Réal La Rochelle

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Réal La Rochelle
Réal La Rochelle
Le
professeur
Du même auteur
« Notes sur le cinéma récréatif et sur son intégration au niveau élémentaire », L’École coopérative, Ministère de l’Éducation du Québec,
septembre 1970.
Le Cinéma et l’enfant, Montréal, Éducation nouvelle, 1972.
Callas. La diva et le vinyle, Montréal et Grenoble, Triptyque/La Vague à
l’âme, 1988.
Médée, c’est Callas, Montréal, La Cinémathèque québécoise, 1988.
Cinéma en rouge et noir, Montréal, Triptyque, 1994.
Callas. L’opéra du disque, Paris, Christian Bourgois, 1997.
Opérascope. Le film-opéra en Amérique, Montréal, Triptyque, 2003.
Denys Arcand. L’ange exterminateur, Montréal, Leméac, 2004.
Denys Arcand. A Life in Film, traduction Alison Strayer, Toronto,
McArthur & Company, 2005.
Les Recettes de la Callas (récit), Montréal, Leméac, 2007.
L’Opéra du samedi. Le Metropolitan à la radio du Québec, Québec, Les
Presses de l’Université Laval, 2008.
Le Patrimoine sonore du Québec. La Phonothèque québécoise, Montréal,
Triptyque, 2009.
Lenny Bernstein au parc La Fontaine (récit), Montréal, Triptyque, 2010.
Leonard Bernstein. L’œuvre télévisuelle, Québec, Les Presses de l’Université
Laval, 2010.
« Jeunesse année 0 », Montréal, site Internet Panorama Cinéma, 2013.
Coordination d’ouvrages collectifs
« Québec/Canada. L’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel. The
Study of Film and Video », Paris, CinémAction, hors série, 1991.
Avec François Jost, « Cinéma et musicalité », Montréal, Cinémas, automne 1992.
Écouter le cinéma, Montréal, Les 400 coups, 2002.
Le professeur
Réal La Rochelle
Le professeur
essai
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Mise en pages :
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ISBN 978-2-7637-1809-5
PDF : 9782763718101
Dépôt légal 4e trimestre 2013
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moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de
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Table des matières
Avant-propos....................................................................... IX
I • Commencements. Le sexe à l’envers
1. Les derniers feuillets........................................................ 1
2. Le premier roman............................................................ 23
3. Amore et scientia crescentes................................................ 29
4. L’analphabétisme, douleur silencieuse du Québec............ 39
II • Suite et finale. Le sexe à l’endroit
5. L’enseignement, une écriture ?.......................................... 59
6. Melancholia et malevola................................................... 67
7. Les orphelins................................................................... 77
8. Emma. Le dernier croquis................................................ 91
9. Le professeur................................................................... 97
Annexe
Mémorial de mes étudiants........................................... 99
Sources................................................................................ 135
Avant-propos
L
a genèse de cet essai remonte assez loin, à l’été 1988.
À cette époque, j’envisageais une sorte de triptyque
coiffé du titre L’Abitibi en rouge et noir. Il s’agissait de
« mémoires trop jeunes » à l’approche de ma cinquantaine, âge
qu’avait Stendhal quand il écrivit ses souvenirs d’enfance, La Vie
de Henry Brulard. Je prévoyais une mise en parallèle entre les écrits
de Charlotte Brontë sur l’école et quelques épisodes de ma vie
d’enseignant.
Le plan de l’essai comportait un chapitre important autour
du premier roman de Brontë, The Professor, un autre sur les interdits de lecture au Québec, de même que sur le phénomène de
l’analphabétisme et de l’anti-intellectualisme, un troisième sur
l’opéra du Metropolitan de New York à la radio du Québec et un
dernier sur la fin du cinéma québécois en partant du film-opéra
Zom de Gilles Groulx.
Plus tard, j’ai enlevé certains morceaux de ce plan original.
L’opéra à la radio a fait l’objet d’un autre essai, L’Opéra du samedi,
publié en 2008 aux Presses de l’Université Laval. Les matériaux sur
Gilles Groulx et Zom ont été placés dans mon livre Opérascope sur
le film-opéra en Amérique (Triptyque, 2003). Quelques fragments
ont aussi été utilisés dans mon livre Cinéma en rouge et noir
(Triptyque, 1994). Quant au titre initial, L’Abitibi en rouge et noir,
je l’ai repris pour le scénario d’un film radiophonique composé par
Jean-Sébastien Durocher, une œuvre sonore dont le sujet, l’enfance d’un Abitibien, est dessiné à la manière du roman de
Stendhal.
X
Le professeur
Dorénavant, les matérieux de l’essai se concentraient
autour du parallèle entre The Professor et mes expériences d’enseignement. En cours de route, j’ai fabriqué le « mémorial de mes
étudiants » et décidé de l’inclure dans le projet. J’ai aussi augmenté les propos de Brontë avec des éléments tirés de ses poèmes, une description de son roman Villette, qui est le même sujet
que celui du Professor, et un mot sur Emma, qui se passe aussi
dans une école, roman laissé en plan à la mort de son auteure.
Un nouveau titre s’est imposé, Le Professeur, un hommage au
premier roman de la célèbre écrivaine.
Voilà donc comment, par monts et par vaux, au fil des ans,
s’est resserré cet essai autour de son noyau dur de la pédagogie, de
la lecture et de l’écriture. À sa manière, l’ouvrage veut témoigner
d’une certaine lutte contre l’analphabétisme et l’anti-intellectualisme, mais aussi, en plus lumineux, de ce qu’Albert Camus appelait
« le salut de l’enfant par l’école et les livres ».
I
Commencements
Le sexe à l’envers
Vous n’ignorez pas qu’à Rome en ce temps-là
aucune femme ne pouvait chanter sur une scène
publique, comme on faisait à Venise, et à plus
forte raison se produire dans une église : mais le
castrat Schiaparelli le peut fort bien.
C’est ainsi qu’Ortensia va chanter en faisant
semblant d’être un autre et d’un autre sexe, si
tant est qu’un castrat en ait un. Elle va chanter
en faisant semblant d’avoir cette voix indicible
qui fait semblant d’être une voix de femme et qui
n’en est pas une : mais ce que personne ne saura,
c’est que cette fausse voix de femme sera véritablement la voix d’une femme et que cet autre sera
elle. Ortensia va redoubler le double jeu du chant
baroque. Femme, déguisée en homme qui n’est
pas homme, elle chantera le rôle de Salomé, que
[Stradella] a composé pour elle [...]. Tout est faux,
tout est mirage, tout est miroir et contre-miroir
dans cette affaire : et vous allez voir comme ce
faux est vrai.
(Philippe Beaussant, Stradella)
1
Les derniers feuillets
In the midst of life
we are in death
Au mitan de la vie
nous sommes dans la mort
Charlotte Brontë, The Professor
À
son décès, le 31 mars 1855, alors qu’elle n’avait pas
encore atteint quarante ans, Charlotte Brontë laissait
quelques feuillets d’un nouveau roman, intitulé Emma.
Le manuscrit porte la date du 27 novembre 1853. La mort de la
romancière mettait fin du même coup à un fragment de mariage,
puisque ce n’était que quelques mois auparavant, le 29 juin 1854,
qu’elle avait épousé le pasteur Arthur Bell Nicholls.
Le « tombeau du mariage » n’a pourtant pas empêché
Charlotte Brontë de lire à son époux les deux premiers chapitres
d’Emma. Elle n’a pas caché non plus son intention de continuer et
de parachever son roman. Mais, comme le rapporte la première biographe de Charlotte Brontë, Elizabeth Gaskell, le pasteur Nicholls
« gémissait littéralement quand sa femme parlait de se remettre à
Emma ». Le mari admirait certes le talent et la gloire de sa célèbre
femme ; c’est grâce à lui que sera publié The Professor. Mais, après
2
Le professeur
leur mariage, il s’est montré frustré qu’elle consacre dorénavant
du temps à l’écriture. La mort prématurée de Charlotte le délivra
d’avoir à vivre cette pesante contradiction conjugale.
En essayant de faire cohabiter le mariage et l’écriture,
Charlotte Brontë risquait gros. La liberté, dans cette étroite
demeure matrimoniale, est un bien, un enfant difficile à protéger et à faire croître. Elle avait, de façon prémonitoire, envisagé
cette situation, quand elle écrivait à son éditeur au sujet de Villette,
publié en 1853. Elle expliquait que le finale de ce roman contenait
une fin ouverte, puisqu’elle n’avait pas voulu trancher, pour son
héroïne, d’avoir à choisir entre le suicide par noyade et le mariage.
Dilemme de deux morts. Le mariage est aussi un tombeau, il marque la fin de l’écriture.
Pourtant, Charlotte Brontë a toujours combattu pour sa
liberté. En provoquant en quelque sorte son mari avec les premiers
feuillets d’Emma, l’auteure célèbre de Jane Eyre montrait qu’elle
avait de la suite dans les idées, une sorte d’entêtement obsessif.
Avec Emma, Charlotte Brontë reprenait le propos de son premier
roman, The Professor, terminé en 1846, que tous les éditeurs avaient
refusé. Elle avait pourtant refait ce sujet avec Villette en 1853,
après Jane Eyre (1847) et Shirley (1849). C’est donc dire qu’Emma
était sa troisième mouture du même thème, ce que ne manqua
pas de lui faire remarquer le pasteur Nicholls quand Charlotte, un
soir près du feu, lui lut les feuillets qui sont restés de ce chantier.
« Les critiques vont vous accuser de répétition, souligne le pasteur,
parce que vous présentez encore une école. » L’écrivaine réplique :
« Je vais transformer ça, car je fais toujours deux ou trois versions
avant d’être satisfaite. »
Une ligne droite relie donc The Professor, Villette et Emma,
de l’alpha à l’oméga. Au centre, un grand roman achevé et publié,
monument du triptyque. À gauche, le premier roman demeuré
manuscrit, à droite le brouillon du fantôme d’Emma. Un immense
retable aux rebords écorchés ou patinés, puisque The Professor existe
intact. Ce roman posthume ne sort pourtant qu’en 1857, dead raised
(mort qui se lève), combattant de l’ombre, pierre tombale littéraire.
Mais c’est un livre vivant, entier, dont son auteure fut le plus lucide
Les derniers feuillets
3
et chaleureux critique : « La partie centrale de l’ouvrage, tout comme
sa dernière portion... appartiennent à ce que j’ai écrit de mieux ; ces
pages contiennent plus de justesse, de substance, de réalisme, à mon
avis, que la majeure partie de Jane Eyre. »
***
« Monologue du professeur. » J’emprunte cette expression à
l’un des poèmes de Charlotte Brontë : The Teacher’s Monologue. Je
commence mes expériences d’enseignement avec les années 1980.
Puis, comme j’aime bien faire de l’histoire régressive, je remonterai
plus loin dans le temps jusqu’aux années 1950 et 1960.
Pourquoi les années 1980 ? D’abord, parce que c’est à cette
époque, au collège Montmorency à Laval, que j’ai passé le gros de
ma carrière de professeur – vingt-cinq ans – à enseigner la matière
bénie du cinéma et de l’audiovisuel. Ensuite, et surtout, parce que
c’est durant ces années-là, au milieu des tempêtes et des malchances, que j’ai eu le bonheur de croiser le groupe d’étudiants le plus
lumineux et le plus créatif que j’ai jamais rencontré.
Pourtant, ils n’étaient qu’une petite poignée dans ce cénacle sans nom. Mais une cohorte, une brigade légère, qui remua
le collège de fond en comble pendant quelques années. Jean
Barbe, Maryse Potvin, Michel Grou, Geneviève Lefebvre, Charles
Guilbert, Chantal Fortin, entre autres, en faisaient partie. Ils
s’étaient emparés littéralement de l’association étudiante, du journal Sang-froid, du café, de la radio, des partys d’Halloween et de
fins de session. Ils organisaient sans discontinuer des ateliers littéraires (invitaient pour des cours d’écriture Pierre Foglia et Nathalie
Petrowski), des performances de poésie, de musique et de danse
moderne, des ciné-clubs. Un feu roulant. Ils étaient les derniers
des Mohicans de la longue époque de la Révolution tranquille qui
avait vu fleurir cent fleurs d’anarchistes et de hippies, de révolutionnaires de tout poil, de poètes de toutes les démesures.
À l’instar de Charlotte Brontë (« L’enfant est le père de
l’homme », The Professor), on aurait pu dire de cette bande
d’énergumènes ­
: « L’étudiant est le père du professeur. » Ils
4
Le professeur
séchaient pratiquement tous leurs cours, s’organisaient un collège
parallèle et clandestin, bref ils étaient les pères de leurs professeurs
admiratifs, enfin de quelques-uns. J’en étais. Ils m’ont plus appris
que je n’ai jamais pu leur montrer. Voilà pourquoi, le 6 novembre
1993, quand j’ai organisé une fête des ex-étudiants pour célébrer
le vingtième anniversaire du département de cinéma, il m’a semblé naturel d’inviter Jean Barbe comme président d’honneur. Il a
écrit, pour l’occasion, un texte où il raconte ses années de collège.
Je lui ai demandé le manuscrit de cette allocution, que je conserve
comme un artefact de papier jaune, 8½ x 14, ligné en bleu, et qu’il
est intéressant de lire à nouveau :
Je me souviens : je suis venu au collège Montmorency parce qu’à
ce moment-là on acceptait n’importe qui.
Je me souviens des communistes, des longues analyses de la société
dans le journal étudiant.
Je me souviens qu’à ma première session on a assassiné John
Lennon. Ça pleurait dans l’agora.
Je me souviens de la salle André-Mathieu, du temps qu’elle était
à nous. Je me souviens des parkings qui n’étaient pas payants. Je
me souviens d’un dessin animé dans les cours de philosophie, avec
une petite souris qui criait : « Vive la révolution ! »
Je me souviens d’un autre temps, d’un autre collège. J’allais jamais
aux cours mais, pendant la nuit, on jouait à cache-cache avec les
gardiens de sécurité parce qu’on avait pas l’autorisation de rester,
mais qu’on avait un journal à boucler, des gogosses à faire, des
discussions à n’en plus finir.
Je me souviens d’un terrain de jeu magnifique, plein d’appareils
électroniques, de machins avec des pitons et de gens pour peser
dessus, tout un monde à notre portée, suffisait de demander. On
le demandait.
Je me souviens du bordel épouvantable, des querelles de l’association étudiante, des gangs qui se tapaient sur les nerfs sinon sur la
gueule.
Les derniers feuillets
5
Je me souviens que je prenais tout ça très au sérieux.
Je me souviens de mon premier party d’Halloween dans l’agora :
tout le monde était chaud, tout le monde était gelé. Je me souviens
d’avoir baisé avec une fille dans les bureaux du café étudiant.
Je me souviens : c’était avant le sida.
Je me souviens de Réal La Rochelle avec ses yeux pochés et son
chandail brun, qui venait jaser au journal juste pour le fun de jaser.
Je me souviens d’avoir promis l’amitié éternelle à des gens que je
ne revois plus.
Je me souviens d’avoir lu des poèmes tout nu et d’avoir fait freaker
les membres de l’administration.
Je me souviens...
Je me souviens des mauvaises bouteilles de vin qu’on s’achetait
pour presque rien : « Le Seigneur de Beaujeu », ça s’appelait. Une
fois, j’en avais renversé sur une chemise blanche ; j’ai attendu que
ça sèche, j’ai frotté et c’est parti. 17, 18 ans, on buvait comme
des trous, on baisait partout. Aujourd’hui, c’est au secondaire
qu’on satisfait les besoins primaires. Pas étonnant qu’on réforme
l’éducation.
Je me souviens, quand je suis entré ici, que je voulais devenir poète.
Mais je me souviens que je n’ai jamais fini mon collège – sans
doute pour ça que je suis devenu critique...
J’espère que cette réunion nous permettra de parler du passé...
Mais je me souviens que, dans le temps, on regardait vers l’avenir.
Continuons. Bonne soirée.
Et, dites-moi donc, si je suis « président d’honneur », pensez-vous
qu’on pourrait me donner un diplôme d’études collégiales honoris
causa ?
Ma mère serait tellement contente. Avec toute ma reconnaissance.
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Le professeur
Pourquoi Jean Barbe ? L’année suivante, je faisais la dédicace
de mon livre Cinéma en rouge et noir de la manière suivante :
Aux milliers d’étudiants qui, au fil de ces décennies, m’ont suivi en
cinéma, m’offrant de la sorte le programme double du gagne-pain
et de la passion. Un panem et circences bien typique de l’industrie
culturelle. À Jean Barbe, qui pour moi représente la figure emblématique de cette cohorte.
***
La grossesse de The Professor remonte à la fin de l’adolescence
de son auteure. Un premier enfant de l’écriture, né des longues
douleurs d’un accouchement laborieux et difficile.
Pour Charlotte Brontë, vie et carrière ont pris racine à
Bruxelles, au pensionnat Heger, cette « maison d’éducation pour
les jeunes demoiselles, sous la direction de madame Heger-Parent ».
Là est le commencement de l’écrivaine, émergeant de situations
contradictoires mais déterminantes. Elle y séjourne à deux reprises. La première fois, avec sa sœur Emily, de février à novembre
1842. La seconde, seule, durant toute une année, de janvier 1843
à janvier 1844, à titre à la fois d’élève et d’enseignante.
Charlotte Brontë, à Bruxelles, est immergée dans diverses
passions, dont l’apprentissage de la langue française (« quand je
prononce les mots français il me semble que je cause avec vous »,
écrit-elle à son professeur). Mais, surtout, dans une fièvre pour
la littérature et l’enseignement. L’élément dominant, le point de
convergence de ces pulsions est son « maître », Constantin Heger,
dont elle tombe profondément amoureuse et qui, à lui seul, véhicule, concentre et résume tous les autres désirs.
Dès lors, les poèmes et la correspondance de Charlotte
Brontë sont limpides sur ce foudroyant amour, tout aussi intense
qu’ignoré, suppliant mais repoussé. C’est une tragédie, en même
temps qu’une métamorphose. Cette passion non assouvie se mue
en travail littéraire, en écriture.
Les derniers feuillets
7
Cette passion la conduit à écrire son premier toman, The
Professor, A Tale. On croit qu’elle a commencé à le rédiger à
l’automne de 1844, soit l’année même de son retour de Bruxelles.
Ce roman est d’abord intitulé The Master. C’est aussi durant la
même période que Charlotte Brontë conçoit, avec sa sœur Emily,
le projet de monter leur propre école. Charlotte avait déjà enseigné
au Miss Wooler’s School à Roe Head, de même qu’à Bruxelles.
Un prospectus est préparé, The Misses Bronte’s Establishment for
the Board and Education of a Limited Number of Young Ladies.
The Parsonage Haworth, near Bradford. Projet mort-né. Pourtant,
dans l’écriture romanesque comme dans le désir d’enseignement,
s’inscrit le besoin « de se rebeller contre des variétés de servitude ».
Celles, au premier chef, qui sont faites aux filles et aux femmes,
qu’on destine aux soins des parents ou à ceux d’un époux. Une
carrière en littérature leur est proscrite, celle d’enseignante à peine
tolérée. Pas étonnant, dans ces conditions, que les femmes doivent changer de sexe pour écrire et publier. D’où le recours à des
noms masculins pour faire éditer des poèmes ou des romans. Les
sœurs Brontë adoptent par conséquent des noms d’hommes. Elles
deviennent Currer Bell (Charlotte), Ellis Bell (Emily) et Acton
Bell (Anne).
Le dernier feuillet du manuscrit de The Professor porte la
date du 27 juin 1846. Mais Charlotte n’est pas seule à écrire dans
le presbytère de Haworth. À la même époque, Emily accouche de
Wuthering Heights, Anne d’Agnes Grey. Les trois sœurs expédient en
même temps les trois romans à l’éditeur Thomas Cautley Newby
de Londres. Ceux d’Ellis et d’Acton sont acceptés et publiés, The
Professor est refusé. Charlotte s’adresse alors à d’autres éditeurs,
essuie six rejets en tout. Pourtant, les éditeurs Smith et Elder, tout
en écartant le manuscrit, indiquent à son auteure qu’ils l’encouragent à persévérer dans son écriture. Ce coup de pouce tombe à
point, car Charlotte a commencé à rédiger Jane Eyre. Ce roman
est accepté et publié en 1847, et devient d’un coup un immense
succès. Les rééditions se multiplient.
Charlotte Brontë aura la même chance pour Shirley (1849).
Encouragée, l’écrivaine essaie à nouveau de faire publier The
8
Le professeur
Professor et rédige une préface en octobre 1849. Autre refus. Devant
ce nouvel échec, l’auteure compose Villette (publié en 1853),
roman qui est une sorte de nouvelle version, à la fois entièrement
différente mais toujours semblable, du même sujet. The Professor,
A Tale n’est publié, à titre posthume, que le 6 juin 1857, deux ans
après la mort de son auteure. Ultérieurement, certaines éditions
de ce roman ajoutent en annexe les pages inachevées d’Emma qui,
une fois de plus, « présente une école ».
***
La bande du journal Sang-froid devait vite trouver sa route
hors les murs du collège Montmorency. Foglia les fit entrer au
journal La Presse, où ils se virent accorder une pleine page hebdomadaire pour « jeunes ». Certains se lançaient dans la vidéo d’art,
un autre dans le montage cinéma. Jean Barbe, pour sa part, s’installait par la suite comme premier rédacteur en chef du nouveau
journal culturel Voir, qui fit un malheur.
Il écrit sèchement, dans la livraison du 22 au 28 juin 1989 :
J’étais écolier pendant que les pédagogues s’essayaient à des programmes plus cools qu’efficaces et construisaient des collèges plus
pour les profs que pour les étudiants. Je ne suis pas responsable de
cet échec-là.
J’ai bien peur qu’il n’ait raison. De même, je crains aussi
qu’écrivant « Bienvenue dans le temps nouveau. Il ressemble beaucoup à l’ancien », Jean Barbe ne touche une autre corde sensible
qui va au-delà de sa propre adolescence des années 1980, à qui fut
faite la promesse de
faire un pays, instaurer l’amour universel et mettre des fleurs dans
les canons des fusils... C’était voilà dix, quinze ans seulement. Un
tout petit pet dans l’histoire. Un pet qui sent encore, parce que les
anciennes odeurs de sainteté n’avaient pas pris la précaution de se
mettre du push-push en dessous des bras...
Et Jean de conclure, ulcéré, sur son écœurement d’« une promesse non tenue, pour laquelle nous payons les pots cassés ».
Les derniers feuillets
9
Je demande à Jean (et aux milliers d’autres de mes étudiants
dont il est, par la pratique de l’écriture, un symbole et un porte-voix) de me suivre quelques heures sur la route de ma propre
jeunesse, de plonger, s’il n’a pas trop le vertige, jusqu’aux années
1950. Ce faisant, Jean comprendra peut-être un peu pourquoi,
durant les années 1960-1970, les pédagogues ont construit des
collèges plus pour les professeurs que pour les étudiants, et qu’il
me fait peut-être là sans le savoir le plus beau compliment qui
soit. Cet « échec-là », pour moi, n’est pas moins défendable que
la courte incursion dans l’enseignement du Neveu de Rameau de
Diderot, qui concluait de son expérience : « J’ai beaucoup appris,
et j’ai fait quelques bons écoliers. » Ce bilan n’est pas non plus
moins justifiable que la passion de Charlotte Brontë pour l’école
et le métier d’enseignant, puisqu’elle n’y voyait en rien une vocation missionnaire de dévouement à la jeunesse, mais bien plutôt
le moyen de réaliser son goût insatiable d’amour et de liberté,
comme elle le décrit si bien dans son premier roman, The Professor.
Ce premier roman n’est-il pas composé à peine dix ans plus tard
que les mémoires de Stendhal, Vie de Henry Brulard ? Tout comme
Charlotte Brontë, Stendhal fut un écrivain de la passion de l’étude
et surtout des livres, épris de liberté et luttant de toutes ses forces
contre l’obscurantisme – celui des parents, des curés, des écrivains
superficiels et imbéciles – qu’il synthétise en un terme qui donne
des frissons : le prêtrisme ! Au-delà de cette appartenance à la même
époque, les deux écrivains sont remplis de la même passion violente contre le despotisme, la soif pour la liberté, la lecture et l’écriture. Le siècle des Lumières continue son travail en elle et en lui.
On comprendra que ce travail s’est poursuivi jusqu’à moi, pendant
ma propre jeunesse. C’est un honneur pour moi de placer ces deux
écrivains dans mon essai, à titre de marraine et de parrain. Parce
que tous les deux ont formulé cette image qu’au mitan de la vie
nous sommes dans la mort. Mais aussi parce que, comme le note
Stendhal, nous ne pouvons « pas donner la réalité des faits », nous
ne pouvons en « présenter que l’ombre ».
Durant les années 1950 au Québec, une grande promesse
culturelle brillait sur nos visages boutonnés, pour laquelle nous
avons dû aussi payer tous les pots cassés. Il importe de faire surgir
10
Le professeur
des fragments de mémoire de ce temps pour une génération qui
n’a pas – ne peut avoir – de souvenirs des trente dernières années,
qui n’en a qu’une mémoire morte. Qui n’a pas la moindre idée de
l’entêtement et des luttes qu’il fallait prodiguer pour avoir accès
au travail intellectuel et aux produits culturels de base, les livres
surtout, mais aussi la musique et le cinéma. Il faut absolument
raconter le duplessisme régnant alors à tous les niveaux : familial,
scolaire, social. Raconter la lutte contre l’analphabétisme.
Ce premier aspect d’archéologie culturelle est doublé de l’intérêt de l’actualité du problème, puisqu’il semble que les années
1980 au Québec – à travers la surabondance de l’information et de
la consommation culturelle – ont réinstallé ce duplessisme indéracinable où le travail intellectuel, par certains côtés, est encore
suspect quand il n’est pas méprisé, où le vide des débats s’est réinstallé à peu près partout, où le statut social des professeurs et des
chercheurs a été réduit presque à zéro par une volonté politique
consciente et agressive, où la critique est plus souvent qu’à son
tour objet d’intention de bâillonnement.
Il me semble que les souvenirs du passé n’ont d’intérêt à être
ravivés que s’ils mettent en lumière la criante actualité de données
similaires : en dessous des vagues du changement, ils illustrent la
permanence d’un tissu social frileux, anti-intellectuel, un sédiment solide et presque inamovible. Denys Arcand ne dit-il pas
que les sociétés et les civilisations ne bougent que très lentement,
comme les glaciers ? Y aurait-il encore permanence, au Québec, de
la difficulté d’avoir accès aux livres et aux bibliothèques ? Faudraitil encore lire en cachette, s’abstenir d’un enseignement à la fois
ludique et critique ?
***
Pour mémoire. Charlotte Brontë est née le 21 avril 1816,
après deux sœurs, Maria (1812) et Elizabeth (1815). Fille du pasteur anglican Patrick Brontë, elle perd sa mère, Maria Branwell,
à l’âge de cinq ans. En 1824, avec ses sœurs Maria, Elizabeth et
Emily (née le 30 juillet 1818), elle est placée à la Cowan Bridge
Les derniers feuillets
11
Clergy Daugther’s School. Les conditions rigoureuses de cette institution, la mauvaise hygiène, font que bientôt leur père les retire
de cette geôle insalubre. Mais les deux sœurs aînées trouvent la
mort.
Très tôt, durant son adolescence, avec ses sœurs Emily et
Anne (née le 17 janvier 1920), mais aussi avec son frère Branwell
(né le 26 juin 1817), Charlotte s’adonne à toutes sortes de jeux
littéraires et d’écritures. Mais Branwell tourne mal, boit, mène
une vie de bohème, entre parfois dans des crises de démence. Il
peint un tableau resté célèbre, un portrait de ses trois sœurs et
de lui-même ; toutefois, dans un accès de rage, il efface sa propre
image de cette peinture, geste symbolique de son effacement et de
sa dégénérescence. Il meurt le 24 septembre 1848, alors que ses
sœurs viennent de voir leurs romans publiés.
Avant la fiction, les trois sœurs, sous leurs pseudonymes
masculins, réussissent à faire paraître en 1848, à compte d’auteur,
un recueil de poèmes, qui ne se vend pas, ou si peu. Emily meurt
en décembre de la même année que son frère. Anne, de son côté,
après avoir fait publier Agnes Grey et The Tenant of Wildfell Hall,
disparaît à son tour, l’année suivante. La phtisie fait des ravages
dans cette famille. Unique survivante, et tout en s’occupant de
son père malade, Charlotte poursuit seule sa carrière littéraire. Au
fil de trois romans, elle bénéficie sporadiquement d’une vie sociale
et mondaine à Londres, une gloire acceptée dans la discrétion et
la timidité.
En 1854, elle épouse le pasteur révérend Nicholls et suspend
son roman, Emma. Elle meurt l’année suivante, laissant ce dernier
ouvrage inachevé et sans avoir pu faire publier The Professor, dans
lequel le sexe du personnage est inversé, contrairement à ce qui se
passe pour Villette, dont l’héroïne est Lucy Snow.
Master and pupil. L’école qui tue. L’école qui donne vie.
Connaissance, passion amoureuse. Toute l’œuvre de Charlotte
Brontë naît sans doute de cette première douloureuse déchirure :
perdre deux de ses sœurs, Maria et Elizabeth, alors pensionnaires dans une école pour filles de pasteurs. Charlotte avait déjà, à
l’âge de cinq ans, vu sa mère mourir. Elle avait neuf ans lors de ce
12
Le professeur
­ remier séjour dans une école à ce point mal tenue et cruelle que
p
la romancière attribue la mort de ses deux sœurs au fait que ce lieu
est devenu un mouroir. Elle décrit cet événement dans Jane Eyre
(épisode de Lowood).
Charlotte s’est sans doute jurée qu’en lieu et place de cette
geôle, cette école meurtrière, doit en exister une autre, chaleureuse, ouverte à la connaissance et à la liberté. À l’amour aussi.
Savoir et passion vont de pair. Car, si Charlotte Brontë eut comme
première passion d’ouvrir une école qui soit l’envers d’un tombeau, elle ne se doutait pas que, pour s’y préparer en allant étudier
à Bruxelles, elle vivrait là une double passion : un amour fou pour
son professeur de rhétorique, Constantin Heger, en même temps
qu’une délirante passion pour la littérature. Dès lors, tout fut lié
chez elle, amour humain, connaissance, créativité littéraire.
Son projet de fonder une école ayant avorté, sa passion pour
Heger étant sans issue, il ne reste à Charlotte Brontë que l’activité
littéraire, nourrie de ses passions échouées, au point où il n’y a
qu’un seul sujet dans tous ses romans, l’amour à l’école, la passion
dans la relation maître-élève, la réalité et le rêve de l’amour transfiguré par les mots, le verbe, le roman.
Le commencement littéraire de Charlotte Brontë est bien
documenté par les poèmes et quelques lettres de la romancière,
correspondance qui, comme le fait finement remarquer Lyndall
Gordon, « était davantage une correspondance inventée, proche de
l’action imaginaire ».
En 1845, lors de son séjour d’études à Bruxelles, elle
écrit deux poèmes relatifs à son grand amour pour le professeur
Constantin Heger. Un de ces poèmes s’intitule Master and Pupil.
Maître et élève, pouvoir et passion, glace et feu, dieu de pierre et
sacrifice expiatoire, connaissance et amour. En 1847, un troisième
poème décrit la révolte de la jeune fille devant le refus de Heger à
vouloir lui conserver son amitié et continuer à correspondre.
Il a vu la malédiction de mon cœur et découvert l’angoisse de
mon âme.
Les derniers feuillets
13
Revenons au poème Master and Pupil, en n’oubliant pas que
le premier titre du roman The Professor était The Master. Ce maîtrelà refuse l’amour de cette élève trop passionnée.
Muet comme dans la tombe, raide comme une tour ;
J’ai levé les yeux et dis ma prière à cette pierre
Le Dieu Granite ne manifestait aucune tendresse, aucun frisson
Mon Baal est aveugle, sourd, sans intelligence.
Peut-être, un instant, vaut-il mieux lire ce poème dans sa
langue originale.
He was mute as is the grave, he stood stirless as a tower ;
At last I looked up, and saw I prayed to stone ;
I asked help of that which to help had no power,
I sought love where love was utterly unknown.
Idolator I kneeled to an idol cut in rock,
I might have slashed my flesh and drawn my heart’s best blood,
The Granite God had felt no tenderness, no shock ;
My Baal had not seen nor heard nor understood.
In dark remorse I rose – I rose in darker shame,
Self-contemned I withdrew to an exile from my king ;
A solitude I sought where mortal never came,
Hoping in its wilds forgetfulness to find...
The Professor est né de cette passion irréalisable, sans lendemain qui chante. M. Heger est catholique, marié, sa femme est
très jalouse et lui, après avoir un moment semblé être touché par le
feu de Charlotte, prend ses distances et se réfugie dans le mutisme.
Il ne répond même pas aux lettres enflammées de la jeune fille,
qu’il a condamnée à retourner en Angleterre auprès de son père
pasteur, à se cloîtrer dans la tombe de ce presbytère de Haworth,
a place of burial.
14
Le professeur
Le 24 juillet 1844, Charlotte écrit à Heger : « J’écrirais un
livre et le dédierais à mon maître en littérature – le seul professeur
que j’ai jamais eu – à vous, Monsieur [...]. Une carrière littéraire
m’est interdite, seule la tâche d’enseigner m’est ouverte. » En effet,
à l’époque victorienne, une femme est violemment empêchée
d’écrire et de publier. Pour contourner cette difficulté, il faut le
déguisement, l’apparence et le nom d’un homme. Voilà pourquoi
Currer Bell va signer les livres de Charlotte Brontë, poèmes et
romans.
Paradoxalement, mais non sans surprise, c’est donc l’amour
impossible à réaliser, la vie refusée à Bruxelles qui va enfanter
l’écriture du Professor. Comme le fait remarquer encore Lyndall
Gordon : « Le don de Charlotte pour une forme indéfinissable
d’amour, qui ne demande pas à se matérialiser, va la conduire
avec plus de force à l’imaginaire et aux mots [...]. Cela devint un
avantage pour elle d’imaginer un amour partagé plutôt que de le
réaliser, capable de la libérer pour lui permettre de développer son
imaginaire avec le point de vue de la femme. » Ou encore : dans les
romans de Charlotte, « un homme a élargi le pouvoir d’expression
de cette femme en libérant son désir ». Dans cette optique, « The
Professor est rien de moins qu’un rêve de ce qui aurait pu se produire pour elle à Bruxelles », « le fantôme d’un possible ».
Par le moyen de la littérature, tous les fantômes de Charlotte
Brontë viennent à sa rencontre. Elle écrit encore à Heger, ce 24
juillet 1844 : « Quand quelqu’un vit dans la réclusion, le cerveau
travaille sans arrêt. » Premiers fantômes : la Belgique et Bruxelles.
Belgique ! Nom contraire au romantisme et à la poésie, mais qui
néanmoins, à chaque fois qu’il est murmuré, touche mon oreille
d’un son, mon cœur d’un écho que nul autre assemblage de syllabes, doux ou classique, ne peut produire. Belgique ! Je me répète
ce mot, alors que je suis assise, seule, près de minuit.
Le second fantôme est le spectre de l’homme aimé, Heger :
« [...] Vous m’avez montré un peu d’intérêt quand j’étais votre
élève à Bruxelles – et je tiens à conserver ce peu d’intérêt – j’y tiens
comme je tiens à la vie. » Autre lettre à Heger, en novembre 1845 :
« Mon maître [...] je me suis imposé un déni de moi-même » ;
Les derniers feuillets
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« j’ai souffert d’une sorte d’anxiété » ; « je n’ai pas été capable de
surmonter mes regrets et mon impatience. Cela est humiliant,
en effet, d’être incapable de contrôler ses propres pensées, d’être
l’esclave d’un regret, d’une mémoire, l’esclave d’une idée fixe et
dominatrice, qui régente l’esprit. »
Mais lorsqu’un obscur et prolongé silence semble m’accabler de la
perte de mon maître ; quand, jour après jour, j’attends une lettre
et que le désappointement me plonge dans une peine accablante,
que le doux ravissement de voir votre écriture et de lire vos conseils
s’échappe de moi comme une vaine magie, alors la fièvre s’empare
de moi, je perds l’appétit et le sommeil, je dépéris.
Heger a enseigné à Charlotte la langue française : « C’est de
la musique à mes oreilles, chaque mot m’est précieux parce qu’il
s’attache à mes oreilles. J’aime le français, de tout mon cœur et de
toute mon âme, pour l’intérêt que je vous porte. » « Parler français,
c’est aimer cet homme [...]. Un maître est un professeur envers
qui la confiance est assez forte pour éveiller le génie et le modeler,
quoi qu’il en advienne. Le “maître” n’est pas un homme à qui se
soumettre, mais une personne capable d’arracher cette femme à sa
méconnaissance, en partageant quelques fruits de son pouvoir. »
Ces démons conduisent Charlotte Brontë à un véritable état
de dépression. Elle écrit encore à Heger : « Ce n’est pas mon corps
qui est malade, mais mon esprit est ébranlé. » « Jour et nuit, je ne
trouve aucun repos, aucune paix. Si je dors, j’ai des cauchemars
dans lesquels je vous vois sévère, toujours triste et ennuyé par ma
présence. » « Je ne me résignerai pas à perdre complètement l’amitié de mon maître. »
Ce moment dépressif est contourné et combattu par l’écriture : « L’amour de mon art était une passion capable de ranimer le
feu de mes veines. » « Milord, je crois avoir du Génie », incapable
de se tenir dans « l’approbation d’une légitime et prudente médiocrité ». « Tout à coup, j’ai réalisé que j’avais une force intérieure
[...]. Quitte le monde des fantômes, pénètre dans le monde réel
[...]. Parfois, en effet, la mort précède la victoire. »
La composition romanesque et « le vrai sens de la vie vécue ».
16
Le professeur
S’inspirant du nouveau réalisme des Dickens et Disreali,
Charlotte écrit à G.H. Lewes :
Vous me mettez en garde contre le mélodrame, vous m’exhortez
à adhérer au réel. Quand j’ai commencé à écrire, j’étais si impressionnée par la vérité des principes que vous me conseillez que j’ai
été déterminée à prendre la Nature et la Vérité comme mes seuls
guides, à suivre leurs traces ; j’ai rapetissé l’imagination, broyé la
romance, réprimé l’excitation ; mais aussi j’ai évité les colorations
trop brillantes et je me suis attachée à produire quelque chose qui
serait doux, grave, vrai.
Ce programme, véritable manifeste, n’est pas sans faire surgir
à l’esprit la ligne directrice de cet autre écrivain contemporain de
Charlotte Brontë, Henry Beyle, dit Stendhal. Lui aussi, dans son
remarquable commentaire sur Le Rouge et le Noir, déclare prendre
ses distances vis-à-vis du roman de salon, épique et romanesque,
et vouloir rapprocher son récit de la sécheresse du reportage et du
fait vécu. À mille lieues de distance, et sans jamais s’être connus
ou avoir communiqué l’un l’autre, ces deux écrivains s’ouvraient
à la modernité de l’écriture, s’éloignaient radicalement du romantisme chevaleresque et de panache, pour plonger sciemment dans
l’examen distancié, clinique, de « la Nature et de la Vérité », de la
réalité. Ce qui n’empêche en rien cette écriture au scalpel de se
colorer d’émotion et de poésie.
Au moment où l’écriture de Charlotte Brontë prend son
envol, elle doit écrire des éloges funèbres pour ses sœurs mortes
prématurément. Emily est décédée le 19 décembre 1848. Le 24
suivant, Charlotte écrit On the Death of Emily Jane Brontë.
How shall I the journey bear,
The burden and distress ? [...]
He that lives must mourn.
Quelques mois plus tard, le 28 mai 1949, c’est au tour d’Anne de disparaître. Le 21 juin suivant, voici On the Death of Anne
Brontë :
There’s little joy in life for me,
And little terror in the grave ;
Les derniers feuillets
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I’ve lived the parting hour to see
Of one I would have died to save. [...]
And now, benighted, tempest-tossed,
Must bear alone the weary strife.
En revanche, il semble qu’elle n’ait rien écrit au sujet de la
mort de son frère Branwell. Ses deux jeunes sœurs, il ne faut pas
l’oublier, étaient des écrivaines.
Ainsi, restée enfant unique de la famille Brontë, Charlotte,
isolée aux côtés d’un père souffrant, va se consacrer exclusivement à la littérature. Cette tâche lui permet de vivre et de
survivre. Plus que jamais, le presbytère de Haworth lui apparaît comme un tombeau, mais duquel vont naître des plantes
inattendues, comme nourries par le terreau des morts. « La mort
précède la victoire. »
***
Ce matin d’avril vers 7 h 30, en prenant ma voiture pour
aller donner mon cours au collège, je continue à laisser défiler dans
mon esprit, comme un lent panoramique, les répétitions plus que
complètes que je fais toujours de mes leçons, révisions mentales
qui commencent presque toujours dès le déjeuner.
« Bonjour Nathalie... bonjour. Ça va ce matin ? Pas trop
endormie ? »
J’aime bien arriver le premier en classe, préparer mon matériel, mes notes, et puis accomplir ce petit rituel que je préfère à
tous les autres : saluer chaque étudiant un par un, jaser un peu,
saisir petit à petit le pouls du groupe ce jour-là, deviner si possible si le cours va bien se dérouler ou pas. Je préfère ce manège à
la salutation collective, où je ne sais jamais comment démarrer.
« Bonjour les amis... » Beuh, ça fait trop copain jeune branché. Je
ne peux pas non plus, davantage paternaliste, leur dire : « Salut les
enfants, bonjour mes amours... »
18
Le professeur
Je peux néanmoins me le dire mentalement, en tournant
à droite sur le boulevard Rosemont, puis à gauche sur la rue
Bellechasse, puis à droite encore sur Papineau : « Bonjour mes
petits, salut mes amours... vous êtes le sel de la terre, les lendemains qui chantent, l’avenir du Québec... Vous êtes surtout mon
gagne-pain, par-dessus tout le gagne-pain d’une job que je n’arrive
pas à ne plus aimer... » Quel parent peut s’en dire autant, le matin
à 8 h, après ses toasts et son café ?
La répétition mentale, filmique, continue. Ce matin, comme
je vous l’avais promis la semaine dernière, nous allons terminer
l’analyse du film de Nicholas Ray, Rebel without a Cause, en prenant comme élément central la séquence du Planétarium.
Une petite parenthèse. Dépêchez-vous d’aller voir Jésus de
Montréal de Denys Arcand, film qui vient juste de sortir. Vous
remarquerez en particulier que la scène du big bang de ce film
rappelle étrangement celle du Planétarium de Ray. C’est dire comment, au milieu des années 1950, ce cinéaste américain pouvait
être moderne, comment il préfigurait déjà, à travers James Dean,
Nathalie Wood et Sal Mineo, un portrait tragique de la jeunesse d’après-guerre, tragique qui n’a peut-être fait que s’accentuer
jusqu’à aujourd’hui, et dont Denys Arcand témoigne à sa manière.
Au fait, il faudra que je relise les articles de Jean Barbe, dans
Voir, sur ce dernier Arcand. Il faut que j’essaie de comprendre
pourquoi Jean est si agressif envers ce film, qu’il n’avait pas vu de
toute façon la première fois qu’il en a parlé – ce qui est injuste – et
qu’il a continué après à maudire.
La scène du Planétarium commence dans le brouhaha, la
graine de chahut. James Dean fait le paon et le bouffon. C’est sa
façon à lui de séduire Nathalie Wood et d’impressionner la bande
de copains autour d’elle. Tout se passe dans le noir, vu les projections stellaires sur le dôme. Nicholas Ray joue à fond la mise en
scène sonore, surtout les voix, celle du professeur en contrepoint
avec les gloussements et les rires des étudiants.
Mais tout bascule rapidement. La farce est réduite au silence.
Le professeur évoque la logique irréversible de la destruction du
monde vivant. Quand il explique que la planète Terre explosera,
Les derniers feuillets
19
les reflets lumineux de cette détonation bombardent littéralement
le groupe des jeunes dans la salle. Et la voix hors champ du professeur d’astronomie de conclure : « À ce moment, la vie et l’histoire
sur Terre paraîtront avoir été futiles. »
La jeunesse de Rebel without a Cause est donc condamnée,
tout comme celle, trente ans après, de Jésus de Montréal. Jean-Yves
Saint-Pierre est le premier, à ma connaissance, à avoir établi ce
parallèle troublant entre le Planétarium de Ray et le big bang de
Denys Arcand. Les jeunes sont dans le cul-de-sac, dans la désespérance logique. Un point de vue que Jean Barbe ne peut supporter.
Un peu triste quand même de constater la nostalgie de Dieu chez
ceux-là mêmes qui l’avaient allégrement flushé voici quelques
années. La morale fout le camp, les jeunes ne veulent pas porter
le flambeau des causes en lambeaux, les ordinateurs, on n’y comprend rien, la télé c’est pas le pied. Au moins avant on baisait, mais
maintenant... Alors aussi bien remplacer les senteurs perdues du
cul par les sentiers battus du culte.
Pour Jean, Arcand cinéaste est à l’image des professeurs qui
ont inventé les collèges québécois de la Révolution tranquille pour
eux-mêmes plus que pour les étudiants.
En voyant Jésus de Montréal, on dirait qu’Arcand a cessé de vivre
[...]. On dirait qu’il ne lui reste que le souvenir de ses anciennes
croyances et de ses anciennes idées [...]. Le cynisme, parfois, a ainsi
des allures d’abandon, des allures de confort et d’indifférence.
Tiens, j’y pense, peut-être que Jésus de Montréal, après tout, parle
effectivement des vrais problèmes.
Ainsi, ce film porte moins sur la jeunesse actuelle que sur
les intellectuels de 40-50 ans qui ont un point de vue tragique sur
cette jeunesse. Désespérance du cinéaste dans son regard sur les
jeunes. La tragédie, dans sa forme classique gréco-romaine, judéochrétienne, cette mécanique dramaturgique que récuse Jean Barbe,
n’a-t-elle pas comme fonction de poser comme prémisse que la
mort est prochaine, inévitable (« incontournable » tiens !) ? C’est
le fatum. Dans mon vieil exemplaire du Dictionnaire latin-français
du baccalauréat, de Bornèque et Cauët, « fatum » peut se traduire
à la fois par oracle, destin, destin cruel, malheur, mort et cadavre.
Dans la tragédie, on sait qu’on va droit dans la mort (comme dans
20
Le professeur
les théories astrophysiques), la seule question « vitale » demeurant :
comment y aller ? Marguerite Yourcenar, dernière représentante de
cette culture gréco-romaine agnostique, pose comme défi, dans
L’Œuvre au noir : comment entrer dans la mort les yeux ouverts ?
C’est-à-dire en toute conscience, mais aussi en toute poésie, lyrisme, avec émotion. D’où la tragédie comme conscience lyrique de la
mort inévitable, ce qui n’exclut pas l’ironie, voire la farce, créant
par là la cohabitation de l’angoisse et du rire, celle de King Lear et
du fou, celle de Don Juan et de Sganarelle.
Regard tragique. Charlotte Brontë, toujours dans The
Professor, a trouvé une formule lumineuse pour décrire ce regard,
celui du professeur sur ses étudiants : « Ils sont comme une tapisserie attachée, dont le mauvais côté est tourné vers les yeux du
professeur. » Il s’agit d’une vue plutôt que d’un point de vue, de
la vision dans sa matérialité première. Les jeunes sont une tapisserie dont le professeur ne peut regarder que l’envers. L’endroit est
invisible, inaccessible. La jeunesse est inatteignable, elle est l’enveloppe d’un secret enclos. Le professeur voit les fils pendants, les
nœuds, les mousses, les couleurs parfois mélangées, les contours
imprécis du dessin. Un brouillard, un brouillon. Des yeux parfois
hagards, des sourires indéchiffrables, des rires indécodables, souvent de la graine de chahut, de désordre et d’anarchie.
Si l’endos est le déclencheur matériel du rêve de la tapisserie elle-même, de sa structure, de ses couleurs, de son mouvement,
ce rêve ne sera toujours qu’un manque, une absence, une tragédie. Malgré ce qu’on en dit presque toujours, le professeur ne peut
décrire ses étudiants qu’à partir de la seule position possible de son
regard, puis de son imaginaire. Il ne se décrit que lui-même. Les lectures, les disques, les films dont il témoigne ne sont, ne peuvent être
que les objets de sa propre enfance, du secret de sa propre jeunesse.
Les écoles et les collèges ne peuvent être d’abord que les
lieux des professeurs, ensuite seulement des étudiants.
L’objet du regard professoral, à force de n’avoir que le « mauvais côté » (ou l’envers) des jeunes, à la limite est celui du vide.
Quand une collègue du département de cinéma me montre
un matin, durant les années 1980, ce petit bout de papier qu’elle
vient de prendre dans son casier, nous sommes atterrés.
Les derniers feuillets
21
NOTE DE SERVICE
Pourriez-vous prendre note du décès de XX XXX
No de dossier : CKF-187
Cet étudiant était inscrit au cours de CINÉMA
AMÉRICAIN
530-920 groupe 01 pour la session HIVER 1986
Merci.
XX XXX Responsable du registrariat
Ma collègue est estomaquée : « Je n’arrive pas à me souvenir
de cet étudiant. Je ne le connais même pas ! Je ne me souviens
pas de son visage, ni de sa personne. La seule chose qui me reste
de lui est son premier travail de session, non encore corrigé... »
Elle tient dans ses doigts deux feuilles inutiles, une trace soudain
insignifiante, plus encore qu’une ombre. Ce travail porte sur le
film Frances de Graeme Clifford, un long métrage de fiction sur
le destin tragique de Frances Farmer. L’étudiant mort avait écrit :
« Frances est une personne très agressive et en subit les conséquences ; j’ai bien aimé le film. » Il avait aussi, maladroitement, affirmé
que les parents de Frances Farmer avaient fait subir à leur fille
rebelle une « logotomie » !
Ainsi, le collège a donc aujourd’hui des formules toutes prêtes pour les décès des étudiants. Le registrariat n’a plus le temps, en
ces rarissimes occasions, d’écrire une lettre (même « de circonstance ») aux professeurs touchés par la mort dans un de leurs groupes.
Une toute petite lettre qui aiderait peut-être un ­instant à reconstituer l’image floue du disparu. Réanimation vaine, sans doute,
surtout dans ces nombreux cas où le regard du professeur n’a plus
d’objet, et n’avait pas eu le temps de se construire une mémoire.
Il m’est arrivé aussi d’avoir un deuil tragique dans un mes
cours de cinéma. J’apprends durant la fin de semaine qu’un terrible accident d’auto, à Laval, a coûté la vie à une étudiante du
collège. En arrivant tôt le lundi matin pour mon cours, je constate
22
Le professeur
que cette étudiante faisait partie de mon groupe depuis le début
de la session. Ses camarades sont atterrés, les yeux encore rouges de
larmes. J’ai dû improviser, avant le début de la classe, un bref cérémonial en mémoire de cette étudiante manquante. J’ai demandé
à tous les étudiants de se lever, nous avons observé une minute
de silence. Il n’y a jamais de tels silences dans une classe, profond, grave. Après coup, j’ai marmonné quelque chose comme :
« Malgré notre tristesse, comme nous sommes là, que la vie continue, nous ne pouvons rendre meilleur hommage à cette étudiante
qu’en nous plongeant dans un nouveau chapitre de notre cours.
Essayons de travailler de notre mieux. Elle en serait sans doute
contente. » Nous nous sommes alors tous lentement remis en marche dans le cinéma.
2
Le premier roman
Mon récit n’est pas palpitant et, par-dessus tout,
pas merveilleux ; mais il peut intéresser quelques
personnes qui, ayant peiné sur la même tâche
que la mienne, trouveront dans mon expérience
quelques-unes de leurs propres réflexions.
D
epuis longtemps, je suis intrigué et fasciné par
The Professor de Charlotte Brontë, un livre qui est le
signe et l’objet de plusieurs échecs. D’abord, l’histoire
sans issue d’un premier et violent amour. Ensuite, l’échec éditorial
de ce premier roman, au seuil d’une carrière littéraire abordée en
remplacement du travail avorté d’enseignement.
En dépit de ces revers, il est aisé de croire que Charlotte
Brontë a pu attacher à ce livre une importance démesurée et passionnée. Un premier roman, plus que tout autre sans doute, n’est
pas seulement d’une grande exaltation à produire, mais il représente pratiquement toujours la chair et le sang, les rêves et les angoisses de son créateur. Un premier livre commande une folle énergie
morale, intellectuelle et physique qui, nonobstant les défauts et les
gaucheries qui peuvent l’entacher, n’en représente pas moins toutes
les audaces et toutes les fièvres de l’expérience initiatique.