Avant-Propos - Rends-moi mon nez Couverture de l`ouvrage Rends
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Avant-Propos - Rends-moi mon nez Couverture de l`ouvrage Rends
Sommaire 9 Avant-Propos 202 Nina Simone Louise Michel Isadora Duncan Angela Davis Geneviève Fraisse Jeanette Winterson Karen Blixen Camille Claudel Marilyn Monroe Joséphine Baker Gisèle Halimi Winnie Madikizela-Mandela Simone Weil Maria Alekhina Toni Morrison Joyce Carol Oates Barbara Maria Callas Simone de Beauvoir Doris Lessing Janis Joplin 210 Notes et renvois 214 En filigrane 16 26 34 46 58 62 68 78 88 98 106 116 128 136 144 154 164 174 184 196 5 LIBRES COMME ELLES SOMMAIRE « VIERGE MARIE, MÈRE DE DIEU, DEVIENS FÉMINISTE, DEVIENS FÉMINISTE, DEVIENS FÉMINISTE ! » Pussy Riot, Prière punk à Marie, 2012. « ON NE PEUT PAS PLEURER SUR LA DURÉE : J’AIME LES TRAJECTOIRES FAITES DE REBONDISSEMENTS ET LES PERSONNAGES QUI NE S’EFFONDRENT JAMAIS TOTALEMENT. » Joyce Carol Oates, entretien avec Marine Landrat, Télérama, n° 3345, 19-25 février 2014. Avant-Propos Tant de fois. La question m’a tant de fois été posée, par des journalistes, des étudiantes, des lycéennes, de savoir qui m’a inspirée. À quel lait, l’origine de cette colère ? Quelles femmes – et quels hommes ! – m’ont construite féministe, éternelle indignée, à jamais au combat ? Celui de l’égalité concrète, restant à conquérir. Pas l’égalité de papier, fantasme des textes de loi successifs, des beaux discours et actes cosmétiques. L’égalité réelle, entre fillettes et petits garçons, entre adolescentes et adolescents, entre femmes et hommes. Dans la famille, au sein du couple hétérosexuel, entre hétérosexuels et homosexuels, à l’école, dans la rue, au travail, au sommet de l’État, à l’Assemblée nationale, au Sénat, dans les collectivités locales, les administrations, la culture, la philosophie, le sport, la science... bref, la vie ! Au quotidien. Même question de l’éditeur venu me trouver pour la réalisation de cet ouvrage. Qui m’a inspirée ? Les premières femmes de ma vie, mère, sœurs aînées, grand-mère, tantes. Les premiers hommes de ma vie, un père et des oncles féministes, parfois sans le savoir. Un bain, de la naissance à l’entrée dans la vie adulte. Naître en 1972, en France, dans une famille engagée dans les luttes d’émancipation de toutes sortes, c’était déjà naître féministe, par capillarité. Je le devins et le demeure, en plus, par viscérale conviction. Sans agressivité idéologique mais avec la tranquille et lasse assurance du constat : depuis les premières revendications organisées des femmes, avant même la Révolution française et ses déclarations des droits de l’homme et du citoyen faisant de la femme une sous-citoyenne, jusqu’à la modification en 1946 du préambule de la Constitution afin de garantir « à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme », quel profond changement justifierait l’arrêt du combat féministe ? Le droit de vote pour les femmes en 1944 ? Les lois sur l’avortement et la contraception ? La loi précisant le périmètre des exactions couvertes par le mot « viol », en 1980 ? Les lois, non respectées, sur l’égalité salariale et la représentativité des femmes au sein des conseils d’administration des grandes entreprises ? La loi, encore moins respectée, de la parité en politique et sa grotesque disposition permettant aux partis riches de payer une amende plutôt que de proposer aux suffrages de leurs électeurs autant de candidates que de candidats ? Certes, sur tous ces points, il y a eu des avancées, et l’on ne listera pas ici toutes les batailles remportées par les femmes au fil des siècles pour prendre le contrôle de leur existence et de leurs ressources. Et alors ? Est-ce une raison pour arrêter de se battre, de défendre ses acquis, d’en conquérir d’autres ? 9 LIBRES COMME ELLES AVANT-PROPOS À ceux qui considèrent que l’essentiel est fait, et que le féminisme est désormais un combat d’arrière-garde, on rappellera qu’au moment d’accorder le droit de vote aux femmes, ou encore à celui de voter les lois sur la contraception et l’avortement, une partie de l’opinion – y compris des femmes – estimait déjà qu’on en avait assez fait et rangeait les féministes au rayon des ustensiles périmés. On n’est pas mécontent que ceux-ci ne l’aient finalement pas emporté. Or, dans un pays dont les principaux partis politiques ne respectent pas la parité, un pays où l’on compte une femme tuée tous les deux jours et demi sous les coups de son compagnon, où le nombre de viols s’élève, chaque année, à plusieurs dizaines de milliers – rien que pour les femmes et hommes majeur-e-s –, où les femmes sont les premières touchées par la précarité, le chômage, le travail à temps partiel, le manque de formation, et où celles qui réussissent à gravir l’échelle professionnelle se heurtent, en majorité, à un plafond de verre, quelle autre possibilité avons-nous que celle d’être des hommes et des femmes féministes ? D’abord pour les femmes, et les filles. Ensuite pour les hommes, pour l’ensemble de la société. Parce qu’à une injonction de soumission de la femme répond l’injonction de toute-puissance de l’homme. Parce que réduire la femme à une condition de subalterne, c’est enfermer l’homme dans une condition de dominant. Parce que prétendre à une capacité supérieure innée de la femme à élever ses enfants, c’est la ravaler à sa condition d’animale mais abaisser le père à une simple condition de géniteur et le disqualifier. Visions aussi artificielles et réductrices les unes que les autres. Et, surtout, bien trop exclusives. Car la question de l’égalité entre femmes et hommes, entre homosexuels et hétérosexuels, n’est pas qu’une exotique question de société ou de mœurs. C’est, bien au-delà, appréhender globalement les inégalités de nos sociétés modernes, remettre en cause la violence économique, appeler à repenser nos architectures de vie commune et de commerce – au propre comme au figuré – international, afin de désamorcer une à une les dominations. L’utopie n’est pas naïveté. Elle est moteur. Elle est émancipation. Ce qui, lentement, patiemment, rend possible l’inimaginable. Fait bouger ce que l’on croyait immobile. Même si, pour cela, il faut miser sur le très long terme. C’est elle, cette utopie, cette quête de bonheur et d’émancipation, qui nous fait avancer, que nous devons défendre, sans relâche, sans crainte de passer pour des enquiquineuses, parce que dans ce combat contre la masculinodoxie, dès que l’on cesse de se battre, on régresse. Alors, entre deux itinéraires, toujours choisir le plus ardu et, à l’instar de Simone de Beauvoir, prendre le risque de « la tension et l’angoisse d’une existence authentiquement assumée ». Écarter la paresse du chemin facile, celui de l’objet, pour emprunter l’âpre sentier du sujet libre. 10 LIBRES COMME ELLES Au-delà du puissant cercle familial, il y eut, pour incarner tous ces concepts inculqués dès les premiers pas et sans cesse serinés, des femmes étendards du combat total. Celui qui n’isole pas la question des femmes de toutes celles que se posent un pays, un peuple, une nation, mais les interconnecte. Chacune dans sa révolte, son engagement, sa luminosité d’étoile filante ou de comète à longue traînée de poussière électrique, a compté. Chaque pierre du mur mouvant érigé en moi leur est redevable. En voici vingt et une (sélection crève-cœur, car évidemment beaucoup d’autres femmes, et des hommes – Camus, Russell, Baldwin, Roth, Brink, Char, Glissant… – m’ont nourrie, qui n’y figurent pas). Premier cercle spirituel, socle sur lequel s’élabora une vision de la société. Elles sont puissantes, elles sont libres, elles sont exemplaires. Pour la plupart enfants non-désirées, habitées par « ce sentiment écœurant et pénible [qu’elles n’auraient] jamais [leur] place 1», comme le décrit Jeanette Winterson, mais qui employèrent toute leur énergie à s’en ménager une, en dépit de l’adversité. Des femmes refusant de se laisser fixer un destin. De celles qui ont payé de leur tranquillité, parfois de leur liberté de mouvement, leur ambition de vivre selon leurs propres aspirations. Des femmes matérialisant le paradigme selon lequel si la liberté n’a pas de prix, elle a un coût. Bien plus élevé pour nous que pour les hommes. Et cette iné- Doubles pages suivantes : Deux militantes Femen surgissent au cours du défilé Nina Ricci, semaine de la mode printemps-été 2014, Paris, 26 septembre 2013. galité encore inaliénable – un homme n’aura jamais à se justifier d’être libre, sur lui ne pèse aucune suspicion, aucun reproche –, est bien la preuve incontestable de la nécessité, encore aujourd’hui, du combat pour l’égalité. La solitude. Voilà le coût. Exorbitant. Solitude intérieure, inadaptation, refus d’un monde Manifestation en faveur de la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse, Paris, 24 novembre 1979. ne leur accordant toujours pas de légitimité. Une femme libre, c’est – souvent – une femme seule. Doris Lessing, Karen Blixen ou Joyce Carol Oates ont fait de cette solitude incontournable leur œuvre ; Isadora Duncan, Nina Simone, ou Barbara leur vie. « Il y a toujours quelque chose d’absent qui nous tourmente », écrit Camille Claudel2. Pas seulement l’inexistence de l’attachement, cette sensation de dériver sans ancrage, mais une angoisse profonde, enracinée : suis-je un simple être vivant ou un être humain ? Pour résister à l’envoûtement de l’abysse, restent les livres, l’art, la droiture, les convictions. Et la recherche du bonheur. Quête à la fois permanente et salvatrice. Chance laissée à la beauté du hasard, qui « n’a rien à voir, nous confie Jeanette Winterson, avec le fait d’être heureux – un état éphémère [...] et un peu bovin. [...] La recherche du bonheur est plus insaisissable ; elle dure toute la vie et n’est pas tenue par l’obligation de résultat3 ». 11 LIBRES COMME ELLES AVANT-PROPOS Nina Simone Femme piano Autodétruite. De l’intérieur. Comme ceux qui se haïssent d’avoir renoncé à leurs rêves. Ceux qui ne supportent pas ce qu’ils sont devenus, malgré eux, ou à cause d’eux-mêmes, malgré « C’est l’ivresse de ce que leur détermination, ou l’ayant marchandée. Ils Son timbre de voix reconnaissable entre tous, l’on ne peut pas expliquer […]. restent là, à distance du monde et à distance vibrant d’un rire tellurique, jaillissant, parfois, C’est de l’électricité que d’eux-mêmes, et nous pouvons presque les de sous les cendres ; teinté d’un rire masqué, nous, entre nous, nous entendre penser : ce n’était pas ce dont je rêvais se dévoilant, parfois, à l’insu de celle qui donnons, et le public [la] pour moi, j’ai eu les moyens d’infléchir le destin, l’abrite. Parce qu’elle n’était pas dénuée de sent et s’exalte aussi. mais je me suis perdue en route. Lente et intime cette délicatesse des vrais désespérés. Une On ne peut pas mettre [ce décomposition. Simple flammèche, au tout pudeur, qui les prévient de l’apitoiement et sentiment] en mots. » début, qui brûle un tout petit bout de soi. Une leur commande plutôt de nous faire sourire. Maria Callas, entretien accordé à Bernard Gavoty, Paris, 14 juin 1964, EMI Classics oscillation de conscience, dont on trouve tou- Sa voix, de tête, de gorge, de poitrine, de cœur jours le moyen de ne pas tenir compte. Parce rompu, souvent voilée d’un sanglot, grosse qu’au fond, c’est un peu de la faute des autres, d’un chagrin inconsolable, enflant colère, com- des circonstances, du contexte, de la vie qui va bat, indignation. Toujours. Mais que reste-t-il si vite et de ses lumières, éphémères, addic- des aspirations de l’enfant prodige ? tives, non ? Plus, il en faut toujours plus. Pour… Nina Simone en concert Royaume-Uni, 1966. Photographiée par David Redfern. quoi, au juste ? Se rassurer ? Se dire qu’on a eu Eunice Kathleen Waymon, née le 21 février 1933, ne raison de renoncer à une partie de ses rêves s’appelle pas encore Nina Simone. Elle sait à puisqu’il y avait des combats bien plus nobles peine marcher qu’elle s’amuse déjà à tapoter à mener ? La braise est là, pourtant, qui crépite sur tout ce qui ressemble à un clavier… sans au fil des ans. […] Ma déchirure / Je te porte que personne dans sa ville natale de Tryon dans moi comme un oiseau blessé / Et ceux-là – moins de deux mille habitants –, en Caroline sans savoir nous regardent passer1. du Nord, eût jamais dû lui enseigner la musique, et pour cause : Eunice est tombée dedans à la conception. Son père, homme à tout faire, est prédicateur, sa mère, femme de ménage, investie d’un ministère par l’Église 16 LIBRES COMME ELLES Pochette de l’album Silk & Soul, RCA Victor, 1967. 18 LIBRES COMME ELLES en mesure de prendre le relais. Comment réagit, alors, la professeure, britannique, de piano ? Que fait cette femme, Muriel Massinovitch, qui méthodiste. L’un prêche, l’autre chante. Un a éveillé sa petite élève surdouée à Bach, Cho- couple sans histoires, qui découpe le monde pin, Brahms, Beethoven, ou encore Schubert ? en cubes et les superpose. Il y a Dieu, le bien, En 1938, dans les États-Unis ségrégationnistes, le mal, le respect dû aux aînés, la famille – sur elle crée l’Eunice Waymon Found et convainc laquelle on doit toujours pouvoir compter –, une bonne partie de la ville de Tryon, toutes l’équilibre de la société à ne pas faire vaciller, couleurs de peau et toutes religions confon- la sauce barbecue à la moutarde. Eunice est la dues, d’alimenter une caisse commune pour sixième d’une fratrie de huit, et la musique, régler les cours d’Eunice, aussi longtemps chez les Waymon, est une affaire de famille. qu’ils devront durer. En échange, l’enfant s’en- Une habitude aussi naturelle que remplir d’air gage à donner des récitals pour ceux qui ont ses poumons. Cependant, diront d’elle ses cofinancé ses cours, afin qu’ils se rendent proches, il ne fit aucun doute, peu de temps compte des progrès accomplis. Petite fille après sa naissance, que cette enfant-ci avait modèle. Mais déjà insoumise. quelque chose de singulier – « à l’âge de huit mois, ma fille s’est mise à fredonner Down by 2 Elle a dix ans et demi quand elle fait ce qu’elle the Riverside et Jesus Loves Me … » dira sa appellera plus tard sa « première rencontre mère. À deux ans, assistant régulièrement aux avec le racisme ». L’organisation ségréguée de offices célébrés par ses parents, elle prend son pays, les quartiers et lieux publics interdits l’habitude de se hisser sur le tabouret faisant aux Noirs, la hiérarchie raciale, elle n’en avait face à l’orgue et reproduit, à l’oreille, sans la que partiellement conscience. Ainsi allaient moindre fausse note, la musique qu’elle a les choses, non ? Mais quand, un jour de récital entendue. Sans partition, sans apprentissage. à l’hôtel de ville de Tryon, elle découvre que À trois ans, c’est définitivement au piano ses parents ont été priés de quitter le premier qu’elle s’attache. Et quand elle voit l’effet pro- rang et d’aller au fond de la salle pour céder duit sur ses parents en particulier et tout adulte leur siège à un couple de Blancs arrivés en en général, pourquoi se priverait-elle de conti- retard, la petite Eunice se dresse devant son nuer ? Eunice n’a que quatre ans quand, tirée à piano et annonce qu’elle ne jouera pas une quatre épingles, robe et socquettes blanches, note tant que ses parents ne seront pas revenus impeccable bien qu’intimidée, elle accom- à leur place initiale. Elle obtient gain de cause. pagne sa mère, tous les dimanches, à l’orgue ou au piano. Quatre ans, c’est l’âge auquel Mrs Miller, chez qui travaille la mère d’Eunice, propose de lui payer des cours particuliers de piano classique. Offre acceptée ! Sauf qu’à la fin de l’année, les parents d’Eunice ne sont pas 19 tence, tout s’écroule. Perdre ses illusions, décevoir ses parents, décevoir sa précieuse Miss Mazzy – Muriel Massinovitch –, décevoir toute la communauté… Eunice est sans voix. Pourquoi ? Pour avoir mal interprété Chopin ou parce que, comme l’affirme l’un de ses frères, elle est noire ? « La grande force de ce type de discrimination, c’est qu’on n’a jamais le moyen d’être sûr qu’il s’agissait bien de cela3.» Le choc la sidère. Elle veut tout arrêter. Sa famille l’admoneste. Carroll, son frère aîné, la convainc de prendre des cours particuliers avec l’un des enseignants qu’elle aurait eus à l’institut Curtis.Tous se donnent une deuxième chance, pour Eunice. Mais la vie n’est qu’une question d’opportunités. Pour payer ses cours avec Vladimir Sokoloff, Nina Simone au Royaume-Uni, 1966. Photographiée par David Redfern. L’école, le collège, le lycée… le piano, toujours. Pas Eunice donne elle-même des cours. À Phila- encore le chant, mais le piano, sans arrêt. Car delphie. Son quotidien y est chiche. Jusqu’à ce c’est décidé, elle sera concertiste. Eunice a que l’un de ses élèves lui fasse valoir qu’elle dix-sept ans quand elle est admise à la presti- gagnerait beaucoup plus à se produire en gieuse Juilliard School, à New York, pour une concert dans des clubs privés qu’en tant que année de préparation. C’est toujours grâce à la préceptrice. Elle se lance. On est en 1954, elle a générosité de ses voisins, de son quartier, de sa vingt et un ans. Premier engagement pour une communauté, de sa ville, qu’elle peut suivre les série de sets dans un cabaret d’Atlantic City. cours. Ce qu’elle vise : l’entrée à l’institut Curtis Elle devra jouer de neuf heures du soir à de musique, à Philadelphie. C’est son rêve de quatre heures du matin, avec une pause de petite fille qui deviendra réalité. Elle a travaillé quinze minutes toutes les heures. En deux – dur – pendant dix ans pour y parvenir. Elle jours, sa vie bascule. D’abord parce que, crai- sera la première Noire concertiste de l’histoire gnant de blesser ses parents, elle décide de des États-Unis. Sauf que non. Parce qu’en 1951, changer de nom… Ce sera Nina, comme La quand elle ouvre, le cœur battant à tout rompre, Niña, sobriquet dont l’avait affublée un ancien l’enveloppe de l’institut Curtis et qu’elle y voit fiancé, et Simone, parce qu’elle admire Simone rejetée sa candidature pour cause d’incompé- Signoret. Ensuite parce qu’à la fin de sa première soirée de travail, le propriétaire du bar lui demande de chanter désormais. Sept heures de piano, ce n’est pas ce à quoi il pensait. 20 LIBRES COMME ELLES Town Hall de New York, en 1959, ou au festival de jazz de Newport, en 1960. Les critiques musicaux sont estomaqués et conquis. Impossible pour eux de qualifier Nina, son style, sa perJe ne chante pas, rétorque Nina Simone, je ne sonne… sa prodigalité. Pour la première fois, ils suis pas une chanteuse, je suis une pianiste. Si doivent juger les qualités artistiques d’une pia- tu ne chantes pas demain, ce sera ton dernier niste parfaitement formée pour jouer et non soir, conclut le tenancier. Nina Simone est née. seulement celles d’une géniale autodidacte. Un Elle ne va pas tarder à effacer Eunice. don canalisé, nourri, élevé, programmé pour une déflagration laissant le monde ébahi. Le succès est quasi immédiat. Du Midtown Bar and Chaque album est un bijou, chaque concert un Gril, sur Pacific Avenue, aux sommets, il ne lui événement. Nina est heureuse, elle joue presque faudra que quatre ans. Le bouche-à-oreille la tous les soirs, accumule les tournées, vit à New conduira rapidement à l’enregistrement d’un York où elle va fréquenter des intellectuels, ses album, en 1956, qui dormira presque deux ans amis James Baldwin, Lorraine Hansberry5, sur les étagères de sa maison de disques Langston Hughes… et commencer à s’intéres- jusqu’à la sortie inopinée d’un single, tiré de ser aux luttes pour les droits civiques. Grâce à ce disque. C’est « I Love You, Porgy », dont son eux, et singulièrement grâce à Lorraine, elle interprétation fera un tabac. L’album, sublime, prendra conscience qu’elle est « noire dans un sort alors à son tour, c’est Little Girl Blue, qui pays dirigé par des Blancs, et femme dans un comprend déjà « My Baby Just Cares for Me » et monde dirigé par des hommes ». Elle joue et bouleverse immédiatement le public. Quel est chante la chanson d’amour, la tristesse de cet OVNI ? s’interrogent les journalistes. Quel l’abandon, les femmes bafouées, le mal qu’on est son style ? Que chante-t-elle exactement ? peut se faire. La politique et la colère ne vont Du jazz, du rhythm and blues ? Et ce piano pas tarder à la rattraper. omniprésent, entêtant, rare chez une chanteuse africaine-américaine ? Et ces notes de Dimanche 15 septembre 1963, en l’église baptiste de classique, ces impressions, en fonction des la 16e rue à Birmingham, Alabama. Elles avaient apartés, que Chopin ou Bach se seraient glissés quatorze ans. Quatre adolescentes, sans doute entre les touches et ses doigts ? « Je faisais sen- bien semblables à Nina Simone quand elle sation. Du jour au lendemain, le succès est jouait dans l’église de ses parents. Tuées par les arrivé. Comme dans les films4.» bombes du Ku Klux Klan. C’est l’électrochoc pour Nina, une montée de souvenirs refoulés, Les contrats avec les maisons de disques s’enchaînent, les concerts, les honneurs, les hommes, les chansons composées, les albums enregistrés. Nina intrigue, émeut, hypnotise chaque spectateur, chaque auditeur. Comme au 21 LIBRES COMME ELLES NINA SIMONE « J’AI PRIS CONSCIENCE DE CE QUE SIGNIFIAIT ÊTRE NOIRE des droits. « Tout ce que je veux c’est l’égalité, chante-t-elle, pour mon frère et ma sœur, mon DANS UN PAYS DIRIGÉ PAR DES BLANCS ET ÊTRE FEMME DANS UN MONDE DIRIGÉ PAR LES HOMMES. » Nina Simone peuple et moi / […] Vous m’avez menti toutes ces années […] tout ce pays est rempli de mensonges / Vous allez tous mourir et tomber comme des mouches / Je n’ai plus confiance en vous / Tout ce que vous savez dire c’est “ allez-y doucement”7 ! » Nina est désormais une militante, adversaire politique du système, et vouera son art à le dynamiter. Qu’on ne lui parle pas de patience ou de non-violence. Elle sera dans la rue aux côtés des protestataires, elle financera leurs actions, se fera leur porte-voix sur scène et une mise en perspective de toutes les humilia- dans les médias. Sur le premier album qu’elle tions, les privations, les doutes liés au racisme enregistre avec Philips, en 1964, figurent non d’État. Dans le sud du pays, les lynchages, les seulement « Mississippi Goddam » mais aussi agressions, les manifestations réprimées à « Go Limp », dédiée à une jeune femme partant coups de matraque, de canon à eau et de gaz manifester pour les droits civiques, et « Old Jim lacrymogène, la police tirant à balles réelles, Crow », qui fait référence aux lois Jim Crow, tout même quand la cible est un enfant… Et ces aussi trompeuse, jouant le contraste entre une bombes qui n’en finissent pas de tuer, ces mélodie très rythmée et la gravité du texte. assassinats à foison. Déjà bouleversée par la Suivront toute une série de titres sans ambi- mort de Medgar Evers, assassiné par le Ku Klux guïté, tels « I Wish I Knew How It Would Feel to Klan en juin 19636, Nina est révoltée par la Be Free8 » ou « The Turning Point », sur l’album mort des four little girls. « Soudain, j’ai compris Silk & Soul, et bien d’autres. ce que signifiait être noir aux États-Unis », confiera-t-elle à plusieurs reprises. Dans la Ses réserves sur la portée de l’action non violente ne fièvre, les larmes et la rage, elle écrit sa pre- l’empêcheront pas de soutenir en plusieurs mière protest song. « Le titre de cette chanson occasions Martin Luther King, ni de participer est Mississippi Goddam – entendez God Dam- aux fameuses marches de Selma à Montgomery, ned –, lance-t-elle au public, et j’en pense en mars 1965, en faveur des droits civiques. L’as- chaque mot.» Une chanson en trompe-l’œil. sassinat de Martin Luther King, en mars 1968, lui Un rythme entraînant, joyeux, rapide, pour des inspirera d’ailleurs l’un de ses titres les plus paroles trempées d’amertume. « Je n’ai plus bouleversants et les plus révoltés, «Why ? (The confiance en vous ! » I don’t trust you anymore ! King of Love is Dead)». Un titre écrit par son Et ce « vous » comprend l’État américain, mais bassiste Gene Taylor, et joué le surlendemain de aussi tous ceux, raisonnables, non violents, qui prônent la négociation progressive de l’égalité 22 LIBRES COMME ELLES la mort du pasteur sur la scène du Westbury ans de tournées et enregistrements, création et Music Fair. Rares furent les occasions où Nina travail acharné, douleurs accumulées, et déjà Simone put interpréter ce titre sur scène sans trente-sept années passées dans la peau d’une terminer en larmes. What will happen now that Noire. Elle n’en peut plus de la haine, des bruta- the King of love is dead ? demande-t-elle à son lités policières, de la misère des siens, de leurs public alors que des émeutes éclatent partout conditions de vie, du combat, des assassinats, dans le pays. « Ce qui est mort avec l’assassinat des fruits étranges qui lui déchirent le cœur, du de Martin Luther King, ajoutera-t-elle plus tard, harcèlement d’un État structuré par le racisme c’est l’idée de la non-violence. Nous l’avons et la violence. Surtout, les compromissions et la tous compris à ce moment-là.» Les Black Pan- misogynie régnant dans la plupart des organi- thers ne s’y trompent pas. Nina ne les suivra sations de défense des droits des Noirs la pourtant pas dans leur combat. Elle est épuisée. révulsent. Son trop-plein de chagrin et d’amer- À bout de forces, éreintée par près de quinze tume éclateront au milieu d’un concert, devant Nina Simone, vers 1968. 23 LIBRES COMME ELLES NINA SIMONE un public exclusivement noir, à Newark, dans le New Jersey, en 1970. Elle annonce qu’elle prend ses distances avec l’activisme. Elle va bientôt prendre ses distances avec son pays destruction était-elle déjà à l’œuvre, gangrène tout court, à la fois par lassitude et nécessité inexorable, durant toute cette vie de gloire, de économique. fatigue et de lutte ? Reste que des années 1970 à son extinction, seule, dévorée par un cancer Nina Simone dansant, 30 octobre 1969. Photographiée par Jack Robinson. Les parents d’Eunice Kathleen Waymon lui ont trans- généralisé, dans sa maison de Carry-le-Rouet, mis un don, lui ont enseigné beaucoup, l’ont le feu intérieur fut son meilleur ennemi. Celui aimée, plus que tout. Mais ils n’ont pas su lui des caprices, des crises de colère, des insultes apprendre à se protéger des escrocs en tout outrancières au public venu l’écouter, aux genre, des maris violents, des escrocs violents journalistes de tout acabit, le temps des voies auxquels on se marie – en se berçant de l’illu- de fait, des fâcheries avec tous, même les plus sion qu’ils changeront, en faisant taire en soi la dévoués, le temps de l’insondable solitude. peur des coups ou la souffrance devant la tra- Nina Simone l’inconsolée, s’abîmant dans l’al- hison, parce que l’on s’imagine qu’avec eux, cool, pulvérisant sa voix, punissant son corps. au moins, on se sentira moins seule. D’eux, et Visage et cou bouffis, bras enflés, yeux tenant de ses propres aliénations, elle n’a pu se pré- péniblement mi-clos, les mains lourdes et munir qu’en prenant la route de l’exil. Spoliée presque empruntées sur son piano… Que res- d’une grande partie de ses droits d’auteure et tait-il, à la fin de son existence, sinon des d’interprète par des producteurs rapaces, le regrets, à l’artiste géniale qui s’était promis de cœur ravagé par un premier mari volage et devenir la première Noire concertiste de l’His- pleutre, trompée sur ses finances par le second, toire ? Où était-elle enfouie, cette fillette sur- alcoolique, jaloux et brutal, dont elle avait douée, où était ce bébé de trois ans posant ses pourtant fait son manager et qui lui réserva la petits doigts potelés sur des touches blanches, surprise d’être poursuivie pendant des années sur des touches noires, et reproduisant dans 9 par le fisc américain pour des impôts impayés , un éclat de rire d’enfant la musique que son elle dut, au gré d’une quête de l’amour et de la oreille absolue avait captée des conversations sécurité financière dont le pathétique le dispu- d’adultes ? Oh baby ! nous répondrait peut- tait parfois au grotesque, partir à la Barbade, être Nina Eunice Kathleen Waymon Simone, la avant d’aller vivre au Liberia – sur les conseils plus complète des musiciennes noires ayant de Miriam Makeba –, sans doute la période la jamais existé, l’impératrice de la protest song, plus heureuse, puis en Suisse, en Grande-Bre- celle « qui fut noire avant que le fait d’être noir tagne et en Hollande, avant de choisir le sud ne soit à la mode », comme le disait Gil Scott- de la France, en 1992. Heron, « Oh baby, I’m just human / Don’t you know I have faults like anyone? […] I’m just a Est-ce le vide de sens succédant aux années d’ac- soul whose intentions are good […]. Don’t let tion politique, est-ce la douleur de l’exil, les me be misunderstood. I try so hard / So please problèmes d’argent en permanence, ou l’auto- don’t let me be misunderstood10.» 24 LIBRES COMME ELLES