presse était du quarto jésus. Ces livres-là
étaient très pratiques à faire pour moi parce qu’ils nécessitaient dix à vingt jours de
travail au maximum. Je pouvais en sortir
un à peu près tous les quinze jours. Je les
mettais dans une valise, j’arrivais à Paris
et je les vendais. En revenant d’un séjour
à Madagascar, je suis passé à la librairie
Gallimard, celle que tenait Henri Parisot.
Il m’a suggéré de commencer à éditer une
petite collection de livres faciles à vendre
et c’est comme cela que j’ai imprimé un
texte d’Antonin Artaud : Le Théâtre de
Séraphin où l’on peut “entendre” la voix
d’Artaud. Puis des textes de Michaux, de
Paulhan, et de Malcolm de Chazal qui
avait déjà publié deux livres admirables à
la NRF Le Sens plastique et La Vie filtrée.
J’ai également publié Francis Ponge, pour
lequel j’avais une grande admiration.
En pleine guerre, j’ai vendu le texte
d’Antonin Artaud dans la journée. Il m’a
rapporté 100 000 francs. Ça n’a l’air de
rien aujourd’hui mais ma presse d’occasion coûtait 10 000 francs, et une machine
à coudre que j’avais commandée à
l’époque 50 000 francs.
Dans votre carrière, quelle a été l’influence de Marcel Béalu?
Il ne faut pas parler de carrière. Je suis un
homme qui n’a pas fait carrière. Ni dans
l’écriture, ni dans la peinture. Je suis parti
sans programme. Au début, je ne savais
pas trop ce que je voulais écrire et puis,
petit à petit, comme si la vocation d’écrivain se révélait, cela est devenu plus clair.
J’ai publié différentes choses, plus ou
moins bonnes, que l’on peut juger quelquefois trop inspirées par Michaux. C’était
notamment l’opinion de Paulhan qui m’a
un jour écrit à propos de l’un de mes ouvrages : «Tout ce qui n’est pas de Michaux
dans ce livre-là est parfait.» C’était un
très bon ami qui estimait beaucoup mes tableaux. Après avoir été les voir en compagnie de Saint-John Perse, il a déclaré qu’il
n’avait jamais rien vu de plus étonnant depuis Chirico. Il publiait également mes
notes de voyage dans la NRF. Gallimard a
cependant refusé le manuscrit de La Vie
est sans pitié, que j’ai édité moi-même et
que Lettres vives a repris.
Béalu dirigeait et éditait la revue
Réalités secrètes, vous y avez trouvé une
famille d’adoption?
Béalu, je crois, tenait beaucoup à moi. Il a
publié beaucoup de mes Fables fraîches,
ainsi que ma Lettre de Madagascar. Il
était encore marchand de chapeau à
Montargis quand il m’a confié un texte
charmant : Miroirs. Je suis resté en rapport
avec lui tant qu’il a eu sa librairie au bas
du boulevard Saint-Michel… Il habitait
avec une danseuse qui partait souvent danser… J’ai acheté beaucoup de livres chez
lui, Gargantua et Pantagruel avec les
illustrations de Gustave Doré. Qui peut se
prétendre écrivain après avoir lu Rabelais?
Vos textes, et plus particulièrement vos
fables, sont marqués par un humour très
particulier. Comment le définiriez-vous?
J’ai vu très tôt que la vie sans humour
n’était pas possible. J’avais seulement
sept ans quand j’ai perdu ma mère. C’était
comme si le ciel avait disparu, plus rien
n’existait. Elle allait faire des cures à
Davos et, une année, elle n’est pas revenue. Cela a été pour moi un drame absolu
qui, d’une certaine façon, me poursuit et
continuera à me poursuivre jusqu’à la
mort. Le bonheur m’est arrivé tard. J’ai
été très heureux avec ma femme mais jusqu’à ce mariage, j’avais une tendance assez dramatique dans tout ce que je faisais,
avec cependant cette note d’humour qui
est à l’origine des Fables fraîches.
Vous venez d’évoquer votre mère et
votre épouse. Quelle place occupent les
femmes dans votre imaginaire?
Les femmes ont longtemps représenté
pour moi un monde tout à fait à part. Je
pensais bien me marier un jour, mais cela
restait très vague dans mon esprit. J’étais
marié avec ce que je faisais professionnellement. À Saint-Maurice par exemple,
j’avais installé un tabouret de piano à côté
de mon lit. J’y posais le livre que je venais
d’imprimer et lorsque je me réveillais la
nuit, je regardais mon livre, sa mise en page, et j’en tirai une satisfaction très grande. Les femmes ont compté à partir de
l”intouchable”. C’était une femme dont la
beauté me transportait. Nous nous voyons
depuis cinquante ans et nous sommes restés sur ce pied d’intimité. Elle était un peu
étonnée de l’intérêt que je lui marquais.
Elle-même adorait un garçon qu’elle a finalement épousé.
Vous avez sacrifié beaucoup d’épouses
sur le papier...
C’est vrai. Il s’agit peut-être d’une tendance pédérastique à laquelle je n’ai pas donné accès. Dans un même ordre d’idée, je
suis capable d’exprimer une forme
d’amour hermaphrodite. L’hermaphrodisme est quelque chose qui me poursuit. Le
photographe américain Witkin a photographié une femme avec un sexe d’homme.
En fait, je ne sais pas si c’est un homme ou
une femme. C’est totalement extravagant.
Vos personnages ont parfois recours à
des femmes-pilules, des cachets pour rêver et à toute une étrange pharmacopée.
Étes-vous adepte de substances prohibées?
Je n’aime pas du tout les drogues et je
n’en ai jamais employées, contrairement à
Michaux qui a voulu voir ce qu’elles donnaient sans jamais se laisser prendre par
aucune. Il s’est seulement laissé prendre
par la mort. Rien n’est plus triste qu’un
Le Matricule des Anges N°19
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homme mort. J’ai vu Michaux ainsi à son
enterrement. Il s’agissait en fait d’une crémation, mais on vous fait tourner autour
du cercueil pour voir le défunt. Son âme
l’avait quitté, il n’y avait plus qu’une coquille vide, plus rien. Moi, je veux me faire enterrer pour pourrir très vite, pour être
mêlé à la terre, à la bonne terre.
Vous faites allusion à votre mort. Vous
allez bientôt fêter vos 80 ans et vos
soixante années de littérature. Le
Littrorama, votre plus récent ouvrage,
est-il la fin d’un cycle?
C’est mon dernier feu d’artifice, je lance
mes derniers rayons. Il faut dire qu’on
trouve des citations tellement cocasses
dans le Littré que je n’ai pas eu à inventer
une ligne. J’en ai également trouvé une
dans Manon Lescaux dont la cocasserie
était passée inaperçue jusqu’à
présent : «Lescaux, dit-il en lui lâchant un
coup de pistolet, il ira dormir ce soir avec
les anges.»
Propos recueillis par
Éric Dussert et Éric Naulleau
Biblio sélective
• Les Plaisirs du roi (Lettres vives, 1996)
• Le Piège (Le Passeur, 1994)
• La Vie est sans pitié (Lettres vives, 1994)
• Fables fraîches pour lire à jeun,
(Lettres vives, 1993)
• L’Homme-cristal (Lettres vives, 1993)
• Le Roi des méduses
(Ulysse-Fin de siècle, 1991)
• Voyage sur la planète innommée
(Imprimerie nationale, 1990)
• La Terre de feu (Lettres vives, 1990)
• L’Intouchable (Lettres vives, 1990)
• Les Plus Belles Phrases de la langue
française (Galerie Beaubourg, 1990)
• Reliquaires du silence, Mag
(Le Nyctalope, 1990)
• Le Bal des Ardents (Lettres vives, 1989)
• Écrit dans le vide (Lettres vives, 1989)
• L’Abîme caché ou le Pèlerinage à
Jérusalem (Belfond, 1988)
• Dado, Buffon naturalise
(La Différence, 1988)
• Notes de voyage au pays des hommesbousiers (Deleatur, 1986)
• Le Roi des méduses (Deleatur, 1984)
• Séjour chez les Cortinaires
(Lettres vives, 1984)
• Les Nonnes grises (Brandes, 1983)
• Les Hauts-reliefs de Pierre Bettencourt
(Hachette, 1971)
À paraître :
Outre le deuxième volume du Littrorama
annoncé chez Deyrolle, Pierre Bettencourt,
revuiste impénitent, sera l’objet dans Le
Horla de juin (n°5) d’un dossier critique proposé par Jean-Dominique Rey. Littéra,
l’éditeur de la revue, promet également
pour la même époque un volume de nouvelles inédites, Discours sur le Grand Tout.
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NTRE
P
ierre Bettencourt reste fidèle même à ses petites légendes.
Conformément à un usage que
l'on dit immuable, le personnage
met un point d'honneur à attendre ses visiteurs d'un jour sur le pas de sa porte.
Visage émacié et regard aigu, canne à la
main mais sveltesse presque adolescente.
En songeant à cette scène d'ouverture, on
comprend qu'il s'agissait d'une allégorie
intitulée :Le Jeune Homme et la mort.
LES ÉGARÉS
Propos d’un intoxiqué
de Jules Boissière
Entre 1880 et 1920, la drogue est un
sujet en vogue, tout comme l’usage
du haschich, de l’opium ou de l’éther
était immodéré. On sait ce que la littérature doit aux paradis artificiels mais
on oublie que la colonisation a favorisé l’importation de nouvelles substances. Embarqué en 1866 pour
l’Indochine, le fonctionnaire colonial
et disciple de Mallarmé Jules
Boissière (1863-1897) s’adonne comme ses collègues à l’opium. Ses
Propos d’un intoxiqué (1890) sont le
journal d’un fumeur tourmenté par
«les sensations perfides et douces»,
le bonheur d’être pris et l’envie de décrocher. Moins exotique, l’usage que
fait Laurent Tailhade (1854-1919) de la
morphine répond au besoin d’effacer
les douleurs physiques. Mutilé lors de
l’attentat Foyot, l’anarchiste admet
dans un texte de 1914 que réédite le
même éditeur, La Noire Idole : «la détente fut absolue (…) Je serais mort si
cela avait duré.» et il ajoute «Pour qui
a connu la morphine, il n’est pas
d’autre hard labour.»
S
ouvenez-vous du 22 juin 1978. Les
Martiens lancent leur première torpille contre la terre. Paris, le centre
du «Directoire terrestre» est détruit. C’est
bientôt «la saison des torpilles», un déluge
de feu et de gaz acide auquel nulle cité de
la Terre n’échappe, pas même les Jeux
olympiques de Tombouctou. La conquête
du globe a commencé et les ultimes
Terriens devront ruser pour évacuer ces
êtres sans scrupule et maintenir l’ordre
contre les hordes humaines cédant à la panique ou aux épidémies de «bronchite
martienne».
Inspirée des idées d’Octave Joncquel, un
adepte de Jules Verne, L’Épopée martienne est écrite par Théo Varlet à la demande
de l’éditeur Malfère. Elle est publiée en
deux volumes, Les Titans du ciel et
L’Agonie de la terre entre 1921 et 1922 et
constitue une nouvelle version de La
Guerre des mondes de Wells dont la lecture a enthousiasmé le cosmographe Varlet.
Celui-ci se démarque du modèle qu’il
adapte à son rêve, souvent proféré, d’une
humanité “intelligente” guidée par les savants. Les évocations apocalyptiques témoignent de sa puissance verbale. Le résultat est implacable, prenant. Il vire au
baroque lorsque Théo Varlet ne se contrôlant plus mêle aux fresques grandioses ses
préoccupations technico-spirites. En effet,
outre l’apparition du «cosmogramme» in-
É. D.
Paris-Zanzibar
116, rue de Charenton 75012 Paris
95 pages et 40 FF chacun
L'arroseur arrosé
L
a traduction de Une histoire de la
critique moderne de René Wellek
constitue une première appréciable.
Ouvrage de référence, cette somme est le
fruit des travaux d’un Américain d’origine
tchèque (1903-1995), historien de la littérature, membre du Cercle de Prague et
leader des études comparatistes d’outreAtlantique. Le détail n’est pas insignifiant
puisque devant les débats franco-français
(pour ne pas évoquer Clochermerle) que
suscitent la “mise en critique” de la critique elle-même, on peut supposer qu’un
chercheur étranger (aux deux sens du terme) à l’une ou l’autre des familles de la
critique littéraire française (disons le structuralisme de Roland Barthes et Gérard
Genette ou le déconstructionnisme de
Derrida) disposera d’un crédit d’indépendance sensiblement plus important.
René Wellek s’est attaché à mettre en coupe réglée la critique française, italienne et
espagnole de 1900 à 1950. Pour être plus
exact, le livre -épais- se compose de notices à la fois explicatives et analytiques
rapportées à un courant ou à un auteur autonome. Ainsi les maurassiens Pierre
Lasserre, Léon Daudet, Jean-Marc
Bernard ou Henri Massis font-ils l’objet
d’un chapitre pour ce qu’ils ont renouvelé
le débat “Classiques contre Modernes”
tandis que Remy de Gourmont, Ramon
Fernandez, Benjamin Crémieux, Jacques
Rivière ont les honneurs de longues pages
...51 52 53
54
55
De Claude Aveline on a retenu qu’il était un éditeur soigneux, un auteur
original et un critique marxiste. C’est oublier qu’il a créé un genre nouveau avec ces chroniques cinématographiques. En amateur éclairé.
Les Martiens attaquent
56
57
réservées. De même pour l’abbé Bremond,
l’école de Genève (Poulet, Raymond et
Albert Béguin) dont les essais roboratifs
mais d’une lecture austère échouent régulièrement dans les bacs de livres d’occasion.
Contre le factualisme, le relativisme historique ou le scientisme, René Wellek
qu’une certaine complicité rapproche
d’Albert Thibaudet, rapporte sa définition
des objectifs du critique : «traduire en
termes intellectuels ce qui a été conçu en
termes poétiques». Il ne s’agit pas de la
simple chronique littéraire telle que celle
que nous menons dans ces pages, mais de
l’étude fouillée dont l’auteur de cette
Histoire pense qu’elle constitue un acte
créatif au même titre que l’acte littéraire
lui-même. René Wellek soutient en effet la
thèse que l’élaboration d’une analyse critique vaut bien la création d’un univers ou
d’un type littéraire. Le critique devient luimême, parfois à son corps défendant, le
représentant de sa vision du monde et qu’il
concourt avec ses avis sur les romans, les
poèmes ou les pièces de théâtre à l’élaboration d’une vision de la littérature.
Éric Dussert
Une Histoire de la critique moderne
René Wellek
Traduit de l'américain par E. Sturm
José Corti
506 pages, 180 FF
58
59 ...
terstellaire et du «rotatif» (version 1920 de
l’hélicoptère) une procédure de réincarnation des âmes martiennes est imaginée. Et
curieusement, c’est la métempsycose qui
sauvera la terre.
La publication de ces premières Œuvres
romanesques -qui embarquent aussi la machine à remonter le temps de La Belle
Valence, roman de 1923- est une opération
courageuse qui doit rendre à Théo Varlet
la place qu’il mérite. C’est la première étape d’une redécouverte qui devrait conduire
à la meilleure connaissance d’un auteur
atypique et fort mal connu. Comme le souligne Pierre Stolze dans sa postface à
L’Épopée martienne, Varlet n’est pas le
progressiste que l’on attend et les aspérités
idéologiques de ses romans imposent que
l’on se penche attentivement sur la biographie du poète. On découvrira ainsi pourquoi il a rompu avec le groupe de
l’Abbaye, pourquoi il a préfacé les poèmes
de Ducaud-Bourget l’initiatieur de l’intégrisme catholique. Mais pour l’heure, ses
livres magiques s’offrent une réédition,
alors Français, un peu de patience.
Éric Dussert
Œuvres romanesques (tome I)
Théo Varlet
Encrage (BP 451, 80 004 Amiens)
336 pages, 250 FF
Anatole Le Braz et la légende
de la mort
de Dominique Besançon
Sur les traces de Luzel (cf. MdA 10),
Anatole Le Braz a consacré sa vie
aux légendes bretonnes. Les plus
fameuses concernent l’“Ankou”, figure locale de la mort jalouse de
ses mystères au point d’infliger au
glaneur de contes une longue série
de deuils familiaux.
Deux ouvrages commémorent la
disparition de l’écrivain (1859-1926).
Joseph Jigourel publie Anatole Le
Braz, sa vie, son œuvre (Liv’éditions, 129 FF), une biographie qui
laisse perplexe. Est-ce une tentative
d’introduction du genre dans le
champs de l’art brut? Certes on y
découvre des documents inédits
mais ils côtoient des commentaires
fort naïfs ou désopilants. On préfèrera l’excellent livre de Dominique
Besançon, Anatole Le Braz et la
Légende de la mort qui explore les
liens du récit traditionnel et de la
création littéraire. C’est le fruit d’un
long travail, sérieux et précis, un
essai réussi.
É. D.
Terre de Brume
222 pages, 119 FF
Claude Aveline :
un marxiste très courtois
C
laude Aveline, un nom qui sonne doux à l’oreille, s’appelait en
réalité Avgen Avtsine. Il est né
à Paris le 19 juillet 1901 de parents russes, il est mort en 1992. Cet écrivain discret n’a jamais cherché à s’imposer même si son nom reste lié aux grands
événements sociaux de ce siècle. Son
œuvre est abondante, variée —récits, nouvelles, souvenirs d’enfance romancés,
contes pour enfants, essais, voyages,
poèmes et critiques cinématographiques—
mais cette masse importante de livres
semble oubliée aujourd’hui. Celui qui fréquenta Gide, Nizan, Malraux, Cassou,
Camus, Paulhan, Sartre était un spectateur
attentif des événements politiques, scrupuleux à l’extrême. Sans lui, il manquerait à
l’histoire littéraire de ce temps un maillon
essentiel.
Claude Aveline appartient à cette génération d’écrivains pour qui l’expérience de
terrain demeure irremplaçable. De santé
fragile, il est obligé d’interrompre les
études qu’il suivait à Janson de Sailly. À
dix-sept ans, il se prend de passion pour
Anatole France. Le souvenir de l’affaire
Dreyfus le marquera à jamais. À la différence de ses nombreux confrères, il refuse
de se laisser emprisonner dans des genres
littéraires préétablis et n’imagine pas avoir
une activité artistique détachée de l’action. C’est un écrivain engagé qui sacrifie
à son idéal de justice et à l’esprit de tolérance.
De 1920 à 1930 il sera l’un des plus
jeunes éditeurs de France qui publie
Voltaire, Diderot ou, avec l’appui de
France et de Gide, Valéry. Son vieil ami
le librairie Max Philippe Delatte dira de
lui que son travail d’éditeur restera parmi
les productions les «plus soignées et les
plus réussies de cette époque, l’une des
plus riches de l’édition de qualité en
France»1.
En 1932, Grasset lance La Double Mort
de Frédéric Belot qui eut un écho considérable. D’abord parce que Grasset propose
pour la première fois un roman policier,
mais aussi parce qu’il est écrit par un pur
disciple d’Anatole France, un artiste au
style aisé. Très rapidement le roman est
salué par la critique unanime. C’est un
grand succès de librairie traduit en treize
langues. Pour Michel Lebrun, Aveline est
un «véritable novateur du roman de mystère, un humaniste et un grand humoriste.
On est heureux de pouvoir relire les textes
élégants et drôles qui n’ont pas pris une
ride»2. De son côté Claude Aveline prend
aussi la défense du roman criminel : «Il
n’y pas de romans nobles appartenant aux
Belles-Lettres (qui en décide?) et de romans moins nobles parmi lesquels on range selon l’arbitraire habituel romans populaires, d’aventure, romans policiers.» Il
s’insurge contre les formes d’asservissement de l’écrivain. Il veut changer de registre quand l’envie lui prend. Il déconcer-
Claude Aveline D. R.
te. Cela explique son peu de renommée en
France.
Claude Aveline n’aura de cesse de pratiquer ses examens de conscience. S’il dénonce le crime et la folie, partant à l’assaut
de la Beauté, le ton de l’écrivain est des
plus courtois. Lors du défilé du Front populaire le 14 juillet 1936, on le vit en compagnie d’Elie Faure, Charles Vildrac,
Clara et André Malraux. Il affirme que
tout doit être remis en question. Il faut être
prêt à dénoncer les injustices. Au fur et à
mesure que les années passent, Claude
Aveline sent ses illusions peu à peu s’évanouir. L’homme n’est pas réformable.
Cependant, sans ses joies, ses misères, ses
maladies, il ne saurait pas qui il est.
De 1940 à 1944, Claude Aveline prend
part à la Résistance, publie Le Temps mort
aux éditions de Minuit. En 1952, il obtient
le Grand Prix de la Société des gens de
Le Matricule des Anges N°19
Le Matricule des Anges N°19
...51
lettres. Il écrit: «Nos romanciers sont trop
imbus de leur intelligence. Leur obsession
de la technique vient de là.» Ce texte
d’une rare actualité condamne ce qu’on
pourrait appeler le “roman anorexique”.
Mais Aveline est présent sur d’autres
fronts. Les chroniques cinématographiques qu’il tient indifféremment dans
des journaux de gauche que de droite
constituent une part essentielle de son
œuvre. Notamment parce qu’il révèle bon
nombre de films oubliés, parce qu’il séduit
par une alacrité dans l’écriture, une absence totale de préjugés.
Cinéphile de la toute première heure, il est
enthousiasmé par Méliès et Louis
Lumière. Il connaît très tôt Jean Vigo et ne
cessera jamais au long de son activité critique de se référer à ce maître. Il créera
même le prix Jean Vigo en 1951 et sera
aussi un des membres fondateurs du prix
Louis Delluc. Il juge les films par rapport
à leur ambition, capable de découvrir
les qualités d’une interprète dans un
film qu’il considérera par ailleurs
comme des plus faibles. Il nuancera
son opinion sur René Clair, G. W.
Pabst et sera l’un des premiers à parler de «la “patte” de Maurice
Tourneur». Curieusement le Mabuse
de Fritz Lang ne l’inspire pas.
Sensible à la fois au charme du comique troupier comme à celui de
Greta Garbo qu’il considère comme
une «présence» davantage qu’une comédienne.
Relisant ses chroniques, on est frappé
qu’elles restent marquées çà et là
d’une certaine dose de naïveté —le
critique des débuts n’avait pas encore
trouvé ses moyens propres. Ses jugements sont parfois rapides, ses réserves surprenantes. Elles restent cependant riches d’informations : on y
apprend que Francis Carco a joué
dans quelques films tirés de son
œuvre, que Claude Roy est figurant
dans Les Disparus de Saint-Agil, que
O.-P. Gilbert, un auteur français de
romans d’aventures, mérite d’être sorti de
l’oubli...
Certes, il serait difficile d’écrire encore sur
les films de cette façon. Les chroniques de
Claude Aveline sont celles d’un pionnier
du genre avec ce que cela comporte
d’émerveillement, de perspicacité et de
considérations candides. Il n’en demeure
pas moins qu’elles nous parlent encore, ne
fut-ce que par un certain plaisir d’écrire
sur le cinéma, plaisir qui semble perdu. La
ferveur de la découverte, c’est sous ce
signe qu’il faudra placer l’œuvre de
Claude Aveline, son art tout de mesure et
d’élégance.
Alfred Eibel
Préface à Frédéric Belot, suite policière
(Mercure de France, 1987).
2
Le Poids du feu de C. Aveline (Mercure
de France, 1963).
1
52 53 54
55
56
57
58
59 ...
LES OUBLIÉS
HISTOIRE
LITTÉRAIRE
CORPUS
Évoquant les peintres paléolithiques, Jean Rouaud dresse le portrait du dangereux subversif : l’artiste. Avec lui, les hommes voient la vie autrement.
Le poète Al Berto ferait-il de la mythobiographie (cf Claude LouisCombet) poétique sans le savoir?
Dans cet ouvrage où les reproductions quadrichromiques de toiles se
partagent l'espace avec ses poèmes,
Al Berto n'hésite pas à prendre, par
exemple la voix de Van Gogh, écrivant depuis la mort à Théo son frère :«le mistral souffle même quand il
ne souffle pas/ les vergers sont en
fleurs/ le mistral devient rosé à la cime des pruniers/ brûle a continué de
brûler quand j'ai essayé de tuer celui
qui a vu ma palette devenir limpide».
Il faut dire que le principe de cet ouvrage invite à la liberté. Face à des
toiles de maîtres, l'écrivain tente par
la poésie de dire ce qui ne peut se
dire que par elle ou par la peinture.
Approche subjective et sensible qui
s'appuie ici sur une écriture entre
beat generation et surréalisme lyrique. «Je ne pense pas/ je transcris
des conversations téléphoniques ou
je parle/ avec la nuit de new york/ ou
je ne parle pas et j'enregistre la voix
des autres je filme/ obstinément la
mort» (Faux Portrait de Andy
Warhol). Les artistes portugais évoqués permettent au moins de sortir
l'ouvrage des sentiers battus mais
on regrettera juste un prix de l'ouvrage excessif d'autant plus que sa
mise en page laisse quelque peu à
désirer.
L'invention de la paix
L
es éditions Flohic aiment associer un peintre à un auteur.
Pascal Quignard a inauguré en
1995 leur collection Musée secret avec La Nuit et le silence autour de
Georges de la Tour. Puis suivirent, Tahar
Ben Jelloun, Philippe Djian, Sylvie
Germain, Patrick Grainville, Andrée
Chédid, Marie Redonnet. Toutes et tous
ont évoqué des peintres connus comme
Matisse, Vermeer ou Giacometti. Jean
Rouaud, à qui échoit le nouveau titre de la
collection, a décidé de s’intéresser à des
anonymes, les géniaux graffiteurs paléolithiques de nos grottes. Le prix Goncourt
1990, en bon romancier, s’est donc évertué à donner, à défaut d’un nom, une silhouette à l’homme qui, le premier dans
l’histoire, se mit à dessiner. L’auteur en
profite pour rendre hommage aux néandertaliens dont «on pourrait tout aussi
bien avancer que sous leurs épaisses arcades sourcilières les mêmes inventèrent
délicatement le chagrin». Le pire était à
craindre d’un tel projet : devant l’incompréhension, souvent légitime, de ce qui se
peint aujourd’hui, il est de bon ton de
s’extasier sur ces ancêtres que l’on loue
immanquablement avec la complaisance
des intelligents pour les stupides.
Mais, notre homme ici, n’a que faire du
pompeux de l’exercice d’admiration qui
rapproche souvent cet exercice de l’éloge
T. G.
L'Escampette
Traduit du portugais par
Jean-Pierre Léger
58 pages, 140 FF
Lautrec, haut en couleurs
L
a biographie d'Henri de ToulouseLautrec, sous la plume de
l'Américaine Julia Frey, ressemble
plus à un feuilleton familial qu'à une réflexion sur l'art du peintre. Doté, dès sa
naissance d'une mère envahissante, d'un
père fantasque et d'une santé précaire qui
le rendra le plus laid des hommes, Henri
de Toulouse-Lautrec suscite curiosité ou
compassion. Voici un vicomte bien né, qui
finira dans l'alcoolisme le plus violent,
après avoir été le héraut des prostituées et
des danseuses de cabaret. Haut en couleur
le nabot, traîne derrière lui une réputation
sulfureuse et un brin typique d'une image
de Montmartre. La qualité de cette biographie repose sur l'exhumation d'une importante correspondance avec la mère adorée
et abhorrée. Si Julia Frey ne nous donne
que quelques extraits, en suivant une chronologie logique, cela suffit à nous faire découvrir un être d'une profonde sensibilité,
qu'un moindre choc peut condamner à gar-
...47
48
49
50
51
52
der la chambre. Malade de ses os, le jeune
Henri collectionne les fractures. Le garçon
fait front avec un courage et un humour
désarmants. Son écriture, d'une fantaisie
jubilatoire séduit dans sa volonté perpétuelle de rassurer son monde. Mais les
choses se détériorent lorsque le peintre
s'engage sur la voie d'une modernité jugée
décadente par sa famille. Les ponts seront
coupés, le divorce avec sa mère plusieurs
fois consommé. Julia Frey excelle à
rendre l'atmosphère des relations entre la
mère et le fils. Quitte à délaisser un peu le
peintre. La vie d'un artiste se résumeraitelle aux méandres de sa psychologie?
T. G.
53 54 55 ...
Toulouse-Lautrec
l'homme qui aimait les femmes
Julia Frey
Traduit de l'américain
par Régina Langer
Michalon
334 pages, 149 FF
Le Matricule des Anges N°19
funèbre à usage des politiques et des préfets. Tournant le dos à la sacralisation des
musées (où l’on parle tout bas de peur de
réveiller les morts),Jean Rouaud a
construit, avec des airs de dilettante, une
fable très drôle.
Le comique, ici, joue sur plusieurs registres dont un anachronisme fortement
revendiqué (monty-pythonesque). Ainsi le
chef de la tribu de notre artiste primeur,
désireux de conserver son autorité mise à
mal par les plaisanteries d’un Marius des
cavernes empoigne-t-il celui-ci «par les
sangles qui tiennent sa culotte de peau, lui
remonte vivement les bretelles». Avant, le
cador revenant victorieux de la chasse, ne
retrouve pas l’enthousiasme habituel des
foules : c’est que femmes et enfants sont
trop occupés à admirer les dessins de
notre artiste primitif : «conséquence, il
avait l’air de quoi, le grand cador, avec
sa coiffure d’andouiller, et son collier en
dents de lion, à souffler dans une corne
d’aurochs pour annoncer son retour».
Mais Jean Rouaud -l’occasion est trop
belle- en profite aussi pour dresser, grosso
modo, une image de l’artiste dans la société aujourd’hui. Face au pouvoir (à
l’époque, le chasseur), l’artiste fait figure
de parasite. Le héros, malingre et bossu,
n’est capable que de peu de choses. Son
inadaptation à la société le condamne
d’abord à vagabonder par la pensée et à
inventer, par hasard ou par nécessité, un
geste artistique. Dès lors, celui qui sait faire apparaître les ours sur le sable alors
même que le grand chef n’arrive pas à les
débusquer dans la forêt, cet homme-là accède à un autre statut. Et le chef, diplômé
ès massacre animalier se sent démuni devant cet art nouveau. À tel point qu’il préfère se faire de l’artiste un allié. Quand celui-ci met en jeu les fondements de la
société, le pouvoir l’encourage à poursuivre une œuvre dans des lieux où celleci deviendra invisible (les galeries?). Avec
l’habileté d’un renard, Jean Rouaud émet
l’hypothèse que la première idée d’une
paix possible avec les animaux germa devant la douceur des traits d’un cheval
peint. Voilà qui donne, au moins un rôle
crucial à l’artiste. Et n’en déplaise au maire de Toulon, les graffiteurs dont il est
question dans ce livre sont de souche française, assurément.
Thierry Guichard
Le Paléo Circus
Jean Rouaud
Flohic
BP 33 94 220 Charenton-le-Pont
90 pages, 90 FF
• Christian Désagulier Retour de terre
rare
Médianes
• Emmanuel Billy N'oublie pas Bob
Morane
Méréal
• Roger Judrin Portrait abécédaire
• Pascal Galodé Vide sanitaire
Michalon
• Michel Mesnil Fritz Lang le jugement
• Laurence Engel Mitterrand le fil
d'Ariane
• Ghislain Waterlot Voltaire le procureur des Lumières
Minerve
• Paul Louis Rossi Vocabulaire de la
modernité littéraire
Mutine
• Lionel Seppoloni D'un hiver à un
autre
Noir sur blanc
• Mikhaïl Kouzmine Le Rossignol vert
Noroît-Obsidiane
• Carle Coppens Poèmes contre la
montre
Océanes
• François Garros Le Soleil disparu
• Jacques Allemand Parcours de la sève
• Victoria Thérame Les Cerisiers sont
descendus prendre le bus
• Alain Richer Les Îles sont des rivages
de sel
• Andrée Marik Album
L'Olivier
• Pete Dexter Un amour fraternel
• Pete Dexter Paper Boy
Opales
• Didier Periz Prière du jour
Paroles d'Aube
• Denise Le Dantec Les Campagnes
heureuses
• Bernadette Griot-Cullafroz Voyage à
l'intérieur
Phébus
• Thomas Hardy Les Forestiers
• Norman Lewis Comme à la guerre
• Daphné du Maurier Le Bouc émissaire
• Alain Tête Contre Dieu
Phi
• Édouard Maunick De Sable et de
cendre
• Jean Portante Effaçonner
P.O.L
• Jean-Luc Godard JLG/JLG
• Jean-Luc Godard For Ever Mozart
• Valère Novarina Le Repas
• Jean-Jacques Viton L'Assiette
Presses Universitaires de Caen
• Álfrún Gunnlaugsdóttir Errances
Le Promeneur
• Louis Fürnberg Rencontre à Weimar
P.U.F
• Marie-Claire Martin-Serge Martin
Les Poésies, l'école
Éditions des Quatre-Vents
• Jeannine Worms Le Calcul / Vingt
Comédies-minute
• Noureddine Aba Le Jour où le
conteur arrive
La Renarde rouge
• Érik Poulet Visiteur
Revues-Presse
• Ab Irato N°8
• Traces N°122
• Nouvelle Donne N°11
• Konvergence N°5
• La Bartavelle N°5
• La République des lettres N°24, 25,
26, 27
• Le Jardin d'essai N°3
• Soi-disant N°19
• Carnet d'un haricot sauteur N°2
• Harfang N°11
• Interventions à haute voix N°26
• Limelight N°54
• L'Atelier du roman N°9
• La Petite Fabrique de rêves N°10
• Plumes au vent N°14
• Aires N°22, N°23
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• La N. R. F. N°526, N°528
• Lire & Savoir N°5
• Décharge N°90
• L'Estracelle N°10
• Aires N°22, N°23
• Le Guépard N°10
• Archives N°5
• Poésie Vagabondages N°8
• Le Nouveau Recueil N°41
• Écrire & Éditer Hors Série L'Auteur
informatique
• L'Animal N°2
• Verso N°87
Éditions du Rocher
• Collectif Demain, les momies!
• Georges-Olivier Chateaureynaud Les
Ormeaux
Séguier
• André Baudier Chavignol! Tout le
monde descend!
Seuil
• Peter Härtling Schubert douze moments musicaux et un roman
• François Bon 30, rue de la poste
• Jacques Roubaud Mathématique
• Françoise Bouillot Les Ports du Nord
• Judith C. Brouste Le Vrai Mobile de
l'amour
• Tahar Ben Jelloun La Nuit de l'erreur
• Elisabeth Rasy Trois Passions
La Table ronde
• Cahier Michel Deguy Le Poète que je
cherche à être
• Hervé Gaymard Pour Malraux
• Frédéric H. Fajardie Égérie légère
• Jack Kerouac Avant la route
Le Temps qu'il fait
• Jean-Loup Trassard-Jean-Philippe
Reverdot Tumulus
Théâtrales
• William Shakespeare La Nuit des rois
• Frank Wedekind Théâtre complet III
• Henrik Ibsen Peer Gynt
• Israel Horovitz Quand Marie est partie
Théâtre ouvert
• Eugène Durif Nerfs et naufrages
TraumFabriK Éditions
• Jules Mougin À la recherche du bonhur en 1937
• Arezki Metref Sindbad émeutier
Unes
• Vicente Huidobro Monument à la
mer
• Vicente Huidobro Altaigle
Vague verte
• Patrick Dambron André Malraux ou
l'anti-destin
• Francis Demarcy Hiver
Verdier
• Michèle Desbordes L'Habituée
• Bernard Simeone Acqua fondata
• Emmanuel Darley Un gâchis
Zulma
• Armand Farrachi Sermons aux pourceaux
Disponibles
• MdA N°1
- Hubert Haddad, Verdier, Goldoni
• MdA N°2
- Richard Brautigan, Castor Astral,
Editions Dumerchez
• MdA N°3
- François Bon, Le Dilettante, André
Marcon/Valère Novarina
• MdA N°9
- Olivier Rolin, Yves Martin, Actes
Sud, Frédéric H. Fajardie
• MdA N°10
- Pascal Quignard, José Corti,
Miguel Delibes, Bernard Vargaftig
• MdA N°11
- Jean-Claude Pirotte, Champ
Vallon, Claude Louis-Combet
• MdA N°12
- Éric Holder, Jacques Brémond,
M.V. Montalbán, J.-P. Sarré...
• MdA N°13
- Linda Lê, Cheyne éditeur,
Bernardo Atxaga, Pierre Dumayet…
• MdA N°14
- Agota Kristof, Christine Angot,
Quim Monzo, Éditions Fourbis…
• MdA N°15
- António Lobo Antunes, Pierre
Michon, Mehdi Belhaj Kacem, Éditions Lettres Vives, Jude Stéfan...
• MdA N°16
- Pierre Bergounioux, Éd. Plein
Chant, Christian Prigent…
• MdA N°17
- Régine Detambel, Erri De Luca,
Éd. Tristram, Marie Ndiaye…
• MdA N°18
- Manuel Vázquez Montalbán, Éditions Unes, Richard Morgiève,
Hervé Prudon, René Frégni…
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Le Matricule des Anges N°19
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CENTRE NATIONAL DU
LIVRE
Association loi 1901
Directeur de publication :
Thierry Guichard
Rédaction :
Dominique
Aussenac, Marc Blanchet,
Maïa
Bouteillet,
Benoït
Broyard, Laurence Cazaux
(Théâtre), Christophe David,
Éric Dussert, Christine FiszerGuinard, Christophe Fourvel,
Didier Garcia, Éric Holder,
Emmanuel Laugier, Éric
Naulleau, Xavier Person,
Marie-Laure Picot, Corinne
Robert, Haydée Sabéran,
Philippe Savary.
Couverture : Éolienne, Arcueil
Imprimeur: Réalgraphic, ZI de
la Justice 90 000 Belfort
Flashage: Compoffset 54, rue
Walvein 37 000 Tours
N°Siret : 389 730 847 00016
Commission paritaire : 74 083
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LIVRES REÇUS
La Vie secrète des images
de Al Berto
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