Avant-Propos - Rends-moi mon nez Couverture de l`ouvrage Rends

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Avant-Propos - Rends-moi mon nez Couverture de l`ouvrage Rends
Sommaire
9
Avant-Propos
202
Nina Simone
Louise Michel
Isadora Duncan
Angela Davis
Geneviève Fraisse
Jeanette Winterson
Karen Blixen
Camille Claudel
Marilyn Monroe
Joséphine Baker
Gisèle Halimi
Winnie Madikizela-Mandela
Simone Weil
Maria Alekhina
Toni Morrison
Joyce Carol Oates
Barbara
Maria Callas
Simone de Beauvoir
Doris Lessing
Janis Joplin
210
Notes et renvois
214
En filigrane
16
26
34
46
58
62
68
78
88
98
106
116
128
136
144
154
164
174
184
196
5
LIBRES COMME ELLES
SOMMAIRE
« VIERGE
MARIE,
MÈRE
DE DIEU,
DEVIENS
FÉMINISTE,
DEVIENS FÉMINISTE,
DEVIENS
FÉMINISTE ! »
Pussy Riot,
Prière punk à Marie, 2012.
« ON NE PEUT PAS PLEURER
SUR LA DURÉE :
J’AIME LES TRAJECTOIRES
FAITES DE REBONDISSEMENTS
ET LES PERSONNAGES
QUI NE S’EFFONDRENT
JAMAIS TOTALEMENT. »
Joyce Carol Oates, entretien avec Marine Landrat, Télérama, n° 3345, 19-25 février 2014.
Avant-Propos
Tant de fois. La question m’a tant de fois été posée, par des journalistes, des étudiantes, des lycéennes, de savoir qui m’a inspirée. À quel lait, l’origine de cette colère ?
Quelles femmes – et quels hommes ! – m’ont construite féministe, éternelle indignée,
à jamais au combat ? Celui de l’égalité concrète, restant à conquérir. Pas l’égalité de
papier, fantasme des textes de loi successifs, des beaux discours et actes cosmétiques. L’égalité réelle, entre fillettes et petits garçons, entre adolescentes et adolescents, entre femmes et hommes. Dans la famille, au sein du couple hétérosexuel,
entre hétérosexuels et homosexuels, à l’école, dans la rue, au travail, au sommet de
l’État, à l’Assemblée nationale, au Sénat, dans les collectivités locales, les administrations, la culture, la philosophie, le sport, la science... bref, la vie ! Au quotidien. Même
question de l’éditeur venu me trouver pour la réalisation de cet ouvrage. Qui m’a inspirée ? Les premières femmes de ma vie, mère, sœurs aînées, grand-mère, tantes. Les
premiers hommes de ma vie, un père et des oncles féministes, parfois sans le savoir.
Un bain, de la naissance à l’entrée dans la vie adulte.
Naître en 1972, en France, dans une famille engagée dans les luttes d’émancipation
de toutes sortes, c’était déjà naître féministe, par capillarité. Je le devins et le demeure,
en plus, par viscérale conviction. Sans agressivité idéologique mais avec la tranquille
et lasse assurance du constat : depuis les premières revendications organisées des
femmes, avant même la Révolution française et ses déclarations des droits de
l’homme et du citoyen faisant de la femme une sous-citoyenne, jusqu’à la modification en 1946 du préambule de la Constitution afin de garantir « à la femme, dans tous
les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme », quel profond changement justifierait l’arrêt du combat féministe ? Le droit de vote pour les femmes en 1944 ? Les lois
sur l’avortement et la contraception ? La loi précisant le périmètre des exactions couvertes par le mot « viol », en 1980 ? Les lois, non respectées, sur l’égalité salariale et la
représentativité des femmes au sein des conseils d’administration des grandes entreprises ? La loi, encore moins respectée, de la parité en politique et sa grotesque disposition permettant aux partis riches de payer une amende plutôt que de proposer
aux suffrages de leurs électeurs autant de candidates que de candidats ? Certes, sur
tous ces points, il y a eu des avancées, et l’on ne listera pas ici toutes les batailles
remportées par les femmes au fil des siècles pour prendre le contrôle de leur existence
et de leurs ressources. Et alors ? Est-ce une raison pour arrêter de se battre, de
défendre ses acquis, d’en conquérir d’autres ?
9
LIBRES COMME ELLES
AVANT-PROPOS
À ceux qui considèrent que l’essentiel est fait, et que le féminisme est désormais un
combat d’arrière-garde, on rappellera qu’au moment d’accorder le droit de vote aux
femmes, ou encore à celui de voter les lois sur la contraception et l’avortement, une
partie de l’opinion – y compris des femmes – estimait déjà qu’on en avait assez fait
et rangeait les féministes au rayon des ustensiles périmés. On n’est pas mécontent
que ceux-ci ne l’aient finalement pas emporté. Or, dans un pays dont les principaux
partis politiques ne respectent pas la parité, un pays où l’on compte une femme tuée
tous les deux jours et demi sous les coups de son compagnon, où le nombre de viols
s’élève, chaque année, à plusieurs dizaines de milliers – rien que pour les femmes et
hommes majeur-e-s –, où les femmes sont les premières touchées par la précarité, le
chômage, le travail à temps partiel, le manque de formation, et où celles qui réussissent à gravir l’échelle professionnelle se heurtent, en majorité, à un plafond de
verre, quelle autre possibilité avons-nous que celle d’être des hommes et des femmes
féministes ? D’abord pour les femmes, et les filles. Ensuite pour les hommes, pour
l’ensemble de la société. Parce qu’à une injonction de soumission de la femme répond
l’injonction de toute-puissance de l’homme. Parce que réduire la femme à une condition de subalterne, c’est enfermer l’homme dans une condition de dominant. Parce
que prétendre à une capacité supérieure innée de la femme à élever ses enfants, c’est
la ravaler à sa condition d’animale mais abaisser le père à une simple condition de
géniteur et le disqualifier. Visions aussi artificielles et réductrices les unes que les
autres. Et, surtout, bien trop exclusives. Car la question de l’égalité entre femmes et
hommes, entre homosexuels et hétérosexuels, n’est pas qu’une exotique question de
société ou de mœurs. C’est, bien au-delà, appréhender globalement les inégalités de
nos sociétés modernes, remettre en cause la violence économique, appeler à repenser nos architectures de vie commune et de commerce – au propre comme au figuré –
international, afin de désamorcer une à une les dominations.
L’utopie n’est pas naïveté. Elle est moteur. Elle est émancipation. Ce qui, lentement,
patiemment, rend possible l’inimaginable. Fait bouger ce que l’on croyait immobile.
Même si, pour cela, il faut miser sur le très long terme. C’est elle, cette utopie, cette
quête de bonheur et d’émancipation, qui nous fait avancer, que nous devons défendre,
sans relâche, sans crainte de passer pour des enquiquineuses, parce que dans ce
combat contre la masculinodoxie, dès que l’on cesse de se battre, on régresse. Alors,
entre deux itinéraires, toujours choisir le plus ardu et, à l’instar de Simone de Beauvoir,
prendre le risque de « la tension et l’angoisse d’une existence authentiquement
assumée ». Écarter la paresse du chemin facile, celui de l’objet, pour emprunter l’âpre
sentier du sujet libre.
10
LIBRES COMME ELLES
Au-delà du puissant cercle familial, il y eut, pour incarner tous ces concepts inculqués
dès les premiers pas et sans cesse serinés, des femmes étendards du combat total.
Celui qui n’isole pas la question des femmes de toutes celles que se posent un pays,
un peuple, une nation, mais les interconnecte. Chacune dans sa révolte, son engagement, sa luminosité d’étoile filante ou de comète à longue traînée de poussière
électrique, a compté. Chaque pierre du mur mouvant érigé en moi leur est redevable.
En voici vingt et une (sélection crève-cœur, car évidemment beaucoup d’autres
femmes, et des hommes – Camus, Russell, Baldwin, Roth, Brink, Char, Glissant… –
m’ont nourrie, qui n’y figurent pas). Premier cercle spirituel, socle sur lequel s’élabora
une vision de la société. Elles sont puissantes, elles sont libres, elles sont exemplaires.
Pour la plupart enfants non-désirées, habitées par « ce sentiment écœurant et pénible
[qu’elles n’auraient] jamais [leur] place 1», comme le décrit Jeanette Winterson, mais
qui employèrent toute leur énergie à s’en ménager une, en dépit de l’adversité. Des
femmes refusant de se laisser fixer un destin. De celles qui ont payé de leur tranquillité, parfois de leur liberté de mouvement, leur ambition de vivre selon leurs propres
aspirations. Des femmes matérialisant le paradigme selon lequel si la liberté n’a pas
de prix, elle a un coût. Bien plus élevé pour nous que pour les hommes. Et cette iné-
Doubles pages suivantes :
Deux militantes Femen
surgissent au cours
du défilé Nina Ricci,
semaine de la mode
printemps-été 2014,
Paris, 26 septembre 2013.
galité encore inaliénable – un homme n’aura jamais à se justifier d’être libre, sur lui ne
pèse aucune suspicion, aucun reproche –, est bien la preuve incontestable de la
nécessité, encore aujourd’hui, du combat pour l’égalité.
La solitude. Voilà le coût. Exorbitant. Solitude intérieure, inadaptation, refus d’un monde
Manifestation en
faveur de la loi Veil sur
l’interruption volontaire
de grossesse, Paris,
24 novembre 1979.
ne leur accordant toujours pas de légitimité. Une femme libre, c’est – souvent – une
femme seule. Doris Lessing, Karen Blixen ou Joyce Carol Oates ont fait de cette solitude incontournable leur œuvre ; Isadora Duncan, Nina Simone, ou Barbara leur vie.
« Il y a toujours quelque chose d’absent qui nous tourmente », écrit Camille Claudel2.
Pas seulement l’inexistence de l’attachement, cette sensation de dériver sans ancrage,
mais une angoisse profonde, enracinée : suis-je un simple être vivant ou un être
humain ? Pour résister à l’envoûtement de l’abysse, restent les livres, l’art, la droiture,
les convictions. Et la recherche du bonheur. Quête à la fois permanente et salvatrice.
Chance laissée à la beauté du hasard, qui « n’a rien à voir, nous confie Jeanette Winterson, avec le fait d’être heureux – un état éphémère [...] et un peu bovin. [...]
La recherche du bonheur est plus insaisissable ; elle dure toute la vie et n’est pas tenue
par l’obligation de résultat3 ».
11
LIBRES COMME ELLES
AVANT-PROPOS
Nina Simone
Femme piano
Autodétruite. De l’intérieur. Comme ceux qui se
haïssent d’avoir renoncé à leurs rêves. Ceux
qui ne supportent pas ce qu’ils sont devenus,
malgré eux, ou à cause d’eux-mêmes, malgré
« C’est l’ivresse de ce que
leur détermination, ou l’ayant marchandée. Ils
Son timbre de voix reconnaissable entre tous,
l’on ne peut pas expliquer […].
restent là, à distance du monde et à distance
vibrant d’un rire tellurique, jaillissant, parfois,
C’est de l’électricité que
d’eux-mêmes, et nous pouvons presque les
de sous les cendres ; teinté d’un rire masqué,
nous, entre nous, nous
entendre penser : ce n’était pas ce dont je rêvais
se dévoilant, parfois, à l’insu de celle qui
donnons, et le public [la]
pour moi, j’ai eu les moyens d’infléchir le destin,
l’abrite. Parce qu’elle n’était pas dénuée de
sent et s’exalte aussi.
mais je me suis perdue en route. Lente et intime
cette délicatesse des vrais désespérés. Une
On ne peut pas mettre [ce
décomposition. Simple flammèche, au tout
pudeur, qui les prévient de l’apitoiement et
sentiment] en mots. »
début, qui brûle un tout petit bout de soi. Une
leur commande plutôt de nous faire sourire.
Maria Callas, entretien accordé
à Bernard Gavoty, Paris, 14 juin 1964,
EMI Classics
oscillation de conscience, dont on trouve tou-
Sa voix, de tête, de gorge, de poitrine, de cœur
jours le moyen de ne pas tenir compte. Parce
rompu, souvent voilée d’un sanglot, grosse
qu’au fond, c’est un peu de la faute des autres,
d’un chagrin inconsolable, enflant colère, com-
des circonstances, du contexte, de la vie qui va
bat, indignation. Toujours. Mais que reste-t-il
si vite et de ses lumières, éphémères, addic-
des aspirations de l’enfant prodige ?
tives, non ? Plus, il en faut toujours plus. Pour…
Nina Simone
en concert
Royaume-Uni, 1966.
Photographiée
par David Redfern.
quoi, au juste ? Se rassurer ? Se dire qu’on a eu
Eunice Kathleen Waymon, née le 21 février 1933, ne
raison de renoncer à une partie de ses rêves
s’appelle pas encore Nina Simone. Elle sait à
puisqu’il y avait des combats bien plus nobles
peine marcher qu’elle s’amuse déjà à tapoter
à mener ? La braise est là, pourtant, qui crépite
sur tout ce qui ressemble à un clavier… sans
au fil des ans. […] Ma déchirure / Je te porte
que personne dans sa ville natale de Tryon
dans moi comme un oiseau blessé / Et ceux-là
– moins de deux mille habitants –, en Caroline
sans savoir nous regardent passer1.
du Nord, eût jamais dû lui enseigner la
musique, et pour cause : Eunice est tombée
dedans à la conception. Son père, homme à
tout faire, est prédicateur, sa mère, femme de
ménage, investie d’un ministère par l’Église
16
LIBRES COMME ELLES
Pochette de l’album
Silk & Soul, RCA
Victor, 1967.
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LIBRES COMME ELLES
en mesure de prendre le relais. Comment réagit, alors, la professeure, britannique, de piano ?
Que fait cette femme, Muriel Massinovitch, qui
méthodiste. L’un prêche, l’autre chante. Un
a éveillé sa petite élève surdouée à Bach, Cho-
couple sans histoires, qui découpe le monde
pin, Brahms, Beethoven, ou encore Schubert ?
en cubes et les superpose. Il y a Dieu, le bien,
En 1938, dans les États-Unis ségrégationnistes,
le mal, le respect dû aux aînés, la famille – sur
elle crée l’Eunice Waymon Found et convainc
laquelle on doit toujours pouvoir compter –,
une bonne partie de la ville de Tryon, toutes
l’équilibre de la société à ne pas faire vaciller,
couleurs de peau et toutes religions confon-
la sauce barbecue à la moutarde. Eunice est la
dues, d’alimenter une caisse commune pour
sixième d’une fratrie de huit, et la musique,
régler les cours d’Eunice, aussi longtemps
chez les Waymon, est une affaire de famille.
qu’ils devront durer. En échange, l’enfant s’en-
Une habitude aussi naturelle que remplir d’air
gage à donner des récitals pour ceux qui ont
ses poumons. Cependant, diront d’elle ses
cofinancé ses cours, afin qu’ils se rendent
proches, il ne fit aucun doute, peu de temps
compte des progrès accomplis. Petite fille
après sa naissance, que cette enfant-ci avait
modèle. Mais déjà insoumise.
quelque chose de singulier – « à l’âge de huit
mois, ma fille s’est mise à fredonner Down by
2
Elle a dix ans et demi quand elle fait ce qu’elle
the Riverside et Jesus Loves Me … » dira sa
appellera plus tard sa « première rencontre
mère. À deux ans, assistant régulièrement aux
avec le racisme ». L’organisation ségréguée de
offices célébrés par ses parents, elle prend
son pays, les quartiers et lieux publics interdits
l’habitude de se hisser sur le tabouret faisant
aux Noirs, la hiérarchie raciale, elle n’en avait
face à l’orgue et reproduit, à l’oreille, sans la
que partiellement conscience. Ainsi allaient
moindre fausse note, la musique qu’elle a
les choses, non ? Mais quand, un jour de récital
entendue. Sans partition, sans apprentissage.
à l’hôtel de ville de Tryon, elle découvre que
À trois ans, c’est définitivement au piano
ses parents ont été priés de quitter le premier
qu’elle s’attache. Et quand elle voit l’effet pro-
rang et d’aller au fond de la salle pour céder
duit sur ses parents en particulier et tout adulte
leur siège à un couple de Blancs arrivés en
en général, pourquoi se priverait-elle de conti-
retard, la petite Eunice se dresse devant son
nuer ? Eunice n’a que quatre ans quand, tirée à
piano et annonce qu’elle ne jouera pas une
quatre épingles, robe et socquettes blanches,
note tant que ses parents ne seront pas revenus
impeccable bien qu’intimidée, elle accom-
à leur place initiale. Elle obtient gain de cause.
pagne sa mère, tous les dimanches, à l’orgue
ou au piano. Quatre ans, c’est l’âge auquel Mrs
Miller, chez qui travaille la mère d’Eunice, propose de lui payer des cours particuliers de
piano classique. Offre acceptée ! Sauf qu’à la
fin de l’année, les parents d’Eunice ne sont pas
19
tence, tout s’écroule. Perdre ses illusions, décevoir ses parents, décevoir sa précieuse Miss
Mazzy – Muriel Massinovitch –, décevoir toute
la communauté… Eunice est sans voix. Pourquoi ? Pour avoir mal interprété Chopin ou
parce que, comme l’affirme l’un de ses frères,
elle est noire ? « La grande force de ce type de
discrimination, c’est qu’on n’a jamais le
moyen d’être sûr qu’il s’agissait bien de cela3.»
Le choc la sidère. Elle veut tout arrêter. Sa
famille l’admoneste. Carroll, son frère aîné, la
convainc de prendre des cours particuliers
avec l’un des enseignants qu’elle aurait eus
à l’institut Curtis.Tous se donnent une deuxième
chance, pour Eunice.
Mais la vie n’est qu’une question d’opportunités.
Pour payer ses cours avec Vladimir Sokoloff,
Nina Simone
au Royaume-Uni,
1966. Photographiée
par David Redfern.
L’école, le collège, le lycée… le piano, toujours. Pas
Eunice donne elle-même des cours. À Phila-
encore le chant, mais le piano, sans arrêt. Car
delphie. Son quotidien y est chiche. Jusqu’à ce
c’est décidé, elle sera concertiste. Eunice a
que l’un de ses élèves lui fasse valoir qu’elle
dix-sept ans quand elle est admise à la presti-
gagnerait beaucoup plus à se produire en
gieuse Juilliard School, à New York, pour une
concert dans des clubs privés qu’en tant que
année de préparation. C’est toujours grâce à la
préceptrice. Elle se lance. On est en 1954, elle a
générosité de ses voisins, de son quartier, de sa
vingt et un ans. Premier engagement pour une
communauté, de sa ville, qu’elle peut suivre les
série de sets dans un cabaret d’Atlantic City.
cours. Ce qu’elle vise : l’entrée à l’institut Curtis
Elle devra jouer de neuf heures du soir à
de musique, à Philadelphie. C’est son rêve de
quatre heures du matin, avec une pause de
petite fille qui deviendra réalité. Elle a travaillé
quinze minutes toutes les heures. En deux
– dur – pendant dix ans pour y parvenir. Elle
jours, sa vie bascule. D’abord parce que, crai-
sera la première Noire concertiste de l’histoire
gnant de blesser ses parents, elle décide de
des États-Unis. Sauf que non. Parce qu’en 1951,
changer de nom… Ce sera Nina, comme La
quand elle ouvre, le cœur battant à tout rompre,
Niña, sobriquet dont l’avait affublée un ancien
l’enveloppe de l’institut Curtis et qu’elle y voit
fiancé, et Simone, parce qu’elle admire Simone
rejetée sa candidature pour cause d’incompé-
Signoret. Ensuite parce qu’à la fin de sa première soirée de travail, le propriétaire du bar
lui demande de chanter désormais. Sept heures
de piano, ce n’est pas ce à quoi il pensait.
20
LIBRES COMME ELLES
Town Hall de New York, en 1959, ou au festival
de jazz de Newport, en 1960. Les critiques musicaux sont estomaqués et conquis. Impossible
pour eux de qualifier Nina, son style, sa perJe ne chante pas, rétorque Nina Simone, je ne
sonne… sa prodigalité. Pour la première fois, ils
suis pas une chanteuse, je suis une pianiste. Si
doivent juger les qualités artistiques d’une pia-
tu ne chantes pas demain, ce sera ton dernier
niste parfaitement formée pour jouer et non
soir, conclut le tenancier. Nina Simone est née.
seulement celles d’une géniale autodidacte. Un
Elle ne va pas tarder à effacer Eunice.
don canalisé, nourri, élevé, programmé pour
une déflagration laissant le monde ébahi.
Le succès est quasi immédiat. Du Midtown Bar and
Chaque album est un bijou, chaque concert un
Gril, sur Pacific Avenue, aux sommets, il ne lui
événement. Nina est heureuse, elle joue presque
faudra que quatre ans. Le bouche-à-oreille la
tous les soirs, accumule les tournées, vit à New
conduira rapidement à l’enregistrement d’un
York où elle va fréquenter des intellectuels, ses
album, en 1956, qui dormira presque deux ans
amis James Baldwin, Lorraine Hansberry5,
sur les étagères de sa maison de disques
Langston Hughes… et commencer à s’intéres-
jusqu’à la sortie inopinée d’un single, tiré de
ser aux luttes pour les droits civiques. Grâce à
ce disque. C’est « I Love You, Porgy », dont son
eux, et singulièrement grâce à Lorraine, elle
interprétation fera un tabac. L’album, sublime,
prendra conscience qu’elle est « noire dans un
sort alors à son tour, c’est Little Girl Blue, qui
pays dirigé par des Blancs, et femme dans un
comprend déjà « My Baby Just Cares for Me » et
monde dirigé par des hommes ». Elle joue et
bouleverse immédiatement le public. Quel est
chante la chanson d’amour, la tristesse de
cet OVNI ? s’interrogent les journalistes. Quel
l’abandon, les femmes bafouées, le mal qu’on
est son style ? Que chante-t-elle exactement ?
peut se faire. La politique et la colère ne vont
Du jazz, du rhythm and blues ? Et ce piano
pas tarder à la rattraper.
omniprésent, entêtant, rare chez une chanteuse africaine-américaine ? Et ces notes de
Dimanche 15 septembre 1963, en l’église baptiste de
classique, ces impressions, en fonction des
la 16e rue à Birmingham, Alabama. Elles avaient
apartés, que Chopin ou Bach se seraient glissés
quatorze ans. Quatre adolescentes, sans doute
entre les touches et ses doigts ? « Je faisais sen-
bien semblables à Nina Simone quand elle
sation. Du jour au lendemain, le succès est
jouait dans l’église de ses parents. Tuées par les
arrivé. Comme dans les films4.»
bombes du Ku Klux Klan. C’est l’électrochoc
pour Nina, une montée de souvenirs refoulés,
Les contrats avec les maisons de disques s’enchaînent, les concerts, les honneurs, les
hommes, les chansons composées, les albums
enregistrés. Nina intrigue, émeut, hypnotise
chaque spectateur, chaque auditeur. Comme au
21
LIBRES COMME ELLES
NINA SIMONE
« J’AI PRIS
CONSCIENCE
DE CE QUE
SIGNIFIAIT
ÊTRE NOIRE
des droits. « Tout ce que je veux c’est l’égalité,
chante-t-elle, pour mon frère et ma sœur, mon
DANS UN PAYS DIRIGÉ
PAR DES BLANCS
ET ÊTRE FEMME
DANS UN MONDE DIRIGÉ
PAR LES HOMMES. »
Nina Simone
peuple et moi / […] Vous m’avez menti toutes
ces années […] tout ce pays est rempli de mensonges / Vous allez tous mourir et tomber
comme des mouches / Je n’ai plus confiance en
vous / Tout ce que vous savez dire c’est “ allez-y
doucement”7 ! » Nina est désormais une militante, adversaire politique du système, et vouera
son art à le dynamiter. Qu’on ne lui parle pas de
patience ou de non-violence. Elle sera dans la
rue aux côtés des protestataires, elle financera
leurs actions, se fera leur porte-voix sur scène et
une mise en perspective de toutes les humilia-
dans les médias. Sur le premier album qu’elle
tions, les privations, les doutes liés au racisme
enregistre avec Philips, en 1964, figurent non
d’État. Dans le sud du pays, les lynchages, les
seulement « Mississippi Goddam » mais aussi
agressions, les manifestations réprimées à
« Go Limp », dédiée à une jeune femme partant
coups de matraque, de canon à eau et de gaz
manifester pour les droits civiques, et « Old Jim
lacrymogène, la police tirant à balles réelles,
Crow », qui fait référence aux lois Jim Crow, tout
même quand la cible est un enfant… Et ces
aussi trompeuse, jouant le contraste entre une
bombes qui n’en finissent pas de tuer, ces
mélodie très rythmée et la gravité du texte.
assassinats à foison. Déjà bouleversée par la
Suivront toute une série de titres sans ambi-
mort de Medgar Evers, assassiné par le Ku Klux
guïté, tels « I Wish I Knew How It Would Feel to
Klan en juin 19636, Nina est révoltée par la
Be Free8 » ou « The Turning Point », sur l’album
mort des four little girls. « Soudain, j’ai compris
Silk & Soul, et bien d’autres.
ce que signifiait être noir aux États-Unis »,
confiera-t-elle à plusieurs reprises. Dans la
Ses réserves sur la portée de l’action non violente ne
fièvre, les larmes et la rage, elle écrit sa pre-
l’empêcheront pas de soutenir en plusieurs
mière protest song. « Le titre de cette chanson
occasions Martin Luther King, ni de participer
est Mississippi Goddam – entendez God Dam-
aux fameuses marches de Selma à Montgomery,
ned –, lance-t-elle au public, et j’en pense
en mars 1965, en faveur des droits civiques. L’as-
chaque mot.» Une chanson en trompe-l’œil.
sassinat de Martin Luther King, en mars 1968, lui
Un rythme entraînant, joyeux, rapide, pour des
inspirera d’ailleurs l’un de ses titres les plus
paroles trempées d’amertume. « Je n’ai plus
bouleversants et les plus révoltés, «Why ? (The
confiance en vous ! » I don’t trust you anymore !
King of Love is Dead)». Un titre écrit par son
Et ce « vous » comprend l’État américain, mais
bassiste Gene Taylor, et joué le surlendemain de
aussi tous ceux, raisonnables, non violents, qui
prônent la négociation progressive de l’égalité
22
LIBRES COMME ELLES
la mort du pasteur sur la scène du Westbury
ans de tournées et enregistrements, création et
Music Fair. Rares furent les occasions où Nina
travail acharné, douleurs accumulées, et déjà
Simone put interpréter ce titre sur scène sans
trente-sept années passées dans la peau d’une
terminer en larmes. What will happen now that
Noire. Elle n’en peut plus de la haine, des bruta-
the King of love is dead ? demande-t-elle à son
lités policières, de la misère des siens, de leurs
public alors que des émeutes éclatent partout
conditions de vie, du combat, des assassinats,
dans le pays. « Ce qui est mort avec l’assassinat
des fruits étranges qui lui déchirent le cœur, du
de Martin Luther King, ajoutera-t-elle plus tard,
harcèlement d’un État structuré par le racisme
c’est l’idée de la non-violence. Nous l’avons
et la violence. Surtout, les compromissions et la
tous compris à ce moment-là.» Les Black Pan-
misogynie régnant dans la plupart des organi-
thers ne s’y trompent pas. Nina ne les suivra
sations de défense des droits des Noirs la
pourtant pas dans leur combat. Elle est épuisée.
révulsent. Son trop-plein de chagrin et d’amer-
À bout de forces, éreintée par près de quinze
tume éclateront au milieu d’un concert, devant
Nina Simone, vers 1968.
23
LIBRES COMME ELLES
NINA SIMONE
un public exclusivement noir, à Newark, dans
le New Jersey, en 1970. Elle annonce qu’elle
prend ses distances avec l’activisme. Elle va
bientôt prendre ses distances avec son pays
destruction était-elle déjà à l’œuvre, gangrène
tout court, à la fois par lassitude et nécessité
inexorable, durant toute cette vie de gloire, de
économique.
fatigue et de lutte ? Reste que des années 1970
à son extinction, seule, dévorée par un cancer
Nina Simone
dansant,
30 octobre 1969.
Photographiée par
Jack Robinson.
Les parents d’Eunice Kathleen Waymon lui ont trans-
généralisé, dans sa maison de Carry-le-Rouet,
mis un don, lui ont enseigné beaucoup, l’ont
le feu intérieur fut son meilleur ennemi. Celui
aimée, plus que tout. Mais ils n’ont pas su lui
des caprices, des crises de colère, des insultes
apprendre à se protéger des escrocs en tout
outrancières au public venu l’écouter, aux
genre, des maris violents, des escrocs violents
journalistes de tout acabit, le temps des voies
auxquels on se marie – en se berçant de l’illu-
de fait, des fâcheries avec tous, même les plus
sion qu’ils changeront, en faisant taire en soi la
dévoués, le temps de l’insondable solitude.
peur des coups ou la souffrance devant la tra-
Nina Simone l’inconsolée, s’abîmant dans l’al-
hison, parce que l’on s’imagine qu’avec eux,
cool, pulvérisant sa voix, punissant son corps.
au moins, on se sentira moins seule. D’eux, et
Visage et cou bouffis, bras enflés, yeux tenant
de ses propres aliénations, elle n’a pu se pré-
péniblement mi-clos, les mains lourdes et
munir qu’en prenant la route de l’exil. Spoliée
presque empruntées sur son piano… Que res-
d’une grande partie de ses droits d’auteure et
tait-il, à la fin de son existence, sinon des
d’interprète par des producteurs rapaces, le
regrets, à l’artiste géniale qui s’était promis de
cœur ravagé par un premier mari volage et
devenir la première Noire concertiste de l’His-
pleutre, trompée sur ses finances par le second,
toire ? Où était-elle enfouie, cette fillette sur-
alcoolique, jaloux et brutal, dont elle avait
douée, où était ce bébé de trois ans posant ses
pourtant fait son manager et qui lui réserva la
petits doigts potelés sur des touches blanches,
surprise d’être poursuivie pendant des années
sur des touches noires, et reproduisant dans
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par le fisc américain pour des impôts impayés ,
un éclat de rire d’enfant la musique que son
elle dut, au gré d’une quête de l’amour et de la
oreille absolue avait captée des conversations
sécurité financière dont le pathétique le dispu-
d’adultes ? Oh baby ! nous répondrait peut-
tait parfois au grotesque, partir à la Barbade,
être Nina Eunice Kathleen Waymon Simone, la
avant d’aller vivre au Liberia – sur les conseils
plus complète des musiciennes noires ayant
de Miriam Makeba –, sans doute la période la
jamais existé, l’impératrice de la protest song,
plus heureuse, puis en Suisse, en Grande-Bre-
celle « qui fut noire avant que le fait d’être noir
tagne et en Hollande, avant de choisir le sud
ne soit à la mode », comme le disait Gil Scott-
de la France, en 1992.
Heron, « Oh baby, I’m just human / Don’t you
know I have faults like anyone? […] I’m just a
Est-ce le vide de sens succédant aux années d’ac-
soul whose intentions are good […]. Don’t let
tion politique, est-ce la douleur de l’exil, les
me be misunderstood. I try so hard / So please
problèmes d’argent en permanence, ou l’auto-
don’t let me be misunderstood10.»
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LIBRES COMME ELLES

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