chroniques du tao - Editions Chariot d`Or

Transcription

chroniques du tao - Editions Chariot d`Or
CH R O N I Q U E S D U TA O
DENG MING-DAO
CH R O N I Q U E S D U TA O
L a v ie se cr è t e d’ un m aît r e t ao ïst e
Copyright © 2005 Version française
Éditions Chariot d’Or
ZI des Bogues – 31750 Escalquens
[email protected]
ISBN : 2-911806-70-0
Photos, textes et illustrations tous droits réservés pour la France
Traduction : Pascal Houlé
Titre Original : Chronicles of Tao
Copyright © 1993 by Deng Ming-Dao
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays. En application de la loi
du 11 mars 1957, toute représentation, traduction, adaptation ou reproduction, même partielle, par quelque procédé que ce soit – photographie, photocopie, microfilm, bande magnétique, film audiovisuel, disque ou autre – sans autorisation préalable de l’éditeur est
illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code
Pénal.
S OM M A I R E
Remerciements
9
Note sur la transcription en écriture romaine 11
Introduction
13
LIVRE I : LE TAOÏSTE ERRANT
1 - La fête de Taishan
2 - Une rencontre inattendue
3 - La résidence de la famille Guan
4 - L’étudiant espiègle
5 - Voyage en compagnie de deux acolytes
6 - Un Autre monde
7 - Les Grandes Montagnes
8 - Les leçons de la nature
9 - La sagesse des cycles
10 - Les immortels
11 - Le Grand Maître de Huashan
12 - Un tournant décisif
13 - Luohans, Plantes et Qigong
14 - Wudangshan
15 - Yang Chengfu et le Taijiquan
16 - Le Grand Maître défie Saihung
17 - Les deuxième et troisième piliers
18 - Une grande décision
19 - L’initiation
20 - L’alchimie interne
21 - Leçons d’herborisation
22 - L’éveil des centres
23 - Une occasion d’obtenir l’immortalité
24 - La Guerre
25 - Retour aux sources
26 - Le labyrinthe
27 - Tentation et connaissance
28 - Le regard intérieur
23
29
38
43
53
59
63
71
79
83
93
101
105
117
125
131
137
143
151
155
163
169
173
175
183
189
195
209
LIVRE II : LES SEPT TABLETTES DE
BAMBOU DE LA SACOCHE DE BRUME
1 - Le Maître et l’Étudiant
2 - Deux Papillons
3 - Leçons nocturnes
4 - Une quête
5 - Shangai
6 - Cendres
7 - Le rêve de Papillon
8 - L’Embryon d’or
215
239
257
269
297
325
349
373
LIVRE III : AU SEUIL D’UN
VASTE MONDE
1 - Au-delà de l’immortalité
2 - Contempler le vide
3 - L’épingle à cheveux
4 - Chinois à Pittsburgh
5 - La fin de Huashan
6 - Point de chant à entonner
7 - Enfant de la paix
8 - L’île de l’anonymat
9 - Gants d’Or
10 - Renoncement
11 - La porte de la libération
12 - Persévérance
397
417
423
429
451
465
483
489
501
517
525
543
Épilogue
555
-6-
À Sifu.
À ma mère et mon père.
R e m e r c ie m e nt s
Dans la vie, nul ne réussit quoi que ce soit par ses propres
moyens, et je suis profondément redevable aux nombreuses personnes
qui m’ont apporté leur soutien et communiqué leur savoir. À défaut de
pouvoir toutes les citer, j’aimerais adresser mes remerciements à certaines d’entre elles pour leur contribution à la rédaction de ce livre.
Mon père et ma mère m’ont beaucoup apporté sur tous les
plans, depuis les conseils pratiques jusqu’au soutien moral, et je les
remercie pour leur générosité et leur amour.
Mes sœurs et mon frère, Tyi, Ellora et Lance, mes camarades
de classe Joan, Wes, Susan, Jim et Ellen, mes amis Mark, Grier, Sue et
Monica, m’ont offert compréhension et sympathie.
Mes chefs de service Adele, Pam et Beth, alors que rien ne les
y obligeait, m’ont accordé un congé spécial. Sans leur consentement,
je n’aurais pas eu la possibilité d’achever ce livre.
L’incertitude et le doute perturbaient mon travail, jusqu’au
jour où j’ai parlé avec Elizabeth Lawrence Kalashnikoff. Elle m’a
donné des idées et de précieux conseils. Grâce à elle, j’ai senti que
j’étais capable d’écrire.
Clayton Carlson, mon éditeur, a donné sa chance à un auteur
inconnu et à un texte assez étrange. Je lui suis très reconnaissant
d’avoir réalisé la publication de cet ouvrage.
Yvonne Eastman a consacré de nombreuses heures à la dactylographie d’un manuscrit difficile par pure amitié, et m’a prodigué
ses encouragements. Elle a fourni un travail magnifique.
Enfin, il me faut humblement remercier mon Sifu, mon maître, Kwan Saihung. Si je ne l’avais jamais rencontré, j’aurais sans
doute commis bien davantage d’erreurs dans ma vie. L’incomparable
expérience de sa tradition a fait de moi un homme plus fort, plus brave,
et plus dynamique. C’est lui qui m’a conduit jusqu’ici, et ma dette
envers lui est immense.
-9-
Le taoïste errant
Jamais, me semble-t-il, je ne pourrai vraiment m’acquitter envers ceux qui m’ont offert leur soutien désintéressé. J’espère simplement qu’aider les autres, éventuellement grâce à ce livre, sera pour moi
une façon, bien modeste, de faire honneur à tout ce que ces personnes
m’ont apporté.
- 10 -
N o t e sur la t r ansc r ip t io n
e n é c r it ur e r o m aine
II est difficile de romaniser les mots chinois qui doivent figurer dans ce livre. Si le mieux semble être d’utiliser le système pinyin
adopté par la République Populaire de Chine, de nombreux termes
familiers aux lecteurs appartiennent à d’autres systèmes. La meilleure
solution paraît être d’utiliser partout le système pinyin, sauf dans le cas
où une orthographe différente est susceptible de faciliter la reconnaissance de ces termes.
En tête de liste se trouvent bien sûr les mots Tao et Taoïsme.
Dans le système pinyin, leur transcription en écriture romaine donnerait Dao et Daoïsme. J’ai retenu la première forme parce que c’est elle
qui est de loin la plus répandue.
J’ai également transcrit le nom du Maître sous la forme de
Kwan Saihung plutôt que Guan Shihong, car c’est elle que lui-même a
choisie. Tous les autres noms propres ainsi que les termes techniques
ont été transcrits en pinyin ; dans quelques cas, cependant, j’ai ajouté
entre parenthèses la version Wades Giles du nom afin qu’on puisse le
reconnaître à coup sûr. Quelle que soit la transcription utilisée, tous les
noms propres précédent les prénoms ; ainsi, Guan est le nom des autres membres de la famille de Saihung, à l’exception de Ma Sixing (du
fait que la femme chinoise conserve son nom de famille après le mariage).
Les lecteurs noteront tout spécialement l’orthographe de plusieurs termes employés tout au long du livre. qi, qigong et Taijiquan
sont l’écriture pinyin de ch’i, ch’i kung, et Taiji Chi Chu’üan, termes
bien connus des familiers du Taoïsme et des arts martiaux chinois.
- 11 -
I nt r o d uc t io n
Avant qu’elle ne soit projetée malgré elle dans le vingtième
siècle, la Chine était un univers fermé. Les cercles concentriques des
générations familiales en constituaient les galaxies. C’était un monde
de pics embrumés, de pavillons laqués couverts de tuiles, de maisonnettes en terre battue. Un monde où se mêlaient l’odeur de camphre, de
santal, de lotus et de sang ; le goût du miel et du millet, de l’amertume
et des larmes ; un monde où l’or et les fastes s’étalaient au milieu des
lépreux, où le chant des oiseaux et des cloches se mêlait au bruit des
épées : l’univers chinois était peuplé de sensations infiniment variées.
Il se repliait sur lui-même et se redéployait constamment en de multiples dimensions. Il réunissait tous les paradoxes, juxtaposant sorciers
et astronomes, paysans et seigneurs, courtisans et mendiants, sages et
voleurs. Splendeur, extravagance et opulence alternaient avec sauvagerie, désespoir et misère. La mythologie était présente dans le quotidien,
la légende devenait réalité. Dans cette Chine si vaste, si gigantesque, si
démesurée, les choses prenaient les formes les plus extrêmes.
Les univers existent dans le temps, et ce dernier avait nourri la
structure compliquée de la Chine, dont les branches tourmentées
s’étaient éloignées les unes des autres. Le temps avait rendu possible
de tels extrêmes. Car tout se mesurait par la répétition, et c’est par la
répétition que le monde chinois se développait. Chaque jour le paysan
puisait de l’eau et chaque jour il labourait ses champs. Le sculpteur de
jade passait toute sa vie au travail, taillant chaque jour la pierre. Le
sage méditait quotidiennement. Ainsi était le temps : un recommencement, un éternel recommencement. Recommencer jusqu’à ce que la
répétition devienne persévérance. Recommencer jusqu’à ce que la
persévérance devienne endurance.
Au fil d’une évolution de plus de cinq mille ans, la Chine devint un lieu animé d’une vie intense, aux multiples strates, où
l’extraordinaire avait cessé d’être hors du commun. Elle avait tranquillement progressé d’une manière que nul n’aurait pu imaginer. Mais
- 13 -
Le taoïste errant
ses richesses, sa splendeur et son gouvernement ne purent vaincre ni la
souffrance humaine, ni le Tao. Car la paix et la quiétude faisaient défaut, et il était impossible d’échapper au Tao. La Chine était un univers, mais celui-ci n’était qu’un bout de rocher dans le grand fleuve du
Tao. La culture chinoise, à son niveau le plus élevé, était incapable de
révéler cette vérité que dans leurs lointains ermitages de montagnes,
les sages connaissaient : renoncez au monde. Suivez le Tao.
Et pourtant, comme il était séduisant le monde ! Que de merveilles ! Que de délices ! On pouvait toujours être tenté de se laisser
prendre à ses sortilèges. Mais on pouvait aussi rencontrer, comme par
hasard, un Taoïste qui vous précipitait dans des mondes surnaturels,
même pour cette Chine déjà imprégnée de magie. C’est ce qui était
arrivé il y a plusieurs siècles à Lu Dongbin, un jeune étudiant qui s’en
allait passer les examens impériaux. Dans une auberge, il rencontra un
mystérieux personnage qui lui donna un oreiller. En dormant sur cet
oreiller, Lu vit se dérouler en rêve toute sa vie : après avoir atteint les
plus hauts sommets et connu les plus belles réussites, il finissait par
sombrer dans la misère et le crime. À son réveil, Lu Dongbin comprit
la vanité de ce monde, se joignit au voyageur, le Taoïste Han Zhongli,
et devint par la suite un Immortel.
Les mystiques taoïstes suivirent cet exemple : ils renoncèrent au
monde et se retirèrent dans les royaumes mystérieux des dieux, des immortels, des esprits et des démons. Ils parcouraient le ciel et la terre,
suivant le Tao, jusqu’au moment où ils parvenaient à transcender le plan
physique. Mais ils ne partaient pas avant d’avoir transmis leurs traditions. Kwan Saihung était un de ceux qui avaient reçu la connaissance
sacrée, après avoir été admis dès son enfance à l’ermitage de Huashan.
Soixante ans plus tard, son histoire, contée dans un pays où légende et
réalité ne se mêlent jamais, est encore animée du souffle qui faisait
vivre cette lointaine montagne.
Kwan Saihung est un ascète taoïste solitaire, le seul membre
de la secte Zhengyi-Huashan à s’être expatrié. Actuellement âgé de
1
plus de soixante ans , il fut tour à tour artiste martial, acrobate de cirque, artiste de l’Opéra de Pékin (spécialiste du rôle du Roi des Singes),
soldat, professeur de sciences politiques, et sous-secrétaire d’état de
Zhou Enlai.
1
En 1983 – (N.d.T.)
- 14 -
Introduction
Depuis son départ de Chine voici vingt ans, il a voyagé dans le
monde entier, exerçant, pour subvenir à ses besoins, diverses activités :
masseur, garçon de café, cuisinier, « videur » de cabaret et enseignant
d’arts martiaux.
Extérieurement, il ne ressemble pas au vieux sage chinois stéréotypé des films et des livres. Il ne paraît pas plus de quarante ans,
s’habille à l’américaine et offre l’allure d’un sportif à la musculature
impressionnante. Il parle l’anglais et l’américain avec une aisance
stupéfiante. Mais ce n’est là qu’une façade. Intérieurement, il est le
dépositaire des traditions de sa secte. Son activité principale est la
pratique quotidienne d’exercices de purification physique et de méditation profonde. Il a même abandonné l’enseignement des arts martiaux afin de mener une vie exclusivement contemplative.
Il n’est pas venu aux États-Unis pour propager une religion. Il
est arrivé là au terme de ses pérégrinations. Ce n’est pas un missionnaire. Il désire simplement pratiquer son art. Bien qu’il donne
l’impression d’être parfaitement à l’aise dans ce pays étranger, les
contrastes entre le mode de vie américain et celui de la Chine traditionnelle doivent parfois lui peser. Il dit quelquefois se sentir exilé,
comme s’il vivait non seulement loin de sa patrie, mais aussi dans un
lieu hors du temps. Il est conscient de l’immense évolution qui a irrémédiablement changé le visage de la Chine.
Il apporte les graines du Taoïsme, mais foule un sol étranger.
Peut-être que ces graines finiront par y germer. Mais elles ne peuvent
être semées que si l’arbre qui les porte est compris et accepté. Pour
cela, nous devons remonter le cours du temps, franchir l’espace et
retourner dans la Chine du début du vingtième siècle, pays qui pourrait
a priori nous sembler aussi étranger que l’Amérique contemporaine
aux yeux de Kwan.
Kwan Saihung est né avant 1920 dans un clan guerrier aristocratique, à une époque d’instabilité politique et de décadence culturelle. Il y avait à peine dix ans que la dynastie Qing était tombée.
Chefs de guerre, Européens, Américains, Japonais, Nationalistes et
Communistes se livraient à une lutte sans merci pour s’emparer des
morceaux de cet empire brisé. La civilisation chinoise, si confiante
depuis des siècles en la solidité de la nation, au point de s’être donné le
titre d’Empire du Milieu, s’était effondrée à la fois de l’intérieur et de
l’extérieur. Sur le plan intérieur, la Chine était terriblement affaiblie
par le poids d’une vieille structure féodale calcifiée, incapable de faire
face aux problèmes créés par les famines, les inondations, la surpopu- 15 -
Le taoïste errant
lation, une paysannerie frondeuse, des conservateurs et des modernistes qui s’opposaient violemment, ainsi qu’aux problèmes sociaux créés
par l’industrialisation. Les carences de ses institutions devinrent encore
plus manifestes lorsqu’elle fut confrontée à l’Occident. Concurrence
commerciale, commerce de l’opium, invasion, traités défavorables,
colonisation par des Européens avides, idéologie des missionnaires
chrétiens, annexion par le Japon de la province de Shandong en 1919,
ne sont que quelques exemples de l’incapacité de la Chine à se défendre contre l’emprise étrangère. Non que le peuple chinois ait manqué
de détermination et de courage. Mais les luttes de résistance, comme la
Révolte Boxer, la Révolution de 1911 et les grèves étudiantes, reposaient sur de vieilles superstitions, sur des croyances et des conceptions dépassées ; chacune était ainsi vouée à l’échec. Les faibles-ses
étaient trop grandes. La Chine était déchirée par les conflits et les guerres.
Sur le plan culturel, la Chine connaissait également des problèmes. Alors que l’histoire politique est susceptible d’évoluer rapidement, l’évolution sociale se fait souvent lentement.
C’était particulièrement vrai pour les Chinois. Ils se cramponnaient avec obstination à leurs vieilles coutumes. La réalité quotidienne conservait un caractère profondément féodal, et ces structures
sociales, bien qu’en décadence, survécurent jusqu’à la révolution de
1949.
La Chine était un pays agricole. L’architecture des villes et
des villages demeurait inchangée : murs de bois, de briques et de stuc ;
fenêtres à treillis, toits pointus recouverts de tuiles. Les transports
étaient archaïques, le passage d’un train était un événement. Chevaux,
ânes et bateaux étaient réservés aux plus fortunés. Presque tout le
monde marchait à pied. En dehors des grandes villes, l’électricité était
rare. Les gens portaient leurs vêtements traditionnels, qui symbolisaient le rigide système de classes : riches fourrures et brocarts pour la
noblesse, toile de coton pour les paysans. Beaucoup d’hommes portaient encore une natte, et beaucoup de femmes avaient encore les
pieds entravés.
La Chine était un pays complètement différent des autres. Ce
n’était pas une société industrielle ; elle avait porté sa culture à un
niveau exceptionnel d’une manière typiquement chinoise. Ayant préservé son mode de vie grâce à son isolement, la Chine de cette époque
évoquait plutôt une société médiévale très avancée. Pour autant qu’on
puisse lui trouver un parallèle en Occident, ce n’était pas parmi les
- 16 -
Introduction
membres de la toute nouvelle Société des Nations, mais au temps du
Roi Arthur et de ses chevaliers. La Chine possédait encore la même
structure, basée sur les relations confucéennes empereur-sujet, seigneur-paysan, mari-femme, parent-enfant. La société était stratifiée en
castes : impériale, aristocratique, administrative, militaire, guerrière,
religieuse, intellectuelle, commerçante et agricole ; et il n’y avait aucune possibilité de changer de caste.
La situation familiale de Kwan Saihung reflétait le conflit entre l’ancienne et la nouvelle Chine. Son grand-père – chef de clan,
fonctionnaire impérial, érudit, artiste martial et conseiller respecté de
cinq provinces - était en conflit permanent avec son père - militariste et
moderniste. C’est dans ce contexte social et familial difficile que le
jeune Kwan fut envoyé dans un ermitage sur Huashan. Cette montagne, à mi-chemin entre les deux anciennes capitales de Xian et de
Luoyang – une région qui fut le berceau même de la civilisation chinoise - était un centre sacré de l’ascétisme taoïste. C’est là que Kwan
entra dans son ordre taoïste.
Avant de pouvoir expliquer le Taoïsme, il faut définir le Tao,
mais c’est une tâche difficile. Littéralement le mot Tao signifie « la
Voie » ; ce terme ne traduit cependant qu’imparfaitement tout ce que
contient cet énoncé complet de l’ultime réalité. Le mot lui-même
existe depuis l’origine de la langue écrite chinoise. Mais contrairement
aux langues occidentales où le mot est un concept intellectuel étroitement défini, le mot chinois est un pictographe, un symbole. Aussi, bien
que le mot Tao ou « Voie » symbolise l’ultime, il n’a qu’une fonction
indicative. Il ne cerne pas un objet. Le Tao est infini. Il est tout ce que
l’on peut imaginer et tout ce que l’on ne peut imaginer. Le Tao ne peut
être circonscrit par des mots et des définitions. Il ne peut pas être
vraiment analysé. Il doit être perçu.
Lao Tzu, l’éminent sage Taoïste qui vécut au cours du sixième
siècle avant J.-C., a écrit dans le Tao Te Ching :
II y avait quelque chose mystérieusement formé,
Qui existait avant le ciel et la terre ;
Silencieux et vide, ne dépendant de rien ;
Éternel ;
Omnipénétrant, omnipotent.
On peut l’appeler la mère universelle.
Son véritable nom est inconnu.
Tao est le nom qu’on lui donne.
- 17 -
Le taoïste errant
Nous ne pouvons pas exprimer le Tao, mais seulement
l’étroite conception que nous en avons. Le véritable Tao, sans nom et
sans limite, est ce qui est absolu.
En définissant l’absolu comme une voie, la réalité était considérée comme un continuum en perpétuel mouvement, en perpétuel
changement. La Voie n’était pas linéaire, mais cyclique : les anciens
observèrent que le changement - que ce soit dans les étoiles, les planètes ou les saisons - était le principe sur lequel reposait l’univers, et
qu’il suivait des cycles de rotation, de fréquence, ou d’expansion et de
contraction. La Voie n’était pas matérielle : elle était force et non matière. La Voie n’était pas un dieu ou un être : s’il y avait eu un « créateur », la Voie précédait une telle entité. La Voie, dans sa nature infinie, pouvait à juste titre être appelée Wu Ji : « Néant ».
Le Tao se percevait plus aisément dans la nature, non parce
que celle-ci était le Tao, mais parce qu’elle reflétait parfaitement le
Tao de deux manières fondamentales. Elle existait uniquement dans
l’action (n’ayant pas conscience d’elle-même) et, bien que toujours
changeante, demeurait en équilibre constant.
L’humanité, à une lointaine époque préhistorique, faisait partie de l’équilibre naturel et vivait en harmonie avec le courant cosmique. Il n’y avait pas de Taoïsme. Puisque l’humanité n’était pas séparée du Tao, une doctrine était superflue. Mais dès l’instant où les êtres
humains, dans leur vanité, se sont placés à part, ils se sont éloignés de
la Voie. Distinction et conscience firent leur apparition. Les sages
durent alors inventer des méthodes pour réintégrer l’humanité, pour
faire disparaître chez l’être humain cette conscience d’être une entité
séparée, et pour retrouver l’équilibre de la voie. La civilisation était la
cristallisation de la vanité humaine. C’est pourquoi le Taoïsme existe
depuis le commencement de la civilisation.
Les premiers sages connus du Taoïsme furent trois empereurs
chinois légendaires : Fu Xi, 2800 avant J.-C., formula la divination et
l’agriculture ; Shen Nung, 2700 avant J.-C., en expérimentant sur luimême les effets des plantes, fut le précurseur de la phytothérapie ;
l’Empereur Jaune, 2696-2598 avant J.-C., codifia la médecine, y compris la chirurgie et l’acupuncture, dans son Classique de médecine interne. Encore utilisé de nos jours par les médecins chinois, cet ouvrage
fait du Tao son thème central et indique la façon dont la médecine peut
rendre au malade la santé, celle-ci étant définie comme un état de
complet équilibre avec le Tao.
- 18 -
Introduction
Au cours des siècles suivants, des sages illuminés ou immortels enseignèrent progressivement d’autres aspects du Tao : contemplation de la nature, météorologie, astronomie, divination, géomancie,
astrologie, sorcellerie, stratégie militaire, médecine, philosophie, arts
martiaux, austérités ascétiques, peinture, poésie, musique, calligraphie,
rituel et méditation. Les sages laissèrent également une vaste collection de recueils, et le Canon Taoïste finit par comprendre des centaines
de volumes. Les plus célèbres, parmi ceux traduits en Occident, sont le
I Ching, le Tao Te Ching, et le Chuang Tzu.
Le Taoïsme devint un système pluraliste complexe au cours
des quarante siècles qui suivirent ses origines légendaires. Il couvre
quatre domaines principaux : philosophique (Lao Tzu et Chuang Tzu,
par exemple), ritualiste (culte d’innombrables dieux et déesses), talismanique (sorcellerie et magie pour écarter le mal), et ascétique (obtention de l’immortalité ou de l’illumination spirituelle au moyen d’élixirs
ou de la méditation). Ce n’est là qu’une division assez théorique ; la
plupart des sectes taoïstes associaient ces quatre domaines dans des
proportions variées. Presque tous les ordres, par exemple, entretenaient
des temples publics qui leur permettaient à la fois de desservir leurs
paroisses et de recueillir des fonds pour des pratiques plus ésotériques.
Très vite, la quête de l’immortalité devint une activité taoïste
fondamentale. Il n’y a pas d’explication évidente à ce phénomène.
Peut-être s’agissait-il d’un simple désir primitif d’éviter la mort, du
prolongement logique des pratiques de santé taoïstes, d’une partie de la
doctrine de la réincarnation, ou bien, selon certains Taoïstes, d’un
effort pour ramener l’humanité à une époque où tout le monde était
réellement immortel. Quoi qu’il en soit, les Taoïstes à la recherche de
l’immortalité essayèrent de prolonger la vie par toutes sortes de méthodes. Ils expérimentèrent des élixirs alchimiques, la méditation, les
plantes, etc. Aveuglés par leur fanatisme, certains obtinrent exactement
le résultat inverse : croyant que l’ingestion des métaux comme l’or,
l’étain ou le plomb les conduirait au succès, ils finirent par en mourir.
La quête de l’immortalité exigeait que l’on s’y consacre totalement et était une des causes de l’adoption de la vie recluse. Certains
devenaient ermites, tandis que d’autres choisissaient une vie errante
qui suivait le Tao. On distinguait ainsi entre ceux qui pérégrinaient et
ceux qui restaient dans le temple. Ces derniers étaient des Tao Shi. Les
autres étaient des renonçants itinérants et visaient uniquement des buts
spirituels ; on les appelait Tao Yin. Semblables aux sadhus de l’Inde,
ces êtres se fixaient rarement quelque part. C’étaient les Taoïstes errants.
- 19 -
Le taoïste errant
La longue évolution du Taoïsme donna naturellement naissance à une pléthore d’écoles. En Chine, il y avait une culture du Nord
et une culture du Sud ; et il en allait de même pour le Taoïsme, qui se
constitua finalement en cinq grandes branches, les trois premières du
Nord et les deux dernières du Sud :
* Capitale de Jade : Maoshan, sorcellerie.
* Pivot Céleste : Lungmen et Huashan, ascétisme.
* Étoile Polaire : Wudangshan, arts militaires, exorcisme.
* Préfecture de Jade : Lunghushan, prêtrise.
* Nuage d’Esprit : Lushan, prêtrise, influence bouddhiste.
Huashan, bien que figurant officiellement dans la branche
nordique du Pivot Céleste, s’est en fait toujours tenue à l’écart des
distinctions doctrinales des écoles du nord et du sud. Se donnant le
nom d’École d’Occident (Huashan était le pic ouest des Cinq Montagnes Sacrées de Chine), il se dissocia de la concurrence nord-sud et
pratiqua l’alchimie interne. En résumé, les Taoïstes de Huashan
croyaient que l’illumination, la libération spirituelle, la transcendance
de la réincarnation et l’obtention de l’immortalité n’étaient possibles
que par la purification du corps et de l’esprit au moyen du régime alimentaire, de l’exercice, des cures de plantes, du qigong (entraînement
du souffle) et de la méditation. Parallèlement, le pratiquant devait aussi
acquérir la maîtrise des arts académiques, martiaux et liturgiques.
Kwan Saihung entra au Temple du Pic Sud à l’âge de neuf
ans. Il devint par la suite le treizième et dernier disciple du Grand
Maître de Huashan, les pratiques taoïstes ne pouvant être transmises
que sous la direction immédiate d’un maître accompli. Le fait qu’un
jeune garçon se soit dirigé vers une vie de renoncement et qu’il en ait
préservé l’héritage malgré la tempête qui secouait la société chinoise
au début du vingtième siècle, nous rappelle avec force que la spiritualité est possible même aux époques les plus sombres. Ses efforts en
vue d’insuffler le Tao au cœur d’un âge, d’un pays et d’une culture
différents, nous incitent à sauvegarder un maximum d’éléments de sa
tradition avant qu’il ne quitte ce monde pour rejoindre sa destination
finale.
- 20 -
Liv r e I
LE TAOÏ S TE E RRANT
-1 - L a fê t e de T aish an
2
En 1929, Kwan Saihung accompagna sa famille à un pèlerinage sur les pentes escarpées de Taishan. Ils se rendaient au Temple du
Nuage d’Emeraude, au sommet de la montagne, à l’occasion de la Fête
de l’Empereur de Jade, une manifestation religieuse qui se déroulait
dans la cour du temple et dans une atmosphère de carnaval. Les membres de la famille Guan, appartenant à un clan guerrier immensément
riche, étaient de pieux mécènes du Taoïsme ; ils effectuaient un long et
ardu pèlerinage de plus de huit cents kilomètres, entre leur province de
Shaanxi et la Province de Shandong.
L’ascension finale de Taishan, au moyen de chaises à porteurs, prenait du temps. Les précipices vertigineux de Taishan ne pouvaient être escaladés dans la journée. Mais la lente progression, entrecoupée de nuits passées dans des auberges rustiques au milieu de sapinières, permettait de procéder aux ablutions finales. Toutes ces auberges servaient une nourriture exclusivement végétarienne ; purifié par
ce refus de chair animale et par la contemplation, l’esprit des pèlerins
s’apaisait.
La montagne mettait elle-même la dernière touche à leur esprit
de détachement. Taishan était la plus importante des Cinq Montagnes
Sacrées de la Chine. Elle dominait de toute sa hauteur la vaste province de Shandong, ainsi que les autres chaînes montagneuses dont les
pics, noyés dans les nuages, se dressaient loin en dessous d’elle.
Sa taille imposante lui donnait une allure céleste, un air de
splendide isolement. Depuis sa cime, l’humanité était invisible ; dans
l’air frais et raréfié qui entourait ses hauts escarpements rocheux,
Taishan était un lieu de solitude parfait pour l’Empereur de Jade.
Un empereur, céleste ou mortel, était pour les chinois un personnage qui ne devait jamais être vu par les gens ordinaires. C’était un
mystère, une force, une puissance inaccessible et dominatrice. Mais à
2
Kwan et Quan sont des variantes du même nom.
- 23 -
Le taoïste errant
l’occasion de la fête annuelle, l’Empereur de Jade faisait une exception
à cette règle et descendait en sa demeure terrestre pour recevoir personnellement les suppliques de ses sujets.
Saihung, un garçon de neuf ans plein d’énergie, espiègle et
curieux, voyait avant tout dans cet événement une occasion de
s’amuser. Son grand-père Guan Jiuyin, sa grand-mère Ma Sixing et sa
tante Guan Meihong comprenaient cela. Ils ne voulaient rien imposer à
Saihung, mais ils estimaient néanmoins que le temps était venu pour
lui de faire son premier pèlerinage. C’était avec cette idée à l’esprit
que la famille s’apprêtait à franchir la dernière étape du voyage, le
Chemin des dix-huit lacets.
C’était un étroit ruban de 7 000 marches de pierre qui suivait
les flancs tortueux d’une immense fracture. Par rapport aux rudes falaises de granit, où s’accrochait un manteau d’arbres et de taillis, ce
sentier paraissait bien précaire. Il était l’œuvre de l’homme, objet insignifiant perdu dans la nature et que la montagne semblait tout juste
tolérer. Les adultes effectuaient l’ascension dans leurs chaises à porteurs, mais Saihung, qui avait pourtant la possibilité d’être porté sur le
dos d’un domestique, bondissait joyeusement de marche en marche.
L’air du petit matin était vif, et Saihung était chaudement vêtu
d’un manteau fourré à col montant en peau de puma passé sur un costume de lourd coton bordeaux. La culotte de golf boutonnée au genou
par-dessus des guêtres blanches, ainsi que ses souliers et sa bourse,
étaient en soie délicatement brodée. Les souliers à semelles de feutre
étaient décorés sur les côtés de nuages bleus et blancs, et aux extrémités de têtes de lion aux couleurs vives.
La bourse, à peine visible sous le bord du manteau, s’ornait
d’un motif représentant un lion en train de jouer. Tout dans la tenue de
Saihung mettait en valeur l’aspect masculin, afin de rehausser sa personnalité et d’écarter le mal. Les familles tenaient beaucoup à ce genre
de protections, et pour faire bonne mesure, Saihung portait autour du
cou une dent de tigre en guise de talisman.
Deux autres pièces complétaient cet équipement, et Saihung
les détestait toutes les deux. À présent qu’il escaladait les marches au
pas de course, il avait trop chaud. Il commença par ôter son chapeau.
Également en peau de puma, celui-ci était muni de rabats qui couvraient les oreilles et orné de deux oreilles de lion pointant sur le dessus. Ces appendices déplaisaient particulièrement à Saihung, et il profita de l’occasion pour jeter au loin sa casquette. Il enleva aussi la
seconde pièce détestée : ses mitaines. À sa grande déception, il était
- 24 -
- 1 – La fête de Taishan
impossible de s’en débarrasser. Elles avaient été solidement cousues
aux manches de son manteau par des cordons de soie. Malgré tout, une
fois le chapeau disparu et les mitaines suspendues à leur fil, il se sentait libéré. On pouvait apercevoir sa tête complètement rasée - à
l’exception d’un carré de cheveux plaqué sur son front - danser au
milieu des autres pèlerins, tandis qu’il poursuivait sa course.
Les marches semblaient sans fin. Saihung s’était arrêté sur le
côté pour se reposer et sa famille le rejoignit. La première chaise à
porteurs, avec ses fenêtres treillagées, réduisait son grand-père à une
vague silhouette. Il était évident, cependant, que celui-ci le voyait
parfaitement bien, car bientôt sa voix profonde retentit derrière le
treillis..
« Saihung ! Où est ton chapeau ? »
Saihung leva la tête d’un air innocent : « J’ai dû le laisser à
l’auberge. Grand-père. »
On entendit un soupir résigné dans la chaise. L’un des domestiques vint lui rapporter le chapeau. Saihung lui fit une grimace et se
préparait à lui décocher un coup de pied dans le tibia, quand son
grand-père l’apostropha sèchement. Avec une moue dépitée, Saihung
remit le chapeau.
Toutefois il se précipita de nouveau en tête de la procession
avec un large sourire. Il savait qu’il était le favori de son grand-père et
que ce dernier, malgré sa fermeté, était aussi indulgent.
[
Quand la famille parvint aux portes du temple, l’abbé en personne sortit pour les accueillir. C’était un vieil ami, et il avait fait préparer l’un des pavillons du temple pour loger les Guans durant leur
séjour.
Guan Jiuyin descendit le premier de sa chaise. En dépit de ses
soixante-quinze ans, il était d’une carrure impressionnante. Mesurant
plus de un mètre quatre-vingts, sa seule taille aurait suffi à le faire
remarquer. La richesse de sa robe et son charisme évident complétaient
une image inhabituelle. Sa tunique fourrée et son pantalon bordeaux,
sa veste de brocart noir, son bonnet noir avec son médaillon de jade
vert pomme, sa barbe blanche et ses cheveux soigneusement tressés
accentuaient une allure de guerrier où la placidité s’alliait à la vivacité.
- 25 -